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Jean-Louis WEISSBERG 1 PRSENCES DISTANCE Dplacement virtuel et rseaux numriques : POURQUOI NOUS NE CROYONS PLUS LA TELEVISION

DITIONS L'HARMATTAN 5-7, rue de l'cole-Polytechnique 75005 Paris Tl 01 40 46 79 20 email : harmat@worldnetfr 304 pages Prix : 160 F

Prsentation Ce livre propose une analyse des incidences culturelles de la cyber-informatique autour de la prsence distance, selon trois ides directrices - Tendance anthropologique fondamentale (indissolublement culturelle et technique), la Tlprsence voit augmenter son caractre incarn Dsormais, c'est avec notre corps entier que nous communiquons distance ou avec des environnements virtuels (jeux vido, par exemple) Au-del de l'opposition entre prsent et absent, se construisent de fines graduations qui incitent repenser la relation aussi bien lointaine qu'immdiate - L'incarnation dans la prsence distance, alimente la crise de confiance envers la tlvision, en particulier Tlprsents, nous exigeons dsormais des images incarnes, vivantes : des moyens pour exprimenter l'actuel ou le pass- et non plus pour en reproduire de simples traces Les mdias numriques offrent naturellement leurs services pour cette exprimentation directe de l'information modlise Mus par un puissant attracteur technoculturel, nous substituons progressivement, l'ancienne figure "cru parce que vu", la formule "cru parce que exprimentable" - Les incidences culturelles de la tlinformatique sont paradoxales Et les visions convenues (catastrophe du "temps rel" ou, l'inverse, suprmatie du savoir comme fondement du lien social) sont, au mieux, simplificatrices En effet les rseaux numriques fabriquent une forme de localisation Le temps diffr se tisse l'instantanit La linarit est vivifie par l'hypermdiation et l'acclration nourrit le ralentissement de la communication Loin de dessiner un paysage univoque, la tlinformatique mtisse anciennes et nouvelles logiques Ces trois questions offrent autant de vues sur le statut de l'interactivit informatique, les enjeux politiques de l'apprentissage des langages hypermdias, l'automatisation de la mdiation sur Internet, ou encore certains aspects de l'art numrique en passant par une relecture de L'image-temps de Gilles Deleuze

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Jean-Louis Weissberg est Matre de confrences en Sciences de l'Information et de la Communication l'Universit Paris XIII. Il enseigne aussi en INFOCOM et au dpartement HYPERMDIA de l'Universit Paris VIII.

Table Introduction Chapitre I : Entre prsence et absence A - lments pour une archologie de la Ralit Virtuelle C - Les interfaces : la commutation homme/univers virtuel D - Le retour du corps E - Graduations de prsence F - Simulation, restitution et illusion Chapitre II : La crise de confiance des massmedia et le principe d'exprimentation A - Du spectacte au spectacte B - La crise de confiance des massmedia C - La demande de participation traduite par le systme tlvisuel D - Vers l'exprimentation de l'information E - Une exprimentation vridique, sans mise en scne ? Chapitre III : L'auto-mdiation sur Internet comme forme politique A - L'auto-mdiation versus autonomisation B - L'auto-mdiation versus automatisation C - L'auto-mdiation, un concept paradoxal D - Scnographie de l'auto-mdiation Chapitre IV : La tlinformatique comme technologie intellectuelle A - Technologies intellectuelles, activit scientifique, dynamiques sociales B - Rseaux, information, travail symbolique et travail "immatriel" C - Archive virtuelle, archive "spectrale" Chapitre V : Retour sur interactivit A - L'interactivit : quelques rvaluations B - loge des savoir-faire intermdiaires ou le home multimdia, un enjeu politique C - Rcit interactif et moteur narratif Chapitre VI : Commentaires sur l'image acte, partir de L'image-temps de Gilles Deleuze A - De Matire et mmoire au concept de cristal dans L'image-temps B - De L'image-temps aux concepts de l'image acte, versus de l'image virtuelle du miroir l'avatar virtuel C - Image-temps et image-prsence : l'hypothse du "cristal prsentiel" Chapitre VII : Les paradoxes de la tlinformatique A - Rseaux et prsence distance : une disparition de l'inscription territoriale ? B - Internet : l'vanouissement des intermdiaires dans l'espace public ? C - L'univers de l'hypermdiation : une clipse de la squentialit ?

D - La retraite de l'auteur et l'amour des gnriques E - Panoptisme et rglage individuel des trajets F - Le rgime temporel des tl-technologies : ralentir la communication Conclusion Index Bibliographie

Rose REMERCIEMENTS J'adresse mes remerciements Jean-Pierre Balpe dont les judicieux commentaires m'ont permis de clarifier certaines questions alors que cet ouvrage tait encore dans une phase intermdiaire. De plus, ses travaux ont inspir certaines de mes rflexions, ainsi qu'en tmoigne l'un des chapitres de ce livre. Ma gratitude va aussi mes collgues et amis de l'I.U.T. de Villetaneuse, Pierre Barboza, Frdric Dajez et Patrick Delmas. Le cadre de travail labor en commun pour imaginer et mettre en place de nouvelles formations au multimdia a t une incitation permanente pour ouvrir de nouvelles directions de recherche et prciser mes analyses. Je remercie aussi Claude Poizot pour son travail de correction de ce livre. Enfin, je ne saurais oublier quel point au cours de ces dernires annes de rflexions communes, les vues pntrantes de Toni Negri m'ont, latralement, fait entrevoir de nouveaux horizons pour penser la fois la dynamique propre des tltechnologies et leur efficacit dans les mutations sociales en cours.

"Il faut prendre la lettre ce que nous enseigne la vision : que par elle nous touchons le soleil, les toiles, nous sommes en mme temps partout, aussi prs des lointains que des choses proches, et que mme notre pouvoir de nous imaginer ailleurs - "Je suis Ptersbourg dans mon lit, Paris, mes yeux voient le soleil" [Robert Delaunay, Du cubisme l'art abstrait] - de viser librement, o qu'ils soient, des tres rels, emprunte encore la vision, remploie des moyens que nous tenons d'elle." "La peinture rveille, porte sa dernire puissance un dlire qui est la vision mme, puisque voir c'est avoir distance, et que la peinture tend cette bizarre possession tous les aspects de l'tre, qui doivent de quelque faon se faire visibles pour entrer en elle." Maurice Merleau-Ponty, L'il et l'esprit

Introduction Pourquoi mettre Prsences au pluriel dans le titre de ce livre ? Les "prsences distance" visent une rgion particulire, celle des dplacements fluides grs par les technologies numriques, mais conus dans leur dpendance aux "machines" intellectuelles et corporelles (langage, vision, audition, geste, etc.). Il ne s'agit, ici, ni d'une lecture gnalogique, ni d'une description fidle du paysage technique et politique des tlcommunications. Nous explorons, en revanche, quelques logiques homognes aux procds actuels de dplacements des signes de la prsence en les comparant celles qui ont gouvern leurs prdcesseurs. Nous ne prsupposons pas que la Tlprsence est appele se substituer aux rencontres charnelles dans les activits humaines. D'o le pluriel qui affecte le terme "prsence", exprimant le dveloppement de solutions intermdiaires entre l'absence et la prsence strictes : les modalits de la prsence distance se multiplient, et surtout, le cfficient corporel augmente dans ces transports. La Tlprsence agit comme une "forme culturelle" qui redfinit la notion mme de rencontre (comme d'autres, telles que la photographie ou la tldiffusion audiovisuelle, l'ont dj accompli). Nous aurons bien sr, nous expliquer sur cette notion de "forme culturelle" dans ses rapports la technique en gnral et aux techniques particulires qui la sous-tendent. Ainsi -c'est l'une des propositions principales de ce livre- la Tlprsence transforme l'exercice de la croyance telle qu'elle se concrtise aujourd'hui encore dans la tlvision, parce qu'elle affecte les conditions du dplacement de la prsence. La crise de confiance qui taraude les massmedia dans leur fonction informative entretient, en effet, des rapports explicites avec la Tlprsence, si l'on admet que la croyance, quel qu'en soit le vecteur, exige un transport de l'vnement (article de presse, enregistrement vido, etc.). On est prsent par procuration en lisant un article de presse qui dcrit un affrontement militaire, par exemple. On est tmoin par il et oreille interposs quand on regarde un reportage sur ce mme conflit. Avec les vecteurs numriques, on est prsent aussi, mais de manire la fois plus distante et plus intime, ds lors qu'il devient possible d'exprimenter l'vnement par le truchement de son modle, et non plus d'apprcier la transposition crite ou la capture audiovisuelle pratique par autrui. Transporter suppose alors de modliser pralablement l'vnement. Et c'est l qu'interviennent les technologies numriques, non pas seulement pour transporter l'information mais pour la mettre en forme et la rendre ainsi exprimentable. Et l'on voit bien que ces questions pourraient tre prolonges dans le domaine politique puisque le systme de la dmocratie reprsentative repose sur la sparation entre reprsentants et reprsents. Quelles formes politiques pourront-elles bien correspondre une situation o l'on peut tre la fois ici et ailleurs ? ce commerce entre le technique (la maturation, la disponibilit des techniques de modlisation numrique) et le culturel (l'exigence d'exprimentation que personne n'exprime en propre et que tout le monde partage), la notion de "forme culturelle" vient apporter un cadre. Il s'agit bien d'un lieu de mixage o se ngocient, s'interpntrent et se contraignent mutuellement, dispositifs, usages sociaux et dsirs collectifs. On pourrait aussi bien parler de "forme technoculturelle". Ce serait, au plan pistmologique, parfaitement justifi ; la "culture" se constitue fondamentalement dans le technique, et doit-on les diffrencier ? Je prfre, cependant, conserver la notion de "forme culturelle" pour ne pas laisser entendre que la Tlprsence relve essentiellement de techniques, lments indpendants avec lesquels nos socits devraient ngocier comme avec une contrainte impose de l'extrieur. Notre monde, en effet, secrte les apptits que les dispositifs viennent satisfaire. Et c'est au niveau le plus gnral, la culture (orientations, visions du monde, modes de travail, habitudes, croyances, dsirs collectifs, comme on voudra) que le frayage s'opre. Dans l'tude de la prsence technologique distance, le terme "technologique" pourrait tre supprim, si on admet que la notion mme de dplacement de prsence l'inclut implicitement. On le conservera nanmoins pour marquer la spcificit des technologies dures face aux technologies mentales "molles" (imagination, fantasme veill, etc.), la sparation entre elles, pour relle qu'elle soit, pouvant accueillir des voies de passages. Nos investigations tentent, notamment, de relier les segments durs de circulation des signes (criture, imprimerie, enregistrement, numrisation) aux transferts et traitements propres l'activit mentale (imagination, mmoire, souvenir). Le chapitre VI, consacr une discussion du travail de Gilles Deleuze sur le cinma, tente, en parti-

