ursule mirouët - biblioteka.kijowski.pl
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HONOREacute DE BALZAC
LA COMEacuteDIE HUMAINEEacuteTUDES DE MŒURS
SCEgraveNES DE LA VIE DE PROVINCE
URSULE MIROUEumlT
Agrave MADEMOISELLE SOPHIE SURVILLE
Crsquoest un vrai plaisir ma chegravere niegravece que dete deacutedier un livre dont le sujet et les deacutetailsont eu lrsquoapprobation si difficile agrave obtenir drsquounejeune fille agrave qui le monde est encore inconnu etqui ne transige avec aucun des nobles principesdrsquoune sainte eacuteducation Vous autres jeunes fillesvous ecirctes un public redoutable car on ne doitvous laisser lire que des livres purs comme votreacircme est pure et lrsquoon vous deacutefend certaines lec-tures comme on vous empecircche de voir la Socieacute-teacute telle qursquoelle est Nrsquoest-ce pas alors agrave donner delrsquoorgueil agrave un auteur que de vous avoir plu Dieuveuille que lrsquoaffection ne trsquoait pas trompeacutee Quinous le dira lrsquoavenir que tu verras je lrsquoespegravereet ougrave je ne serai plus
Ton oncleHONOREacute DE BALZAC
PREMIEgraveRE PARTIE
LES HEacuteRITIERS ALARMEacuteS
En entrant agrave Nemours du cocircteacute de Paris onpasse sur le canal du Loing dont les bergesforment agrave la fois de champecirctres remparts etde pittoresques promenades agrave cette jolie petiteville Depuis 1830 on a malheureusement bacirc-ti plusieurs maisons en deccedilagrave du pont Si cetteespegravece de faubourg srsquoaugmente la physiono-mie de la ville y perdra sa gracieuse origina-liteacute Mais en 1829 les cocircteacutes de la route eacutetantlibres le maicirctre de poste grand et gros hommedrsquoenviron soixante ans assis au point culmi-nant de ce pont pouvait par une belle matineacuteeparfaitement embrasser ce qursquoen termes de sonart on nomme un ruban de queue Le mois deseptembre deacuteployait ses treacutesors lrsquoatmosphegravereflambait au-dessus des herbes et des cailloux
aucun nuage nrsquoalteacuterait le bleu de lrsquoeacutether dont lapureteacute partout vive et mecircme agrave lrsquohorizon indi-quait lrsquoexcessive rareacutefaction de lrsquoair Aussi Mi-noret-Levrault ainsi se nommait le maicirctre deposte eacutetait-il obligeacute de se faire un garde-vueavec une de ses mains pour ne pas ecirctre eacuteblouiEn homme impatienteacute drsquoattendre il regardaittantocirct les charmantes prairies qui srsquoeacutetalent agravedroite de la route et ougrave ses regains poussaienttantocirct la colline chargeacutee de bois qui sur lagauche srsquoeacutetend de Nemours agrave Bouron Il enten-dait dans la valleacutee du Loing ougrave retentissaientles bruits du chemin repousseacutes par la collinele galop de ses propres chevaux et les claque-ments de fouet de ses postillons Ne faut-il pasecirctre bien maicirctre de poste pour srsquoimpatienterdevant une prairie ougrave se trouvaient des bes-tiaux comme en fait Paul Potter sous un cielde Raphaeumll sur un canal ombrageacute drsquoarbres dansla maniegravere drsquoHobbeacutema Qui connaicirct Nemourssait que la nature y est aussi belle que lrsquoart dont
la mission est de la spiritualiser lagrave le paysagea des ideacutees et fait penser Mais agrave lrsquoaspect deMinoret-Levraut un artiste aurait quitteacute le sitepour croquer ce bourgeois tant il eacutetait origi-nal agrave force drsquoecirctre commun Reacuteunissez toutesles conditions de la brute vous obtenez Cali-ban qui certes est une grande chose Lagrave ougravela Forme domine le Sentiment disparaicirct Lemaicirctre de poste preuve vivante de cet axiomepreacutesentait une de ces physionomies ougrave le pen-seur aperccediloit difficilement trace drsquoacircme sous laviolente carnation que produit un brutal deacute-veloppement de la chair Sa casquette en drapbleu agrave petite visiegravere et agrave cocirctes de melon mou-lait une tecircte dont les fortes dimensions prou-vaient que la science de Gall nrsquoa pas encoreabordeacute le chapitre des exceptions Les cheveuxgris et comme lustreacutes qui deacutebordaient la cas-quette vous eussent deacutemontreacute que la chevelureblanchit par drsquoautres causes que par les fatiguesdrsquoesprit ou par les chagrins De chaque cocircteacute
de la tecircte on voyait de larges oreilles presquecicatriseacutees sur les bords par les eacuterosions drsquounsang trop abondant qui semblait precirct agrave jaillirau moindre effort Le teint offrait des tons vio-laceacutes sous une couche brune due agrave lrsquohabitudedrsquoaffronter le soleil Les yeux gris agiteacutes enfon-ceacutes cacheacutes sous deux buissons noirs ressem-blaient aux yeux des Kalmouks venus en 1815 srsquoils brillaient par moments ce ne pouvait ecirctreque sous lrsquoeffort drsquoune penseacutee cupide Le nezdeacuteprimeacute depuis sa racine se relevait brusque-ment en pied de marmite Des legravevres eacutepaissesen harmonie avec un double menton presquerepoussant dont la barbe faite agrave peine deux foispar semaine maintenait un meacutechant foulard agravelrsquoeacutetat de corde useacutee un cou plisseacute par la graissequoique tregraves-court de fortes joues compleacute-taient les caractegraveres de la puissance stupide queles sculpteurs impriment agrave leurs cariatides Mi-noret-Levrault ressemblait agrave ces statues agrave cettediffeacuterence pregraves qursquoelles supportent un eacutedifice
et qursquoil avait assez agrave faire de se soutenir lui-mecircme Vous rencontrerez beaucoup de ces At-las sans monde Le buste de cet homme eacutetaitun bloc vous eussiez dit drsquoun taureau releveacutesur ses deux jambes de derriegravere Les bras vigou-reux se terminaient par des mains eacutepaisses etdures larges et fortes qui pouvaient et savaientmanier le fouet les guides la fourche et aux-quelles aucun postillon ne se jouait Lrsquoeacutenormeventre de ce geacuteant eacutetait supporteacute par des cuissesgrosses comme le corps drsquoun adulte et par despieds drsquoeacuteleacutephant La colegravere devait ecirctre rare chezcet homme mais terrible apoplectique alorsqursquoelle eacuteclatait Quoique violent et incapable dereacuteflexion cet homme nrsquoavait rien fait qui justi-fiacirct les sinistres promesses de sa physionomieAgrave qui tremblait devant ce geacuteant ses postillonsdisaient ― Oh il nrsquoest pas meacutechant
Le maicirctre de Nemours pour nous servir delrsquoabreacuteviation usiteacutee en beaucoup de pays por-tait une veste de chasse en velours vert bou-
teille un pantalon de coutil vert agrave raies vertesun ample gilet jaune en poil de chegravevre dansla poche duquel on apercevait une tabatiegraveremonstrueuse dessineacutee par un cercle noir Agrave nezcamard grosse tabatiegravere est une loi presquesans exception
Fils de la Reacutevolution et spectateur delrsquoEmpire Minoret-Levrault ne srsquoeacutetait jamaismecircleacute de politique quant agrave ses opinions reli-gieuses il nrsquoavait mis le pied agrave lrsquoeacuteglise que pourse marier quant agrave ses principes dans la vie pri-veacutee ils existaient dans le Code civil tout ceque la loi ne deacutefendait pas ou ne pouvait at-teindre il le croyait faisable Il nrsquoavait jamais luque le journal du deacutepartement de Seine et Oiseou quelques instructions relatives agrave sa profes-sion Il passait pour un cultivateur habile maissa science eacutetait purement pratique Ainsi chezMinoret-Levrault le moral ne deacutementait pas lephysique Aussi parlait-il rarement et avant deprendre la parole prenait-il toujours une prise
de tabac pour se donner le temps de cherchernon pas des ideacutees mais des mots Bavard ilvous eucirct paru manqueacute En pensant que cetteespegravece drsquoeacuteleacutephant sans trompe et sans intelli-gence se nomme Minoret-Levrault ne doit-onpas reconnaicirctre avec Sterne lrsquoocculte puissancedes noms qui tantocirct raillent et tantocirct preacutedisentles caractegraveres Malgreacute ces incapaciteacutes visiblesen trente-six ans il avait la Reacutevolution aidantgagneacute trente mille livres de rente en prairiesterres labourables et bois Si Minoret inteacuteresseacutedans les messageries de Nemours et dans cellesdu Gacirctinais agrave Paris travaillait encore il agis-sait en ceci moins par habitude que pour un filsunique auquel il voulait preacuteparer un bel avenirCe fils devenu selon lrsquoexpression des paysansun monsieur venait de terminer son Droit etdevait precircter serment agrave la rentreacutee comme avo-cat stagiaire Monsieur et madame Minoret-Le-vrault car agrave travers ce colosse tout le mondeaperccediloit une femme sans laquelle une si belle
fortune serait impossible laissaient leur filslibre de se choisir une carriegravere notaire agrave Parisprocureur du roi quelque part receveur-geacuteneacute-ral nrsquoimporte ougrave agent de change ou maicirctre deposte Quelle fantaisie pouvait se refuser agrave queleacutetat ne devait pas preacutetendre le fils drsquoun hommede qui lrsquoon disait depuis Montargis jusqursquoagrave Es-sonne laquo Le pegravere Minoret ne connaicirct pas sa for-tune raquo Ce mot avait reccedilu quatre ans aupara-vant une sanction nouvelle quand apregraves avoirvendu son auberge Minoret srsquoeacutetait bacircti des eacutecu-ries et une maison superbes en transportant laposte de la Grandrsquorue sur le port Ce nouvel eacuteta-blissement avait coucircteacute deux cent mille francsque les commeacuterages doublaient agrave trente lieuesagrave la ronde La poste de Nemours veut un grandnombre de chevaux elle va jusqursquoagrave Fontaine-bleau sur Paris et dessert au delagrave les routes deMontargis et de Montereau de tous les cocircteacutes lerelais est long et les sables de la route de Mon-targis autorisent ce fantastique troisiegraveme che-
val qui se paye toujours et ne se voit jamais Unhomme bacircti comme Minoret riche comme Mi-noret et agrave la tecircte drsquoun pareil eacutetablissement pou-vait donc srsquoappeler sans antiphrase le maicirctrede Nemours Quoiqursquoil nrsquoeucirct jamais penseacute ni agraveDieu ni agrave diable qursquoil fucirct mateacuterialiste pratiquecomme il eacutetait agriculteur pratique eacutegoiumlste pra-tique avare pratique Minoret avait jusqursquoalorsjoui drsquoun bonheur sans meacutelange si lrsquoon doitregarder une vie purement mateacuterielle commeun bonheur En voyant le bourrelet de chairpeleacutee qui enveloppait la derniegravere vertegravebre etcomprimait le cervelet de cet homme en en-tendant surtout sa voix grecircle et clairette quicontrastait ridiculement avec son encolure unphysiologiste eucirct parfaitement compris pour-quoi ce grand gros eacutepais cultivateur adoraitson fils unique et pourquoi peut-ecirctre il lrsquoavaitattendu si long-temps comme le disait assezle nom de Deacutesireacute que portait lrsquoenfant Enfinsi lrsquoamour en trahissant une riche organisa-
tion est chez lrsquohomme une promesse des plusgrandes choses les philosophes comprendrontles causes de lrsquoincapaciteacute de Minoret La megravereagrave qui fort heureusement le fils ressemblait ri-valisait de gacircteries avec le pegravere Aucun natu-rel drsquoenfant nrsquoaurait pu reacutesister agrave cette idolacirctrieAussi Deacutesireacute qui connaissait lrsquoeacutetendue de sonpouvoir savait-il traire la cassette de sa megravereet puiser dans la bourse de son pegravere en fai-sant croire agrave chacun des auteurs de ses joursqursquoil ne srsquoadressait qursquoagrave lui Deacutesireacute qui jouaitagrave Nemours un rocircle infiniment supeacuterieur agrave ce-lui que joue un prince royal dans la capitale deson pegravere avait voulu se passer agrave Paris toutesses fantaisies comme il se les passait dans sa pe-tite ville et chaque anneacutee il y avait deacutepenseacute plusde douze mille francs Mais aussi pour cettesomme avait-il acquis des ideacutees qui ne lui se-raient jamais venues agrave Nemours il srsquoeacutetait deacute-pouilleacute de la peau du provincial il avait comprisla puissance de lrsquoargent et vu dans la magistra-
ture un moyen drsquoeacuteleacutevation Pendant cette der-niegravere anneacutee il avait deacutepenseacute dix mille francs deplus en se liant avec des artistes avec des jour-nalistes et leurs maicirctresses Une lettre confiden-tielle assez inquieacutetante eucirct au besoin expliqueacutela faction du maicirctre de poste agrave qui son fils de-mandait son appui pour un mariage mais lamegravere Minoret-Levrault occupeacutee agrave preacuteparer unsomptueux deacutejeuner pour ceacuteleacutebrer le triompheet le retour du licencieacute en droit avait envoyeacuteson mari sur la route en lui disant de monteragrave cheval srsquoil ne voyait pas la diligence La dili-gence qui devait amener ce fils unique arriveordinairement agrave Nemours vers cinq heures dumatin et neuf heures sonnaient Qui pouvaitcauser un pareil retard Avait-on verseacute Deacutesireacutevivait-il Avait-il seulement la jambe casseacutee
Trois batteries de coups de fouet eacuteclatentet deacutechirent lrsquoair comme une mousqueterieles gilets rouges des postillons poindent dixchevaux hennissent le maicirctre ocircte sa casquette
et lrsquoagite il est aperccedilu Le postillon le mieuxmonteacute celui qui ramenait deux chevaux decalegraveche gris-pommeleacute pique son porteur de-vance cinq gros chevaux de diligence les Mino-ret de lrsquoeacutecurie trois chevaux de berline et arrivedevant le maicirctre
― As-tu vu la Ducler Sur les grandes routes on donne aux di-
ligences des noms assez fantastiques on ditla Caillard la Ducler (la voiture de Ne-mours agrave Paris) le Grand-Bureau Toute entre-prise nouvelle est la Concurrence Du tempsde lrsquoentreprise des Lecomte leurs voituressrsquoappelaient la Comtesse ― Caillard nrsquoa pas at-trapeacute la Comtesse mais le Grand-Bureau luia joliment brucircleacute sa robe tout de mecircme ― La Caillard et le Grand-Bureau ont enfon-ceacute les Franccedilaises (les Messageries-Franccedilaises)Si vous voyez le postillon allant agrave tout breacute-siller et refuser un verre de vin questionnezle conducteur il vous reacutepond le nez au vent
lrsquoœil sur lrsquoespace ― La Concurrence est devant ― Et nous ne la voyons pas dit le postillonLe sceacuteleacuterat il nrsquoaura pas fait manger ses voya-geurs ― Est-ce qursquoil en a reacutepond le conduc-teur Tape donc sur Polignac Tous les mauvaischevaux se nomment Polignac Telles sont lesplaisanteries et le fond de la conversation entreles postillons et les conducteurs en haut des voi-tures Autant de professions en France autantdrsquoargots
― As-tu vu dans la Ducler ― Monsieur Deacutesireacute reacutepondit le postillon en
interrompant son maicirctre Eh vous avez ducircnous entendre nos fouets vous lrsquoannonccedilaientassez nous pensions bien que vous eacutetiez sur laroute
― Pourquoi donc la diligence est-elle en re-tard de quatre heures
― Le cercle drsquoune des roues de derriegravere srsquoestdeacutetacheacute entre Essonne et Ponthierry Mais il nrsquoy
a pas eu drsquoaccident agrave la monteacutee Cabirolle srsquoestheureusement aperccedilu de la chose
En ce moment une femme endimancheacuteecar les voleacutees de la cloche de Nemours appe-laient les habitants agrave la messe du dimancheune femme drsquoenviron trente-six ans aborda lemaicirctre de poste
― Eh bien mon cousin dit-elle vous nevouliez pas me croire Notre oncle est avecUrsule dans la Grandrsquorue et ils vont agrave lagrandrsquomesse
Malgreacute les lois de la poeacutetique moderne surla couleur locale il est impossible de pousserla veacuteriteacute jusqursquoagrave reacutepeacuteter lrsquohorrible injure mecircleacuteede jurons que cette nouvelle en apparence sipeu dramatique fit sortir de la large bouche deMinoret-Levrault sa voix grecircle devint sifflanteet sa figure preacutesenta cet effet que les gens dupeuple nomment ingeacutenieusement un coup desoleil
― Est-ce sucircr dit-il apregraves la premiegravere explo-sion de sa colegravere
Les postillons passegraverent avec leurs chevauxen saluant leur maicirctre qui parut ne les avoirni vus ni entendus Au lieu drsquoattendre son filsMinoret-Levrault remonta la Grandrsquorue avec sacousine
― Ne vous lrsquoai-je pas toujours dit re-prit-elle Quand le docteur Minoret nrsquoaura plussa tecircte cette petite sainte nitouche le jetteradans la deacutevotion et comme qui tient lrsquoesprittient la bourse elle aura notre succession
― Mais madame Massin dit le maicirctre deposte heacutebeacuteteacute
― Ah vous aussi reprit madame Massinen interrompant son cousin vous allez medire comme Massin Est-ce une petite fille dequinze ans qui peut inventer des plans pareilset les exeacutecuter faire quitter ses opinions agrave unhomme de quatre-vingt-trois ans qui nrsquoa jamaismis le pied dans une eacuteglise que pour se ma-
rier qui a les precirctres dans une telle horreurqursquoil nrsquoa pas mecircme accompagneacute cette enfant agravela paroisse le jour de sa premiegravere communion Eh bien pourquoi si le docteur Minoret ales precirctres en horreur passe-t-il depuis quinzeans presque toutes les soireacutees de la semaineavec lrsquoabbeacute Chaperon Le vieil hypocrite nrsquoa ja-mais manqueacute de donner agrave Ursule vingt francspour mettre au cierge quand elle rend le painbeacutenit Vous ne vous souvenez donc plus du ca-deau fait par Ursule agrave lrsquoeacuteglise pour remercier lecureacute de lrsquoavoir preacutepareacutee agrave sa premiegravere commu-nion elle y avait employeacute tout son argent etson parrain le lui a rendu mais doubleacute Vousne faites attention agrave rien vous autres hommes En apprenant ces deacutetails jrsquoai dit Adieu paniersvendanges sont faites Un oncle agrave succession nese conduit pas ainsi sans des intentions enversune petite morveuse ramasseacutee dans la rue
― Bah ma cousine reprit le maicirctre de postele bonhomme megravene peut-ecirctre Ursule par ha-
sard agrave lrsquoeacuteglise Il fait beau notre oncle va se pro-mener
― Mon cousin notre oncle tient un livre depriegraveres agrave la main et il vous a un air cafard En-fin vous lrsquoallez voir
― Ils cachaient bien leur jeu reacutepondit le grosmaicirctre de poste car la Bougival mrsquoa dit qursquoilnrsquoeacutetait jamais question de religion entre le doc-teur et lrsquoabbeacute Chaperon Drsquoailleurs le cureacute deNemours est le plus honnecircte homme de la terreil donnerait sa derniegravere chemise agrave un pauvre ilest incapable drsquoune mauvaise action et subtili-ser une succession crsquoest
― Mais crsquoest voler dit madame Massin― Crsquoest pis cria Minoret-Levrault exaspeacutereacute
par lrsquoobservation de sa bavarde cousine― Je sais reacutepondit madame Massin que
lrsquoabbeacute Chaperon quoique precirctre est un hon-necircte homme mais il est capable de tout pourles pauvres Il aura mineacute mineacute mineacute notreoncle en dessous et le docteur sera tombeacute dans
le cagotisme Nous eacutetions tranquilles et le voilagraveperverti Un homme qui nrsquoa jamais cru agrave rien etqui avait des principes oh crsquoest fait pour nousMon mari est cen dessus dessous
Madame Massin dont les phrases eacutetaient au-tant de flegraveches qui piquaient son gros cousin lefaisait marcher malgreacute son embonpoint aus-si promptement qursquoelle au grand eacutetonnementdes gens qui se rendaient agrave la messe Elle vou-lait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer aumaicirctre de poste
Du cocircteacute du Gacirctinais Nemours est domineacutepar une colline le long de laquelle srsquoeacutetendentla route de Montargis et le Loing Lrsquoeacuteglise surles pierres de laquelle le temps a jeteacute son richemanteau noir car elle a sans doute eacuteteacute rebacirc-tie au quatorziegraveme siegravecle par les Guise pourlesquels Nemours fut eacuterigeacute en ducheacute-pairie sedresse au bout de la petite ville au bas drsquounegrande arche qui lrsquoencadre Pour les monu-ments comme pour les hommes la position fait
tout Ombrageacutee par quelques arbres et mise enrelief par une place proprette cette eacuteglise soli-taire produit un effet grandiose En deacutebouchantsur la place le maicirctre de Nemours put voir sononcle donnant le bras agrave la jeune fille nommeacuteeUrsule tenant chacun leur Paroissien et entrantagrave lrsquoeacuteglise Le vieillard ocircta son chapeau sous leporche et sa tecircte entiegraverement blanche commeun sommet couronneacute de neige brilla dans lesdouces teacutenegravebres de la faccedilade
― Eh bien Minoret que dites-vous de laconversion de votre oncle srsquoeacutecria le percepteurdes contributions de Nemours nommeacute Creacute-miegravere
― Que voulez-vous que je dise lui reacuteponditle maicirctre de poste en lui offrant une prise detabac
― Bien reacutepondu pegravere Levrault vous nepouvez pas dire ce que vous pensez si unillustre auteur a eu raison drsquoeacutecrire que lrsquohommeest obligeacute de penser sa parole avant de par-
ler sa penseacutee srsquoeacutecria malicieusement un jeunehomme qui survint et qui jouait dans Nemoursle personnage de Meacutephistopheacutelegraves de Faust
Ce mauvais garccedilon nommeacute Goupil eacutetaitle premier clerc de monsieur Creacutemiegravere-Dio-nis le notaire de Nemours Malgreacute les anteacuteceacute-dents drsquoune conduite presque crapuleuse Dio-nis avait pris Goupil dans son Eacutetude quand leseacutejour de Paris ougrave le clerc avait dissipeacute la suc-cession de son pegravere fermier aiseacute qui le destinaitau notariat lui fut interdit par une complegravete in-digence En voyant Goupil vous eussiez aussi-tocirct compris qursquoil se fucirct hacircteacute de jouir de la vie car pour obtenir des jouissances il devait lespayer cher Malgreacute sa petite taille le clerc avaitagrave vingt-sept ans le buste deacuteveloppeacute comme peutlrsquoecirctre celui drsquoun homme de quarante ans Desjambes grecircles et courtes une large face au teintbrouilleacute comme un ciel avant lrsquoorage et sur-monteacutee drsquoun front chauve faisaient encore res-sortir cette bizarre conformation Aussi sonvisage semblait-il appartenir agrave un bossu dontla bosse eucirct eacuteteacute en dedans Une singulariteacute dece visage aigre et pacircle confirmait lrsquoexistence
de cette invisible gibbositeacute Courbe et torducomme celui de beaucoup de bossus le nez sedirigeait de droite agrave gauche au lieu de parta-ger exactement la figure La bouche contrac-teacutee aux deux coins comme celle des Sardeseacutetait toujours sur le qui-vive de lrsquoironie La che-velure rare et roussacirctre tombait par megravechesplates et laissait voir le cracircne par places Lesmains grosses et mal emmancheacutees au bout debras trop longs eacutetaient crochues et rarementpropres Goupil portait des souliers bons agrave jeterau coin drsquoune borne et des bas en filoselle drsquounnoir rougeacirctre son pantalon et son habit noiruseacutes jusqursquoagrave la corde et presque gras de crasse ses gilets piteux dont quelques boutons man-quaient de moules le vieux foulard qui lui ser-vait de cravate toute sa mise annonccedilait la cy-nique misegravere agrave laquelle ses passions le condam-naient Cet ensemble de choses sinistres eacutetaitdomineacute par deux yeux de chegravevre une prunellecercleacutee de jaune agrave la fois lascifs et lacircches Per-
sonne nrsquoeacutetait plus craint ni plus respecteacute queGoupil dans Nemours Armeacute des preacutetentionsque comportait sa laideur il avait ce deacutetestableesprit particulier agrave ceux qui se permettent toutet lrsquoemployait agrave venger les meacutecomptes drsquoune ja-lousie permanente Il rimait les couplets sati-riques qui se chantent au carnaval il organisaitles charivaris il faisait agrave lui seul le petit journalde la ville Dionis homme fin et faux par celamecircme assez craintif gardait Goupil autant parpeur qursquoagrave cause de son excessive intelligenceet de sa connaissance profonde des inteacuterecircts dupays Mais le patron se deacutefiait tant du clerc qursquoilreacutegissait lui-mecircme sa caisse ne le logeait pointchez lui le tenait agrave distance et ne lui confiaitaucune affaire secregravete ou deacutelicate Aussi le clercflattait-il son patron en cachant le ressentimentque lui causait cette conduite et surveillait-ilmadame Dionis dans une penseacutee de vengeanceDoueacute drsquoune compreacutehension vive il avait le tra-vail facile
― Oh toi te voilagrave deacutejagrave riant de notre mal-heur reacutepondit le maicirctre de poste au clerc qui sefrottait les mains
Comme Goupil flattait bassement toutes lespassions de Deacutesireacute qui depuis cinq ans en fai-sait son compagnon le maicirctre de poste le trai-tait assez cavaliegraverement sans soupccedilonner quelhorrible treacutesor de mauvais vouloirs srsquoentassaitau fond du cœur de Goupil agrave chaque nouvelleblessure Apregraves avoir compris que lrsquoargent luieacutetait plus neacutecessaire qursquoagrave tout autre le clercqui se savait supeacuterieur agrave toute la bourgeoisie deNemours voulait faire fortune et comptait surlrsquoamitieacute de Deacutesireacute pour acheter une des troischarges de la ville le greffe de la Justice de Paixlrsquoeacutetude drsquoun des huissiers ou celle de DionisAussi supportait-il patiemment les algaradesdu maicirctre de poste les meacutepris de madame Mi-noret-Levrault et jouait-il un rocircle infacircme au-pregraves de Deacutesireacute qui depuis deux ans lui lais-sait consoler les Arianes victimes de la fin des
vacances Goupil deacutevorait ainsi les miettes desambigus qursquoil avait preacutepareacutes
― Si jrsquoavais eacuteteacute le neveu du bonhomme il nemrsquoaurait pas donneacute Dieu pour coheacuteritier reacutepli-qua le clerc en montrant par un hideux ricane-ment des dents rares noires et menaccedilantes
En ce moment Massin-Levrault junior legreffier de la Justice de Paix rejoignit sa femmeen amenant madame Creacutemiegravere la femme dupercepteur de Nemours Ce personnage un desplus acircpres bourgeois de la petite ville avaitla physionomie drsquoun Tartare des yeux petitset ronds comme des sinelles sous un frontdeacuteprimeacute les cheveux creacutepus le teint huileuxde grandes oreilles sans rebords une bouchepresque sans legravevres et la barbe rare Ses ma-niegraveres avaient lrsquoimpitoyable douceur des usu-riers dont la conduite repose sur des principesfixes Il parlait comme un homme qui a une ex-tinction de voix Enfin pour le peindre il suf-
fira de dire qursquoil employait sa fille aicircneacutee et safemme agrave faire ses expeacuteditions de jugements
Madame Creacutemiegravere eacutetait une grosse femmedrsquoun blond douteux au teint cribleacute de tachesde rousseur un peu trop serreacutee dans ses robeslieacutee avec madame Dionis et qui passait pourinstruite parce qursquoelle lisait des romans Cettefinanciegravere du dernier ordre pleine de preacuteten-tions agrave lrsquoeacuteleacutegance et au bel-esprit attendaitlrsquoheacuteritage de son oncle pour prendre un certaingenre orner son salon et y recevoir la bourgeoi-sie car son mari lui refusait les lampes Car-cel les lithographies et les futiliteacutes qursquoelle voyaitchez la notaresse Elle craignait excessivementGoupil qui guettait et colportait ses capsulin-guettes (elle traduisait ainsi le mot lapsus lin-guae) Un jour madame Dionis lui dit qursquoelle nesavait plus quelle eau prendre pour ses dents― Prenez de lrsquoopiat lui reacutepondit-elle
Presque tous les collateacuteraux du vieux docteurMinoret se trouvegraverent alors reacuteunis sur la place
et lrsquoimportance de lrsquoeacuteveacutenement qui les ameutaitfut si geacuteneacuteralement sentie que les groupes depaysans et de paysannes armeacutes de leurs para-pluies rouges tous vecirctus de ces couleurs eacutecla-tantes qui les rendent si pittoresques les joursde fecircte agrave travers les chemins eurent les yeuxsur les heacuteritiers Minoret Dans les petites villesqui tiennent le milieu entre les gros bourgs etles villes ceux qui ne vont pas agrave la messe res-tent sur la place On y cause drsquoaffaires Agrave Ne-mours lrsquoheure des offices est celle drsquoune boursehebdomadaire agrave laquelle venaient souvent lesmaicirctres des habitations eacuteparses dans un rayondrsquoune demi-lieue Ainsi srsquoexplique lrsquoentente despaysans contre les bourgeois relativement auxprix des denreacutees et de la main-drsquoœuvre
― Et qursquoaurais-tu donc fait dit le maicirctre deNemours agrave Goupil
― Je me serais rendu aussi neacutecessaire agrave savie que lrsquoair qursquoil respire Mais drsquoabord vousnrsquoavez pas su le prendre Une succession veut
ecirctre soigneacutee autant qursquoune belle femme etfaute de soins elles eacutechappent toutes deux Sima patronne eacutetait lagrave reprit-il elle vous diraitcombien cette comparaison est juste
― Mais monsieur Bongrand vient de me direde ne point nous inquieacuteter reacutepondit le greffierde la Justice de Paix
― Oh il y a bien des maniegraveres de dire ccedilareacutepondit Goupil en riant Jrsquoaurais bien vouluentendre votre finaud de juge de paix Srsquoil nrsquoyavait plus rien agrave faire si comme lui qui vit chezvotre oncle je savais tout perdu je vous dirais ― Ne vous inquieacutetez de rien
En prononccedilant cette derniegravere phrase Goupileut un sourire si comique et lui donna une si-gnification si claire que les heacuteritiers soupccedilon-negraverent le greffier de srsquoecirctre laisseacute prendre aux fi-nesses du juge de paix Le percepteur gros pe-tit homme aussi insignifiant qursquoun percepteurdoit lrsquoecirctre et aussi nul qursquoune femme drsquoesprit
pouvait le souhaiter foudroya son coheacuteritierMassin par un ― Quand je vous le disais
Comme les gens doubles precirctent toujoursaux autres leur dupliciteacute Massin regarda de tra-vers le juge de paix qui causait en ce momentpregraves de lrsquoeacuteglise avec le marquis du Rouvre unde ses anciens clients
― Si je savais cela dit-il― Vous paralyseriez la protection qursquoil ac-
corde au marquis du Rouvre contre lequel ilest arriveacute des prises de corps et qursquoil arrose ence moment de ses conseils dit Goupil en glis-sant une ideacutee de vengeance au greffier Mais fi-lez doux avec votre chef le bonhomme est finil doit avoir de lrsquoinfluence sur votre oncle etpeut encore lrsquoempecirccher de leacuteguer tout agrave lrsquoEacuteglise
― Bah nous nrsquoen mourrons pas dit Mino-ret-Levrault en ouvrant son immense tabatiegravere
― Vous nrsquoen vivrez pas non plus reacuteponditGoupil en faisant frissonner les deux femmesqui plus promptement que leurs maris tradui-
saient en privations la perte de cette successiontant de fois employeacutee en bien-ecirctre Mais nousnoierons dans les flots de vin de Champagne cepetit chagrin en ceacuteleacutebrant le retour de Deacutesireacutenrsquoest-ce pas gros pegravere ajouta-t-il en frappantsur le ventre du colosse et srsquoinvitant ainsi lui-mecircme de peur qursquoon ne lrsquooubliacirct
Avant drsquoaller plus loin peut-ecirctre les gensexacts aimeront-ils agrave trouver ici par avanceune espegravece drsquointituleacute drsquoinventaire assez neacuteces-saire drsquoailleurs pour connaicirctre les degreacutes deparenteacute qui rattachaient au vieillard si subi-tement converti ces trois pegraveres de famille ouleurs femmes Ces entre-croisements de racesau fond des provinces peuvent ecirctre le sujet deplus drsquoune reacuteflexion instructive
Agrave Nemours il ne se trouve que trois ouquatre maisons de petite noblesse inconnueparmi lesquelles brillait alors celle des Por-tenduegravere Ces familles exclusives hantent lesnobles qui possegravedent des terres ou des chacircteaux
