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Victor Bockris

WarholLa biographie

Traduit de l’anglais (États- Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson

11, rue de Sèvres, Paris 6e

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Pour Debbie Harry et Chris Stein.Que la flamme ne s’éteigne jamais.

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Peu de gens ont vu mes films ou mes peintures, mais ces quelques- uns, incités à se pencher sur eux- mêmes, auront peut- être plus conscience de leur propre existence. Il faut encourager les êtres à s’interroger sur leur façon de vivre, car la vie passe si vite, et parfois elle s’éteint trop rapidement.

Andy Warhol

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À MES LECTEURS FRANÇAIS

Paris a joué un rôle décisif dans la vie d’Andy Warhol. Tout a débuté en 1963 lorsque ce dernier a produit sa célèbre série « Mort et désastre », de grands tableaux d’accidents de voiture, de suicides et d’assassinats, qu’aucune galerie américaine ne daignait exposer. Résultat : au lieu d’être diffusée en Amérique, cette grandiose série fut révélée en avant‑ première l’année suivante par la galerie Sonnabend, à Paris. L’exposition connut un franc succès, Andy fut encensé comme jamais par la critique et d’éminents collectionneurs européens achetèrent les œuvres en question. Honni de tous aux États‑ Unis, il fut reconnu comme un artiste majeur et couvert de gloire en France. Moment charnière doublé d’un essor considérable pour cet artiste ostracisé et malmené dans son propre pays, où nul ne voulait de ses toiles. Paris représentait aussi une porte d’entrée vers l’Europe, territoire qui deviendrait son marché le plus lucratif.

La première fois qu’Andy se rendit à Paris, ce fut à l’occasion de sa superbe exposition « Flowers » en mai 1965. À ce stade, il jouissait d’une très bonne réputation dans la capitale française, où traînait constamment dans son sillage une nuée de journalistes et de photographes travaillant pour la presse et la télévision. Sa venue fit sensation auprès du public et, une fois de plus, la ville lui servit à virer radicalement de bord. Lors d’une confé‑rence de presse, Andy Warhol annonça qu’il arrêtait la peinture afin de se consacrer à la réalisation de films. Andy prit beaucoup de bon temps à Paris.

De retour à New York, il travailla d’arrache‑ pied à ses films, de Vinyl à Chelsea Girls.

Hormis lors du fiasco de 1967, quand Chelsea Girls se vit retirer de l’affiche du festival de Cannes après que Warhol avait débarqué sur le territoire français entouré d’une véritable cour d’acteurs, Andy ne remit pas les pieds en France avant 1970. Entre‑ temps, il avait manqué de se faire assassiner par balle en 1968 puis était revenu sur le devant de la scène dans la peau de l’Ange de la Mort. Lancé dans un processus de transformation complexe, il cherchait un nouveau moyen de rebondir.

C’est à Paris qu’il finit par le trouver. Quand débuta le tournage de L’Amour, qui dura du printemps à l’été 1970, les membres de la Factory connaissaient déjà tellement de monde à Paris que tous dégotèrent un

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hébergement et des appartements pouvant servir de décor. À la même époque, les films Flesh et Trash de Warhol faisaient un tabac en Europe. Puis en décembre se tint la première rétrospective internationale consacrée à ses tableaux. Pour la toute première fois, le public eut l’opportunité d’apprécier la portée et la profondeur de son œuvre ainsi que les dimensions et le caractère grandioses de ses toiles. Certains Européens commencèrent à voir en lui le plus grand artiste vivant. Peu après, son manager acquit un appartement rue du Cherche‑ Midi et Paris devint sa deuxième maison.

Entre 1970 et 1974, Paris exerça une influence considérable sur la transformation qu’allait subir Warhol entre les années 60 et 70. Paris et les Parisiens hissèrent sa vie sociale jusqu’à un nouveau sommet. Il se lia d’amitié avec des mannequins, des artistes et des aristocrates gravitant autour d’Yves Saint Laurent et ne tarda guère à se procurer des vêtements et des parfums parisiens. En 1971, le photographe David Bailey tira un portrait exquis d’Andy arborant nœud papillon blanc et costume à queue‑ de‑ pie lors d’un bal donné dans la capitale par le baron de Rothschild. Nimbé d’une lumière blanche éblouissante, Warhol scintille littéralement dans ce décor, et l’on voit déjà percer le grand dandy qu’il allait être jusqu’à la fin de sa vie.