culier de concrtiser cette direction d'tude. Dupliquer non seulement l'apparence de la ralit mais sa mise en disponibilit -c'est--dire le mode d'accs cette ralit transpose-, telle pourrait tre la dfinition de la Tlprsence. S'ouvre ds lors la controverse sur l'ampleur et l'intensit possible de cette mission. Doit-on apprhender la ralit transpose comme une ralit en comptition globale avec notre monde empirique habituel ? Ce qui est en cause dans cette discussion concerne d'abord la notion de dplacement dans ses rapports la prsence. Cette question est d'une grande complexit ds qu'on refuse d'identifier prsence corporelle et prsence psychique et qu'on dissocie l'unit de lieu et de temps dans la multiplicit des espaces-temps mentaux[1]. L'ordinaire de notre existence se tisse dans d'extraordinaires enchevtrements de voyages imaginaires, de dplacements identificatoires, de migrations incorporelles. C'est dire la difficult d'laborer une rflexion sur les rapports entre prsence corporelle et dplacement des signes de la prsence, rapports auxquels il faudrait ajouter ceux que nous entretenons avec des objets intermdiaires, remplaant sur un plan imaginaire, la prsence[2]. Nous y sommes aid par une srie de recherches et d'acquis sur les dplacements des signes dans leurs rapports la production matrielle et intellectuelle. Certains travaux fondamentaux, historiques et philosophiques, sur la naissance de l'outil, de l'criture, ou des tltechnologies inspirent nos investigations. Nous croiserons dans cette tentative des perspectives varies, de la tentative mdiologique au concept de "technologie intellectuelle", de l'histoire des techniques de reprsentations la phnomnologie. L'objectif est d'en approfondir certaines logiques, la faveur de l'incontestable acclration du mouvement de Tlprsence. De les relire rtrospectivement, en quelque sorte. De ce mouvement, on ne proposera pas une cartographie prcise. Notre ambition est autre. Elle consiste proposer quelques outils mthodologiques pour en saisir les enjeux. Mais sans doute est-il temps de montrer comment s'articulent les diffrentes parties composant ce livre dans leurs rapports, parfois indirects, la Tlprsence. L'invention, la fin du sicle prcdent, des techniques d'enregistrement avait dj suscit une prmonition de leur dpassement. Archologie de la Ralit Virtuelle, ces visions s'taient assches avec la sdimentation de la radio et de la tlvision. Les techniques de simulation numrique les ont fait passer de l'tat de fictions celui de premires ralisations. Dans un premier chapitre, nous proposons une dfinition du mouvement actuel de Tlprsence dans ses relations aux formes antrieures de dplacement des signes de la prsence (criture, imprimerie, tlphone, etc.). L'hypothse centrale d'une augmentation tendancielle du caractre incarn du transport de la prsence y est affirme en regard de ce qu'offrent les technologies numriques. Numrisation, modlisation, mise en rseau constituent en effet la chimie de base de la Tlprsence. Nous centrons notre enqute sur la commutation entre l'activit humaine et les univers virtuels, c'est--dire sur la notion d'interface. Nous tentons en particulier de montrer que loin d'liminer le corps et les sensations physiques dans une suppose fuite en avant de l'abstraction, la Tlprsence les rinjecte au centre de l'exprience humaine. Cependant, ce retour du corps dans l'exprience virtuelle s'accompagne d'une redfinition de la kinesthsie. La Tlprsence ne restitue pas l'identique les performances que nous accomplissons habituellement. Elle invente un autre milieu perceptif dans lequel se concrtisent notamment des mouvements relationnels entre objets et sujets humains, particulirement sensibles dans le travail coopratif distance. Entre la prsence en face face et l'absence, se construisent donc des graduations sans cesse plus fines qui incitent repenser nos conceptions hrites, relatives au partage commun de "l'ici et maintenant" et corrlativement la sparation. Comment, dans ces conditions, apprcier les craintes d'une possible confusion des registres "rels" et "virtuels" ? Peut-on imaginer des transactions distance qui rendraient transparents les procds relationnels au point de les effacer de la perception des acteurs ? Nous esquissons, pour clore cette partie, une rponse ces questions. Le deuxime chapitre, qui offre son sous-titre ce livre, propose de relier la crise actuelle des mdias de masse l'accentuation de l'incarnation de la communication. On l'a dit, le dveloppement de nouvelles formes de prsence distance (rseaux, supports numriques interactifs) permettent, en effet, un rapport plus intime avec l'vnement. Les modalits de la croyance sont alors recomposes sous la pression de ces exigences de participation plus intime. Les formules reliant croyance et mise en forme visuelle du monde, qui ont assur les beaux jours des techniques d'enregistrement, entrent en crise, inassouvies par la restitution inerte des prlvements oprs par les divers systmes de l're de la capture directe (photographie, radiodiffusion, tlvision, etc.). Au

prlvement vnementiel, succde l'preuve d'une animation simule de modles, prolongeant les dynamiques vivantes auxquelles ils rfrent. L'hypothse dveloppe affirme, l'encontre des discours rigeant la tlvision en pouvoir fascinant absolu, que les massmedia ne souffrent pas d'un trop-plein de participation mais d'un dficit, et que progressivement se mettent en place, grce la Tlprsence, les moyens d'une exprimentation plus directe de l'information. D'o l'avnement d'un spectacte, succdant au spectacle. On comprend la multiplication des tentatives d'intgration, par le systme tlvisuel, de cette demande participative, de mme que l'on constate les limites intrinsques des rponses fournies la qute de ralisme. Est-ce dire qu'il n'y aurait plus de mise en forme de l'information, qu'un accs pur de toute mdiation serait dsormais possible ? La propension exprimentatrice trouve-t-elle son origine dans l'existence de technologies qui lui fournissent l'occasion de s'exprimer ? Peut-on relire d'anciennes analyses labores propos de la photographie, la lumire de l'importance prise, aujourd'hui, par les "tl- contacts" ? D'o l'occasion d'avancer quelques hypothses sur les nouvelles scnographies qui se construisent dans le contact distance, dont les "avatars virtuels" sont l'une des illustrations. Le chapitre III est spcifiquement consacr Internet, sous un angle particulier : la question de la mdiation. Pouss par une puissante vague visant supprimer les intermdiaires traditionnels (dition, distribution, recherche d'information, etc.), ce nouveau mdia peut-il tenir les promesses qui le soutiennent ? Peut-on, en effet, considrer Internet comme un modle politique d'organisation sociale anti-hirarchique, valorisant les relations latrales ? On discutera, sous trois clairages diffrents, la tendance l'affaiblissement des mdiations. D'abord en observant qu'un autre type de mdiation merge avec le dveloppement du rseau mondial : l'automdiation, fonde sur l'alliance de l'autonomisation et de l'automatisation de la mdiation, alliance que l'espace Internet suscite et fortifie. Ensuite, Internet sera envisag comme espace politique propre. Comment les principes dmocratiques prns dans le rseau sont-ils appliqus au gouvernement du rseau lui-mme ? Enfin, sur un tout autre plan, nous comparerons les deux grandes postures de la navigation interactive (CD-Rom et rseau) dans leurs rapports l'idal d'une autonomie revendique. Quel sens donner l'utopie Internet ? Et de quel type d'utopie s'agit-il ? Il nous a sembl ncessaire, avant d'aborder la question de l'efficacit culturelle de la Tlprsence, de prciser, dans le quatrime chapitre, nos positions quant au statut des technologies intellectuelles en gnral, et de la tlinformatique en particulier. Cette dlimitation rfre aux travaux de l'cole pistmologique d'anthropologie des sciences et des techniques, laquelle privilgie les rseaux sociaux dans l'tude du fait techno-scientifique. Nous essayons d'en valuer l'apport, mais aussi les limites, la faveur d'exemples d'usages d'Internet. L'ide que les technologies intellectuelles sont les facteurs dcisifs du dynamisme social global s'accorde, apparemment, parfaitement avec le caractre stratgique de l'informatique et des rseaux numriques. Internet serait, en quelque sorte, la parabole de la mondialisation, non seulement de par sa diffusion plantaire, mais surtout comme illustration de la sociologie constructiviste. La suprmatie souvent accorde depuis Marshall McLuhan, la sphre du traitement des signes alimente les thses convenues sur la socit de l'information et du travail immatriels. Nous les discutons en insistant sur la difficult de sparer, dans le travail symbolique lui-mme, les segments durs (machines, rseaux, etc.) des segments "mous" (ide, pense, affect). Le dveloppement des scnographies interactives est l'un des cadres o s'exprimente une forme de prsence. Non pas dans la sparation gographique, mais dans l'inscription interne un cadre d'action, que ce soit un muse formalis, un jeu vido ou un rcit fictionnel. Qu'est-ce qu'tre prsent dans un tel cadre ? Comment thmatiser les configurations, dites interactives, qui permettent d'intervenir pratiquement dans des scnographies narratives installes ? Telles sont les principales questions abordes dans le chapitre V. Notre attention est, en particulier, attire par le dveloppement, dans l'aire du multimdia, de solutions de continuit entre rception et production. Cette observation est de la plus haute importance pour reconnatre et dvelopper les savoir- faire intermdiaires de l'hypermdiation. Aprs avoir rexamin, de manire critique, certaines tentatives de formalisation du concept d'interactivit, nous examinons l'volution de la notion d'interface dans ses rapports la posture interactive. De mme nous attacherons-nous l'une des dimensions prometteuses de l'interactivit : l'animation autonome de scnarios volutionnistes. Les programmes "gntiques" en sont un parfait exemple.

