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HERMÉNEUTIQUE ET RESTITUTION Marlène Zarader Centre Sèvres | Archives de Philosophie 2007/4 - Tome 70 pages 625 à 639 ISSN 0003-9632 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2007-4-page-625.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Zarader Marlène, « Herméneutique et restitution », Archives de Philosophie, 2007/4 Tome 70, p. 625-639. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.241.197.35 - 24/04/2012 18h19. © Centre Sèvres Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.241.197.35 - 24/04/2012 18h19. © Centre Sèvres

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HERMÉNEUTIQUE ET RESTITUTION Marlène Zarader Centre Sèvres | Archives de Philosophie 2007/4 - Tome 70pages 625 à 639

ISSN 0003-9632

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2007-4-page-625.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Zarader Marlène, « Herméneutique et restitution »,

Archives de Philosophie, 2007/4 Tome 70, p. 625-639.

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Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.

© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Herméneutique et restitution

M A R L È N E Z A R A D E R

Université Montpellier III — Institut Universitaire de France

On mettra ici à l’épreuve une hypothèse sur ce qui caractérise l’attitudeherméneutique, en sa spécificité, et sur la façon dont elle peut être situéedans le paysage de pensée contemporain. Les deux principaux « témoins »seront Gadamer et Derrida. Ils seront convoqués en tenant compte du dia-logue réel qu’ils ont entretenu l’un avec l’autre depuis le début des années80, mais surtout comme les partenaires d’un dialogue fictif. Partant d’unecertaine position de Derrida relativement à la question de l’interprétation,mon ambition est d’en évaluer la pertinence à la lumière de Gadamer. Lesperspectives de pensée ouvertes par Gadamer se laissent-elles ranger dans lecadre dessiné par Derrida, ou peuvent-elles servir d’instruments pour ébran-ler ce cadre?

Le point de départ sera constitué par quelques lignes 1 d’un texte deDerrida bien antérieur à son débat avec Gadamer, puisqu’il date de 1966. Ils’agit de la conférence intitulée « La structure, le signe et le jeu dans le dis-cours des sciences humaines », qui fut publiée l’année suivante dansL’écriture et la différence 2. L’horizon général dans lequel s’inscrit cetteconférence, comme d’ailleurs le recueil auquel elle appartient, est celui del’opposition entre deux configurations, l’une dominée par la présence, l’au-tre par la différence. Avec toutes les sous-déterminations qui en dérivent: ducôté de la présence, les valeurs de sens, de vérité, d’origine ou de propre; ducôté de la différence, l’affirmation résolue du jeu, entendu comme ensem-ble de signes qui se substituent indéfiniment les uns aux autres, ensembledénué de centre, sans vérité ni origine. Naturellement, ces deux configura-tions ne sont jamais données à l’état pur. Ce qui intéresse au contraireDerrida, c’est la discrète contamination de l’une par l’autre. Dans la mesure

1. Lignes sur lesquelles J. Grondin a déjà attiré l’attention dans L’herméneutique, Paris,PUF, 2006, p. 96-97.

2. J. DERRIDA, L’Écriture et la différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 409-428.

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où l’« on ne sort pas de l’époque dont on peut dessiner la clôture 3 », mêmeles discours qui aident à déconstruire la détermination métaphysique de laprésence en restent secrètement dépendants. Derrida l’a longuement mon-tré, dans d’autres textes, relativement à Heidegger, il le montre, dans le texteen question, relativement à Lévi-Strauss : chez celui-ci, l’affirmation de lastructure et du jeu resterait dans une tension non résolue avec une nostalgiede la présence et de l’origine.

C’est dans ce contexte qu’intervient le passage qui m’intéresse. Derridaen vient en effet à la question de l’interprétation. Le concept même d’inter-prétation se situe plutôt du côté du jeu, mais, comme le jeu peut ne se jouerqu’à regret, il en découle deux approches possibles :

« Il y a donc deux interprétations de l’interprétation, de la structure, du signeet du jeu. L’une cherche à déchiffrer, rêve de déchiffrer une vérité ou une ori-gine échappant au jeu et à l’ordre du signe, et vit comme un exil la nécessitéde l’interprétation. L’autre, qui n’est plus tournée vers l’origine, affirme le jeuet tente de passer au-delà de l’homme 4 »

Et Derrida précise un peu plus loin que c’est Nietzsche qui nous a « indiquéla voie » de « cette seconde interprétation de l’interprétation ».

Il en ressort que les deux pôles de la présence et de la différence se retrou-vent à l’intérieur même des pensées de la différence, permettant de les dépar-tager, d’en mesurer la radicalité. On peut, soit affirmer le jeu comme tel, etrien d’autre (c’est la voie ouverte par Nietzsche), soit, tout en entrant dansle jeu et tout en reconnaissant sa nécessité, conserver le « rêve » de la pré-sence, être « tourné » vers l’origine (ce serait le cas de Lévi-Strauss) – ce quiconstitue, aux yeux de Derrida, une manière de retomber, fût-ce partielle-ment, dans la première configuration, alors même qu’on habite la seconde.

