une lecture d’honoré de balzac par le cadre des demeures

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Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des portes : le rôle que jouent les portes dans les demeures privées du Père Goriot et d’Eugénie Grandet by Rachel Green A thesis presented to the University of Waterloo in fulfillment of the thesis requirement for the degree of Master of Arts in French Studies Waterloo, Ontario, Canada, 2019 © Rachel Green 2019

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Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des

portes : le rôle que jouent les portes dans les

demeures privées du Père Goriot et d’Eugénie

Grandet

by

Rachel Green

A thesis

presented to the University of Waterloo

in fulfillment of the

thesis requirement for the degree of

Master of Arts

in

French Studies

Waterloo, Ontario, Canada, 2019

© Rachel Green 2019

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AUTHOR’S DECLARATION

I hereby declare that I am the sole author of this thesis. This is a true copy of the thesis, including

any required final revisions, as accepted by my examiners.

I understand that my thesis may be made electronically available to the public.

Page 3: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

iii

RÉSUMÉ

Cette thèse se consacre à l’étude détaillée du rôle que jouent les portes dans les demeures

privées du Père Goriot (1835) et d’Eugénie Grandet (1833) du romancier français Honoré de

Balzac (1799-1850). Après un examen dans notre premier chapitre de la méthode de création

balzacienne qui emprunte aux théories scientifiques de Georges Cuvier et de Geoffroy Saint-

Hilaire et qui applique les principes des physiognomonistes du XVIIIe siècle, nous analyserons

dans notre deuxième chapitre les portes comme des instruments qui protègent la sphère privée,

espace où l’être intime s’imprime par osmose dans son ameublement. Ce mimétisme entre

l’habitat et l’habitant nous permettra d’établir la valeur précieuse des portes qui s’ouvrent pour

admettre des visiteurs dans ces territoires d’intimité. Les types d’entrées dans la sphère privée –

ils varient selon l’heure, la porte utilisée, celle de devant ou celle de derrière ; le moyen d’y

pénétrer (pensons ici à une visite, à une invitation ou à une arrivée inopinée) – seront examinés

dans notre troisième chapitre. Cette étude nous permettra d’illustrer les rapports entre les

personnages et de penser la porte qui s’ouvre comme un outil qui interrompt la scène et introduit

des événements imprévus dans le déroulement de l’action. Dans notre quatrième chapitre, nous

proposons d’étudier la porte ouverte comme un point d’accès qui permet au visiteur de s’initier

aux secrets domestiques. La découverte des vérités intimes par le visiteur nous mènera à analyser

la porte comme un instrument de pouvoir que l’hôte ferme pour protéger ses secrets contre son

visiteur.

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REMERCIEMENTS

J’adresse tout d’abord mes remerciements à mon directeur de thèse, Professeur Nicolas

Gauthier pour son aide pendant la rédaction de cette thèse. Mes pensées se portent également

vers les membres de mon comité, Professeure Tara Collington et Professeure Catherine Dubeau,

à qui je voudrais exprimer ma plus sincère reconnaissance pour leur participation.

Aux professeurs des séminaires que j’ai suivis, je vous remercie de nos discussions

stimulantes qui m’ont permis d’approfondir et d’élargir le champ de mes connaissances. Je tiens

également à remercier les professeurs du Département d’Études françaises pour leur gentillesse

pendant mes études de maîtrise.

À Sushma et à Rachel, merci de nos discussions précieuses qui étaient autant

personnelles qu’intellectuelles.

À ma famille et à mon meilleur ami, vos mots encourageants étaient la clé d’or de ma

réussite. À vous, à qui je dois tout, je vous exprime ma plus profonde gratitude.

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v

À ma famille et

À mon meilleur ami

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vi

TABLE DES MATIÈRES

Author’s Declaration ………………………………………………………………………...… ii

Résumé ……………………………………………………………………………………….… iii

Remerciements ………………………………………………………………………………… iv

Table des matières ……………………………………………………………………………. vi

Introduction …………………………………………………………………………………….. 1

I.1 La porte balzacienne …………………………………………………………….. 3

I.2 Le système hamonien ……………………………………………………………. 5

I.3 Le XIXe siècle et le réalisme …………………………………………………….. 7

I.4 L’énoncé de thèse ……………………………………………………………….. 9

Chapitre 1 : La méthode de création balzacienne …………………………………………... 13

1.1 Le milieu cristallise la personnalité de l’habitant ……………………………… 14

1.2 Les « espèces sociales » et leurs milieux ………………………………………. 16

1.2.1 La théorie des milieux et les mœurs …………………………………… 17

1.3 Balzac : observateur pénétrant et « voyant » ………………………………...… 19

1.4 Le rapport entre la psychologie et la physionomie …………………………….. 21

1.5 « L’humanité et l’animalité » …………………………………………………... 23

Chapitre 2 : La symbolique de l’espace privé ......................................................................... 25

2.1 Ce que la porte protège : l’être intime ………………………………………… 27

2.2 Une « relation topographique-physionomique » ……………………………….. 31

2.3 La porte qui préfigure ………………………………………………………….. 33

2.4 La porte qui classe ……………………………………………………………... 35

2.5 La porte qui révèle ……………………………………………………………... 37

2.6 Le prix cruel du succès mondain ………………………………………………. 43

2.6.1 Des actes ignobles ouvrent la porte de la noblesse …..………..……….. 45

Chapitre 3 : Le type d’entrée dans l’espace domestique …………………………………… 50

3.1 Une arrivée inopinée …………………………………………………………… 53

3.2 La porte qui « déclench[e] des transformations narratives » …………………... 57

3.3 Charles Grandet détient une clé de l’hérédité ………………………………….. 59

3.3.1 Eugène de Rastignac détient une clé de l’hérédité ……………………... 60

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vii

3.4 Un nom honteux ferme la porte ………………………………………………... 62

3.5 Accès exclusivement sur invitation ……………………………………………. 66

Chapitre 4 : La porte : objet qui permet la collecte du savoir et qui instaure le pouvoir de

l’hôte sur le visiteur …………………………………………………………………………... 69

4.1 Rastignac : l’intrus ambitieux ………………………………………………….. 70

4.1.1 Rastignac : « oisea[u] de passage » …………………………………….. 72

4.2 S’initier aux secrets derrière la porte fermée …………………………………... 74

4.3 La configuration spatiale organise la quête cognitive ………………………….. 75

4.4 La porte comme cadre qui établit le dominant et le dominé …………………… 80

4.5 La porte dialogique …………………………………………………………….. 83

4.6 La voix qui ferme la porte ……………………………………………………… 86

4.7 Le visiteur ne pousse pas la porte fermée ……………………………………… 88

4.8 Fermer la porte : un acte de pouvoir …………………………………………… 89

Conclusion …………………………………………………………………………………….. 93

Bibliographie ………………………………………………………………………………….. 99

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1

INTRODUCTION

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La maison, c’est l’opposé de l’univers. L’un des

éléments les plus visibles de sa structure, la porte

avec son seuil, la sépare de ce qui reste en dehors

d’elle, tout en l’y conjoignant.

Zumthor, 1993, p. 82

Qu’elle vibre, grince, crie ou claque, la porte, dispositif architectural et appareil

acoustique, « émet un signal sonore » (Monnier, 2004, p. 113) qui s’inscrit dans un système de

communication. Puisque le nombre de coups frappés à la porte et l’intensité de ceux-ci

constituent des « sons qui précèdent » l’inconnu « avant qu’il n’entre » (Richer, 2013, p. 343)

dans la scène, ces effets sonores deviennent révélateurs de cet inconnu devant le battant. Un coup

frappé légèrement peut connoter la discrétion ou la timidité tandis que de violents coups contre la

porte peuvent désigner une urgence ou simplement l’audace. De plus, la signification de ces

gestes change selon qu’on se trouve à la petite porte où à la porte d’en avant, à minuit ou à midi.

Dans tous les cas, la porte parle lorsqu’elle résonne. Ce battant qui vibre sous la force d’un poing

devient le point focal de la pièce, l’endroit où les yeux se fixent et la raison pour laquelle le

brouhaha de la maison se tait par peur que l’oreille de l’anonyme soit collée contre la porte.

Malgré son apparente simplicité, la porte, structure omniprésente qui balise la vie

quotidienne, possède des significations cachées. Gouvernée par des protocoles sociaux, elle

« appartient depuis toujours à l’art et à la manière d’habiter » (Monnier, 2004, quatrième de

couverture). Structure hybride qui « tranch[e] dans le réel comme oui ou non » (Zumthor, 1993,

p. 58), la porte, munie d’une serrure, parfois défendue par un portier, et montée sur des gonds,

« appartient à la fois au système constructif statique qui la contient, en général un mur ou une

paroi », et grâce « aux techniques », est également mobile (Monnier, 2004, p. 43). Pouvant créer

un moment de drame, en laissant passer le dehors dans le dedans et vice-versa, le simple acte

d’ouvrir la porte peut constituer un risque, un événement déclencheur.

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I.1 La porte balzacienne

Chez Honoré de Balzac, maître du réalisme et figure dominante de la littérature française

de la première moitié du XIXe siècle, les portes sont des instruments « concrets » qui servent à

structurer l’espace figuré. Ce « conteur des drames de la vie intime » (Balzac, Œuvres complètes,

1910, p. XXIX1), a structuré ses œuvres notamment autour des pôles que constituent l’espace

privé et la sphère publique, accordant beaucoup plus d’importance aux portes protégeant l’espace

domestique qu’à celles protégeant l’entrée de lieux publics.

Dans l’univers de sa Comédie humaine, la « porte » qui résonne est souvent « moins un

objet que le début d’un drame », écrit Jean-François Richer (2013, p. 329). Jouissant d’une

valeur opérationnelle, la porte est un instrument narratif qui, lorsqu’elle vibre, « produit un effet

d’immédiateté, une sensation “d’ici-maintenant” » (Richer, 2013, p. 329). Elle peut d’ailleurs

servir comme instrument pour rythmer le récit, comme obstacle ou comme point de passage pour

présenter des lieux et des personnages. Outil romanesque qui fait avancer l’intrigue grâce à « son

efficacité dans la construction du récit » (Monnier, 2004, p. 24), la porte chez Balzac marque les

transitions spatiales et confère, empruntons une formule à Jean-François Richer, « des

dimensions temporelles et spatiales [à] la prose romanesque » (2004, p. 35). Par un point

d’ancrage double, référent qui produit un effet de réel et structure figurée qui organise l’espace

du récit, la porte permet à Balzac de « concrétiser les abstractions » (Hamon, 1988, p. 6), c’est-à-

dire de démarquer l’espace figuré pour lui conférer une géométrie qui mime l’espace réel.2 Parce

1 Toutes nos références aux Œuvres complètes d’Honoré de Balzac viennent de son Avant-propos à la Comédie

humaine. 2 Nous puisons le terme « espace figuré » dans le travail de Roman Ingarden (1983) que Rachel Bouvet résume

ainsi : « Dans son ontologie de l’œuvre littéraire, Roman Ingarden conçoit l’espace littéraire comme un espace

“figuré”, qui n’est ni l’espace réel — celui que nous percevons autour de nous —, ni l’espace idéel — comprenant

une diversité de points tridimensionnels et formant l’objet des mathématiques —, ni l’espace de représentation, cet

espace mental lié à la représentation intuitive d’objets. Ce que l’espace figuré a en commun avec tous ces espaces,

c’est qu’il est sans discontinuité. D’ailleurs, Ingarden soutient que ce trait forme l’essence de l’espace en général »

(2011, p. 83).

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que la spatialité romanesque est floue, « infinie et insaisissable » (Richer, 2004, p. 10), la

« matérialité » de la porte dans un univers figuré résout le problème de la continuité spatiale et

permet de fabriquer un espace discret qui crée une logique linéaire qui ne permet qu’un

mouvement bidirectionnel.

Dans le panorama du rôle que joue la porte dans l’univers balzacien, exposons qu’au-delà

de son sens concret que nous venons d’esquisser, la porte, le seuil et les clés peuvent prendre un

sens métaphorique. Ouvrir les portes d’un hôtel au faubourg Saint-Germain, quartier de la

noblesse aristocratique à Paris au XIXe siècle, représente l’acte d’ouvrir les portes de la société

où le franchissement de ces seuils est analogue à un rite de passage et où une clé métaphorique

(une invitation écrite ou un titre de noblesse) déverrouille la porte. C’est grâce à la polyvalence

de la porte, mot fécond duquel découle une abondance de locutions,3 que Balzac construit de

manière efficace son univers et révèle la position sociale de ses personnages qui circulent dans ce

monde parcellé socio-spatialement.