Par ailleurs, le savoir accumul en matire d'inscription du spect-acteur dans le rcit s'est concrtis dans de nombreuses ralisations. Celles-ci affrontent, avec des rponses diffrencies, quelques questions communes. Par exemple, comment la succession des choix dans une scnogaphie peut-elle orienter le droulement futur d'une trajectoire ? La proposition d'une littrature gntique -en dcalage avec l'interactivit- apporte une rponse originale cette interrogation. Nous la discutons en montrant comment diffrents modes de construction de rcits se rattachent implicitement des conceptions de la vie. Le chapitre VI a un statut particulier. Plus philosophique et d'une lecture moins facile, il exprimente quelques hypothses plus qu'il ne propose des rsultats. J'y ai poursuivi une direction d'analyse sur l'image simule, ponctue notamment par les crits d'Henri Bergson, de Maurice Merleau-Ponty, et que les livres de Gilles Deleuze sur le cinma sont venus revivifier. Il m'est, en effet, apparu que la tentative, propos du cinma, d'en "faire la thorie comme pratique conceptuelle", pouvait tre mise profit sur le terrain des images actes. La place qu'accorde le philosophe Bergson pour btir sa thorie de l'image-temps ne pouvait que m'inciter m'engager dans cette direction. La question de la perception est en effet au cur de cette interrogation sur les enjeux de l'image acte, sur la manire dont elle suscite et traduit une posture perceptive. Une orientation trs riche s'en dgage pour aborder les rapports technologie/perception dans la ligne des propositions de Walter Benjamin ou de Marshall McLuhan. L'enqute phnomnologique ouvre une voie prcieuse pour apprcier comment la liaison de l'action et de l'image -l'image acte- redfinit la vision, laquelle chez Maurice Merleau Ponty est explicitement une prsence tactile distance. La direction bergsonienne exploite par Gilles Deleuze pour rendre compte du cinma d'aprs-guerre exprime les mouvements abstraits l'uvre dans la vision, mouvements relatifs la temporalit, et qu'un certain cinma rvle distinctement. Une telle dmarche est-elle concevable propos de l'image acte ? Peut-on dgager des concepts spcifiques cette exprience ? Notre proposition de "cristal prsentiel", rpondant "l'image-cristal" de Gilles Deleuze, est une indication dans cette direction. Elle tente de thmatiser les dplacements de prsence qui fondent certaines uvres tl-technologiques. Elle se heurte, cependant, au caractre encore mal dlimit du genre. Gilles Deleuze analyse des films singuliers d'une priode historique, et non pas le cinma comme technologie en gnral. Cela dit, ses remarques, par exemple, sur l'adjonction du son l'image lors de la naissance du cinma sonore, peuvent, je crois, tre prolonges lorsque l'action se compose l'image sonore dans l'image acte. Poursuivre ces constructions conceptuelles en se tenant au plus prs possible des propositions artistiques qui mergent, telle est, on le verra, la direction qu'indiquent les dfrichages fondateurs de Gilles Deleuze. Il s'agira enfin, dans le dernier chapitre, de reprendre de manire unifie les principaux rsultats obtenus auparavant, autour de la question des enjeux culturels de la tlinformatique. L'hypothse centrale consiste, la diffrence de nombreuses analyses, affirmer qu'il n'y a pas d'incidences culturelles unilatrales et globales reprables ds lors qu'on examine attentivement les diffrentes strates dans lesquelles les tl-technologies inscrivent leurs oprations. Somme-nous vraiment confronts une dterritorialisation radicale, une suppression galopante des intermdiaires, l'acclration absolue et la conqute acheve de l'instantanit, l'clipse vidente de la linarit, au dclin manifeste de l'auteur individuel ou encore l'affaissement du panoptisme ? Sur ces diffrents plans, nous tentons de montrer que, loin d'uvrer dans un sens univoque, la tl-informatique engendre elle-mme des tensions entre des logiques antagonistes : dlocalisation et inscription locale, temps diffr et temps rel, squentialit et hypertextualit, acclration et ralentissement. Il ne s'agit pas l essentiellement de gestion des survivances, ni de manifestations de rsistances. Rinterprtant les situations hrites, les technologies conservent souvent les anciennes logiques en les hybridant aux nouvelles plutt qu'elles ne les effacent totalement. Et ces manifestations semblent particulirement virulentes dans l'univers des tltechnologies. Nous faisons effectivement l'hypothse que la tl-informatique diffuse plutt une mta-culture, qu'une culture, disjoignant, plus que d'autres grandes vagues technologiques passes, les mthodes et les contenus, les logiques et les manifestations. Elle laisserait donc crotre et se diversifier, sous sa porte, des logiques htrognes, voire antagonistes, mais surtout, hybriderait anciens et nouveaux principes. [1] Dissocier lieu et temps : l'tat de rverie veille nous en donne l'exprience. Souvenirs, fantasmes et rves dclinent toute la gamme des combinaisons possibles. Dans ses formes extrmes, cette dissociation devient pa-

thologique. Dans une intervention orale au sminaire "Pratiques - Machines - Utopie" (Universit Europenne de la recherche - Dpartement des Sciences politiques de l'Universit Paris VIII, Paris, 1994), le psychiatre Jean Oury clairait la psychose en la dcrivant comme un trouble de la prsence : un patient qui parlait avec lui dans son bureau, tait, en fait, rest prs de l'tang, ct des canards. [2] Toute une dimension mythologique et fantasmatique de la tlprsence symbolique pourrait ici tre invoque, de la "tlprsence" divine incarne dans un messager, la cte tisse par Pnlope, et aux "objets transitionnels" chers la psychanalyste Mlanie Klein.