L’influence de la Ville lumière se ressent dans le magazine Interview ainsi que dans les livres, l’activité artistique et les films d’Andy, mais aussi dans sa vie. Il continua de se rendre à Paris à l’occasion d’expositions‑ phares, pour dédicacer ses livres, faire la fête et les boutiques. En 1974, quand enfin Andy se remit à la peinture avec sa série – plébiscitée – de portraits de Mao, ce n’est pas New York mais Paris qu’il choisit pour dévoiler en avant‑ première ces œuvres géniales. C’est en France que la série « Marteau et Faucille » et le livre Ma philosophie de A à B et vice- versa reçurent leur meilleur accueil. Andy était aimé de tous à Paris, où on le recevait comme un prince – tandis que, outre‑ Atlantique, l’étiquette de marginal lui collait à la peau. Paris l’avait admis dans son giron puis métamorphosé, à son grand plaisir. En définitive, cela lui avait permis de se libérer de l’étreinte tenace des séquelles post‑ fusillade. Jusqu’à la fin de cette décennie et jusqu’à son dernier souffle, Andy Warhol travaillerait comme un forçat.

Je me félicite que vous vous apprêtiez à lire cette édition inédite en France de ma biographie de Warhol. C’est une version rallongée, plus forte en émotions que la précédente. Un livre beaucoup plus substantiel. Un livre qui pourrait bien résonner en vous pour la vie. Sachez que mes éditeurs se sont pliés en quatre pour vous le rendre accessible. Andy Warhol était un personnage bien plus consistant et complexe que l’image qu’il laissait trans‑paraître, celle d’un homme‑ façade sans aucune profondeur. Warhol est le premier peintre américain à proprement parler, le premier à avoir créé, avec

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le pop art, un style purement américain. Et pourtant, il trimait comme un paysan ruthène et vibrait d’un amour de la vie tout européen. Il était taillé sur mesure pour l’Ancien Monde. À en croire les Français, il est français. Warhol n’est plus de ce monde aujourd’hui… à moins qu’on s’accroche à ce qu’il reste de lui. Vous l’avez entre les mains et sous les yeux à cet instant même, mais, chez Andy Warhol, bien des choses échappent à l’œil nu.

Il faudrait, je crois, ériger une belle statue de M. Warhol à Paris.

Victor Bockris, 2015

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L’INCIDENT D’HoNoLULU 1956

Une fois que vous envisagez les émotions selon un certain angle, vous ne pouvez plus jamais croire en leur réalité.

Andy Warhol

Au printemps 1956, la carrière de dessinateur publicitaire d’Andy Warhol était à son apogée. À seulement vingt‑ sept ans, il était l’illustrateur de mode le plus connu et le mieux payé de tout New York, gagnant jusqu’à 100 000 dollars par an, et représenté par un vrai galeriste. ou, comme il se décrivit lui‑ même dans le cahier central d’un dossier de Vanity Fair, il était « le jeune artiste à la mode, dont les peintures sont exposées dans nombre de galeries, musées et collections privées ». Women’s Wear Daily le surnomma le Léonard de Vinci de Madison Avenue. Il rencontrait enfin les nombreuses personnalités à qui il avait toujours voulu parler, comme Cecil Beaton, dont il dessina un jour les pieds, à Philadelphie, et l’actrice Julie Andrews, l’une des stars les plus glamour et les plus admirées dans le milieu gay. Il était amoureux d’un jeune homme très bien du Kentucky, Charles Lisanby, décorateur au Garry Moore Show, l’un des programmes télévisés les plus populaires du pays. Andy, qui comprenait combien la publicité allait prendre de l’importance à la télévision, était un fanatique du petit écran. Bref, tout baignait dans l’huile.

Mais, tout au long de la vie de Warhol, chaque fois que les choses semblaient aller au mieux pour lui, un problème survenait mettant en danger tout ce qu’il avait patiemment construit. Andy était tellement amoureux de Charles que leur relation devenait compliquée à pérenniser.

