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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 109, JANVIER-MARS 2011, p. 201-212 201 Les échanges universitaires, la logique de bloc et l’esprit de guerre froide Entretien avec Katherine Verdery Propos recueillis, traduits et annotés par Justine Faure Katherine Verdery, professeure d’anthro- pologie à la City University of New York, est l’auteure de nombreux ouvrages et articles consacrés à la Roumanie sous le régime socialiste 1 . Elle témoigne dans cet entretien des effets de la guerre froide sur son par- cours intellectuel, et plus généralement sur les sciences sociales américaines. Lauréate dans les années 1970 et 1980 de plusieurs bourses d’échange avec la Roumanie, elle souligne aussi combien les échanges scien- tifiques Est-Ouest lui ont offert la possi- bilité de dépasser l’esprit de guerre froide tout en favorisant – parfois – des transferts réciproques de savoirs. Le choix du terrain : la Roumanie socialiste Comment avez-vous été amenée à vous intéresser au bloc soviétique ? J’ai grandi durant les années 1950 dans une atmosphère marquée par la guerre froide. Mon père, républicain, était ouvertement anticom- muniste 2 . À 8 ans, sans que je puisse clairement (1) Voir la bibliographie à la fin de l’entretien, qui a eu lieu par téléphone le 26 octobre 2010. (2) Katherine Verdery (née en 1948) revient dans deux arti- cles sur les raisons du choix de sa spécialisation géographique : « Anthropological Adventures with Romania’s Wizard of Oz, 1973-1989 », Focaal, 43, 2004, p. 134-145 et l’introduction m’en expliquer les raisons, j’ai décidé d’appren- dre par moi-même le russe, avant d’abandon- ner devant la difficulté des déclinaisons. Puis au lycée, nous devions tous écrire un discours et j’ai choisi comme thème la menace soviéti- que. J’ai ensuite recommencé à m’intéresser à la région au début des années 1970, au moment du choix de mon sujet de thèse. Un de mes pro- fesseurs à Stanford m’avait expliqué que toutes les régions du monde sont intéressantes lors- que l’on commence le travail de terrain et que je devais donc plutôt réfléchir en termes émo- tionnels ou pratiques (prendre un terrain mon- tagneux si par exemple j’aimais skier…). Or j’avais toujours été intéressée par l’Europe et l’Europe de l’Est présentait à mes yeux deux atouts particuliers. D’une part, aux États-Unis, les travaux en anthropologie sur cette région étaient rares, ce qui voulait dire que j’allais vers des territoires inexplorés et que je ferais une recherche pionnière. La contrepartie de ce désintérêt est qu’avant d’aller en Roumanie en 1973, je ne connaissais pas grand-chose à l’Eu- rope de l’Est, à part ce qu’en disaient les médias. D’autre part, cela me permettait de renouer avec ma fascination d’enfant pour cette région, synonyme de danger, d’aventure et d’interdit de son ouvrage What Was Socialism, and What Comes Next ? (recueil d’essais écrits entre 1988 et 1994), Princeton, Prince- ton University Press, 1996, p. 3-16.

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Page 1: Veredy Interviu

VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 109, JANVIER-MARS 2011, p. 201-212 201

Les échanges universitaires, la logique de bloc et l’esprit de guerre froideEntretien avec Katherine VerderyPropos recueillis, traduits et annotés par Justine Faure

Katherine Verdery, professeure d’anthro-pologie à la City University of New York, est l’auteure de nombreux ouvrages et articles consacrés à la Roumanie sous le régime socialiste 1. Elle témoigne dans cet entretien des effets de la guerre froide sur son par-cours intellectuel, et plus généralement sur les sciences sociales américaines. Lauréate dans les années 1970 et 1980 de plusieurs bourses d’échange avec la Roumanie, elle souligne aussi combien les échanges scien-tifiques Est-Ouest lui ont offert la possi-bilité de dépasser l’esprit de guerre froide tout en favorisant – parfois – des transferts réciproques de savoirs.

Le choix du terrain : la Roumanie socialiste

Comment avez-vous été amenée à vous intéresser au bloc soviétique ?

J’ai grandi durant les années 1950 dans une atmosphère marquée par la guerre froide. Mon père, républicain, était ouvertement anticom-muniste 2. À 8 ans, sans que je puisse clairement

(1) Voir la bibliographie à la fin de l’entretien, qui a eu lieu par téléphone le 26 octobre 2010.

(2) Katherine Verdery (née en 1948) revient dans deux arti-cles sur les raisons du choix de sa spécialisation géographique : « Anthropological Adventures with Romania’s Wizard of Oz, 1973-1989 », Focaal, 43, 2004, p. 134-145 et l’introduction

m’en expliquer les raisons, j’ai décidé d’appren-dre par moi-même le russe, avant d’abandon-ner devant la difficulté des déclinaisons. Puis au lycée, nous devions tous écrire un discours et j’ai choisi comme thème la menace soviéti-que.

J’ai ensuite recommencé à m’intéresser à la région au début des années 1970, au moment du choix de mon sujet de thèse. Un de mes pro-fesseurs à Stanford m’avait expliqué que toutes les régions du monde sont intéressantes lors-que l’on commence le travail de terrain et que je devais donc plutôt réfléchir en termes émo-tionnels ou pratiques (prendre un terrain mon-tagneux si par exemple j’aimais skier…). Or j’avais toujours été intéressée par l’Europe et l’Europe de l’Est présentait à mes yeux deux atouts particuliers. D’une part, aux États-Unis, les travaux en anthropologie sur cette région étaient rares, ce qui voulait dire que j’allais vers des territoires inexplorés et que je ferais une recherche pionnière. La contrepartie de ce désintérêt est qu’avant d’aller en Roumanie en 1973, je ne connaissais pas grand-chose à l’Eu-rope de l’Est, à part ce qu’en disaient les médias. D’autre part, cela me permettait de renouer avec ma fascination d’enfant pour cette région, synonyme de danger, d’aventure et d’interdit

de son ouvrage What Was Socialism, and What Comes Next ? (recueil d’essais écrits entre 1988 et 1994), Princeton, Prince-ton University Press, 1996, p. 3-16.

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et j’étais donc curieuse de voir à quoi la vie res-semblait derrière le rideau de fer.