Chapitre I Entre prsence et absence La Tlprsence moderne se caractrise par l'augmentation du cfficient charnel dans la communication distance. Les signes de la prsence dans de telles situations s'incarnent, en effet, toujours plus. La Tlprsence n'a pas attendu les rseaux numriques pour se dployer. Mais le mouvement qui augmente, aujourd'hui, la proportion charnelle dans les canaux expressifs est trs lisible. L'criture manuscrite, premier transport distance du langage, formalise l'extrme la corporit de l'auteur, ne la laissant transparatre qu' travers la calligraphie. L'expansion de l'imprim ralise ce que l'invention de l'criture annonait, mais uniquement comme promesse abstraite : la formation de communauts de lecteurs parpills sur un territoire et runis par les mmes livres [1]. L'instantanit de la transmission orale -sans la ractivit- est atteinte grce au tlgraphe. Avec le tlphone qui assimile les canaux vocaux et auditifs, la simultanit de l'mission et de la rception pouse un peu plus le modle de la communication en "face face". L'mission de l'image, et sa rception instantane, charge la relation d'une dimension visuelle incontournable. Sur les rseaux numriques s'exprimente, pour la premire fois, une communication collective, ventuellement anonyme, rappelant l'change multipolaire des groupes rassembls dans un mme lieu et rompant avec le modle pyramidal des massmedia. Enfin, dans le sillage de la Ralit Virtuelle, la tlvirtualit immerge les partenaires dans le mme espace virtuel. Elle ajoute le canal gestuel au canaux visuels et sonores et ouvre l'change kinesthsique. Le partage commun de "l'ici et maintenant", modle principal de la relation humaine, se transpose ainsi dans l'espace et devient la rfrence de la communication distance. Ce partage, on le sait, ne se limite pas l'change de signes verbaux et non verbaux. Il est tiss de gestes, de contacts corporels concrets ou potentiels et de manipulations conjointes d'objets. Cette dimension "haptique" (du grec haptein, toucher) lutte contre l'affadissement invitable d'une communication contrainte ne s'extrioriser que par le texte, le son, l'image sans pouvoir s'appuyer sur une interaction corporelle, directe ou indirecte. L'enjeu n'est alors plus seulement communicationnel, mais relationnel. Il ne s'agit plus de transmettre des informations mais de crer les conditions d'un partage mutuel d'un univers. Aprs avoir pos, dans une premire partie, quelques jalons pour une archologie de la Ralit Virtuelle, nous prciserons les conditions de ce partage, et ceci dans deux directions, le perfectionnement des interfaces de communication et la naissance de nouveaux milieux de prsence partage, tirant profit des ressources abstraites de la tlvirtualit. Nous prolongerons, ensuite, cette enqute en interrogeant les craintes d'un ventuel doublage virtuel de notre environnement ; craintes qui, tout en crditant la simulation numrique d'un pouvoir imitatif probablement dmesur, mconnaissent les dimensions proprement cratives des tl-technologies. A - lments pour une archologie de la Ralit Virtuelle [2] L'essai pamphltaire de Jean Brun, Le rve et la machine [3] contribue dgager une archologie de la Ralit Virtuelle. Sa thse centrale se rsume ainsi : la science et la technique sont filles de l'activit onirique, tentative de dpassement -voue un chec dramatique, selon l'auteur- des cadres spatiaux et temporels propres l'humain. L'oprationalit des applications, tout comme les motivations apparemment rationnelles des acteurs ne servent, selon lui, que d'alibis cette tentative. Ce qui est remarquable dans le dveloppement de l'argumentation, c'est l'identification des traits essentiels de la tentative de dplacement sans fin des limites marquant l'existence humaine. Tentative dsespre, pour Jean Brun inspir par la thorie chrtienne du salut [4]. Le chapitre intitul "Tl-prsences et ralits virtuelles" concentre assez bien les enjeux de l'pope technicienne considre comme tentative de sortie de la condition humaine. Se tenir distance de soi, raliser l'ubiquit, approcher une transsubstantiation, une dsincarnation voire une rincarnation, voil les objectifs aussi vains (selon Jean Brun) qu'affirms par la saga technicienne [5]. "Le dsir de l'homme de mtamorphoser son temps et son espace pour aller habiter d'autres moi, se dfaire nouveau de ceux-ci pour toujours recommencer, t-

moigne de la dtresse de celui qui voudrait s'arracher lui-mme afin de pouvoir tout savoir et pouvoir tout possder" [6]. L'essence de l'entreprise technologique rside prcisment dans la tentative de vivre "plusieurs existences ayant pour auditorium des espaces multidimensionnels" [7] afin d'chapper l'unicit de la localisation dans l'espace et la linarit du droulement temporel. La dnonciation des transgressions qui en rsultent s'accompagne d'une piquante revue d'essais littraires prfigurant l'actualit des tl-transports et de la Tlprsence. Au XIXe sicle finissant, la naissance des techniques d'enregistrement (photographie, phonographie et cinma) fconde l'imaginaire littraire et lui fait entrevoir de somptueuses perspectives. Ce qui est remarquable dans ces fictions, c'est l'anticipation sur le stade, tout juste atteint, de la capture d'empreinte. Comme si l'horizon dcouvert autorisait tous les vagabondages visionnaires, esprances tangibles d'une poursuite de la vague innovatrice vers toujours plus de ralisme dans la concrtisation des reprsentations. Avec le dveloppement de la diffusion radiophonique, la prmonition rencontre la ralisation technique. Paul Valry en tirera immdiatement, et magistralement, les leons. Dans le cadre du mouvement de la cyberntique, on s'attachera aussi imaginer des formes de tl-dplacement de substance. On quitte alors le terrain de la fiction ou de l'extrapolation pour investir celui du projet scientifique. Quelques annes plus tard, avec les premiers simulateurs numriques de pilotage d'avions, l'informatique commencera concrtiser ces pressentiments. D'Apollinaire Saint-Pol-Roux Guillaume Apollinaire imagine un procd d'enregistrement et de transmission d'existence, non plus de l'apparence mais de la vie mme. Dans Le toucher distance, Apollinaire dcrit l'trange appareil qu'utilise le baron d'Ormesan : "De mme que la voix peut se transporter d'un point un autre trs loign, de mme l'apparence d'un corps, et les proprits de rsistances par lesquelles les aveugles en acquirent la notion, peuvent se transmettre, sans qu'il soit ncessaire que rien relie l'ubiquiste aux corps qu'il projette" [8]. Le baron avait dispos dans huit cent quarante grandes villes des rcepteurs de prsence (et particulirement sur les faades des synagogues, puisqu'il souhaitait se faire passer pour le messie). Grce son metteur de prsence, il pouvait retrouver sa matresse tous les mercredis Paris alors qu'il se trouvait Chicago, Jrusalem ou Melbourne. Tout cela finit mal, huit cent quarante fois mal, car le baron assassin mourra autant de fois que ses doubles dlocaliss. propos du cinma, Saint-Pol-Roux poursuit les mmes desseins avec sa conception "idoraliste". Ils s'inscrivent dans le cadre d'un rejet affirm de l'crit et d'une valorisation de l'oral que vhiculent les techniques d'enregistrement (phonographie, cinmatographie). Saint-Pol-Roux, dans son essai Cinma vivant : "...le cinma en est aux Ombres de Platon, il doit sortir de la Caverne. Le prisonnier doit se librer" [9] et donc le cinma actuel n'est que "le Cro-Magnon du cinma futur" [10], "le Destin va se cristalliser, va se corporiser. Le cinma sera organique" [11]. Son "idoralisateur" devrait pouvoir crer des "tres-images" et les dplacer distance sous forme d'"ondes carnifies". "Puisqu'on est parvenu la photographie distance, pourquoi n'atteindrait-on pas l'apparition de son original, pourquoi la chambre noire ne succderait pas une chambre blanche ?" Le cinma s'emploiera " capter le dsir collectif et en objectiver le motif" [12]."On surcrera les autres, on se surcrera soi-mme" [13]. L'"idoplastie" ouvrira le champ du transport spatio-temporel : "on invitera des clbrits chez soi, "dans nos meubles, notre table, il y aurait domicile des soires Csar, Dante". On peut noter l'inspiration organique de "l'idoralisme". Il s'agit bien d'incarnation, voire de rincarnation. La perspective de Saint-Pol-Roux est en fait assez loigne d'une recration artificielle, d'une synthse. C'est plutt en radicalisant la photographie qu'il espre engendrer une "surcration" tridimensionnelle. On soulignera aussi l'nergie rvolutionnaire issue du "miracle" photographique, irriguant d'autres projets de transport bien plus audacieux, comme si la sparation de l'apparence et de la forme autorisait l'espoir d'extraire la forme elle-mme par un procd similaire [14].