aux environs et parmi lesquels on distingueles drsquoAiglemont proprieacutetaires de la belle terrede Saint-Lange et le marquis du Rouvre dontles biens cribleacutes drsquohypothegraveques eacutetaient guet-teacutes par les bourgeois Les nobles de la villesont sans fortune Pour tous biens madamede Portenduegravere posseacutedait une ferme de quatremille sept cents francs de rente et sa maisonen ville Agrave lrsquoencontre de ce minime faubourgSaint-Germain se groupent une dizaine de ri-chards drsquoanciens meuniers des neacutegociants re-tireacutes enfin une bourgeoisie en miniature souslaquelle srsquoagitent les petits deacutetaillants les pro-leacutetaires et les paysans Cette bourgeoisie offrecomme dans les Cantons Suisses et dans plu-sieurs autres petits pays le curieux spectaclede lrsquoirradiation de quelques familles autoch-tones [autocthones] gauloises peut-ecirctre reacute-gnant sur un territoire lrsquoenvahissant et rendantpresque tous les habitants cousins Sous LouisXI eacutepoque agrave laquelle le Tiers-Eacutetat a fini par
faire de ses surnoms de veacuteritables noms dontquelques-uns se mecirclegraverent agrave ceux de la Feacuteoda-liteacute la bourgeoisie de Nemours se composaitde Minoret de Massin de Levrault et de Creacute-miegravere Sous Louis XIII ces quatre familles pro-duisaient deacutejagrave des Massin-Creacutemiegravere des Le-vrault-Massin des Massin-Minoret des Mi-noret-Minoret des Creacutemiegravere-Levrault des Le-vrault-Minoret-Massin des Massin-Levraultdes Minoret-Massin des Massin-Massin desCreacutemiegravere-Massin tout cela barioleacute de juniorde fils aicircneacute de Creacutemiegravere-Franccedilois de Le-vrault-Jacques de Jean-Minoret agrave rendre foule pegravere Anselme du Peuple si le Peuple avaitjamais besoin de geacuteneacutealogiste Les variationsde ce kaleacuteidoscope domestique agrave quatre eacuteleacute-ments se compliquaient tellement par les nais-sances et par les mariages que lrsquoarbre geacuteneacutea-logique des bourgeois de Nemours eucirct embar-rasseacute les Beacuteneacutedictins de lrsquoAlmanach de Gothaeux-mecircmes malgreacute la science atomistique avec
laquelle ils disposent les zigzags des alliancesallemandes Pendant long-temps les Minoretoccupegraverent les tanneries les Creacutemiegravere tinrentles moulins les Massin srsquoadonnegraverent au com-merce les Levrault restegraverent fermiers Heureu-sement pour le pays ces quatre souches tal-laient au lieu de pivoter ou repoussaient debouture par lrsquoexpatriation des enfants qui cher-chaient fortune au dehors il y a des Mino-ret couteliers agrave Melun des Levrault agrave Montar-gis des Massin agrave Orleacuteans et des Creacutemiegravere de-venus consideacuterables agrave Paris Diverses sont lesdestineacutees de ces abeilles sorties de la ruche-megravere Des Massin riches emploient neacutecessaire-ment des Massin ouvriers de mecircme qursquoil y ades princes allemands au service de lrsquoAutricheou de la Prusse Le mecircme deacutepartement voitun Minoret millionnaire gardeacute par un Mino-ret soldat Pleines du mecircme sang et appeleacutees dumecircme nom pour toute similitude ces quatrenavettes avaient tisseacute sans relacircche une toile hu-
maine dont chaque lambeau se trouvait robeou serviette batiste superbe au doublure gros-siegravere Le mecircme sang eacutetait agrave la tecircte aux piedsou au cœur en des mains industrieuses dansun poumon souffrant ou dans un front grosde geacutenie Les chefs de clan habitaient fidegravele-ment la petite ville ougrave les liens de parenteacutese relacircchaient se resserraient au greacute des eacuteveacute-nements repreacutesenteacutes par ce bizarre cognomo-nisme En quelque pays que vous alliez chan-gez les noms vous retrouverez le fait maissans la poeacutesie que la Feacuteodaliteacute lui avait im-primeacutee et que Walter Scott a reproduite avectant de talent Portons nos regards un peu plushaut examinons lrsquoHumaniteacute dans lrsquoHistoire Toutes les familles nobles du onziegraveme siegravecleaujourdrsquohui presque toutes eacuteteintes moins larace royale des Capet toutes ont neacutecessaire-ment coopeacutereacute agrave la naissance drsquoun Rohan drsquounMontmorency drsquoun Bauffremont drsquoun Mor-temart drsquoaujourdrsquohui enfin toutes seront neacute-
cessairement dans le sang du dernier gentil-homme vraiment gentilhomme En drsquoautrestermes tout bourgeois est cousin drsquoun bour-geois tout noble est cousin drsquoun noble Commele dit la sublime page des geacuteneacutealogies bibliquesen mille ans trois familles Sem Cham et Ja-phet peuvent couvrir le globe de leurs enfantsUne famille peut devenir une nation et mal-heureusement une nation peut redevenir uneseule et simple famillePour le prouver il suffitdrsquoappliquer agrave la recherche des ancecirctres et agrave leuraccumulation que le temps accroicirct dans unereacutetrograde progression geacuteomeacutetrique multiplieacuteepar elle-mecircme le calcul de ce sage qui deman-dant agrave un roi de Perse pour reacutecompense drsquoavoirinventeacute le jeu drsquoeacutechecs un eacutepi de bleacute pour lapremiegravere case de lrsquoeacutechiquier en doublant tou-jours deacutemontra que le royaume ne suffirait pasagrave le payer Le lacis de la noblesse embrasseacute par lelacis de la bourgeoisie cet antagonisme de deuxsangs proteacutegeacutes lrsquoun par des institutions immo-
biles lrsquoautre par lrsquoactive patience du travail etpar la ruse du commerce a produit la reacutevolu-tion de 1789 Les deux sangs presque reacuteunis setrouvent aujourdrsquohui face agrave face avec des colla-teacuteraux sans heacuteritage Que feront-ils Notre ave-nir politique est gros de la reacuteponse
La famille de celui qui sous Louis XVsrsquoappelait Minoret tout court eacutetait si nom-breuse qursquoun des cinq enfants le Minoret dontlrsquoentreacutee agrave lrsquoeacuteglise faisait eacuteveacutenement alla cher-cher fortune agrave Paris et ne se montra plus que deloin en loin dans sa ville natale ougrave il vint sansdoute chercher sa part drsquoheacuteritage agrave la mort deses grands-parents Apregraves avoir beaucoup souf-fert comme tous les jeunes gens doueacutes drsquounevolonteacute ferme et qui veulent une place dans lebrillant monde de Paris lrsquoenfant des Minoret sefit une destineacutee plus belle qursquoil ne la recircvait peut-ecirctre agrave son deacutebut car il se voua tout drsquoabord agrave lameacutedecine une des professions qui demandentdu talent et du bonheur mais encore plus de
bonheur que de talent Appuyeacute par Dupont deNemours lieacute par un heureux hasard avec lrsquoabbeacuteMorellet que Voltaire appelait Mord-les pro-teacutegeacute par les encyclopeacutedistes le docteur Mino-ret srsquoattacha comme un seacuteide au grand meacute-decin Bordeu lrsquoami de Diderot DrsquoAlembertHelveacutetius le baron drsquoHolbach Grimm de-vant lesquels il fut petit garccedilon finirent sansdoute comme Bordeu par srsquointeacuteresser agrave Mino-ret qui vers 1777 eut une assez belle clientegravelede deacuteistes drsquoencyclopeacutedistes sensualistes ma-teacuterialistes comme il vous plaira drsquoappeler lesriches philosophes de ce temps Quoiqursquoil fucircttregraves-peu charlatan il inventa le fameux baumede Leliegravevre tant vanteacute par le Mercure de Franceet dont lrsquoannonce eacutetait en permanence agrave la finde ce journal organe hebdomadaire des ency-clopeacutedistes Lrsquoapothicaire Leliegravevre homme ha-bile vit une affaire lagrave ougrave Minoret nrsquoavait vuqursquoune preacuteparation agrave mettre dans le Codex etpartagea loyalement ses beacuteneacutefices avec le doc-
teur eacutelegraveve de Rouelle en chimie comme il eacutetaitcelui de Bordeu en meacutedecine On eucirct eacuteteacute mateacute-rialiste agrave moins Le docteur eacutepousa par amouren 1778 temps ougrave reacutegnait la Nouvelle-Heacuteloiumlseet ougrave lrsquoon se mariait quelquefois par amour lafille du fameux claveciniste Valentin Miroueumltune ceacutelegravebre musicienne faible et deacutelicate quela Reacutevolution tua Minoret connaissait inti-mement Roberspierre agrave qui jadis il fit avoirune meacutedaille drsquoor pour une dissertation surce sujet Quelle est lrsquoorigine de lrsquoopinion quieacutetend sur une mecircme famille une partie de lahonte attacheacutee aux peines infamantes que su-bit un coupable Cette opinion est-elle plus nui-sible qursquoutile Et dans le cas ougrave lrsquoon se deacutecide-rait pour lrsquoaffirmative quels seraient les moyensde parer aux inconveacutenients qui en reacutesultent LrsquoAcadeacutemie royale des sciences et des arts deMetz agrave laquelle appartenait Minoret doit avoircette dissertation en original Quoique gracircce agravecette amitieacute la femme du docteur pucirct ne rien
craindre elle eut si peur drsquoaller agrave lrsquoeacutechafaudque cette invincible terreur empira lrsquoaneacutevrismeqursquoelle devait agrave une trop grande sensibiliteacuteMalgreacute toutes les preacutecautions que prenait unhomme idolacirctre de sa femme Ursule rencon-tra la charrette pleine de condamneacutes ougrave se trou-vait preacuteciseacutement madame Roland et ce spec-tacle causa sa mort Minoret plein de faiblessepour son Ursule agrave laquelle il ne refusait rien etqui avait meneacute la vie drsquoune petite-maicirctresse setrouva presque pauvre apregraves lrsquoavoir perdue Ro-berspierre le fit nommer meacutedecin en chef drsquounhocircpital
Quoique le nom de Minoret eucirct acquis pen-dant les deacutebats animeacutes auxquels donna lieu lemesmeacuterisme une ceacuteleacutebriteacute qui le rappela detemps en temps au souvenir de ses parents lareacutevolution fut un si grand dissolvant et rom-pit tant les relations de famille qursquoen 1813 onignorait entiegraverement agrave Nemours lrsquoexistence dudocteur Minoret agrave qui une rencontre inatten-
due fit concevoir le projet de revenir commeles liegravevres mourir au gicircte
En traversant la France ougrave lrsquoœil est sipromptement lasseacute par la monotonie desplaines qui nrsquoa pas eu la charmante sensationdrsquoapercevoir en haut drsquoune cocircte agrave sa descenteou agrave son tournant alors qursquoelle promettait unpaysage aride une fraicircche valleacutee arroseacutee parune riviegravere et une petite ville abriteacutee sous lerocher comme une ruche dans le creux drsquounvieux saule En entendant le hue du postillonqui marche le long de ses chevaux on secouele sommeil on admire comme un recircve dans lerecircve quelque beau paysage qui devient pour levoyageur ce qursquoest pour un lecteur le passageremarquable drsquoun livre une brillante penseacutee dela nature Telle est la sensation que cause la vuesoudaine de Nemours en y venant de la Bour-gogne On la voit de lagrave cercleacutee par des rochespeleacutees grises blanches noires de formes bi-zarres comme il srsquoen trouve tant dans la forecirct
de Fontainebleau et drsquoougrave srsquoeacutelancent des arbreseacutepars qui se deacutetachent nettement sur le ciel etdonnent agrave cette espegravece de muraille eacutecrouleacutee unephysionomie agreste Lagrave se termine la longuecolline forestiegravere qui rampe de Nemours agrave Bou-ron en cocirctoyant la route Au bas de ce cirqueinforme srsquoeacutetale une prairie ougrave court le Loingen formant des nappes agrave cascades Ce deacutelicieuxpaysage que longe la route de Montargis res-semble agrave une deacutecoration drsquoopeacutera tant les effetsy sont eacutetudieacutes Un matin le docteur qursquoun richemalade de la Bourgogne avait envoyeacute chercheret qui revenait en toute hacircte agrave Paris nrsquoayantpas dit au preacuteceacutedent relais quelle route il voulaitprendre fut conduit agrave son insu par Nemours etrevit entre deux sommeils le paysage au milieuduquel son enfance srsquoeacutetait eacutecouleacutee Le docteuravait alors perdu plusieurs de ses vieux amis Lesectaire de lrsquoEncyclopeacutedie avait eacuteteacute teacutemoin dela conversion de La Harpe il avait enterreacute Le-brun-Pindare et Marie-Joseph de Cheacutenier et
Morellet et madame Helveacutetius Il assistait agrave laquasi-chute de Voltaire attaqueacute par Geoffroyle continuateur de Freacuteron Il pensait donc agrave laretraite Aussi quand sa chaise de poste srsquoarrecirctaen haut de la Grandrsquorue de Nemours eut-il agravecœur de srsquoenqueacuterir de sa famille Minoret-Le-vrault vint lui-mecircme voir le docteur qui recon-nut dans le maicirctre de poste le propre fils de sonfregravere aicircneacute Ce neveu lui montra dans son eacutepousela fille unique du pegravere Levrault-Creacutemiegravere quidepuis douze ans lui avait laisseacute la poste et laplus belle auberge de Nemours
― Eh bien mon neveu dit le docteur ai-jedrsquoautres heacuteritiers
― Ma tante Minoret votre sœur a eacutepouseacuteun Massin-Massin
― Oui lrsquointendant de Saint-Lange― Elle est morte veuve en laissant une seule
fille qui vient de se marier avec un Creacute-miegravere-Creacutemiegravere un charmant garccedilon encoresans place
― Bien elle est ma niegravece directe Or commemon fregravere le marin est mort garccedilon que le capi-taine Minoret a eacuteteacute tueacute agrave Monte-Legino et queme voici la ligne paternelle est eacutepuiseacutee Ai-jedes parents dans la ligne maternelle Ma megravereeacutetait une Jean-Massin-Levrault
― Des Jean-Massin-Levrault reacutepondit Mi-noret-Levrault il nrsquoest resteacute qursquoune Jean-Massin qui a eacutepouseacute monsieur Creacutemiegravere-Le-vrault-Dionis un fournisseur des fourrages quia peacuteri sur lrsquoeacutechafaud Sa femme est morte dedeacutesespoir et ruineacutee en laissant une fille marieacutee agraveun Levrault-Minoret fermier agrave Montereau quiva bien et leur fille vient drsquoeacutepouser un Mas-sin-Levrault clerc de notaire agrave Montargis ougrave lepegravere est serrurier
― Ainsi je ne manque pas drsquoheacuteritiers ditgaiement le docteur qui voulut faire le tour deNemours en compagnie de son neveu
Le Loing traverse onduleusement la villebordeacute de jardins agrave terrasses et de maisons pro-
prettes dont lrsquoaspect fait croire que le bonheurdoit habiter lagrave plutocirct qursquoailleurs Lorsque ledocteur tourna de la Grandrsquorue dans la rue desBourgeois Minoret-Levrault lui montra la pro-prieacuteteacute de monsieur Levrault riche marchandde fers agrave Paris qui dit-il venait de se laissermourir
― Voilagrave mon oncle une jolie maison agravevendre elle a un charmant jardin sur la riviegravere
― Entrons dit le docteur en voyant au boutdrsquoune petite cour paveacutee une maison serreacutee entreles murailles de deux maisons voisines deacutegui-seacutees par des massifs drsquoarbres et de plantes grim-pantes
― Elle est bacirctie sur caves dit le docteur enentrant par un perron tregraves-eacuteleveacute garni de vasesen faiumlence blanche et bleue ougrave fleurissaientalors des geacuteraniums
Coupeacutee comme la plupart des maisons deprovince par un corridor qui megravene de la courau jardin la maison nrsquoavait agrave droite qursquoun salon
eacuteclaireacute par quatre croiseacutees deux sur la cour etdeux sur le jardin mais Levrault-Levrault avaitconsacreacute lrsquoune de ces croiseacutees agrave lrsquoentreacutee drsquounelongue serre bacirctie en briques qui allait du salonagrave la riviegravere ougrave elle se terminait par un horriblepavillon chinois
― Bon en faisant couvrir cette serre et laparquetant dit le vieux Minoret je pourrais lo-ger ma bibliothegraveque et faire un joli cabinet de cesingulier morceau drsquoarchitecture De lrsquoautre cocirc-teacute du corridor se trouvait sur le jardin une salleagrave manger en imitation de laque noire agrave fleursvert et or et seacutepareacutee de la cuisine par la cagede lrsquoescalier On communiquait par un petit of-fice pratiqueacute derriegravere cet escalier avec la cui-sine dont les fenecirctres agrave barreaux de fer grilla-geacutes donnaient sur la cour Il y avait deux ap-partements au premier eacutetage et au-dessus desmansardes lambrisseacutees encore assez logeablesApregraves avoir rapidement examineacute cette maisongarnie de treillages verts du haut en bas du cocircteacute
de la cour comme du cocircteacute du jardin et qui surla riviegravere eacutetait termineacutee par une terrasse char-geacutee de vases en faiumlence le docteur dit ― Le-vrault-Levrault a ducirc deacutepenser bien de lrsquoargentici
― Oh gros comme lui reacutepondit Mino-ret-Levrault Il aimait les fleurs une becirctise ― Qursquoest-ce que cela rapporte dit ma femmeVous voyez un peintre de Paris est venu pourpeindre en fleurs agrave fresque son corridor Il a mispartout des glaces entiegraveres Les plafonds ont eacuteteacuterefaits avec des corniches qui coucirctent six francsle pied La salle agrave manger les parquets sont enmarqueterie des folies La maison ne vaut pasun sou de plus
― Heacute bien mon neveu fais-moi cette ac-quisition donne-mrsquoen avis voici mon adresse le reste regardera mon notaire ― Qui donc de-meure en face demanda-t-il en sortant
― Des eacutemigreacutes reacutepondit le maicirctre de posteun chevalier de Portenduegravere
Une fois la maison acheteacutee lrsquoillustre docteurau lieu drsquoy venir eacutecrivit agrave son neveu de la louerLa Folie-Levrault fut habiteacutee par le notaire deNemours qui vendit alors sa charge agrave Dionisson maicirctre-clerc et qui mourut deux ans apregraveslaissant sur le dos du meacutedecin une maison agravelouer au moment ougrave le sort de Napoleacuteon se deacute-cidait aux environs Les heacuteritiers du docteur agravepeu pregraves leurreacutes avaient pris son deacutesir de re-tour pour la fantaisie drsquoun richard et se deacuteses-peacuteraient en lui supposant agrave Paris des affectionsqui lrsquoy retiendraient et leur enlegraveveraient sa suc-cession Neacuteanmoins la femme de Minoret-Le-vrault saisit cette occasion drsquoeacutecrire au docteurLe vieillard reacutepondit qursquoaussitocirct la paix signeacuteeune fois les routes deacutebarrasseacutees de soldats et lescommunications reacutetablies il viendrait habiterNemours Il y fit une apparition avec deux deses clients lrsquoarchitecte des hospices et un tapis-sier qui se chargegraverent des reacuteparations des ar-rangements inteacuterieurs et du transport du mobi-
lier Madame Minoret-Levrault offrit commegardienne la cuisiniegravere du vieux notaire deacuteceacute-deacute qui fut accepteacutee Quand les heacuteritiers sur-ent que leur oncle ou grand-oncle Minoret al-lait positivement demeurer agrave Nemours leursfamilles furent prises malgreacute les eacuteveacutenementspolitiques qui pesaient alors preacuteciseacutement surle Gacirctinais et sur la Brie drsquoune curiositeacute deacute-vorante mais presque leacutegitime Lrsquooncle eacutetait-ilriche Eacutetait-il eacuteconome ou deacutepensier Laisse-rait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien Avait-il des rentes viagegraveres Voici ce qursquoon fi-nit par savoir mais avec des peines infinieset agrave force drsquoespionnages souterrains Apregraves lamort drsquoUrsule Miroueumlt sa femme de 1789 agrave1813 le docteur nommeacute meacutedecin consultantde lrsquoempereur en 1803 avait ducirc gagner beau-coup drsquoargent mais personne ne connaissait safortune il vivait simplement sans autres deacute-penses que celles drsquoune voiture agrave lrsquoanneacutee et drsquounsomptueux appartement il ne recevait jamais
et dicircnait presque toujours en ville Sa gouver-nante furieuse de ne pas lrsquoaccompagner agrave Ne-mours dit agrave Zeacutelie Levrault la femme du maicirctrede poste qursquoelle connaissait au docteur qua-torze mille francs de rentes sur le grand-livreOr apregraves vingt anneacutees drsquoexercice drsquoune profes-sion que les titres de meacutedecin en chef drsquoun hocirc-pital de meacutedecin de lrsquoEmpereur et de membrede lrsquoInstitut rendaient si lucrative ces quatorzemille livres de rentes fruit de placements suc-cessifs accusaient tout au plus cent soixantemille francs drsquoeacuteconomies Pour nrsquoavoir eacutepar-gneacute que huit mille francs par an le docteur de-vait avoir eu bien des vices ou bien des ver-tus agrave satisfaire mais ni la gouvernante ni Zeacute-lie personne ne put peacuteneacutetrer la raison de cettemodestie de fortune Minoret qui fut bien re-gretteacute dans son quartier eacutetait un des hommesles plus bienfaisants de Paris et comme Lar-rey gardait un profond secret sur ses actes debienfaisance Les heacuteritiers virent donc arriver
avec une vive satisfaction le riche mobilier etla nombreuse bibliothegraveque de leur oncle deacute-jagrave officier de la Leacutegion-drsquoHonneur et nommeacutepar le roi chevalier de lrsquoordre de Saint-Michelagrave cause peut-ecirctre de sa retraite qui fit une placeagrave quelque favori Mais quand lrsquoarchitecte lespeintres les tapissiers eurent tout arrangeacute de lamaniegravere la plus comfortable le docteur ne vintpas Madame Minoret-Levault qui surveillaitle tapissier et lrsquoarchitecte comme srsquoil srsquoagissaitde sa propre fortune apprit par lrsquoindiscreacutetiondrsquoun jeune homme envoyeacute pour ranger la bi-bliothegraveque que le docteur prenait soin drsquouneorpheline nommeacutee Ursule Cette nouvelle fitdes ravages eacutetranges dans la ville de NemoursEnfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieudu mois de janvier 1815 et srsquoinstalla sournoise-ment avec une petite fille acircgeacutee de dix mois ac-compagneacutee drsquoune nourrice
― Ursule ne peut pas ecirctre sa fille il a soixanteet onze ans dirent les heacuteritiers alarmeacutes
― Quoi qursquoelle puisse ecirctre dit madame Mas-sin elle nous donnera bien du tintoin (Un motde Nemours)
Le docteur reccedilut assez froidement sa pe-tite-niegravece par la ligne maternelle dont le ma-ri venait drsquoacheter le greffe de la Justice dePaix et qui les premiers se hasardegraverent agrave luiparler de leur position difficile Massin et safemme nrsquoeacutetaient pas riches Le pegravere de Massinserrurier agrave Montargis obligeacute de prendre desarrangements avec ses creacuteanciers travaillait agravesoixante-sept ans comme un jeune homme etne laisserait rien Le pegravere de madame MassinLevrault-Minoret venait de mourir agrave Monte-reau des suites de la bataille en voyant sa fermeincendieacutee ses champs ruineacutes et ses bestiaux deacute-voreacutes
― Nous nrsquoaurons rien de ton grand-oncledit Massin agrave sa femme deacutejagrave grosse de son se-cond enfant
Le docteur leur donna secregravetement dix millefrancs avec lesquels le greffier de la Justice dePaix ami du notaire et de lrsquohuissier de Ne-mours commenccedila lrsquousure et mena si ronde-ment les paysans des environs qursquoen ce mo-ment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux ineacutedits
Quant agrave son autre niegravece le docteur fit avoirpar ses relations agrave Paris la perception de Ne-mours agrave Creacutemiegravere et fournit le cautionne-ment Quoique Minoret-Levrault nrsquoeucirct besoinde rien Zeacutelie jalouse des libeacuteraliteacutes de lrsquooncleenvers ses deux niegraveces lui preacutesenta son filsalors acircgeacute de dix ans qursquoelle allait envoyer dansun collegravege de Paris ougrave dit-elle les eacuteduca-tions coucirctaient bien cher Meacutedecin de Fon-tanes le docteur obtint une demi-bourse aucollegravege Louis-le-Grand pour son petit-neveuqui fut mis en quatriegraveme
Creacutemiegravere Massin et Minoret-Levrault gensexcessivement communs furent jugeacutes sans
appel par le docteur degraves les deux premiersmois pendant lesquels ils essayegraverent drsquoentourermoins lrsquooncle que la succession Les gensconduits par lrsquoinstinct ont ce deacutesavantage surles gens agrave ideacutees qursquoils sont promptement devi-neacutes les inspirations de lrsquoinstinct sont trop na-turelles et srsquoadressent trop aux yeux pour nepas ecirctre aperccedilues aussitocirct tandis que pour ecirctrepeacuteneacutetreacutees les conceptions de lrsquoesprit exigentune intelligence eacutegale de part et drsquoautre Apregravesavoir acheteacute la reconnaissance de ses heacuteritierset leur avoir en quelque sorte clos la bouche leruseacute docteur preacutetexta de ses occupations de seshabitudes et des soins qursquoexigeait la petite Ur-sule pour ne point les recevoir sans toutefoisleur fermer sa maison Il aimait agrave dicircner seul ilse couchait et se levait tard il eacutetait venu dansson pays natal pour y trouver le repos et la so-litude Ces caprices drsquoun vieillard parurent as-sez naturels et ses heacuteritiers se contentegraverent delui faire le dimanche entre une heure et quatre
heures des visites hebdomadaires auxquelles ilessaya de mettre fin en leur disant ― Ne venezme voir que quand vous aurez besoin de moi
Le docteur sans refuser de donner desconsultations dans les cas graves surtout auxindigents ne voulut point ecirctre meacutedecin dupetit hospice de Nemours et deacuteclara qursquoilnrsquoexercerait plus sa profession
― Jrsquoai assez tueacute de monde dit-il en riant aucureacute Chaperon qui le sachant bienfaisant plai-dait pour les pauvres
― Crsquoest un fameux original Ce mot dit surle docteur Minoret fut lrsquoinnocente vengeancedes amours-propres froisseacutes car le meacutedecin secomposa une socieacuteteacute de personnages qui meacute-ritent drsquoecirctre mis en regard des heacuteritiers Orceux des bourgeois qui se croyaient dignes degrossir la cour drsquoun homme agrave cordon noirconservegraverent contre le docteur et ses privileacutegieacutesun ferment de jalousie qui malheureusementeut son action
Par une bizarrerie qursquoexpliquerait le pro-verbe Les extrecircmes se touchent ce docteur etle cureacute de Nemours furent tregraves-promptementamis Le vieillard aimait beaucoup le trictracjeu favori des gens drsquoeacuteglise et lrsquoabbeacute Chaperoneacutetait de la force du meacutedecin Le jeu fut doncun premier lien entre eux Puis Minoret eacutetaitcharitable et le cureacute de Nemours eacutetait le Feacutene-lon du Gacirctinais Tous deux ils avaient une ins-truction varieacutee lrsquohomme de Dieu pouvait doncseul dans tout Nemours comprendre lrsquoatheacuteePour pouvoir disputer deux hommes doiventdrsquoabord se comprendre Quel plaisir goucircte-t-on drsquoadresser des mots piquants agrave quelqursquounqui ne les sent pas Le meacutedecin et ce precirctreavaient trop de bon goucirct ils avaient vu tropbonne compagnie pour ne pas en pratiquerles preacuteceptes ils purent alors se faire cette pe-tite guerre si neacutecessaire agrave la conversation Ilshaiumlssaient lrsquoun et lrsquoautre leurs opinions maisils estimaient leurs caractegraveres Si de semblables
contrastes si de telles sympathies ne sont pasles eacuteleacutements de la vie intime ne faudrait-il pasdeacutesespeacuterer de la socieacuteteacute qui surtout en Franceexige un antagonisme quelconque Crsquoest duchoc des caractegraveres et non de la lutte des ideacuteesque naissent les antipathies Lrsquoabbeacute Chaperonfut donc le premier ami du docteur agrave NemoursCet eccleacutesiastique alors acircgeacute de soixante anseacutetait cureacute de Nemours depuis le reacutetablissementdu culte catholique Par attachement pour sontroupeau il avait refuseacute le vicariat du diocegraveseSi les indiffeacuterents en matiegravere de religion lui ensavaient greacute les fidegraveles lrsquoen aimaient davantageAinsi veacuteneacutereacute de ses ouailles estimeacute par la popu-lation le cureacute faisait le bien sans srsquoenqueacuterir desopinions religieuses des malheureux Son pres-bytegravere agrave peine garni du mobilier neacutecessaire auxplus stricts besoins de la vie eacutetait froid et deacutenueacutecomme le logis drsquoun avare Lrsquoavarice et la chari-teacute se trahissent par des effets semblables la cha-riteacute ne se fait-elle pas dans le ciel le treacutesor que
se fait lrsquoavare sur terre Lrsquoabbeacute Chaperon dis-putait avec sa servante sur sa deacutepense avec plusde rigueur que Gobseck avec la sienne si tou-tefois ce fameux juif a jamais eu de servante Lebon precirctre vendait souvent les boucles drsquoargentde ses souliers et de sa culotte pour en don-ner le prix agrave des pauvres qui le surprenaientsans le sou En le voyant sortir de son eacutegliseles oreilles de sa culotte noueacutees dans les bou-tonniegraveres les deacutevotes de la ville allaient alorsracheter les boucles du cureacute chez lrsquohorloger bi-joutier de Nemours et grondaient leur pas-teur en les lui rapportant Il ne srsquoachetait ja-mais de linge ni drsquohabits et portait ses vecircte-ments jusqursquoagrave ce qursquoils ne fussent plus de miseSon linge eacutepais de reprises lui marquait la peaucomme un cilice Madame de Portenduegravere oude bonnes acircmes srsquoentendaient alors avec la gou-vernante pour lui remplacer pendant son som-meil le linge ou les habits vieux par des neufset le cureacute ne srsquoapercevait pas toujours immeacutedia-
tement de lrsquoeacutechange Il mangeait chez lui danslrsquoeacutetain et avec des couverts de fer battu Quandil recevait ses desservants et les cureacutes aux joursde solenniteacute qui sont une charge pour les cureacutesde canton il empruntait lrsquoargenterie et le lingede table de son ami lrsquoatheacutee
― Mon argenterie fait son salut disait alorsle docteur
Ces belles actions tocirct ou tard deacutecouvertes ettoujours accompagneacutees drsquoencouragements spi-rituels srsquoaccomplissaient avec une naiumlveteacute su-blime Cette vie eacutetait drsquoautant plus meacuteritoireque lrsquoabbeacute Chaperon posseacutedait une eacuteruditionaussi vaste que varieacutee et de preacutecieuses faculteacutesChez lui la finesse et la gracircce inseacuteparables com-pagnes de la simpliciteacute rehaussaient une eacutelocu-tion digne drsquoun preacutelat Ses maniegraveres son carac-tegravere et ses mœurs donnaient agrave son commerce lasaveur exquise de tout ce qui dans lrsquointelligenceest agrave la fois spirituel et candide Ami de la plai-santerie il nrsquoeacutetait jamais precirctre dans un salon
Jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee du docteur Minoret le bon-homme laissa ses lumiegraveres sous le boisseau sansregret mais peut-ecirctre lui sut-il greacute de les utili-ser Riche drsquoune assez belle bibliothegraveque et dedeux mille livres de rente quand il vint agrave Ne-mours le cureacute ne posseacutedait plus en 1829 queles revenus de sa cure presque entiegraverement dis-tribueacutes chaque anneacutee Drsquoexcellent conseil dansles affaires deacutelicates ou dans les malheurs plusdrsquoune personne qui nrsquoallait point agrave lrsquoeacuteglise ychercher des consolations allait au presbytegraverey chercher des avis Pour achever ce portraitmoral il suffira drsquoune petite anecdote Des pay-sans rarement il est vrai mais enfin de mau-vaises gens se disaient poursuivis ou se faisaientpoursuivre fictivement pour stimuler la bien-faisance de lrsquoabbeacute Chaperon Ils trompaientleurs femmes qui voyant leur maison menaceacuteedrsquoexpropriation et leurs vaches saisies trom-paient par leurs innocentes larmes le pauvre cu-reacute qui leur trouvait alors les sept ou huit cents