L’alternative tracée par Derrida n’est donc pas celle, trop sommaire, dela présence et de la différence, mais plutôt celle qui sépare les deux faces(joyeuse ou triste, innocente ou coupable) des pensées de la différence. Leproblème que l’on voudrait ouvrir ici est le suivant : est-ce que toute réfé-rence d’un discours à la présence, à la vérité ou au sens doit obligatoirementêtre comprise en termes de nostalgie, donc aussi de retombée et de retour?Plus précisément encore: est-ce que toute référence de l’interprétation à unevérité qui lui échapperait doit obligatoirement être comprise comme unemanière de sortir (ou d’essayer de sortir) du jeu de l’interprétation? Ne pour-

3. De la Grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 24.4. L’Écriture et la différence, op. cit., p. 427.

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rait-on pas au contraire comprendre cette référence comme étant exigée parle jeu lui-même, et nécessaire à son déploiement?

Par rapport à cette question critique, en quoi le recours à Gadamer peut-il s’avérer fécond? Ma thèse est que: premièrement, l’herméneutique – spé-cialement dans la forme qu’elle prend chez Gadamer – ne se laisse pas ran-ger dans l’alternative qu’on vient d’exposer : elle occupe, par rapport auxdeux pôles distingués par Derrida, un autre lieu. Deuxièmement, s’il y aaujourd’hui une double approche possible de l’interprétation, elle n’est pascelle dessinée par Derrida, mais plutôt celle constituée par le pôle derridien-nietzschéen (la pure affirmation du jeu) et par le pôle herméneutique, àcondition que celui-ci soit correctement identifié (c’est-à-dire qu’il ne soitpas confondu avec une simple retombée dans la présence). Troisièmementet en conséquence, ignorer ou méconnaître la spécificité de l’herméneuti-que, c’est s’interdire de reconnaître la ligne de partage effective, qui permet-trait de s’orienter, par-delà la seule question de l’interprétation, dans lechamp de la pensée contemporaine.

Pour le montrer, on reviendra à deux concepts majeurs de Vérité etméthode, celui de compréhension (Verstehen) et celui d’application(Anwendung). Ce qui importe au premier chef, c’est la fonction qui leur estoctroyée par Gadamer. Les deux concepts visent à circonscrire la façon dontse concrétise le sens – en priorité, le sens d’un texte. Mais le premier me sem-ble destiné à arracher ce sens à ses définitions passées (notamment auxconceptions romantiques), le second me semble destiné à assurer ce senscontre ses possibles dérives futures (notamment dans les conceptions sémio-tiques et structuralistes). Autre manière de dire la même chose: le premierconcept vise à montrer que le sens d’un texte n’est jamais donné à titre deprésence ; le second concept vise à montrer que ce sens doit néanmoins êtreaffirmé, sans que cette affirmation soit l’effet d’une quelconque nostalgie.

Considérons le premier concept.

1. La redéfinition de la compréhension

C’est là l’aspect le plus connu de la pensée de Gadamer. Je me borneraià en baliser le champ par quelques repères. Point de départ: on ne peut com-prendre la mutation radicale que Gadamer fait subir au concept de compré-hension qu’en posant la question du rapport entre la compréhension (commeacte de l’interprète, aujourd’hui) et la production originelle (comme acte ducréateur, autrefois). Pour Schleiermacher et toute l’herméneutique roman-

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tique, « la compréhension était conçue comme reproduction d’une produc-tion originelle 5 ». Il s’agissait de se transporter, par une sorte d’opérationd’empathie, jusqu’au point de vue de l’auteur, de rejoindre son monde inté-rieur, de manière à abolir la distance qui nous sépare. La compréhension étaitconçue comme restauration du sens – autrement dit, comme retour à unsens antérieurement donné, dont l’auteur était le garant et le dépositaire.

A cette approche, Gadamer oppose une double critique. En premier lieu,cette restauration n’est pas possible : nous sommes des êtres historiques, etnous ne pouvons pas nous transporter dans une autre époque, en faisant abs-traction de l’époque à laquelle nous appartenons. Mais c’est là en rester àune critique de fait ; plus intéressante est la critique de droit : non seulementune telle définition de la compréhension est impossible, mais elle manque-rait son objet. Car, à supposer même que je puisse transplaner jusqu’à l’es-prit de l’auteur, cela ne me donnerait pas le sens du texte. Le sens du textedépasse son auteur, il n’est nullement réductible à l’intention de celui quiécrit.