De Paul Valry Norbert Wiener Jean Brun aurait pu galement solliciter Paul Valry qui a, bien entendu, lui aussi anticip la tlvirtualit. La construction mme du clbre article, La conqute de l'ubiquit, recle une vision prmonitoire. Avant de dcrire et d'analyser la tl-diffusion de la musique et du son, il commence par abstraire la forme fondamentale du phnomne : "Sans doute ce ne seront d'abord que la reproduction et la transmission des uvres qui se verront affectes. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le systme de sensations (italique ajout par le rdacteur), -ou plus exactement, le systme d'excitations- que dispense en un lieu quelconque un objet ou un vnement quelconque" [15]. Pressentant la continuit entre le dveloppement des rseaux nergtiques (eau, gaz, lectricit) et des futurs rseaux informationnels, il dsigne, aprs la musique [16], le prochain milieu candidat la tl-exportation : les images visuelles. "Un soleil qui se couche sur la Pacifique, un Titien qui est Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre aussi fortement et trompeusement que nous y recevons une symphonie. Cela se fera" [17]. En cela, Paul Valry ne se situe plus, comme Apollinaire, sur le terrain de la fiction littraire mais sur celui de l'extrapolation socio-technique, soutenu par une intelligence profonde du phnomne. Radicalisant encore son pressentiment, il s'interroge : "Je ne sais si jamais philosophe a rv d'une socit pour la distribution de Ralit Sensible domicile" [18]. Les majuscules lvent l'intuition au rang de concept, rejoignant, cinquante ans auparavant, les mmes marquages typographiques qui affectent la Ralit Virtuelle lorsque les ingnieurs amricains des annes soixante-dix la baptisrent et signifirent ainsi l'invention d'un nouveau milieu de "Ralit Sensible". Dans Cyberntique et socit, paru aux tats-Unis en 1950, Norbert Wiener, l'un des principaux crateurs du mouvement de la cyberntique, propose une argumentation visant tablir la possibilit thorique de l'enregistrement et de la transmission du vivant. Il s'agit l d'un tournant dans le projet de transfert de prsence, car pour la premire fois c'est une argumentation scientifique, et non une spculation visionnaire, qui est avance. Indpendamment du degr de pertinence du propos, ce changement de registre mrite d'tre soulign. Wiener ne dcrit pas simplement le projet, il indique comment il faut le raliser. L'ide matresse, conforme l'esprit conqurant de la cyberntique, repose sur une conception "immatrielle" du corps, sa dfinition informationnelle, nergtique. "L'individualit du corps est celle de la flamme plus que celle de la pierre, de la forme plus que celle d'un fragment matriel ; cette forme peut tre transmise ou modifie, ou double" [19]. La dfinition nergtique de la matire annonce sa dfinition informationnelle : "Nous ne sommes que les tourbillons d'un fleuve intarissable, non-substance qui demeure, mais modles qui se perptuent, [...] l'ide selon laquelle on pourrait imaginer non seulement le voyage par train ou par avion, mais aussi par tlgraphe, n'est pas absurde en soi, si loin qu'elle doive tre de sa ralisation" [20]. L'ide gnrale est de remplacer un corps humain par son double informationnel, de le transmettre et de le reconstituer distance par une sorte de synthtiseur de prsence. Affirmant que l'obstacle technique n'est que provisoire, il ajoute que cette reconstitution totale d'un organisme vivant ne serait pas "plus radicale que celle subie effectivement par le papillon au cours de sa mtamorphose" [21]. Un tel projet se rapproche clairement de la synthse numrique. Il demeure partiellement organisciste : on s'attache la constitution d'une matire modlise, -la comparaison avec la chrysalide atteste qu'il s'agit toujours de mutation organique- et on l'expdie grce une transmission substantielle. Mais l'vocation de la synthse informationnelle rapproche le projet de la logique numrique et mme de la Ralit Virtuelle. Observons que les voies imagines par Wiener ne sont pas du tout, actuellement tout au moins, celles qu'empruntent les ingnieurs de la Tlprsence. Ils uvrent dans le champ de la synthse de la prsence perceptive (image, son, tactilit, effort) et n'envisagent pas le moins du monde de se lancer dans des projets de synthse et de transport substantiel du vivant (aujourd'hui, ils en seraient, de toute manire, bien incapables). La prsence distance : un concept charnire La prsence est une notion la fois vidente et floue. Unit de lieu et de temps dfinissent la prsence physique, et encore [22]. Mais les espaces-temps mentaux -ce travers quoi on est physiquement prsent- sont, eux, multiples. Leurs topo- chronologies ne sont pas descriptibles. On n'est jamais l et l'instant o l'on croit. On

s'expatrie continuellement... surtout l'tat immobile. Pour largir les fondements d'une archologie de la Ralit Virtuelle, ces quelques rfrences devraient tre compltes par de plus amples investigations, relatives notamment : - l'espace langagier : mise en commun entre des sujets s'oprant toujours par le dtour abstrait d'un tiers symbolisant, et rendant de ce fait illusoire tout espoir d'une communication im-mdiate, - la notion de march, ajustement plus ou moins spontan des acteurs conomiques sans qu'ils soient directement en contact, - la prsence divine (vue comme prsence distance) dans ses diffrentes versions : prophtique et donc porte par le discours ou le texte (tradition juive), incarne et image (tradition chrtienne en n'oubliant pas la position jsuite, moderne avant la lettre : image qui se donne comme telle appelant tre apprcie pour ses qualits sensibles et non pour sa signification). - au ftichisme : prendre la partie pour le tout est une forme de prsence distance oprant par mobilisation d'un objet partiel remplaant la totalit (qu'il s'agisse de satisfaction sexuelle, d'opration langagire ou de substitution maternelle grce un "objet transitionnel"), - l'action distance : la notion physique de champ de forces (gravitationnel, lectrique, magntique, etc.) concrtise une projection, de la cause, distance. Dans notre enqute, nous rencontrerons certaines de ces directions mme si nous privilgions plutt les traits socio- techniques de la Tlprsence. B - La Tlprsence, une dfinition Wiener avait vu juste lorsqu'il prconisait de raliser le doublage informationnel d'un corps pour, ensuite, le tl-dplacer. Il prvoyait ainsi l'interdpendance entre la simulation informatique et l'expansion des rseaux numriques, qui constituent aujourd'hui les deux cas d'emploi du terme "virtuel" [23]. Mais le cybernticien, tout comme ses prdcesseurs de l'avant-dernier sicle, demeurait prisonnier d'une vision raliste du doublage. Il s'agissait bien de reconstitution l'identique. Or les ralisations actuelles dmontrent que la virtualisation ne rplique pas des univers de rfrence, elle invente, partir d'eux, de nouveaux mondes. Ainsi exprime-t-elle sa puissance gnrative. Notre investigation de la Tlprsence est fonde sur un mouvement en quatre temps qui explicite la notion de dplacement informationnel et caractrise ses phases : - la production d'une reprsentation formelle de l'objet dplacer pour qu'il puisse passer par le filtre d'un rseau numrique, - l'accroissement des caractres incarns des reprsentants ainsi obtenus (ajout de l'image au son pour accder la visiophonie, passage la troisime dimension dans Internet, par exemple), - l'impossibilit, toutefois, de faire concider le reprsentant et l'original, mais poursuite du mouvement pour s'en approcher, - dans cette tentative mimtique djoue, naissance d'un espace propice la cration de formes hybrides soumettant le double informationnel de l'objet source -rendu transportable- de nouvelles modalits cognitives et actives (comme le multifentrage, hybride entre la multiplicit des espaces d'un bureau rel et la bidimensionalit de l'cran ou encore l'usage du regard pour se dplacer dans les espaces de Ralit Virtuelle). Il s'agit donc de prciser et d'illustrer ces quatre oprations. Nous envisageons les relations entre les phases

d'imitation et d'invention comme une manire d'analyser les ralisations et les projets en cours, de les soumettre une mme interrogation discriminante. Cette interrogation, relve, par ailleurs, d'une problmatique beaucoup plus vaste, que nous ne ferons que suggrer, englobant le champ de la dynamique technique, comme mouvement de cration en tant que telle : imitation, dtournement, inflexion de la nature, par d'autres moyens que la nature, et donc cration, de fait, d'un nouveau milieu naturel/artificiel [24]. Modliser et transporter La premire opration de la Tlprsence consiste traduire numriquement les composantes appeles tre dplaces (voix, image, ventuellement efforts physiques) [25]. De mme, les lments de l'environnement sujets interactions sont transcrits (espaces documentaires, lieux de travail comme dans la Bureautique virtuelle). Enfin, les interfaces spcifiques ncessaires sont installes pour animer ces univers (de la dfinition des zones sensibles dans l'cran aux organes de commandes gestuels tels que les souris et joysticks - jusqu'aux interfaces de Ralit Virtuelle comme les gants de donnes, casques d'immersion, etc.). Ce premier mouvement s'adosse la simulation informatique qui affine sans cesse ses capacits produire des modles numriques fonctionnels des objets et systmes qu'elle prend pour cible. Dans un deuxime temps, on transporte, via des rseaux adapts, ces lments modliss. Une grande varit d'applications concrtise cette double opration qui, de l'enseignement distance au tltravail en passant par le dplacement d'uvres ou de muses et les facults indites de travail coopratif distance, combine diffrents composants (textes et graphismes avec ou sans image de l'interlocuteur, rception des efforts physiques distance, etc.). On ne fera pas ici la typologie de ces configurations, nous rservant par la suite d'approfondir certains exemples, en particulier dans le domaine de la Ralit Virtuelle, qui concentre le plus grand nombre de canaux perceptifs. Dplacement d'existence et dplacement de prsence Simuler et dplacer, ces deux oprations recouvrent les deux cas d'emplois du terme "virtuel". Le premier, la modlisation numrique, dsigne une variation d'existence. De la ralit de premier ordre, empirique, on passe une ralit de deuxime ordre, construit selon les rgles de la formalisation physico-mathmatique. La deuxime acception du terme"virtuel" relve d'une variation de distance, et c'est l que prend place le transport par rseau. On parle d'entreprises, de casinos, ou de communauts virtuels pour dsigner des institutions, ou des personnes, loignes et qu'on ne peut atteindre qu' travers le rseau. Et cet loignement est le fruit de leur modlisation numrique pralable, condition pour qu'ils puissent se glisser dans les mailles du rseau. On entre en rapport effectif avec un ensemble de signes traduisant leur prsence (textes, voix, images, etc.) dans une forme mue par des programmes informatiques. Cette animation automatique par programmes donne consistance l'appellation "virtuel". Sinon, il s'agirait d'une simple tl-communication, comme avec le tlphone. (On peut parler, par exemple, de "casino virtuel" sur Internet parce qu'un modle de casino fonctionne sur un serveur, distance). Le "virtuel" de la simulation ne s'oppose pas au "virtuel" des rseaux, il le prpare. Ces accommodations numriques ne sont certes pas anodines et il ne faudrait pas laisser croire qu'elles se contentent de rpliquer les phnomnes et les relations situs leur source. Elles ne se limitent pas filtrer la communication distance. Elles slectionnent, surtout, les matriaux qui se prtent une transmission (ainsi l'odorat, malgr les rcentes recherches en cours, est couramment dlaiss au profit de l'image plus valorise culturellement et... facilement modlisable). La forme des entits dplaces, tels les "avatars virtuels", est strictement dpendante de ces slections opres. Tel "avatar" privilgiera la qualit graphique des costumes, un autre la qualit sonore, un autre encore la conformit photographique du visage. C'est dire si ces transpositions altrent et redfinissent les acteurs engags ainsi que leurs relations.