francs demandeacutes avec lesquels le paysan ache-tait un lopin de terre Quand de pieux person-nages des fabriciens deacutemontregraverent la fraudeagrave lrsquoabbeacute Chaperon en le priant de les consul-ter pour ne pas ecirctre victime de la cupiditeacute illeur dit ― Peut-ecirctre ces gens auraient-ils com-mis quelque chose de blacircmable pour avoir leurarpent de terre et nrsquoest-ce pas encore faire lebien que drsquoempecirccher le mal On aimera peut-ecirctre agrave trouver ici lrsquoesquisse de cette figure re-marquable en ce que les sciences et les lettresavaient passeacute dans ce cœur et dans cette fortetecircte sans y rien corrompre Agrave soixante anslrsquoabbeacute Chaperon avait les cheveux entiegraverementblancs tant il eacuteprouvait vivement les malheursdrsquoautrui tant aussi les eacuteveacutenements de la Reacutevo-lution avaient agi sur lui Deux fois incarceacute-reacute pour deux refus de serment deux fois se-lon son expression il avait dit son In manusIl eacutetait de moyenne taille ni gras ni maigreSon visage tregraves-rideacute tregraves-creuseacute sans couleur
occupait tout drsquoabord le regard par la tran-quilliteacute profonde des lignes et par la pureteacute descontours qui semblaient bordeacutes de lumiegravere Levisage drsquoun homme chaste a je ne sais quoi deradieux Des yeux bruns agrave prunelle vive ani-maient ce visage irreacutegulier surmonteacute drsquoun frontvaste Son regard exerccedilait un empire explicablepar une douceur qui nrsquoexcluait pas la forceLes arcades de ses yeux formaient comme deuxvoucirctes ombrageacutees de gros sourcils grisonnantsqui ne faisaient point peur Comme il avaitperdu beaucoup de ses dents sa bouche eacutetaitdeacuteformeacutee et ses joues rentraient mais cettedestruction ne manquait pas de gracircce et cesrides pleines drsquoameacuteniteacute semblaient vous sou-rire Sans ecirctre goutteux il avait les pieds si sen-sibles il marchait si difficilement qursquoil gardaitdes souliers en veau drsquoOrleacuteans par toutes lessaisons Il trouvait la mode des pantalons peuconvenable pour un precirctre et se montrait tou-jours vecirctu de gros bas en laine noire tricoteacutes
par sa gouvernante et drsquoune culotte de drapIl ne sortait point en soutane mais en redin-gote brune et conservait le tricorne courageu-sement porteacute dans les plus mauvais jours Cenoble et beau vieillard dont la figure eacutetait tou-jours embellie par la seacutereacuteniteacute drsquoune acircme sansreproche devait avoir sur les choses et sur leshommes de cette histoire une si grande in-fluence qursquoil fallait tout drsquoabord remonter agrave lasource de son autoriteacute
Minoret recevait trois journaux un libeacuteralun ministeacuteriel un ultragrave quelques recueils peacute-riodiques et des journaux de science dont lescollections grossissaient sa bibliothegraveque Lesjournaux lrsquoencyclopeacutediste et les livres furentun attrait pour un ancien capitaine au reacutegi-ment de Royal-Sueacutedois nommeacute monsieur deJordy gentilhomme voltairien et vieux garccedilonqui vivait de seize cents francs de pension etrente viagegraveres Apregraves avoir lu pendant quelquesjours les gazettes par lrsquoentremise du cureacute mon-
sieur de Jordy jugea convenable drsquoaller remer-cier le docteur Degraves la premiegravere visite le vieuxcapitaine ancien professeur agrave lrsquoEacutecole-Militaireconquit les bonnes gracircces du vieux meacutedecinqui lui rendit sa visite avec empressementMonsieur de Jordy petit homme sec et maigremais tourmenteacute par le sang quoiqursquoil eucirct la facetregraves-pacircle vous frappait tout drsquoabord par sonbeau front agrave la Charles XII au-dessus duquel ilmaintenait ses cheveux coupeacutes ras comme ceuxde ce roi-soldat Ses yeux bleus qui eussent faitdire Lrsquoamour a passeacute par lagrave mais profondeacute-ment attristeacutes inteacuteressaient au premier regardougrave srsquoentrevoyaient des souvenirs sur lesquels ilgardait drsquoailleurs un si profond secret que ja-mais ses vieux amis ne surprirent ni une allu-sion agrave sa vie passeacutee ni une de ces exclamationsarracheacutees par une similitude de catastrophesIl cachait le douloureux mystegravere de son pas-seacute sous une gaieteacute philosophique mais quandil se croyait seul ses mouvements engourdis
par une lenteur moins seacutenile que calculeacutee at-testaient une penseacutee peacutenible et constante aus-si lrsquoabbeacute Chaperon lrsquoavait-il surnommeacute le chreacute-tien sans le savoir Allant toujours vecirctu de drapbleu son maintien un peu roide et son vecircte-ment trahissaient les anciennes coutumes dela discipline militaire Sa voix douce et har-monieuse remuait lrsquoacircme Ses belles mains lacoupe de sa figure qui rappelait celle du comtedrsquoArtois en montrant combien il avait eacuteteacute char-mant dans sa jeunesse rendaient le mystegraverede sa vie encore plus impeacuteneacutetrable On se de-mandait involontairement quel malheur pou-vait avoir atteint la beauteacute le courage la gracirccelrsquoinstruction et les plus preacutecieuses qualiteacutes ducœur qui furent jadis reacuteunies en sa personneMonsieur de Jordy tressaillait toujours au nomde Roberspierre Il prenait beaucoup de tabacet chose eacutetrange il srsquoen deacuteshabitua pour la pe-tite Ursule qui manifestait agrave cause de cette ha-bitude de la reacutepugnance pour lui Degraves qursquoil put
voir cette petite le capitaine attacha sur ellede longs regards presque passionneacutes Il aimaitsi follement ses jeux il srsquointeacuteressait tant agrave elleque cette affection rendit encore plus eacutetroits sesliens avec le docteur qui nrsquoosa jamais dire agrave cevieux garccedilon ― Et vous aussi vous avez doncperdu des enfants Il est de ces ecirctres bons etpatients comme lui qui passent dans la vie unepenseacutee amegravere au cœur et un sourire agrave la foistendre et douloureux sur les legravevres emportantavec eux le mot de lrsquoeacutenigme sans le laisser devi-ner par fierteacute par deacutedain par vengeance peut-ecirctre nrsquoayant que Dieu pour confident et pourconsolateur Monsieur de Jordy ne voyait guegravereagrave Nemours ougrave comme le docteur il eacutetait venumourir en paix que le cureacute toujours aux ordresde ses paroissiens et que madame de Porten-duegravere qui se couchait agrave neuf heures Aussi deguerre lasse avait-il fini par se mettre au lit debonne heure malgreacute les eacutepines qui rembour-raient son chevet Ce fut donc une bonne for-
tune pour le meacutedecin comme pour le capitaineque de rencontrer un homme ayant vu le mecircmemonde qui parlait la mecircme langue avec le-quel on pouvait eacutechanger ses ideacutees et qui secouchait tard Une fois que monsieur de Jordylrsquoabbeacute Chaperon et Minoret eurent passeacute unepremiegravere soireacutee ils y eacuteprouvegraverent tant de plai-sir que le precirctre et le militaire revinrent tous lessoirs agrave neuf heures moment ougrave la petite Ursulecoucheacutee le vieillard se trouvait libre Et toustrois ils veillaient jusqursquoagrave minuit ou une heure
Bientocirct ce trio devint un quatuor Un autrehomme agrave qui la vie eacutetait connue et qui de-vait agrave la pratique des affaires cette indulgencece savoir cette masse drsquoobservations cette fi-nesse ce talent de conversation que le mili-taire le meacutedecin le cureacute devaient agrave la pratiquedes acircmes des maladies et de lrsquoenseignementle juge de paix flaira les plaisirs de ces soi-reacutees et rechercha la socieacuteteacute du docteur Avantdrsquoecirctre juge de paix agrave Nemours monsieur Bon-
grand avait eacuteteacute pendant dix ans avoueacute agrave Me-lun ougrave il plaidait lui-mecircme selon lrsquousage desvilles ougrave il nrsquoy a pas de barreau Devenu veufagrave lrsquoacircge de quarante-cinq ans il se sentait en-core trop actif pour ne rien faire il avait doncdemandeacute la Justice de Paix de Nemours va-cante quelques mois avant lrsquoinstallation du doc-teur Le garde des sceaux est toujours heureuxde trouver des praticiens et surtout des gensagrave leur aise pour exercer cette importante ma-gistrature Monsieur Bongrand vivait modes-tement agrave Nemours des quinze cents francs desa place et pouvait ainsi consacrer ses reve-nus agrave son fils qui faisait son Droit agrave Paristout en eacutetudiant la proceacutedure chez le fameuxavoueacute Derville Le pegravere Bongrand ressemblaitassez agrave un vieux chef de division en retraite ilavait cette figure moins blecircme que blecircmie ougraveles affaires les meacutecomptes le deacutegoucirct ont laisseacuteleurs empreintes rideacutee par la reacuteflexion et aus-si par les continuelles contractions familiegraveres
aux gens obligeacutes de ne pas tout dire mais elleeacutetait souvent illumineacutee par des sourires parti-culiers agrave ces hommes qui tour agrave tour croienttout et ne croient rien habitueacutes agrave tout voir et agravetout entendre sans surprise agrave peacuteneacutetrer dans lesabicircmes que lrsquointeacuterecirct ouvre au fond des cœursSous ses cheveux moins blancs que deacutecoloreacutesrabattus en ondes sur sa tecircte il montrait unfront sagace dont la couleur jaune srsquoharmoniaitaux filaments de sa maigre chevelure Son vi-sage ramasseacute lui donnait drsquoautant plus de res-semblance avec un renard que son nez eacutetaitcourt et pointu Il jaillissait de sa bouche fen-due comme celle des grands parleurs des eacutetin-celles blanches qui rendaient sa conversationsi pluvieuse que Goupil disait meacutechamment ― Il faut un parapluie pour lrsquoeacutecouter ― Oubien Il pleut des jugements agrave la Justice de PaixSes yeux semblaient fins derriegravere ses lunettes mais les ocirctait-il son regard eacutemousseacute paraissaitniais Quoiqursquoil fucirct gai presque jovial mecircme
il se donnait un peu trop par sa contenancelrsquoair drsquoun homme important Il tenait presquetoujours ses mains dans les poches de son pan-talon et ne les en tirait que pour raffermir seslunettes par un mouvement presque railleurqui vous annonccedilait une observation fine ouquelque argument victorieux Ses gestes sa lo-quaciteacute ses innocentes preacutetentions trahissaientlrsquoancien avoueacute de province mais ces leacutegers deacute-fauts nrsquoexistaient qursquoagrave la superficie il les rache-tait par une bonhomie acquise qursquoun moralisteexact appellerait une indulgence naturelle agrave lasupeacuterioriteacute Srsquoil avait un peu lrsquoair drsquoun renardil passait aussi pour profondeacutement ruseacute sansecirctre improbe Sa ruse eacutetait le jeu de la perspica-citeacute Mais nrsquoappelle-t-on pas ruseacutes les gens quipreacutevoient un reacutesultat et se preacuteservent des pieacutegesqursquoon leur a tendus Le juge de paix aimait lewhist jeu que le capitaine que le docteur sa-vaient et que le cureacute apprit en peu de temps
Cette petite socieacuteteacute se fit une oasis dans le sa-lon de Minoret Le meacutedecin de Nemours quine manquait ni drsquoinstruction ni de savoir-vivreet qui honorait en Minoret une des illustra-tions de la meacutedecine y eut ses entreacutees maisses occupations ses fatigues qui lrsquoobligeaientagrave se coucher tocirct pour se lever de bonne heurelrsquoempecircchegraverent drsquoecirctre aussi assidu que le furentles trois amis du docteur La reacuteunion de ces cinqpersonnes supeacuterieures les seules qui dans Ne-mours eussent des connaissances assez univer-selles pour se comprendre explique la reacutepul-sion du vieux Minoret pour ses heacuteritiers srsquoildevait leur laisser sa fortune il ne pouvait guegravereles admettre dans sa socieacuteteacute Soit que le maicirctrede poste le greffier et le percepteur eussentcompris cette nuance soit qursquoils fussent rassu-reacutes par la loyauteacute par les bienfaits de leur oncleils cessegraverent agrave son grand contentement de levoir Ainsi les quatre vieux joueurs de whist etde trictrac sept ou huit mois apregraves lrsquoinstallation
du docteur agrave Nemours formegraverent une socieacute-teacute compacte exclusive et qui fut pour chacundrsquoeux comme une fraterniteacute drsquoarriegravere-saisoninespeacutereacutee et dont les douceurs nrsquoen furent quemieux savoureacutees Cette famille drsquoesprits choisiseut dans Ursule une enfant adopteacutee par chacundrsquoeux selon ses goucircts le cureacute pensait agrave lrsquoacircme lejuge de paix se faisait le curateur le militaire sepromettait de devenir le preacutecepteur et quantagrave Minoret il eacutetait agrave la fois le pegravere la megravere et lemeacutedecin
Apregraves srsquoecirctre acclimateacute le vieillard prit ses ha-bitudes et reacutegla sa vie comme elle se regravegle aufond de toutes les provinces Agrave cause drsquoUrsuleil ne recevait personne le matin il ne donnaitjamais agrave dicircner ses amis pouvaient arriver chezlui vers six heures du soir et y rester jusqursquoagraveminuit Les premiers venus trouvaient les jour-naux sur la table du salon et les lisaient en at-tendant les autres ou quelquefois ils allaient agravela rencontre du docteur srsquoil eacutetait agrave la prome-
nade Ces habitudes tranquilles ne furent passeulement une neacutecessiteacute de la vieillesse ellesfurent aussi chez lrsquohomme du monde un sageet profond calcul pour ne pas laisser troublerson bonheur par lrsquoinquiegravete curiositeacute de ses heacute-ritiers ni par le caquetage des petites villes Il nevoulait rien conceacuteder agrave cette changeante deacuteesselrsquoopinion publique dont la tyrannie un desmalheurs de la France allait srsquoeacutetablir et fairede notre pays une mecircme province Aussi degravesque lrsquoenfant fut sevreacutee et marcha renvoya-t-illa cuisiniegravere que sa niegravece madame Minoret-Le-vrault lui avait donneacutee en deacutecouvrant qursquoelleinstruisait la maicirctresse de poste de tout ce quise passait chez lui
La nourrice de la petite Ursule veuve drsquounpauvre ouvrier sans autre nom qursquoun nom debaptecircme et qui venait de Bougival avait per-du son dernier enfant agrave six mois au momentougrave le docteur qui la connaissait pour une hon-necircte et bonne creacuteature la prit pour nourrice
toucheacute de sa deacutetresse Sans fortune venue dela Bresse ougrave sa famille eacutetait dans la misegravere An-toinette Patris veuve de Pierre dit de Bougi-val srsquoattacha naturellement agrave Ursule commesrsquoattachent les megraveres de lait agrave leurs nourrissonsquand elles les gardent Cette aveugle affectionmaternelle srsquoaugmenta du deacutevouement domes-tique Preacutevenue des intentions du docteur laBougival apprit sournoisement agrave faire la cui-sine devint propre adroite et se plia aux habi-tudes du vieillard Elle eut des soins minutieuxpour les meubles et les appartements enfin ellefut infatigable Non-seulement le docteur vou-lait que sa vie priveacutee fucirct mureacutee mais encore ilavait des raisons pour deacuterober la connaissancede ses affaires agrave ses heacuteritiers Degraves la deuxiegravemeanneacutee de son eacutetablissement il nrsquoeut donc plusau logis que la Bougival sur la discreacutetion de la-quelle il pouvait compter absolument et il deacute-guisa ses veacuteritables motifs sous la toute-puis-sante raison de lrsquoeacuteconomie Au grand conten-
tement de ses heacuteritiers il se fit avare Sans pa-telinage et par la seule influence de sa sollici-tude et de son deacutevouement la Bougival acircgeacuteede quarante-trois ans au moment ougrave ce dramecommence eacutetait la gouvernante du docteur etde sa proteacutegeacutee le pivot sur lequel tout rou-lait au logis enfin la femme de confiance Onlrsquoavait appeleacutee la Bougival par lrsquoimpossibiliteacutereconnue drsquoappliquer agrave sa personne son preacute-nom drsquoAntoinette car les noms et les figuresobeacuteissent aux lois de lrsquoharmonie
Lrsquoavarice du docteur ne fut pas un vain motmais elle eut un but Agrave compter de 1817 ilretrancha deux journaux et cessa ses abonne-ments agrave ses recueils peacuteriodiques Sa deacutepenseannuelle que tout Nemours put estimer nedeacutepassa point dix-huit cents francs par anComme tous les vieillards ses besoins en lingechaussure ou vecirctements eacutetaient presque nulsTous les six mois il faisait un voyage agrave Parissans doute pour toucher et placer lui-mecircme ses
revenus En quinze ans il ne dit pas un motqui eucirct trait agrave ses affaires Sa confiance en Bon-grand vint fort tard il ne srsquoouvrit agrave lui sur sesprojets qursquoapregraves la reacutevolution de 1830 Telleseacutetaient dans la vie du docteur les seules chosesalors connues de la bourgeoisie et de ses heacuteri-tiers Quant agrave ses opinions politiques commesa maison ne payait que cent francs drsquoimpocircts ilne se mecirclait de rien et repoussait aussi bien lessouscriptions royalistes que les souscriptions li-beacuterales Son horreur connue pour la precirctrailleet son deacuteisme aimaient si peu les manifesta-tions qursquoil mit agrave la porte un commis-voyageurenvoyeacute par son petit-neveu Deacutesireacute Minoret-Le-vrault pour lui proposer un Cureacute Meslier et lesdiscours du geacuteneacuteral Foy La toleacuterance ainsi en-tendue parut inexplicable aux libeacuteraux de Ne-mours
Les trois heacuteritiers collateacuteraux du docteurMinoret-Levrault et sa femme monsieur etmadame Massin-Levrault junior monsieur et
madame Creacutemiegravere-Creacutemiegravere que nous appel-lerons simplement Creacutemiegravere Massin et Mi-noret puisque ces distinctions entre homo-nymes ne sont neacutecessaires que dans le Gacirctinais ces trois familles trop occupeacutees pour creacuteer unautre centre se voyaient comme on se voit dansles petites villes Le maicirctre de poste donnaitun grand dicircner le jour de la naissance de sonfils un bal au carnaval un autre au jour an-niversaire de son mariage et il invitait alorstoute la bourgeoisie de Nemours Le percepteurreacuteunissait aussi deux fois par an ses parents etses amis Le greffier de la Justice de Paix troppauvre disait-il pour se jeter en de telles pro-fusions vivait petitement dans une maison si-tueacutee au milieu de la Grandrsquorue et dont une por-tion le rez-de-chausseacutee eacutetait loueacutee agrave sa sœurdirectrice de la poste aux lettres autre bienfaitdu docteur Neacuteanmoins pendant lrsquoanneacutee cestrois heacuteritiers ou leurs femmes se rencontraienten ville agrave la promenade au marcheacute le matin
sur les pas de leurs portes ou le dimanche apregravesla messe sur la place comme en ce moment en sorte qursquoils se voyaient tous les jours Or de-puis trois ans surtout lrsquoacircge du docteur son ava-rice et sa fortune autorisaient des allusions oudes propos directs relatifs agrave la succession qui fi-nirent pour gagner de proche en proche et parrendre eacutegalement ceacutelegravebres et le docteur et sesheacuteritiers Depuis six mois il ne se passait pas desemaine que les amis ou les voisins des heacuteritiersMinoret ne leur parlassent avec une sourde en-vie du jour ougrave les deux yeux du bonhomme sefermant ses coffres srsquoouvriraient
― Le docteur Minoret a beau ecirctre meacutedecinet srsquoentendre avec la mort il nrsquoy a que Dieudrsquoeacuteternel disait lrsquoun
― Bah il nous enterrera tous il se portemieux que nous reacutepondait hypocritementlrsquoheacuteritier
― Enfin si ce nrsquoest pas vous vos enfants heacute-riteront toujours agrave moins que cette petite Ur-sule
― Il ne lui laissera pas toutUrsule selon les preacutevisions de madame Mas-
sin eacutetait la becircte noire des heacuteritiers leur eacutepeacutee deDamoclegraves et ce mot ― Bah qui vivra verra conclusion favorite de madame Creacutemiegravere di-sait assez qursquoils lui souhaitaient plus de mal quede bien
Le percepteur et le greffier pauvres en com-paraison du maicirctre de poste avaient souventeacutevalueacute par forme de conversation lrsquoheacuteritage dudocteur En se promenant le long du canal ousur la route srsquoils voyaient venir leur oncle ils seregardaient drsquoun air piteux
― Il a sans doute gardeacute pour lui quelqueeacutelixir de longue vie disait lrsquoun
― Il a fait un pacte avec le diable reacutepondaitlrsquoautre
― Il devrait nous avantager nous deux carce gros Minoret nrsquoa besoin de rien
― Ah Minoret a un fils qui lui mangera biende lrsquoargent
― Agrave quoi estimez-vous la fortune du doc-teur disait le greffier au financier
― Au bout de douze ans douze mille francseacuteconomiseacutes chaque anneacutee donnent cent qua-rante-quatre mille francs et les inteacuterecircts com-poseacutes produisent au moins cent mille francs mais comme il a ducirc conseilleacute par son notaireagrave Paris faire quelques bonnes affaires et quejusqursquoen 1822 il a ducirc placer agrave huit et agrave sept et de-mi sur lrsquoEacutetat le bonhomme remue maintenantenviron quatre cent mille francs sans compterses quatorze mille livres de rente en cinq pourcent agrave cent seize aujourdrsquohui Srsquoil mourait de-main sans avantager Ursule il nous laisseraitdonc sept agrave huit cent mille francs outre sa mai-son et son mobilier
― Eh bien cent mille agrave Minoret cent milleagrave la petite et agrave chacun de nous trois cents voilagravece qui serait juste
― Ah cela nous chausserait proprement― Srsquoil faisait cela srsquoeacutecriait Massin je vendrais
mon greffe jrsquoachegraveterais une belle proprieacuteteacute jetacirccherais de devenir juge agrave Fontainebleau et jeserais deacuteputeacute
― Moi jrsquoachegraveterais une charge drsquoagent dechange disait le percepteur
― Malheureusement cette petite fille qursquoil asous le bras et le cureacute lrsquoont si bien cerneacute quenous ne pouvons rien sur lui
― Apregraves tout nous sommes toujours biencertains qursquoil ne laissera rien agrave lrsquoEacuteglise
Chacun peut maintenant concevoir enquelles transes eacutetaient les heacuteritiers en voyantleur oncle allant agrave la messe On a toujours assezdrsquoesprit pour concevoir une leacutesion drsquointeacuterecirctsLrsquointeacuterecirct constitue lrsquoesprit du paysan aussi bienque celui du diplomate et sur ce terrain le plus
niais en apparence serait peut-ecirctre le plus fortAussi ce terrible raisonnement laquo Si la petiteUrsule a le pouvoir de jeter son protecteur dansle giron de lrsquoEacuteglise elle aura bien celui de sefaire donner sa succession raquo eacuteclatait-il en lettresde feu dans lrsquointelligence du plus obtus des heacute-ritiers Le maicirctre de poste avait oublieacute lrsquoeacutenigmecontenue dans la lettre de son fils pour accourirsur la place car si le docteur eacutetait dans lrsquoeacuteglise agravelire lrsquoordinaire de la messe il srsquoagissait de deuxcent cinquante mille francs agrave perdre Avouons-le la crainte des heacuteritiers tenait aux plus fortset aux plus leacutegitimes des sentiments sociaux lesinteacuterecircts de famille
― Eh bien monsieur Minoret dit le maire(ancien meunier devenu royaliste un Le-vrault-Creacutemiegravere) quand le diable devint vieuxil se fit ermite Votre oncle est dit-on desnocirctres
― Vaut mieux tard que jamais mon cousinreacutepondit le maicirctre de poste en essayant de dis-simuler sa contrarieacuteteacute
― Celui-lagrave rirait-il si nous eacutetions frustreacutes ilserait capable de marier son fils agrave cette damneacuteefille que le diable puisse entortiller de sa queue srsquoeacutecria Creacutemiegravere en serrant les poings et mon-trant le maire sous le porche
― Agrave qui donc en a-t-il le pegravere Creacutemiegravere ditle boucher de Nemours un Levrault-Levraultfils aicircneacute Nrsquoest-il pas content de voir son oncleprendre le chemin du paradis
― Qui aurait jamais cru cela dit le greffier― Ah il ne faut jamais dire laquo Fontaine je ne
boirai pas de ton eau raquo reacutepondit le notaire quivoyant de loin le groupe se deacutetacha de sa femmeen la laissant aller seule agrave lrsquoeacuteglise
― Voyons monsieur Dionis dit Creacutemiegravereen prenant le notaire par le bras que nousconseillez-vous de faire dans cette circons-tance
― Je vous conseille dit le notaire ensrsquoadressant aux heacuteritiers de vous coucher et devous lever agrave vos heures habituelles de mangervotre soupe sans la laisser refroidir de mettrevos pieds dans vos souliers vos chapeaux survos tecirctes enfin de continuer votre genre de vieabsolument comme si de rien nrsquoeacutetait
― Vous nrsquoecirctes pas consolant lui dit Massinen lui jetant un regard de compegravere
Malgreacute sa petite taille et son embonpointmalgreacute son visage eacutepais et ramasseacute Creacute-miegravere-Dionis eacutetait deacutelieacute comme une soie Pourfaire fortune il srsquoeacutetait associeacute secregravetement avecMassin agrave qui sans doute il indiquait les pay-sans gecircneacutes et les piegraveces de terre agrave deacutevorer Cesdeux hommes choisissaient ainsi les affairesnrsquoen laissaient point eacutechapper de bonnes et separtageaient les beacuteneacutefices de cette usure hypo-theacutecaire qui retarde sans lrsquoempecirccher lrsquoactiondes paysans sur le sol Aussi moins pour Mino-ret le maicirctre de poste et Creacutemiegravere le receveur
que pour son ami le greffier Dionis portait-ilun vif inteacuterecirct agrave la succession du docteur La partde Massin devait tocirct ou tard grossir les capitauxavec lesquels les deux associeacutes opeacuteraient dansle canton
― Nous tacirccherons de savoir par monsieurBongrand drsquoougrave part ce coup reacutepondit le notaireagrave voix basse en avertissant Massin de se tenircoi
― Mais que fais-tu donc lagrave Minoret criatout agrave coup une petite femme qui fondit sur legroupe au milieu duquel le maicirctre de poste sevoyait comme une tour Tu ne sais pas ougrave estDeacutesireacute et tu restes planteacute sur tes jambes agrave ba-varder quand je te croyais agrave cheval Bonjourmesdames et messieurs
Cette petite femme maigre pacircle et blondevecirctue drsquoune robe drsquoindienne blanche agrave grandesfleurs couleur chocolat coiffeacutee drsquoun bonnetbrodeacute garni de dentelle et portant un petitchacircle vert sur ses plates eacutepaules eacutetait la maicirc-
tresse de poste qui faisait trembler les plusrudes postillons les domestiques et les charre-tiers qui tenait la caisse les livres et menaitla maison au doigt et agrave lrsquoœil selon lrsquoexpressionpopulaire des voisins Comme les vraies meacute-nagegraveres elle nrsquoavait aucun joyau sur elle Ellene donnait point selon son expression dansle clinquant et les colifichets elle srsquoattachait ausolide et gardait malgreacute la fecircte son tablier noirdans les poches duquel sonnait un trousseaude clefs Sa voix glapissante deacutechirait le tym-pan des oreilles En deacutepit du bleu tendre de sesveux son regard rigide offrait une visible har-monie avec les legravevres minces drsquoune bouche ser-reacutee avec un front haut bombeacute tregraves-impeacuterieuxVif eacutetait le coup drsquoœil plus vifs eacutetaient le gesteet la parole Zeacutelie obligeacutee drsquoavoir de la volon-teacute pour deux en avait toujours eu pour troisdisait Goupil qui fit remarquer les regravegnes suc-cessifs de trois jeunes postillons agrave tenue soigneacuteeeacutetablis par Zeacutelie chacun apregraves sept ans de ser-
vice Aussi le malicieux clerc les nommait-il Postillon Ier Postillon II et Postillon III Mais lepeu drsquoinfluence de ces jeunes gens dans la mai-son et leur parfaite obeacuteissance prouvaient queZeacutelie srsquoeacutetait purement et simplement inteacuteresseacuteeagrave de bons sujets
― Eh bien Zeacutelie aimeacute le zegravele reacutepondait leclerc agrave ceux qui lui faisaient ces observations
Cette meacutedisance eacutetait peu vraisemblable De-puis la naissance de son fils nourri par ellesans qursquoon pucirct apercevoir par ougrave la maicirc-tresse de poste ne pensa qursquoagrave grossir sa for-tune et srsquoadonna sans trecircve agrave la direction deson immense eacutetablissement Deacuterober une bottede paille ou quelques boisseaux drsquoavoine sur-prendre Zeacutelie dans les comptes les plus compli-queacutes eacutetait la chose impossible quoiqursquoelle eacutecri-vicirct comme un chat et ne connucirct que lrsquoadditionet la soustraction pour toute arithmeacutetique Ellene se promenait que pour aller toiser ses foinsses regains et ses avoines puis elle envoyait son
homme agrave la reacutecolte et ses postillons au botte-lage en leur disant agrave cent livres pregraves la quanti-teacute que tel ou tel preacute devait donner Quoiqursquoellefucirct lrsquoacircme de ce grand gros corps appeleacute Mi-noret-Levrault et qursquoelle le menacirct par le boutde ce nez si becirctement releveacute elle eacuteprouvait lestranses qui plus ou moins agitent toujoursles dompteurs de becirctes feacuteroces Aussi se met-tait-elle constamment en colegravere avant lui et lespostillons savaient aux querelles que leur fai-sait Minoret quand il avait eacuteteacute querelleacute par safemme car la colegravere ricochait sur eux La Mino-ret eacutetait drsquoailleurs aussi habile qursquointeacuteresseacutee Partoute la ville ce mot Ougrave en serait Minoret sanssa femme se disait dans plus drsquoun meacutenage
― Quand tu sauras ce qui nous arrive reacute-pondit le maicirctre de Nemours tu seras toi-mecircme hors des gonds
― Eh bien quoi ― Ursule a meneacute le docteur Minoret agrave la
messe
Les prunelles de Zeacutelie Levrault se dilategraverentelle resta pendant un moment jaune de colegraveredit ― Je veux le voir pour le croire et se preacuteci-pita dans lrsquoeacuteglise La messe en eacutetait agrave lrsquoeacuteleacutevationFavoriseacutee par le recueillement geacuteneacuteral la Mi-noret put donc regarder dans chaque rangeacutee dechaises et de bancs en remontant le long deschapelles jusqursquoagrave la place drsquoUrsule aupregraves dequi elle aperccedilut le vieillard la tecircte nue
En vous souvenant des figures de Bar-beacute-Marbois de Boissy-drsquoAnglas de MorelletdrsquoHelveacutetius de Freacutedeacuteric-le-Grand vous au-rez aussitocirct une image exacte de la tecircte dudocteur Minoret dont la verte vieillesse res-semblait agrave celle de ces personnages ceacutelegravebresCes tecirctes comme frappeacutees au mecircme coincar elles se precirctent agrave la meacutedaille offrent unprofil seacutevegravere et quasi puritain une colora-tion froide une raison matheacutematique une cer-taine eacutetroitesse dans le visage quasi presseacute desyeux fins des bouches seacuterieuses quelque chose
drsquoaristocratique moins dans le sentiment quedans lrsquohabitude plus dans les ideacutees que dansle caractegravere Tous ont des fronts hauts maisfuyant agrave leur sommet ce qui trahit une penteau mateacuterialisme Vous retrouverez ces princi-paux caractegraveres de tecircte et ces airs de visagedans les portraits de tous les encyclopeacutedistesdes orateurs de la Gironde et des hommes dece temps dont les croyances religieuses furentagrave peu pregraves nulles qui se disaient deacuteistes etqui eacutetaient atheacutees Le deacuteiste est un atheacutee sousbeacuteneacutefice drsquoinventaire Le vieux Minoret mon-trait donc un front de ce genre mais sillon-neacute de rides et qui reprenait une sorte de naiuml-veteacute par la maniegravere dont ses cheveux drsquoargentrameneacutes en arriegravere comme ceux drsquoune femmeagrave sa toilette se bouclaient en leacutegers floconssur son habit noir car il eacutetait obstineacutement vecirc-tu comme dans sa jeunesse en bas de soienoirs en souliers agrave boucles drsquoor en culottede pou de soie en gilet blanc traverseacute par le
cordon noir et en habit noir orneacute de la ro-sette rouge Cette tecircte si caracteacuteriseacutee et dontla froide blancheur eacutetait adoucie par des tonsjaunes dus agrave la vieillesse recevait en plein lejour drsquoune croiseacutee Au moment ougrave la maicirctressede poste arriva le docteur avait ses yeux bleusaux paupiegraveres roseacutees aux contours attendrisleveacutes vers lrsquoautel une nouvelle conviction leurdonnait une expression nouvelle Ses lunettesmarquaient dans son paroissien lrsquoendroit ougrave ilavait quitteacute ses priegraveres Les bras croiseacutes sur sapoitrine ce grand vieillard sec debout dans uneattitude qui annonccedilait la toute-puissance de sesfaculteacutes et quelque chose drsquoineacutebranlable danssa foi ne cessa de contempler lrsquoautel par unregard humble et que rajeunissait lrsquoespeacuterancesans vouloir regarder la femme de son neveuplanteacutee presque en face de lui comme pour luireprocher ce retour agrave Dieu
