valery paul. la philosophie de la danse

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  • 7/26/2019 VALERY Paul. La Philosophie de La Danse

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    Paul VALRY (1871-1945)

    La philosophiede la danse

    1936

    Un document produit en version numriquepour Les Classiques des sciences sociales

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec ChicoutimiSite web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Paul Valry, Philosophie de la danse (1936) 2

    Un document produit en version numrique ralisepour Les Classiques des sciences sociales partir de :

    Paul Valry (1871-1945)

    Philosophie de la danse (1936)

    Une dition lectronique ralise partir du texte de Paul Valry, Philosophie de la danse (1938), in uvres I, Varit, Thorie potiqueet esthtique , Nrf, Gallimard, 1957, 1857 pages, pp. 1390-1403.Confrence lUniversit des Annales le 5 mars 1936. Premirepublication : dans Conferencia,1ernovembre 1936.

    Pour faciliter la lecture lcran, nous sautons rgulirement une ligne dunparagraphe au suivant quand ldition originale va simplement la ligne.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 10 janvier 2003 Chicoutimi, Qubec.

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    Paul Valry, Philosophie de la danse (1936) 3

    Philosophie de la danse

    par Paul Valry (1936)

    Avant que Mme Argentina vous saisisse, vous capture dans la sphre devie lucide et passionne que son art va former ; avant quelle montre et d-montre ce que peut devenir un art dorigine populaire, cration de la sensi-bilit dune race ardente, quand lintelligence sen empare, la pntre et en faitun moyen souverain dexpression et dinvention, il faut vous rsigner entendre quelques propositions que va, devant vous, risquer sur la Danse unhomme qui ne danse pas.

    Vous attendrez un peu le moment de la merveille, et vous vous direz queje ne suis pas moins impatient que vous den tre ravi.

    Jentre tout de suite dans mes ides, et je vous dis sans autre prparationque la Danse, mon sens, ne se borne pas tre un exercice, un divertisse-ment, un art ornemental et un jeu de socit quelquefois ; elle est chosesrieuse et, par certains aspects, chose trs vnrable. Toute poque qui acompris le corps humain, ou qui a prouv, du moins, le sentiment du mystrede cette organisation, de ses ressources, de ses limites, des combinaisonsdnergie et de sensibilit quil contient, a cultiv, vnr la Danse.

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    Elle est un art fondamental, comme son universalit, son antiquit imm-moriale, les usages solennels quon en a fait, les ides et les rflexions quellea de tout temps engendres, le suggrent ou le prouvent. Cest que la Danse

    est un art dduit de la vie mme, puisquelle nest que laction de lensembledu corps humain ; mais action transpose dans un monde, dans une sortedespace-temps qui nest plus tout fait le mme que celui de la vie pratique.

    Lhomme sest aperu quil possdait plus de vigueur, plus de souplesse,plus de possibilits articulaires et musculaires quil nen avait besoin poursatisfaire aux ncessits de son existence et il a dcouvert que certains de cesmouvements lui procuraient par leur frquence, leur succession ou leuramplitude, un plaisir qui allait jusqu une sorte divresse, et si intense parfois,quun puisement total de ses forces, une sorte dextase dpuisement pouvaitseule interrompre son dlire, sa dpense motrice exaspre.

    Nous avons donc trop de puissances pour nos besoins. Vous pouvezfacilement observer que la plupart, limmense plupart, des impressions quenous recevons de nos sens ne nous servent rien, sont inutilisables, ne jouentaucun rle dans le fonctionnement des appareils essentiels la conservationde la vie. Nous voyons trop de choses ; nous entendons trop de choses dontnous ne faisons rien ni ne pouvons rien faire ; ce sont parfois les propos dunconfrencier.

    Mme remarque quant nos pouvoirs daction : nous pouvons excuter

    une foule dactes qui nont aucune chance de trouver leur emploi dans lesoprations indispensables ou importantes de la vie. Nous pouvons tracer uncercle, faire jouer les muscles de notre visage, marcher en cadence ; tout ceci,qui a permis de crer la gomtrie, la comdie et lart militaire, est de lactionqui est inutile en soi, au fonctionnement vital.