C - Les interfaces : la commutation homme/univers virtuel Avec le dveloppement des organes intuitifs de commande des ordinateurs, dans les annes quatre-vingt, la notion d'interface a d'abord dsign les organes matriels de communication homme/machine (tels que le clavier, la souris ou les leviers de commande) ainsi que l'organisation dynamique des affichages l'cran (multifentrages et menus droulants). Dix ans plus tard, avec la vague du multimdia, la diffusion du CD-Rom et d'Internet, une autre signification s'y est adjointe, ds lors qu'il devenait possible d'activer directement les objets sur l'cran. La notion d'interface graphique est apparue, dsignant la fois les outils de navigation dans un programme multimdia ainsi que l'organisation logique de l'application, telle qu'elle apparat sur l'cran. Nous rservant de reprendre plus avant cette dernire acception de la notion d'interface, nous centrerons, ici, notre analyse sur son versant externe, matrialis par les quipements de commutation entre l'expression humaine et les univers virtuels, tels que : diteurs partags, affichage vido, visio et audio-casques, gants capteurs, costumes de donnes, senseurs, exo-squelettes, systmes retour d'efforts ou leviers de commandes multiusages. Espaces de travail partags Le travail de groupe sur les mmes sources numriques (architecture, dessin industriel, etc.) a rendu ncessaire la mise au point d' diteurs partags assurant la collectivisation de toute modification individuelle apporte au projet, ceci afin d'chapper l'imbroglio rsultant de la circulation simultane (par disquette ou courrier lectronique) de plusieurs versions d'un mme travail. Manipuler des objets communs est une chose, changer propos de cette activit en est une autre. Comme l'explique Michel Beaudoin-Lafon, directeur du Laboratoire de Recherche Informatique l'Universit Paris-Sud : "En effet, le processus de production de l'objet est aussi important que le rsultat de ce processus, particulirement dans les tches couplage fort (ncessitant une trs forte interaction entre les participants, comme dans le brainstorming). Par exemple, lorsque l'on fait un croquis pour expliquer une ide, on fait constamment rfrence cette figure par des gestes. Il faut donc donner les moyens chacun de percevoir les actions des autres et pas seulement le rsultat de ces actions" [26]. Plusieurs systmes prennent en compte cette dernire facult en affichant sur les documents, les positions des pointeurs activs par les participants ou encore en dlimitant, par des dgrads de couleurs, les zones que chacun affiche sur son cran, de telle manire que chacun puisse voir ce que regardent les autres. Le partage, distance, d'espace de travail est aussi l'objectif vis par le systme ClearBoard [27]. L'image vido de l'interlocuteur est superpose la surface de travail sur l'cran de l'ordinateur, si bien que les deux personnes ont l'impression de travailler modifier un plan, par exemple, en tant situes de part et d'autre d'une vitre transparente sur laquelle s'affiche ce plan. L'espace de travail se confond alors avec l'espace de communication. C'est l'une des concrtisations de la notion de mediaspace, espace commun de travail distance sur des ressources multimdia, mobilisant principalement ordinateur, camra vido et microphone, prolongeant des quipements habituels (courrier interne, tlphone, messagerie, etc.). Ces recherches ont mis en lumire la ncessit de respecter les chelles de disponibilit de chacun des participants un mdiaspace, en particulier lorsque tous partagent des locaux contigus (laboratoire, ensemble de bureaux d'un service, etc.). Dans ces conditions, autant les espaces communs (caftria, bibliothque) sont toujours accessibles, autant les postes de travail personnels peuvent alors tre protgs d'une incursion intempestive par de subtiles procdures qui vont de l'affichage d'une porte sur l'cran (ouverte, entrouverte -il faut alors frapper- ou ferme) au "coup d'il" lanc vers l'cran d'un collgue pour le saluer brivement ou vrifier qu'il est disponible. D'autres codes sociaux gouvernant l'tablissement d'un contact, telle la graduation de l'approche permettant progressivement l'installation de la relation, se rvlent plus difficile reproduire. Avec les crans, les transitions sont difficiles mnager : l'image apparat soudainement. Des propositions sont l'tude pour y remdier.

En tout tat de cause, on peut dj observer que le doublage des relations de proximit ordinaire par des dispositifs techniques, tout en tenant compte des contraintes sociales locales, les modifie en instaurant un double systme de relation. Ces systmes imprgns des contraintes dues la sparation physique, inventent de nouvelles mises en forme des espaces de travail ; c'est cela qui les distingue d'une simple tltransmission et qui rend indispensable une modlisation pralable du fonctionnement des interfaces labores. On retiendra, de plus, que les mediaspaces -a priori conus pour donner la sensation d'un espace commun entre des quipes loignes- sont aussi expriments dans des institutions localisation unique. Ralit augmente, ralit ajoute, doublage virtuel des interfaces Toute invention d'interface est un nouveau circuit reliant ralit de premier ordre et ralit modlise. Les exemples qui suivent indiquent diffrentes voies par lesquelles la commutation rel/virtuel s'tablit. On ne saurait trop souligner l'importance de l'une de ces directions : l'alliage de l'objet matriel et de sa modlisation virtuelle. Le projet Karma, dvelopp par une quipe de l'Universit de Columbia (New-York) permet d'ajouter la vision ordinaire d'un quipement, une vue synthtique tridimensionnelle permettant de faire fonctionner celui-ci. L'imprimante tombe-t-elle en panne ? Il suffit de mettre une paire de lunettes, forme simplifie d'un casque de vision de Ralit Virtuelle. Le squelette fonctionnel apparat. Il ne reste plus qu' manuvrer les boutons, leviers et autres manettes virtuelles permettant d'ouvrir un capot, faire glisser un tiroir, activer un mcanisme et en observer les consquences ; le tout en simulation, bien entendu [28]. Ainsi, la Ralit Virtuelle surimpose la vision ordinaire de l'objet une vue chirurgicale fonctionnelle, autorisant la manipulation simule de l'objet. Les interfaces matrielles (organes de commandes de l'appareil) ont ainsi t doubls par leurs quivalents virtuels. Dans le mme registre, d'autres recherches ont pour objectif la disparition du support d'affichage lui-mme : plus d'cran regarder ni de lunettes porter. Dans la filiale europenne du P.A.R.C. de Xerox, installe Cambridge (Grande-Bretagne), P. Wellner dirige un projet nomm Digital Desk qui limine les interfaces habituelles (clavier, souris, etc.). Sur le bureau s'affichent directement les donnes issues d'un projecteur numrique en surplomb reli un systme labor de vision artificielle capable d'interprter certains gestes et de reconnatre des donnes montres du doigt sur le bureau, par exemple. Les activits mdicales constituent aussi un important champ d'exprimentation pour ces interfaces plus naturelles. Ainsi, un institut allemand a conu une table de consultation destine l'initiation l'anatomie [29]. Plusieurs tudiants, quips de lunettes cristaux liquides, peuvent observer l'un d'entre eux, disposant d'un "gant de donnes", manipuler une image tridimensionnelle d'un corps humain projet sur la table lumineuse. Squelette, systme circulatoire, respiratoire, etc. peuvent tre, tour tour et simultanment, visionns ou auscults. Ici, l'cran individuel a t remplac par un quipement permettant de collectiviser l'apprentissage. Ralit anime Les "ralits prolonges" assouplissent des objets qu'on plie selon nos quatre volonts, c'est--dire incorporent certaines dimensions subjectives humaines dans leur mode de manipulation. Dpositaires d'une ractivit, d'un rglage comportemental, ils s'ajustent nos comportements et s'auto-dfinissent dans un rapport adaptatif. Les recherches sur les smart rooms et smart clothes largissent ainsi la notion d'objets interactifs. Citons Alex Pentand, l'un des responsables de ce programme de recherche au Medialab du M.I.T. Boston : "It is now possible to track people's motion, identify them by facial appareance, and recognize their actions in real time using only modest computational resources. By using this perceptual information we have been able to build smart rooms and smart clothes that have the potential to recognize people, understand their speech, allow them to control computer displays without wires or keyboards, communicate by sign language, and warn them they are about to make mistake" [30]. Au-del de l'usage d'ordinateurs, de vastes perspectives sont ouvertes pour laborer des objets sensibles, cartes de crdit qui reconnaissent leur propritaire, siges qui s'ajustent pour nous garder veills et l'aise, chaussures qui savent o elles se trouvent. Transformer les objets qui nous entourent en assistants personnels, tel est l'objectif poursuivi.