En voyant toutes les tecirctes se tourner verselle Zeacutelie se hacircta de sortir et revint sur la
place moins preacutecipitamment qursquoelle nrsquoeacutetait al-leacutee agrave lrsquoeacuteglise elle comptait sur cette successionet la succession devenait probleacutematique Elletrouva le greffier le percepteur et leurs femmesencore plus consterneacutes qursquoauparavant Goupilavait pris plaisir agrave les tourmenter
― Ce nrsquoest pas sur la place et devant toute laville que nous pouvons parler de nos affairesdit la maicirctresse de poste venez chez moi Vousne serez pas de trop monsieur Dionis dit-elleau notaire
Ainsi lrsquoexheacutereacutedation probable des Massindes Creacutemiegravere et du maicirctre de poste allait ecirctre lanouvelle du pays
Au moment ougrave les heacuteritiers et le notaire al-laient traverser la place pour se rendre agrave laposte le bruit de la diligence arrivant agrave fondde train au bureau qui se trouve agrave quelques pasde lrsquoeacuteglise en haut de la Grandrsquorue fit un fracaseacutenorme
― Tiens je suis comme toi Minoret jrsquooublieDeacutesireacute dit Zeacutelie Allons agrave son deacutebarquer il estpresque avocat et crsquoest un peu de ses affairesqursquoil srsquoagit
Lrsquoarriveacutee drsquoune diligence est toujours unedistraction mais quand elle est en retard onsrsquoattend agrave des eacuteveacutenements aussi la foule se por-ta-t-elle devant la Ducler
― Voilagrave Deacutesireacute fut un cri geacuteneacuteralAgrave la fois le tyran et le boute-en-train de Ne-
mours Deacutesireacute mettait toujours la ville en eacutemoipar ses apparitions Aimeacute de la jeunesse avec la-quelle il se montrait geacuteneacutereux il la stimulait parsa preacutesence mais ses amusements eacutetaient si re-douteacutes que plus drsquoune famille fut tregraves-heureusede lui voir faire ses eacutetudes et son Droit agrave ParisDeacutesireacute Minoret jeune homme mince fluet etblond comme sa megravere de laquelle il avait lesyeux bleus et le teint pacircle sourit par la portiegravereagrave la foule et descendit lestement pour embras-
ser sa megravere Une leacutegegravere esquisse de ce garccedilonprouvera combien Zeacutelie fut flatteacutee en le voyant
Lrsquoeacutetudiant portait des bottes fines un panta-lon blanc drsquoeacutetoffe anglaise agrave sous-pieds en cuirverni une riche cravate bien mise plus riche-ment attacheacutee un joli gilet de fantaisie et dansla poche de ce gilet une montre plate dont lachaicircne pendait enfin une redingote courte endrap bleu et un chapeau gris mais le parvenuse trahissait dans les boutons drsquoor de son gi-let et dans la bague porteacutee par-dessus des gantsde chevreau drsquoune couleur violacirctre Il avait unecanne agrave pomme drsquoor ciseleacute
― Tu vas perdre ta montre lui dit sa megravere enlrsquoembrassant
― Crsquoest fait expregraves reacutepondit-il en se laissantembrasser par son pegravere
― Heacute bien cousin vous voilagrave bientocirct avo-cat dit Massin
― Je precircterai serment agrave la rentreacutee dit-il enreacutepondant aux saluts amicaux qui partaient dela foule
― Nous allons donc rire dit Goupil en luiprenant la main
― Ah te voilagrave vieux singe reacutepondit Deacutesireacute― Tu prends encore la licence pour thegravese
apregraves ta thegravese pour la licence reacutepliqua le clerchumilieacute drsquoecirctre traiteacute si familiegraverement en preacute-sence de tant de monde
― Comment il lui dit qursquoil se taise deman-da madame Creacutemiegravere agrave son mari
― Vous savez tout ce que jrsquoai Cabirolle cria-t-il au vieux conducteur agrave face violaceacutee etbourgeonneacutee Vous ferez porter tout chez nous
― La sueur ruisselle sur tes chevaux dit larude Zeacutelie agrave Cabirolle tu nrsquoas donc pas debon sens pour les mener ainsi tu es plus becircteqursquoeux
― Mais monsieur Deacutesireacute voulait arriver agravetoute force pour vous tirer drsquoinquieacutetude
― Mais puisqursquoil nrsquoy avait point eudrsquoaccident pourquoi risquer de perdre tes che-vaux reprit-elle
Les reconnaissances drsquoamis les bonjours leseacutelans de la jeunesse autour de Deacutesireacute tousles incidents de cette arriveacutee et les reacutecits delrsquoaccident auquel eacutetait ducirc le retard prirent as-sez de temps pour que le troupeau des heacuteritiersaugmenteacute de leurs amis arrivacirct sur la place agrave lasortie de la messe Par un effet du hasard quise permet tout Deacutesireacute vit Ursule sous le porchede la paroisse au moment ougrave il passait et restastupeacutefait de sa beauteacute Le mouvement du jeuneavocat arrecircta neacutecessairement la marche de sesparents
Obligeacutee en donnant le bras agrave son parrainde tenir de la main droite son paroissien et delrsquoautre son ombrelle Ursule deacuteployait alors lagracircce inneacutee que les femmes gracieuses mettentagrave srsquoacquitter des choses difficiles de leur jo-li meacutetier de femme Si la penseacutee se reacutevegravele en
tout il est permis de dire que ce maintien ex-primait une divine simplesse Ursule eacutetait vecirc-tue drsquoune robe de mousseline blanche en faccedilonde peignoir orneacutee de distance en distance denœuds bleus La pegravelerine bordeacutee drsquoun rubanpareil passeacute dans un large ourlet et attacheacutee pardes nœuds semblables agrave ceux de la robe lais-sait apercevoir la beauteacute de son corsage Soncou drsquoune blancheur mate eacutetait drsquoun ton char-mant mis en relief par tout ce bleu le fard desblondes Sa ceinture bleue agrave longs bouts flot-tants dessinait une taille plate qui paraissaitflexible une des plus seacuteduisantes gracircces de lafemme Elle portait un chapeau de paille de rizmodestement garni de rubans pareils agrave ceux dela robe et dont les brides eacutetaient noueacutees sousle menton ce qui tout en relevant lrsquoexcessiveblancheur du chapeau ne nuisait point agrave cellede son beau teint de blonde De chaque cocircteacutede la figure drsquoUrsule qui se coiffait naturelle-ment elle-mecircme agrave la Berthe ses cheveux fins
et blonds abondaient en grosses nattes aplatiesdont les petites tresses saisissaient le regard parleurs mille bosses brillantes Ses yeux gris agrave lafois doux et fiers eacutetaient en harmonie avec unfront bien modeleacute Une teinte rose reacutepanduesur ses joues comme un nuage animait sa figurereacuteguliegravere sans fadeur car la nature lui avait agravela fois donneacute par un rare privileacutege la pureteacutedes lignes et la physionomie La noblesse de savie se trahissait dans un admirable accord entreses traits ses mouvements et lrsquoexpression geacuteneacute-rale de sa personne qui pouvait servir de mo-degravele agrave la Confiance ou agrave la Modestie Sa san-teacute quoique brillante nrsquoeacuteclatait point grossiegravere-ment en sorte qursquoelle avait lrsquoair distingueacute Sousses gants de couleur claire on devinait de joliesmains Ses pieds cambreacutes et minces eacutetaient mi-gnonnement chausseacutes de brodequins en peaubronzeacutee orneacutes drsquoune frange en soie brune Saceinture bleue gonfleacutee par une petite montre
plate et par sa bourse bleue agrave glands drsquoor attirales regards de toutes les femmes
― Il lui a donneacute une nouvelle montre ditmadame Creacutemiegravere en serrant le bras de son ma-ri
― Comment crsquoest lagrave Ursule srsquoeacutecria DeacutesireacuteJe ne la reconnaissais pas
― Eh bien mon cher oncle vous faites eacuteveacute-nement dit le maicirctre de poste en montranttoute la ville en deux haies sur le passage duvieillard chacun veut vous voir
― Est-ce lrsquoabbeacute Chaperon ou mademoiselleUrsule qui vous a converti mon oncle ditMassin avec une obseacutequiositeacute jeacutesuitique en sa-luant le docteur et sa proteacutegeacutee
― Crsquoest Ursule dit segravechement le vieillard enmarchant toujours comme un homme impor-tuneacute
Quand mecircme la veille en finissant son whistavec Ursule avec le meacutedecin de Nemourset Bongrand agrave ce mot laquo Jrsquoirai demain agrave la
messe raquo dit par le vieillard le juge de paixnrsquoaurait pas reacutepondu laquo Vos heacuteritiers ne dormi-ront plus raquo il devait suffire au sagace et clair-voyant docteur drsquoun seul coup drsquoœil pour peacuteneacute-trer les dispositions de ses heacuteritiers agrave lrsquoaspect deleurs figures Lrsquoirruption de Zeacutelie dans lrsquoeacutegliseson regard que le docteur avait saisi cettereacuteunion de tous les inteacuteresseacutes sur la place etlrsquoexpression de leurs yeux en apercevant Ur-sule tout deacutemontrait une haine fraicircchement ra-viveacutee et des craintes sordides
― Crsquoest un fer agrave vous (affaire agrave vous) made-moiselle reprit madame Creacutemiegravere en interve-nant aussi par une humble reacuteveacuterence Un mi-racle ne vous coucircte guegravere
― Il appartient agrave Dieu madame reacuteponditUrsule
― Oh Dieu srsquoeacutecria Minoret-Levrault monbeau-pegravere disait qursquoil servait de couverture agravebien des chevaux
― Il avait des opinions de maquignon dit seacute-vegraverement le docteur
― Eh bien dit Minoret agrave sa femme et agrave sonfils vous ne venez pas saluer mon oncle
― Je ne serais pas maicirctresse de moi devantcette sainte nitouche srsquoeacutecria Zeacutelie en emme-nant son fils
― Vous feriez bien mon oncle disait ma-dame Massin de ne pas aller agrave lrsquoeacuteglise sans avoirun petit bonnet de velours noir la paroisse estbien humide
― Bah ma niegravece dit le bonhomme en regar-dant ceux qui lrsquoaccompagnaient plus tocirct je se-rai coucheacute plus tocirct vous danserez
Il continuait toujours agrave marcher en entraicirc-nant Ursule et se montrait si presseacute qursquoon leslaissa seuls
― Pourquoi leur dites-vous des paroles sidures ce nrsquoest pas bien lui dit Ursule en lui re-muant le bras drsquoune faccedilon mutine
― Avant comme apregraves mon entreacutee en reli-gion ma haine sera la mecircme contre les hypo-crites Je leur ai fait du bien agrave tous je ne leurai pas demandeacute de reconnaissance mais aucunde ces gens-lagrave ne trsquoa envoyeacute une fleur le jour deta fecircte la seule que je ceacutelegravebre
Agrave une assez grande distance du docteur etdrsquoUrsule madame de Portenduegravere se traicircnaiten paraissant accableacutee de douleurs Elle appar-tenait agrave ce genre de vieilles femmes dans le cos-tume desquelles se retrouve lrsquoesprit du derniersiegravecle qui portent des robes couleur penseacuteeagrave manches plates et drsquoune coupe dont le mo-degravele ne se voit que dans les portraits de ma-dame Lebrun elles ont des mantelets en den-telles noires et des chapeaux de formes passeacuteesen harmonie avec leur deacutemarche lente et so-lennelle on dirait qursquoelles marchent toujoursavec leurs paniers et qursquoelles les sentent encoreautour drsquoelles comme ceux agrave qui lrsquoon a cou-peacute un bras agitent parfois la main qursquoils nrsquoont
plus leurs figures longues blecircmes agrave grandsyeux meurtris au front faneacute ne manquent pasdrsquoune certaine gracircce triste malgreacute des tours decheveux dont les boucles restent aplaties ellessrsquoenveloppent le visage de vieilles dentelles quine veulent plus badiner le long des joues maistoutes ces ruines sont domineacutees par une in-croyable digniteacute dans les maniegraveres et dans le re-gard Les yeux rideacutes et rouges de cette vieilledame disaient assez qursquoelle avait pleureacute pen-dant la messe Elle allait comme une personnetroubleacutee et semblait attendre quelqursquoun carelle se retourna Or madame de Portenduegravere seretournant eacutetait un fait aussi grave que celui dela conversion du docteur Minoret
― Agrave qui madame de Portenduegravere en veut-elle dit madame Massin en rejoignant les heacute-ritiers peacutetrifieacutes par les reacuteponses du vieillard
― Elle cherche le cureacute dit le notaire Dionisqui se frappa le front comme un homme sai-si par un souvenir ou par une ideacutee oublieacutee Jrsquoai
votre affaire agrave tous et la succession est sauveacutee Allons deacutejeuner gaiement chez madame Mino-ret
Chacun peut imaginer lrsquoempressement aveclequel les heacuteritiers suivirent le notaire agrave la posteGoupil accompagna son camarade bras dessusbras dessous en lui disant agrave lrsquooreille avec un af-freux sourire ― Il y a de la crevette
― Qursquoest-ce que cela me fait lui reacutepondit lefils de famille en haussant les eacutepaules je suisamoureux-fou drsquoEsther la plus ceacuteleste creacuteaturedu monde
― Qursquoest-ce que crsquoest qursquoEsther tout court demanda Goupil Je trsquoaime trop pour te laisserdindonner par des creacuteatures
― Esther est la passion du fameux Nucingenet ma folie est inutile car elle a positivementrefuseacute de mrsquoeacutepouser
― Les filles folles de leur corps sont quelque-fois sages de la tecircte dit Goupil
― Si tu la voyais seulement une fois tu ne teservirais [serviras] pas de pareilles expressionsdit langoureusement Deacutesireacute
― Si je te voyais briser ton avenir pour ce quidoit nrsquoecirctre qursquoune fantaisie reprit Goupil avecune chaleur agrave laquelle Bongrand eucirct peut-ecirctreeacuteteacute pris jrsquoirais briser cette poupeacutee comme Var-ney brise Amy Robsart dans Kenilworth Tafemme doit ecirctre une drsquoAiglemont une made-moiselle du Rouvre et te faire arriver agrave la deacutepu-tation Mon avenir est hypotheacutequeacute sur le tienet je ne te laisserai pas commettre de becirctises
― Je suis assez riche pour me contenter dubonheur reacutepondit Deacutesireacute
― Eh bien que complotez-vous donc lagrave ditZeacutelie agrave Goupil en heacutelant [hecirclant] les deux amisresteacutes au milieu de sa vaste cour
Le docteur disparut dans la rue des Bour-geois et arriva tout aussi lestement qursquoun jeunehomme agrave la maison ougrave srsquoeacutetait accompli pen-dant la semaine lrsquoeacutetrange eacuteveacutenement qui preacute-
occupait alors toute la ville de Nemours et quiveut quelques explications pour rendre cettehistoire et la communication du notaire aux heacute-ritiers parfaitement claires
Le beau-pegravere du docteur le fameux cla-veciniste et facteur drsquoinstruments ValentinMiroueumlt un de nos plus ceacutelegravebres organisteseacutetait mort en 1785 laissant un fils naturel lefils de sa vieillesse reconnu portant son nommais excessivement mauvais sujet Agrave son lit demort il nrsquoeut pas la consolation de voir cetenfant gacircteacute Chanteur et compositeur JosephMiroueumlt apregraves avoir deacutebuteacute aux Italiens sousun nom supposeacute srsquoeacutetait enfui avec une jeunefille en Allemagne Le vieux facteur recomman-da ce garccedilon vraiment plein de talent agrave songendre en lui faisant observer qursquoil avait refu-seacute drsquoeacutepouser la megravere pour ne faire aucun tortagrave madame Minoret Le docteur promit de don-ner agrave ce malheureux la moitieacute de la successiondu facteur dont le fonds fut acheteacute par Eacuterard Il
fit chercher diplomatiquement son beau-fregraverenaturel Joseph Miroueumlt mais Grimm lui ditun soir qursquoapregraves srsquoecirctre engageacute dans un reacutegimentprussien lrsquoartiste avait deacuteserteacute prenait un fauxnom et deacutejouait toutes les recherches
Joseph Miroueumlt doueacute par la nature drsquounevoix seacuteduisante drsquoune taille avantageuse drsquounejolie figure et par-dessus tout compositeurplein de goucirct et de verve mena pendant quinzeans cette vie boheacutemienne que le Berlinois Hoff-mann a si bien deacutecrite Aussi vers quaranteans fut-il en proie agrave de si grandes misegraveres qursquoilsaisit en 1806 lrsquooccasion de redevenir FranccedilaisIl srsquoeacutetablit alors agrave Hambourg ougrave il eacutepousala fille drsquoun bon bourgeois folle de musiquequi srsquoeacuteprit de lrsquoartiste dont la gloire eacutetait tou-jours en perspective et qui voulut srsquoy consa-crer Mais apregraves quinze ans de malheur Jo-seph Miroueumlt ne sut pas soutenir le vin delrsquoopulence son naturel deacutepensier reparut ettout en rendant sa femme heureuse il deacutepen-
sa sa fortune en peu drsquoanneacutees La misegravere revintLe meacutenage dut avoir traicircneacute lrsquoexistence la plushorrible pour que Joseph Miroueumlt en arrivacirct agravesrsquoengager comme musicien dans un reacutegimentfranccedilais En 1813 par le plus grand des ha-sards le chirurgien-major de ce reacutegiment frap-peacute de ce nom de Miroueumlt eacutecrivit au docteurMinoret auquel il avait des obligations La reacute-ponse ne se fit pas attendre En 1814 avant lacapitulation de Paris Joseph Miroueumlt eut agrave Pa-ris un asile ougrave sa femme mourut en donnantle jour agrave une petite fille que le docteur voulutappeler Ursule le nom de sa femme Le capi-taine de musique ne surveacutecut pas agrave la megravereeacutepuiseacute comme elle de fatigues et de misegraveresEn mourant lrsquoinfortuneacute musicien leacutegua sa filleau docteur qui lui servit de parrain malgreacute sareacutepugnance pour ce qursquoil appelait les mome-ries de lrsquoEacuteglise Apregraves avoir vu peacuterir successive-ment ses enfants par des avortements dans descouches laborieuses ou pendant leur premiegravere
anneacutee le docteur avait attendu lrsquoeffet drsquounederniegravere expeacuterience Quand une femme ma-lingre nerveuse deacutelicate deacutebute par une faussecouche il nrsquoest pas rare de la voir se conduiredans ses grossesses et dans ses enfantementscomme srsquoeacutetait conduite Ursule Minoret mal-greacute les soins les observations et la science deson mari Le pauvre homme srsquoeacutetait souvent re-procheacute leur mutuelle persistance agrave vouloir desenfants Le dernier conccedilu apregraves un repos dedeux ans eacutetait mort pendant lrsquoanneacutee 1792 vic-time de lrsquoeacutetat nerveux de la megravere srsquoil faut don-ner raison aux physiologistes qui pensent quedans le pheacutenomegravene inexplicable de la geacuteneacutera-tion lrsquoenfant tient au pegravere par le sang et agrave lamegravere par le systegraveme nerveux Forceacute de renonceraux jouissances du sentiment le plus puissantchez lui la bienfaisance fut sans doute pour ledocteur une revanche de sa paterniteacute trompeacuteeDurant sa vie conjugale si cruellement agiteacuteele docteur avait par-dessus tout deacutesireacute une pe-
tite fille blonde une de ces fleurs qui font la joiedrsquoune maison il accepta donc avec bonheur lelegs que lui fit Joseph Miroueumlt et reporta surlrsquoorpheline les espeacuterances de ses recircves eacutevanouisPendant deux ans il assista comme fit jadis Ca-ton pour Pompeacutee aux plus minutieux deacutetailsde la vie drsquoUrsule il ne voulait pas que la nour-rice lui donnacirct agrave teter la levacirct la couchacirct sanslui Son expeacuterience sa science tout fut au ser-vice de cet enfant Apregraves avoir ressenti les dou-leurs les alternatives de crainte et drsquoespeacuteranceles travaux et les joies drsquoune megravere il eut lebonheur de voir dans cette fille de la blondeAllemagne et de lrsquoartiste franccedilais une vigou-reuse vie une sensibiliteacute profonde Lrsquoheureuxvieillard suivit avec les sentiments drsquoune megravereles progregraves de cette chevelure blonde drsquoabordduvet puis soie puis cheveux leacutegers et fins sicaressants aux doigts qui les caressent Il bai-sa souvent ces petits pieds nus dont les doigtscouverts drsquoune pellicule sous laquelle le sang se
voit ressemblent agrave des boutons de rose Il eacutetaitfou de cette petite Quand elle srsquoessayait au lan-gage ou quand elle arrecirctait ses beaux yeux bleussi doux sur toutes choses en y jetant ce regardsongeur qui semble ecirctre lrsquoaurore de la penseacuteeet qursquoelle terminait par un rire il restait devantelle pendant des heures entiegraveres cherchant avecJordy les raisons que tant drsquoautres appellentdes caprices cacheacutees sous les moindres pheacute-nomegravenes de cette deacutelicieuse phase de la vie ougravelrsquoenfant est agrave la fois une fleur et un fruit uneintelligence confuse un mouvement perpeacutetuelun deacutesir violent La beauteacute drsquoUrsule sa dou-ceur la rendaient si chegravere au docteur qursquoil au-rait voulu changer pour elle les lois de la na-ture il dit quelquefois au vieux Jordy avoirmal dans ses dents quand Ursule faisait lessiennes Lorsque les vieillards aiment les en-fants ils ne mettent pas de bornes agrave leur pas-sion ils les adorent Pour ces petits ecirctres ils fonttaire leurs manies et pour eux se souviennent
de tout leur passeacute Leur expeacuterience leur indul-gence leur patience toutes les acquisitions dela vie ce treacutesor si peacuteniblement amasseacute ils lelivrent agrave cette jeune vie par laquelle ils se ra-jeunissent et suppleacuteent alors agrave la materniteacute parlrsquointelligence Leur sagesse toujours eacuteveilleacuteevaut lrsquointuition de la megravere ils se rappellent lesdeacutelicatesses qui chez elle sont de la divinationet ils les portent dans lrsquoexercice drsquoune compas-sion dont la force se deacuteveloppe sans doute enraison de cette immense faiblesse La lenteur deleurs mouvements remplace la douceur mater-nelle Enfin chez eux comme chez les enfantsla vie est reacuteduite au simple et si le sentimentrend la megravere esclave le deacutetachement de toutepassion et lrsquoabsence de tout inteacuterecirct permettentau vieillard de se donner en entier Aussi nrsquoest-il pas rare de voir les enfants srsquoentendre avecles vieilles gens Le vieux militaire le vieux cu-reacute le vieux docteur heureux des caresses etdes coquetteries drsquoUrsule ne se lassaient jamais
de lui reacutepondre ou de jouer avec elle Loin deles impatienter la peacutetulance de cette enfant lescharmait et ils satisfaisaient agrave tous ses deacutesirsen faisant de tout un sujet drsquoinstruction Ainsicette petite grandit environneacutee de vieilles gensqui lui souriaient et lui faisaient comme plu-sieurs megraveres autour drsquoelle eacutegalement attentiveset preacutevoyantes Gracircce agrave cette savante eacuteducationlrsquoacircme drsquoUrsule se deacuteveloppa dans la sphegravere quilui convenait Cette plante rare rencontra sonterrain speacutecial aspira les eacuteleacutements de sa vraievie et srsquoassimila les flots de son soleil
― Dans quelle religion eacutelegraveverez-vous cettepetite demanda lrsquoabbeacute Chaperon agrave Minoretquand Ursule eut six ans
― Dans la vocirctre reacutepondit le meacutedecinAtheacutee agrave la faccedilon de monsieur de Wolmar
dans la Nouvelle Heacuteloiumlse il ne se reconnut pas ledroit de priver Ursule des beacuteneacutefices offerts parla religion catholique Le meacutedecin assis sur unbanc au-dessous de la fenecirctre du cabinet chi-
nois se sentit alors la main presseacutee par la maindu cureacute
― Oui cureacute toutes les fois qursquoelle me par-lera de Dieu je la renverrai agrave son ami Saprondit-il en imitant le parler enfantin drsquoUrsule Jeveux voir si le sentiment religieux est inneacute Aus-si nrsquoai-je rien fait pour ni rien contre les ten-dances de cette jeune acircme mais je vous ai deacutejagravenommeacute dans mon cœur son pegravere spirituel
― Ceci vous sera compteacute par Dieu jelrsquoespegravere reacutepondit lrsquoabbeacute Chaperon en frappantdoucement ses mains lrsquoune contre lrsquoautre et leseacutelevant vers le ciel comme srsquoil faisait une courtepriegravere mentale
Ainsi degraves lrsquoacircge de six ans la petite orphe-line tomba sous le pouvoir religieux du cureacutecomme elle eacutetait deacutejagrave tombeacutee sous celui de sonvieil ami Jordy
Le capitaine autrefois professeur dans unedes anciennes eacutecoles militaires occupeacute pargoucirct de grammaire et des diffeacuterences entre les
langues europeacuteennes avait eacutetudieacute le problegravemedrsquoun langage universel Ce savant homme pa-tient comme tous les vieux maicirctres se fit doncun bonheur drsquoapprendre agrave lire et agrave eacutecrire agrave Ur-sule en lui apprenant la langue franccedilaise et ceqursquoelle devait savoir de calcul La nombreusebibliothegraveque du docteur permit de choisir entreles livres ceux qui pouvaient ecirctre lus par un en-fant et qui devaient lrsquoamuser en lrsquoinstruisantLe militaire et le cureacute laissegraverent cette intelli-gence srsquoenrichir avec lrsquoaisance et la liberteacute quele docteur laissait au corps Ursule apprenaiten se jouant La religion contenait la reacuteflexionAbandonneacutee agrave la divine culture drsquoun naturelameneacute dans des reacutegions pures par ces trois pru-dents instituteurs Ursule alla plus vers le sen-timent que vers le devoir et prit pour regravegle deconduite la voix de la conscience plutocirct quela loi sociale Chez elle le beau dans les senti-ments et dans les actions devait ecirctre spontaneacute le jugement confirmerait lrsquoeacutelan du cœur Elle
eacutetait destineacutee agrave faire le bien comme un plaisiravant de le faire comme une obligation Cettenuance est le propre de lrsquoeacuteducation chreacutetienneCes principes tout autres que ceux agrave donneraux hommes convenaient agrave une femme le geacute-nie et la conscience de la famille lrsquoeacuteleacutegance se-cregravete de la vie domestique enfin presque reineau sein du meacutenage Tous trois proceacutedegraverent dela mecircme maniegravere avec cette enfant Loin dereculer devant les audaces de lrsquoinnocence ilsexpliquaient agrave Ursule la fin des choses et lesmoyens connus en ne lui formulant jamaisque des ideacutees justes Quand agrave propos drsquouneherbe drsquoune fleur drsquoune eacutetoile elle allait droitagrave Dieu le professeur et le meacutedecin lui disaientque le precirctre seul pouvait lui reacutepondre Aucundrsquoeux nrsquoempieacuteta sur le terrain des autres Leparrain se chargeait de tout le bien-ecirctre mateacute-riel et des choses de la vie lrsquoinstruction regar-dait Jordy la morale la meacutetaphysique et leshautes questions appartenaient au cureacute Cette
belle eacuteducation ne fut pas comme il arrive sou-vent dans les maisons les plus riches contra-rieacutee par drsquoimprudents serviteurs La Bougivalsermonneacutee agrave ce sujet et trop simple drsquoailleursdrsquoesprit et de caractegravere pour intervenir ne deacute-rangea point lrsquoœuvre de ces grands esprits Ur-sule creacuteature privileacutegieacutee eut donc autour drsquoelletrois bons geacutenies agrave qui son beau naturel ren-dit toute tacircche douce et facile Cette tendressevirile cette graviteacute tempeacutereacutee par les sourirescette liberteacute sans danger ce soin perpeacutetuel delrsquoacircme et du corps firent drsquoelle agrave lrsquoacircge de neufans une enfant accomplie et charmante agrave voirPar malheur cette triniteacute paternelle se rompitDans lrsquoanneacutee suivante le vieux capitaine mou-rut laissant au docteur et au cureacute son œuvre agravecontinuer apregraves en avoir accompli la partie laplus difficile Les fleurs devaient naicirctre drsquoelles-mecircmes dans un terrain si bien preacutepareacute Le gen-tilhomme avait pendant neuf ans eacuteconomiseacutemille francs par an pour leacuteguer dix mille francs
agrave sa petite Ursule afin qursquoelle conservacirct de luiun souvenir pendant tonte sa vie Dans un tes-tament dont les motifs eacutetaient touchants il in-vitait sa leacutegataire agrave se servir uniquement pour satoilette des quatre ou cinq cents francs de renteque rendrait ce petit capital Quand le juge depaix mit les scelleacutes chez son vieil ami lrsquoon trou-va dans un cabinet ougrave jamais il nrsquoavait laisseacutepeacuteneacutetrer personne une grande quantiteacute de jou-joux dont beaucoup eacutetaient briseacutes et qui tousavaient servi des joujoux du temps passeacute pieu-sement conserveacutes et que monsieur Bongranddevait brucircler lui-mecircme agrave la priegravere du pauvrecapitaine Vers cette eacutepoque elle dut faire sapremiegravere communion Lrsquoabbeacute Chaperon em-ploya toute une anneacutee agrave lrsquoinstruction de cettejeune fille chez qui le cœur et lrsquointelligencesi deacuteveloppeacutes mais si prudemment maintenuslrsquoun par lrsquoautre exigeaient une nourriture spi-rituelle particuliegravere Telle fut cette initiationagrave la connaissance des choses divines que de-
puis cette eacutepoque ougrave lrsquoacircme prend sa forme re-ligieuse Ursule devint la pieuse et mystiquejeune fille dont le caractegravere fut toujours au-dessus des eacuteveacutenements et dont le cœur domi-na toute adversiteacute Ce fut alors aussi que com-menccedila secregravetement entre cette vieillesse increacute-dule et cette enfance pleine de croyance unelutte pendant long-temps inconnue agrave celle quila provoqua mais dont le deacutenoucircment occupaittoute la ville et devait avoir tant drsquoinfluence surlrsquoavenir drsquoUrsule en deacutechaicircnant contre elle lescollateacuteraux du docteur
Pendant les six premiers mois de lrsquoanneacutee1824 Ursule passa presque toutes ses mati-neacutees au presbytegravere Le vieux meacutedecin devinales intentions du cureacute Le precirctre voulait fairedrsquoUrsule un argument invincible Lrsquoincreacuteduleaimeacute par sa filleule comme il lrsquoeucirct eacuteteacute de sapropre fille croirait agrave cette naiumlveteacute serait seacute-duit par les touchants effets de la religion danslrsquoacircme drsquoune enfant dont lrsquoamour ressemblait agrave
ces arbres des climats indiens toujours chargeacutesde fleurs et de fruits toujours verts et toujoursembaumeacutes Une belle vie est plus puissante quele plus vigoureux raisonnement On ne reacutesistepas aux charmes de certaines images Aussi ledocteur eut-il les yeux mouilleacutes de larmes sanssavoir pourquoi quand il vit la fille de son cœurpartant pour lrsquoeacuteglise habilleacutee drsquoune robe decrecircpe blanc chausseacutee de souliers de satin blancpareacutee de rubans blancs la tecircte ceinte drsquoune ban-delette royale attacheacutee sur le cocircteacute par un grosnœud les mille boucles de sa chevelure ruis-selant sur ses belles eacutepaules blanches le cor-sage bordeacute drsquoune ruche orneacutee de comegravetes lesyeux eacutetoileacutes par une premiegravere espeacuterance volantgrande et heureuse agrave une premiegravere union ai-mant mieux son parrain depuis qursquoelle srsquoeacutetaiteacuteleveacutee jusqursquoagrave Dieu Quand il aperccedilut la penseacuteede lrsquoeacuteterniteacute donnant la nourriture a cette acircmejusqursquoalors dans les limbes de lrsquoenfance commeapregraves la nuit le soleil donne la vie agrave la terre tou-
jours sans savoir pourquoi il fut facirccheacute de resterseul au logis Assis sur les marches de son per-ron il tint pendant long-temps les yeux fixeacutessur la grille entre les barreaux de laquelle sapupille avait disparu en lui disant ― Parrainpourquoi ne viens-tu pas Je serai donc heu-reuse sans toi Quoique eacutebranleacute jusque dansses racines lrsquoorgueil de lrsquoencyclopeacutediste ne fleacute-chit point encore Il se promena cependant defaccedilon agrave voir la procession des communiants etdistingua sa petite Ursule brillante drsquoexaltationsous le voile Elle lui lanccedila un regard inspireacute quiremua dans la partie rocheuse de son cœur lecoin fermeacute agrave Dieu Mais le deacuteiste tint bon il sedit ― Momeries Imaginer que srsquoil existe unouvrier des mondes cet organisateur de lrsquoinfinisrsquooccupe de ces niaiseries Il rit et continuasa promenade sur les hauteurs qui dominent laroute du Gacirctinais ougrave les cloches sonneacutees en vo-leacutee reacutepandaient au loin la joie des familles