Charles adorait Andy, mais il ne l’aimait pas de la même façon qu’Andy, et ils n’avaient jamais fait l’amour ni eu aucun contact charnel, ne serait‑ ce qu’un baiser. Charles était conscient de ce qu’Andy cherchait et il n’en voulait pas, ce qu’Andy savait pertinemment et ne mettait donc jamais sur le tapis. Mais cela devenait de plus en plus difficile, car Andy avait constam‑ment besoin d’attention, ce qui commençait à agacer Charles – c’était en tout cas ce que pensait le galeriste d’Andy, qui était alors son confident. Andy faisait comme si tout finirait par s’arranger.

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Il pensa pouvoir saisir sa chance lorsque Charles, évoquant la possi‑bilité d’un voyage en Asie l’été suivant afin de découvrir l’art oriental, lui proposa de l’accompagner. Andy ne semblait pas impressionné, mais lorsqu’ils partirent ensemble le 19 juin 1956, un véritable tour du monde était au programme (la même année sortit d’ailleurs au cinéma Le Tour du monde en quatre- vingts jours). C’était une idée très romantique, et il est facile d’imaginer les sentiments qui habitaient Andy au moment de s’installer en première classe sur le siège 8A du vol Japan Airlines pour Tokyo via San Francisco et Honolulu, aux côtés de Charles.

Ses espoirs furent de très courte durée. Charles et Andy se disputèrent dès la deuxième nuit de leur voyage, dans une chambre d’hôtel à Honolulu. À San Francisco, Andy avait suggéré qu’ils prennent deux chambres séparées mais, lorsqu’ils arrivèrent à Honolulu, Charles déclara que c’était ridicule et réserva une chambre dotée de lits jumeaux, avec vue sur la mer. Il était 15 heures lorsque Charles voulut sortir découvrir la plage, tandis qu’Andy, prétextant la fatigue du décalage horaire, préféra se reposer. Une fois sur le sable, Charles rencontra un garçon particulièrement séduisant qui lui servit une jolie fable : il devait coucher chaque jour avec un soldat différent pour nourrir sa famille. Après avoir discuté un moment, Charles lui proposa de monter dans sa chambre, afin de le photographier. Tandis qu’ils arpentaient le couloir de l’hôtel, Charles pria pour qu’Andy soit finalement sorti faire un tour, et se demanda comment il allait s’y prendre si ce n’était pas le cas. S’apercevant qu’il avait oublié sa clé dans la chambre, Charles toqua à la porte.

Après un long silence, Andy entrouvrit, maintenant la porte bloquée avec la chaîne de sécurité. « Andy, ouvre, dit Charles, nous… »

Andy ôta la chaîne et recula de quelques centimètres, bouchant toujours l’entrée, et demanda : « Mais qui est… ? Qu’est‑ ce que tu fais là ? » Tout à coup, changeant brusquement de ton, il hurla : « Comment oses‑ tu ramener quelqu’un ici ? » et, levant les mains au‑ dessus de sa tête, il asséna un bon coup à Charles.

« Andy, arrête ! Du calme ! vociféra Charles en lui saisissant les poignets. Arrête ! »

Andy fulminait. « Mais comment oses‑ tu ? Casse‑ toi et ne reviens pas ! » fit‑ il avant de disparaître en claquant la porte.

Chamboulé par l’incident, mais apparemment moins intéressé par les sautes d’humeur d’Andy que par l’histoire du garçon, Charles emmena ce dernier dans un autre hôtel et l’abreuva de cocktails tout l’après‑ midi, ne rentrant retrouver Andy qu’à 19 heures.

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« Je n’avais pas ma clé sur moi, et il ne voulait pas m’ouvrir. J’ai crié, “Andy, je sais que tu es là, et tu ferais mieux d’ouvrir car je peux aussi aller chercher une autre clé à la réception, ils m’en donneront une !”, et il a fini par ouvrir. Il est parti à l’autre bout de la chambre et s’est écroulé sur le lit, l’air dépité, et m’a dit : “Je veux rentrer chez moi. Ça ne sert à rien de continuer.”