Sur ce même registre, il faut peut-être ajou-ter une troisième raison : à cette époque, j’étais baignée dans l’idée du caractère totalitaire des régimes du bloc soviétique qui représentaient donc à mes yeux la figure de l’Autorité absolue et l’idée de me confronter à cette autorité et d’arriver à la contourner et à m’en jouer m’atti-rait. C’est pourquoi je peux dire que ma recher-che est très largement liée aux effets structu-rants de la culture de guerre froide.

Et pourquoi avoir choisi de travailler sur la Rou-manie ?

J’ai rencontré à Stanford, un sociologue rou-main qui en 1970-1971 était chercheur invité au Center for Advanced Studies in the Beha-vioral Sciences : Mihail Cernea 1. Il m’a parlé de la Roumanie et m’a conseillée de faire mes recherches sur ce pays. Il était donc à l’épo-que ma principale source d’informations sur la Roumanie, outre la lecture de quelques livres, en particulier ceux du sociologue Henri Stahl 2. Par ailleurs, je savais que la Roumanie traver-sait une phase de libéralisation et donc, pour des raisons pratiques, c’était un terrain intéres-sant. Enfin, à cette époque, le gouvernement roumain, et il était le seul dans ce cas, encou-

(1) Mihail Cernea (né en 1934) est un sociologue roumain qui dans les années 1960 reprend le flambeau de l’école de sociologie rurale roumaine – dite aussi école sociologique de Bucarest ou école de Gusti, du nom de Dimitrie Gusti (1880-1955), son fondateur. Plusieurs de ses travaux sont publiés au début des années 1970 dans des revues ou ouvrages occiden-taux (par exemple : « Organizational Build-up and Reintegra-tive Regional Development in Planned Agriculture », Socio-logia Ruralis, 14, 1974, p. 40-44 ; avec Henri H. Stahl, « Le village roumain contemporain : sociologie des recherches sur les communautés rurales », Communautés, 37, 1975, p. 183-207). En 1974, il publie en Roumanie un ouvrage sur la socio-logie américaine, fondé sur des conversations avec Immanuel Wallerstein, Elliot Aronson, Reuben Hill, Alvin Bertrand, Stanton Wheeler et John Kunkel.

(2) Henri Stahl (1901-1991) fut dans l’entre-deux-guerres l’assistant et le principal collaborateur de Dimitrie Gusti ainsi que le meilleur chercheur en sociologie historique qui émer-gea de l’école de Bucarest.

rageait spécifiquement la venue d’anthropolo-gues occidentaux, notamment en espérant que leurs travaux prouvent le caractère roumain de la Transylvanie. J’ai donc appris le roumain mais, à mon arrivée en 1973, je ne le parlais pas encore très bien.

Comment avez-vous élaboré votre projet de recher-che ?

Mihail Cernea m’avait expliqué avant que je parte que je ne devais évidemment pas présen-ter un projet qui touche de près ou de loin au fonctionnement du système socialiste mais que je devais plutôt choisir un thème qui intéresse les autorités, comme le folklore 3. C’était là une première contrainte sur mon travail.

Par ailleurs, à Stanford, je travaillais sous la direction de George William Skinner 4. Son travail, fondé sur l’analyse régionale, étudiait la distribution spatiale des caractéristiques socia-les et culturelles en se fondant sur plusieurs villages. Mon idée était donc d’utiliser les tra-vaux déjà faits par les folkloristes roumains sur la Transylvanie pour essayer de comprendre la distribution de différentes microzones eth-nographiques, qui dans une seule région pou-vaient être nombreuses. Or ce projet nécessi-tait que je puisse me déplacer entre plusieurs villages, ce qui m’apparut vite impossible car la commune que j’avais choisie abritait toute une série d’installations militaires. Dès ma pre-

(3) Pour l’utilisation du folklore par les régimes est-euro-péens, voir Claude Karnoouh, « De l’usage du folklore ou les avatars du “folklorisme” », in Paysans et nations d’Europe centrale et balkanique : la réinvention du paysan par l’État en Europe cen-trale et balkanique aux xixe et xxe siècles, Paris, Maisonneuve et Larose, 1985, p. 49-62.

(4) Parmi les travaux de George William Skinner, anthro-pologue spécialiste de la Chine, on peut noter l’article « Mar-keting and Social Structure in Rural China », Journal of Asian Studies, 24 (1-3), 1964-1965, qui a influencé de nombreux tra-vaux sur les sociétés agraires. Pour un aperçu de son parcours intellectuel et universitaire, voir l’éloge funèbre rédigé par Katherine Verdery et Carol Smith : « George William Skinner (1925-2008) », American Anthropologist, 3, 2009, p. 398-403.

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mière visite, je me perdis (j’avais acheté une moto pour me déplacer plus facilement), m’ap-prochai accidentellement d’une base militaire et fus finalement interceptée par la police. Les autorités roumaines m’assignèrent donc dans une autre commune au sud de la Transylvanie centrale, celle de Geoagiu, mais dans laquelle il n’y avait pas de microzones ethnographiques. C’était une deuxième contrainte de poids.

Je décidai donc finalement de faire une his-toire sociale d’un village en mettant l’accent sur les questions de mobilité sociale et sur les relations interethniques. Celui qui m’apparut le plus intéressant au sein de ma commune fut Aurel Vlaicu, dont 20 % de la population était d’origine allemande (le côté positif de l’affaire est que je gagnai plus facilement la confiance des habitants que si j’avais été de passage du fait d’un terrain plus étendu).

J’ai donc passé ensuite 90 % de mon temps à mener des entretiens avec les habitants de ce village 1. L’accès aux archives locales a été plus compliqué, notamment pour la consultation des registres fonciers, car quelque temps avant moi, un avocat qui travaillait pour des émi-grés expropriés avait consulté ces documents et le gouvernement roumain avait ensuite dû payer l’équivalent de trois millions de dollars d’indemnisation 2. Un autre argument me fut opposé pour me refuser l’accès à ces archives : dans les registres les plus anciens, les noms étaient écrits à la hongroise et les autorités avaient donc peur que je me trompe et que je pense que ces populations étaient hongroises et non roumaines. Malgré tout, grâce aux entre-tiens, ce travail de terrain en Roumanie fut très

(1) À la mort d’un de ces principaux interlocuteurs, Kathe-rine Verdery a écrit un très bel article : « Homage to a Tran-sylvian Peasant », East European Politics and Societies, 1, 1989, p. 51-82.