    Ainsi, les moyens de relation de la vie, nos sens, nos membres articuls,les images et les signes qui commandent nos actions et la distribution de nosnergies, qui coordonnent les mouvements de notre marionnette, pourraient nesemployer quau service de nos besoins physiologiques, et se restreindre attaquer le milieu o nous vivons, ou nous dfendre contre lui, de manire

    que leur unique affaire consistt dans la conservation de notre existence.

    Nous pourrions ne mener quune vie strictement occupe du soin de notremachine vivre, parfaitement indiffrents ou insensibles tout ce qui ne joueaucun rle dans les cycles de transformation qui composent notre fonctionne-ment organique ; ne ressentant, naccomplissant rien que de ncessaire, nefaisant rien qui ne ft une raction limite, une riposte finie quelque inter-vention extrieure. Car nos actes utiles sont finis. Ils vont dun tat un autre.

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    Voyez que les animaux ont lair de ne rien percevoir, ni de ne rien fairedinutile. Lil dun chien voit les astres, sans doute ; mais ltre de ce chienne donne aucune suite cette vue. Loreille de ce chien peroit un bruit qui la

    dresse et linquite ; mais il nabsorbe de ce bruit que ce quil faut pour yrpondre par une action immdiate et uniforme. Il ne sattarde pas dans laperception. La vache, dans son pr, non loin duquel le Calais-Mditerraneroule grand fracas, fait un bond, le train fuit ; nulle ide dans la bte ne courtaprs ce train : elle revient son herbe tendre, sans le suivre de ses beauxyeux. Lindex de sa cervelle retourne aussitt zro.

    Les animaux, cependant, semblent parfois se divertir. Le chat, visiblement,joue avec la souris. Les singes font des pantomimes. Les. chiens se poursui-vent, sautent au nez des chevaux ; et je ne sais rien qui donne lide du jeu leplus heureusement libre que les bats des marsouins qui se voient au large,

    merger, plonger, vaincre un navire la course, lui passer sous ltrave etreparatre dans lcume, plus vifs que les vagues, et parmi elles et commeelles, brillant et variant au soleil. Est-ce dj de la danse ?

    Mais tous ces divertissements animaux peuvent sinterprter comme desactions utiles, des pousses impulsives dues au besoin de consumer unenergie surabondante, ou de maintenir en tat de souplesse ou de vigueur desorganes destins loffensive ou la dfensive vitale. Et je crois observer queles espces qui paraissent le plus rigoureusement construites et doues desinstincts les plus spcialiss, comme les fourmis ou les abeilles, paraissentaussi les plus conomes de leur temps. Les fourmis ne perdent pas une minute.

    Laraigne guette et ne samuse pas sur sa toile. Mais lhomme ?

    Lhomme est cet animal singulier qui se regarde vivre, qui se donne unevaleur, et qui place toute cette valeur quil lui plat de se donner dans limpor-tance quil attache des perceptions inutiles et des actes sans consquencephysique vitale.

    Pascal plaait toute notre dignit dans la pense ; mais cette pense quinous difie, nos propres yeux, au-dessus de notre condition sensible estexactement la pense qui ne sert rien. Remarquez quil ne sert de rien notre

    organisme que nous mditions sur lorigine des choses, sur la mort ; et davan-tage, que les penses de cet ordre si relev seraient nuisibles plutt, et mmefatales notre espce. Nos penses les plus profondes sont les plus indiff-rentes notre conservation et, en quelque sorte, futiles par rapport elles.

    Mais notre curiosit plus avide quil nest ncessaire, mais notre activitplus excitable quaucun but vital ne lexige, se sont dveloppes jusqu

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    linvention des arts, des sciences, des problmes universels, et jusqu la pro-duction dobjets, de formes, dactions dont on pouvait facilement se passer.