Le bruit du trictrac est insupportable auxpersonnes qui ne savent pas ce jeu lrsquoun desplus difficiles qui existent Pour ne pas en-nuyer sa pupille agrave qui lrsquoexcessive deacutelicatesse deses organes et de ses nerfs ne permettait pasdrsquoentendre impuneacutement ces mouvements et ceparlage dont la raison est inconnue le cureacute levieux Jordy quand il vivait et le docteur atten-daient toujours que leur enfant fucirct coucheacutee ouen promenade Il arrivait alors assez souventque la partie eacutetait encore en train quand Ursulerentrait elle se reacutesignait alors avec une gracircceinfinie et se mettait aupregraves de la fenecirctre agrave tra-vailler Elle avait de la reacutepugnance pour ce jeudont les commencements sont en effet rudeset inaccessibles agrave beaucoup drsquointelligences etsi difficiles agrave vaincre que si lrsquoon ne prend paslrsquohabitude de ce jeu pendant la jeunesse il estpresque impossible plus tard de lrsquoapprendre Orle soir de sa premiegravere communion quand Ur-
sule revint chez son tuteur seul pour cette soi-reacutee elle mit le trictrac devant le vieillard
― Voyons agrave qui le deacute dit-elle― Ursule reprit le docteur nrsquoest-ce pas un
peacutecheacute de te moquer de ton parrain le jour de tapremiegravere communion
― Je ne me moque point dit-elle ensrsquoasseyant je me dois agrave vos plaisirs vous quiveillez agrave tous les miens Quand monsieur Cha-peron eacutetait content il me donnait une leccedilon detrictrac et il mrsquoa donneacute tant de leccedilons que jesuis en eacutetat de vous gagner Vous ne vous gecirc-nerez plus pour moi Pour ne pas entraver vosplaisirs jrsquoai vaincu toutes les difficulteacutes et lebruit du trictrac me plaicirct
Ursule gagna Le cureacute vint surprendre lesjoueurs et jouir de son triomphe Le lendemainMinoret qui jusqursquoalors avait refuseacute de faireapprendre la musique agrave sa pupille se rendit agraveParis y acheta un piano prit des arrangementsagrave Fontainebleau avec une maicirctresse et se sou-
mit agrave lrsquoennui que devaient lui causer les per-peacutetuelles eacutetudes de sa pupille Une des preacutedic-tions de feu Jordy le phreacutenologiste se reacutealisa lapetite fille devint excellente musicienne Le tu-teur fier de sa filleule faisait en ce moment ve-nir de Paris une fois par semaine un vieil alle-mand nommeacute Schmucke un savant professeurde musique et subvenait aux deacutepenses de cetart drsquoabord jugeacute par lui tout agrave fait inutile en meacute-nage Les increacutedules nrsquoaiment pas la musiqueceacuteleste langage deacuteveloppeacute par le catholicismequi a pris les noms des sept notes dans un deses hymnes chaque note est la premiegravere syl-labe des sept premiers vers de lrsquohymne agrave saintJean Quoique vive lrsquoimpression produite sur levieillard par la premiegravere communion drsquoUrsulefut passagegravere Le calme le contentement que lesœuvres de la religion et la priegravere reacutepandaientdans cette acircme jeune furent aussi des exemplessans force pour lui Sans aucun sujet de re-mords ni de repentir Minoret jouissait drsquoune
seacutereacuteniteacute parfaite En accomplissant ses bienfaitssans lrsquoespoir drsquoune moisson ceacuteleste il se trou-vait plus grand que le catholique auquel il re-prochait toujours de faire de lrsquousure avec Dieu
― Mais lui disait lrsquoabbeacute Chaperon si leshommes voulaient tous se livrer agrave ce com-merce avouez que la socieacuteteacute serait parfaite ilnrsquoy aurait plus de malheureux Pour ecirctre bien-faisant agrave votre maniegravere il faut ecirctre un grandphilosophe vous vous eacutelevez agrave votre doctrinepar le raisonnement vous ecirctes une exceptionsociale tandis qursquoil suffit drsquoecirctre chreacutetien pourecirctre bienfaisant agrave la nocirctre Chez vous crsquoest uneffort chez nous crsquoest naturel
― Cela veut dire cureacute que je pense et quevous sentez voilagrave tout
Cependant agrave douze ans Ursule dont la fi-nesse et lrsquoadresse naturelle agrave la femme eacutetaientexerceacutees par une eacuteducation supeacuterieure et dontle sens dans toute sa fleur eacutetait eacuteclaireacute parlrsquoesprit religieux de tous les genres drsquoesprit le
plus deacutelicat finit par comprendre que son par-rain ne croyait ni agrave un avenir ni agrave lrsquoimmortaliteacutede lrsquoacircme ni agrave une providence ni agrave Dieu Presseacutede questions par lrsquoinnocente creacuteature il fut im-possible au docteur de cacher plus longtempsce fatal secret La naiumlve consternation drsquoUrsulele fit drsquoabord sourire mais en la voyant quel-quefois triste il comprit tout ce que cette tris-tesse annonccedilait drsquoaffection Les tendresses ab-solues ont horreur de toute espegravece de deacutesac-cord mecircme dans les ideacutees qui leur sont eacutetran-gegraveres Parfois le docteur se precircta comme agrave descaresses aux raisons de sa fille adoptive ditesdrsquoune voix tendre et douce exhaleacutees par le sen-timent le plus ardent et le plus pur Les croyantset les increacutedules parlent deux langues diffeacute-rentes et ne peuvent se comprendre La filleuleen plaidant la cause de Dieu maltraitait sonparrain comme un enfant gacircteacute maltraite quel-quefois sa megravere Le cureacute blacircma doucement Ur-sule et lui dit que Dieu se reacuteservait drsquohumilier
ces esprits superbes La jeune fille reacutepondit agravelrsquoabbeacute Chaperon que David avait abattu Go-liath Cette dissidence religieuse ces regretsde lrsquoenfant qui voulait entraicircner son tuteur agraveDieu furent les seuls chagrins de cette vie in-teacuterieure si douce et si pleine deacuterobeacutee aux re-gards de la petite ville curieuse Ursule gran-dissait se deacuteveloppait devenait la jeune fillemodeste et chreacutetiennement instruite que Deacutesi-reacute avait admireacutee au sortir de lrsquoeacuteglise La culturedes fleurs dans le jardin la musique les plaisirsde son tuteur et tous les petits soins qursquoUrsulelui rendait car elle avait soulageacute la Bougivalen srsquooccupant de lui remplissaient les heuresles jours les mois de cette existence calmeNeacuteanmoins depuis un an quelques troubleschez Ursule avaient inquieacuteteacute le docteur maisla cause en eacutetait si preacutevue qursquoil ne srsquoen inquieacute-ta que pour surveiller la santeacute Cependant cetobservateur sagace ce profond praticien crutapercevoir que les troubles avaient eu quelque
retentissement dans le moral Il espionna ma-ternellement sa pupille ne vit autour drsquoelle per-sonne digne de lui inspirer de lrsquoamour et soninquieacutetude passa
En ces conjonctures un mois avant le jourougrave ce drame commence il arriva dans la vieintellectuelle du docteur un de ces faits qui la-bourent jusqursquoau tuf le champ des convictionset le retournent mais ce fait exige un reacutecit suc-cinct de quelques eacuteveacutenements de sa carriegraveremeacutedicale qui donnera drsquoailleurs un nouvel in-teacuterecirct agrave cette histoire
Vers la fin du dix-huitiegraveme siegravecle la Sciencefut aussi profondeacutement diviseacutee par lrsquoapparitionde Mesmer que lrsquoArt le fut par celle de GluckApregraves avoir retrouveacute le magneacutetisme Mesmervint en France ougrave depuis un temps immeacute-morial les inventeurs accourent faire leacutegitimerleurs deacutecouvertes La France gracircce agrave son lan-gage clair est en quelque sorte la trompette dumonde
― Si lrsquohomeacuteopathie arrive agrave Paris elle estsauveacutee disait derniegraverement Hahnemann
― Allez en France disait M de Metternichagrave Gall et si lrsquoon srsquoy moque de vos bosses vousserez illustre
Mesmer eut donc des adeptes et des antago-nistes aussi ardents que les piccinistes contreles gluckistes La France savante srsquoeacutemut un deacute-bat solennel srsquoouvrit Avant lrsquoarrecirct la Facul-teacute de meacutedecine proscrivit en masse le preacuteten-du charlatanisme de Mesmer son baquet sesfils conducteurs et ses theacuteories Mais disons-lecet Allemand compromit malheureusementsa magnifique deacutecouverte par drsquoeacutenormes preacute-tentions peacutecuniaires Mesmer succomba parlrsquoincertitude des faits par lrsquoignorance du rocircleque jouent dans la nature les fluides impondeacute-rables alors inobserveacutes par son inaptitude agrave re-chercher les cocircteacutes drsquoune science agrave triple faceLe magneacutetisme a plus drsquoune application entreles mains de Mesmer il fut par rapport agrave son
avenir ce que le principe est aux effets Mais sile trouveur manqua de geacutenie il est triste pourla raison humaine et pour la France drsquoavoiragrave constater qursquoune science contemporaine dessocieacuteteacutes eacutegalement cultiveacutee par lrsquoEacutegypte et parla Chaldeacutee par la Gregravece et par lrsquoInde eacuteprouvadans Paris en plein dix-huitiegraveme siegravecle le sortqursquoavait eu la veacuteriteacute dans la personne de Galileacuteeau seiziegraveme et que le magneacutetisme y fut repous-seacute par les doubles atteintes des gens religieux etdes philosophes mateacuterialistes eacutegalement alar-meacutes Le magneacutetisme la science favorite de Jeacute-sus et lrsquoune des puissances divines remises auxapocirctres ne paraissait pas plus preacutevu par lrsquoEacutegliseque par les disciples de Jean-Jacques et de Vol-taire de Locke et de Condillac LrsquoEncyclopeacutedieet le Clergeacute ne srsquoaccommodaient pas de cevieux pouvoir humain qui sembla si nouveauLes miracles des convulsionnaires eacutetouffeacutes parlrsquoEacuteglise et par lrsquoindiffeacuterence des savants malgreacuteles eacutecrits preacutecieux du conseiller Carreacute de Mont-
geron furent une premiegravere sommation de fairedes expeacuteriences sur les fluides humains quidonnent le pouvoir drsquoopposer assez de forcesinteacuterieures pour annuler les douleurs causeacuteespar des agents exteacuterieurs Mais il aurait fallureconnaicirctre lrsquoexistence de fluides intangiblesinvisibles impondeacuterables trois neacutegations danslesquelles la science drsquoalors voulait voir une deacute-finition du vide Dans la philosophie modernele vide nrsquoexiste pas Dix pieds de vide le mondecroule Surtout pour les mateacuterialistes le mondeest plein tout se tient tout srsquoenchaicircne et tout estmachineacute laquo Le monde disait Diderot commeeffet du hasard est plus explicable que DieuLa multipliciteacute des causes et le nombre incom-mensurable de jets que suppose le hasard ex-plique la creacuteation Soient donneacutes lrsquoEacuteneacuteide ettous les caractegraveres neacutecessaires agrave sa compositionsi vous mrsquooffrez le temps et lrsquoespace agrave forcede jeter les lettres jrsquoatteindrai la combinaisonEacuteneacuteide raquo Ces malheureux qui deacuteifiaient tout
plutocirct que drsquoadmettre un Dieu reculaient aus-si devant la divisibiliteacute infinie de la matiegravere quecomporte la nature des forces impondeacuterablesLocke et Condillac ont alors retardeacute de cin-quante ans lrsquoimmense progregraves que font en cemoment les sciences naturelles sous la penseacuteedrsquouniteacute due au grand Geoffroy Saint-HilaireQuelques gens droits sans systegraveme convain-cus par des faits consciencieusement eacutetudieacutesperseacuteveacuteregraverent dans la doctrine de Mesmer quireconnaissait en lrsquohomme lrsquoexistence drsquoune in-fluence peacuteneacutetrante dominatrice drsquohomme agravehomme mise en œuvre par la volonteacute cura-tive par lrsquoabondance du fluide et dont le jeuconstitue un duel entre deux volonteacutes entre unmal agrave gueacuterir et le vouloir de gueacuterir Les pheacuteno-megravenes du somnambulisme agrave peine soupccedilon-neacutes par Mesmer furent dus agrave messieurs de Puy-seacutegur et Deleuze mais la reacutevolution mit agrave cesdeacutecouvertes un temps drsquoarrecirct qui donna gain decause aux savants et aux railleurs Parmi le pe-
tit nombre des croyants se trouvegraverent des meacute-decins Ces dissidents furent jusqursquoagrave leur mortperseacutecuteacutes par leurs confregraveres Le corps res-pectable des meacutedecins de Paris deacuteploya contreles mesmeacuteriens les rigueurs des guerres reli-gieuses et fut aussi cruel dans sa haine contreeux qursquoil eacutetait possible de lrsquoecirctre dans ce tempsde toleacuterance voltairienne Les docteurs ortho-doxes refusaient de consulter avec les docteursqui tenaient pour lrsquoheacutereacutesie mesmeacuterienne En1820 ces preacutetendus heacutereacutesiarques eacutetaient encorelrsquoobjet de cette proscription sourde Les mal-heurs les orages de la Reacutevolution nrsquoeacuteteignirentpas cette haine scientifique Il nrsquoy a que lesprecirctres les magistrats et les meacutedecins pour haiumlrainsi La robe est toujours terrible Mais aussiles ideacutees ne seraient-elles pas plus implacablesque les choses Le docteur Bouvard ami de Mi-noret donna dans la foi nouvelle et perseacuteveacute-ra jusqursquoagrave sa mort dans la science agrave laquelle ilavait sacrifieacute le repos de sa vie car il fut une des
becirctes noires de la Faculteacute de Paris Minoret lrsquoundes plus vaillants soutiens des encyclopeacutedistesle plus redoutable adversaire de Deslon le preacute-vocirct de Mesmer et dont la plume fut drsquoun poidseacutenorme dans cette querelle se brouilla sans re-tour avec son camarade mais il fit plus il leperseacutecuta Sa conduite avec Bouvard devait luicauser le seul repentir qui pucirct troubler la seacutereacute-niteacute de son deacuteclin Depuis la retraite du docteurMinoret agrave Nemours la science des fluides im-pondeacuterables seul nom qui convienne au ma-gneacutetisme si eacutetroitement lieacute par la nature de sespheacutenomegravenes agrave la lumiegravere et agrave lrsquoeacutelectriciteacute faisaitdrsquoimmenses progregraves malgreacute les continuellesrailleries de la science parisienne La phreacuteno-logie et la physiognomonie [physiognomie] lascience de Gall et celle de Lavater qui sont ju-melles dont lrsquoune est agrave lrsquoautre ce que la causeest agrave lrsquoeffet deacutemontraient aux yeux de plus drsquounphysiologiste les traces du fluide insaisissablebase des pheacutenomegravenes de la volonteacute humaine
et drsquoougrave reacutesultent les passions les habitudes lesformes du visage et celles du cracircne Enfin lesfaits magneacutetiques les miracles du somnambu-lisme ceux de la divination et de lrsquoextase quipermettent de peacuteneacutetrer dans le monde spiri-tuel srsquoaccumulaient Lrsquohistoire eacutetrange des ap-paritions du fermier Martin si bien constateacuteeset lrsquoentrevue de ce paysan avec Louis XVIII la connaissance des relations de Swedenborgavec les morts si seacuterieusement eacutetablie en Alle-magne les reacutecits de Walter Scott sur les effetsde la seconde vue lrsquoexercice des prodigieusesfaculteacutes de quelques diseurs de bonne aventurequi confondent en une seule science la chiro-mancie la cartomancie et lrsquohoroscopie les faitsde catalepsie et ceux de la mise en œuvre desproprieacuteteacutes du diaphragme par certaines affec-tions morbides ces pheacutenomegravenes au moins cu-rieux tous eacutemaneacutes de la mecircme source sapaientbien des doutes emmenaient les plus indiffeacute-rents sur le terrain des expeacuteriences Minoret
ignorait ce mouvement des esprits si granddans le nord de lrsquoEurope encore si faible enFrance ougrave se passaient neacuteanmoins de ces faitsqualifieacutes de merveilleux par les observateurssuperficiels et qui tombent comme des pierresau fond de la mer dans le tourbillon des eacuteveacutene-ments parisiens
Au commencement de cette anneacutee le reposde lrsquoanti-mesmeacuterien fut troubleacute par la lettre sui-vante
laquo Mon vieux camaraderaquo Toute amitieacute mecircme perdue a des droits
qui se prescrivent difficilement Je sais que vousvivez encore et je me souviens moins de notreinimitieacute que de nos beaux jours au taudis deSaint-Julien-le-Pauvre Au moment de mrsquoen al-ler de ce monde je tiens agrave vous prouver que lemagneacutetisme va constituer une des sciences lesplus importantes si toutefois la science ne doitpas ecirctre une Je puis foudroyer votre increacuteduliteacutepar des preuves positives Peut-ecirctre devrai-je agrave
votre curiositeacute le bonheur de vous serrer encoreune fois la main comme nous nous la serrionsavant Mesmer
raquo Toujours agrave vousraquo BOUVARD raquo
Piqueacute comme lrsquoest un lion par un taon lrsquoanti-mesmeacuterien bondit jusqursquoagrave Paris et mit sa cartechez le vieux Bouvard qui demeurait rue Feacute-rou pregraves de Saint-Sulpice Bouvard lui mitune carte agrave son hocirctel en lui eacutecrivant laquo De-main agrave neuf heures rue Saint-Honoreacute en facelrsquoAssomption raquo Minoret redevenu jeune nedormit pas Il alla voir les vieux meacutedecins de saconnaissance et leur demanda si le monde eacutetaitbouleverseacute si la meacutedecine avait une Eacutecole si lesquatre Faculteacutes vivaient encore Les meacutedecinsle rassuregraverent en lui disant que le vieil esprit dereacutesistance existait seulement au lieu de per-seacutecuter lrsquoAcadeacutemie de meacutedecine et lrsquoAcadeacutemiedes sciences pouffaient de rire en rangeant lesfaits magneacutetiques parmi les surprises de Co-
mus de Comte de Bosco dans les jongleriesla prestidigitation et ce qursquoon nomme la phy-sique amusante Ces discours nrsquoempecircchegraverentpoint le vieux Minoret drsquoaller au rendez-vousque lui donnait le vieux Bouvard Apregraves qua-rante-quatre anneacutees drsquoinimitieacute les deux anta-gonistes se revirent sous une porte cochegravere de larue Saint-Honoreacute Les Franccedilais sont trop conti-nuellement distraits pour se haiumlr pendant long-temps Agrave Paris surtout les faits eacutetendent troplrsquoespace et font en politique en litteacuterature et enscience la vie trop vaste pour que les hommesnrsquoy trouvent pas des pays agrave conqueacuterir ougrave leurspreacutetentions peuvent reacutegner agrave lrsquoaise La haineexige tant de forces toujours armeacutees que lrsquoonsrsquoy met plusieurs quand on veut haiumlr pendantlong-temps Aussi les Corps peuvent-ils seulsy avoir de la meacutemoire Apregraves quarante-quatreans Roberspierre et Danton srsquoembrasseraientCependant chacun des deux docteurs garda sa
main sans lrsquooffrir Bouvard le premier dit agrave Mi-noret ― Tu te portes agrave ravir
― Oui pas mal et toi reacutepondit Minoret unefois la glace rompue
― Moi comme tu vois― Le magneacutetisme empecircche-t-il de mourir
demanda Minoret drsquoun ton plaisant mais sansaigreur
― Non mais il a failli mrsquoempecirccher de vivre― Tu nrsquoes donc pas riche fit Minoret― Bah dit Bouvard― Eh bien je suis riche moi srsquoeacutecria Mino-
ret― Ce nrsquoest pas agrave ta fortune mais agrave ta convic-
tion que jrsquoen veux Viens reacutepondit Bouvard― Oh lrsquoentecircteacute srsquoeacutecria MinoretLe mesmeacuterien entraicircna lrsquoincreacutedule dans un
escalier assez obscur et le lui fit monter avecpreacutecaution jusqursquoau quatriegraveme eacutetage
En ce moment se produisait agrave Paris unhomme extraordinaire doueacute par la foi drsquoune
incalculable puissance et disposant des pou-voirs magneacutetiques dans toutes leurs applica-tions Non-seulement ce grand inconnu qui vitencore gueacuterissait par lui-mecircme agrave distance lesmaladies les plus cruelles les plus inveacuteteacutereacuteessoudainement et radicalement comme jadis leSauveur des hommes mais encore il produi-sait instantaneacutement les pheacutenomegravenes les pluscurieux du somnambulisme en domptant lesvolonteacutes les plus rebelles La physionomie decet inconnu qui dit ne relever que de Dieuet communiquer avec les anges comme Swe-denborg est celle du lion il y eacuteclate une eacutener-gie concentreacutee irreacutesistible Ses traits singuliegrave-rement contourneacutes ont un aspect terrible etfoudroyant sa voix qui vient des profondeursde lrsquoecirctre est comme chargeacutee du fluide magneacute-tique elle entre en lrsquoauditeur par tous les poresDeacutegoucircteacute de lrsquoingratitude publique apregraves desmilliers de gueacuterisons il srsquoest rejeteacute dans une im-peacuteneacutetrable solitude dans un neacuteant volontaire
Sa toute puissante main qui a rendu des fillesmourantes agrave leurs megraveres des pegraveres agrave leurs en-fants eacuteploreacutes des maicirctresses idolacirctreacutees agrave desamants ivres drsquoamour qui a gueacuteri les maladesabandonneacutes par les meacutedecins qui faisait chan-ter des hymnes dans les synagogues dans lestemples et dans les eacuteglises par des precirctres dediffeacuterents cultes rameneacutes tous au mecircme Dieupar le mecircme miracle qui adoucissait les ago-nies aux mourants chez lesquels la vie eacutetait im-possible cette main souveraine soleil de viequi eacuteblouissait les yeux fermeacutes des somnam-bules ne se legraveverait pas pour rendre un heacuteri-tier preacutesomptif agrave une reine Enveloppeacute dans lesouvenir de ses bienfaits comme dans un suairelumineux il se refuse au monde et vit dansle ciel Mais agrave lrsquoaurore de son regravegne surprispresque de son pouvoir cet homme dont ledeacutesinteacuteressement a eacutegaleacute la puissance permet-tait agrave quelques curieux drsquoecirctre teacutemoins de ses mi-racles Le bruit de cette renommeacutee qui fut im-
mense et qui pourrait renaicirctre demain reacuteveillale docteur Bouvard sur le bord de la tombe Lemesmeacuterien perseacutecuteacute put enfin voir les pheacuteno-megravenes les plus radieux de cette science gardeacuteeen son cœur comme un treacutesor Les malheurs dece vieillard avaient eacutemu le grand inconnu quilui donna quelques privileacuteges Aussi Bouvardsubissait-il en montant lrsquoescalier les plaisante-ries de son vieil antagoniste avec une joie mali-cieuse Il ne lui reacutepondit que par des laquo Tu vasvoir tu vas voir raquo et par ces petits hochementsde tecircte que se permettent les gens sucircrs de leurfait
Les deux docteurs entregraverent dans un appar-tement plus que modeste Bouvard alla parlerpendant un moment dans une chambre agrave cou-cher contigueuml au salon ougrave attendait Minoretdont la deacutefiance srsquoeacuteveilla mais Bouvard vintaussitocirct le prendre et lrsquointroduisit dans cettechambre ougrave se trouvaient le mysteacuterieux swe-denborgiste et une femme assise dans un fau-
teuil Cette femme ne se leva point et ne parutpas srsquoapercevoir de lrsquoentreacutee des deux vieillards
― Comment plus de baquets fit Minoreten souriant
― Rien que le pouvoir de Dieu reacutepondit gra-vement le swedenborgiste qui parut agrave Minoretecirctre acircgeacute de cinquante ans
Les trois hommes srsquoassirent et lrsquoinconnu semit agrave causer On parla pluie et beau temps agravela grande surprise du vieux Minoret qui se crutmystifieacute Le swedenborgiste questionna le visi-teur sur ses opinions scientifiques et semblaiteacutevidemment prendre le temps de lrsquoexaminer
― Vous venez ici en simple curieux mon-sieur dit-il enfin Je nrsquoai pas lrsquohabitude de pros-tituer une puissance qui dans ma convictioneacutemane de Dieu si jrsquoen faisais un usage frivoleou mauvais elle pourrait mrsquoecirctre retireacutee Neacutean-moins il srsquoagit mrsquoa dit monsieur Bouvard dechanger une conviction contraire agrave la nocirctre etdrsquoeacuteclairer un savant de bonne foi je vais donc
vous satisfaire Cette femme que vous voyezdit-il en montrant lrsquoinconnue est dans le som-meil somnambulique Drsquoapregraves les aveux et lesmanifestations de tous les somnambules ceteacutetat constitue une vie deacutelicieuse pendant la-quelle lrsquoecirctre inteacuterieur deacutegageacute de toutes les en-traves apporteacutees agrave lrsquoexercice de ses faculteacutes parla nature visible se promegravene dans le mondeque nous nommons invisible agrave tort La vue etlrsquoouiumle srsquoexercent alors drsquoune maniegravere plus par-faite que dans lrsquoeacutetat dit de veille et peut-ecirctresans le secours des organes qui sont la gaicircne deces eacutepeacutees lumineuses appeleacutees la vue et lrsquoouiumle Pour lrsquohomme mis dans cet eacutetat les distanceset les obstacles mateacuteriels nrsquoexistent pas ou sonttraverseacutes par une vie qui est en nous et pourlaquelle notre corps est un reacuteservoir un pointdrsquoappui neacutecessaire une enveloppe Les termesmanquent pour des effets si nouvellement re-trouveacutes car aujourdrsquohui les mots impondeacute-rables intangibles invisibles nrsquoont aucun sens
relativement au fluide dont lrsquoaction est deacutemon-treacutee par le magneacutetisme La lumiegravere est pondeacute-rable par sa chaleur qui en peacuteneacutetrant les corpsaugmente leur volume et certes lrsquoeacutelectriciteacutenrsquoest que trop tangible Nous avons condam-neacute les choses au lieu drsquoaccuser lrsquoimperfection denos instruments
― Elle dort dit Minoret en examinant lafemme qui lui parut appartenir agrave la classe infeacute-rieure
― Son corps est en quelque sorte annu-leacute reacutepondit le swedenborgiste Les ignorantsprennent cet eacutetat pour le sommeil Mais elleva vous prouver qursquoil existe un univers spiri-tuel et que lrsquoesprit nrsquoy reconnaicirct point les lois delrsquounivers mateacuteriel Je lrsquoenverrai dans la reacutegionougrave vous voudrez qursquoelle aille Agrave vingt lieues drsquoicicomme en Chine elle vous dira ce qui srsquoy passe
― Envoyez-la seulement chez moi agrave Ne-mours demanda Minoret
― Je nrsquoy veux ecirctre pour rien reacuteponditlrsquohomme mysteacuterieux Donnez-moi votre mainvous serez agrave la fois acteur et spectateur effet etcause
Il prit la main de Minoret que Minoret luilaissa prendre il la tint pendant un moment enparaissant se recueillir et de son autre main ilsaisit la main de la femme assise dans le fau-teuil puis il mit celle du docteur dans cellede la femme en faisant signe au vieil increacutedulede srsquoasseoir agrave cocircteacute de cette pythonisse sans treacute-pied Minoret remarqua dans les traits exces-sivement calmes de cette femme un leacuteger tres-saillement quand ils furent unis par le sweden-borgiste mais ce mouvement quoique mer-veilleux dans ses effets fut drsquoune grande sim-pliciteacute
― Obeacuteissez agrave monsieur lui dit ce personnageen eacutetendant la main sur la tecircte de la femme quiparut aspirer de lui la lumiegravere et la vie et son-gez que tout ce que vous ferez pour lui me plai-
ra Vous pouvez lui parler maintenant dit-il agraveMinoret
― Allez agrave Nemours rue des Bourgeois chezmoi dit le docteur
― Donnez-lui le temps laissez votre maindans la sienne jusqursquoagrave ce qursquoelle vous prouvepar ce qursquoelle vous dira qursquoelle y est arriveacutee ditBouvard agrave son ancien ami
― Je vois une riviegravere reacutepondit la femmedrsquoune voix faible en paraissant regarder en de-dans drsquoelle-mecircme avec une profonde attentionmalgreacute ses paupiegraveres baisseacutees Je vois un joli jar-din
― Pourquoi entrez-vous par la riviegravere et parle jardin dit Minoret
― Parce qursquoelles y sont― Qui ― La jeune personne et la nourrice aux-
quelles vous pensez― Comment est le jardin demanda Mino-
ret
― En y entrant par le petit escalier qui des-cend sur la riviegravere il se trouve agrave droite unelongue galerie en briques dans laquelle je voisdes livres et termineacutee par un cabajoutis orneacutede sonnettes en bois et drsquoœufs rouges Agrave gauchele mur est revecirctu drsquoun massif de plantes grim-pantes de la vigne vierge du jasmin de Virgi-nie Au milieu se trouve un petit cadran solaireIl y a beaucoup de pots de fleurs Votre pupilleexamine ses fleurs les montre agrave sa nourrice faitdes trous avec un plantoir et y met des grainesLa nourrice racirctisse les alleacutees Quoique la pu-reteacute de cette jeune fille soit celle drsquoun ange il ya chez elle un commencement drsquoamour faiblecomme un creacutepuscule du matin
― Pour qui demanda le docteur qui jusqursquoagravepreacutesent nrsquoentendait rien que personne ne pucirctlui dire sans ecirctre somnambule Il croyait tou-jours agrave de la jonglerie
― Vous nrsquoen savez rien quoique vous ayezeacuteteacute derniegraverement assez inquiet quand elle est
devenue femme dit-elle en souriant Le mou-vement de son cœur a suivi celui de la nature
― Et crsquoest une femme du peuple qui parleainsi srsquoeacutecria le vieux docteur
― Dans cet eacutetat toutes srsquoexpriment avec unelimpiditeacute particuliegravere reacutepondit Bouvard
― Mais qui Ursule aime-t-elle ― Ursule ne sait pas qursquoelle aime reacutepondit
avec un petit mouvement de tecircte la femme elleest bien trop angeacutelique pour connaicirctre le deacute-sir ou quoi que ce soit de lrsquoamour mais elleest occupeacutee de lui elle pense agrave lui elle srsquoen deacute-fend mecircme elle y revient malgreacute sa volonteacute desrsquoabstenir Elle est au piano
― Mais qui est-ce ― Le fils drsquoune dame qui demeure en face― Madame de Portenduegravere ― Portenduegravere dites-vous reprit la som-
nambule je le veux bien Mais il nrsquoy a pas dedanger il nrsquoest point dans le pays
― Se sont-ils parleacute demanda le docteur
― Jamais Ils se sont regardeacutes lrsquoun lrsquoautreElle le trouve charmant Il est en effet jolihomme il a bon cœur Elle lrsquoa vu de sa croi-seacutee ils se sont vus aussi agrave lrsquoeacuteglise mais le jeunehomme nrsquoy pense plus
― Son nom ― Ah pour vous le dire il faut que je le
lise ou que je lrsquoentende Il se nomme Savinienelle vient de prononcer son nom elle le trouvedoux agrave prononcer elle a deacutejagrave regardeacute danslrsquoalmanach le jour de sa fecircte elle y a fait un petitpoint rouge des enfantillages Oh elle aimerabien mais avec autant de pureteacute que de force elle nrsquoest pas fille agrave aimer deux fois et lrsquoamourteindra son acircme et la peacuteneacutetrera si bien qursquoellerepousserait tout autre sentiment
― Ougrave voyez-vous cela ― En elle Elle saura souffrir elle a de qui te-
nir car son pegravere et sa megravere ont bien souffert Ce dernier mot renversa le docteur qui fut
moins eacutebranleacute que surpris Il nrsquoest pas inutile
de faire observer qursquoentre chaque phrase de lafemme il srsquoeacutecoulait de dix agrave quinze minutespendant lesquelles son attention se concen-trait de plus en plus On la voyait voyant sonfront preacutesentait des aspects singuliers il srsquoy pei-gnait des efforts inteacuterieurs il srsquoeacuteclaircissait ouse contractait par une puissance dont les effetsnrsquoavaient eacuteteacute remarqueacutes par Minoret que chezles mourants dans les instants ougrave ils sont doueacutesdu don de propheacutetie Elle fit agrave plusieurs reprisesdes gestes qui ressemblaient agrave ceux drsquoUrsule
― Oh questionnez-la reprit le mysteacuterieuxpersonnage en srsquoadressant agrave Minoret elle vousdira les secrets que vous pouvez seul connaicirctre
― Ursule mrsquoaime reprit Minoret― Presque autant que Dieu dit-elle avec