(2) Lors de notre entretien, Katherine Verdery ne se sou-venait plus de cet épisode, qu’elle relate dans le rapport final qu’elle envoya à l’Internation Research and Exchange Board (IREX) en février 1975 (trouvé dans les archives de la Fonda-tion Ford, bobine 3011).

fructueux et j’ai soutenu en 1977 ma thèse de doctorat en anthropologie, qui a été publiée en 1983 sous le titre : Transylvanian Villagers : Three Centuries of Political, Economic, and Eth-nic Change 3.

Dans les années 1980, ma recherche fut une nouvelle fois réorientée du fait du gouvernement roumain. À cause d’une surveillance accrue de la part de la Securitate, il m’est devenu de plus en plus ardu de travailler à la campagne, les vil-lageois acceptant plus difficilement de m’ac-cueillir, car ils recevaient systématiquement des visites de la police après mon passage. J’ai donc été contrainte, lors de mon séjour de recherche en 1984, de rester à Bucarest et à Cluj où j’ai fait des recherches en bibliothèque et rencon-tré de nombreux intellectuels, ce qui m’a ame-née à réorienter mes travaux pour réfléchir à l’idéologie nationale chez les intellectuels rou-mains, comme en témoigne mon livre de 1991 : National Ideology Under Socialism : Identity and Cultural Politics in Ceausescu’s Romania.

Les sciences sociales américaines et la guerre froideVotre parcours initial montre, nous l’avons vu, com-bien votre recherche est liée à la guerre froide et, dans le cas roumain, à ses contraintes. Vous avez de ce fait souvent analysé dans vos écrits les effets intel-lectuels du conflit et vous analysez la guerre froide comme une forme d’organisation du savoir. Pouvez-vous revenir sur cette idée ?

Je trouve par exemple l’analyse de Carl E. Pletsch intéressante 4. Sa thèse est que

(3) Pour les références complètes, voir la bibliographie en fin d’entretien. Outre cet ouvrage, de nombreux articles sont issus du travail de terrain à Aurel Vlaicu, comme par exemple « On the Nationality Problem in Transylvania to World War I : an Overview », East European Quarterly, 19, 1985, p. 15-30 ; « The Unmaking of an Ethnic Collectivity : Transylvania’s Germans », American Ethnologist, 1, 1985, p. 62-83 ; « Social Differentiation in the Transylvanian Countryside between the Two World Wars », Rumanian Studies, 5, 1986, p. 84-104.

(4) Carl E. Pletsch, « The Three Worlds, or the Division of Social Scientific Labor, Circa 1950-1975 », Comparative Stu-dies in Society and History, 4, 1981, p. 565-590.

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durant la guerre froide, les sciences sociales furent marquées par une certaine forme de divi-sion intellectuelle du travail. Dans un monde divisé selon deux lignes – moderne/tradition-nel et libre/communiste – les sciences socia-les se sont d’une certaine façon réparties de la manière suivante : l’économie et la sociologie comme disciplines dominantes pour le monde occidental, la science politique pour le monde socialiste (même si les États-Unis étaient aussi un important objet d’étude pour les politistes américains) et l’anthropologie et des études du développement pour le tiers-monde.

Dans le cas des recherches sur le bloc sovié-tique, l’importance de la science politique était visible. Pour l’anthropologie, l’influence des thématiques issues de la science politique conduisait à porter l’attention sur la question du nationalisme, de la légitimité du régime, de la nature du pouvoir… au lieu d’un question-nement qui relève plus de la tradition anthro-pologique. Plus généralement, au début des années 1970, la thèse totalitaire restait domi-nante dans les études sur l’URSS 1.

Par ailleurs, à mes yeux, les area studies, nées d’une approche qui divise le monde en grandes régions politico-culturelles, sont elles aussi le produit de la guerre froide 2. Et rappelons-nous le projet Camelot, ce projet en sciences socia-les financé dans les années 1960 par l’armée

(1) Aux États-Unis, l’ouvrage le plus marquant du courant qui assimile régime soviétique et totalitarisme est celui de Carl J. Friedrich et Zbigniew Brzezinski : Totalitarian Dictatorship and Autocracy, Cambridge, Harvard University Press, 1956.

(2) Les area studies (comme les Latin American studies, Slavic studies…) sont apparues massivement dans les universités amé-ricaines dans la deuxième moitié des années 1940. La filiation avec les débuts de la guerre froide (les area studies ne se seraient développées que pour former les experts dont le gouvernement avait tant besoin) est une thèse fréquemment avancée (voir par exemple Noam Chomsky (dir.), The Cold War and the Univer-sity, New York, The Free Press, 1998) mais elle est nuancée par certains historiens, qui mettent plutôt en avant la matrice de la Seconde Guerre mondiale (David Engerman, Know your Enemy : The Rise and Fall of America’s Soviet Experts, New York, Oxford University, 2009 ; voir aussi mes recherches en cours sur les Slavic studies aux États-Unis).

américaine et qui visait à comprendre les cau-ses des révoltes sociales afin de pouvoir mener des opérations efficaces de contre-insurrec-tion. C’est pourquoi je pense important, dans le monde post-guerre froide, d’analyser les tra-vaux produits entre 1947 et 1989 pour mon-trer l’influence du conflit Est-Ouest, même si elle peut être non évidente de prime abord. La preuve de la permanence des biais idéologiques est à mes yeux le fait que la plupart des observa-teurs occidentaux ont failli à anticiper les révo-lutions de 1989 3.

Les études sur le bloc soviétique étaient donc particu-lièrement marquées aux États-Unis par cette orga-nisation du savoir issue de la guerre froide ?

Oui, tout à fait. Cependant, la place des étu-des sur le bloc soviétique était paradoxale dans les universités américaines. D’une part, parce que le savoir sur cette région était d’importance stratégique pour le gouvernement, les sources de financement étaient relativement nombreu-ses 4. Ainsi, outre les bourses de l’IREX 5, j’ai par exemple reçu en 1979 une bourse postdoc-torale de la part du Joint Committee on Eas-tern Europe, l’organisme émanant de l’Ameri-

(3) Voir l’article de Gail Kligman et Katherine Verdery, « Reflections on the “Revolutions” of 1989 and After », East European Politics and Societies, 2, 1999, p. 303-312.