Il n’était plus énervé. Il était calme même, essayant d’oublier ce qui s’était passé, de faire comme si je n’étais pas là. Je me sentais très mal. Je ne voulais pas qu’il m’en veuille et encore moins le perdre. Je lui ai dit : “Si, on va continuer. on n’est pas allés aussi loin pour tout laisser tomber. Je ne te laisserai pas partir.” J’étais vraiment inquiet car il allait visiblement très mal et j’avais compris qu’il voulait m’affronter. Il attendait que je le persuade de poursuivre l’aventure, que je me plie à sa volonté et accepte que quelque chose se passe enfin entre nous. Il fallait que je me sorte de là.

Je me souviens des fenêtres de la chambre, et des vagues de l’océan dehors. Ce n’était pas encore le coucher de soleil, mais nous n’en étions pas loin. Je me rappelle m’être assis à côté de lui, l’avoir enlacé pour essayer de le consoler ; il s’est carrément effondré : il s’est mis à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Il pleurait à gros sanglots, le visage collé aux draps. Il ne supportait pas l’idée d’être seul. Andy était toujours centré sur lui‑ même, mais il avait besoin de quelqu’un à ses côtés, pour partager ces moments‑ là.

Je savais qu’il m’aimait, mais il a dit, d’une voix chevrotante : “Je t’aime.” J’ai répondu : “Andy, je sais, moi aussi, je t’aime.” Il a poursuivi, “Ce n’est pas la même chose”, et j’ai ajouté, “Je sais, ce n’est pas la même chose, il faut juste que tu l’admettes, mais je t’aime vraiment.” »

Ils restèrent dans la chambre ce soir‑ là. Charles commanda à dîner, Andy ne voulait rien. Le lendemain matin, Andy fit comme si rien ne s’était passé. L’après‑ midi, il photographia Charles en maillot de bain sur la plage devant l’hôtel. Avant de partir le soir même pour Tokyo, Charles insista sur le fait qu’il ne voulait plus que de telles disputes aient lieu entre eux durant le voyage. C’était « très étrange », se souvient‑ il. Il n’avait jamais vu Andy dans une telle rage – il était prêt à se battre – et il refusait de le voir à nouveau dans cet état.

D’après Charles, Andy avait complètement oublié leur altercation une fois partis d’Hawaï, et ils passèrent un excellent séjour en Extrême‑ orient, visitant le Japon, l’Indonésie, Hong Kong, les Philippines, et achevant leur voyage à Bali. Andy s’avéra un voyageur bien plus aventureux que Charles, refusant de fuir un restaurant lors d’une secousse sismique car les habitants du coin ne bougeaient pas, prenant un pont en lianes au‑ dessus d’un précipice alors que Charles était pétrifié, s’ouvrant à toutes les expériences culinaires.

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En revanche, il n’avait aucun sens pratique. Il refusait de planifier quelque aspect du voyage que ce soit, et Charles devait s’occuper de tout, ce qui avait le don de l’agacer.

Naturellement, Andy dessinait tout le temps. Charles, lui, prenait des photographies et filmait en 8 mm. Dans certaines régions, ils formaient un couple assez exotique. Lors de la visite d’un bar gay au Japon, recommandé par le médecin de Charles qui y avait été lorsqu’il était au service du général MacArthur, ils furent entourés de jeunes éphèbes en admiration devant eux. Au beau milieu de la jungle, à Bali, ils assistèrent à des danses tradition‑nelles de jeunes adolescentes, en étant les seuls Blancs à des kilomètres à la ronde. Andy semblait prendre du plaisir à chaque instant mais ne voulait pas réellement s’engager, constamment sur la retenue, vivant le moment présent via Charles, qui dansait avec les garçons et les filles et se lâchait totalement.

Vingt ans plus tard, avec le ton laconique qui le caractérisait, Andy revint sur ce voyage : « Je marchais dans Bali, et j’ai vu un groupe de gens en train de danser dans une clairière. Ils venaient de perdre quelqu’un de cher, et j’ai compris que les choses étaient ce qu’on voulait qu’elles soient. Parfois, certains se laissent anéantir par le même problème pendant des années alors qu’ils pourraient tout simplement se dire “et alors” et passer à autre chose. C’est une de mes expressions favorites : “Et alors ?”