Élément mobile qui donne à voir des pratiques d’inclusion et d’exclusion, la porte chez

Balzac constitue un mécanisme qui expose les relations sociales entre les personnages.

Rappelons que la porte d’entrée principale est réservée aux initiés, que la petite porte est pour

ceux qui inspirent la honte et que les heures de visite sont distinctes pour ces différents types

d’invités. Ainsi, cet appareil architectural procure à l’écrivain un moyen privilégié d’établir et de

moduler les rapports entre les personnages-actants et lui permet de mettre en place « un faisceau

de relations de ressemblance, d’opposition, de hiérarchie et d’ordonnancement » (Landa, 2011,

para. 7). Ce mécanisme polyvalent sur le plan fonctionnel sert à structurer l’espace figuré et

3 Pensons aux locutions suivantes : « entrer par la grande porte », « laisser la porte ouverte à quelque chose »,

« forcer la porte de quelqu’un », « balayer devant sa porte », « habiter porte à porte », « fermer la porte au nez de

quelqu’un » et « refuser sa porte à quelqu’un ».

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5

permet d’ailleurs d’établir des relations interpersonnelles entre les sujets-actants, d’exposer les

« différents types d’actions que [ceux-ci] assument tout au long du récit » et de « distinguer les

personnages “principaux” […] des personnages “secondaires” » (Hamon, 1972, p. 100).

I.2 Le système hamonien

Au sein de la critique littéraire, nous puiserons abondamment dans les ouvrages de

Philippe Hamon, théoricien de la littérature du XIXe siècle et spécialiste de l’espace et de

l’architecture dans le texte romanesque. Ses réflexions sur « l’intrication littérature-architecture »

(Hamon, 1989, p. 13) exposent les fonctions des référents architecturaux dans la littérature et

dévoilent la complexité du roman réaliste.

Dans son ouvrage Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, le théoricien

s’attache à démontrer que « l’objet architectural4 » (Hamon, 1989, p. 29) dans le texte littéraire

est doté d’une triple fonction. Il est au premier abord un objet herméneutique, du fait « qu’un

dedans (toujours plus ou moins caché) s’y distingue nécessairement d’un dehors (plus apparent,

plus visible) » (Hamon, 1989, p. 29). Caractérisée par une opacité, la porte en position fermée

bloque la transmission du savoir de l’intérieur vers l’extérieur. En second lieu, le théoricien

élabore que l’objet architectural est un objet discriminateur dans la mesure où il marque

nettement les aires littéraires et s’inscrit dans un code binaire par lequel il permet l’inclusion et

l’exclusion. Possédant deux faces comme Janus, dieu étrusque à double visage, qui est le gardien

des portes, la porte est lisible comme un vecteur de désir, de « pulsi[on] » ou de « répulsi[on] »

selon la proximité ou la distance qui sépare l’acteur d’un autre acteur ou d’un objet (Hamon,

4 Selon Philippe Hamon, un « objet architectural » est « une porte », « une fenêtre », une « vitre [ou une] vitrine »,

un « vitrail », un « miroir » et un « mur » (1989, p. 41). Dans notre thèse, nous utiliserons le terme « objet

architectural » pour désigner une « porte ». Dorénavant, lorsque nous employons le terme « objet architectural »,

nous ferons référence au travail de Philippe Hamon dans Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle.

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6

1989, p. 30). Sa troisième fonction dans la littérature est désignée par l’expression « objet

hiérarchisé ». Classés selon les critères d’espaces principaux et secondaires, les cadres fictifs

s’insèrent dans un contexte organisationnel où l’espace secondaire est nécessairement sous

l’influence de l’espace primaire (Hamon, 1989). Agencés ensemble dans une structure qui

rappelle celle des poupées gigognes, les lieux littéraires entrent dans « un système de relations

purement différentielles » où chaque lieu « se qualifie par la place qu’il occupe dans un tableau

d’ensemble » (Richer, 2004, p. 11).

D’après Philippe Hamon, l’architecture littéraire propose « deux modes d’organisation

sémiotique » (1988, p. 9), à savoir la narration et la description. Pour le premier, l’architecture

littéraire permet de distinguer les étapes d’un récit, de parceller l’espace figuré afin de structurer

« les déplacements et les aventures [des] personnages » (Hamon, 1988, p. 9). L’objet

architectural peut par ailleurs apparaître dans le cadre fictif sous la forme de la description.

Hamon explique que la description architecturale est le moyen privilégié d’introduire « la

métaphore », « l’ironie », la « métonymie » et la « synecdoque » (Hamon, 1989, p. 31).

L’exemple par excellence de « ce mécanisme de superposition sémantique que le roman établit

entre le héros et leur environnement » (Caraion, 2007, para. 2) provient de la description

architecturale de la pension Vauquer dans Le Père Goriot d’Honoré de Balzac (1835), souvent

retenue pour illustrer l’idée balzacienne de la correspondance entre le milieu et l’individu. On

peut y voir une structure qui symbolise par métaphore sa patronne, Mme Vauquer : « enfin toute

sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas

sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre » (Balzac, Le Père Goriot, 2006,

p. 495). Dans cet ordre d’idées, la description se pose comme l’instrument précieux qui aide le

5 Dorénavant nous utiliserons l’abréviation Goriot dans nos citations.

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7

romancier à territorialiser le cadre figuré, c’est-à-dire à le marquer comme étant approprié. Par

une esthétique matérialiste qui vise à instaurer une « cohérence spatiale » (Bouvet, 2011, p. 93),

l’écrivain construit l’identité de l’espace figuré lorsqu’il le circonscrit pour ainsi mettre en place

le sujet dans son milieu (Hamon, 1989). Les objets présents dans la scène, plus qu’une manière

de planter le décor et d’indiquer le caractère de la pièce, sont des artefacts anthropologiques : ils

constituent une trace plastifiée (Gauthier, 1984) des mœurs de la maisonnée, une chose cousue

des fibres de son propriétaire, un arrière-plan « génétique » qui va jusqu’à matérialiser son

« maître ». Il s’ensuit que « le monde » n’est pas seulement le miroir de l’homme, il est

« l’extension de l’homme » (Gauthier, 1984, p. 15). C’est dans un tel réseau de significations que

se situe la porte balzacienne.

I.3 Le XIXe siècle et le réalisme

Le récit réaliste peut à la fois être pensé comme un « miroir où l’univers vient se

réfléchir » (Vachon, 1992, p. 24) et une fenêtre qui traduit « une mimésis (une transparence) »

(Hamon, 1989, p. 113). Puisque l’écrivain s’efforce de sonder les tréfonds de la société par « un

regard “vertical” qui pense que le réel est caché sous la surface » (Hamon, 1989, p. 3), il ne

cherche pas simplement à représenter le réel, il propose de l’interpréter. Écrire et décrire ne se

résument pas à une simple duplication ou à une reproduction du réel, car l’observation et

l’écriture sont au service d’une explication totalisante du monde. La figure du romancier s’efface

donc pour être remplacée par celle de l’ethnographe qui tente d’expliquer la nouvelle société qui

apparaît après la Révolution française (Dufour, 1998).

La France au XIXe siècle est une société profondément fragmentée par « quatre

révolutions (1789, 1830, 1848, 1870) » (Wechsler, 1982, p. 13). La capitale de la France est

simultanément bouleversée par l’industrialisation, ce qui cause un afflux massif de personnes qui

Page 16: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

8

choisissent de se déplacer des périphéries de la France vers ce centre urbain. Dans ce climat de

bouleversements, la porte montée sur gonds, mais également équipée d’un loquet, peut être

pensée comme le symbole de ce pays doté d’une identité ambiguë. Dans cette époque en

mutation constante, la rigidité du système social est remplacée par un système « élastique »,

engendrant une préoccupation, voire une obsession, avec l’ascension sociale. Ainsi, ne serait-il

pas juste de dire que la réussite sociale chez Balzac est mesurée par la capacité du personnage à

passer par la porte d’un noble de la haute société ? À ouvrir par sa ruse une porte caractérisée par

sa lourdeur et son impénétrabilité ? À franchir le seuil d’un hôtel de noblesse, à être admis dans

le salon d’un comte et d’une comtesse ? Pour certains personnages, c’est le but, une fin en soi ; la

richesse accumulée pour y accéder n’est qu’un heureux produit.

Au sein du texte balzacien, les portes des espaces exclusifs sont le point focal, l’emblème

même de l’ascension sociale. L’ambition d’Eugène de Rastignac dans Le Père Goriot n’est-elle

pas résumée par son seul désir de passer par les portes des nobles ? Et son entrée dans « le

monde », véritable « rite de passage », n’est-elle pas l’instrument de mesure de sa réussite ? Mais

au-delà de l’ambition et du succès, les portes balzaciennes semblent être un moyen de construire

des personnages types. Dans Le Père Goriot, Eugène de Rastignac a une identité étroitement liée

aux portes, spécialement celles des hôtels du faubourg Saint-Germain et du quartier Chaussée-

d’Antin ; pour sa part, le père Goriot s’inscrit dans le récit comme un exclu qui n’a le droit

d’entrer chez sa fille que par la petite porte ; en revanche, Vautrin est présenté comme un

personnage omniscient en raison de sa capacité à passer par toutes les portes dans la maison

Vauquer ; et dans Eugénie Grandet, Félix Grandet ne parvient à cacher sa vaste fortune pendant

des décennies qu’en murant la porte de son cabinet. Ailleurs dans La Comédie humaine, le motif

de la porte subsiste : le regard interdit par une porte entrouverte met en branle Ferragus et le

Page 17: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

9

récit enchâssé de La Grande Bretèche tourne autour d’un amant espagnol enfermé derrière une

porte murée. Cette structure architecturale, soulignons-le, est un outil narratif, un objet « cognitif

(d’où des histoires d’actants engagés dans les quêtes de savoir), […] volitif (le vouloir de ces

mêmes actants affrontés à des obstacles) et […] polémique (le pouvoir exercé ou subi par ces

mêmes actants) » (Hamon, 1989, p. 32), qui permet à l’auteur de construire l’identité de ses

personnages.

I.4 L’énoncé de thèse

Objet architectural privilégié par Balzac pour instaurer l’ordre, juxtaposer les

personnages, introduire ces derniers dans des scènes, démarquer l’espace figuré et révéler les

secrets bien gardés, la porte est un dispositif polyfonctionnel qui s’avère crucial dans la

construction narrative de ses récits. En se servant des portes, des portiers et des seuils, Balzac a

divisé l’espace figuré pour mettre en relief les codes sociaux propres à chaque endroit pour

planter un décor révélateur du statut social des personnages. Bien que l’espace, l’architecture et

la topographie balzaciens aient fait l’objet de plusieurs travaux (par exemple, Hamon, 1989 ;

Richer, 2012), le sujet des portes balzaciennes – dispositif que nous recensons dans le cycle

romanesque de Balzac des centaines de fois – demeure largement inexploré dans la littérature

scientifique. La présente étude travaillera à combler cette lacune en proposant de comprendre le

rôle que jouent les portes dans les espaces domestiques du Père Goriot (1835) et d’Eugénie

Grandet (1833) de cet incontournable romancier français. Précisons que notre analyse de la porte

balzacienne traitera de la porte dans son sens concret et dans son sens métaphorique. Rappelons

que dans les espaces les plus exclusifs du Père Goriot, passer la porte de la sommité parisienne

représente une « entrée dans le monde », la porte concrète est donc dotée ici d’un sens

métaphorique ; notons que les clés pour y accéder ne sont pas des clés matérielles, mais ce sont

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10

des facteurs liés à un capital (pensons à une clé népotique, un savoir stratégique, une alliance)

qui ouvrent la porte. Nous transposerons, d’ailleurs, l’idée de la porte pour penser un dialogue,

un échange qui s’ouvre par une question et peut se fermer par un ordre.

Notre analyse se focalisera plus sur Le Père Goriot que sur Eugénie Grandet, ce qui

démontre que nous nous intéressons davantage aux intrus et aux invités qui pénètrent dans

l’espace privé qu’aux habitants confinés à la maison Grandet. Comptées parmi les œuvres les

plus connues de l’écrivain et révélant son « art du roman », ces œuvres puisées dans Études des

mœurs du cadre tripartite de La Comédie humaine exposent éloquemment les mœurs de

l’époque, brossent un panorama de la vie parisienne et provinciale et privilégient les portes qui y

jouent un rôle charnière et symbolique, marquant les transitions, traçant les limites et ouvrant les

espaces. Quoique les portes soient omniprésentes dans l’œuvre balzacienne, les portes dans les

deux romans à l’étude sont bien plus qu’ubiquitaires : elles construisent les récits, constituant

l’objet d’une véritable obsession des personnages principaux. Examinons Le Père Goriot, roman

d’apprentissage social, où les portes des demeures exclusives sont des référents spatiaux clés qui,

par le nombre de portes d’élites qui s’ouvrent, mesurent la réussite initiatique d’Eugène de

Rastignac dans son entrée dans la haute société. Rappelons que dans Eugénie Grandet, la porte

murée du cabinet de travail de monsieur Grandet est le pivot de son pouvoir et l’objet de son

obsession.