un sourire Aussi est-elle bien malheureuse devotre increacuteduliteacute Vous ne croyez pas en Dieucomme si vous pouviez empecirccher qursquoil soit Saparole emplit les mondes Vous causez ainsi lesseuls tourments de cette pauvre enfant Tiens
elle fait des gammes elle voudrait ecirctre encoremeilleure musicienne qursquoelle ne lrsquoest elle se deacute-pite Voici ce qursquoelle pense Si je chantais biensi jrsquoavais une belle voix quand il sera chez samegravere ma voix irait bien jusqursquoagrave son oreille
Le docteur Minoret prit son portefeuille etnota lrsquoheure preacutecise
― Pouvez-vous me dire quelles sont lesgraines qursquoelle a semeacutees
― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-mines
― En dernier ― Des pieds drsquoalouette― Ougrave est mon argent ― Chez votre notaire mais vous le placez agrave
mesure sans perdre un seul jour drsquointeacuterecirct― Oui mais ougrave est lrsquoargent que je garde agrave
Nemours pour ma deacutepense du semestre ― Vous le mettez dans un grand livre relieacute en
rouge intituleacute Pandectes de Justinien tome IIentre les deux avant-derniers feuillets le livre
est au-dessus du buffet vitreacute dans la case auxin-folios Vous en avez toute une rangeacutee Vosfonds sont dans le dernier volume du cocircteacute dusalon Tiens le tome III est avant le tome IIMais vous nrsquoavez pas drsquoargent crsquoest des
― Billets de mille francs demanda le doc-teur
― Je ne vois pas bien ils sont plieacutes Non il ya deux billets de chacun cinq cents francs
― Vous les voyez ― Oui― Comment sont-ils ― Il y en a un tregraves-jaune et vieux lrsquoautre
blanc et presque neufCette derniegravere partie de lrsquointerrogatoire fou-
droya le docteur Minoret Il regarda Bouvarddrsquoun air heacutebeacuteteacute mais Bouvard et le swedenbor-giste familiariseacutes avec lrsquoeacutetonnement des increacute-dules causaient agrave voix basse sans paraicirctre nisurpris ni eacutetonneacutes Minoret les pria de lui per-mettre de revenir apregraves le dicircner Lrsquoanti-mes-
meacuterien voulait se recueillir se remettre de saprofonde terreur pour eacuteprouver de nouveauce pouvoir immense le soumettre agrave des expeacute-riences deacutecisives lui poser des questions dontla solution enlevacirct toute espegravece de doute
― Soyez ici agrave neuf heures ce soir ditlrsquoinconnu je reviendrai pour vous
Le docteur Minoret eacutetait dans un eacutetat siviolent qursquoil sortit sans saluer suivi par Bou-vard qui lui criait agrave distance ― Eh bien eh bien
― Je me crois fou Bouvard reacutepondit Mino-ret sur le pas de la porte cochegravere Si la femme adit vrai pour Ursule comme il nrsquoy a qursquoUrsuleau monde qui sache ce que cette sorciegravere mrsquoareacuteveacuteleacute tu auras raison Je voudrais avoir desailes aller agrave Nemours veacuterifier ses assertionsMais je louerai une voiture et partirai ce soir agravedix heures Ah je perds la tecircte
― Que deviendrais-tu donc si connaissantdepuis de longues anneacutees un malade incurable
tu le voyais gueacuteri en cinq secondes Si tu voyaisce grand magneacutetiseur faire suer agrave torrents undartreux si tu le voyais faire marcher une petitemaicirctresse percluse
― Dicircnons ensemble Bouvard et ne nousquittons pas jusqursquoagrave neuf heures Je veux cher-cher une expeacuterience deacutecisive irreacutecusable
― Soit mon vieux camarade reacutepondit ledocteur mesmeacuterien
Les deux ennemis reacuteconcilieacutes allegraverent dicircnerau Palais-Royal Apregraves une conversation ani-meacutee agrave lrsquoaide de laquelle Minoret trompa lafiegravevre drsquoideacutees qui lui ravageait la cervelle Bou-vard lui dit ― Si tu reconnais agrave cette femme lafaculteacute drsquoaneacuteantir ou de traverser lrsquoespace si tuacquiers la certitude que de lrsquoAssomption elleentend et voit ce qui se dit et se fait agrave Nemoursil faut admettre tous les autres effets magneacute-tiques ils sont pour un increacutedule tout aussi im-possibles que ceux-lagrave Demande-lui donc uneseule preuve qui te satisfasse car tu peux croire
que nous nous sommes procureacute tous ces ren-seignements mais nous ne pouvons pas savoirpar exemple ce qui va se passer agrave neuf heuresdans ta maison dans la chambre de ta pupille retiens ou eacutecris ce que la somnambule va voirou entendre et cours chez toi Cette petite Ur-sule que je ne connaissais point nrsquoest pas notrecomplice et si elle a dit ou fait ce que tu aurasen eacutecrit baisse la tecircte fier Sicambre
Les deux amis revinrent dans la chambre et ytrouvegraverent la somnambule qui ne reconnut pasle docteur Minoret Les yeux de cette femme sefermegraverent doucement sous la main que le swe-denborgiste eacutetendit sur elle agrave distance et elle re-prit lrsquoattitude dans laquelle Minoret lrsquoavait vueavant le dicircner Quand les mains de la femme etcelles du docteur furent mises en rapport il lapria de lui dire tout ce qui se passait chez lui agraveNemours en ce moment
― Que fait Ursule dit-il
― Elle est deacuteshabilleacutee elle a fini de mettre sespapillotes elle est agrave genoux sur son prie-Dieudevant un crucifix drsquoivoire attacheacute sur un ta-bleau de velours rouge
― Que dit-elle ― Elle fait ses priegraveres du soir elle se recom-
mande agrave Dieu elle le supplie drsquoeacutecarter de sonacircme les mauvaises penseacutees elle examine saconscience et repasse ce qursquoelle a fait dans lajourneacutee afin de savoir si elle a manqueacute agrave sescommandements ou agrave ceux de lrsquoEacuteglise Enfinelle eacutepluche son acircme pauvre chegravere petite creacutea-ture La somnambule eut les yeux mouilleacutesElle nrsquoa pas commis de peacutecheacute mais elle se re-proche drsquoavoir trop penseacute agrave monsieur Savinienreprit-elle Elle srsquointerrompt pour se demanderce qursquoil fait agrave Paris et prie Dieu de le rendreheureux Elle finit par vous et dit agrave haute voixune priegravere
― Pouvez-vous la reacutepeacuteter ― Oui
Minoret prit son crayon et eacutecrivit sous ladicteacutee de la somnambule la priegravere suivante eacutevi-demment composeacutee par lrsquoabbeacute Chaperon
laquo Mon Dieu si vous ecirctes content de votre ser-vante qui vous adore et vous prie avec autantdrsquoamour que de ferveur qui tacircche de ne pointsrsquoeacutecarter de vos saints commandements quimourrait avec joie comme votre Fils pour glo-rifier votre nom qui voudrait vivre dans votreombre vous enfin qui lisez dans les cœursfaites-moi la faveur de dessiller les yeux de monparrain de le mettre dans la voie du salut etlui communiquer votre gracircce afin qursquoil vive envous ses derniers jours preacuteservez-le de toutmal et faites-moi souffrir en sa place Bonnesainte Ursule ma chegravere patronne et vous di-vine megravere de Dieu reine du ciel archangeset saints du paradis eacutecoutez-moi joignez vosintercessions aux miennes et prenez pitieacute denous raquo
La somnambule imita si parfaitement lesgestes candides et les saintes inspirations delrsquoenfant que le docteur Minoret eut les yeuxpleins de larmes
― Dit-elle encore quelque chose demandaMinoret
― Oui― Reacutepeacutetez-le ―Ce cher parrain avec qui fera-t-il son tric-
trac agrave Paris Elle souffle son bougeoir ellepenche la tecircte et srsquoendort La voilagrave partie Elleest bien jolie dans son petit bonnet de nuit
Minoret salua le grand inconnu serra lamain agrave Bouvard descendit avec rapiditeacute cou-rut agrave une station de cabriolets bourgeois quiexistait alors sous la porte drsquoun hocirctel depuis deacute-moli pour faire place agrave la rue drsquoAlger il y trouvaun cocher et lui demanda srsquoil consentait agrave partirsur-le-champ pour Fontainebleau Une fois leprix fait et accepteacute le vieillard redevenu jeunese mit en route agrave lrsquoinstant Suivant sa conven-
tion il laissa reposer le cheval agrave Essonne at-teignit la diligence de Nemours y trouva de laplace et congeacutedia son cocher Arriveacute chez luivers cinq heures du matin il se coucha dans lesruines de toutes ses ideacutees anteacuterieures sur la phy-siologie sur la nature sur la meacutetaphysique etdormit jusqursquoagrave neuf heures tant il eacutetait fatigueacutede sa course
Agrave son reacuteveil certain que depuis son retourpersonne nrsquoavait franchi le seuil de sa mai-son le docteur proceacuteda non sans une invin-cible terreur agrave la veacuterification des faits Il igno-rait lui-mecircme la diffeacuterence des deux billets debanque et lrsquointerversion des deux volumes dePandectes La somnambule avait bien vu Ilsonna la Bougival
― Dites agrave Ursule de venir me parler dit-il ensrsquoasseyant au milieu de sa bibliothegraveque
Lrsquoenfant vint elle courut agrave lui lrsquoembrassa ledocteur la prit sur ses genoux ougrave elle srsquoassit en
mecirclant ses belles touffes blondes aux cheveuxblancs de son vieil ami
― Vous avez quelque chose mon parrain ― Oui mais promets-moi par ton salut
de reacutepondre franchement sans deacutetour agrave mesquestions
Ursule rougit jusque sur le front― Oh je ne te demanderai rien que tu ne
puisses me dire dit-il en continuant et voyantla pudeur du premier amour troubler la pureteacutejusqursquoalors enfantine de ces beaux yeux
― Parlez mon parrain― Par quelle penseacutee as-tu fini tes priegraveres du
soir hier et agrave quelle heure les as-tu faites ― Il eacutetait neuf heures un quart neuf heures
et demie― Eh bien reacutepegravete-moi ta derniegravere priegravere La jeune fille espeacutera que sa voix communi-
querait sa foi agrave lrsquoincreacutedule elle quitta sa placese mit agrave genoux joignit les mains avec ferveur une lueur radieuse illumina son visage elle re-
garda le vieillard et lui dit ― Ce que je deman-dais hier agrave Dieu je lrsquoai demandeacute ce matin je ledemanderai jusqursquoagrave ce qursquoil mrsquoait exauceacutee
Puis elle reacutepeacuteta sa priegravere avec une nouvelleet plus puissante expression mais agrave son grandeacutetonnement son parrain lrsquointerrompit en ache-vant la priegravere
― Bien Ursule dit le docteur en reprenantsa filleule sur ses genoux Quand tu trsquoes endor-mie la tecircte sur lrsquooreiller nrsquoas-tu pas dit en toi-mecircme laquo Ce cher parrain avec qui fera-t-il sontrictrac agrave Paris raquo
Ursule se leva comme si la trompette du ju-gement dernier eucirct eacuteclateacute agrave ses oreilles elle jetaun cri de terreur ses yeux agrandis regardaientle vieillard avec une horrible fixiteacute
― Qui ecirctes-vous mon parrain De qui te-nez-vous une pareille puissance lui deman-da-t-elle en imaginant que pour ne pas croireen Dieu il devait avoir fait un pacte avec lrsquoangede lrsquoenfer
― Qursquoas-tu semeacute hier dans le jardin ― Du reacuteseacuteda des pois de senteur des balsa-
mines― Et en dernier des pieds drsquoalouette Elle tomba sur ses genoux― Ne mrsquoeacutepouvantez pas mon parrain mais
vous eacutetiez ici nrsquoest-ce pas ― Ne suis-je pas toujours avec toi reacutepon-
dit le docteur en plaisantant pour respecter laraison de cette innocente fille Allons dans tachambre
Il lui donna le bras et monta lrsquoescalier― Vos jambes tremblent mon bon ami dit-
elle― Oui je suis comme foudroyeacute― Croiriez-vous donc enfin en Dieu
srsquoeacutecria-t-elle avec une joie naiumlve en laissant voirdes larmes dans ses yeux
Le vieillard regarda la chambre si simple etsi coquette qursquoil avait arrangeacutee pour UrsuleAgrave terre un tapis vert uni peu coucircteux qursquoelle
maintenait dans une exquise propreteacute sur lesmurs un papier gris de lin semeacute de roses avecleurs feuilles vertes aux fenecirctres qui avaientvue sur la cour des rideaux de calicot orneacutesdrsquoune bande drsquoeacutetoffe rose entre les deux croi-seacutees sous une haute glace longue une consoleen bois doreacute couverte drsquoun marbre sur laquelleeacutetait un vase de bleu de Segravevres ougrave elle met-tait des bouquets et en face de la chemineacuteeune petite commode drsquoune charmante marque-terie et agrave dessus de marbre dit bregraveche drsquoAlepLe lit en vieille perse et agrave rideaux de persedoubleacutes de rose eacutetait un de ces lits agrave la du-chesse si communs au dix-huitiegraveme siegravecle etqui avait pour ornements une touffe de plumessculpteacutee au-dessus des quatre colonnettes can-neleacutees de chaque angle Une vieille penduleenfermeacutee dans une espegravece de monument eneacutecaille incrusteacute drsquoarabesques en ivoire deacutecoraitla chemineacutee dont le chambranle et les flam-beaux de marbre dont la glace et son tru-
meau agrave peinture en grisaille offraient un remar-quable ensemble de ton de couleur et de ma-niegravere Une grande armoire dont les battants of-fraient des paysages faits avec diffeacuterents boisdont quelques-uns avaient des teintes verteset qui ne se trouvent plus dans le commercecontenait sans doute son linge et ses robesIl respirait dans cette chambre un parfum duciel Lrsquoexact arrangement des choses attestaitun esprit drsquoordre un sens de lrsquoharmonie quicertes aurait saisi tout le monde mecircme unMinoret-Levrault On voyait surtout combienles choses qui lrsquoenvironnaient eacutetaient chegraveresagrave Ursule et combien elle se plaisait dans unechambre qui tenait pour ainsi dire agrave toute savie drsquoenfant et de jeune fille En passant tout enrevue par maintien le tuteur srsquoassurait que dela chambre drsquoUrsule on pouvait voir chez ma-dame de Portenduegravere Pendant la nuit il avaitmeacutediteacute sur la conduite qursquoil devait tenir avecUrsule relativement au secret surpris de cette
passion naissante Un interrogatoire le com-promettrait vis-agrave-vis de sa pupille Ou il ap-prouverait ou il deacutesapprouverait cet amour dans les deux cas sa position devenait fausseIl avait donc reacutesolu drsquoexaminer la situation res-pective du jeune Portenduegravere et drsquoUrsule poursavoir srsquoil devait combattre ce penchant avantqursquoil ne fucirct irreacutesistible Un vieillard pouvait seuldeacuteployer tant de sagesse Encore pantelant sousles atteintes de la veacuteriteacute des faits magneacutetiques iltournait sur lui-mecircme et regardait les moindreschoses de cette chambre il voulait jeter un coupdrsquoœil sur lrsquoalmanach suspendu au coin de lachemineacutee
― Ces vilains flambeaux sont trop lourdspour tes jolies menottes dit-il en prenant leschandeliers en marbre orneacutes de cuivre Il lessoupesa regarda lrsquoalmanach le prit et dit ― Ceci me semble bien laid aussi Pourquoigardes-tu cet almanach de facteur dans une sijolie chambre
― Oh laissez-le-moi mon parrain― Non tu en auras un autre demainIl descendit en emportant cette piegravece de
conviction srsquoenferma dans son cabinet cher-cha saint Savinien et trouva comme lrsquoavait ditla somnambule un petit point rouge devantle 19 octobre il en vit eacutegalement un en facedu jour de saint Denis son patron agrave lui et de-vant saint Jean le patron du cureacute Ce pointgros comme la tecircte drsquoune eacutepingle la femme en-dormie lrsquoavait aperccedilu malgreacute la distance et lesobstacles Le vieillard meacutedita jusqursquoau soir surces eacuteveacutenements plus immenses encore pourlui que pour tout autre Il fallait se rendre agravelrsquoeacutevidence Une forte muraille srsquoeacutecroula pourainsi dire en lui-mecircme car il vivait appuyeacutesur deux bases son indiffeacuterence en matiegraverede religion et sa deacuteneacutegation du magneacutetismeEn prouvant que les sens construction pure-ment physique organes dont tous les effetssrsquoexpliquaient eacutetaient termineacutes par quelques-
uns des attributs de lrsquoinfini le magneacutetisme ren-versait ou du moins lui paraissait renverser lapuissante argumentation de Spinosa lrsquoinfini etle fini deux eacuteleacutements incompatibles selon cegrand homme se trouvaient lrsquoun dans lrsquoautreQuelque puissance qursquoil accordacirct agrave la divisibili-teacute agrave la mobiliteacute de la matiegravere il ne pouvait paslui reconnaicirctre des qualiteacutes quasi-divines En-fin il eacutetait devenu trop vieux pour rattacher cespheacutenomegravenes agrave un systegraveme pour les compareragrave ceux du sommeil de la vision de la lumiegravereToute sa science baseacutee sur les assertions delrsquoeacutecole de Locke et de Condillac eacutetait en ruinesEn voyant ses creuses idoles en piegraveces neacuteces-sairement son increacuteduliteacute chancelait Ainsi toutlrsquoavantage dans le combat de cette enfance ca-tholique contre cette vieillesse voltairienne al-lait ecirctre agrave Ursule Dans ce fort deacutemanteleacute surces ruines ruisselait une lumiegravere Du sein de cesdeacutecombres eacuteclatait la voix de la priegravere Neacutean-moins lrsquoobstineacute vieillard chercha querelle agrave ses
doutes Encore qursquoil fucirct atteint au cœur il ne sedeacutecidait pas il luttait toujours contre Dieu Ce-pendant son esprit parut vacillant il ne fut plusle mecircme Devenu songeur outre mesure il li-sait les Penseacutees de Pascal il lisait la sublime His-toire des Variations de Bossuet il lisait Bonaldil lut saint Augustin il voulut aussi parcou-rir les œuvres de Swedenborg et de feu Saint-Martin desquels lui avait parleacute lrsquohomme mys-teacuterieux Lrsquoeacutedifice bacircti chez cet homme par lemateacuterialisme craquait de toutes parts il ne fal-lait plus qursquoune secousse et quand son cœurfut mucircr pour Dieu il tomba dans la vigne ceacute-leste comme tombent les fruits Plusieurs foisdeacutejagrave le soir en jouant avec le cureacute sa filleule agravecocircteacute drsquoeux il avait fait des questions qui relati-vement agrave ses opinions paraissaient singuliegraveresagrave lrsquoabbeacute Chaperon ignorant encore du travailinteacuterieur par lequel Dieu redressait cette belleconscience
― Croyez-vous aux apparitions demandalrsquoincreacutedule agrave son pasteur en interrompant lapartie
― Cardan un grand philosophe du seiziegravemesiegravecle a dit en avoir eu reacutepondit le cureacute
― Je connais toutes celles qui ont occupeacute lessavants je viens de relire Plotin Je vous inter-roge en ce moment comme catholique et vousdemande si vous pensez que lrsquohomme mortpuisse revenir voir les vivants
― Mais Jeacutesus est apparu aux apocirctres apregraves samort reprit le cureacute LrsquoEacuteglise doit avoir foi dansles apparitions de Notre Sauveur Quant auxmiracles nous nrsquoen manquons pas dit lrsquoabbeacuteChaperon en souriant voulez-vous connaicirctrele plus reacutecent il a eu lieu pendant le dix-hui-tiegraveme siegravecle
― Bah ― Oui le bienheureux Marie-Alphonse de
Liguori a su bien loin de Rome la mort dupape au moment ougrave le Saint-Pegravere expirait et
il y a de nombreux teacutemoins de ce miracle Lesaint eacutevecircque entreacute en extase entendit les der-niegraveres paroles du souverain pontife et les reacutepeacutetadevant plusieurs personnes Le courrier char-geacute drsquoannoncer lrsquoeacuteveacutenement ne vint que trenteheures apregraves
― Jeacutesuite reacutepondit le vieux Minoret en plai-santant je ne vous demande pas de preuves jevous demande si vous y croyez
― Je crois que lrsquoapparition deacutepend beaucoupde celui qui la voit dit le cureacute continuant agrave plai-santer lrsquoincreacutedule
― Mon ami je ne vous tends pas de pieacutegeque croyez-vous sur ceci
― Je crois la puissance de Dieu infinie ditlrsquoabbeacute
― Quand je serai mort si je me reacuteconcilieavec Dieu je le prierai de me laisser vous appa-raicirctre dit le docteur en riant
― Crsquoest preacuteciseacutement la convention faiteentre Cardan et son ami reacutepondit le cureacute
― Ursule dit Minoret si jamais un danger temenaccedilait appelle-moi je viendrai
― Vous venez de dire en un seul mot la tou-chante eacuteleacutegie intituleacutee NEacuteEgraveRE drsquoAndreacute Cheacute-nier reacutepondit le cureacute Mais les poegravetes ne sontgrands que parce qursquoils savent revecirctir les faitsou les sentiments drsquoimages eacuteternellement vi-vantes
― Pourquoi parlez-vous de votre mort moncher parrain dit drsquoun ton douloureux la jeunefille nous ne mourrons pas nous autres chreacute-tiens notre tombe est le berceau de notre acircme
― Enfin dit le docteur en souriant il fautbien srsquoen aller de ce monde et quand je nrsquoy se-rai plus tu seras bien eacutetonneacutee de ta fortune
― Quand vous ne serez plus mon bon amima seule consolation sera de vous consacrer mavie
― Agrave moi mort ― Oui Toutes les bonnes œuvres que je
pourrai faire seront faites en votre nom pour
racheter vos fautes Je prierai Dieu tous lesjours afin drsquoobtenir de sa cleacutemence infinie qursquoilne punisse pas eacuteternellement les erreurs drsquounjour et qursquoil mette pregraves de lui parmi les acircmesdes bienheureux une acircme aussi belle aussipure que la vocirctre
Cette reacuteponse dite avec une candeur angeacute-lique prononceacutee drsquoun accent plein de certitudeconfondit lrsquoerreur et convertit Denis Minoretagrave la faccedilon de saint Paul Un rayon de lumiegravereinteacuterieure lrsquoeacutetourdit en mecircme temps que cettetendresse eacutetendue sur sa vie agrave venir lui fit venirles larmes aux yeux Ce subit effet de la gracircceeut quelque chose drsquoeacutelectrique Le cureacute joignitles mains et se leva troubleacute La petite surprisede son triomphe pleura Le vieillard se dressacomme si quelqursquoun lrsquoeucirct appeleacute regarda danslrsquoespace comme srsquoil y voyait une aurore puisil fleacutechit le genou sur son fauteuil joignit lesmains et baissa les yeux vers la terre en hommeprofondeacutement humilieacute
― Mon Dieu dit-il drsquoune voix eacutemue en re-levant son front si quelqursquoun peut obtenirma gracircce et mrsquoamener vers toi nrsquoest-ce pascette creacuteature sans tache Pardonne agrave cettevieillesse repentie que cette glorieuse enfant tepreacutesente Il eacuteleva mentalement son acircme agrave Dieule priant drsquoachever de lrsquoeacuteclairer par sa scienceapregraves lrsquoavoir foudroyeacute de sa gracircce il se tournavers le cureacute et lui tendant la main ― Mon cherpasteur je redeviens petit je vous appartiens etvous livre mon acircme
Ursule couvrit de larmes joyeuses les mainsde son parrain en les lui baisant Le vieillard pritcette enfant sur ses genoux et la nomma gaie-ment sa marraine Le cureacute tout attendri reacutecitale Veni Creator dans une sorte drsquoeffusion reli-gieuse Cet hymne servit de priegravere du soir agrave cestrois chreacutetiens agenouilleacutes
― Qursquoy a-t-il demanda la Bougival eacutetonneacutee― Enfin mon parrain croit en Dieu reacutepon-
dit Ursule
― Ah ma foi tant mieux il ne lui manquaitque ccedila pour ecirctre parfait srsquoeacutecria la vieille Bres-sane en se signant avec une naiumlveteacute seacuterieuse
― Cher docteur dit le bon precirctre vous au-rez compris bientocirct les grandeurs de la religionet la neacutecessiteacute de ses pratiques vous trouverezsa philosophie dans ce qursquoelle a drsquohumain bienplus eacuteleveacutee que celle des esprits les plus auda-cieux
Le cureacute qui manifestait une joie presque en-fantine convint alors de cateacutechiser ce vieillarden confeacuterant avec lui deux fois par semaineAinsi la conversion attribueacutee agrave Ursule et agrave unesprit de calcul sordide fut spontaneacutee Le cu-reacute qui srsquoeacutetait abstenu pendant quatorze anneacuteesde toucher aux plaies de ce cœur tout en lesdeacuteplorant avait eacuteteacute solliciteacute comme on va queacute-rir le chirurgien en se sentant blesseacute Depuiscette scegravene tous les soirs les priegraveres pronon-ceacutees par Ursule avaient eacuteteacute faites en communDe moment en moment le vieillard avait senti
la paix succeacutedant en lui-mecircme aux agitationsEn ayant comme il le disait Dieu pour eacutedi-teur responsable des choses inexplicables sonesprit eacutetait agrave lrsquoaise Sa chegravere enfant lui reacutepondaitqursquoil se voyait bien agrave ceci qursquoil avanccedilait dans leroyaume de Dieu Pendant la messe il venaitde lire les priegraveres en y appliquant son enten-dement car il srsquoeacutetait eacuteleveacute dans une premiegravereconfeacuterence agrave la divine ideacutee de la communionentre tous les fidegraveles Ce vieux neacuteophyte avaitcompris le symbole eacuteternel attacheacute agrave cette nour-riture et que la Foi rend neacutecessaire quand il aeacuteteacute peacuteneacutetreacute dans son sens intime profond ra-dieux Srsquoil avait paru presseacute de revenir au logiscrsquoeacutetait pour remercier sa chegravere petite filleule delrsquoavoir fait entrer en religion selon la belle ex-pression du temps passeacute Aussi la tenait-il surses genoux dans son salon et la baisait-il sain-tement au front au moment ougrave salissant deleurs craintes ignobles une si sainte influenceses heacuteritiers collateacuteraux prodiguaient agrave Ursule
les outrages les plus grossiers Lrsquoempressementdu bonhomme agrave rentrer chez lui son preacuteten-du deacutedain pour ses proches ses mordantes reacute-ponses au sortir de lrsquoeacuteglise eacutetaient naturelle-ment attribueacutes par chacun des heacuteritiers agrave lahaine qursquoUrsule lui inspirait contre eux
Pendant que la filleule jouait agrave son parraindes variations sur la Derniegravere Penseacutee de Weberil se tramait dans la salle agrave manger de la maisonMinoret-Levrault un honnecircte complot qui de-vait avoir pour reacutesultat drsquoamener sur la scegraveneun des principaux personnages de ce drameLe deacutejeuner bruyant comme tous les deacutejeu-ners de province et animeacute par drsquoexcellents vinsqui arrivent agrave Nemours par le canal soit de laBourgogne soit de la Touraine dura plus dedeux heures Zeacutelie avait fait venir du coquillagedu poisson de mer et quelques rareteacutes gastro-nomiques afin de fecircter le retour de Deacutesireacute Lasalle agrave manger au milieu de laquelle la tableronde offrait un spectacle reacutejouissant avait lrsquoair
drsquoune salle drsquoauberge Satisfaite de la grandeurde ses communs Zeacutelie srsquoeacutetait bacircti un pavillonentre sa vaste cour et son jardin cultiveacute en leacute-gumes plein drsquoarbres fruitiers Tout chez elleeacutetait seulement propre et solide Lrsquoexemple deLevrault-Levrault avait eacuteteacute terrible pour le paysAussi deacutefendit-elle agrave son maicirctre-architecte dela jeter dans de pareilles sottises Cette salleeacutetait donc tendue drsquoun papier verni garnie dechaises en noyer de buffets en noyer orneacuteedrsquoun poecircle en faiumlence drsquoun cartel et drsquoun baro-megravetre Si la vaisselle eacutetait en porcelaine blanchecommune la table brillait par le linge et parune argenterie abondante Une fois le cafeacute servipar Zeacutelie qui allait et venait comme un grainde plomb dans une bouteille de vin de Cham-pagne car elle se contentait drsquoune cuisiniegravere quand Deacutesireacute le futur avocat eut eacuteteacute mis aufait du grand eacuteveacutenement de la matineacutee et de sesconseacutequences Zeacutelie ferma la porte et la parolefut donneacutee au notaire Dionis Par le silence qui
se fit et par les regards que chaque heacuteritier at-tacha sur cette face authentique il eacutetait facile dereconnaicirctre lrsquoempire que ces hommes exercentsur les familles
― Mes chers enfants dit-il votre oncleeacutetant neacute en 1746 a ses quatre-vingt-trois ansaujourdrsquohui or les vieillards sont sujets agrave desfolies et cette petite
― Vipegravere srsquoeacutecria madame Massin― Miseacuterable dit Zeacutelie― Ne lrsquoappelons que par son nom reprit
Dionis― Eh bien crsquoest une voleuse dit madame
Creacutemiegravere― Une jolie voleuse reacutepliqua Deacutesireacute Mino-
ret― Cette petite Ursule reprit Dionis lui tient
au cœur Je nrsquoai pas attendu dans lrsquointeacuterecirct devous tous qui ecirctes mes clients agrave ce matin pourprendre des renseignements et voici ce que jesais sur cette jeune
― Spoliatrice srsquoeacutecria le receveur― Captatrice de succession dit le greffier― Chut mes amis dit le notaire ou je
prends mon chapeau je vous laisse et bonsoir― Allons papa srsquoeacutecria Minoret en lui ver-
sant un petit verre de rhum prenez il est deRome mecircme Et allez il y a cent sous de guides
― Ursule est il est vrai la fille leacutegitime de Jo-seph Miroueumlt mais son pegravere est le fils naturelde Valentin Miroueumlt beau-pegravere de votre oncleUrsule est donc la niegravece naturelle du docteurDenis Minoret Comme niegravece naturelle le tes-tament que ferait le docteur en sa faveur se-rait peut-ecirctre attaquable et srsquoil lui laisse ainsisa fortune vous intenteriez agrave Ursule un procegravesassez mauvais pour vous car on peut soutenirqursquoil nrsquoexiste aucun lien de parenteacute entre Ursuleet le docteur mais ce procegraves effraierait certesune jeune fille sans deacutefense et donnerait lieu agravequelque transaction
― La rigueur de la loi est si grande surles droits des enfants naturels dit le licencieacutede fraicircche date jaloux de montrer son savoirqursquoaux termes drsquoun arrecirct de la cour de cassa-tion du 7 juillet 1817 lrsquoenfant naturel ne peutrien reacuteclamer de son aiumleul naturel pas mecircmedes aliments Ainsi vous voyez qursquoon a eacutetendula parenteacute de lrsquoenfant naturel Lagrave loi poursuitlrsquoenfant naturel jusque dans sa descendance leacute-gitime car elle suppose que les libeacuteraliteacutes faitesaux petits-enfants srsquoadressent au fils naturel parinterposition de personne Ceci reacutesulte des ar-ticles 757 908 et 911 du Code civil rapprocheacutesAussi la Cour Royale de Paris le 26 deacutecembrede lrsquoanneacutee derniegravere a-t-elle reacuteduit un legs fait agravelrsquoenfant leacutegitime du fils naturel par lrsquoaiumleul quicertes en tant qursquoaiumleul eacutetait aussi eacutetranger pourle petit-fils naturel que le docteur en tant qursquoonpeut lrsquoecirctre relativement agrave Ursule
― Tout cela dit Goupil ne me paraicirct concer-ner que la question des libeacuteraliteacutes faites par les
aiumleux agrave la descendance naturelle il ne srsquoagitpas du tout des oncles qui ne me paraissentavoir aucun lien de parenteacute avec les enfants leacute-gitimes de leurs beaux-fregraveres naturels Ursuleest une eacutetrangegravere pour le docteur Minoret Jeme souviens drsquoun arrecirct de la Cour Royale deColmar rendu en 1825 pendant que jrsquoachevaismon Droit et par lequel on a deacuteclareacute quelrsquoenfant naturel une fois deacuteceacutedeacute sa descendancene pouvait plus ecirctre lrsquoobjet drsquoune interpositionOr le pegravere drsquoUrsule est mort
Lrsquoargumentation de Goupil produisit ce quedans les comptes rendus des seacuteances leacutegislativesles journalistes deacutesignent par ces mots Pro-fonde sensation
― Qursquoest-ce que cela signifie srsquoeacutecria DionisQue le cas de libeacuteraliteacutes faites par lrsquooncle drsquounenfant naturel ne srsquoest pas encore preacutesenteacute de-vant les tribunaux mais qursquoil srsquoy preacutesente et larigueur de la loi franccedilaise envers les enfants na-turels sera drsquoautant mieux appliqueacutee que nous
sommes dans un temps ougrave la religion est hono-reacutee Aussi puis-je reacutepondre que sur ce procegravesil y aurait transaction surtout quand on voussaurait deacutetermineacutes agrave conduire Ursule jusqursquoencour de cassation
Une joie drsquoheacuteritiers trouvant des monceauxdrsquoor eacuteclata par des sourires par des haut-le-corps par des gestes autour de la table qui nepermirent pas drsquoapercevoir une deacuteneacutegation deGoupil Puis agrave cet eacutelan le profond silence etlrsquoinquieacutetude succeacutedegraverent au premier mot dunotaire mot terrible ― Mais