(4) Le soutien financier du gouvernement américain est illustré par exemple par l’adoption de deux lois favorisant le financement des études universitaires sur les mondes extra-occidentaux, la première en 1958 après le lancement du Spou-tnik, et la seconde en 1983, en pleine crise des euromissiles.

(5) Après une première bourse en 1973-1974, Katherine Ver-dery bénéficia pendant la guerre froide de trois autres échan-ges avec la Roumanie qui lui permirent des séjours de recher-che de quatre mois en 1979-1980, de onze en 1984-1985 et de cinq en 1987-1988. L’International Research and Exchange Board (IREX) fut fondé en 1968 par les universités américai-nes intéressées par les échanges avec le bloc soviétique, en rem-placement de l’Inter-University Committee on Travel Grants (IUCTG), première organisation dédiée à ces échanges. Intégré sur le plan administratif à l’American Council of Learned Socie-ties et financé par la Fondation Ford, le département d’État et le National Endowment for the Humanities, l’IREX fut à la croisée des circulations de personnes et de savoirs en sciences humaines et sociales entre les États-Unis et le bloc soviétique. Je prépare actuellement une étude sur cette organisation.

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can Council of Learned Societies et du Social Science Research Council et chargé de piloter la recherche sur l’Europe de l’Est.

Mais d’autre part, au sein des disciplines, les chercheurs travaillant sur la région étaient sou-vent marginalisés. C’était en tout cas très claire-ment le cas en anthropologie où les recherches sur le bloc de l’Est, et sur l’Europe en géné-ral, n’avaient que peu de prestige en compa-raison aux études sur les « peuples primitifs » 1. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai longtemps été mieux intégrée dans les études est-européen-nes, à vocation pluridisciplinaire, qu’au sein de ma propre discipline où je me sentais margi-nalisée. Les contacts nés de mes activités dans l’American Association for the Advancement of Slavic Studies (AAASS) ont été sur ce plan par-ticulièrement riches. Je peux aussi évoquer les liens noués avec les autres boursiers de l’IREX en Roumanie.

Mais à propos de l’IREX, les échanges universitai-res avec le bloc soviétique relevaient aussi de la logi-que de guerre froide. Comme Allen Kassof me l’a confié il y a peu de temps 2, sa vision de l’IREX était double : d’une part, faire avancer les connaissan-ces américaines sur le bloc soviétique et développer les travaux universitaires sur la région, et d’autre part, en exposant des sociétés fermées (et leurs élites) à une recherche libre et d’excellence, œuvrer à la dis-location des régimes.

J’ai plusieurs remarques à faire sur ce point et plus généralement sur la place des échanges universitaires dans le dispositif américain de

(1) Cette marginalisation pouvait ne pas seulement relever du terrain choisi : on observe en effet dans les sciences humai-nes et sociales une forme de mépris pour les spécialistes d’une région, à la formation pluridisciplinaire, souvent considérés, de ce fait, comme moins compétents en termes disciplinaires. Katherine Verdery n’est cependant pas concernée par de type de critique car elle possède une formation d’anthropologue et non de spécialiste de l’Europe centrale et orientale.

(2) Allen Kassof fut le directeur exécutif de l’IREX de sa création en 1968 à 1992. Il m’a reçue chez lui à Princeton les 27 et 28 août 2010 pour un long entretien.

guerre froide. Tout d’abord, lors de mon pre-mier séjour en Roumanie, j’ai assisté à une jour-née d’orientation à l’ambassade américaine, qui était obligatoire pour tous les bénéficiaires de bourses d’échange. À ce moment, j’ai vrai-ment eu l’impression qu’on essayait de modeler notre image du régime : on nous a mis en garde contre les écoutes, les informateurs et les sur-veillances de la Securitate, mais j’ai pensé que c’étaient des vues de l’esprit de combattants de la guerre froide un peu paranoïaques. Je dois avouer que j’ai alors eu l’impression que les his-toriens ou les littéraires avaient moins de recul que les anthropologues sur ces questions.

En revanche, après chacun de mes séjours en Roumanie, je n’ai jamais été en contact avec le département d’État ou la CIA pour des débrie-fings mais j’ai cependant reçu en 1987 la visite d’un agent du FBI qui voulait savoir ce que je faisais en Roumanie, si j’avais des relations avec des Roumains… Comme vous l’imaginez, la visite n’a pas duré longtemps. Je pense que cela était lié au fait que j’étais proche d’un cher-cheur d’un laboratoire de physique appliquée travaillant pour le département de la Défense.

Ensuite, et nous y reviendrons sûrement, mon premier séjour en Roumanie m’a ouverte au marxisme, ce qui n’était probablement pas l’objectif du département d’État lorsqu’il encou-rageait les échanges universitaires Est-Ouest !

Enfin, je suis assez sceptique sur l’idée que ces échanges aient participé, d’une façon ou d’une autre, au moins dans le cas roumain, aux changements politiques des années 1980.

Les contacts avec les chercheurs roumains en sciences sociales

Vous arrivez donc pour la première fois en Rouma-nie en 1973, pour un séjour de recherche de dix-huit mois. Pouvez-vous revenir sur les modalités de cet échange ?

J’obtiens en effet en 1973 une bourse de l’IREX pour mener à bien mes recherches

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doctorales. J’ai toujours préféré les bourses de cette organisation à celles du programme Ful-bright 1. Parce que les bourses Fulbright rele-vaient d’un accord intergouvernemental entre la Roumanie et les États-Unis, l’interlocu-teur roumain des lauréats était le ministère de l’Éducation. L’IREX, comme organisation pri-vée émanant des universités américaines, avait comme interlocuteur le Conseil roumain pour la science et la technologie (CNTS) puis l’Aca-démie des sciences politiques et sociales et, de ce fait, les lauréats IREX allaient plus rapide-ment sur le terrain et étaient moins confrontés aux problèmes bureaucratiques.