Cette double critique dirigée contre les tenants de l’intentio auctoris neconstitue toutefois que la première strate de la remise en chantier accompliepar Gadamer. La seconde strate conduit plus loin : non seulement le sensn’est pas réductible à l’intention de celui qui écrit, mais il n’est pas non plusdéposé, à quelque titre que ce soit, dans ce qui est écrit. Le sens ne résidepas dans le texte – il n’est pas inscrit, fût-ce à titre de trace, dans ce queDerrida appellerait l’écriture. Le geste capital de Gadamer n’est pas tant d’ar-racher le sens à la conscience (celle de l’auteur), mais d’en déplacer le lieu :le sens habite un entre-deux, il surgit de la rencontre entre le texte et son lec-teur. D’où l’insistance de Gadamer, dans son débat avec Derrida, sur le faitque l’écriture est indissociable d’une lecture. Affirmer cela, ce n’est pas(comme on a pu le croire) mésinterpréter le concept derridien d’écriture :c’est rappeler que la question même du sens, quelle que soit la manière donton la règlera, ne peut s’éclairer qu’en étant replacée sur son sol, lequel n’estpas celui du texte, mais celui de l’interaction entre texte et lecteur.

Il faut bien mesurer les diverses conséquences qui découlent de ce gesteinaugural. La première conséquence, c’est la nécessité d’une redéfinition dela compréhension. En effet, si le sens naît de la rencontre, la compréhension(entendue comme acte de l’interprète ou du lecteur) ne reproduit pas quel-que chose qui lui serait antérieur, elle produit le sens. La seconde consé-

5. GADAMER, Wahrheit und Methode, GW 1, Mohr, Tübingen, 1990, p. 301 [Vérité etméthode, trad. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 317].

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quence, c’est le statut qu’il convient d’accorder à ce que Gadamer nommela distance temporelle, et plus largement à l’histoire. En effet, si la compré-hension est constitutive (ou co-constitutive) du sens, alors l’intervalle detemps qui sépare l’interprète du créateur prend un autre visage. Il ne s’agitplus de l’abolir autant qu’il est en mon pouvoir, mais de comprendre aucontraire que cette distance fait le sens, et toujours davantage au cours del’histoire. Il y a, pour reprendre l’expression de Gadamer, « une productivitéherméneutique de la distance temporelle 6 ». Dernière conséquence enfin, etla plus importante pour notre propos : si le sens ne cesse de se renouvelerdans l’histoire, alors il n’est jamais clos, jamais atteint une fois pour toutes,il se constitue à l’infini.

« La mise en lumière intégrale du sens véritable […] est un processus illimité[…]. Il naît sans cesse de nouvelles sources de compréhension, qui révèlentdes rapports de sens insoupçonnés 7 ».

On peut ainsi comprendre que, dans ses textes postérieurs à Vérité etméthode, et notamment dans les nombreux textes où il s’explique avecDerrida, Gadamer déclare reconnaître et reprendre à son compte la diffé-rance ou la dissémination. De fait, pour les deux penseurs, l’accès au sens età la vérité est à tout jamais différé. Gadamer l’affirmait dès son dialogue inau-gural avec Derrida, en 1981:

« J’ai justement tenté de maintenir l’inachèvement constitutif de toute expé-rience du sens… 8 »

et il y revient plus explicitement encore à la fin des années 80:

« Je reconnais tout à fait cette « différence » sur laquelle Derrida a raison d’in-sister […]. L’herméneutique n’est pas une méthode afin de constater le « sensjuste », comme si celui-ci était jamais atteignable comme tel 9 ».

On dira peut-être que l’inachèvement n’est pas la dissémination.Assurément; mais, lorsque l’inachèvement est de droit, il n’est plus si loin

6. Ibid., p. 302 [319].7. Ibid., p. 303 [320].8. Text und Interpretation, GW 2, Mohr, Tübingen, 1983, p. 334 [« Texte et interpréta-

tion », L’art de comprendre. Écrits II, sous la direction de P. Fruchon, Paris, Aubier, 1991,p. 197].

9. Frühromantik, Hermeneutics und Deconstruktion, GW 10, Mohr, Tübingen, 1995[« Romantisme, herméneutique et déconstruction », L’herméneutique en rétrospective, trad.J. Grondin, Paris, Vrin, 2005, p. 165 et 175].

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de la dissémination. Le sens chez Gadamer ne prend jamais la forme d’uneprésence pleine: non seulement il n’est pas une présence donnée à l’origine,et qu’il suffirait de rejoindre, mais il n’est pas non plus une présence quipourrait être atteinte à la fin, par exemple au terme d’un procès de totalisa-tion. Le sens ne peut à aucun moment se refermer sur lui-même.

Il me semble donc clair que tout le travail critique de Gadamer, relative-ment à la notion de compréhension, conduit à arracher celle-ci au premierpôle défini par Derrida : la compréhension n’est pas une saisie du sensentendu comme présence, et pas davantage un retour à celui-ci. Elle ne cesseau contraire de constituer le sens, de le tisser au fil d’interprétations tou-jours recommencées, et, dans ce mouvement incessant, de le différer. En toutcas, d’en différer la parousie.