Ma mère ne m’aimait pas. “Et alors ?”Mon mari ne veut pas me baiser. “Et alors ?”Je ne sais pas comment j’ai pu faire jusqu’ici sans m’en rendre compte.

Ça m’a pris un sacré bout de temps pour m’en apercevoir, mais une fois que c’était fait, je ne l’ai jamais oublié. »

Cette attitude, parmi d’autres, sous‑ tendit le succès de Warhol dans les années 60.

Charles était persuadé depuis toujours qu’Andy pouvait devenir un artiste reconnu. « Un jour, j’essayais vraiment de le pousser à s’améliorer, et je lui ai demandé ce qu’il voulait devenir. S’il voulait devenir un grand artiste. »

Andy lui répondit : « Je veux être Matisse. »Ce qui attirait Andy dans Matisse, ce n’était pas tant son travail que le

fait qu’il ait atteint une telle notoriété qu’il lui suffisait de prendre un bout de papier et un tube de peinture pour que ce soit considéré comme un chef‑ d’œuvre. Que Matisse soit à ce point célèbre dans le monde entier fascinait Andy. C’était, je pense, la clé de voûte de toute sa vie. »

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CHEz LES PoLACKS 1928‑1932

Je viens de nulle part.Andy Warhol

Dès que l’attention du public commença à se porter sur lui, Andy dissimula son enfance derrière mensonges et mythes. À la fac, il inventait déjà des histoires sur les difficultés qu’il avait rencontrées dans sa vie, racontant qu’il était originaire de tel ou tel endroit. Il y avait toujours des éléments de vérité dans le passé fictionnel qu’il divulguait, mais même ses plus proches collaborateurs avouaient ne pas le connaître vraiment. Le plus grand mystère concernait le lieu et la date de sa naissance. Il aimait dire aux gens qu’il venait de McKeesport, une petite communauté ouvrière située au sud de Pittsburgh et, à d’autres moments, il avouait être né à Philadelphie ou Hawaï, parfois en 1928, parfois en 1925, voire en 1931. Plus tard dans sa carrière, il mit en scène sa naissance dans un décor digne du Crépuscule des dieux, en demandant à une actrice d’incarner sa mère dans un film et de prétendre l’avoir mis au monde à minuit, au beau milieu d’un brasier.

Dans la mythologie warholienne, Andy était un enfant de la crise, réduit à ingurgiter des litres de soupe à base de ketchup pour seul dîner. Son père, qu’il voyait rarement, travaillait dans une mine de charbon, et mourut quand Andy était très jeune. Ses frères le maltraitaient et sa mère était toujours malade. Personne ne l’aimait et il n’avait ni amis ni moments de bonheur. À l’âge de douze ans, il avait perdu ses cheveux, et sa peau s’était dépigmentée.

Il donnait l’impression qu’avoir franchi chacun de ces obstacles lui avait conféré une vision très ambivalente de sa propre existence. « Je crois qu’il vaut mieux naître vite, car cela fait mal, et mourir vite, car cela fait mal également, mais si vous naissez et mourrez au même instant, c’est la plus belle des existences, car le prêtre vous garantit d’aller directement au paradis. » Il assurait que naître était une erreur, « comme être kidnappé et vendu en esclavage ».

Lorsque Andy naquit dans l’appartement du premier étage de ses parents, le 6 août 1928, son père ondrej (Andrew) et sa mère Julia Warhola

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occupaient le lieu depuis près de dix ans ; un étroit deux pièces en briques rouges situé au 73 orr Street, au bord des eaux boueuses de la Mononga‑hela River et non loin du fameux quartier de Hill, à un peu plus de un kilomètre de la prison municipale et du ghetto de Soho à Pittsburgh. Leur fils aîné, Paul, était né le 26 juin 1922 et le cadet, John, le 31 mai 1925. Les Warhola étaient d’origine ruthène et avaient émigré en Amérique, laissant derrière eux le village de Mikova, situé dans les Carpates, près de la frontière russo‑ polonaise qui, au début du xxe siècle, faisaient partie de l’Empire austro‑ hongrois.