Mais il faut souligner que dans un premier temps, mon projet fut refusé par les autorités roumaines, pour des questions de discipline universitaire. Il était considéré comme relevant trop du folklore pour les sociologues et trop de la sociologie pour les « folkloristes » et les autorités roumaines ne parvenaient donc pas à me trouver une institution d’accueil, condition obligatoire pour bénéficier de l’échange. Fina-lement, Allen Kassof parvint à négocier mon affiliation avec le directeur de l’Institut d’ethno-graphie et de folklore, Mihai Pop (1907-2000).

Cet institut était plutôt à dominante sociologique ?Oui tout à fait. Mais j’ai toujours beaucoup

lu de sociologie et cette discipline fait partie de ma formation intellectuelle. En outre, mes relations avec Mihai Pop étaient excellentes. C’était un homme merveilleux, formé dans l’entre-deux-guerres à l’école de Gusti dont la sociologie rurale n’était pas très éloignée de l’anthropologie sociale qu’on pouvait trouver aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Même si ses travaux dans les années 1960 et 1970 rele-vaient désormais du champ du folklore, sa for-mation lui permettait d’avoir une vision large

(1) Le programme Fulbright est lancé en Roumanie en 1961 (1959 pour la Pologne).

de son objet d’étude. Les discussions avec lui m’ont en outre éclairée sur les processus sociaux en cours en Roumanie. Son soutien fut donc indispensable et nos conversations étaient fas-cinantes. À l’Institut, j’ai aussi rencontré Henri Stahl. C’est donc vraiment avec les sociologues que je me sentais la plus proche intellectuelle-ment et l’Institut de folklore, du fait de la pré-sence de Pop, était le meilleur lieu d’accueil possible pour moi 2.

Il faut aussi comprendre que l’anthropolo-gie sociale, ce que je faisais, n’avait pas vrai-ment d’équivalent en Roumanie et les rela-tions étaient donc plus compliquées avec les anthropologues roumains. Le mot antropolo-gie désignait surtout l’anthropologie physique. L’anthropologie au sens américain ou fran-çais correspondait en Roumanie aux discipli-nes de l’ethnographie (etnografie) ou de l’eth-nologie (etnologie), voire à la sociologie. En plus, selon moi, il existe une différence de fond entre ce que je nomme l’anthropologie « fran-glus » (française, anglaise et américaine, néolo-gisme que je préfère à « occidentale ») et l’an-thropologie est-européenne 3. L’anthropologie « franglus » a été modelée par l’expérience

(2) La sociologie fut réhabilitée en Roumanie au milieu des années 1960. Ioana Cirtocea a consacré un article à l’école sociologique de Bucarest : « Splendeurs et misères d’un projet intellectuel : l’école monographique de Bucarest », Revue d’his-toire des sciences humaines, 16, 2007, p. 33-56. Elle montre com-ment l’Institut de folklore devint dans les années 1960 et 1970 l’institution dépositaire de l’héritage de l’école de Gusti. Plu-sieurs pages sont consacrées à Mihai Pop, car « son parcours illustre peut-être mieux que celui de n’importe lequel autre de ses collègues, la transformation réussie du monographiste en folkloriste, ainsi que son adaptation au régime » (p. 50-51). Il est aussi intéressant de noter que dans les années 1970, comme Mihail Cernea, Mihai Pop put faire des conférences en Europe de l’Ouest et aux États-Unis (il est par exemple lauréat d’une bourse Fulbright pour faire, entre avril et juin 1974, des confé-rences à Berkeley).

(3) Voir sur ce thème : Katherine Verdery, « “Franglus” Anthropology and East European Ethnography : the Prospects for Synthesis », in Chris Hann et al. (dir.), Anthropology’s Mul-tiple Temporalities and Its Future in Central and Eastern Europe: A Debate, Halle, Max Planck Institute for Social Anthroplogy, Working Paper n° 90, 2007, p. 48-51.

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coloniale, alors que l’ethnologie et l’ethnogra-phie en Europe centrale et orientale se sont développées dans le cadre de la construction de la nation, et non d’un empire. Alors que les anthropologues anglais, français ou américains étudiaient les peuples colonisés ou les Indiens d’Amérique, dans une optique comparatiste et théorique, les scientifiques en Europe centrale et orientale travaillaient sur leur propre popu-lation : ils étaient à la recherche du « peuple », afin de construire une nation et d’en révéler le caractère original. Pour cela, ils n’avaient pas besoin de comparaison, ni de théorie, mais devaient plutôt décrire avec précision les tradi-tions locales.

Avez-vous participé à des projets communs avec des chercheurs roumains ?

Non, pas vraiment. J’étais active dans le milieu américain, notamment au sein de l’AAASS puis en participant dans les années 1980 à la création du East European Anthropo-logy Group 1, mais la plupart des projets que j’ai montés avec mes collègues roumains sont pos-térieurs à 1989. Cela peut s’expliquer par la dif-férence d’approche que j’ai évoquée entre l’an-thropologie roumaine et américaine mais aussi par le fait que je menais, au moins jusqu’au milieu des années 1980, mes recherches dans un petit village et que j’étais relativement iso-lée. Mes contacts avec les Roumains se faisaient donc surtout sur une base individuelle.

En revanche, un anthropologue comme John W. Cole, dont le département à l’Université du Massachussetts était un des rares à s’intéresser à l’Europe, a monté plusieurs projets collectifs avec des Roumains. Au milieu des années 1970, il a envoyé de nombreux étudiants en Rouma-

(1) Certains numéros de la revue publiée par ce groupe sont disponibles sur Internet à l’adresse suivante : http://scho-larworks.iu.edu/journals/index.php/aeer/issue/archive (2 sep-tembre 2010).

nie 2 et a ensuite organisé plusieurs conférences avec des chercheurs roumains.

Ces réseaux intellectuels ont-ils donné lieu à des transferts de savoirs ?