Faisons maintenant un survol des œuvres. Dans Le Père Goriot, qui dépeint une ville

profondément divisée en classes sociales qui s’affrontent, les salons des élites contrastent

nettement avec la pauvreté de la pension Vauquer et les portes qui défendent ces espaces

respectifs le prouvent. De cette pension qui sert de toile de fond au récit et qui est peuplée de

plusieurs personnages, Balzac dégage tout particulièrement deux protagonistes : le personnage

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11

éponyme, le père Goriot, un homme qui sacrifie tout pour ses deux filles, Delphine et Anastasie ;

et Eugène de Rastignac, un jeune ambitieux qui s’efforce de s’introduire dans la haute société.

Ce dernier va se servir du nom de sa cousine, madame la vicomtesse de Beauséant comme clé

pour entrer dans les hôtels des nobles.

Passons de Paris à la ville de Saumur, où se déroule le roman Eugénie Grandet qui

s’ouvre sur une famille qui vit modestement en dépit d’une vaste fortune secrète amassée par le

maître de la maison, monsieur Grandet. Celui-ci est un avare qui contrôle tout dans sa maison,

notamment au moyen des portes. Dans ce climat de secret et de contrôle, madame Grandet et sa

fille, Eugénie, sont sous l’emprise de monsieur Grandet, étant ignorantes de la richesse empilée

derrière une porte murée dont elles sont les héritières.

Une étude de ce corpus par l’optique des portes qui s’ouvrent sur les espaces privés nous

permettra de mieux comprendre les personnages in situ, de cerner leurs relations, leurs

ambitions, les rapports de force et les protocoles sociaux qui dictent leur conduite. Comme

Balzac se chargeait de relater le vrai et non seulement le vraisemblable (Balzac, Cabinet des

antiques, 1839), une convergence apparaît entre ses récits et les réalités de l’époque ; ainsi cette

analyse mettra également en lumière le portrait d’une société fragile, construite sur des images

trompeuses qui dissimulent des secrets bien gardés derrière des portes de résidences privées ainsi

qu’une société profondément divisée en classes où des conventions régissent les espaces selon la

présence ou l’absence de certains personnages.

Compte tenu de ce contexte, nous orienterons notre analyse autour de la narratologie (en

nous penchant sur le travail de Hamon) et de la thématologie de la « porte » (en convoquant

notamment les travaux de Bachelard, Bakhtine, Hamon, Lafon et Mitterand). En empruntant à

ces approches théoriques, nous proposerons quatre réflexions distinctes, mais complémentaires.

Page 20: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

12

Dans le premier chapitre, nous ancrerons notre étude dans la méthode de création balzacienne,

procédé qui s’inscrit dans le concept que le monde sensible (le décor domestique et le corps) est

« une iconographie » de l’esprit (Gauthier, 1984, 129). Dans le second chapitre, nous analyserons

l’étroite « symbiose [entre] occupant [et] habitation » (Gautier et Preiss, 2016, p. 92) afin de

circonscrire l’espace figuré pour construire l’identité du personnage et établir la valeur précieuse

de l’acte d’un visiteur de s’introduire dans la sphère privée de son hôte. Pensons au taudis

sombre de Goriot imprégné de ses « chagrins secrets » (Goriot, 2006, p. 68) dans lequel

Rastignac pénètre. Dans le troisième chapitre, nous allons nous concentrer sur une étude des

types d’entrées des personnages dans le noyau privé (invité, intrus, visiteur) afin d’examiner

l’effet de ces différents moyens d’y pénétrer et d’analyser la porte qui s’ouvre comme un

instrument d’interruption qui perturbe la scène et change le cours de l’action dramatique. Ainsi

pensons à l’arrivée inopinée d’Eugène de Rastignac chez sa cousine la vicomtesse de Beauséant

au moment où son amant aurait révélé son mariage à « une demoiselle de Rochefide » (Goriot,

2006, p. 106). Dans le quatrième chapitre, nous étudierons la porte qui s’ouvre comme un « objet

cognitif » (Hamon, 1989, p. 32) qui permet au visiteur de faire la collecte des informations

secrètes ou scandaleuses sur son hôte et, puis, nous allons nous intéresser à la porte fermée

« comme marque du pouvoir d’interdire, d’enfermer et de dissimuler la vérité » (Green, 2016,

para. 1). S’impose ici le cas de Monsieur Grandet qui détenait la clé passe-partout chez lui et

l’utilisait pour cacher sa fortune secrète derrière une porte murée.

Page 21: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

13

CHAPITRE 1 :

LA MÉTHODE DE CRÉATION BALZACIENNE

Page 22: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

14

Balzac cherche surtout à faire surgir aux yeux du

lecteur l’histoire pour ainsi dire quotidienne d’une

époque ; le dessous des choses, tout ce qui échappe

à l’histoire officielle, selon son expression :

“l’histoire vue en déshabillé” (Une Ténébreuse

affaire, XXI, 82). Il en aime peindre d’abord les

cadres, et il se fait ‘archéologue’ en même temps

qu’historien.

Laubriet, 1958, p. 22

Pour mieux fonder notre étude sur les portes qui s’ouvrent sur les espaces domestiques

dans les deux œuvres de notre corpus, nous proposons un survol de la méthode de création de

Balzac qui s’efforçait de faire « l’inventaire » descriptif de la société française du XIXe siècle

(Balzac, Œuvres complètes, 1910, p. XXIX). Sa méthode centrée sur le déchiffrage de la vérité

empreinte dans les détails révèle son désir de raconter les vérités secrètes, pénétrant par un

régime scientifique et par son intuition divine dans l’âme de l’être qu’il espère révéler.

1.1 Le milieu cristallise la personnalité de l’habitant

Maître du roman réaliste qui veut « étendre son emprise sur la totalité du réel » (Vachon,

1992, p. 24), Honoré de Balzac est marqué par un désir insatiable de reconstruire en mots son

siècle par « une esthétique du détail » (Hamon, 1989, p. 113). Pour Balzac, le matériel, l’objet de

ses descriptions minutieuses, est un symptôme du spirituel. Ainsi, celui-ci soutient l’idée d’une

consubstantialité entre le visible et l’invisible : il « établit […] une correspondance entre l’esprit

et la matière d’après laquelle les phénomènes du monde matériel incarnent ceux du monde

spirituel » (Chung, 2008, p. 568). Cette philosophie fortement inclinée vers le matérialisme

s’aligne sur le domaine scientifique de l’archéologie. Cette discipline se fonde sur l’analyse des

vestiges matériaux, restes qui servent à révéler les habitudes, les idéologies, les idées, les

symboles et les structures mentales d’une société à un moment précis. De ce fait, la maison

Page 23: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

15

balzacienne est également une structure qui expose le personnage « dans toute la vérité de [ses]

habitudes », absorbant comme « un suaire [ses] empreinte[s] » (Richer, 2004, p. 36). Balzac

n’explicite-t-il pas ce lien lorsqu’il annonce dans La Fausse maîtresse que « l’architecture est

l’expression des mœurs » (cité dans Hamon, 1989, p. 10) ?

Véritable synecdoque, le matérialisme constitue une représentation révélatrice de

l’homme. Une correspondance s’établit ainsi avec « la loi de la “corrélation des formes” » du

paléontologue Georges Cuvier (Isperian, 1974, p. 117). Celui-ci défend la thèse que toute

l’anatomie animalière peut être dégagée à partir d’un seul fragment. Honoré de Balzac va

s’inspirer de Cuvier en proposant une correspondance entre le détail et l’ensemble, selon laquelle

l’homme est indissociable des choses qui l’entourent et des milieux où il évolue (Isperian, 1974),

jusqu’au point où l’un devient indissociable de l’autre.

Élevés au statut de personnage dans le roman balzacien, les objets sont autant une

représentation matérielle que mentale des personnages. Bersani (1970) formule l’argument que

l’environnement est anthropomorphisé dans l’univers balzacien, car Balzac allégorise les

endroits et les choses. Ce théoricien défend l’idée que les objets jouent dans le drame, comme le

font les personnages. C’est, en fait, la capacité unique à l’être humain, « à représenter ses mœurs,

sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins » (Balzac, Œuvres complètes, 1910,

p. XXVII) qui creuse le fossé qui le sépare des animaux. Les détails extérieurs permettent de

rendre visibles l’obscurité et l’intangibilité du « moral » « invisible » (Gauthier, 1984, p. 52).

René Wellek et Austin Warren soumettent l’hypothèse que « le décor, c’est le milieu ; et tout

milieu, notamment un intérieur domestique, peut être considéré comme l’expérience

métonymique ou métaphorique d’un personnage » (1971, p. 309).

Page 24: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

16

1.2 Les « espèces sociales6 » et leurs milieux

Romancier aux prétentions scientifiques, Balzac transplante le principe de la

classification scientifique des espèces zoologiques dans le domaine social pour créer une

taxonomie du genre humain. Ses « espèces sociales » (Balzac, Œuvres complètes, 1910, p.

XXVI) s’organisent autour « des types humains », inventoriés autour des « traits de […]

caractère » (Balzac, Œuvres complètes, 1910, p. XXIX) : retenons en particulier, le costume, la

profession et la demeure.

Toutefois, l’attribut qui sera, selon l’illustre écrivain, le facteur le plus déterminant pour

appréhender les mœurs du personnage peut simplement se résumer par une question

monosyllabique : « Où ? » Le milieu manifeste une réciprocité, car il façonne ses habitants autant

qu’il est façonné par ces derniers. Il faut remarquer que Balzac « n’évoque aucune habitude

(l’habitude, c’est une “routine”, une façon de se faire manipuler par l’espace) de ses héros sans

mentionner leurs habitats » (Hamon, 1988, p. 6). Loin d’être innocente dans la construction des

mœurs, l’architecture, plus qu’un « simple arpentage quantitatif d’une étendue » (Hamon, 1988,

p. 10), construit les façons de vivre. Remarquons qu’« on ne fait pas n’importe quoi n’importe

où » (Hamon, 1988, p. 10). Ainsi, l’architecture moule l’espèce humaine parce qu’elle prescrit

une perspective, contextualise, impose des limites, établit des trajets verticaux et horizontaux et

« “m[et] en demeure” [le] sujet […] qui est contraint d’y agir, de s’y déplacer de telle ou telle

façon » (Hamon, 1988, p. 10). Gaston Bachelard note dans La Poétique de l’espace que « la

maison vécue n’est pas une boîte inerte[, elle] transcende l’espace géométrique » (2012, p. 58).

Philippe Hamon souligne aussi que l’architecte construit donc des cadres d’existence, c’est-à-

dire les « parcours, modes d’utilisation, emplois du temps, routines [et] fonctions » (1988, p. 9).

6 Terme tiré d’Œuvres complètes d’Honoré de Balzac (1910, p. XXVI).

Page 25: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

17

Il projette son idéologie et « les codes […] économiques, idéologiques, religieux, politiques [sur]

la société » (Richer, 2004, p. 31). Loin d’être neutre, l’architecte, grâce aux plans créés par ses

coups de crayon, crée une « maison de papier » qui, ultérieurement, se transforme en édifice

tridimensionnel qui organise la vie de ses occupants (Hamon, 1988). Alors, une question se

pose : l’architecte ne fait-il pas dans le réel, ce que le romancier fait dans l’espace figuré ? Pour

l’écrivain, l’encre qui coule de sa plume constitue l’instrument qui lui permet de bâtir son

univers de papier pour ses êtres de papier.

1.2.1 La théorie des milieux et des mœurs

Honoré de Balzac, qui se décrit comme un « architecte » grâce à sa cathédrale littéraire

qu’est La Comédie humaine (cité dans Lagarde et Michard, 2004, p. 3057), structure son univers

autour d’une topographie symbolique. Configuration spatiale emblématique, l’habitat, « chargé

de mœurs et d’habitus », joue un rôle déterminant sur le « comportement, [l’]histoire, voire [le]

destin » (Richer, 2004, p. 18) de l’habitant. L’« historien des mœurs » (Balzac, Les Paysans,

1876, p. 171) a appréhendé que « le caractère dynamique […] des différentes organisations

spatio-anthropologiques » « produi[t] des mœurs privées et publiques » (Richer, 2004, p. 18),

jusqu’au point où, pour citer encore Gaston Bachelard, « la maison remodèle l’homme » (2012,

p. 58). On se souvient du père Goriot qui a dû passer au second étage, puis au troisième, le plus

proche du grenier, à mesure que sa bourse s’épuisait. Son déplacement vertical dans la pension

signale sa déchéance physique, psychique, sociale et financière.