    Mais encore cette invention et cette production libres et gratuites, tout ce

    jeu de nos sens et de nos puissances se sont trouvs peu peu une sorte dencessit et une sorte dutilit.

    Lart comme la science, chacun selon ses voies, tendent faire une sortedutile avec de linutile, une sorte de ncessaire avec de larbitraire. Ainsi, lacration artistique nest pas tant une cration duvres quune cration dubesoin des uvres; car les uvres sont des produits, des offres, qui supposentdes demandes, des besoins.

    Voil bien de la philosophie, pensez-vous... Je le confesse... Jen ai mis un

    peu trop. Mais quand on nest pas un danseur ; quand on serait bien en peinenon seulement de danser, mais dexpliquer le moindre pas ; quand on nepossde, pour traiter des prodiges que font les jambes, que les ressourcesdune tte, on na de salut que dans quelque philosophie, cest--dire quelon reprend les choses de fort loin avec lespoir de faire vanouir lesdifficults par la distance. Il et beaucoup plus simple de construire un universque dexpliquer comment un homme tient sur ses pieds. Demandez Aristote, Descartes, Leibniz et quelques autres.

    Cependant, un philosophe peut bien regarder laction de quelque danseuse,et, remarquant quil y trouve du plaisir, il peut aussi bien essayer de tirer de

    son plaisir le plaisir second dexprimer ses impressions dans son langage.

    Mais dabord, il peut en tirer quelques belles images. Les philosophes sontfriands dimages : il nest pas de mtier qui en demande davantage, quoiquilsles dissimulent parfois sous des mots couleur de muraille. Ils en ont cr declbres : lun, une caverne ; lautre, un fleuve sinistre que lon ne repassejamais ; un autre, un Achille qui sessouffle aprs une tortue inaccessible. Lesmiroirs parallles, les coureurs qui se passent un flambeau, et jusquNietzsche avec son aigle, son serpent, son danseur de corde, cest tout un ma-triel, toute une figuration dides dont on pourrait faire un fort beau balletmtaphysique o se composeraient sur la scne tant de symboles fameux.

    Mon philosophe, cependant, ne se contente pas de cette reprsentation.Que faire devant la Danse et la danseuse pour se donner lillusion den savoirun peu plus quelle-mme sur ce quelle sait le mieux et quon ne sait pas lemoins du monde ? Il faut bien quil compense son ignorance technique etdissimule son embarras par quelque ingniosit dinterprtation universelle decet art, dont il constate et subit les prestiges.

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    Il sy met ; il sy consacre sa faon... La faon dun philosophe, sonentre en danse est bien connue... Il esquisse le pas de l interrogation. Et,comme il sied un acte inutile et arbitraire, il sy livre sans prvoir de fin ; ilentre dans une interrogation illimite, dans linfini de la forme interrogative.

    Cest son mtier.

    Il joue son jeu. Il commence par son commencement ordinaire. Et le voiciqui se demande :

    Quest-ce donc que la Danse ?

    Quest-ce donc que la Danse ? Il sembarrasse et se paralyse aussitt lesesprits, ce qui le fait songer dune fameuse question et dun fameux embar-ras de saint Augustin.

    Saint Augustin confesse quil sest demand un jour ce que cest que leTemps ; et il avoue quil le savait fort bien quand il ne pensait pas sinter-roger ; mais quil se perdait dans les carrefours de son esprit ds quilsappliquait ce nom, sy arrtait et lisolait de quelque emploi immdiat et dequelque expression particulire. Remarque trs profonde...

    Mon philosophe en est l : hsitant sur le seuil redoutable qui spare unequestion dune rponse, obsd par le souvenir de saint Augustin, rvant danssa pnombre lembarras de ce grand saint :

    Quest-ce que le Temps ? Mais quest-ce que la Danse ?...

    Mais la Danse, se dit-il, ce nest aprs tout quune forme du Temps, cenest que la cration dune espce de temps, ou dun temps dune espce toutedistincte et singulire.