Dès lors, on pourrait s’attendre à ce que Gadamer, comme le feraDerrida, renonce tout simplement au concept de compréhension, au profitde celui d’interprétation. Ou, pour reprendre les termes de l’alternative dontnous étions partis : puisqu’il ne s’agit plus pour lui de « déchiffrer » le sens(supposé donné, ou donnable), de « retrouver » la vérité du texte, alors onpourrait s’attendre à ce qu’il abandonne les notions mêmes de sens et devérité, au profit d’un acquiescement joyeux au jeu infini des interprétations.Or, ce n’est pas ce que fait Gadamer. Non seulement il n’opte pas pour lesecond pôle distingué par Derrida, mais il le conteste. Et, il faut le souligner,il le conteste par avance, dès Vérité et méthode, avant même que Derrida necommence à écrire. Le principal instrument de cette contestation, c’est leconcept d’application. Si la redéfinition de la compréhension permettait àGadamer de prendre ses distances par rapport au premier pôle distingué parDerrida (celui de la présence), le recours à l’application est explicitementdestiné à lui permettre de se distancier du second pôle, celui de la pure dis-sémination. Ce qui nous conduit au second point.

2. Le concept d’application

On sait qu’il s’agit là de la reprise par Gadamer d’un concept classique,mais on ne comprend pas toujours pourquoi il y a recours, et en quoi ceconcept enrichit celui d’interprétation. Il importe donc de rappeler d’abordle sens de l’ancien concept, puis de chercher les raisons de sa réactualisationpar Gadamer.

Les herméneutiques spéciales (juridique, théologique, philologique)accordaient une large place à la subtilitas applicandi, parce qu’elles étaient

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guidées par une visée pratique. A l’inverse, l’herméneutique moderne, tellequ’elle se constitue sous l’impulsion de Schleiermacher, voit progressive-ment disparaître la notion, parce que l’idée d’une application du texte à lasituation présente de l’interprète cesse d’être prévalente. Mais si tel est lecas, c’est parce que le XIXe siècle a réunifié le champ herméneutique – don-nant naissance à une herméneutique générale – en prenant pour modèle uneseule herméneutique spéciale : c’est la philologie qui a dicté sa loi pour ledéchiffrement de tous les textes, lesquels seront désormais appréhendésselon la méthode de l’objectivation historique, et scrupuleusement traitéscomme des documents, situés à distance de nous.

Que veut donc faire Gadamer? Non pas régresser en deçà de l’herméneu-tique moderne, mais négocier autrement le tournant qui fut pris par elle : ilpropose de réorganiser l’unité du champ herméneutique autour de l’appli-cation; donc de prendre pour modèle, non plus la philologie, mais l’hermé-neutique juridique (celle où l’application a la fonction la plus centrale).

Il s’agit de comprendre pourquoi Gadamer procède ainsi, et quel est l’en-jeu de cette revalorisation tardive du concept d’application. Il me semblequ’il faut resituer ce concept dans une argumentation d’ensemble qui sedéroule en trois temps. Les deux premiers temps peuvent être simplementrappelés (ils constituent l’acquis des analyses précédentes), mais le troisièmedoit maintenant être spécialement mis en lumière.

Le premier temps est constitué par la redéfinition de la compréhensionqu’on a exposée plus haut. Comprendre, ce n’est pas saisir, par delà l’abîmedu temps, quelque chose qui aurait été déjà présent autrefois (le sens, déposédans l’esprit de l’auteur et exprimé dans le texte). Il n’y a de compréhensionque comme médiation entre passé et présent, rencontre entre le texte et celuiqui le reçoit, fusion de ces horizons. En conséquence, la compréhension nepeut s’accomplir que si elle inclut en elle une application (du passé au pré-sent). Elle fait plus que l’inclure d’ailleurs: elle s’effectue à partir de l’appli-cation, c’est cette dernière qui impulse à chaque fois la concrétisation dusens.

Deuxième temps : puisque la compréhension s’effectue à partir de l’ap-plication, alors elle est chaque fois « nouvelle et différente 10 ». Comme le ditexplicitement Gadamer, le thème de l’application est inséparable de celui de« la mobilité historique de la compréhension 11 ».

10. Wahrheit und Methode, op. cit., p. 314 [331].11. Ibid.

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Quant au troisième temps, c’est à la fois le plus important dans tout cemouvement d’argumentation, et celui qui risque le plus facilement d’échap-per au regard, voire d’être compris à contresens. Apparemment, les deuxpremières articulations qui viennent d’être rappelées (la compréhensioninclut l’application au présent, donc elle est chaque fois nouvelle) devraientconduire à une subjectivisation du sens, qui serait désormais soumis à laliberté de l’interprète. Mais c’est en fait exactement le contraire : le recoursau thème de l’application, tel qu’il fonctionnait dans les herméneutiques spé-ciales, va permettre à Gadamer d’affirmer que toute interprétation est unesoumission aux exigences du texte lui-même, une manière de se mettre auservice du sens. C’est précisément ce que montre l’analyse de l’herméneuti-que juridique.

Allons directement à l’essentiel: ce qui intéresse Gadamer dans l’ « appli-cation » d’un texte juridique, c’est qu’elle fait appel à la liberté de l’inter-prète (en l’occurrence celle du juge), mais que cette liberté reste de part enpart réglée par le texte (en l’occurrence, le texte de la loi).