C'est ce mme objectif que visent les "robots chercheurs", dans le domaine documentaire, afin de doter des programmes de capacits reconnatre et interprter les actions de l'oprateur dans le balayage de banques d'informations. On demande, par exemple, un programme de traiter une requte telle que : "Trouvez-moi les trois livres les plus intressants sur les nouveaux projets d'interfaces". Connaissant les centres d'intrt du demandeur, la nature de ses requtes rcentes, les articles qu'il crit, celui-ci parcourra un ensemble de banques de donnes, consultera les "abstracts" et autres listes de mots-cls dans les bases de donnes qu'il jugera les plus appropries. La mise au point de tels agents "intelligents", dont nous utilisons des versions simplifies sur Internet, est, depuis plusieurs annes, au centre des activits de l'Advanced Technology Group d'Apple visant enrichir les interfaces graphiques -bases sur le multifentrage et les menus droulants- populariss par le bureau du Macintosh. Le matre mot est celui de dlgation. Ajoutons "de comptence". Il faut pour cela que des programmes puissent avoir accs nos habitudes et soient en mesure d'acqurir des informations sur nos centres d'intrt sans que nous soyons obligs de leur faire subir un fastidieux apprentissage sur le modle des systmes experts actuels. Eric Hulten, responsable du Human Interface Group dans ce laboratoire d'Apple, explique : "De fait, nos ordinateurs savent dj bien des choses sur nous : leurs disques durs contiennent les coordonnes de nos interlocuteurs, notre agenda, nos ressources et dpenses... Ils pourraient en apprendre encore plus dans notre courrier lectronique" [31]. Ces recherches sont rapprocher de celles entreprises dans un autre cadre : l'intelligence artificielle distribue. Il s'agit de fournir des agents autonomes certaines comptences limites leur permettant de conduire une activit de manire autonome, l'association de ces conduites pouvant aboutir rsoudre des problmes (comme le jeu du pousse-pousse ou le Rubix's cube). Dans cette approche, point n'est besoin d'un programme de rsolution global. On installe une scnographie et un jeu d'acteurs qui, une fois dfinies les conditions initiales et l'objectif souhait, enchanent eux-mmes les actions ncessaires pour rsoudre le problme. Ces mthodes, dites de programmation multi-agents, sont utilises, en particulier, pour modliser l'volution d'une situation aussi complexe que la vie d'une fourmilire ou tudier la dynamique d'volution de robots adaptatifs dont la morphologie voluera en rapport avec l'accomplissement plus ou moins russi de certaines tches comme la recherche dans leur environnement et le transport de certains matriaux (minerai, dbris, etc.). Symbolique amplifie Paralllement aux dimensions strictement fonctionnelles, toute une symbolique spcifique s'labore pour amplifier la porte cognitive des systmes conus. Comme l'explique Bertrand Duplat, directeur de Virtools, il faut "...inventer des mtaphores intuitives qui permettent une utilisation pragmatique de la ralit virtuelle. Car c'est la simplicit d'utilisation, plus que le recours systmatique l'immersion, qui garantira le dveloppement de ces nouvelles interfaces et donc des applications professionnelles de cette technologie" [32]. Par exemple, dans la transposition virtuelle de la navette spatiale ralise par la NASA, des flches stylises viennent figurer l'coulement, invisible, de l'air autour de la navette spatiale. Les ingnieurs qui circulent, par immersion virtuelle, au voisinage de cette navette visualisent ces coulements arodynamiques sous la forme d'tres mathmatiques rpartis dans l'espace. Autre exemple, l'Institut Franais du Ptrole utilise une interface de navigation permettant de circuler dans une base de donnes scientifiques tridimensionnelle. L'interaction avec un modle virtuel abstrait permet, en effet, de mieux comprendre le fonctionnement de systmes complexes tels que la modlisation molculaire (utilis chez Glaxo) ou l'analyse de donnes financires, affiches dans un espace tridimensionnel. La mise au point de ce type d'outil peut ainsi faciliter l'analyse de systmes plusieurs paramtres, ce qui est impossible avec tout autre moyen. L'objectif est de matriser des systmes d'informations complexes et de grande dimension (supervision de processus industriel, outils de vigilance ou de dcision pour les contrleurs ariens, etc.) [33]. Ces outils symboliques, loin d'imiter la ralit empirique, donnent forme des mixages de reprsentation ralistes et d'espaces cognitifs, radicalisant ainsi ce qu'ont prpar, avant eux, nombre de techniques d'inscription (dessins d'architecture, dessin industriel, etc.).

Mais ici la fonction reprsentative est augmente d'une mission directement oprationnelle. Recherches spcialises, mais orientation gnralisable Nous avons dcrit et comment des recherches avances qui donnent le sentiment, justifi, qu'il s'agit de prototypes nullement stabiliss sur le plan technique et dont la large diffusion est loin d'tre garantie. Nous savons bien que les voies qui conduisent une innovation de laboratoire un usage tendu sont impntrables. Mais notre recension n'a pas un objectif prospectif. Elle indique une direction gnrale, laquelle se concrtisera selon des trames encore mal dessines. Les jeux vidos sont, videmment, l'un des principaux vecteurs de diffusion de l'augmentation sensorielle. Nous en voulons pour preuve, par exemple, la mise sur le march des jeux vidos, d'interfaces de " retour d'effort" qui taient, il y a peu encore, l'apanage de laboratoires ou de professionnels spcialiss [34]. Ainsi, pour les courses d'automobile, le constructeur amricain ACT Labs propose un volant sensible qui transmet les moindres cahots du bolide engag dans l'preuve. Microsoft, pour sa part, commercialise depuis dcembre 1997, le dispositif SideWinder -manche balai rtroactif contrl par reprage de position optique et muni de deux moteurs- qui vibre si l'on roule sur une chausse dforme et oppose une rsistance croissante dans les virages si la vitesse augmente. En simulation de vol, il propage les efforts selon les conditions de vol et le type d'avion utilis et, dans les jeux guerriers, provoque un recul variable selon qu'on actionne une arme rptition ou un canon. Ds 1998, une socit amricaine mettait sur le march The Intensor Tactile Chair, chaise conue pour les jeux vidos. quipe de haut-parleurs, elle ragit aux diffrentes phases du jeu grce ses vibreurs disposs dans le dos et sous le sige. Dans la mme perspective gnrale, les systmes de Ralit Virtuelle qui jusqu' prsent demeuraient l'apanage de laboratoires scientifiques ou de lourds quipements de jeux d'arcades, semblent pouvoir se rpandre dans les foyers. Des amliorations techniques notables (suppression des retards d'affichage des images lors des mouvements brusques, par exemple) ainsi qu'une spectaculaire baisse des prix [35] laissent entrevoir l'ouverture des marchs grands publics. Dj en Novembre 1998, IBM prsentait un micro-ordinateur portable (moins de trois cents grammes) contrlable la voix, avec des lunettes spciales en guise d'cran d'affichage. Et en dcembre 1998, Sony annonait la mise sur le march de Glasstron, cran visuel portatif connect un DVD, rcrant quelques centimtres des yeux l'impression d'une cran de plus de plus d'un mtre de large, situ deux mtres de distance ; l'image est parat-il de grande qualit et l'impression saisissante [36]. Au del de la maturation et de la slection des systmes qu'assure le champ des jeux vidos ainsi que l'expansion des technologies mobiles (tlphonie volue, postes lgers de connexion Internet, etc.) ce qui nous semble pouvoir tre retenu, c'est la direction gnrale prise vers le prolongement virtuel des objets quotidiens d'une part et la multi-sensorialit de l'autre. D - Le retour du corps On a souvent mis l'accent sur le versant "immatriel" des technologies du virtuel. En fait, rien de tout cela n'est vraiment immatriel, c'est le type de matrialit qui se modifie : miniaturisation, approche de certaines limites physiques des composants, flux opto-lectro-magntique, vitesse de commutation des tats (avec le mga-hertz comme unit), fluidit de l'imagerie informatique. Avec la Ralit Virtuelle, un tout autre volet se dcouvre. Une partie majeure du savoir-faire des ingnieurs s'investit dans l'invention et la mise au point d'interfaces destines assurer la conjonction entre les univers virtuels et notre corps. La liste est longue des trouvailles et autres ingnieux dispositifs qui assurent ces fonctions [37]. Chaque projet d'envergure se doit d'inventer l'quipement de commutation appropri. Par exemple, lorsque les chercheurs de l'Universit de Caroline du Nord ont ralis leur prototype de visite virtuelle d'un vaste espace architectural -en l'occurrence, un hall d'htel- ils ont imagin un tapis roulant, capteur du dplacement longitudinal, muni d'un guidon enregistrant les inflexions directionnelles. Cette solution -la "patinette immobile"- permet de visiter, dans un laboratoire de taille modeste, des espaces de trs grande dimension (hall d'exposition d'aroport, etc.). Ils auraient pu se contenter d'un levier manuel de commande, mais auraient alors perdu la di-