    Le voici dj moins soucieux : il a fait le mariage de deux difficults.Chacune, ltat spar, le laissait perplexe et sans ressource ; mais les voiciconjointes. Lunion sera fconde, peut-tre. Il en natra quelques ides, et cestl prcisment ce quil cherche, cest son vice et son jouet.

    Il regarde alors la danseuse avec des yeux extraordinaires, les yeux extra-lucides qui transforment tout ce quils voient en quelque proie de lespritabstrait. Il considre, il dchiffre sa guise le spectacle.

    Il lui apparat que cette personne qui danse senferme, en quelque sorte,dans une dure quelle engendre, une dure toute faite dnergie actuelle toutefaite de rien qui puisse durer. Elle est linstable, elle prodigue linstable, passepar limpossible, abuse de limprobable ; et, force de nier par son effort

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    ltat ordinaire des choses, elle cre aux esprits lide dun autre tat, dun tatexceptionnel, un tat qui ne serait que daction, une permanence qui se feraitet se consoliderait au moyen dune production incessante de travail, compa-rable la vibrante station dun bourdon ou dun sphinx devant le calice de

    fleurs quil explore, et qui demeure, charg de puissance motrice, peu prsimmobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes.

    Notre philosophe peut aussi bien comparer la danseuse une flamme, et,en somme, tout phnomne visiblement entretenu par la consommation in-tense dune nergie de qualit suprieure.

    Il lui apparat aussi que, dans ltat dansant, toutes les sensations du corps la fois moteur et m sont enchanes et dans un certain ordre, quelles sedemandent et se rpondent les unes les autres, comme si elles se rpercutaient,se rflchissaient sur la paroi invisible de la sphre des forces dun tre vivant.

    Permettez-moi cette expression terriblement hardie : je nen trouve pasdautre. Mais vous saviez davance que je suis crivain obscur et compliqu...

    Mon philosophe, ou, si vous prfrez, lesprit afflig de la manieinterrogante, se pose devant la danse ses questions accoutumes. Il appliqueses pourquoiet ses comment;ses instruments ordinaires dlucidation, quisont les moyens de son art lui ; et il essaye de substituer, comme vous venezde vous en apercevoir, lexpression immdiate et expdiente des choses, desformules plus ou moins bizarres qui lui permettent de rattacher ce gracieuxfait : la Danse, lensemble de ce quil sait, ou croit savoir.

    Il tente dapprofondir le mystre dun corps qui, tout coup, comme parleffet dun choc intrieur, entre dans une sorte de vie la fois trangementinstable et trangement rgle ; et la fois trangement spontane, mais tran-gement savante et certainement labore.

    Ce corps semble stre dtach de ses quilibres ordinaires. On dirait quiljoue au plus fin, je veux dire : au plus prompt, avec sa pesanteur, dont ilesquive chaque instant la tendance. Ne parlons pas de sanction !

    En gnral, il se donne un rgime priodique plus ou moins simple, quisemble se conserver de soi seul ; il est comme dou dune lasticit suprieure

    qui rcuprerait limpulsion de chaque mouvement et la restituerait aussitt.On songe la toupie qui se tient sur sa pointe et qui ragit si vivement aumoindre choc.

    Mais voici une remarque dimportance, qui vient cet esprit philosophant,qui ferait mieux de se distraire sans rserve et de sabandonner ce quil voit.Il observe que ce corps qui danse semble ignorer ce qui lentoure. Il semble

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    bien quil nait affaire qu soi-mme et un autre objet, un objet capital,duquel il se dtache ou se dlivre, auquel il revient, mais seulement pour yreprendre de quoi le fuir encore...

    Cest la terre, le sol, le lieu solide, le plan sur lequel pitine la vie ordi-naire, et procde la marche, cette prose du mouvement humain.

    Oui, ce corps dansant semble ignorer le reste, ne rien savoir de tout ce quilenvironne. On dirait quil scoute et ncoute que soi ; on dirait quil ne voitrien, et que les yeux quil porte ne sont que des joyaux, de ces bijoux inconnusdont parle Baudelaire, des lueurs qui ne lui servent de rien.