Comme srsquoil eucirct tireacute le fil drsquoun de ces petitstheacuteacirctres dont tous les personnages marchentpar saccades au moyen drsquoun rouage Dionis vitalors tous les yeux braqueacutes sur lui tous les vi-sages rameneacutes agrave une pose unique
― Mais aucune loi ne peut empecirccher votreoncle drsquoadopter ou drsquoeacutepouser Ursule reprit-ilQuant agrave lrsquoadoption elle serait contesteacutee et vousauriez je crois gain de cause les Cours Royales
ne badinent pas en matiegravere drsquoadoption et vousseriez entendus dans lrsquoenquecircte Le docteur abeau porter le cordon de Saint-Michel ecirctre of-ficier de la Leacutegion-drsquoHonneur et ancien meacutede-cin de lrsquoex-empereur il succomberait Mais sivous ecirctes avertis en cas drsquoadoption commentsauriez-vous le mariage Le bonhomme est as-sez ruseacute pour aller se marier agrave Paris apregraves unan de domicile et reconnaicirctre agrave sa future parle contrat une dot drsquoun million Le seul actequi mette votre succession en danger est doncle mariage de la petite et de son oncle
Ici le notaire fit une pause― Il existe un autre danger dit encore Gou-
pil drsquoun air capable celui drsquoun testament fait agraveun tiers le pegravere Bongrand par exemple qui au-rait un fideacuteicommis relatif agrave mademoiselle Ur-sule Miroueumlt
― Si vous taquinez votre oncle reprit Dionisen coupant la parole agrave son maicirctre clerc si vousnrsquoecirctes pas tous excellents pour Ursule vous le
pousserez soit au mariage soit au fideacuteicom-mis dont vous parle Goupil mais je ne le croispas capable de recourir au fideacuteicommis moyendangereux Quant au mariage il est facile delrsquoempecirccher Deacutesireacute nrsquoa qursquoagrave faire un doigt decour agrave la petite elle preacutefeacuterera toujours un char-mant jeune homme le coq de Nemours agrave unvieillard
― Ma megravere dit agrave lrsquooreille de Zeacutelie le fils dumaicirctre de poste autant alleacutecheacute par la sommeque par la beauteacute drsquoUrsule si je lrsquoeacutepousais nousaurions tout
― Es-tu fou toi qui auras un jour cinquantemille livres de rentes et qui dois devenir deacute-puteacute Tant que je serai vivante tu ne me cas-seras pas le cou par un sot mariage Sept centmille francs la belle pousseacutee La fille uniqueagrave monsieur le maire aura cinquante mille francsde rentes et mrsquoa deacutejagrave eacuteteacute proposeacutee
Cette reacuteponse ougrave pour la premiegravere fois desa vie sa megravere lui parlait avec rudesse eacuteteignit
en Deacutesireacute tout espoir de mariage avec la belleEsther car son pegravere et lui ne lrsquoemporteraientjamais sur la deacutecision eacutecrite dans les terriblesyeux bleus de Zeacutelie
― Heacute mais dites donc monsieur Dionissrsquoeacutecria Creacutemiegravere agrave qui sa femme avait pous-seacute le coude si le bonhomme prenait la choseau seacuterieux et mariait sa pupille agrave Deacutesireacute en luidonnant la nue proprieacuteteacute de toute la fortuneadieu la succession Et qursquoil vive encore cinqans notre oncle aura bien un million
― Jamais srsquoeacutecria Zeacutelie ni de ma vie ni demes jours Deacutesireacute nrsquoeacutepousera la fille drsquoun bacirc-tard une fille prise par chariteacute ramasseacutee sur laplace Vertu de chou mon fils doit repreacutesenterles Minoret agrave la mort de son oncle et les Mi-noret ont cinq cents ans de bonne bourgeoisieCela vaut la noblesse Soyez tranquilles lagrave-des-sus Deacutesireacute se mariera quand nous saurons ceqursquoil peut devenir agrave la Chambre des Deacuteputeacutes
Cette hautaine deacuteclaration fut appuyeacutee parGoupil qui dit ― Deacutesireacute doteacute de vingt-quatre mille livres de rentes deviendra ou Preacute-sident de Cour Royale ou procureur-geacuteneacuteralce qui megravene agrave la pairie et un sot mariagelrsquoenfoncerait
Les heacuteritiers se parlegraverent tous alors les unsaux autres mais ils se turent au coup de poingque Minoret frappa sur la table pour maintenirla parole au notaire
― Votre oncle est un brave et digne hommereprit Dionis Il se croit immortel et commetous les gens drsquoesprit il se laissera surprendrepar la mort sans avoir testeacute Mon opinion estdonc pour le moment de le pousser agrave placer sescapitaux de maniegravere agrave rendre votre deacuteposses-sion difficile et lrsquooccasion srsquoen preacutesente Le pe-tit Portenduegravere est agrave Sainte-Peacutelagie eacutecroueacute pourcent et quelques mille francs de dettes Sa vieillemegravere le sait en prison elle pleure comme uneMadeleine et attend lrsquoabbeacute Chaperon agrave dicircner
sans doute pour causer avec lui de ce deacutesastreEh bien jrsquoirai ce soir engager votre oncle agravevendre ses rentes cinq pour cent consolideacutes quisont agrave cent dix-huit et agrave precircter agrave madame dePortenduegravere sur sa ferme des Bordiegraveres et sursa maison la somme neacutecessaire pour deacutegagerlrsquoenfant prodigue Je suis dans mon rocircle de no-taire en lui parlant pour ce petit niais de Por-tenduegravere et il est tregraves-naturel que je veuille luifaire deacuteplacer ses rentes jrsquoy gagne des actesdes ventes des affaires Si je puis devenir sonconseil je lui proposerai drsquoautres placementsen terre pour le surplus du capital et jrsquoen aidrsquoexcellents agrave mon Eacutetude Une fois sa fortunemise en proprieacuteteacutes fonciegraveres ou en creacuteances hy-potheacutecaires dans le pays elle ne srsquoenvolera pasfacilement On peut toujours faire naicirctre desembarras entre la volonteacute de reacutealiser et la reacuteali-sation
Les heacuteritiers frappeacutes de la justesse de cetteargumentation bien plus habile que celle de
monsieur Josse firent entendre des murmuresapprobatifs
― Entendez-vous donc bien dit le notaire enterminant pour garder votre oncle agrave Nemoursougrave il a ses habitudes ougrave vous pourrez le sur-veiller En donnant un amant agrave la petite vousempecircchez le mariage
― Mais si le mariage se faisait dit Goupileacutetreint par une penseacutee ambitieuse
― Ce ne serait pas deacutejagrave si becircte car la perteserait chiffreacutee on saurait ce que le bonhommeveut lui donner reacutepondit le notaire Mais sivous lui lacircchez Deacutesireacute il peut bien lambiner lapetite jusqursquoagrave la mort du bonhomme Les ma-riages se font et se deacutefont
― Le plus court dit Goupil si le docteur doitvivre encore long-temps serait de la marier agraveun bon garccedilon qui vous en deacutebarrasserait en al-lant srsquoeacutetablir avec elle agrave Sens agrave Montargis agrave Or-leacuteans avec cent mille francs
Dionis Massin Zeacutelie et Goupil les seulestecirctes fortes de cette assembleacutee eacutechangegraverentquatre regards remplis de penseacutees
― Ce serait le ver dans la poire dit Zeacutelie agravelrsquooreille de Massin
― Pourquoi lrsquoa-t-on laisseacute venir reacutepondit legreffier
― Ccedila trsquoirait cria Deacutesireacute agrave Goupil maispourrais-tu jamais te tenir assez proprementpour plaire au vieillard et agrave sa pupille
― Tu ne te frottes pas le ventre avec un pa-nier dit le maicirctre de poste qui finit par com-prendre lrsquoideacutee de Goupil
Cette grosse plaisanterie eut un succegraves pro-digieux Le maicirctre-clerc examina les rieurs parun regard circulaire si terrible que le silence sereacutetablit aussitocirct
― Aujourdrsquohui dit Zeacutelie agrave Massin drsquooreille agraveoreille les notaires ne connaissent que leurs in-teacuterecircts et si Dionis allait pour faire des actes semettre du cocircteacute drsquoUrsule
― Je suis sucircr de lui reacutepondit le greffier enjetant agrave sa cousine un regard de ses petitsyeux malicieux Il allait ajouter Jrsquoai de quoi leperdre Mais il se retint ― Je suis tout agrave fait delrsquoavis de Dionis dit-il agrave haute voix
― Et moi aussi srsquoeacutecria Zeacutelie qui cependantsoupccedilonnait deacutejagrave le notaire drsquoune collusiondrsquointeacuterecircts avec le greffier
― Ma femme a voteacute dit le maicirctre de posteen humant un petit verre quoique deacutejagrave sa facefucirct violaceacutee par la digestion du deacutejeuner et parune notable absorption de liquides
― Crsquoest tregraves-bien dit le percepteur― Jrsquoirai donc apregraves le dicircner reprit Dionis― Si monsieur Dionis a raison dit madame
Creacutemiegravere agrave madame Massin il faut aller cheznotre oncle comme autrefois en soireacutee tous lesdimanches et faire tout ce que vient de nousdire monsieur Dionis
― Oui pour ecirctre reccedilus comme nous lrsquoeacutetions srsquoeacutecria Zeacutelie Apregraves tout nous avons plus de
quarante bonnes mille livres de rentes et il a re-fuseacute toutes nos invitations nous le valons bienSi je ne sais pas faire des ordonnances je saismener ma barque moi
― Comme je suis loin drsquoavoir quarante millelivres de rentes dit madame Massin un peu pi-queacutee je ne me soucie pas drsquoen perdre dix mille
― Nous sommes ses niegraveces nous le soigne-rons nous y verrons clair dit madame Creacute-miegravere et vous nous en saurez greacute quelque jourcousine
― Meacutenagez bien Ursule le vieux bonhommede Jordy lui a laisseacute ses eacuteconomies fit le no-taire en levant son index droit agrave la hauteur desa legravevre
― Je vais me mettre sur mon cinquante et unsrsquoeacutecria Deacutesireacute
― Vous avez eacuteteacute aussi fort que Desroches leplus fort des avoueacutes de Paris dit Goupil agrave sonpatron en sortant de la Poste
― Et ils discutent nos honoraires reacuteponditle notaire en souriant avec amertume
Les heacuteritiers qui reconduisaient Dionis etson premier clerc se trouvegraverent le visage as-sez allumeacute par le deacutejeuner tous agrave la sortie desvecircpres Selon les preacutevisions du notaire lrsquoabbeacuteChaperon donnait le bras agrave la vieille madamede Portenduegravere
― Elle lrsquoa traicircneacute agrave vecircpres srsquoeacutecria madameMassin en montrant agrave madame Creacutemiegravere Ur-sule et son parrain qui sortaient de lrsquoeacuteglise
― Allons lui parler dit madame Creacutemiegravere ensrsquoavanccedilant vers le vieillard
Le changement que la confeacuterence avait opeacute-reacute sur tous ces visages surprit le docteur Mi-noret Il se demanda la cause de cette amitieacutede commande et par curiositeacute favorisa la ren-contre drsquoUrsule et des deux femmes empresseacuteesde la saluer avec une affection exageacutereacutee et dessourires forceacutes
― Mon oncle nous permettrez-vous de ve-nir vous voir ce soir dit madame CreacutemiegravereNous avons cru quelquefois vous gecircner maisil y a bien long-temps que nos enfants ne vousont rendu leurs devoirs et voilagrave nos filles en acircgede faire connaissance avec notre chegravere Ursule
― Ursule est digne de son nom reacutepliqua ledocteur elle est tregraves-sauvage
― Laissez-nous lrsquoapprivoiser dit madameMassin Et puis tenez mon oncle ajouta cettebonne meacutenagegravere en essayant de cacher ses pro-jets sous un calcul drsquoeacuteconomie on nous a ditque votre chegravere filleule a un si beau talentsur le forteacute que nous serions bien enchanteacuteesde lrsquoentendre Madame Creacutemiegravere et moi noussommes assez disposeacutees agrave prendre son maicirctrepour nos petites car srsquoil avait sept ou huiteacutelegraveves il pourrait mettre le prix de ses leccedilons agravela porteacutee de nos fortunes
― Volontiers dit le vieillard et cela se trou-vera drsquoautant mieux que je veux aussi donnerun maicirctre de chant agrave Ursule
― Eh bien agrave ce soir mon oncle nous vien-drons avec votre petit-neveu Deacutesireacute que voilagravemaintenant avocat
― Agrave ce soir reacutepondit Minoret qui voulut peacute-neacutetrer ces petites acircmes
Les deux niegraveces serregraverent la main drsquoUrsule enlui disant avec une gracircce affecteacutee ― Au revoir
― Oh mon parrain vous lisez donc dansmon cœur srsquoeacutecria Ursule en jetant au vieillardun regard plein de remercicircments
― Tu as de la voix dit-il Et je veux te don-ner aussi des maicirctres de dessin et drsquoitalien Unefemme reprit le docteur en regardant Ursule aumoment ougrave il ouvrait la grille de sa maison doitecirctre eacuteleveacutee de maniegravere agrave se trouver agrave la hauteurde toutes les positions ougrave son mariage peut lamettre
Ursule devint rouge comme une cerise sontuteur semblait penser agrave la personne agrave la-quelle elle pensait elle-mecircme En se sentantpregraves drsquoavouer au docteur le penchant involon-taire qui la portait agrave srsquooccuper de Savinien etagrave lui rapporter tous ses deacutesirs de perfectionelle alla srsquoasseoir sous le massif de plantes grim-pantes ougrave de loin elle se deacutetachait comme unefleur blanche et bleue
― Vous voyez bien mon parrain que vosniegraveces sont bonnes pour moi elles ont eacuteteacute gen-tilles dit-elle en le voyant venir et pour lui don-ner le change sur les penseacutees qui la rendaientrecircveuse
― Pauvre petite srsquoeacutecria le vieillardIl eacutetala sur son bras la main drsquoUrsule en la
tapotant et lrsquoemmena le long de la terrasse aubord de la riviegravere ougrave personne ne pouvait lesentendre
― Pourquoi dites-vous pauvre petite ― Ne vois-tu pas qursquoelles te craignent
― Et pourquoi ― Les heacuteritiers sont en ce moment tous in-
quiets de ma conversion ils lrsquoont sans douteattribueacutee agrave lrsquoempire que tu exerces sur moi etsrsquoimaginent que je les frustrerai de ma succes-sion pour trsquoenrichir
― Mais ce ne sera pas dit naiumlvement Ur-sule en regardant son parrain
― Oh divine consolation de mes vieuxjours dit le vieillard qui enleva de terre sa pu-pille et la baisa sur les deux joues Crsquoest bienpour elle et non pour moi mon Dieu que jevous ai prieacute tout agrave lrsquoheure de me laisser vivrejusqursquoau jour ougrave je lrsquoaurai confieacutee agrave quelque bonecirctre digne drsquoelle Tu verras mon petit ange lescomeacutedies que les Minoret les Creacutemiegravere et lesMassin vont venir jouer ici Tu veux embellir etprolonger ma vie toi Eux ils ne pensent qursquoagravema mort
― Dieu nous deacutefend de haiumlr mais si celaest Oh je les meacuteprise bien fit Ursule
― Le dicircner cria la Bougival du haut du per-ron qui du cocircteacute du jardin se trouvait au bout ducorridor
Ursule et son tuteur eacutetaient au dessert dansla jolie salle agrave manger deacutecoreacutee de peintureschinoises en faccedilon de laque la ruine de Le-vrault-Levrault lorsque le juge de paix se preacute-senta le docteur lui offrit telle eacutetait sa grandemarque drsquointimiteacute une tasse de son cafeacute Mokameacutelangeacute de cafeacute Bourbon et de cafeacute Martiniquebrucircleacute moulu fait par lui-mecircme dans une cafe-tiegravere drsquoargent dite agrave la Chaptal
― Eh bien dit Bongrand en relevant seslunettes et regardant le vieillard drsquoun air nar-quois la ville est en lrsquoair votre apparition agravelrsquoeacuteglise a reacutevolutionneacute vos parents Vous laissezvotre fortune aux precirctres aux pauvres Vous lesavez remueacutes et ils se remuent ah Jrsquoai vu leurpremiegravere eacutemeute sur la place ils eacutetaient affaireacutescomme des fourmis agrave qui lrsquoon a pris leurs œufs
― Que te disais-je Ursule srsquoeacutecria levieillard Au risque de te peiner mon enfant nedois-je pas trsquoapprendre agrave connaicirctre le monde ette mettre en garde contre des inimitieacutes immeacute-riteacutees
― Je voudrais vous dire un mot agrave ce sujetreprit Bongrand en saisissant cette occasion deparler agrave son vieil ami de lrsquoavenir drsquoUrsule
Le docteur mit un bonnet de velours noir sursa tecircte blanche le juge de paix garda son cha-peau pour se garantir de la fraicirccheur et tousdeux ils se promenegraverent le long de la terrasse endiscutant les moyens drsquoassurer agrave Ursule ce queson parrain voudrait lui donner Le juge de paixconnaissait lrsquoopinion de Dionis sur lrsquoinvaliditeacutedrsquoun testament fait par le docteur en faveurdrsquoUrsule car Nemours se preacuteoccupait trop dela succession Minoret pour que cette questionnrsquoeucirct pas eacuteteacute agiteacutee entre les jurisconsultes de laville Bongrand avait deacutecideacute qursquoUrsule Miroueumlteacutetait une eacutetrangegravere agrave lrsquoeacutegard du docteur Mino-
ret mais il sentait bien que lrsquoesprit de la leacutegisla-tion repoussait de la famille les superfeacutetationsilleacutegitimes Les reacutedacteurs du code nrsquoavaientpreacutevu que la faiblesse des pegraveres et des megraverespour les enfants naturels sans imaginer que desoncles ou des tantes eacutepouseraient la tendressede lrsquoenfant naturel en faveur de sa descendanceEacutevidemment il se rencontrait une lacune dansla loi
― En tout autre pays dit-il au docteur enachevant de lui exposer lrsquoeacutetat de la jurispru-dence que Goupil Dionis et Deacutesireacute venaientdrsquoexpliquer aux heacuteritiers Ursule nrsquoaurait rienagrave craindre elle est fille leacutegitime et lrsquoincapaciteacutede son pegravere ne devrait avoir drsquoeffet qursquoagrave lrsquoeacutegardde la succession de Valentin Miroueumlt votrebeau-pegravere mais en France la magistratureest malheureusement tregraves-spirituelle et conseacute-quentielle elle recherche lrsquoesprit de la loi Desavocats parleront morale et deacutemontreront quela lacune du code vient de la bonhomie des leacute-
gislateurs qui nrsquoont pas preacutevu le cas mais quinrsquoen ont pas moins eacutetabli un principe Le pro-cegraves sera long et dispendieux Avec Zeacutelie on iraitjusqursquoen cour de cassation et je ne suis pas sucircrdrsquoecirctre encore vivant quand ce procegraves se fera
― Le meilleur des procegraves ne vaut encore riensrsquoeacutecria le docteur Je vois deacutejagrave des meacutemoires surcette question Jusqursquoagrave quel degreacute lrsquoincapaciteacutequi en matiegravere de succession frappe les enfantsnaturels doit-elle srsquoeacutetendre et la gloire drsquounbon avocat consiste agrave gagner de mauvais pro-cegraves
― Ma foi dit Bongrand je nrsquooseraisprendre sur moi drsquoaffirmer que les magis-trats nrsquoeacutetendraient pas le sens de la loi danslrsquointention drsquoeacutetendre la protection accordeacutee aumariage base eacuteternelle des socieacuteteacutes
Sans se prononcer sur ses intentions levieillard rejeta le fideacuteicommis Mais quant agrave lavoie drsquoun mariage que Bongrand lui proposade prendre pour assurer sa fortune agrave Ursule
― Pauvre petite srsquoeacutecria le docteur Je suis ca-pable de vivre encore quinze ans que devien-drait-elle
― Eh bien que comptez-vous donc faire dit Bongrand
― Nous y penserons je verrai reacutepondit levieux docteur eacutevidemment embarrasseacute de reacute-pondre
En ce moment Ursule vint annoncer auxdeux amis que Dionis demandait agrave parler audocteur
― Deacutejagrave Dionis srsquoeacutecria Minoret en regardantle juge de paix ― Oui reacutepondit-il agrave Ursuleqursquoil entre
― Je gagerais mes lunettes contre une allu-mette qursquoil est le paravent de vos heacuteritiers ilsont deacutejeuneacute tous agrave la Poste avec Dionis il srsquoy estmachineacute quelque chose
Le notaire ameneacute par Ursule arriva jusqursquoaufond du jardin Apregraves les salutations etquelques phrases insignifiantes Dionis obtint
un moment drsquoaudience particuliegravere Ursule etBongrand se retiregraverent au salon
― Nous y penserons Je verrai se disaiten lui-mecircme Bongrand en reacutepeacutetant les der-niegraveres paroles du docteur Voilagrave le mot des gensdrsquoesprit la mort les surprend et ils laissentdans lrsquoembarras les ecirctres qui leur sont chers
La deacutefiance que les hommes drsquoeacutelite inspirentaux gens drsquoaffaires est remarquable ils ne leuraccordent pas le moins en leur reconnaissant leplus Mais peut-ecirctre cette deacutefiance est-elle uneacuteloge En leur voyant habiter le sommet deschoses humaines les gens drsquoaffaires ne croientpas les hommes supeacuterieurs capables de des-cendre aux infiniment petits des deacutetails quide mecircme que les inteacuterecircts en finance et les mi-croscopiques en science naturelle finissent pareacutegaler les capitaux et par former des mondesErreur lrsquohomme de cœur et lrsquohomme de geacutenievoient tout Bongrand piqueacute du silence que ledocteur avait gardeacute mais mucirc [mu] sans doute
par lrsquointeacuterecirct drsquoUrsule et le croyant compromisreacutesolut de la deacutefendre contre les heacuteritiers Ileacutetait deacutesespeacutereacute de ne rien savoir de cet entretiendu vieillard avec Dionis
― Quelque pure que soit Ursule pensa-t-ilen lrsquoexaminant il est un point sur lequel lesjeunes filles ont coutume de faire agrave elles seulesla jurisprudence et la morale Essayons ― LesMinoret-Levrault dit-il agrave Ursule en raffermis-sant ses lunettes sont capables de vous deman-der en mariage pour leur fils
La pauvre petite pacirclit elle eacutetait trop bien eacutele-veacutee elle avait une trop sainte deacutelicatesse pouraller eacutecouter ce qui se disait entre Dionis et sononcle mais apregraves une petite deacutelibeacuteration in-time elle crut pouvoir se montrer en pensantque si elle eacutetait de trop son parrain le lui feraitsentir Le pavillon chinois ougrave se trouvait le cabi-net du docteur avait les persiennes de sa porte-fenecirctre ouvertes Ursule inventa drsquoaller tout yfermer elle-mecircme Elle srsquoexcusa de laisser seul
au salon le juge de paix qui lui dit en souriant ― Faites faites
Ursule arriva sur les marches du perron parougrave lrsquoon descendait du pavillon chinois au jar-din et y resta pendant quelques minutes ma-nœuvrant les persiennes avec lenteur et regar-dant le coucher du soleil Elle entendit alorscette reacuteponse faite par le docteur qui venait versle pavillon chinois
― Mes heacuteritiers seraient enchanteacutes de mevoir des biens-fonds des hypothegraveques ilssrsquoimaginent que ma fortune serait beaucoupplus en sucircreteacute je devine tout ce qursquoils se disentet peut-ecirctre venez-vous de leur part Appre-nez mon cher monsieur que mes dispositionssont irreacutevocables Mes heacuteritiers auront le capi-tal de la fortune que jrsquoai apporteacutee ici qursquoils setiennent pour avertis et me laissent tranquilleSi lrsquoun drsquoeux deacuterangeait quelque chose agrave ce queje crois devoir faire pour cet enfant (il deacutesignasa filleule) je reviendrais de lrsquoautre monde pour
les tourmenter Ainsi monsieur Savinien dePortenduegravere peut bien rester en prison si lrsquooncompte sur moi pour lrsquoen tirer ajouta le doc-teur Je ne vendrai point mes rentes
En entendant ce dernier fragment de phraseUrsule eacuteprouva la premiegravere et la seule douleurqui lrsquoeucirct atteinte elle appuya son front agrave la per-sienne en srsquoy attachant pour se soutenir
― Mon Dieu qursquoa-t-elle srsquoeacutecria le vieuxmeacutedecin elle est sans couleur Une pareilleeacutemotion apregraves dicircner peut la tuer Il eacutetendit lebras pour prendre Ursule qui tombait presqueeacutevanouie ― Adieu monsieur laissez-moi dit-il au notaire
Il transporta sa filleule sur une immense ber-gegravere du temps de Louis XV qui se trouvait dansson cabinet saisit un flacon drsquoeacutether au milieude sa pharmacie et le lui fit respirer
― Remplacez-moi mon ami dit-il agrave Bon-grand effrayeacute je veux rester seul avec elle
Le juge de paix reconduisit le notaire jusqursquoagravela grille en lui demandant sans y mettre aucunempressement ― Qursquoest-il donc arriveacute agrave Ur-sule
― Je ne sais pas reacutepondit monsieur DionisElle eacutetait sur les marches agrave nous eacutecouter etquand son oncle mrsquoa refuseacute de precircter la sommeneacutecessaire au jeune Portenduegravere qui est en pri-son pour dettes car il nrsquoa pas eu comme mon-sieur du Rouvre un monsieur Bongrand pourle deacutefendre elle a pacircli chanceleacute Lrsquoaimerait-elle Y aurait-il entre eux
― Agrave quinze ans reacutepliqua Bongrand en in-terrompant Dionis
― Elle est neacutee en feacutevrier 1814 elle aura seizeans dans quatre mois
― Elle nrsquoa jamais vu le voisin reacutepondit lejuge de paix Non crsquoest une crise
― Une crise de cœur reacutepliqua le notaireLe notaire eacutetait assez enchanteacute de cette deacute-
couverte qui devait empecirccher le redoutable
mariage in extremis par lequel le docteur pou-vait frustrer ses heacuteritiers tandis que Bongrandvoyait ses chacircteaux en Espagne deacutemolis depuislong-temps il pensait agrave marier son fils avec Ur-sule
― Si la pauvre enfant aimait ce garccedilon ce se-rait un malheur pour elle madame de Porten-duegravere est bretonne et enticheacutee de noblesse reacute-pondit le juge de paix apregraves une pause
― Heureusement pour lrsquohonneur des Por-tenduegravere reacutepliqua le notaire qui faillit se laisserdeviner
Rendons au brave et honnecircte juge de paix lajustice de dire qursquoen venant de la grille au sa-lon il abandonna non sans douleur pour sonfils lrsquoespeacuterance qursquoil avait caresseacutee de pouvoirun jour nommer Ursule sa fille Il comptaitdonner six mille livres de rentes agrave son fils le jourougrave il serait nommeacute substitut et si le docteureucirct voulu doter Ursule de cent mille francs cesdeux jeunes gens devaient ecirctre la perle des meacute-
nages son Eugegravene eacutetait un loyal et charmantgarccedilon Peut-ecirctre avait-il un peu trop vanteacute cetEugegravene et la deacutefiance du vieux Minoret ve-nait-elle de lagrave
― Je me rabattrai sur la fille du maire pen-sa Bongrand Mais Ursule sans dot vaut mieuxque mademoiselle Levrault-Creacutemiegravere avec sonmillion Maintenant il faut manœuvrer pourfaire eacutepouser agrave Ursule ce petit Portenduegravere sitoutefois elle lrsquoaime
Apregraves avoir fermeacute la porte du cocircteacute de la bi-bliothegraveque et celle du jardin le docteur avaitameneacute sa pupille agrave la fenecirctre qui donnait sur lebord de lrsquoeau
― Qursquoas-tu cruelle enfant lui dit-il Tavie est ma vie Sans ton sourire que devien-drais-je
― Savinien en prison reacutepondit-elleApregraves ces mots un torrent de larmes sortit
de ses yeux et les sanglots vinrent
― Elle est sauveacutee pensa le vieillard qui lui tacirc-tait le pouls avec une anxieacuteteacute de pegravere Heacutelas ellea toute la sensibiliteacute de ma pauvre femme sedit-il en allant prendre un steacutethoscope qursquoil mitsur le cœur drsquoUrsule en y appliquant son oreilleAllons tout va bien se dit-il ― Je ne savaispas mon cœur que tu lrsquoaimasses autant deacutejagravereprit-il en la regardant Mais pense avec moicomme avec toi-mecircme et raconte-moi tout cequi srsquoest passeacute entre vous deux
― Je ne lrsquoaime pas mon parrain nous nenous sommes jamais rien dit reacutepondit-elleen sanglotant Mais apprendre que ce pauvrejeune homme est en prison et savoir que vousrefusez durement de lrsquoen tirer vous si bon
― Ursule mon bon petit ange si tu nelrsquoaimes pas pourquoi fais-tu devant le jour desaint Savinien un point rouge comme devantle jour de saint Denis Allons raconte-moi lesmoindres eacuteveacutenements de cette affaire de cœur
Ursule rougit retint quelques larmes et il sefit entre elle et son oncle un moment de silence
― As-tu peur de ton pegravere de ton ami de tamegravere de ton meacutedecin de ton parrain dont lecœur a eacuteteacute depuis quelques jours rendu plustendre encore qursquoil ne lrsquoeacutetait
― Eh bien cher parrain reprit-elle je vaisvous ouvrir mon acircme Au mois de mai mon-sieur Savinien est venu voir sa megravere Jusqursquoagrave cevoyage je nrsquoavais jamais fait la moindre atten-tion agrave lui Quand il est parti pour demeurer agraveParis jrsquoeacutetais une enfant et ne voyais je vous lejure aucune diffeacuterence entre un jeune hommeet vous autres si ce nrsquoest que je vous aimaissans imaginer jamais pouvoir aimer mieux quique ce soit Monsieur Savinien est arriveacute parla malle la veille du jour de la fecircte de sa megraveresans que nous le sussions Agrave sept heures du ma-tin apregraves avoir dit mes priegraveres en ouvrant lafenecirctre pour donner de lrsquoair agrave ma chambre jevois les fenecirctres de la chambre de monsieur Sa-
vinien ouvertes et monsieur Savinien en robede chambre occupeacute agrave se faire la barbe et met-tant agrave ses mouvements une gracircce enfin je lrsquoaitrouveacute gentil Il a peigneacute ses moustaches noiressa virgule sous le menton et jrsquoai vu son coublanc rond Faut-il vous dire tout je mesuis aperccedilue que ce cou si frais ce visage et cesbeaux cheveux noirs eacutetaient bien diffeacuterents desvocirctres quand je vous regardais vous faisant labarbe Il mrsquoa monteacute je ne sais drsquoougrave comme unevapeur par vagues au cœur dans le gosier agrave latecircte et si violemment que je me suis assise Jene pouvais me tenir debout je tremblais Maisjrsquoavais tant envie de le revoir que je me suismise sur la pointe des pieds il mrsquoa vue alors etmrsquoa pour plaisanter envoyeacute du bout des doigtsun baiser et
― Et ― Et reprit-elle je me suis cacheacutee aussi
honteuse qursquoheureuse sans mrsquoexpliquer pour-quoi jrsquoavais honte de ce bonheur Ce mouve-
ment qui mrsquoeacuteblouissait lrsquoacircme en y amenant jene sais quelle puissance srsquoest renouveleacute toutesles fois qursquoen moi-mecircme je revoyais cette jeunefigure Enfin je me plaisais agrave retrouver cetteeacutemotion quelque violente qursquoelle fucirct En allantagrave la messe une force invincible mrsquoa pousseacuteeagrave regarder monsieur Savinien donnant le brasagrave sa megravere sa deacutemarche ses vecirctements toutjusqursquoau bruit de ses bottes sur le paveacute me pa-raissait joli La moindre chose de lui sa mainsi finement ganteacutee exerccedilait sur moi commeun charme Cependant jrsquoai eu la force de nepas penser agrave lui pendant la messe Agrave la sor-tie je suis resteacutee dans lrsquoeacuteglise de maniegravere agravelaisser partir madame de Portenduegravere la pre-miegravere et agrave marcher ainsi apregraves lui Je ne sau-rais vous exprimer combien ces petits arran-gements mrsquointeacuteressaient En rentrant quand jeme suis retourneacutee pour fermer la grille
― Et la Bougival dit le docteur
― Oh je lrsquoavais laisseacutee aller agrave sa cuisine ditnaiumlvement Ursule Jrsquoai donc pu voir naturelle-ment monsieur Savinien planteacute sur ses jambeset me contemplant Oh parrain je me suis sen-tie si fiegravere en croyant remarquer dans ses yeuxune sorte de surprise et drsquoadmiration que jene sais pas ce que jrsquoaurais fait pour lui fournirlrsquooccasion de me regarder Il mrsquoa sembleacute que jene devais plus deacutesormais mrsquooccuper que de luiplaire Son regard est maintenant la plus doucereacutecompense de mes bonnes actions Depuis cemoment je songe agrave lui sans cesse et malgreacute moiMonsieur Savinien est reparti le soir je ne lrsquoaiplus revu la rue des Bourgeois mrsquoa paru videet il a comme emporteacute mon cœur avec lui sansle savoir
― Voilagrave tout dit le docteur― Tout mon parrain dit-elle avec un soupir
ougrave le regret de ne pas avoir agrave en dire davantageeacutetait eacutetouffeacute sous la douleur du moment