Il faut noter qu’une simple mention de l’adresse de la demeure, dans un quartier

résidentiel toujours connoté chez Balzac, laisse déjà voir le personnage. Citons en exemple le

7 Balzac utilise le terme « architecte » pour se décrire : dans une lettre à Madame Hanska du 25 décembre 1843,

Balzac écrit : « Comme me l’a dit Hugo, je suis un audacieux architecte » (cité dans Vachon, 1992, p. 15).

Page 26: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

18

faubourg Saint-Germain, quartier réservé à l’aristocratie du XVIIIe siècle (Ratcliffe et Piette,

2007, p. 312), où l’adresse annonce déjà les mœurs de la maisonnée, indique les protocoles à

respecter et signale que les hôtels sont difficilement accessibles en raison de la présence des

portiers. Les habitudes, l’habit, le décor et la fortune sont facilement décelables et annoncent

déjà le type de personne qui appartient à ce milieu « aéré, harmonieux et raffiné » (Ratcliffe et

Piette, 2007, p. 312).

Dans cette même ligne de pensée, Geoffroy Saint-Hilaire, naturaliste du XIXe siècle et

dédicataire du Père Goriot, qui a avancé la loi de l’« unité de composition » (cité dans Isperian,

1974, p. 118), postule que les différences observées entre les animaux ne sont que le résultat

d’une « adapt[ation] au milieu où il[s sont] appelé[s] à vivre » (cité dans Isperian, 1974, p. 118).

À cet effet, l’animal se conforme et se configure à son environnement. Cette pensée est

transposée dans les romans balzaciens où le milieu devient un élément clé pour dégager le

caractère du personnage : l’espace a un effet sur le physique et le psychique du personnage, il

sature ses sens et exerce une influence déterminante sur lui (Bersani, 1970).

Passons de l’enveloppe pierreuse d’une maison, structure protégée par une porte, au

portrait du corps hiéroglyphe du résident. Les portes qui s’ouvrent sur les intérieurs balzaciens, à

la fois spatiaux et psychologiques, dérivent leur valeur de leur capacité à exposer l’intériorité du

résident. Pour Balzac qui veut se faire « historie[n] du cœur humain » (Balzac, Œuvres

complètes, 1910, p. XXVIII), l’âme de l’être s’imprime sur sa chair, s’exprime par son habit, se

cristallise sur son meuble et est concrétisée par sa demeure. Résumons donc que l’âme occupe

une place centrale dans l’œuvre de Balzac, constituant l’objet même de son étude. Ainsi, dans les

prochaines trois sections nous prenons une approche « intérieur-extérieur », afin d’examiner

comment Balzac décrypte l’âme de l’être par des détails corporels, esprit qui, dans la tautologie

Page 27: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

19

balzacienne, détermine la physionomie de l’espace privé protégé par la porte. Par une

observation intelligente et pénétrante, un emprunt à la physiognomonie et à l’analogie

animalière, Balzac positionne ses personnages dans une taxonomie complexe où les portraits

moraux deviennent révélateurs des portes que les personnages vont pouvoir passer : le

personnage avec la bosse d’un reclus serait un exclu, le personnage-oiseau serait un intrus et le

personnage-cheval pur-sang serait la bienvenue partout.

1.3 Balzac : observateur pénétrant et « voyant8 »

Balzac procède avec une rigueur descriptive, passant d’un regard panoramique à un

regard myope. Par une approche de l’extérieur vers l’intérieur, perçant la façade pour entrer dans

la crypte, ou bien perçant la chair pour arriver au cœur, la méthode balzacienne consiste en une

observation microscopique où les détails externes sont relatés avec une telle justesse qu’elle

dépasse une superficialité et permet au romancier de sonder les tréfonds de l’être. Henri Gauthier

résume le regard aigu balzacien lorsqu’il constate « que le corps humain, si charnellement

présent, si minutieusement dessiné, si précisément signifié [est] lui-même signifiant d’autres

réalités imperceptibles au regard vulgaire, mais accessible à l’observateur intuitif qu’est Balzac »

(1984, p. 2). Grâce à son regard d’aigle, le romancier fait une science de l’observation et fait de

la description un art (Laubriet, 1958).

Pour Balzac, la digression descriptive constitue un outil précieux, un moyen de préciser

et d’expliciter chaque détail afin de nuancer chaque aspect pour ne pas « laisser vagabonder

[l’]imagination » du lecteur (Lazlo, 1987, p. 67). En plus de circonscrire le champ interprétatif

du lecteur, cette esthétique minutieuse permet à Balzac de mettre en pause la narration pour créer

8 Nous empruntons ce terme à Théophile Gautier qui écrit dans Facino Cane que « Balzac possédait le don de

s’incarner dans des corps différents. Balzac fut un voyant » (cité dans Lagarde et Michard, 2004, p. 305).

Page 28: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

20

un effet de réel. Livrer un reflet fidèle du réel nécessite un ancrage référentiel, une trace

matérielle des détails « superflus » scrupuleusement décrits qui contribue à légitimer le récit

réaliste pour « sauvegarde[r] l’illusion référentielle » (Piton-Foucault, 2015, p. 25). Mais, la

mécanique descriptive balzacienne est plus qu’une simple copie de la réalité : ces tournures

stylistiques expliquent et dévoilent « la vérité dans toutes les situations » (Balzac, La Peau de

chagrin, 2013, p. 12). Selon Balzac, seul l’artiste doué d’une perspective philosophique, doté

d’un « microscope moral » (Balzac, Théorie de la démarche, 2015, p. 25) possède l’intuition

pour saisir la conscience d’un individu d’un seul coup. Cette capacité d’arracher la vérité de

l’être observé provient de deux facteurs : la déduction par l’observation scientifique (la

formulation d’hypothèses) et l’incarnation.9 L’écrivain « s’install[e] dans l’être à connaître »

(Laubriet, 1958, p. 164) comme un comédien qui se glisse dans la peau d’un personnage. Chez

Balzac, l’observation se réalise au moyen d’une perspective omnisciente : il pénètre dans le cœur

de l’être, avec une perspicacité qui lui permet d’intérioriser l’émotion de l’autre.

Il est hors de question de parler ici d’une copie servile du phénomène observé ; celui-ci

sera décomposé, recomposé, déchiffré et synthétisé par l’écrivain qui conjuguera son analyse en

une description qui se partage entre l’observation pure et l’impression ressentie. L’auteur agit

comme un « filtre » qui inspecte le monde sensible dans le but de fournir au lecteur une

interprétation véridique. Il postule que l’artiste voit au-delà des surfaces captieuses, car il revêt le

rôle d’un « voyant » (Théophile Gautier cité dans Lagarde et Michard, 2004, p. 305), porteur de

la vérité qu’il élève au statut d’apôtre.10 Balzac insiste sur le fait que la main de l’écrivain est

9 L’intuition balzacienne est expliquée par Pierre Laubriet : « Son plaisir est si grand, parce qu’il possède un don

étrange, celui de pénétrer dans les âmes de ces passants, et de vivre pendant un temps leur vie, participant à leurs

plaisirs comme à leurs peines, les sentant comme siennes, tout en les jugeant au point de vue de leur valeur

artistique » (1958, p. 161). 10 Pierre Laubriet écrit que « Balzac n’avait pas hésité à comparer l’artiste et le prêtre ; détenteur au même titre

d’une vérité, il est aussi chargé de la répandre » (1958, p. 194).

Page 29: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

21

guidée par une force divine, celui-ci étant élu comme une sorte d’instrument qui expose la vérité

par le biais de sa plume.

1.4 Le rapport entre la psychologie et la physionomie

Dans La Théorie de la démarche, Balzac fait écho à Buffon lorsqu’il conclut que

l’observateur attentif doit « à la fois abstraire et spécialiser, faire d’exactes analyses et de justes

synthèses » (2015, p. 24) et doit pouvoir, d’un seul coup d’œil, « saisir les mouvements les plus

cachés » qui « laisse[nt] involontairement deviner [la] conscience » de l’observé (Balzac,

Théorie de la démarche, 2015, p. 25). La méthode de ce romancier aux prétentions scientifiques

repose sur la subtilité du détail : la démarche, un simple frémissement des lèvres, une ride ou la

respiration trahissent l’individu et le dévoilent (Balzac, Théorie de la démarche, 2015).

Cette conception d’un lien entre le physique et le psychique mène Balzac à emprunter

aux pensées des physiognomonistes. La physiognomonie simplifie, elle décompose les traits du

visage afin de traduire le profil physique de l’individu en portrait psychique ; elle « déconstruit »

pour « “recompos[er]” l’homme » (Gauthier, 1984, p. 2). S’alignant sur la loi de l’« unité de

composition » avancée par Geoffroy Saint-Hilaire, la prémisse de la physiognomonie et celle de

la phrénologie proposent une homogénéité, une rigidité où les mœurs deviennent des traces

concrètes et permanentes sur le visage. La loi d’homogénéité proposée par Johann Kaspar

Lavater (1820), théologien et physiognomoniste suisse au XVIIIe siècle, transpose les principes

de la loi de composition du domaine animalier dans la sphère humaine. Ainsi, défend-il la thèse

que « tout ce qui tient à l’homme dérive d’une même source », toutes les parties de l’homme

correspondent pour qu’« un seul membre bien constitué […] fourni[sse] des inductions certaines

pour le reste du corps et, par conséquent, pour tout le caractère » (cité dans Gauthier, 1984,

p. 256). Balzac est un touche-à-tout qui ne néglige pas le domaine scientifique ; il a souvent

Page 30: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

22

recours dans ses œuvres aux théories de la phrénologie et de la physiognomonie, comme par

exemple dans une digression dans Une Ténébreuse affaire :

Les lois de la physionomie sont exactes, non seulement dans leur application au

caractère, mais encore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a des physionomies

prophétiques. S’il était possible, et cette statistique vivante importe à la Société, d’avoir

un dessin exact de ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater et celle de Gall

prouveraient invinciblement qu’il y avait dans la tête de tous ces gens, même chez les

innocents, des signes étranges. (Balzac, 1854, p. 2)

Sous l’inspiration de ces idées, Balzac, qui use beaucoup de la synecdoque confond la partie

avec son ensemble. Ainsi, le personnage qui divulgue inconsciemment son âme, expose ses vices

et révèle ses secrets par ses pores (Balzac, Physiologie du mariage, 1987).

Selon la conception balzacienne, le visage est la partie totalisante de l’être parce qu’il est

un « résumé du corps » (Gauthier, 1984, p. 256). Il constitue le vecteur privilégié pour dégager le

caractère de l’individu par le fait qu’il est empreint des traces émotives en forme de rides qui

extériorisent et cristallisent l’âme. Quoique « la pensée » paraisse « comme [une] vapeur », selon

Balzac (Théorie de la démarche, 2015, p. 34), elle « reste […] sur le visage » comme

l’expression qui marque le visage d’un « homme mort » (Balzac, Théorie de la démarche, 2015,

p. 30). Ce système de réciprocité repose sur un rapport entre la psychologie de l’être et sa

physionomie. Poursuivons dans cette ligne de pensée : la physionomie d’un être est sa synthèse

exacte. L’individu est une masse malléable, une espèce de vestige de ses expériences vécues qui

s’adapte physiquement – le développement de certains muscles qui fait que certaines actions sont

plus naturelles que d’autres (Wechsler, 1982) – à son contexte social. Plus révélateur que le

visage est donc le geste : le mouvement trahit la pensée dissimulée au fond du cœur de l’être et la

vérité éclipse la prétention. Lisible par l’observateur par sa fluidité ou sa brusquerie, le geste

expose l’essence de l’être : « Tout est réversible, le mental se reflète dans l’action, le spirituel

Page 31: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

23

s’incarne dans le naturel ; et l’acte et le corps sont l’image de l’idée comme le naturel est la

forme du spirituel » (Gauthier, 1984, p. 140).

1.5 « L’humanité et l’animalité11 »

Inventoriés et classifiés pour créer un catalogue de mœurs, les visages sont transformés

en types chez Johann Kaspar Lavater (1820), comme ils sont stéréotypés chez Balzac. La

méthode de ces deux derniers entre dans un système centré sur la physionomie où l’individu

entre dans un cadre « type ». Ces types sont souvent forgés suivant une analogie animal-humain.