    Cest donc bien que la danseuse est dans un autre monde, qui nest pluscelui qui se peint de nos regards, mais celui quelle tisse de ses pas et construitde ses gestes. Mais, dans ce monde-l, il ny a point de but extrieur aux

    actes ; il ny a pas dobjet saisir, rejoindre ou repousser ou fuir, unobjet qui termine exactement une action et donne aux mouvements, dabord,une direction et une coordination extrieures, et ensuite une conclusion netteet certaine.

    Ce nest pas tout : ici, point dimprvu ; sil parat quelquefois que ltredansant agit comme devant un incident imprvu, cet imprvu fait partie duneprvision trs vidente. Tout se passe comme si... Mais rien de plus !

    Donc, ni but, ni incidents vritables, point dextriorit...

    Le philosophe exulte. Point dextriorit ! La danseuse na point de de-hors... Rien nexiste au-del du systme quelle se forme par ses actes, syst-me qui fait songer au systme tout contraire et non moins ferm que nousconstitue le sommeil, dont la loi tout oppose est labolition, labstentiontotale des actes.

    La danse lui apparat comme un somnambulisme artificiel, un groupe desensations qui se fait une demeure soi, dans laquelle certains thmes muscu-laires se succdent selon une succession qui lui institue son temps propre, sadure absolument sienne, et il contemple avec une volupt et une dilection de

    plus en plus intellectuelles cet tre qui enfante, qui met du profond de soi-mme cette belle suite de transformations de sa forme dans lespace ; quitantt se transporte, mais sans aller vritablement nulle part ; tantt se modifiesur place, sexpose sous tous les aspects ; et qui, parfois, module savammentdes apparences successives, comme par phases mnages ; parfois se changevivement en un tourbillon qui sacclre, pour se fixer tout coup, cristalliseen statue, orne dun sourire tranger.

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    Mais ce dtachement du milieu, cette absence de but, cette ngation desmouvements explicables, ces rotations compltes (quaucune circonstance dela vie ordinaire nexige de notre corps), ce sourire mme qui nest personne,

    tous ces traits sont dcisivement opposs ceux de notre action dans le mondepratique et de nos relations avec lui.

    Dans celui-ci, notre tre se rduit la fonction dun intermdiaire entre lasensation dun besoin et limpulsion qui satisfera ce besoin. Dans ce rle, ilprocde toujours par la voie la plus conomique, sinon toujours la plus cour-te : il recherche le rendement. La ligne droite, la moindre action, le temps leplus bref, semblent linspirer. Un homme pratique est un homme qui a lins-tinct de cette conomie de temps et de moyens, et qui lobtient dautant plusaisment que son but est plus net et mieux localis : un objet extrieur.

    Mais nous avons dit que la danse, cest tout le contraire. Elle se passe dansson tat, elle se meut dans elle-mme, et il ny a, en elle-mme, aucune raison,aucune tendance propre lachvement. Une formule de la danse pure ne doitrien contenir qui fasse prvoir quelle ait un terme. Ce sont des vnementstrangers qui la terminent ; ses limites de dure ne lui sont pas intrinsques ;ce sont celles des convenances dun spectacle ; cest la fatigue, cest ledsintressement qui interviennent. Mais elle ne possde pas de quoi finir.Elle cesse comme un rve cesse, lequel pourrait indfiniment se poursuivre :elle cesse, non par lachvement de quelque entreprise, puisquil ny a pointdentreprise, mais par lpuisement dautre chose qui nest pas en elle.

    Et donc, permettez-moi quelque expression hardie, ne pourrait-on laconsidrer, et je vous lai dj fait pressentir, comme une manire de vieintrieure, en donnant prsent, ce terme de psychologie, un sens nouveauo la physiologie domine ?

    Vie intrieure, mais celle-ci toute construite de sensations de dure et desensations dnergie qui se rpondent, et forment comme une enceinte dersonances. Cette rsonance, comme toute autre, se communique : une partiede notre plaisir de spectateurs et de se sentir gagns par les rythmes etvirtuellement dansants nous-mmes !