Il en va de même dans l’herméneutique théologique où le prédicateurapplique la parole de Dieu à la situation présente des fidèles, sans que cetteapplication s’arroge jamais le droit de devenir libre parole du prédicateur:le lien à la parole de Dieu demeure directeur. On en arrive ainsi à cetteconclusion, qui rassemble les deux herméneutiques spéciales, et quicondense l’essentiel de ce que Gadamer leur a demandé de nous apprendre:

« Le caractère effectivement commun à toutes les formes d’herméneutique serésume dans le fait que c’est seulement dans l’interprétation que se concré-tise et s’accomplit le sens qu’il s’agit de comprendre, mais que pourtant cetacte d’interprétation reste entièrement lié au sens du texte. Ni le juriste ni lethéologien ne voient dans la tâche d’interprétation une liberté vis-à-vis dutexte 12 ».

Nous avions dit au début que Gadamer ne se bornait pas à arracher lesens à ses définitions passées, mais qu’il l’assurait aussi contre ses dérivesfutures. De fait, tout se passe ici comme s’il anticipait des positions quin’étaient pas encore prévalentes dans les années 50 (à l’époque où il rédi-geait Vérité et méthode), mais qui le deviendront progressivement dans lesdécennies suivantes, et comme s’il les contestait par avance. Certes, ni lejuriste ni le théologien ne voient dans l’interprétation une liberté vis à visdu texte, mais les théoriciens de la littérature vont très vite en venir là – ense servant de Gadamer et en prétendant le radicaliser. Or, ériger l’herméneu-

12. Ibid., p. 338 [355]. Je souligne.

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tique juridique en modèle de toute interprétation (ce qui est la stratégie deVérité et méthode), c’était précisément se prémunir d’emblée contre cetteradicalisation.

Le concept d’application ne redouble donc pas simplement celui d’inter-prétation, il le complète sur un point décisif. Lorsque Gadamer affirme quela compréhension s’effectue à partir de l’application, que c’est à la lumièredu présent que je comprends le texte du passé, il semble se borner à redireque le sens surgit de la rencontre entre le texte et son lecteur. Mais cette défi-nition du sens comme rencontre comporte en fait un double versant criti-que, dont seul le premier a été souligné jusqu’ici, et le recours à l’applica-tion vise justement à dégager le second. Il importe donc à présent dedéployer dans toute son amplitude – c’est-à-dire selon son double versant –la nouvelle définition du sens donnée par Gadamer.

Que le sens surgisse de la rencontre implique, premièrement, qu’ il n’ya pas de « sens originel » : il n’y a pas de sens (univoque et compact) du texte,entendu indépendamment de sa lecture. Tel est l’aspect sur lequel nousavons insisté dans la partie précédente. Mais, deuxièmement et en sensinverse, cela implique aussi qu’il n’y a pas de sens purement et simplementsécrété par l’interprète, indépendamment des injonctions du texte.

Gadamer conduit donc son combat sur deux fronts distincts, sans ren-dre les armes ni d’un côté ni de l’autre. Son originalité est de maintenir unancrage du sens par rapport au texte, tout en refusant que ce sens soit déposéou contenu dans le seul texte. C’est là son originalité, puisque c’est par làqu’il se sépare et de la tradition, et d’un certain post-modernisme; et de cequi le précède, et de ce qui le suit. En affirmant que le sens n’est pas déposéou contenu dans le texte, il rompt avec l’approche traditionnelle – disonssédentaire – du sens; il le délivre, et par là le rend infini. Mais, en affirmantque le sens n’est pas à la disposition de l’interprète, n’est pas une pure etsimple création toujours renouvelée, il se sépare aussi de l’approche« nomade » – notamment derridienne –, pour qui tout est interprétation, letexte devenant alors simple support ou alibi, qui n’est rien par lui-même.

C’est donc à la lumière de l’application que l’on peut mesurer la façontrès spécifique dont Gadamer a permis de renouveler le rapport entre com-préhension et interprétation. Pour l’approche traditionnelle, antérieure àGadamer, le mot-clef est celui de compréhension : toute interprétation estau service de la compréhension, cette dernière étant entendue comme saisie(re-saisie) d’un sens inhérent au texte. Dans cette perspective, l’interpréta-tion, lorsqu’elle parvient à saisir ce sens, aboutit à une compréhension ache-vée, qui est possible une fois pour toutes.

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A l’autre extrême, pour Derrida, il n’est plus du tout question de com-préhension, mais seulement d’interprétation, désormais infinie : l’interpré-tation devient libre, sans entrave, elle apporte quelque chose au texte sansqu’on puisse dire qu’elle le lui rende, ou qu’elle le rende à lui-même. Il n’ya plus d’être ou de vérité du texte, cette prétendue vérité étant dénoncéecomme une illusion métaphysique.