Ils ont très clairement donné lieu à des flux importants d’informations. En sociologie, la renaissance de l’école de Gusti a par exemple bénéficié des échanges internationaux, grâce aux possibilités de mobilité scientifique et aux travaux de plusieurs sociologues américains qui en ont fait connaître les monographies, au pre-mier rang desquels Daniel Chirot (Université de Washington). Grâce à un échange universi-taire dans les années 1970, ce dernier a travaillé de façon étroite avec Henri Stahl et en 1980 il a traduit en anglais un de ses ouvrages 3. Mais à la fin des années 1970, le gouvernement roumain a décidé d’interdire les doctorats en sociologie, car les chercheurs trouvaient trop de choses, ils faisaient des sondages auprès de la population et révélaient l’opposition au gouvernement.

Dans le cas de l’anthropologie, les trans-ferts sont moins évidents, même si aux États-Unis l’anthropologie sur la Roumanie était la seule à atteindre une certaine masse critique en comparaison aux autres pays est-européens du fait de la libéralisation des années 1970 et des encouragements du gouvernement roumain (ce n’est que plus tard que la Hongrie a commencé à être un autre terrain de recherche pour les

(2) Le rapport annuel de l’IREX pour l’année 1975-1976 témoigne en effet de l’obtention de bourses pour la Rouma-nie par plusieurs étudiants du département d’anthropologie de l’Université du Massachussetts.

(3) Henri Stahl, Les anciennes communautés villageoises rou-maines, Paris/Bucarest, Académie de la République socialiste de Roumanie/CNRS, 1969 ; trad. angl., id., Traditional Roma-nian Village Communities : The Transition from the Communal to the Capitalist Mode of Production in the Danube Region, trad. du français par Daniel Chirot et Holley Coulter Chirot, Londres, Cambridge University Press, 1980. Daniel Chirot a aussi fait connaître la sociologie roumaine par des recensions dans des revues américaines : voir par exemple : « Beyond your Shores : Sociology in Romania : A Review of Recent Works », Social Forces, 1, 1972, p. 99-102.

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Américains). Le phénomène que l’on observe actuellement, l’importation en Roumanie de l’anthropologie « franglus », qui peut s’expli-quer par la volonté d’avoir accès aux sources de financement occidental ou de gagner plus de reconnaissance, et qui se fait difficilement car il n’existe pas de tradition dans ce sens, n’exis-tait pas pendant la guerre froide.

Il faut aussi souligner que les chercheurs occidentaux arrivaient parfois en Europe de l’Est comme en pays conquis, avec une men-talité de la « terre brûlée » : ils arrivaient avec leurs théories, restaient un an dans le village puis revenaient chez eux pensant avoir tout compris du pays alors que leur accès au terrain était au mieux intermittent et toujours extrêmement sélectif. Les ethnographes est-européens étu-diaient au contraire une région pendant toute une vie, l’explorant en profondeur sans avoir le sentiment que les concepts occidentaux leurs étaient utiles. Cela est lié une nouvelle fois à la différence entre l’anthropologie « franglus » et l’ethnographie est-européenne que j’ai évo-quée précédemment 1. Si vous considérez que votre travail comme ethnographe est de trou-ver et de préserver les coutumes populaires, travail qui est la base de la légitimation de la nation, vous avez du mal à entendre les anthro-pologues occidentaux qui vous disent que tou-tes ces traditions sont inventées, etc. La récep-tivité à l’anthropologie « franglus » était donc gênée par l’inadaptation des approches occi-dentales et les ethnographes roumains que je connaissais n’étaient pas intéressés, avant

(1) On retrouve le même témoignage sur la différence d’ap-proche entre les anthropologues roumains et américains dans l’entretien avec David Kideckel (professeur d’anthropologie à la Central Connecticut State University et bénéficiaire d’une bourse IREX en 1975-1976) mené par Vintila Mihailescu : voir Vintala Mihailescu, Ilia Iliev et Slobodan Naumovic, Studying Peoples in the People’s Democraties II : Socialist Era Anthropology in South-East Europe, Münster, Lit Verlag, 2008, p. 383-396. En fin d’entretien, David Kideckel dit même : « Sur le plan théo-rique, je n’avais pas ou peu de respect pour les sciences socia-les roumaines » (p. 395).

1989, par l’importation des concepts et théo-ries américaines. Támas Hofer, un ethnogra-phe hongrois, montre bien dans un de ses arti-cle ces différences d’approche 2. Cependant, je pense que le groupe autour de John Cole a pu avoir une certaine influence sur des anthropo-logues roumains, comme par exemple Vintila Mihailescu, qui est maintenant un important anthropologue roumain.

En outre, les chercheurs roumains en scien-ces humaines et sociales qui bénéficiaient d’échanges avec les États-Unis étaient souvent des chercheurs âgés et haut placés, sinon ils étaient étroitement contrôlés sur le plan politi-que. Évidemment, un chercheur travaillant sur la Hongrie ou sur la Pologne, et dans une autre discipline, aurait un point de vue différent du mien sur cette question des transferts de savoirs, d’autant plus que dans ces pays, c’étaient sou-vent les meilleurs chercheurs qui bénéficiaient des échanges avec les États-Unis 3.

L’immersion dans la société roumaine et l’analyse du socialisme

Comment votre premier séjour a-t-il transformé votre vision du système socialiste ?

J’ai conservé dans un premier temps certains « filtres idéologiques ». Cela s’exprima en par-ticulier par le fait que j’envisageais une société roumaine étroitement contrôlée par un parti-État tout puissant. L’explication du fonction-nement politique du système selon une logi-

(2) Támas Hofer, « Anthropologists and Native Ethnogra-phers in Central European Villages : Comparative Notes on the Professional Personality of Two Disciplines », Current Anthro-pology, 4, 1968, p. 311-315. Sa connaissance du champ améri-cain s’explique par l’obtention d’une bourse de la Fondation Ford.

(3) Ce dernier point est confirmé par la lecture des archi-ves de la Fondation Ford qui lance en 1957 un programme d’échanges en sciences humaines et sociales avec la Pologne. Au bout de quelques années, la Fondation estime que prati-quement tous les meilleurs chercheurs polonais de l’époque sont passés entre ses mains (elle avait négocié avec les autorités polonaises de pouvoir choisir, dans une large mesure, les can-didats à l’échange).