    Allons un peu plus avant pour tirer de cette sorte de philosophie de laDanse des consquences ou des applications assez curieuses. Si jai parl decet art, en me tenant ces considrations trs gnrales, cest un peu aveclarrire-pense de vous conduire o je viens prsent. Jai essay de vouscommuniquer une ide assez abstraite de la Danse, et de vous la reprsentersurtout comme une action quise dduit, puisse dgagede laction ordinaire etutile, et finalementsy oppose.

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    Mais ce point de vue dune trs grande gnralit (et cest pourquoi je laiadopt aujourdhui), conduit embrasser beaucoup plus que la danseproprement dite. Toute action qui ne tend pas lutile, et qui, dautre part, est

    susceptible dducation, de perfectionnement de dveloppement, se rattache ce type simplifi de la danse, et, par consquent, tous les arts peuvent treconsidrs comme des cas particuliers de cette ide gnrale, puisque tous lesarts, par dfinition, comportent une partie daction, laction qui produitluvre, ou bien qui la manifeste.

    Un pome, par exemple, est action, parce quun pome nexiste quaumoment de sa diction : il est alors en acte. Cet acte, comme la danse, na pourfin que de crer un tat ; cet acte se donne ses lois propres ; il cre, lui aussi,un temps et une mesure du temps qui lui conviennent et lui sont essentiels : onne peut le distinguer de sa forme de dure. Commencer de dire des vers, cest

    entrer dans une danse verbale.

    Considrez aussi un virtuose au travail, un violoniste un pianiste. Neregardez que les mains de celui-ci. Bouchez-vous les oreilles, si vous losez.Mais ne voyez que ces mains. Voyez-les agir et courir sur ltroite scne queleur offre le clavier. Ces mains ne sont-elles pas des danseuses qui, elles aussi,ont d tre soumises pendant des annes une discipline svre, desexercices sans fin ?

    Je vous rappelle que vous nentendez rien. Vous ne faites que voir cesmains qui vont et viennent, se fixent en un point, se croisent, jouent parfois

    saute-mouton ; tantt lune sattarde, tandis que lautre semble chercher lespas de ses cinq doigts lautre bout de la carrire divoire et dbne. Voussouponnez que tout ceci obit certaines lois, que tout ce ballet est rgl,dtermin...

    Observons, en passant, que si vous nentendez rien et si vous ignorez lemorceau qui se joue, vous ne pouvez du tout prvoir quel point de ce mor-ceau en est lexcution. Ce que vous voyezne vous montre par aucun indiceltat davancement de la tche du pianiste ; mais vous ne doutez pas que cetteaction dans laquelle il est engag ne soit chaque instant soumise une rgleassez complexe, sans doute...

    Avec un peu plus dattention, vous dcouvririez dans cette complexitcertaines restrictions la libert des mouvements de ces mains qui agissent etse multiplient sur le piano. Quoi quelles fassent, elles semblent ne pas le fairesans sobliger respecter je ne sais quelle galit successive. La cadence, lamesure, le rythme se rvlent. Je ne veux pas entrer dans ces questions, qui,trs connues et sans difficult, dans la pratique, me paraissent manquer jus-quici dune thorie satisfaisante ; comme il arrive dailleurs, en toute matire

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    o le temps est directement en cause. Il faut alors en revenir ce que disaitsaint Augustin.

    Mais cest un fait ais observer que tous les mouvements automatiques

    qui correspondent un tat de ltre, et non un but figur et localis, pren-nent un rgime priodique ; lhomme qui marche prend un rgime de cetteespce ; le distrait qui balance son pied ou qui tambourine sur les vitres ;lhomme en profonde rflexion qui se caresse le menton, etc.

    Encore un peu de courage. Poussons un peu plus loin : un peu plus loin delide immdiate et accoutume que lon se fait de la danse.