Bien que « le corps de l’homme [soit] empreint de sa pensée » (Gauthier, 1984, p. 139) en raison

d’un rapport psycho-physionomique, les traits physiques de l’être, qui ressemblent à ceux des

animaux, constituent une synthèse visuelle de ses mœurs animalières. Les portraits physiques et

moraux balzaciens sont axés souvent sur une comparaison ou une métaphore d’animalité. Que ce

soit au moyen d’une description anatomique ou d’une description d’un tempérament bestial,

plusieurs des héros balzaciens sont assimilés à une espèce animale. Un choix satirique ou un

stéréotype, l’animalisation des personnages évoque une image précise et immédiate dans l’esprit

du lecteur.

Les portraits dressés par Balzac dans les pages du Père Goriot servent à illustrer que le

romancier puise ses descriptions dans le royaume animalier : Poiret ressemble à un aigle (2006,

p. 70), monsieur de Marsay devient un synonyme de chien (2006, p. 168) et la comtesse

Anastasie de Restaud est décrite comme un « cheval de pur-sang » (2006, p. 74). L’animalisation

dans l’œuvre balzacienne ne se borne pourtant pas à cela : Paris devient elle-même l’objet du

zoomorphisme. Topographie qui se mue en anatomie, le panorama de Paris dans l’incipit de

Ferragus présente la ville comme une créature, un monstre, un « véritable organisme vivant »

11 Nous reprenons ici la terminologie d’Honoré de Balzac dans Œuvres complètes (1910, p. XXV).

Page 32: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

24

(Guislain, 2004, p. 103) composé de cellules et de membranes : « Paris est une créature ; chaque

homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire » (Balzac, Ferragus, 2014,

p. 23). Une dissection de ce monstre magnifique révèle que les membranes sont les portes et les

muscles sont les portiers (Balzac, Ferragus, 2014, p. 174).

Tout comme Paris forme un corps social, Balzac « considère […] l’humanité comme un

corps gigantesque » (Laubriet, 1958, p. 274). Balzac, qui emprunte à la recherche des lois

sociales absolues, qui emprunte à la philosophie, à la science et à la physiognomonie, déchiffre le

réel par les détails matériels : pour lui, dans ces détails se trouvent des vérités qui participent à

« déverrouiller » l’essence de l’humanité.

Page 33: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

25

CHAPITRE 2 :

LA SYMBOLIQUE DE L’ESPACE PRIVÉ

Page 34: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

26

Il en va de la maison Grandet comme de la pension

Vauquer dans Le Père Goriot : la maison implique

le personnage qui la possède comme le personnage

explique la maison. “Pâle, froide, silencieuse”

(Grandet, 2016, p. 70) comme l’est son maître.

Noiray, 2016, pp. 11-12

Maître architecte d’un monde romanesque qui reconstruit la société française de la

première moitié du XIXe siècle, Balzac utilise abondamment les portes pour structurer les scènes

se déroulant dans les demeures privées. Objet architectural qui balise l’espace figuré, la porte

constitue un vecteur de communication, un code langagier : la porte qui s’ouvre grande, une

réception chaleureuse ; la porte entrouverte, une hésitation ; la porte verrouillée, un ostracisme.12

C’est un instrument magistralement manié par Balzac : le simple choix, par celui qui se trouve

derrière la porte, d’ouvrir ou non le vantail exprime un accueil ou un rejet social, temporaire ou

permanent. La porte constitue un point focal, un « objet concret » qui transmet l’abstrait : elle

crée de l’absence (celle de l’exclu) et amplifie la présence de celui qui est inclus. Chez Balzac, la

porte est à lire comme un signe de ponctuation, une espèce de virgule et de point, pouvant être un

lieu de passage ou un lieu d’arrêt. Pause ou point final, elle rythme le récit et organise l’espace

figuré.

En dépit de son apparente banalité, la porte est une structure en bois à respecter. La

valeur de cette structure dépasse de loin sa présence matérielle ; elle dérive principalement des

codes sociaux et des textes de loi qui la protègent (le Code pénal ne criminalise-t-il pas l’entrée

par effraction ?). Il ne faut pas oublier non plus le portier embauché pour la défendre, en renfort

aux différents mécanismes de verrouillage destinés à garder les intrus dehors. De toute évidence,

12 La position de la porte peut dénoter bien plus que ces trois exemples que nous avons présentés. Les possibilités se

multiplient ; pensons à une porte grande ouverte pour évoquer une exposition ; une porte entrouverte comme moyen

d’être vu et entendu ; et à une porte verrouillée pour indiquer une absence.

Page 35: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

27

nombreuses sont les mesures prises au niveau institutionnel et individuel pour contrôler l’accès

et assurer la sécurité et l’intimité de l’espace que doit préserver la porte.

En interrogeant la signification de l’espace domestique balzacien, nous établirons la

valeur de la porte ouverte comme un point d’accès, plus que comme un point de sortie, qui

dérive sa valeur de l’espace qu’elle protège. Notre analyse sera centrée non sur l’entrée des

membres de la maisonnée dans leur demeure, mais sur ceux qui nécessitent l’autorisation de

l’hôte pour y entrer. En usant des termes « espace », « endroit » et « lieu » de manière

interchangeable, nous décrivons un champ circonscrit que Philippe Bonnin décrit comme suit :

« l’ensemble des points connexes qui sont liés continûment entre eux, mais qui sont séparés par

une limite des autres points de l’étendue constitue alors une aire, ce que nous appelons

communément un “lieu”, une “pièce”, un “espace” » (2010, p. 47).

Le cadre privé dans l’univers balzacien construit l’identité de l’habitant et le révèle.

Ainsi, une alliance prodigieuse se tisse entre le décor décrit et le personnage qui habite l’espace

décoré. En montrant que le cadre encadre et cadre l’être comme une coque, nous soulignerons

dans ce chapitre à quel point l’acte de passer la porte d’un espace privé – normalement un

mécanisme verrouillé pour conserver l’intimité –, comme visiteur est autant un mouvement

privilégié d’intimité qu’un moment révélateur.

2.1 Ce que la porte protège : l’être intime

Objet créant des divisions autant tangibles que mentales, la porte qui donne à l’extérieur,

ornée de serrures et généralement tenue en position fermée est souvent bien plus un mur qu’un

passage. Cette quasi-imperméabilité en fait plus fréquemment un mécanisme de rejet que

d’accueil. Rappelons que derrière la porte se trouve le chez-moi : milieu désigné par le

déterminant possessif « mon ». George Perec aborde ce phénomène de l’appropriation de

Page 36: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

28

l’espace dans Espèces d’espaces et explique dans sa réflexion critique que « la porte casse

l’espace : […] d’un côté, il y a moi et mon chez-moi […] (l’espace surchargé de mes propriétés :

mon lit, ma moquette […]) [et] de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public » (1974,

p. 52). Approfondissons cette réflexion de Perec : chez Balzac les « mon » deviennent le « moi ».

Les objets balzaciens désignés par « mon » signalent une extension de l’être, un moyen de

l’extérioriser : les objets qui comblent le vide d’un domicile peuvent être pensés comme un

redoublement du propriétaire. Ainsi le résident se confond avec sa résidence, cette dernière étant

la coquille du premier (Mount, 196613) où les objets dans la demeure constituent des « entités

portrographiques14 » qui esquissent l’occupant.

L’espace privé étant une représentation de l’identité du résident, il est un lieu de vulnérabilité

où seule une poignée d’élus sont dignes d’entrer. Lieu de confiance riche en secrets où la

nécessité de la discrétion s’efface et où l’être se déprend de son personnage social, la demeure

privée permet une véritable métamorphose rituelle. L’acte de franchir le seuil de son chez-soi

permet à l’individu de se libérer de son rôle dans le spectacle social. Considérons la comtesse

Anastasie de Restaud, personnage aristocratique dans Le Père Goriot qui, en public, est

contrainte de se conformer à un comportement codifié. Le titre « comtesse » connote, mais

impose également une identité socialement construite et cet « appellatif social » (Le Huenen et

Perron, 1980, p. 27) est réservé à ceux qui ne la connaissent que comme une personne publique.

Nous trouvons une valeur asymétrique entre le titre et le prénom : le premier, placé en tête, est

métaphoriquement comparable à une façade, à une barrière érigée pour conserver une distance

13 Toutes les traductions sont de nous. Les extraits originaux en anglais seront donnés en bas de page à partir de

maintenant : « oyster-and-shell rapport » (Mount, 1966, p. 13). 14 Adjectif utilisé par Le Huenen et Perron (1980), ce néologisme est un dérivé du nom « portrait ». Nous entendons

par le terme « entité portrographique », des objets placés dans la sphère privée ou un habit porté par un personnage

qui servent à construire le portrait physique et moral du personnage.

Page 37: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

29

avec l’étranger. À l’inverse, l’absence de statut officiel, c’est-à-dire l’usage du seul prénom,

implique une relation privilégiée entre celui qui détient le titre et celui qui ne le prononce pas,

comme si la disparition du titre ajoutait une valeur en suggérant une relation intime. Lorsque la

hiérarchisation s’estompe dans la sphère privée, la comtesse n’est que Nasie, Anastasie ou « ma

chère » (Goriot, 2006, p. 99) : elle est alors fille, femme ou amante qui se promène en peignoir

(Goriot, 2006), habit qu’elle ne portera point hors de cet espace clos. L’opacité du lieu pour ceux

qui en sont exclus correspond à une « transparence » de l’être pour ceux qui y sont admis.

Dans le réseau des espaces organisés selon un système différentiel (la sphère publique

opposée à la sphère privée), l’espace intime est un endroit crucial dans le récit, un lieu que

Balzac emploie en le posant comme le cadre de scènes charnières. Illustrons notre propos par une

analyse de la disposition affective de la vicomtesse de Beauséant à l’aube de sa sortie du monde

vers le dénouement du Père Goriot. L’auteur la présente dans un contexte public puis dans un

cadre intime. Plus précisément, elle apparaît d’abord dans ce que le sociologue Jacques Coenen-

Huther appelle le « domicile “salon” », c’est-à-dire ce qui se développe lorsque le salon « est

utilisé comme instrument de sociabilité », faisant ainsi passer la sphère publique à l’intérieur de

l’espace privé (1991, p. 303).15 Ainsi, au rez-de-chaussée de son hôtel, sous la musique de

l’orchestre, la vicomtesse de Beauséant dissimule sa souffrance privée en « n’affichant ni

douleur, ni fierté, ni fausse joie » (Goriot, 2006, p. 283) devant sa pièce peuplée de « ses

prétendus amis » (Goriot, 2006, p. 283). Ces invités, avides d’exploiter sa fragilité, cherchent à

satisfaire leur désir sadique de voir « cette grande femme au moment de sa chute » (Goriot,

2006, p. 282). Sa position privilégiée au pinacle de la haute société parisienne est délicate : la

moindre trace de faiblesse correspond à une condamnation puisqu’elle est entourée de prédateurs

15 Notons qu’ici nous empruntons à Jacques Coenen-Huther qui situe la sphère publique dans le domicile quand

celui-ci « est utilisé comme instrument de sociabilité » (1991, p. 303).

Page 38: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

30

qui n’attendent qu’un tel signe pour s’acharner sur elle. Bien qu’elle soit chez elle, la vicomtesse

est dans un espace public, dans son « domicile “salon” » (Coenen-Huther, 1991, p. 303). De ce

fait, dans ce jeu de faux-semblants, l’hôtesse déguise ses émotions et projette une image

purement illusoire et artificielle pour que « [p]ersonne [ne puisse] lire dans son âme » (Goriot,

2006, p. 283). Madame de Beauséant cache sa détresse, car elle est consciente du danger d’être le

sujet d’un regard attentif dans ce monde où « voir » est souvent un moyen de savoir pour les plus

habiles.

Balzac associe la révélation à l’intimité. Notons une dichotomie émotive pertinente entre

le rez-de-chaussée et sa montée verticale à sa chambre où, à huis clos devant les seuls yeux de

Rastignac, cette femme devient dévorée par la tristesse. Des larmes versées, une « main

tremblante », « certains mots [qui deviennent] impossibles à prononcer » (Goriot, 2006, p. 285) :

cette femme « accablée de douleur » (Goriot, 2006, p. 285) ne révèle sa souffrance et sa « mort »

mondaine que dans l’intimité de cette chambre. La question du lieu (où ?) chez Balzac explique

tout et nous permet de comprendre les personnages in situ : une contingence importante se trace

entre son comportement et sa position dans son hôtel. La nécessité de redescendre à la foule au

salon nécessite une re-transformation : « Descendons, je ne veux pas leur laisser croire que je

pleure » (Goriot, 2006, p. 285). Les codes sociaux s’imposent même lorsque le seuil de la

demeure privée est franchi, car « la sphère privée est contaminée par l’espace public16 » (Dufour,

1998, p. 32). C’est dans cette optique que la réputation devient chez Balzac un mirage malléable,

conçue pour déclencher une réaction recherchée chez un « public visé […] localis[ée] dans des

16 Cette « contamination sociale » qui fait du salon un lieu géré par les lois sociales de l’époque est expliquée par

Stéphane Vachon qui résume la pensée bakhtinienne, expliquant que « le salon conjugue, en effet, le social et le

public avec les mœurs et le privé, le “secret d’État avec le secret alcôve” (Bakhtine, 1978, p. 388), un temps

historique avec un temps quotidien spatialement fondus en une seule temporalité » (2007, p. 253).