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que top-down me semblait alors pertinente et le fait de vivre dans un petit village rendait plus difficile de contrebalancer cette vision car les villageois exprimaient moins de critiques qu’en ville. Une anecdote que je relate dans un de mes articles est emblématique de cette percep-tion 1. Comme je vous l’ai dit au début de l’in-terview, lors de mon arrivée en Transylvanie, je me suis perdue à moto et la police locale m’a arrêtée. Le policier décide donc d’appeler ses supérieurs pour savoir quoi faire de moi et on lui répond qu’on sait qui je suis et que je suis autorisée à demeurer dans ce comté. À l’épo-que, j’avais été impressionnée par le fait qu’on savait en haut lieu exactement qui j’étais, où j’étais et ce que je faisais. Mais avec le recul, j’avais négligé le fait que cet épisode montrait aussi les dysfonctionnements dans la chaîne de commandement, puisque personne n’avait averti la police locale. Le contrôle était donc organisé au centre, mais mal coordonné avec ses échelons inférieurs. Ce n’est que plus tard que cet aspect m’apparut clairement. Malgré tout, comme je vous l’ai dit, j’étais sortie assez sceptique de la journée d’orientation à l’ambas-sade américaine.

Si mon analyse des modes de domina-tion du régime ne changea pas vraiment lors de mon premier séjour, il m’ouvrit cepen-dant au marxisme. J’étais venue en Roumanie sans idée sur la gauche, ni sur le socialisme. Je n’avais jamais lu Marx et je pensais que ses idées étaient mauvaises, autre preuve de l’in-fluence de la guerre froide sur la vie intellec-tuelle américaine. Mais à mon arrivée, en écou-tant toutes ces personnes dont la conscience politique n’était pas vraiment socialiste, je me suis demandée comment on faisait la révolu-tion avec des gens qui n’étaient pas intéressés à être transformés. Je trouvais aussi que certaines réalisations du régime n’étaient pas mauvaises.

(1) Katherine Verdery, « Anthropological Adventures… », op. cit.

J’ai donc commencé à lire Marx et la littéra-ture marxiste et cela a beaucoup influencé mon profil intellectuel. À mon retour en 1974, je me suis plongée dans les travaux néo-marxistes de sociologie sur la théorie du système monde (world-system theory, Immanuel Wallerstein) et en 1977, je suis entrée comme maître de confé-rences à l’Université Johns Hopkins, lieu de production des meilleurs travaux d’inspiration néomarxiste en anthropologie. Ainsi, paradoxa-lement, mon séjour en Roumanie m’a ouverte au marxisme alors que c’était un endroit où la révolution marxiste ne marchait pas très bien… Je n’ai jamais eu d’illusions sur la façon dont le « socialisme réel » fonctionnait en Rouma-nie, mais il me semblait que certains objectifs de la révolution socialiste méritaient qu’on se batte pour eux et que peut-être le régime allait s’améliorer. C’est lors de mon séjour en Rou-manie de 1984-1985 que mon appréciation du régime est devenue totalement négative.

C’est aussi à ce moment que vous pensez l’État so-cialiste comme un État faible ?

Oui, paradoxalement, c’est à l’apogée de la répression que je comprends mieux le mode de fonctionnement de l’État roumain. La crise économique révèle en effet combien, malgré la répression, le gouvernement est incapable de contrôler la population et combien les straté-gies d’adaptation des Roumains érodent le pou-voir du parti, à un moment où il semble pour-tant particulièrement oppressif. C’est pour cela que j’ai intitulé un de mes articles « Le magi-cien d’Oz ». Dans le livre, la jeune fille com-prend à la fin que le magicien qui l’a terrorisée n’est qu’un petit homme qui utilise des miroirs et des artifices pour se rendre effrayant. C’est ce que j’ai aussi compris dans les années 1980 à propos du régime roumain.

Je me suis alors intéressée aux modes de contrôle de cet État faible. Pour moi, le contrôle de l’État tenait à l’appropriation par les gens

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des opportunités qu’il offrait plus qu’à sa capa-cité à obliger la population à faire ce qu’il vou-lait lui voir faire. Par exemple, l’efficacité de l’intimidation policière ne pouvait tenir parfois qu’au carriérisme d’un officier de base. L’État-parti était donc l’hôte de forces contradictoi-res, à la fois centralisatrices et anarchiques, et son pouvoir ne reposait pas tant sur la concen-tration au sommet que sur la large mise à dis-position de l’appareil de pouvoir. Le contrôle des moyens de production et du travail, qui confère un pouvoir paternaliste de redistribu-tion des ressources (et de gestion de la pénu-rie), était aussi évidemment un autre moyen de contrôle pour l’État socialiste 1. C’est pourquoi, selon moi, l’État socialiste cherchait à accumu-ler non pas des profits, comme dans le système capitaliste, mais des ressources redistribuables, dont l’allocation, espérait-il, pourrait concilier la population, d’où l’aspect hautement politi-que de tout ce qui touchait à la consommation. Sur tous ces points, je rejoins donc tout à fait la thèse de Jan Gross sur le « spoiler state » 2.

En parlant de contrôle, vous avez récemment consulté votre dossier à la Securitate. Qu’y avez-vous appris ?

Ce qui m’a le plus frappée est l’ampleur de la surveillance dont j’ai fait l’objet et la certi-tude des autorités roumaines que les anthro-pologues occidentaux étaient tous des espions. Dans mon cas, dans les années 1970, j’étais sur-veillée parce que beaucoup d’habitants d’Aurel Vlaicu travaillaient dans une usine d’armement proche du village. En passant, cela montre à nouveau les dysfonctionnements du système, car ce sont bien les autorités de la commune qui m’avaient assignée dans ce village. La main droite ne savait donc pas ce que faisait la gau-

(1) Voir Katherine Verdery, « Theorizing Socialism : A Prologue to the “Transition” », American Ethnologist, 3, 1991, p. 419-439.

(2) Jan Gross, The Revolution from Abroad : The Soviet Conquest of Poland’s Western Ukraine and Western Belorussia, Princeton, Princeton University Press, 2002.

che… Puis la police secrète roumaine fut de plus en plus sensible au fait que les anthropolo-gues collectaient des données socio-politiques, données dont la publication pouvait mettre en péril la sécurité du pays en donnant une mau-vaise image du régime et en soulignant ses dys-fonctionnements. Et de fait, c’est bien ce que nous faisions. Alors nous étions peut-être bien dans ce sens des espions 3 ! J’étais aussi soup-çonnée d’avoir des liens avec les exilés hon-grois (mon nom, bien que d’origine française, peut apparaître comme hongrois) et de faire de « l’agitation parmi les milieux nationalistes irrédentistes ».