    Je vous disais, tout lheure, que tous les arts sont des formes trs variesde laction et sanalysent en termes daction. Considrez un artiste dans son

    travail, liminez les intervalles de repos ou dabandon momentan ; voyez-leagir, simmobiliser, reprendre vivement son exercice.

    Supposez quil soit assez entran, sr de ses moyens, pour ntre plus, aumoment de lobservation que vous faites de lui, quun excutant et, parconsquent, pour que ces oprations successives tendent seffectuer en destemps commensurables, cest--dire avec un rythme ; vous pouvez alorsconcevoir la ralisation dune uvre dart, une uvre de peinture et desculpture, comme une uvre dart elle-mme, dont lobjet matriel qui sefaonne sous les doigts de lartiste nest plus que le prtexte, laccessoire descne, le sujet du ballet.

    Cette vue vous parat hardie, jimagine ? Mais songez que, pour maintgrand artiste une uvre nest jamais acheve ; ce quils croient tre leur dsirde perfection nest peut-tre quune forme de cette vie intrieure toute faitednergie et de sensibilit en change rciproque et comme rversible, dont jevous ai parl.

    Rappelez-vous, dautre part, ces constructions des Anciens qui slevaientau rythme de la flte, dont les chanes de manuvres et de maons obser-vaient les commandements.

    Je pourrais vous raconter aussi la curieuse histoire que rapporte le Journaldes Goncourt, dun peintre japonais qui vint Paris et fut convi par eux excuter quelques ouvrages devant une petite runion damateurs.

    Mais il est grand temps de clore cette danse dides autour de la dansevivante.

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    Jai voulu vous montrer comment cet art, loin dtre un futile divertis-sement, loin dtre une spcialit qui se borne la production de quelquesspectacles lamusement des yeux qui le considrent ou des corps qui sylivrent, est tout simplement uneposie gnrale de laction des tres vivants:

    elle isole et dveloppe les caractres essentiels de cette action, la dtache, ladploie, et fait du corps quelle possde un objet dont les transformations, lasuccession des aspects, la recherche des limites des puissances instantanes deltre, font ncessairement songer la fonction que le pote donne sonesprit, aux difficults quil lui propose, aux mtamorphoses quil en obtient,aux carts quil en sollicite et qui lloignent, parfois excessivement, du sol,de la raison, de la notion moyenne et de la logique du sens commun.

    Quest-ce quune mtaphore, si ce nest une sorte de pirouette de lidedont on rapproche les diverses images ou les divers noms ? Et que sont toutesces figures dont nous usons, tous ces moyens, comme les rimes, les inver-

    sions, les antithses, si ce ne sont des usages de toutes les possibilits dulangage, qui nous dtachent du monde pratique pour nous former, nous aussi,notre univers particulier, lieu privilgi de la danse spirituelle ?

    Je vous livre prsent, fatigus de parole, mais dautant plus avides den-chantements sensibles et de plaisir sans peine, je vous livre lart mme, laflamme, lardente et subtile action de Mme Argentina.

    Vous savez quels prodiges de comprhension et dinvention cette grandeartiste a crs, ce quelle a fait de la danse espagnole. Quant moi, qui ne

    vous ai parl, et bien surabondamment, que de la Danse abstraite je ne puisvous dire combien jadmire le travail dintelligence qua accompli Argentinaquand elle a repris, dans un style parfaitement noble et profondment tudi,un type de danse populaire quil arrivait quon encanaillait facilement nagu-re, et surtout hors dEspagne.

    Je pense quelle a obtenu ce magnifique rsultat, puisquil sagissait desauver une forme dart et den rgnrer la noblesse et la puissance lgitime,par une analyse infiniment dlie des ressources de ce type dart, et des sien-nes propres. Voil qui me touche et qui mintresse passionnment. Je suiscelui qui noppose jamais, qui ne sait pas opposer, lintelligence la sensibi-

    lit, la conscience rflchie ses donnes immdiates, et je salue Argentina enhomme qui est exactement content delle comme il voudrait bien tre contentde soi.

    FIN DU TEXTE