Gadamer se situe à égale distance de ces deux positions. Chez lui, il y abien une vérité du texte – qui décide d’ailleurs de la légitimité des interpré-tations –, mais elle n’est pas derrière nous, comme un secret inaugural, ellen’est pas non plus devant, comme un avenir qui pourrait être un jour atteint:elle est l’indispensable horizon qui règle mon interprétation, et qui obligecelle-ci à se vouloir toujours une compréhension.

Ainsi se trouve dépassée une alternative que l’on aurait pu croire indé-passable: soit le sens est objectif, il est déjà donné, il suffit de le constater,soit il est subjectif, il est à inventer, mais il n’est alors plus celui du texte oudes choses. En réalité, il existe un troisième terme: le sens n’est pas fixe, ilest inépuisable, mais cette inépuisabilité est celle du texte même, et non pascelle de la seule interprétation.

On peut ici faire intervenir un article de Pierre-Jean Labarrière, intitulé:« A propos du cercle herméneutique 13 » – article particulièrement éclairant,à la fois par ce qu’il dit et par ce qu’il ne dit pas. Labarrière y met en paral-lèle deux herméneutiques, reposant sur deux conceptions radicalement dif-férentes du sens. L’une pose le sens-structure, qui serait un sens inhérent autexte, l’autre pose le sens-référence, qui s’accomplit dans la réception (la dis-tinction entre sens-structure et sens-référence est empruntée à Ricœur).Labarrière montre que dans le premier cas, le dégagement du sens sembleappeler une simple explication, dans la mesure où l’on suppose une seulesignification; dans le second cas, ce sens appelle, au sens strict, une interpré-tation, dans la mesure où il permet une pluralité de lectures.

Mais, même dans le second cas, dont Labarrière montre pourtant si bienla différence avec le premier, il insiste sur le fait que « le texte garde sa fonc-tion référentielle 14 ». Certes, « il est traduisible dans un langage nouveau 15 »,

13. P.-J. LABARRIÈRE, « A propos du cercle herméneutique: questions d’ontologie et de dia-lectique », in J. GREISCH (éd.), Comprendre et interpréter. Le paradigme herméneutique de laraison, Paris, Beauchesne, 1993, p. 299-310.

14. Ibid., p. 306.15. Ibid., p. 307.

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mais cette traduction s’effectue toujours « sous l’égide du texte 16 ». Le pointle plus intéressant de l’article vient de ce que Labarrière rappelle ce qu’étaitl’égide pour les Grecs: le bouclier de Zeus. L’interprétation est libre, maiselle n’est pas vouée à l’arbitraire, elle énonce de façon chaque fois renouve-lée la vérité du texte, parce qu’elle s’effectue sous la protection du texte. Enrevanche, Labarrière n’imagine même pas – en tout cas, il n’évoque pas –une position comme celle de Derrida. Qu’il s’agisse du sens-structure (quiappelle une simple compréhension) ou du sens-référence (qui autorise desinterprétations), aucune des deux conceptions présentées n’abandonne« l’égide du texte ».

Pourquoi donc Labarrière n’envisage-t-il pas une troisième position, celleoù l’interprétation se libère de façon radicale, assume cette liberté, etrenonce à se référer à une prétendue vérité du texte? S’il ne le fait pas, c’estque son projet est de présenter deux visages différents de l’herméneutique,et que la dernière position que je viens d’évoquer (et que j’ai illustrée parDerrida – mais j’aurais sans doute pu choisir bien d’autres illustrations) nousfait sortir du champ de l’herméneutique. Elle ne peut plus se réclamer, ous’autoriser, d’une herméneutique quelle qu’elle soit 17. Du même coup, ellepeut nous servir à identifier ce qui fait le propre de toute démarche hermé-neutique.

Le champ herméneutique se caractérise par un très large espace de jeu.Il autorise plusieurs conceptions différentes, voire opposées, du sens, et ona vu, au cours de cette analyse, que Gadamer se séparait de ses devanciersjusqu’à faire du sens un processus infini. Mais cet espace de jeu a une limite.A quel moment celle-ci se trouve-t-elle franchie? Lorsqu’on abandonne l’idéeque le sens, même indéfiniment ouvert, est celui du texte (ou des choses), etqu’il doit leur être rendu. Il me semble que l’herméneutique se définit enpropre par l’idée d’une restitution du sens. Lorsque le sens n’est plus à res-tituer, alors on se situe radicalement ailleurs.

Je crois que Gadamer a pressenti cette possibilité, cette radicalisation parlaquelle on sort de l’herméneutique, et qu’il a cherché une arme concep-tuelle pour se défendre contre elle. Cette arme, il l’a trouvée dans un trèsancien passé. L’usage qu’il fait du concept d’application vise précisément à

16. Ibid., p. 309.17. Et c’est donc tout à fait délibérément que Labarrière ne la fait pas intervenir, comme

peut en témoigner cette remarque incidente : «… à moins qu’on ne la prenne [la référence]comme un pré-texte à développement libéré, ce qui est possible, et souvent légitime, mais nerelève plus d’une herméneutique stricte de ce texte » (ibid., p. 309).