Cela donne raison à l’IREX qui encourageait les boursiers en sciences sociales au détriment des huma-nités car les premiers travaillaient sur des sujets plus « sensibles », susceptibles d’éclairer les failles du sys-tème socialiste ?

Oui en effet, l’IREX espérait envoyer des chercheurs qui collecteraient des données sur la vie politique et sociale des pays du bloc de l’Est. Cela pouvait conduire à des situations compli-quées pour nous : si les résultats de nos recher-ches n’allaient pas dans le sens du gouvernement du pays hôte, que devions-nous faire ? Publier nos travaux en prenant le risque de ne plus être autorisé à retourner sur notre terrain 4 ?

Pour conclure, vous vous prononcez pour l’avène-ment d’études post-socialistes et post-guerre froide 5. Pouvez-vous revenir sur cette idée ?

Mon idée, comme je vous l’ai dit, est de reve-nir sur les recherches faites pendant la guerre

(3) D’où le titre des futurs Mémoires de Katherine Verdery : My Life as a Spy : Memoirs of a Cold War Anthropologist.

(4) Dans son rapport final à l’IREX (cité note 8, p. XXX), Katherine Verdery revenait longuement sur ce dilemme (parce qu’elle pensait récolter beaucoup de données sur la mobilité sociale avant et après l’arrivée au pouvoir du parti communiste, ce qui ne fut finalement pas le cas), le qualifiant « d’aspect le plus déprimant de son expérience en Roumanie ».

(5) Pour plus de détails, voir l’article coécrit par Katherine Ver-dery et Sharad Chari : « Thinking between the Posts : Postcolo-nialism, Postsocialism, and Ethnography after the Cold War », Comparative Studies in Society and History, 1, 2009, p. 6-34.

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froide pour en dégager l’influence du conflit Est-Ouest. Il faut par exemple cesser de pen-ser un monde divisé, comme on le faisait avant 1989, pour le penser comme un seul, avec des multiples interconnexions, et de comprendre combien l’ensemble des pays fut influencé par la compétition entre les deux superpuissances. C’est là une première chose qui relève des étu-des post-guerre froide.

Quant aux études post-socialistes, il s’agit de développer, sur le modèle des études postco-loniales, un discours critique des formes pri-ses par les sociétés occidentales. Par exemple, je travaille sur les restitutions de propriété dans les anciens pays socialistes 1 et je pense que cette étude peut être utilisée pour réfléchir de façon critique sur le concept même de propriété et sur la place qu’il occupe, en particulier dans le système politique et économique des sociétés occidentales, et sur son rôle idéologique.

Au croisement des études post-socialistes et post-guerre froide se situe à mon avis une réflexion critique sur la modernité capitaliste.

Katherine Verdery, Graduate Center, City University of New York, 10016-4309,

New York, États-Unis.

Justine Faure, Frontières, acteurs et représentations de l’Europe (FARE),

Institut d’études politiques de Strasbourg, 67082, Strasbourg cedex, France.

Katherine Verdery est professeure d’anthropologie du Gra-duate Center de la City University of New York. Spécialiste de la Roumanie, ses recherches portent sur l’idéologie natio-nale et sur l’anthropologie de la propriété, en réfléchissant à la fois à la question des restitutions de propriété post-1989 (The Vanishing Hectare : Property and Value in Postsocialist Transylvania, Cornell University Press, 2003) et au mouvement

(1) Un des axes des recherches actuelles de Katherine Ver-dery porte en effet sur l’anthropologie de la propriété.

inverse, celui des collectivations des années 1950 (avec Gail Kligman, Peasants under Siege : The Collectivization of Roma-nian Agriculture, 1949-1962, Princeton University Press, 2011). ([email protected])

Justine Faure est maître de conférences en histoire contem-poraine à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Elle est l’auteure de L’Ami américain : la Tchécoslovaquie enjeu de la diplomatie américaine 1943-1968 (Tallandier, 2004 ; traduit et publié en tchèque aux Éditions Lidové Noviny, 2005) et codirec-trice, avec Pierre Melandri, d’un numéro spécial de Vingtième Siècle. Revue d’histoire consacré à l’Amérique de George W. Bush (n° 97, janvier-mars 2008). Ses recherches actuel-les portent sur la question de la production et de la circula-tion des savoirs en sciences humaines et sociales entre les États-Unis et l’Europe de l’Est durant la guerre froide. ([email protected])

Bibliographie de Katherine Verdery

Seuls les ouvrages sont ici indiqués. Pour les arti-cles, outre les notes infrapaginales de l’entretien, je me permets de renvoyer au curriculum vitae disponi-ble sur le site de la City University of New York.

Ouvrages

– Transylvanian Villagers : Three Centuries of Poli-tical, Economic, and Ethnic Change, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1983.

– National Ideology Under Socialism : Identity and Cultural Politics in Ceausescu’s Romania, Berkeley, University of California Press, 1991.

– What Was Socialism, and What Comes Next ?, Princeton, Princeton University Press, 1996.

– The Political Lives of Dead Bodies : Reburial and Postsocialist Change, New York, Columbia Univer-sity Press, 1999.

– The Vanishing Hectare : Property and Value in Postsocialist Transylvania, Ithaca, Cornell Univer-sity Press, 2003.

– avec Gail Kligman, Peasants under Siege : The Collectivization of Romanian Agriculture, 1949-1962, Princeton, Princeton University Press, 2011.

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Ouvrages dirigés

– avec József Böröcz, « Gender and Nationa-lism in Eastern Europe », numéro spécial de East European Politics and Societies, 2, 1994.

– avec Ivo Banac, National Character and Natio-nal Ideology in Interwar Eastern Europe, New Haven, Yale Center for International Studies, 1995.

– avec Michael Burawoy, Uncertain Transition : Ethnographies of Everyday Life in the Postsocialist World, Boulder, Rowman and Littlefield, 1999.

– avec Caroline Humphrey, Property in Ques-tion : Value Transformation in the Global Economy, New York, Berg Press, 2004.