― Ma chegravere petite dit le docteur en asseyantUrsule sur ses genoux tu vas attraper tes seizeans bientocirct et ta vie de femme va commen-cer Tu es entre ton enfance beacutenie qui cesseet les agitations de lrsquoamour qui te feront uneexistence orageuse car tu as le systegraveme ner-veux drsquoune exquise sensibiliteacute Ce qui trsquoarrivecrsquoest lrsquoamour ma fille dit le vieillard avec uneexpression de profonde tristesse crsquoest lrsquoamourdans sa sainte naiumlveteacute lrsquoamour comme il doitecirctre involontaire rapide venu comme un vo-leur qui prend tout oui tout Et je mrsquoy at-tendais Jrsquoai bien observeacute les femmes et saisque si chez la plupart lrsquoamour ne srsquoemparedrsquoelles qursquoapregraves bien des teacutemoignages des mi-racles drsquoaffection si celles-lagrave ne rompent leursilence et ne cegravedent que vaincues il en estdrsquoautres qui sous lrsquoempire drsquoune sympathieexplicable aujourdrsquohui par les fluides magneacute-tiques sont envahies en un instant Je puis tele dire aujourdrsquohui aussitocirct que jrsquoai vu la char-
mante femme qui portait ton nom jrsquoai sen-ti que je lrsquoaimerais uniquement et fidegravelementsans savoir si nos caractegraveres si nos personnesse conviendraient Y a-t-il en amour une se-conde vue Quelle reacuteponse faire apregraves avoirvu tant drsquounions ceacuteleacutebreacutees sous les auspicesdrsquoun si ceacuteleste contrat plus tard briseacutees engen-drant des haines presque eacuteternelles des reacutepul-sions absolues Les sens peuvent pour ainsidire srsquoappreacutehender et les ideacutees ecirctre en deacutesac-cord et peut-ecirctre certaines personnes vivent-elles plus par les ideacutees que par le corps Aucontraire souvent les caractegraveres srsquoaccordent etles personnes se deacuteplaisent Ces deux pheacuteno-megravenes si diffeacuterents qui rendraient raison debien des malheurs deacutemontrent la sagesse deslois qui laissent aux parents la haute main surle mariage de leurs enfants car une jeune filleest souvent la dupe de lrsquoune de ces deux hal-lucinations Aussi ne te blacircmeacute-je pas Les sen-sations que tu eacuteprouves ce mouvement de ta
sensibiliteacute qui se preacutecipite de son centre en-core inconnu sur ton cœur et sur ton intelli-gence ce bonheur avec lequel tu penses agrave Sa-vinien tout est naturel Mais mon enfant ado-reacute comme te lrsquoa dit notre bon abbeacute Chaperonla Socieacuteteacute demande le sacrifice de beaucoup depenchants naturels Autres sont les destineacutees delrsquohomme autres sont celles de la femme Jrsquoaipu choisir Ursule Miroueumlt pour femme et ve-nir agrave elle en lui disant combien je lrsquoaimais tan-dis qursquoune jeune fille ment agrave ses vertus en solli-citant lrsquoamour de celui qursquoelle aime la femmenrsquoa pas comme nous la faculteacute de poursuivreau grand jour lrsquoaccomplissement de ses vœux[veux] Aussi la pudeur est-elle chez vous etsurtout chez toi la barriegravere infranchissable quigarde les secrets de votre cœur Ton heacutesitationagrave me confier tes premiegraveres eacutemotions mrsquoa dit as-sez que tu souffrirais les plus cruelles torturesplutocirct que drsquoavouer agrave Savinien
― Oh oui dit-elle
― Mais mon enfant tu dois faire plus tudois reacuteprimer les mouvements de ton cœur lesoublier
― Pourquoi ― Parce que mon petit ange tu ne dois
aimer que lrsquohomme qui sera ton mari etquand mecircme monsieur Savinien de Porten-duegravere trsquoaimerait
― Je nrsquoy ai pas encore penseacute― Eacutecoute-moi Quand mecircme il trsquoaimerait
quand sa megravere me demanderait ta main pourlui je ne consentirais agrave ce mariage qursquoapregravesavoir soumis Savinien agrave un long et mucircr exa-men Sa conduite vient de le rendre suspect agravetoutes les familles et de mettre entre les heacuteri-tiegraveres et lui des barriegraveres qui tomberont diffici-lement
Un sourire drsquoange seacutecha les pleurs drsquoUrsulequi dit ― Agrave quelque chose malheur est bon Le docteur fut sans reacuteponse agrave cette naiumlveteacute― Qursquoa-t-il fait mon parrain reprit-elle
― En deux ans mon petit ange il a fait agrave Pa-ris pour cent vingt mille francs de dettes Il aeu la sottise de se laisser coffrer agrave Sainte-Peacute-lagie maladresse qui deacuteconsidegravere agrave jamais unjeune homme par le temps qui court Un dis-sipateur capable de plonger une pauvre megraveredans la douleur et la misegravere fait comme tonpauvre pegravere mourir sa femme de deacutesespoir
― Croyez-vous qursquoil puisse se corriger de-manda-t-elle
― Si sa megravere paye pour lui il se sera mis surla paille et je ne sais pas de pire correction pourun noble que drsquoecirctre sans fortune
Cette reacuteponse rendit Ursule pensive elle es-saya ses larmes et dit agrave son parrain ― Si vouspouvez le sauver sauvez-le mon parrain ceservice vous donnera le droit de le conseiller vous lui ferez des remontrances
― Et dit le docteur en imitant le parlerdrsquoUrsule il pourra venir ici la vieille dame yviendra nous les verrons et
― Je ne songe en ce moment qursquoagrave lui-mecircmereacutepondit Ursule en rougissant
― Ne pense plus agrave lui ma pauvre enfant crsquoest une folie dit gravement le docteur Ja-mais madame de Portenduegravere une Kergaroueumltnrsquoeucirct-elle que trois cents livres par an pourvivre ne consentirait au mariage du vicomteSavinien de Portenduegravere petit-neveu du feucomte de Portenduegravere lieutenant-geacuteneacuteral desarmeacutees navales du roi et fils du vicomte dePortenduegravere capitaine de vaisseau avec qui avec Ursule Miroueumlt fille drsquoun musicien de reacute-giment sans fortune et dont le pegravere heacutelas voi-ci le moment de te le dire eacutetait le bacirctard drsquounorganiste de mon beau-pegravere
― Ocirc mon parrain vous avez raison nous nesommes eacutegaux que devant Dieu Je ne songe-rai plus agrave lui que dans mes priegraveres dit-elle aumilieu des sanglots que cette reacuteveacutelation excitaDonnez-lui tout ce que vous me destinez De
quoi peut avoir besoin une pauvre fille commemoi En prison lui
― Offre agrave Dieu toutes tes mortifications etpeut-ecirctre nous viendra-t-il en aide
Le silence reacutegna pendant quelques instantsQuand Ursule qui nrsquoosait regarder son parrainleva les yeux sur lui son cœur fut profondeacute-ment remueacute lorsqursquoelle vit des larmes roulantsur ses joues fleacutetries Les pleurs des vieillardssont aussi terribles que ceux des enfants sontnaturels
― Qursquoavez-vous mon Dieu dit-elle en sejetant agrave ses pieds et lui baisant les mains Nrsquoecirctes-vous pas sucircr de moi
― Moi qui voudrais satisfaire agrave tous tesvœux je suis obligeacute de te causer la premiegraveregrande douleur de ta vie Je souffre autant quetoi Je nrsquoai pleureacute qursquoagrave la mort de mes enfantset agrave celle drsquoUrsule Tiens je ferai tout ce que tuvoudras srsquoeacutecria-t-il
Agrave travers ses larmes Ursule jeta sur son par-rain un regard qui fut comme un eacuteclair Ellesourit
― Allons au salon et sache te garder le secretagrave toi-mecircme sur tout ceci ma petite dit le doc-teur eu laissant sa filleule dans son cabinet
Ce pegravere se sentit si faible contre ce divin sou-rire qursquoil allait dire un mot drsquoespeacuterance et trom-per ainsi sa filleule
En ce moment madame de Portenduegravereseule avec le cureacute dans sa froide petite salle aurez-de-chausseacutee avait fini de confier ses dou-leurs agrave ce bon precirctre son seul ami Elle tenait agravela main des lettres que lrsquoabbeacute Chaperon venaitde lui rendre apregraves les avoir lues et qui avaientmis ses misegraveres au comble Assise dans sa ber-gegravere drsquoun cocircteacute de la table carreacutee ougrave se voyaientles restes du dessert la vieille dame regardait lecureacute qui de lrsquoautre cocircteacute ramasseacute dans son fau-teuil se caressait le menton par ce geste com-mun aux valets de theacuteacirctre aux matheacutematiciens
aux precirctres et qui trahit quelque meacuteditationsur un problegraveme difficile agrave reacutesoudre
Cette petite salle eacuteclaireacutee par deux fenecirctressur la rue et garnie de boiseries peintes en griseacutetait si humide que les panneaux du bas of-fraient aux regards les fendillements geacuteomeacute-triques du bois pourri quand il nrsquoest plus main-tenu que par la peinture Le carreau rouge etfrotteacute par lrsquounique servante de la vieille dameexigeait devant chaque siegravege de petits rondsen sparteries sur lrsquoun desquels lrsquoabbeacute tenait sespieds Les rideaux de vieux damas vert-clairagrave fleurs vertes eacutetaient tireacutes et les persiennesavaient eacuteteacute fermeacutees Deux bougies eacuteclairaientla table tout en laissant la chambre dans leclair-obscur Est-il besoin de dire qursquoentre lesdeux fenecirctres un beau pastel de Latour mon-trait le fameux amiral de Portenduegravere le rivaldes Suffren des Kergaroueumlt des Guichen et desSimeuse Sur la boiserie en face de la chemi-neacutee on apercevait le vicomte de Portenduegravere
et la megravere de la vieille dame une Kergaroueumlt-Ploeumlgat Savinien avait donc pour grand-onclele vice-amiral de Kergaroueumlt et pour cousinle comte de Portenduegravere petit-fils de lrsquoamirallrsquoun et lrsquoautre fort riches Le vice-amiral deKergaroueumlt habitait Paris et le comte de Por-tenduegravere le chacircteau de ce nom dans le Dauphi-neacute Son cousin le comte repreacutesentait la brancheaicircneacutee et Savinien eacutetait le seul rejeton du cadetde Portenduegravere Le comte acircgeacute de plus de qua-rante ans marieacute agrave une femme riche avait troisenfants Sa fortune accrue de plusieurs heacuteri-tages se montait dit-on agrave soixante mille livresde rentes Deacuteputeacute de lrsquoIsegravere il passait ses hi-vers agrave Paris ougrave il avait racheteacute lrsquohocirctel de Por-tenduegravere avec les indemniteacutes que lui valait laloi Villegravele Le vice-amiral de Kergaroueumlt avaitreacutecemment eacutepouseacute sa niegravece mademoiselle deFontaine uniquement pour lui assurer sa for-tune Les fautes du vicomte devaient donc luifaire perdre deux puissantes protections Jeune
et joli garccedilon si Savinien fucirct entreacute dans la ma-rine avec son nom et appuyeacute par un amiralpar un deacuteputeacute peut-ecirctre agrave vingt-trois ans eucirct-il eacuteteacute deacutejagrave lieutenant de vaisseau mais sa megravereopposeacutee agrave ce que son fils unique se destinacirct agravelrsquoeacutetat militaire lrsquoavait fait eacutelever agrave Nemours parun vicaire de lrsquoabbeacute Chaperon et srsquoeacutetait flat-teacutee de pouvoir conserver jusqursquoagrave sa mort sonfils pregraves drsquoelle Elle voulait sagement le ma-rier avec une demoiselle drsquoAiglemont riche dedouze mille livres de rentes agrave la main de la-quelle le nom de Portenduegravere et la ferme desBordiegraveres permettaient de preacutetendre Ce planrestreint mais sage et qui pouvait relever la fa-mille agrave la seconde geacuteneacuteration eucirct eacuteteacute deacutejoueacute parles eacuteveacutenements Les drsquoAiglemont eacutetaient alorsruineacutes et une de leurs filles lrsquoaicircneacutee Heacutelegraveneavait disparu sans que la famille expliquacirct cemystegravere Lrsquoennui drsquoune vie sans air sans issueet sans action sans autre aliment que lrsquoamourdes fils pour leurs megraveres fatigua tellement Sa-
vinien qursquoil rompit ses chaicircnes quelque doucesqursquoelles fussent et jura de ne jamais vivre enprovince en comprenant un peu tard que sonavenir nrsquoeacutetait pas rue des Bourgeois Agrave vingt-un ans il avait donc quitteacute sa megravere pour se fairereconnaicirctre de ses parents et tenter la fortuneagrave Paris Ce devait ecirctre un funeste contraste quecelui de la vie de Nemours et de la vie de Parispour un jeune homme de vingt-un ans libresans contradicteur neacutecessairement affameacute deplaisirs et agrave qui le nom de Portenduegravere et saparenteacute si riche ouvraient les salons Certainque sa megravere gardait les eacuteconomies de vingt an-neacutees amasseacutees dans quelque cachette Savinieneut bientocirct deacutepenseacute les six mille francs qursquoellelui donna pour voir Paris Cette somme ne deacute-fraya pas ses six premiers mois et il dut alorsle double de cette somme agrave son hocirctel agrave sontailleur agrave son bottier agrave son loueur de voitures etde chevaux agrave un bijoutier agrave tous les marchandsqui concourent au luxe des jeunes gens Agrave peine
avait-il reacuteussi agrave se faire connaicirctre agrave peine sa-vait-il parler se preacutesenter porter ses gilets etles choisir commander ses habits et mettre sacravate qursquoil se trouvait agrave la tecircte de trente millefrancs de dettes et nrsquoen eacutetait encore qursquoagrave cher-cher une tournure deacutelicate pour deacuteclarer sonamour agrave la sœur du marquis de Ronquerollesmadame de Seacuterizy femme eacuteleacutegante mais dontla jeunesse avait brilleacute sous lrsquoEmpire
― Comment vous en ecirctes-vous tireacutes vousautres dit un jour agrave la fin drsquoun deacutejeuner Savi-nien agrave quelques eacuteleacutegants avec lesquels il srsquoeacutetaitlieacute comme se lient aujourdrsquohui des jeunes gensdont les preacutetentions en toute chose visent aumecircme but et qui reacuteclament une impossible eacutega-liteacute Vous nrsquoeacutetiez pas plus riches que moi vousmarchez sans soucis vous vous maintenez etmoi jrsquoai deacutejagrave des dettes
― Nous avons tous commenceacute par lagrave luidirent en riant Rastignac Lucien de Rubempreacute
Maxime de Trailles Eacutemile Blondet les dandiesdrsquoalors
― Si de Marsay srsquoest trouveacute riche au deacutebutde la vie crsquoest un hasard dit lrsquoamphitryon unparvenu nommeacute Finot qui tentait de frayer avecces jeunes gens Et srsquoil nrsquoeucirct pas eacuteteacute lui-mecircmeajouta-t-il en le saluant sa fortune pouvait leruiner
― Le mot y est dit Maxime de Trailles― Et lrsquoideacutee aussi reacutepliqua Rastignac― Mon cher dit gravement de Marsay agrave
Savinien les dettes sont la commandite delrsquoexpeacuterience Une bonne eacuteducation universi-taire avec maicirctres drsquoagreacutements et de deacutesagreacute-ments qui ne vous apprend rien coucircte soixantemille francs Si lrsquoeacuteducation par le monde coucirctele double elle vous apprend la vie les af-faires la politique les hommes et quelquefoisles femmes
Blondet acheva cette leccedilon par cette traduc-tion drsquoun vers de La Fontaine
Le monde vend tregraves-cher ce qursquoon penseqursquoil donne
Au lieu de reacutefleacutechir agrave ce que les plus habilespilotes de lrsquoarchipel parisien lui disaient de sen-seacute Savinien nrsquoy vit que des plaisanteries
― Prenez garde mon cher lui dit de Marsayvous avez un beau nom et si vous nrsquoacqueacuterezpas la fortune qursquoexige votre nom vous pour-rez aller finir vos jours sous un habit de mareacute-chal des logis [des-logis] dans un reacutegiment decavalerie
Nous avons vu tomber de plus illustres tecirctes
ajouta-t-il en deacuteclamant ce vers de Corneille etprenant le bras de Savinien ― Il nous est venureprit-il voici bientocirct six ans un jeune comtedrsquoEsgrignon qui nrsquoa pas veacutecu plus de deux ansdans le paradis du grand monde Heacutelas il a veacute-
cu ce que vivent les fuseacutees Il srsquoest eacuteleveacute jusqursquoagravela duchesse de Maufrigneuse et il est retombeacutedans sa ville natale ougrave il expie ses fautes entreun vieux pegravere agrave catarrhes et une partie de whistagrave deux sous la fiche Dites votre situation agrave ma-dame de Seacuterizy tout naiumlvement sans honte ellevous sera tregraves-utile tandis que si vous jouezavec elle la charade du premier amour elle seposera en madone de Raphaeumll jouera aux jeuxinnocents et vous fera voyager agrave grands fraisdans le pays de Tendre
Savinien trop jeune encore tout au pur hon-neur du gentilhomme nrsquoosa pas avouer sa po-sition de fortune agrave madame de Seacuterizy Madamede Portenduegravere dans un moment ougrave son fils nesavait ougrave donner de la tecircte envoya vingt millefrancs tout ce qursquoelle posseacutedait sur une lettreougrave Savinien instruit par ses amis dans la balis-tique des ruses dirigeacutees par les enfants contreles coffres-forts paternels parlait de billets agravepayer et du deacuteshonneur de laisser protester sa
signature Il atteignit avec ce secours agrave la finde la premiegravere anneacutee Pendant la seconde at-tacheacute au char de madame de Seacuterizy seacuterieuse-ment eacuteprise de lui et qui drsquoailleurs le formaitil usa de la dangereuse ressource des usuriersUn deacuteputeacute de ses amis un ami de son cousin dePortenduegravere Des Lupeaulx lrsquoadressa dans unjour de deacutetresse agrave Gobseck agrave Gigonnet et agrave Pal-ma qui bien et ducircment informeacutes de la valeurdes biens de sa megravere lui rendirent lrsquoescomptedoux et facile Lrsquousure et le trompeur secoursdes renouvellements lui firent mener une vieheureuse pendant environ dix-huit mois Sansoser quitter madame de Seacuterizy le pauvre en-fant devint amoureux fou de la belle comtessede Kergaroueumlt prude comme toutes les jeunespersonnes qui attendent la mort drsquoun vieux ma-ri et qui font lrsquohabile report de leur vertu surun second mariage Incapable de comprendreqursquoune vertu raisonneacutee est invincible Savinienfaisait la cour agrave Eacutemilie de Kergaroueumlt en grande
tenue drsquohomme riche il ne manquait ni un balni un spectacle ougrave elle devait se trouver
― Mon petit tu nrsquoas pas assez de poudrepour faire sauter ce rocher lagrave lui dit un soir enriant de Marsay
Ce jeune roi de la fashion parisienne eutbeau par commiseacuteration expliquer Eacutemilie deFontaine agrave cet enfant il fallut les sombres clar-teacutes du malheur et les teacutenegravebres de la prison poureacuteclairer Savinien Une lettre de change im-prudemment souscrite agrave un bijoutier drsquoaccordavec les usuriers qui ne voulaient pas avoirlrsquoodieux de lrsquoarrestation fit eacutecrouer pour centdix-sept mille francs Savinien de Portenduegravereagrave Sainte-Peacutelagie agrave lrsquoinsu de ses amis Aussitocirctque cette nouvelle fut sue par Rastignac par deMarsay et par Lucien de Rubempreacute tous troisvinrent voir Savinien et lui offrirent chacunun billet de mille francs en le trouvant deacutenueacutede tout Le valet de chambre acheteacute par deuxcreacuteanciers avait indiqueacute lrsquoappartement secret
ougrave Savinien logeait et tout y avait eacuteteacute saisimoins les habits et le peu de bijoux qursquoil por-tait Les trois jeunes gens munis drsquoun excellentdicircner et tout en buvant le vin de Xeacuteregraves appor-teacute par de Marsay srsquoinformegraverent de la situationde Savinien en apparence afin drsquoorganiser sonavenir mais sans doute pour le juger
― Quand on srsquoappelle Savinien de Porten-duegravere srsquoeacutetait eacutecrieacute Rastignac quand on apour cousin un futur pair de France et pourgrand-oncle lrsquoamiral Kergaroueumlt si lrsquoon com-met lrsquoeacutenorme faute de se laisser mettre agrave Sainte-Peacutelagie il ne faut pas y rester mon cher
― Pourquoi ne mrsquoavoir rien dit srsquoeacutecria deMarsay Vous aviez agrave vos ordres ma voiturede voyage dix mille francs et des lettres pourlrsquoAllemagne Nous connaissons Gobseck Gi-gonnet et autres crocodiles nous les aurionsfait capituler Et drsquoabord quel acircne vous a me-neacute boire agrave cette source mortelle demanda deMarsay
― Des LupeaulxLes trois jeunes gens se regardegraverent en
se communiquant ainsi la mecircme penseacutee unsoupccedilon mais sans lrsquoexprimer
― Expliquez-moi vos ressources mon-trez-moi votre jeu demanda de Marsay
Lorsque Savinien eut deacutepeint sa megravere et sesbonnets agrave coques sa petite maison agrave trois croi-seacutees dans la rue des Bourgeois sans autre jardinqursquoune cour agrave puits et agrave hangar pour serrer lebois qursquoil leur eut chiffreacute la valeur de cette mai-son bacirctie en gregraves creacutepie en mortier rougeacirctreet priseacute la ferme des Bordiegraveres les trois dandiesse regardegraverent et dirent drsquoun air profond le motde lrsquoabbeacute dans les Marrons du feu drsquoAlfred deMusset dont les Contes drsquoEspagne venaient deparaicirctre ― Triste
― Votre megravere payera sur une lettre habile-ment eacutecrite dit Rastignac
― Oui mais apregraves srsquoeacutecria de Marsay
― Si vous nrsquoaviez eacuteteacute que mis dans le fiacredit Lucien le gouvernement du roi vous met-trait dans la diplomatie mais Sainte-Peacutelagienrsquoest pas lrsquoantichambre drsquoune ambassade
― Vous nrsquoecirctes pas assez fort pour la vie deParis dit Rastignac
― Voyons reprit de Marsay qui toisa Savi-nien comme un maquignon estime un chevalVous avez de beaux yeux bleus bien fendusvous avez un front blanc bien dessineacute des che-veux noirs magnifiques de petites moustachesqui font bien sur votre joue pacircle et une taillesvelte vous avez un pied qui annonce de larace des eacutepaules et une poitrine pas trop com-missionnaires et cependant solides Vous ecirctesce que jrsquoappelle un brun eacuteleacutegant Votre figureest dans le genre de celle de Louis XIII peude couleurs le nez drsquoune jolie forme et vousavez de plus ce qui plaicirct aux femmes un je nesais quoi dont ne se rendent pas compte leshommes eux-mecircmes et qui tient agrave lrsquoair agrave la deacute-
marche au son de voix au lancer du regardau geste agrave une foule de petites choses que lesfemmes voient et auxquelles elles attachent uncertain sens qui nous eacutechappe Vous ne vousconnaissez pas mon cher Avec un peu de te-nue en six mois vous enchanteriez une An-glaise de cent mille livres en prenant surtoutle titre de vicomte de Portenduegravere auquel vousavez droit Ma charmante belle-megravere lady Dud-ley qui nrsquoa pas sa pareille pour embrocher deuxcœurs vous la deacutecouvrirait dans quelques-uns des terrains drsquoalluvion de la Grande-Bre-tagne Mais il faudrait pouvoir et savoir re-porter vos dettes agrave quatre-vingt-dix jours parune habile manœuvre de haute banque Pour-quoi ne mrsquoavoir rien dit Agrave Bade les usuriersvous auraient respecteacute servi peut-ecirctre maisapregraves vous avoir mis en prison ils vous meacute-prisent Lrsquousurier est comme la Socieacuteteacute commele Peuple agrave genoux devant lrsquohomme assez fortpour se jouer de lui et sans pitieacute pour les
agneaux Aux yeux drsquoun certain monde Sainte-Peacutelagie est une diablesse qui roussit furieuse-ment lrsquoacircme des jeunes gens Voulez-vous monavis mon cher enfant je vous dirai comme aupetit drsquoEsgrignon Payez vos dettes avec me-sure en gardant de quoi vivre pendant troisans et mariez-vous en province avec la pre-miegravere fille qui aura trente mille livres de rentesEn trois ans vous aurez trouveacute quelque sageheacuteritiegravere qui voudra se nommer madame dePortenduegravere Voilagrave la sagesse Buvons donc Jevous porte ce toast ― Agrave la fille drsquoargent
Les jeunes gens ne quittegraverent leur ex-amiqursquoagrave lrsquoheure officielle des adieux et sur le pas dela porte ils se dirent ― Il nrsquoest pas fort ― Il estbien abattu ― se relegravevera-t-il
Le lendemain Savinien eacutecrivit agrave sa megravere uneconfession geacuteneacuterale en vingt-deux pages Apregravesavoir pleureacute pendant toute une journeacutee ma-dame de Portenduegravere eacutecrivit drsquoabord agrave son fils
en lui promettant de le tirer de prison puis auxcomtes de Portenduegravere et de Kergaroueumlt
Les lettres que le cureacute venait de lire et que lapauvre megravere tenait agrave la main humides de seslarmes eacutetaient arriveacutees le matin mecircme et luiavaient briseacute le cœur
Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE
Paris septembre 1829
laquo Madameraquo Vous ne pouvez pas douter de lrsquointeacuterecirct que
lrsquoamiral et moi nous prenons agrave vos peines Ceque vous mandez agrave monsieur de Kergaroueumltmrsquoafflige drsquoautant plus que ma maison eacutetaitcelle de votre fils nous eacutetions fiers de lui SiSavinien avait eu plus de confiance en lrsquoamiralnous lrsquoeussions pris avec nous il serait deacutejagrave pla-ceacute convenablement mais il ne nous a rien ditle malheureux enfant Lrsquoamiral ne saurait payer
cent mille francs il est endetteacute lui-mecircme etsrsquoest obeacutereacute pour moi qui ne savais rien de saposition peacutecuniaire Il est drsquoautant plus deacuteses-peacutereacute que Savinien nous a pour le moment lieacuteles mains en se laissant arrecircter Si mon beau ne-veu nrsquoavait pas eu pour moi je ne sais quellesotte passion qui eacutetouffait la voix du parentpar lrsquoorgueil de lrsquoamoureux nous lrsquoeussionsfait voyager en Allemagne pendant que ses af-faires se seraient accommodeacutees ici Monsieurde Kergaroueumlt aurait pu demander une placepour son petit neveu dans les bureaux de la ma-rine mais un emprisonnement pour dettes vasans doute paralyser les deacutemarches de lrsquoamiralPayez les dettes de Savinien qursquoil serve dans lamarine il fera son chemin en vrai Portenduegravereil a leur feu dans ses beaux yeux noirs et nouslrsquoaiderons tous
raquo Ne vous deacutesespeacuterez donc pas madame ilvous reste des amis au nombre desquels je veuxecirctre comprise comme une des plus sincegraveres et
je vous envoie mes veux avec les respects devotre
raquo Tregraves-affectionneacutee servanteraquo Eacutemilie de KERGAROUEumlT raquo
Agrave MADAME DE PORTENDUEgraveRE
Portenduegravere aoucirct 1829
laquo Ma chegravere tante je suis aussi contrarieacuteqursquoaffligeacute des escapades de Savinien Marieacutepegravere de deux fils et drsquoune fille ma fortune deacutejagravesi meacutediocre relativement agrave ma position et agrave mesespeacuterances ne me permet pas de lrsquoamoindrirdrsquoune somme de cent mille francs pour payerla ranccedilon drsquoun Portenduegravere pris par les Lom-bards Vendez votre ferme payez ses dettes etvenez agrave Portenduegravere vous y trouverez lrsquoaccueilque nous vous devons quand mecircme nos cœursne seraient pas entiegraverement agrave vous Vous vivrezheureuse et nous finirons par marier Savinien
que ma femme trouve charmant Cette frasquenrsquoest rien ne vous deacutesolez pas elle ne se sau-ra jamais dans notre province ougrave nous connais-sons plusieurs filles drsquoargent tregraves-riches et quiseront enchanteacutees de nous appartenir
raquo Ma femme se joint agrave moi pour vous diretoute la joie que vous nous ferez et vous priedrsquoagreacuteer ses veux pour la reacutealisation de ce pro-jet et lrsquoassurance de nos respects affectueux
raquo Luc-Savinien comte de POR-TENDUEgraveRE raquo
― Quelles lettres pour une Kergaroueumlt srsquoeacutecria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux
― Lrsquoamiral ne sait pas que son neveu est enprison dit enfin lrsquoabbeacute Chaperon la comtessea seule lu votre lettre et seule a reacutepondu Mais ilfaut prendre un parti reprit-il apregraves une pauseet voici ce que jrsquoai lrsquohonneur de vous conseillerNe vendez pas votre ferme Le bail est agrave fin etvoici vingt-quatre ans qursquoil dure dans quelquesmois vous pourrez porter son fermage agrave six
mille francs et vous faire donner un pot-de-vindrsquoune valeur de deux anneacutees Empruntez agrave unhonnecircte homme et non aux gens de la ville quifont le commerce des hypothegraveques Votre voi-sin est un digne homme un homme de bonnecompagnie qui a vu le beau monde avant la Reacute-volution et qui drsquoatheacutee est devenu catholiqueNrsquoayez point de reacutepugnance agrave le venir voir cesoir il sera tregraves-sensible agrave votre deacutemarche ou-bliez un moment que vous ecirctes Kergaroueumlt
― Jamais dit la vieille megravere drsquoun son de voixstrident
― Enfin soyez une Kergaroueumlt aimable ve-nez quand il sera seul il ne vous precirctera qursquoagravetrois et demi peut-ecirctre agrave trois pour cent et vousrendra service avec deacutelicatesse vous en serezcontente il ira deacutelivrer lui-mecircme Savinien caril sera forceacute de vendre des rentes et vous le ra-megravenera
― Vous parlez donc de ce petit Minoret
― Ce petit a quatre-vingt-trois ans repritlrsquoabbeacute Chaperon en souriant Ma chegravere dameayez un peu de chariteacute chreacutetienne ne le bles-sez pas il peut vous ecirctre utile de plus drsquoune ma-niegravere
― Et comment ― Mais il a un ange aupregraves de lui la plus ceacute-
leste jeune fille― Oui cette petite Ursule Eh bien apregraves Le pauvre cureacute nrsquoosa poursuivre en enten-
dant cet Eh bien apregraves dont la seacutecheresseet lrsquoacircpreteacute tranchaient drsquoavance la propositionqursquoil voulait faire
― Je crois le docteur Minoret puissammentriche
― Tant mieux pour lui― Vous avez deacutejagrave tregraves-indirectement causeacute
les malheurs actuels de votre fils en ne lui don-nant pas de carriegravere prenez garde agrave lrsquoavenir ditseacutevegraverement le cureacute Dois-je annoncer votre vi-site agrave votre voisin
― Mais pourquoi sachant que jrsquoai besoin delui ne viendrait-il pas
― Ah madame en allant chez lui vouspayerez trois pour cent et srsquoil vient chez vousvous payerez cinq dit le cureacute qui trouva cettebelle raison afin de deacutecider la vieille dame Etsi vous eacutetiez forceacutee de vendre votre ferme parDionis le notaire par le greffier Massin quivous refuseraient des fonds en espeacuterant profi-ter de votre deacutesastre vous perdriez la moitieacute dela valeur des Bordiegraveres Je nrsquoai pas la moindreinfluence sur des Dionis des Massin des Le-vrault les gens riches du pays qui convoitentvotre ferme et savent votre fils en prison
― Ils le savent ils le savent srsquoeacutecria-t-elle enlevant les bras Oh mon pauvre cureacute vous avezlaisseacute [laissez] refroidir votre cafeacute Tiennette Tiennette
Tiennette une vieille Bretonne agrave casaquin etagrave bonnet breton acircgeacutee de soixante ans entra les-
tement et prit pour le faire chauffer le cafeacute ducureacute
― Soyez paisible monsieur le recteur dit-elle en voyant que le cureacute voulait boire jele mettrai dans le bain-marie il ne deviendrapoint mauvais
― Eh bien reprit le cureacute de sa voix insi-nuante jrsquoirai preacutevenir monsieur le docteur devotre visite et vous viendrez
La vieille megravere ne ceacuteda qursquoapregraves une heurede discussion pendant laquelle le cureacute fut obli-geacute de reacutepeacuteter dix fois ses arguments Et encorelrsquoaltiegravere Kergaroueumlt ne fut-elle vaincue que parces derniers mots ― Savinien irait
― Il vaut mieux alors que ce soit moi dit-elle
Neuf heures sonnaient quand la petite portemeacutenageacutee dans la grande se fermait sur le cu-reacute qui sonna vivement agrave la grille du docteurLrsquoabbeacute Chaperon tomba de Tiennette en Bou-gival car la vieille nourrice lui dit ― Vous ve-
nez bien tard monsieur le cureacute comme lrsquoautrelui avait dit ― Pourquoi quittez-vous sitocirct ma-dame quand elle a du chagrin
Le cureacute trouva nombreuse compagnie dansle salon vert et brun du docteur car Dionis eacutetaitalleacute rassurer les heacuteritiers en passant chez Mas-sin pour leur reacutepeacuteter les paroles de leur oncle
― Ursule dit-il a je crois un amour aucœur qui ne lui donnera que peine et soucis elle paraicirct romanesque (lrsquoexcessive sensibiliteacutesrsquoappelle ainsi chez les notaires) et nous la ver-rons long-temps fille Ainsi pas de deacutefiance soyez aux petits soins avec elle et soyez les ser-viteurs de votre oncle car il est plus fin que centGoupils ajouta le notaire sans savoir que Gou-pil est la corruption du mot latin vulpes renard
Donc mesdames Massin et Creacutemiegravere leursmaris le maicirctre de poste et Deacutesireacute formaientavec le meacutedecin de Nemours et Bongrand uneassembleacutee inaccoutumeacutee et turbulente chez ledocteur Lrsquoabbeacute Chaperon entendit en entrant