mension corporelle dambulatoire, indispensable la restitution des sensations prouves lors d'une visite d'un btiment. Bien que ne relevant pas directement de la Ralit Virtuelle, signalons que des logiciels de simulation permettant l'exploration sensible de la rsistance d'objets tridimensionnels grce la souris sont dj expriments. quips de systmes retour d'effort, la souris restitue les sensations de rsistances lors de l'auscultation d'objets modliss apparaissant l'cran. C'est bien notre corps, considr comme sujet de la perception, qui revient au centre de ces recherches. La mise en correspondance gnralise avec les environnements simuls par la Ralit Virtuelle souligne l'importance des quipements de connexion, hybridant nos sens aux expriences virtuelles. L'extrme mallabilit des productions simules (sons, images, mouvement, perception tactile, efforts physiques, etc.) exige des interfaces matrielles, on ne peut plus visibles et palpables. On doit ici faire mention d'une tendance des recherches actuelles visant diminuer la lourdeur de ces interfaces : camras analysant la position tridimensionnelle des mains, dispositifs dterminant la direction du regard, etc. Ce qui retient l'attention, c'est la prise d'information directe sur le flux perceptif : capteurs bio-lectriques destins enregistrer la contraction des muscles et en dduire les trajectoires gestuelles, camras alimentant des rseaux neuronaux pour reconnatre la disposition des mains devant un cran, enregistrement des mouvements oculaires, lasers inscrivant directement l'image sur la pupille. Mme s'ils s'allgent, ces appareillages ne pourront s'effacer totalement, car ils organisent la commutation de nos actions perceptives avec les mondes virtuels. Plus on souhaitera affirmer le ralisme des interactions avec ces mondes (et ceci est une logique majeure), plus cette commutation occupera le centre de la scne virtuelle. D'o la vitalit des recherches en matire d'interfaces, recherches qui, dans le mme mouvement, inventent des modalits indites de frquentation d'univers virtuels. Il n'est pas tonnant que les investigations artistiques de l'univers de la Ralit Virtuelle, privilgient l'invention, l'adaptation ou le dtournement de telles interfaces. L'intelligence sensible de nombre d'artistes s'investit ainsi dans la cration de situations propices induire une suspension du temps ou un trouble dans la situation spatiale. Ces interventions ont souvent en commun d'changer ou de combiner, grce aux interfaces conues, les activits perceptives. Citons, titre d'exemple, l'installation Handsight d'Agnes Hegeds [38]. Le visiteur introduit, avec sa main, un globe oculaire dans un globe en Plexiglas vide et transparent. Le globe est, en fait, un capteur qui explore un univers virtuel, dcal d'une bouteille "de patience" de la tradition hongroise (expose cot). Les dplacements manuels provoquent le calcul d'images affiches sur un grand cran. Tenir son il au bout de sa main, tel est le collage perceptif que nous propose l'artiste, indiquant ainsi qu'un vaste mouvement d'change et de combinaison des perceptions est aujourd'hui en cours, sous l'impulsion de leur traduction numrique. Des applications caractre fonctionnel, dans la communication dite "multi-modale", exploitent les mmes directions : saisir avec l'il (tir des pilotes de chasse) ou commander la voix. Avec La plume et le pissenlit d'Edmond Couchot et Michel Bret [39,] le souffle, mtaphore de la vie corporelle s'il en est, devient l'interface d'effeuillage de l'image numrique. On aura compris qu'il s'agit de souffler sur un capteur pour dtacher les fleurs du pissenlit ou faire s'envoler la plume, qui retombe conformment aux lois de la rsistance de l'air. Le souffle, comme le dit Edmond Couchot, "implique le corps de manire discrte mais trs profonde". Le geste et le sens [40] Claude Cadoz, dans une trs intressante tude sur la place des sensations physiques dans la communication avec l'ordinateur, rappelle les trois fonctions principales du canal gestuel [41]. Outre une mission smiotique vidente (le geste accompagnant la parole afin de situer la nature du propos), le canal gestuel possde aussi

des fonctions pistmiques et "ergotiques". La fonction pistmique prend en charge la "perception tactiloproprio-kinesthsique". Elle permet d'apprcier des qualits telles que la temprature, la forme, la texture, les mouvements d'un corps. La dimension "ergotique" (de "ergon", travail en grec) tient ce que le rapport notre environnement n'est pas exclusivement informationnel, il est aussi nergtique. Si l'on serre un gobelet en plastique, on le dforme. La spcificit du canal tactile est de modifier l'tat de la source qui le stimule. On semble ici aux antipodes d'une rflexion sur le statut des images si tant est que ce qui caractrise notre relation aux images optiques (aussi bien qu' celles qui sont faites la main), c'est prcisment l'intgrit dont elles bnficient lors de tout acte contemplatif. La Ralit Virtuelle assure, de manire emblmatique, la jonction entre l'univers informationnel et l'univers nergtique/mcanique, relativisant ainsi la coupure que la cyberntique des annes cinquante avait tablie entre nergie et information. Les notions d'interaction, de retour d'effort du virtuel vers le rel [42] illustrent notamment ce mouvement. "Il existe des situations communicationnelles o la dpense d'nergie est ncessaire" [43] comme la communication musicale, rappelle Claude Cadoz. De mme, dans certaines activits, comme la danse, la fonction ergotique du geste ne peut tre spare de sa fonction smiotique. Il est vrai que le toucher, comme le geste, souffre de connotations ngatives qui mlent les interdits sexuels cette dimension, peut tre encore plus fondamentale, d'altration de l'objet. Le primat du contemplatif, de la prsence distance non interventionniste, au dtriment du contact physique va de pair avec un certain puritanisme qui n'est plus de mise. L'iconophilie contemporaine se soutiendrait donc, aussi, de ce que la vue est une prsence distance qui respecte, par dfinition, son objet. L'image acte, -si l'on appelle ainsi une image chane avec des actes- constitue un compromis ingnieux entre l'accs direct l'objet (en fait, son modle) et la sauvegarde d'une ralit tenue en retrait. Nouvel ge des reprsentations, elle renoue avec l'interventionnisme de l'image, stade magique des temps anciens (non totalement rvolus), o l'image est une mdiation active dans l'accomplissement d'un acte : vengeance, satisfaction d'un dsir, aide pour surmonter une preuve, etc. E - Graduations de prsence Mobilisant ncessairement des interfaces, aussi simplifies soient-elles, les transpositions virtuelles chouent rendre compte pleinement de la simplicit des interactions ordinaires, notamment lorsqu'elles revtent un caractre collectif. Elles dcouvrent, en revanche, de nouveaux modes de relation combinant : - la transmission plus ou moins dgrade des vecteurs de communication (comme la reprsentation des intervenants par un "avatar" schmatique), - et des procdures abstraites (comme le simple adressage automatique par liste de diffusion sur Internet, jusqu' l'affichage de la cartographie des changes entre plusieurs participants). L'impossibilit d'imiter les relations ordinaires des humains entre eux et avec leur environnement matriel s'allie avec ces procdures abstraites pour donner forme de nouveaux milieux o la prsence ne se conjugue plus au singulier mais selon des graduations. Celles-ci tagent des niveaux de prsence selon deux lignes non exclusives : - une direction extensive (d'une prsence, encore assez dgrade, dans les rseaux actuels -tlphone, Tltel, Internet- aux figures plus expressives promises par la Ralit Virtuelle en rseau [44]), - une direction intensive, avec l'invention d'indicateurs abstraits de prsence. Que sont ces indicateurs ? Il est bien connu que toute communication distance ncessite des marqueurs spcifiques qui supplent aux incertitudes nes de l'absence de contacts directs. L'criture mobilise ses codes graphi-

ques et smantiques pour diminuer la flottaison du sens (mise en page, respect plus strict de la grammaire, etc.). La communication tlphonique majore les caractres formels de l'change et use abondamment de la redondance. On le sait, les rseaux actuels (Tltel, Internet) sont encore faiblement incarns. Mais la tendance l'augmentation s'affirme nettement [45]. La Tlprsence, quant elle, met profit l'ingnierie numrique pour intensifier la prsence (capteurs corporels, retour d'effort) en inventant de nouveaux marqueurs. Or, le phnomne le plus radical est encore d'un autre ordre : c'est la combinaison des deux lignes extensives et intensives, aboutissant la cration d'hybrides, mlanges de prsences physiques et de traitements abstraits. L'exemple du projet DIVE aidera les situer. DIVE ou l'invention de marqueurs relationnels abstraits Le projet DIVE (Distributed Interactive Virtual Environment), dvelopp au S.I.C.S. en Sude, est un systme multi-utilisateur de tlvirtualit qui exprimente des mcanismes d'interaction pour des tches effectues, en coopration, par des acteurs loigns. Il vise aussi bien reconstituer un cadre de travail de bureau (muni des outils bureautiques) qu'un laboratoire de recherche, par exemple. Ainsi que le dclare, Lennart E. Fahlen, l'un des responsable du projet : "Nous proposons un modle d'interaction qui utilise la proximit dans l'espace, la position et l'orientation comme des mcanismes de traitement de l'information. Nous pensons qu'un systme qui correspond aux mtaphores naturelles du monde rel sera facile et naturel utiliser" [46]. Les concepteurs parlent la fois "d'ensemble de mcanismes fortuits" et de "conventions sociales classiques qui relvent du ". L'objectif est de reconstituer un espace de travail commun pour des acteurs humains loigns, quips de systmes de Ralit Virtuelle. DIVE gre leur signalisation respective dans l'espace sous la forme d