Le père d’Andy (surnommé Nonya par ses fils et Andrei par son épouse) était chauve, imposant et costaud, doté d’un gros ventre et de bras puissants, et mesurait près d’un mètre quatre‑ vingts. Son nez rouge, ses lèvres épaisses, ses larges favoris, son menton pointu et la pâleur de sa peau lui donnaient, à seulement trente‑ cinq ans, un petit air de Nikita Khrouchtchev, le dirigeant soviétique. Il avait un emploi stable à la Eichleay Corporation : il construisait des routes et déplaçait des maisons. Cette pratique était courante à l’époque, où les habitations étaient en bois  : la structure tout entière était littérale‑ment déterrée et transportée à quelques mètres de là pour laisser place à de nouvelles constructions. Ce travail l’amenait parfois à quitter son foyer pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois d’affilée. Il gagnait entre 15 et 25 dollars par semaine, à raison de 12 heures de travail quotidien, six jours sur sept.

on disait qu’il était plus intelligent et plus honnête que la majorité de ses collègues. Il travaillait dur et dépensait son argent avec parcimonie. Certains de ses compatriotes, qui préféraient boire et jouer leurs paies, le trouvaient coincé et avare. Ainsi, à la fin des années 20, Andrei Warhola avait économisé des milliers de dollars en bons postaux, et continuait d’épargner chaque semaine.

La mère d’Andy, Julia, avait eu plus de mal que son mari à se faire à la vie aux États‑ Unis. Lorsque Andy naquit, elle avait trente‑ six ans. Son visage était émacié et fatigué, elle avait des lunettes à monture de fer, et recouvrait souvent ses cheveux grisonnants d’un foulard. Elle portait toujours une longue robe de paysanne sous son tablier. Elle ne parlait pas un traître mot d’anglais. Pour une femme naturellement sociable et ouverte d’esprit, c’était particulièrement difficile à supporter, mais Julia était persuadée que, tel Jésus, les gens étaient sur terre pour souffrir. Elle pleurait facilement et s’épanchait à propos des drames de sa vie en Europe durant la Première Guerre mondiale et des spectres de la pauvreté, de la maladie et de la mort qui la hanteraient à tout jamais. Chaque jour, elle priait et écrivait une lettre à ses deux sœurs cadettes restées au pays, à Mikova.

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La religion jouait un rôle central chez les Warhola. Catholiques byzan‑tins, ils observaient le calendrier de leur foi de manière systématique, célébrant par exemple Noël le 6  janvier. Andy fut simultanément baptisé et confirmé quelques semaines après sa naissance. Le prénom d’Andrew l’associait directement non seulement à son père mais aussi à son grand‑ père maternel, ondrej zavacky, et à son oncle qui portait le même prénom. Les cérémonies catholiques byzantines étaient sombres et majestueuses. Elles commençaient par un exorcisme du diable et s’achevaient par l’onction de l’enfant, « soldat du Christ ». Andrei était un homme pieux qui murmurait ses prières avant chaque repas et imposait une ambiance stricte et solennelle chaque dimanche. Après que la famille s’était rendue à pied à la messe, à St. John Chrysostom, une église en bois située sur Saline Street dans le quartier ouvrier de Greenfield, Andrei et Julia insistaient pour que le reste de la journée soit consacré à la vie familiale.

« Nous marchions jusqu’à l’église chaque dimanche matin, explique Paul Warhola. C’était interminable. À l’époque, on prétendait que c’était une église catholique grecque, alors que maintenant on dit qu’elle est byzantine. Le dimanche était un jour de repos. Il fallait aller à la messe, puis enlever ses habits du dimanche, et il était interdit de jouer ou de faire quoi que ce soit d’autre. Sur ce point, mon père était très ferme. Ma mère ne faisait rien non plus. Pas de couture, rien. Il était intraitable. on n’avait pas le droit de prendre de ciseaux, ni de couper quoi que ce soit. Si on n’allait pas à la messe ce jour‑ là, on n’était pas autorisés à sortir de la maison. Et on n’avait pas de radio ou autre… Qu’est‑ ce qu’on peut bien faire dans ces cas‑ là ? Ma mère nous racontait des histoires. »