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interdire cette liberté totale, cette déliaison à l’égard du texte. Le modèledu juge vise à montrer que la loi doit être chaque fois adaptée à des condi-tions particulières et nouvelles, donc en quelque manière réinventée, maisque ce qui est ainsi réinventé, c’est et cela reste la loi : le juge n’abandonnepas la loi, il l’accomplit. Exactement de la même manière, l’interprèten’abandonne jamais le sens du texte: il le fait être.

Il s’agit à présent de scruter de plus près cette thématique de la restitu-tion et de nous demander si elle peut être assimilée à un retour, fût-il « rêvé »,au pôle de la présence.

3. La structure de la restitution

Jusqu’ici, on s’est employé à montrer qu’elle caractérisait en propre l’her-méneutique; mais elle ne s’y réduit pas. Elle se trouve à l’œuvre en amont,spécialement chez Heidegger, dans sa conception du langage, comme d’ail-leurs aussi dans son approche de l’art. Soulignons d’entrée de jeu le pointessentiel : affirmer qu’une instance quelconque (l’interprétation, le langage,l’art) ne peut pas faire l’économie d’un mouvement de restitution, cela nesignifie pas qu’elle revient à une présence préalable, qui serait donnée avantelle. On l’a bien vu dans le cas de l’interprétation: dire que celle-ci doit res-ter référée à une vérité du texte, ce n’est nullement affirmer que cette véritéexistait avant l’interprétation. C’est au contraire l’interprétation qui rendpossible la vérité, qui la fait exister. Il reste que le geste par lequel elle exhibecette vérité doit se vouloir fidèle. L’interprétation invente donc le sens, sil’on veut, mais elle ne peut l’inventer de manière féconde qu’à condition d’af-firmer, comme le fait Ricœur, que « inventer, c’est retrouver 18 ». Ce qui estici en question, ce n’est pas un pôle de vérité qui serait antérieur à l’inter-prétation et extérieur à elle – cela, Derrida est parfaitement fondé à le dénon-cer comme une illusion –, mais c’est la structure propre de l’interprétation,qui, pour accomplir sa vocation, doit se référer à une exigence du texte, sereconnaître en dette par rapport à lui.

On le voit mieux encore, peut-être, à propos du langage. Tout a été dit –et spécialement par Derrida – sur le système du langage, dont on ne peut passortir. C’est là un acquis inestimable, qu’il n’est pas question de remettre encause. Mais si, en raison de cet acquis, on traite comme un leurre la fonctionde référence du langage – le fait qu’il ouvre sur un dehors, qu’il « donne »

18. P. RICŒUR, Temps et récit, t. I, Paris, Éditions du Seuil, 1983, collection Points, p. 86.

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sur le monde –, ce qu’on risque de perdre dans une telle entreprise, c’estfinalement le langage lui-même. Car, même si le langage est ce dont on nepeut sortir, il ne se déploie qu’en promettant une telle sortie. Une promessequ’on ne peut se borner à dénoncer comme un mirage: il faut bien la pen-ser dans sa nécessité, puisqu’elle est constitutive du langage. Que la promessene puisse être tenue est une chose ; qu’elle doive pourtant être maintenuecomme promesse, ç’en est une autre. Heidegger prend en compte cette dou-ble dimension: dans sa perspective, rien ne précède le langage. Défini commela condition d’apparition de l’étant, il est investi d’une puissance insigne.Pourtant, il ne peut fonctionner comme cette puissance même qu’à condi-tion d’être docile à ce qui le revendique. Le langage, dit Heidegger dans sontout premier texte sur Hölderlin 19, a pour condition une écoute préalable,il ne peut se déployer qu’en réponse à un appel. Parler ainsi, ce n’est paslimiter le règne du langage, mais c’est l’empêcher de se refermer sur soi, c’estrefuser d’en faire un ordre qui ne renverrait qu’à lui-même. Ce qui me sem-ble donc intéressant dans la perspective heideggérienne, c’est que le langage yjouit d’une authentique primauté, mais que, tout premier qu’il soit, il estintrinsèquement marqué par un retard. Dire qu’il est réponse à un appel – ou,ce qui revient au même, qu’il est structuré en forme d’écoute – c’est le référerà un préalable; mais dire, comme Heidegger le fait aussi, et dans le même texte,qu’il est « instauration de l’être 20 », c’est reconnaître que ce préalable n’a pasd’existence séparée. En d’autres termes, choses et monde ne peuvent veniren présence que par le langage, mais ils viennent en lui comme ce qui l’a tou-jours-déjà précédé. Et de cette précession, on ne peut pas faire l’économie.