Page 39: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

31

espaces […] socia[ux] particulier[s] » (Chauvin, 2013, p. 132). En mutations constantes pour

s’harmoniser à chaque milieu, le comportement est étroitement lié à l’espace.

2.2 Une « relation topographique-physionomique17 »

Il se tresse dans un milieu « un rappor[t] psychologiqu[e] qui li[e l’] homm[e] »

(Frémont, 1974, p. 231) et son environnement. On le sait, l’espace vécu est rarement nu, il est

vêtu d’étoffe et d’ameublement, garni du plafond au sol de tissus qui tissent au fil le goût discret

ou délicieux du personnage. Rappelons que le « goût », « jugement intuitif des valeurs

esthétiques » (« Goût », Le Dictionnaire culturel en langue française (Le Robert), 2005, p.

1398), constitue une faculté, innée ou acquise, qui s’exprime notamment par le choix des

ornements de l’occupant. Conséquemment, la pièce est garnie par l’habitant de l’intérieur vers

l’extérieur, c’est-à-dire à partir d’une conceptualisation mentale qui devient une concrétisation

bien réelle. Sobre ou ostentatoire, l’ornementation dans la sphère domestique balzacienne est

tapissée de « l’empreinte du personnage » (Richer, 2012, p. 17), phénomène rigoureusement

décrit par le narrateur qui lui accorde une valeur anthropologique en ce que l’ornement, qui

« désigne avant tout [l’]identité » de la propriétaire (Anoun, 2009, p. 2, para. 4), lui est

consubstantiel.

La description du décor, qui devance la présentation du personnage dans la pièce

balzacienne, « laisse souvent pressentir, à travers le mobilier épars, le caractère du personnage »

(Anoun, 2009, p. 2, para. 6). Il est donc naturel d’associer aussi étroitement l’habitant à l’habitat,

car le premier est envahi par l’empreinte invisible du second. Ainsi, l’acte de représenter le

personnage par ses objets est moins un moyen de « reproduire le visible » qu’une façon limpide

de « rend[re l’être] visible » (Klee cité dans Encyclopaedia Universalis, s.d., para. 3) et lisible

17 Termes tirés de L’Image de l’homme intérieur chez Balzac de Henri Gauthier (1984, p. 157).

Page 40: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

32

dans son contexte. Cela posé, l’espace domestique porte la signature du résident ; il devient une

sorte d’autoportrait où « la disposition des objets dans [le] lieu, y fait une part matérielle aux

indices de l’identité qui s’esquisse » (Anoun, 2009, p. 2, para. 7). Cette idée semble confirmer

qu’une « tautologie » (Anoun, 2009, p. 2, para. 8) domine la poétique balzacienne, à l’image

d’un cycle de redondance. Cette fluidité présente une difficulté de déterminer où l’être se termine

et où sa chambre commence (O’Connor 1977, 78).

Plus qu’une simple ornementation dépourvue de signification, le décor domestique,

localisé dans l’espace figuré, consiste en « des objets-signes » – terme employé par Roland Le

Huenen et Paul Perron (1980, p. 9) dans Balzac. Sémiotique du personnage romanesque.

L’exemple d’Eugénie Grandet – qui évoquent la philosophie de vie de leur propriétaire, ce qui

permet souvent l’établissement d’une « interdépendance rigoureuse du physique et du moral, de

l’habitat et de l’habitant » (Fernandez, 1980, p. 146). Ceci révèle une relation topographique-

physionomique : la topographie d’un espace porte des qualités physionomiques de la même

manière que l’apparence physique d’une personne évoque son caractère dans une

correspondance « psycho-physiologique » (Gauthier, 1984, p. 157). C’est en effet

« l’organisation de l’espace [habité] et la disposition des objets dans [ce] lieu » (Anoun, 2009, p.

2, para. 7) qui créent un caractère spatial, révélateur de la mentalité du personnage balzacien qui

l’habite.

L’atmosphère de l’espace est en correspondance avec la disposition morale de l’occupant

dans un, empruntons l’expression à Le Huenen et Perron, « type de rapport […] qu’on pourrait

qualifier d’osmotique » (1980, p. 52). Chaque espace exsude ainsi, selon Gaston Bachelard, une

tonalité affective de sorte que les maisons sont « transpos[ées …] en valeurs humaines » (2012,

p. 58). Ce phénomène d’ambiance est inscrit dans l’incipit d’Eugénie Grandet : la maison

Page 41: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

33

Grandet, grise et anguleuse, offre une physionomie mélancolique.18 Cette « mélancolie

architecturale » (Lucey, 2008, p. 59) préfigure la mélancolie physique et spirituelle du

personnage éponyme, une consubstantialité explicitée par le narrateur balzacien qui raconte que

« la maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique, est

l’image de sa vie » (Balzac, Eugénie Grandet, 2016, p. 29719). Les mentions de la mélancolie se

multiplient comme pour envelopper cette structure et pour dévorer Eugénie qui « respir[e] la

mélancolie », sentiment qui s’esquisse d’ailleurs sur « son visage » (Grandet, 2016, p. 244).20

Cette maison-musée tire son ambiance du cabinet secret de monsieur Grandet (Petitier, 2010, p.

166),21 espace protégé par une porte murée.

2.3 La porte qui préfigure

Cette structure murée est une structure à lire : sa physionomie cristallise le portrait moral

de Grandet. Cette espèce de non-porte qui semble se fondre dans le mur et qui est marquée par

un sceau d’impénétrabilité simule le caractère secret de l’avare qui efface les traces de sa vaste

fortune derrière ce « mur du secret ». Le tempérament hostile de Grandet est matérialisé dans

cette porte de couleur rouge,22 couleur qui « alerte, retient, incite la vigilance » (« Rouge »,

Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 960) et qui est d’ailleurs dupliquée par les boulons « terminé[s]

18 On peut ainsi lire dans Eugénie Grandet la phrase suivante : « Ces principes de mélancolie existent dans la

physionomie d’un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville »

(2016, p. 53). 19 Dorénavant nous utiliserons l’abréviation Grandet dans nos citations. 20 Booker va plus loin dans son analyse d’Eugénie Grandet dans son article intitulé « Starting at the End in Eugénie

Grandet » lorsqu’il propose que l’exposition de la maison Grandet cristallise dès le premier paragraphe l’histoire

d’Eugénie : “Except for Charles, all the material of the drama is contained in the first impression of the household

and the small country-town; Eugénie’s story is implied in it” (1991, p. 41). 21 Paule Petitier postule que la chambre forte de Grandet « signe la structure mélancolique de l’espace et explique la

dévitalisation du reste de la maison » (2010, p. 166). 22 Citons la description des portes dans la maison Grandet : « Arrivé sur le premier palier, il aperçut trois portes

peintes en rouge étrusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes

en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l’était à chaque bout la longue entrée de la

serrure » (Grandet, 2016, p. 114).

Page 42: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

34

en façon de flammes » (Grandet, 2016, p. 114), ces « flammes » servant de symbole de

l’antagonisme (« Flammes », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 513). Soulignons ici une double

impénétrabilité : cette porte murée est également verrouillée afin d’assurer une opacité complète.

Un contraste étonnant s’établit entre cette fausse porte, un trompe-l’œil, et la porte vitrée

de la chambre de madame Grandet.23 Dans ce deuxième cas, l’espace censé être privé est trahi

par la transparence de cette porte qui laisse passer le regard d’autrui. Cet objet fragile est une

fidèle illustration de la « douceur angélique » (Grandet, 2016, p. 244) de cette femme exploitée,

surveillée qui « dor[t], mang[e], b[oi]t [et] march[e] suivant les désirs de son mari » (Grandet,

2016, p. 205). Ces façades, qui reflètent respectivement le corps spatialement volumineux et

trapu de monsieur Grandet, dont l’apparence physique dégage une « impression de force »

(« Trapu », Le Robert, 2017, p. 2609), et le corps pâle et desséché de madame Grandet, exposent

une asymétrie marquante entre les époux : la porte murée est une barrière visible qui rend

monsieur Grandet métaphoriquement invisible ; à l’inverse, la porte en verre de madame Grandet

est une barrière quasiment invisible qui la rend visible, c’est-à-dire aisément lisible à l’instar

d’une figure dans une vitrine d’exposition.

Pensons dès lors la porte comme une sorte de préface matérielle, une surface lisible qui

révèle les qualités physiques et morales de celui ou celle à qui elle « appartient ». Ainsi, dans

l’univers balzacien, un simple regard sur la physionomie de la porte constitue un moyen légitime

d’apprécier moralement la maisonnée, notion posée par le narrateur balzacien dans Une Double

famille, tout en développant cette idée que derrière cette interface déjà révélatrice résident de

précieux renseignements sur l’habitant : « S’il est vrai, d’après un adage, qu’on puisse juger une

23 Notons que la porte du cabinet de monsieur Grandet et la porte de la chambre de madame Grandet sont

structuralement ambigües. La première est un mur déguisé comme une porte et la deuxième s’apparente d’abord à

une fenêtre.

Page 43: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

35

femme en voyant la porte de sa maison, les appartements doivent traduire son esprit avec encore

plus de fidélité » (2012, p. 60).24

Donc, protéger l’espace privé dépasse une simple protection de l’espace physique :

défendre l’espace intime est un moyen de se protéger, c’est-à-dire de préserver la dichotomie

entre « moi » et le « monde ». Cette zone privilégiée constitue un asile qui revêt une dimension

psychologique qui dégage une image matricielle : Leclercq-Bolle de Bal explique que « la

maison [est] symboliquement l’utérus maternel qui accueille, protège, réchauffe. […]. Dans

l’utérus, paradis perdu, nous ne retournerons pas. Il nous reste la maison comme refuge, qui

grâce à la porte offre protection ou liberté » (1999, para. 7). Mais, lorsque la porte cesse d’être

une frontière et devient un passage, elle précarise l’inviolabilité du territoire privé : « endroit

qu’une personne s’approprie en y mettant des objets personnels » (« Privé », Le Robert, 2017,

p. 2539). Zumthor souligne que « le lieu humain est vécu […] comme clos » (1993, p. 79) ;

mettons ici l’accent sur le mot clos : il devient manifeste à quel point l’ouverture de cet espace

privé pour permettre à un étranger d’y entrer est significative.

2.4 La porte qui classe

L’acte de passer par une porte est un reflet de la réputation d’un personnage. La porte

devient un instrument précieux dans la construction du récit, un outil narratif qui établit le

positionnement des personnages sur les pôles sémantiques.25 Compte tenu du rôle symbolique de

24 Alors que la porte est exposée à la vue de tous ceux qui passent devant elle, l’espace privé, à l’ombre de ce

dispositif, cristallise des vérités comme pour insinuer que la vérité est cachée ; phénomène qui fait écho aux

préceptes du réalisme précédemment évoqués dans notre introduction. 25 Terme utilisé par Philippe Hamon dans son article « Pour un statut sémiologique du personnage » où l’auteur écrit

que « [c]e qui différencie un personnage P1 d’un P2, c’est son mode de relation avec les autres personnages de

l’œuvre, c’est-à-dire un jeu de ressemblance ou de différences sémantiques. Ces ressemblances et ces différences se

mettent en place par rapport à un certain nombre d’axes sémantiques distinctifs, caractérisés par leur récurrence, et

auxquels renvoient ou ne renvoient pas, les personnages » (1972, p. 99).

Page 44: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

36

la porte comme un objet de clivage, elle accorde aux sujets-actants une valeur différentielle dans

la taxonomie balzacienne.