Mais, selon son frère John : « Le dimanche était un jour joyeux, car nous n’avions ni télévision ni radio, donc les gens se rendaient beaucoup plus visite. Notre priorité était la religion. Aucun émigré d’Europe de l’Est ne plaisante avec ça. Ma mère nous disait qu’elle était plus attachée à la messe qu’aux choses matérielles. Elle ne croyait absolument pas en la richesse ; elle croyait dans le fait d’être une bonne personne, cela la rendait heureuse. Je crois que la religion a modelé la personnalité d’Andy. Nous avons été élevés dans le souci de ne jamais nuire à notre prochain, d’essayer de tout faire parfaitement, de croire que nous ne sommes sur terre que pour un moment assez court, et de construire notre vie de manière spirituelle car les choses matérielles disparaissent derrière nous. »

L’église catholique byzantine était aussi le centre névralgique de l’activité sociale de la communauté ruthène – ce qui éloigna plus encore les Warhola de leurs voisins, majoritairement catholiques romains. En revanche, le fait

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que les familles Warhola et zavacky soient très nombreuses contreba‑lança largement cet isolement. Lorsqu’ils déménagèrent quelques rues plus loin, dans un plus grand appartement sis au 55 Beelan Street, en 1930, la meilleure amie et voisine de Julia n’était autre que sa sœur Mary. Deux de ses frères et une autre sœur habitaient aussi à proximité, à Lyndora. Le frère d’Andrei, Joseph, vivait également dans le quartier. Tous ces frères et sœurs avaient leur propre famille, ce qui permit à Andy, tout au long de son enfance, d’être entouré d’un vaste réseau de tantes, d’oncles et de cousins très proches les uns des autres.

Julia et Mary chantaient toutes deux pour les mariages, baptêmes et enterrements, et évoquaient constamment leur vie passée à Mikova. Mary était timide et nerveuse, et avait déjà un petit problème de boisson ; Julia pouvait parler des heures durant et semblait être appréciée de tous. La fille de Mary, Justina (Tinka), venait à la maison pour jouer à papa‑ maman avec John (dans le rôle du père) et Andy (dans celui de l’enfant). John se rappelle cette époque : « Andy et moi avions comme animal de compagnie un poulet, dont nous nous sommes occupés jusqu’à ce que notre mère le tue et nous le serve pour dîner. »

Andek, comme sa mère le surnommait, se distingua très vite par sa vivacité d’esprit et son énergie débordante. C’était un bébé potelé qui n’en faisait qu’à sa tête, et tous notèrent qu’il apprenait beaucoup plus vite que ses deux frères.

Le Pittsburgh où naquit Andy ressemblait à une vision de Jérôme Bosch du monde moderne. Tout y était en mouvements constants et rapides. La ville, située à la confluence de trois fleuves, était l’axe vital entre l’est et l’ouest, ainsi que le cœur de la production de charbon et d’acier essentielle à l’Amérique de l’ère industrielle. Nuit et jour, des trains traversaient l’agglo‑mération, à grand renfort de sifflements stridents. Des navires remontaient et descendaient les rivières boueuses et sombres, déchargeant et embarquant leur cargaison. Leurs cornes de brume déchiraient le ciel menaçant. Les usines crachaient et grondaient au rythme de leurs machineries, composant une véritable symphonie infernale. Des centaines de milliers d’ouvriers allaient et venaient des usines, des quais et des mines en passant par les bars avant de rentrer chez eux. C’était une vision quotidienne du capitalisme poussé à l’extrême. La corruption régnait à tous les niveaux et touchait tant et si bien les autorités locales que les droits de l’homme étaient largement bafoués. Et pourtant, même pour les Warhola, Pittsburgh était une ville folle, vibrante, excitante et chamarrée, navigant sur les flots incessants du commerce, de la politique, du sexe, de l’alcool et de l’argent. La ville dispo‑sait de plus de journaux étrangers que toute autre métropole des États‑ Unis.

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© 2015, Globe, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition française

© 2003, Victor Bockris

Titre de l’édition originale : Warhol

(Da Capo Press Edition, Cambridge)

Dépôt légal : septembre 2015

Imprimé en France par XXXX

à XXXX

ISBN 978‑2‑ 211‑22137‑5

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Composition et mise en pages Nord Compo à Villeneuve‑d’Ascq