La structure de la restitution n’est donc nullement une structure naïvede retour. De même que l’interprétation chez Gadamer n’est pas la simplesaisie d’un sens déposé dans le texte, de même le langage chez Heideggern’est pas la simple désignation d’une présence première. Nous n’avonsaffaire qu’à des interprétations, et le langage est au commencement. Maisc’est un commencement dans lequel est inscrite, comme une blessure, latrace d’un préalable – et s’employer à effacer cette trace (en la traitantcomme une contamination dont on pourrait faire l’économie), c’est vider lesinstances en question de ce qui constituait leur vie la plus intime. Le seulmoyen de préserver cette vie, c’est de reconnaître que ces instances (qu’ils’agisse de l’interprétation ou du langage) sont constituées par la référence

19. HEIDEGGER, « Hölderlin und das Wesen der Dichtung », Erläuterungen zu HölderlinsDichtung, Frankfurt, Klosterman, 4e éd. 1971, p. 46 [« Hölderlin et l’essence de la poésie », trad.H. Corbin, Approches de Hölderlin, Paris, Gallimard, 1973, p. 58].

20. Ibid., p. 41 [52].

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à une présence qui les excède et qu’elles ont pour vocation de dire, c’est-à-dire de rendre ; par la référence à une densité qui les précède et à laquelleelles veulent reconduire. Bien qu’en même temps, nous en sommes tous d’ac-cord, cette densité, elles la constituent.

* * *

En conclusion, nous pouvons revenir à la ligne de partage qui avait ététracée par Derrida. Elle séparait, on s’en souvient, les penseurs qui rêventde revenir à une présence ou à une vérité « échappant au jeu et à l’ordre dusigne », et ceux qui au contraire affirment résolument le jeu. Nous avons vuque Gadamer ne pouvait être rangé ni parmi les premiers ni parmi lesseconds. Mais il ne se borne pas à se situer ailleurs : il nous aide à reconnaî-tre que ces deux positions sont finalement tout aussi abstraites et aveuglesl’une que l’autre. A suivre Gadamer, en effet, on ne peut plus affirmer l’exis-tence d’une vérité qui échapperait au jeu (ce qui constituait le premier pôlede l’alternative), mais on ne peut pas non plus affirmer un jeu qui ferait l’éco-nomie de toute référence à la vérité (ce qui constituait le second pôle de l’al-ternative). Ce que peut nous apprendre l’œuvre de Gadamer, c’est que noussommes irrémédiablement embarqués dans le jeu (spécialement celui de l’in-terprétation), sans pouvoir en sortir – mais que ce jeu ne peut jamais êtrepur : il inclut en lui, à titre de moment nécessaire, la référence à la présence,à la vérité et au sens. Référence qui elle-même ne peut pas non plus être don-née ni saisie à l’état pur, hors du jeu.

En conséquence, s’il est possible aujourd’hui de déceler une ligne de par-tage qui, de fait, traverse le champ de l’interprétation, elle concerne bien,comme l’affirmait Derrida, deux pensées différentes du jeu, mais elle nesépare pas ceux qui l’affirment joyeusement et ceux qui voudraient lui échap-per. Elle séparerait plutôt les penseurs qui, voulant purifier le jeu de tout cequi n’est pas lui, le vident de ce qu’il recèle, et ceux qui, se livrant au jeu,acceptent les exigences qui lui sont inhérentes et reconnaissent qu’il estnécessairement hanté par son autre.

Plus largement, cette ligne de partage sépare peut-être deux conceptionsdifférentes de la pensée: l’une qui se reconnaît une dette – infinie – à l’égardde ce qui est, donc qui se définit comme un ajustement ou une fidélité, celle-ci fût-elle simultanément reconnue comme impossible; l’autre qui se veut librecréation de concepts, sans lien à une revendication muette qui nous viendraitdes choses. Ces deux approches possibles renvoyant sans doute, comme à leurorigine, aux deux filiations qui se partagent notre modernité: l’une (restitu-tive) procédant de Heidegger, l’autre (perspectiviste) procédant de Nietzsche.

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Résumé: Ce texte avance une hypothèse sur ce qui fait la spécificité de l’herméneutique, etsur la façon dont elle peut être située dans le paysage de pensée contemporain. Les deuxauteurs convoqués sont Gadamer et Derrida. Partant d’une certaine position de Derridarelativement à la question de l’interprétation, on s’efforce d’en évaluer la pertinence à lalumière de Gadamer. Les perspectives de pensée ouvertes par Gadamer se laissent-elles ran-ger dans le cadre dessiné par Derrida, ou peuvent-elles servir d’instruments pour ébranlerce cadre?

Mots-clés : Gadamer. Derrida. Herméneutique. Compréhension. Interprétation.

Abstract : This text puts forward a hypothesis regarding what constitutes the specificity ofhermeneutics, and on how it can be situated in the landscape of contemporary thought.The two authors dealt with are Gadamer and Derrida. We will start from a position heldby Derrida concerning the question of interpretation, and examine this position in thelight of Gadamer’s writings. Do the perspectives offered by Gadamer simply fall into theframework drawn out by Derrida, or can they serve as means to destabilize this very fra-mework?

Key words: Gadamer. Derrida. Hermeneutics. Understanding. Interpretation.

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