Décodons donc les facteurs qui contribuent à distinguer le rôle des personnages. Au

premier plan, ceux-ci se différencient simplement par une acceptation ou par un rejet. Pourtant,

lorsque le pied passe le seuil, les variables se multiplient et se complexifient. En effet, les

conditions qui entourent l’arrivée d’un visiteur constituent des détails déterminants qui dévoilent

le degré d’intimité entre les personnages. Soulignons qu’une entrée permise par la

manipulation26 aura une valeur diamétralement différente de l’arrivée d’un invité et celle-ci aura

une valeur distincte de l’introduction d’un proche dans l’espace domestique. En d’autres mots, il

faut distinguer intrus, invité, ami et amant. Puisqu’il existe une apparente relation entre le type de

visiteur et une pléthore d’autres facteurs, nous nous proposons de penser le premier comme un

critère charnière. Cette observation semble être soutenue par le fait que les heures de visite sont

établies en fonction des rendez-vous privés et officiels, mais néanmoins réservées à un groupe

limité ; la porte principale, à l’avant, est un passage public, officiel, tandis que la petite porte

suggère une entrée servant à dérober l’invité aux regards du public. De même, un visiteur qui n’a

pas le droit de dépasser les frontières du salon – lequel « a une connotation publique […] celle du

statut social, celle du statut politique et celle du spectacle » (Richer, 2012, p. 144) – est

manifestement différent du visiteur à qui il est permis d’entrer dans des lieux intimes, espaces

« tourn[és] vers l’intérieur » (Richer, 2012, p. 144).

La progression dans l’espace domestique reflète un rapprochement relationnel entre le

visiteur et l’hôte : un contrat social qui se manifeste par une conquête spatiale. La superposition

26 Rappelons que Rastignac se renseigne sur la vie de Delphine afin de la conquérir : « Dans le désir de parfaitement

bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut se mettre au fait

de la vie antérieure du père Goriot, et recueillit des renseignements » (Goriot, 2006, p. 125). Ces informations lui

permettent de la conquérir, une réussite qui s’avère nécessaire pour s’élever dans la haute société parisienne.

Page 45: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

37

des champs spatiaux associés à différents sujets-actants cristallise leurs rapports sociaux,

« découpe[nt] l[eur] territoire […], ordonne leur place, leurs points de vue, leurs mouvements et

leurs actes » (Mitterand, 1985, p. 414). Dans le panorama parisien du Père Goriot, l’espace

aristocratique connote un foyer à l’usage exclusif des aristocrates, mais aussi un théâtre de

fantasme qui est l’objet du désir des arrivistes, bourgeois ou autres. Ces salons réservés aux élites

sociales, sont métaphoriquement caractérisés par leur verticalité, car ces espaces sont à la fois le

pilier de la noblesse et le sommet de l’échelle sociale.

Lieu sacré qui revêt une importance démesurée, l’espace noble est l’objet d’un culte, car

il offre une véritable « cristallis[sation du] thème de l’ambition » (Solomon, 2011, p. 205).

Autour de ce lieu de luxe s’érige une sorte de forteresse, un bastion quasiment impénétrable qui

protège la valeur symbolique de cet espace de splendeur et de luxe. L’importance de cet espace

déborde ses dimensions géométriques, car son volume imposant, ses murs élevés sont

« fondamentalement une configuration autour du vide » (Lacan, 1986, p. 162). Remarquons que

la simple délimitation d’un rien par des parois n’accorde pas un statut privilégié à l’espace

élitaire. Alors quoi de si précieux que ces espaces poétisés, ces milieux décadents qui stimulent

chez certains personnages un désir ardent d’y entrer ? Ces milieux de splendeur ont une valeur

précieuse qui dérive du décor : le décor distille l’être comme son « condensé matériel » (Richer,

2012, p. 11).

2.5 La porte qui révèle

La chambre de Goriot, qui est la pièce la plus fréquentée par Rastignac, constitue un lieu

« de vérité pour [ce dernier] qui, à chaque fois qu’il y a accès, découvre quelque chose sur son

voisin, mais aussi sur la nature humaine » (Solomon, 2011, p. 204). Ce lieu est le nœud de ce

récit. C’est en effet l’endroit privilégié d’intimité où l’intrigue se dénoue à chaque fois que la

Page 46: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

38

porte s’ouvre. Remarquons les nombreux clichés initialement rattachés à ce « soi-disant

vermicellier » (Goriot, 2006, p. 76), à ce présumé galantin qui mène une « vie [qui] paraît trop

mystérieuse pour ne pas valoir la peine d’être étudiée » (Goriot, 2006, p. 93). Il n’est donc pas

surprenant qu’Eugène de Rastignac l’espionne ; il « plaque [son œil] au trou de la serrure »

(Richer, 2012, p. 78) dans sa première tentative de percer les mystères autour de cet homme

énigmatique. Ce geste est suivi par l’application du système de Gall, qui suppose que la forme

crânienne n’est qu’un symptôme d’une disposition morale (Wechsler, 1982) : Eugène observe

que ce simple Goriot possède une protubérance d’espèce divine : la bosse d’un « Père Éternel »

(Goriot, 2006, p. 122). Mais ce crâne qui concrétise le caractère altruiste de Goriot n’est révélé

entièrement qu’à l’entrée de Rastignac dans ce taudis qui « ressembl[e] au plus triste logement

d’une prison » (Goriot, 2006, p. 166).27

Lors de son entrée, Rastignac voit que tout dans ce taudis humide et sombre annonce

l’austérité. Le décor présenté trace la figure d’un père dévoré par sa fibre paternelle : « Mes

filles, c’était mon vice à moi ; elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! » (Goriot, 2006, p. 295).

Force est de constater que cet amour hyperbolique est la clé de voûte de sa chute, son talon

d’Achille. En lui, un « martyr » (Balzac, Goriot, introduction par Berthier, 2006, p. 7) qui ne vit

que pour plaire à ses filles, car c’est lui qui « éprouve de la volupté à se dépouiller, qui jouit par

procuration des succès de ses filles dans le monde » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par

Vachon, 1995, p. 11). Cette idolâtrie excessive envers ses filles est explicitée en discours direct

par Goriot : « Ma vie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sont heureuses,

27 Contrastons la réaction de Rastignac devant la chambre de Goriot avec celles de ses filles. Anastasie et Delphine

ne sont aucunement affectées par cet appartement où leur père périt dans la pauvreté tandis que Rastignac est choqué

par la discordance entre les tenues luxueuses des filles et ce lieu de misère. Pourtant, devant l’appartement de

Rastignac dans la pension Vauquer, Delphine est choquée comme pour suggérer que Rastignac ne devrait pas vivre

dans ces conditions, mais que son père le peut.

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39

bravement mises, si elles marchent sur des tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, et

comment est l’endroit où je me couche ? » (Goriot, 2006, p. 167). Cet amour fatal strictement

sacrificiel trace une asymétrie relationnelle, voire une relation parasitaire. L’amour paroxystique

de Goriot pour ses filles, qu’il prouve par une sur-indulgence matérielle, mime l’amour

« oblatif » (Balzac, Goriot, introduction par Berthier, 2006, p. 7) de sa défunte femme.

Rappelons que celle-ci a utilisé « ses économies de demoiselle » (Goriot, 2006, p. 60) pour offrir

à son mari un premier présent, « un plat et une petite écuelle dont le couvercle représentait deux

tourterelles qui se becquetaient » (Goriot, 2006, p. 60). Constatons qu’il ne semble pas y avoir

d’autre moyen d’aimer chez les Goriot que de « se ruiner pour la personne aimée » (Balzac, Le

Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 11). « Hérit[ières] de la fibre paternelle »

(Balzac, Le Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 11), Anastasie et Delphine associent

elles aussi le don d’amour à un don financier. En effet, la générosité qui mène à la ruine

financière est le symptôme d’un amour superlatif et sacrificiel chez les (anciennes) Goriot :

Anastasie « se laisse dévaliser par Maxime de Traille » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par

Vachon, 1995, p. 11) et Delphine « achètera […] les meubles à son amant » (Balzac, Le Père

Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 11).

Chez les Goriot, le don de présents attribue de la légitimité à un dévouement déclaré. En

fait, ce geste prend toute sa signification au moment où nous convoquons la pensée balzacienne

qu’un objet est la plastification de l’être, ce qui fait que l’acte de donner devient réellement l’acte

de se donner à quelqu’un d’autre.28 Goriot se fait « saigner à blanc » pour ses « anges », sa

dégénérescence physique s’imprime dans ses yeux et est résumée dans ce portrait diachronique :

« ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, ne larmoyaient

28 Citons Michel Butor qui écrit que « [l]es objets sont ainsi les fossiles de la réalité humaine, et tant qu’elle n’est

pas morte, ils en sont déjà les ossements, le squelette externe » (1964, pp. 57-58).

Page 48: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

40

plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang » (Goriot, 2006, p. 69). Soulignons que ce

comportement autodestructeur donne l’image d’un « suicide altruiste » dont nous empruntons la

définition à Émile Durkheim : « l’individu aspir[e] à se dépouiller de son être personnel pour

s’abîmer dans cette autre chose qu’il regarde comme sa véritable essence. [C]’est en elle

seulement qu’il croit exister » (1986, p. 243).29 Nous soulevons pourtant un paradoxe qui

complexifie cette tragédie : le trépas de ce père qui souffre est évocatoire d’un parricide dont le

défunt masochiste fut lui-même complice. Saisi par une « passion fétichiste » qui fait de lui un

« voyeur » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 12), Goriot vibre d’un

plaisir morbide de participer (généralement passivement, rarement activement) à la vie de ses

filles. Il déploie une panoplie de stratégies, issues de son désir désespéré de se rapprocher d’elles,

que résume ainsi Stéphane Vachon : « Il accepte les démarches les plus humiliantes, guette des

heures le passage de ses filles aux Champs-Élysées, utilise les portes de service pour les voir

chez elles, interroge les femmes de chambre pour savoir ce qu’elles font » (Balzac, Le Père

Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 12). Pour lui, rien n’est plus angoissant que leur

absence qui le prive d’une intimité paternelle ; il doit alors combler son désir d’une proximité

spatiale, par procuration.

Dans ce jeu de rapprochement, Rastignac devient un outil précieux pour Goriot ; il joue le

rôle d’un intermédiaire qui ne doit son entrée dans la chambre de Goriot qu’au fait d’avoir été

précédemment en présence de Delphine. Cette pensée a été évoquée par ce père qui explique à

Rastignac que grâce à sa proximité à Delphine, « [i]l y [a] tant de ma fille en vous ! » (Goriot,

2006, p. 208). À l’ombre de Rastignac : le « spectre » Goriot. Ce père se positionne dans une

proximité discrète de ses filles par l’entremise de Rastignac, amant qui réduit la distance entre

29 Ici nous faisons référence à la citation où il proclame que sa vie est « dans » ses deux filles (Goriot, 2006, p. 168).

Page 49: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

41

cet homme et sa progéniture : « Ah ! voilà ce que je voulais. Vous ne ferez pas attention à moi,

n’est-ce pas ? J’irai, je viendrai comme un bon esprit qui est partout, et qu’on sait être là sans le

voir » (Goriot, 2006, p. 243). Simplement chargé « de lui raconter sa fille » (Goriot, 2006,

p. 185), Rastignac procure d’ailleurs à Goriot un plaisir inégalable en lui donnant son gilet, tissu

touché par Delphine : « Oh ! je vous en achèterai un autre, ne le portez plus, laissez-le-moi »

(Goriot, 2006, p. 185). Rien donc d’étonnant à ce que « Delphine » constitue un mot magique, la

clé métaphorique qui déverrouille la porte de Goriot, laquelle s’ouvre et permet à Rastignac de

franchir ce seuil et de pénétrer dans cet espace privé.30 Rappelons que Georges Perec précise que

pour entrer, « il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut

communiquer » (1974, p. 52).

Jouant un rôle prépondérant pour rythmer ce récit, le seuil crée une pause dans la

narration, un arrêt qui permet au narrateur de proposer une description détaillée de ce taudis. Ce

lieu obscur et sombre devient l’objet d’un regard errant du narrateur qui danse autour du meuble

« maigre » et « vieux » (Goriot, 2006, p. 166) – notons que cette description est polyvalente : les

adjectifs font indirectement le portrait corporel et spirituel du résident – pour se concentrer sur le

lit, meuble mentionné trois fois sur lequel gît Goriot, spectre à peine visible dans cette pièce qui

« donn[e] froid et serr[e] le cœur » (Goriot, 2006, p. 166), et meuble qui sera son lit de mort. Ce

meuble « qui tire [subtilement] les regards […] vers » lui (Richer, 2012, p. 26) symbolise ce

pauvre parent paralysé par la douleur, figé par le froid hivernal qui s’est installé « le jour où le[s]

yeux [de ses filles] n’ont plus rayonné sur » lui (Goriot, 2006, p. 296). L’austérité matérielle de

ce milieu morbide annonce la mort à venir. En cela, cette chambre fige de manière synthétique

« son caractère, son passé [et] son devenir dans la narration » (Stawinksi-Jannuska, 2004, p. 23).

30 Le prénom « Delphine » équivaut pour Goriot à « Sésame, ouvre-toi », mot magique prononcé pour ouvrir sa

porte fermée.

Page 50: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

42

Notons que son second portrait, qui trace sa déchéance physique, est réalisé en situation sociale

hors de ce cadre intime ; son portrait proprement dit est présenté dans la salle à manger et est, de

ce fait, dynamisé par un entrelacement du regard du narrateur et de ceux des pensionnaires.

Malgré ce cadre, Goriot est principalement mis en relation avec l’espace intime de sa chambre

sombre, particulièrement son lit, lieu propice étant donné sa mort imminente ; rappelons-nous

que dans l’univers balzacien, « les corps montrés dans les chambres […] sont toujours affaiblis,

comme subitement éteints, plus près à la mort que de la vie » (Richer, 2012, p. 27).

C’est par les objets disposés dans cette chambre que le discours portrographique esquissé

dans la salle à manger prend effet, car l’espace privé est « moins un lieu propre qu’un décor,

c’est-à-dire en termes de stratégie narrative un prolongement du personnage dont il est un

caractérisant plutôt qu’un élément autonome du récit » (Solomon, 2011, p. 204). Progressivement

immobilisé par sa maladie, abandonné par ses filles et marginalisé dans cette pension

socialement configurée, Goriot devient solidaire de cet antre, lieu qu’il ne quitte pas. Explicitons

ici ainsi la correspondance triple entre la topographie de cette chambre et l’éthopée et la

prosopographie31 de son occupant.32

31 Nous nous servons de Rhétorique et genres littéraires: ouvrage rédigé conformément aux programmes officiels et

accompagné de résumés synoptiques de François de Caussade qui décrit la prosopographie comme « une espèce de

description qui a pour objet de peindre l’extérieur des corps […] des personnes », l’éthopée comme une description

des « mœurs, le caractère, les sentiments, les passions bonnes ou mauvaises, et même la tournure d’esprit d’un

personnage » et la topographie comme « la description des lieux » (1882, pp. 142-143). 32 Une analyse plus large du roman montre que sa déchéance physique se déroule en trois phases. Ces relogements

deviennent un moyen de conserver l’adéquation entre l’espèce et l’espace. Cela semble expliquer la mort de Goriot

avant qu’il ne puisse demeurer avec Rastignac et Delphine dans leur « joli appartement rue d’Artois » (Goriot, 2006,

p. 243). Un tel déménagement serait une trahison de la théorie du milieu, c’est-à-dire de l’unicité entre l’être et son

environnement.

Page 51: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

43

2.6 Le prix cruel du succès mondain

La chambre nue de Goriot (la vente de ses effets précieux est décrite en tranches

chronologiques33), qui contraste manifestement avec l’opulence de sa première chambre, offre un

reflet de ce père drainé de vie qui gît sur des draps achetés par Rastignac34 dans cet espace « sans

rideaux » et « mal éclairé par seule une chandelle » (Goriot, 2006, p. 207). Cette figure

paternelle dans son suprême acte sacrificiel vend « ses derniers couverts » (Goriot, 2006, p. 275)

pour vêtir Anastasie d’une toilette lamée de luxe qui séduit les sens et remplit une fonction

sociale. En effet, portée au second bal de Mme de Beauséant, cette robe devient une arme pour

« dissiper d’affreux soupçons […] qui courent sur elle » (Goriot, 2006, p. 254)35 et pour « attirer

sur elle tous les regards […], en y paraissant dans tout son éclat et avec ses diamants » (Goriot,

2006, p. 254). Ces bijoux drapés sur son décolleté déguisent à peine son cœur de pierre, car

derrière ces diamants se trouve « le grabat sur lequel g[î]t le père Goriot » (Goriot, 2006, p.

286.). Contrastons ces joyaux avec la « petite chaîne de cheveux et un médaillon (Goriot, 2006,

p. 305) de Goriot. Pour Goriot rien n’est plus précieux que sa défunte épouse et ses filles :

« Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blond cendré, sans doute ceux de

madame Goriot. Il lut d’un côté du médaillon : Anastasie, et de l’autre : Delphine. Image de son

cœur qui reposait toujours sur son cœur » (Goriot, 2006, p. 305).

La tenue d’Anastasie, portée pour « conserver les apparences » (Goriot, 2006, p. 257),

s’avère être pour elle plus précieuse que la vie de son père. En payant le prix de cette tenue avec

ses derniers écus, Goriot achète sa propre mort en croyant se procurer l’affection de sa fille, sa

33 Ici, nous faisons allusion à cette citation : « Ses diamants, sa tabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux, disparurent un à

un » (Goriot, 2006, p. 69).

34 Notons un parallèle entre Rastignac et Goriot. Rastignac met en gage sa montre pour aider Goriot et Goriot met en

gage ses biens de valeur pour aider ses filles. 35 Ici, nous faisons référence à cette citation : « Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris les

diamants qu’on prétend vendus par elle » (Goriot, 2006, p. 277).

Page 52: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

44

guérison : « Nasie m’embrassera demain comme son enfant, ses caresses me guériront. Enfin

n’aurais-je dépensé mille francs chez l’apothicaire ? J’aime mieux les donner à mon Guérit-tout,

à ma Nasie » (Goriot, 2006, p. 278). La mort du père vient peu après la mise en gage de ses

derniers articles de valeur, le choix de ce moment précis par le narrateur suggère, tel que nous

l’avons avancé précédemment, qu’avec l’acte de donner, en sacrifiant ses biens personnels, il

s’est sacrifié. Ce dernier geste d’abnégation rompt le « cordon ombilical paternel », la ligne de

vie pour ce père qui existe à travers ses filles. On pourrait donc penser Goriot comme une espèce

de génie qui exauce les souhaits de ses filles et qui s’évapore au moment où il ne peut plus rien

leur procurer.

Lorsque « le père aux écus » (Goriot, 2006, p. 295), titre conféré à Goriot par ses

gendres, n’est plus qu’un « père » sans écus, il est abandonné. La réalisation est cruelle : les

soins et le respect qui jadis lui étaient accordés n’étaient dus qu’à « [s]on argent » (Goriot, 2006,

p. 295). Le récit donne à penser qu’Anastasie et Delphine ne se considèrent que comme ses

héritières et non comme ses filles, sa valeur paternelle étant en corrélation directe avec sa

fortune. De sa position omnisciente, le « narrateur-Atlas » (Fortassier, 1984, p. 7) de cette

tragédie qui décrit comment Delphine qui « fait pâlir » son père parce qu’elle choisit de

« confisqu[er tout] à son profit » (Goriot, 2006, p. 281), proclame dans un discours axiomatique

que « l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du plaisir » (Goriot, 2006, p. 282). Les mots

affectueux prononcés par Delphine à Goriot fardent une tendresse conditionnelle et purement

égoïste puisque ce père dévoué n’est qu’un instrument, utilisé puis renié par Delphine au

moment où elle fait son entrée dans le monde. Dans la chronologie romanesque, la dernière visite

de Delphine à son « cher père » (Goriot, 2006, p. 294) vient bien avant que celui-ci ne tombe

fatalement malade, car, lorsqu’elle est confrontée à un cruel dilemme, à savoir rendre visite à son

Page 53: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

45

père sur son lit de mort ou faire son entrée dans la haute société parisienne, elle retient sans

hésitation la seconde option.

2.6.1 Des actes ignobles ouvrent la porte de la noblesse

Espace luxueux exclusivement réservé à une caste d’élite, l’hôtel de madame la

vicomtesse de Beauséant, « l’une des sommités du monde aristocratique » (Goriot, 2006, p. 73),

situé au faubourg Saint-Germain devient le pivot de l’obsession des arrivistes. Rastignac,

espérant s’élancer dans les hautes sphères de la société, en franchit le seuil et y fait son entrée

dans le monde. Crucialement et cruellement, Delphine, lorsqu’elle passe le pas de cette porte, qui

lui était auparavant fermée, « march[e] sur le corps de son père pour aller [à ce] bal » (Goriot,

2006, p. 281). On s’aperçoit aisément que pour cette fille il vaut mieux que Goriot meure qu’elle

ne « meurt de [son] chagrin » (Goriot, 2006, p. 118) d’une occasion perdue. L’importance de ce

franchissement de seuil est explicite : il vaut la vie de Goriot. Convoquons Bakhtine qui formule

l’idée d’un « chronotope du seuil » qui rattache à ce passage qui rompt l’espace en même temps

qu’il le suture, une « valeur émotionnelle, de forte intensité » (1978, p. 389). Une relation

paternelle rompue, une cruauté validée aux yeux de Delphine qui voit dans cette ligne qui

ponctue l’espace un « tournant de vie » (Bakhtine, 1978, p. 389) qui lui permet de s’initier dans

ce microcosme exclusif où seul le fait d’« être admis dans ces salons dorés équiva[ut] à un brevet

de haute noblesse » (Goriot, 2006, p. 74).

Un examen attentif de l’entrée de Rastignac et de celle de Delphine – respectivement au

premier et au second bal de la vicomtesse de Beauséant –, relève une similarité : tous deux

accèdent à cet hôtel grâce à une invitation procurée par une relation. Eugène réalise sa conquête

spatiale et sociale grâce à sa tante de Marcillac qui envoie une lettre à cette vicomtesse, cousine

qui le convie alors à son bal. Delphine, femme d’un banquier et donc exclue de cette sphère

Page 54: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

46

aristocratique dont les splendeurs la fascinent, pourtant, est déjà déçue, car elle a « cru que de

Marsay [son amant] la ferait arriver à son but » (Goriot, 2006, p. 118). Elle est si désespérée

d’être reçue dans ce salon qu’elle « laper[ait] la boue […] pour [y] entrer » (Goriot, 2006, p. 24).

Cette porte survalorisée et déverrouillée par des gens titrés sert ainsi d’« objet

discriminateur », de structure qui « range, classe, sépare objets et sujets, et organise donc

naturellement les stratégies du désir, du vouloir-faire des acteurs mis en scène par les scénarios

narratifs » (Hamon, 1988, p. 8). Cette barrière séparatrice prend ainsi la forme d’un « objet

volitif » (Hamon, 1989, p. 32), c’est-à-dire « le vouloir de[s] actants affrontés à des obstacles »

(Hamon, 1989, p. 32). Outil narrativisé qui crée du drame, cette porte, qui n’est passée que par

ceux qui possèdent la clé qui les rend dignes d’y entrer, sert de barrière physique, d’obstacle qui

empêche cette femme de la Chaussée-d’Antin36 d’assouvir ses prétentions sociales. L’effet de

son entrée non accompagnée dans cet espace quasiment sacré banaliserait, voire désacraliserait,

ce milieu exclusif réservé à une espèce homogène. Rastignac, qui a déjà son pied dans le monde,

se sert d’une clé qui ouvre la porte à l’ascension sociale de Delphine. Leur relation amoureuse

s’avère fructueuse pour cette opportuniste qui « aim[e] Rastignac autant que Tantale aurait aimé

l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché » (Goriot,

2006, p. 282) ; c’est-à-dire qu’elle l’aime parce qu’il lui a permis de réaliser son désir de

s’introduire dans cette sphère réservée à l’élite. Si Rastignac n’est que sa clé pour s’élancer dans

la haute société, la belle Delphine ne devient pour lui que son « marchepied » (Richer, 2012,

p. 79), son « enseigne » (Goriot, 2006, p. 118) qui le distingue dans cette caste et le rend

désirable aux yeux des autres femmes qui seraient nombreuses à vouloir l’« enlever à elle »

(Goriot, 2006, p. 118), lui permettant de mettre son « pied partout » (Goriot, 2006, p. 118). C’est

36 Contrastons le faubourg Saint-Germain associé aux nobles avec « la Chaussée d’Antin […] le quartier des

banquiers et de la grande bourgeoisie d’affaires » (Riegert, 1973, p. 37).

Page 55: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

47

la lettre envoyée par sa tante de Marcillac à la vicomtesse de Beauséant qui l’aide à ouvrir cette

première porte et le nom de cette protectrice sert de « fil d’Ariane [qui lui permet] d’entrer dans

ce labyrinthe » de l’élite (Goriot, 2006, p. 119).37 Toutefois, c’est la présence d’une femme, un

leurre impératif, qui, ultimement, lui permettra de parvenir dans le monde (Riegert, 1973, p. 22) :

« Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous

la faut jeune, riche, élégante » (Goriot, 2006, p.117). Cet homme qui cherche une proie facile à

conquérir et qui l’aidera à gravir l’échelle sociale, cible Delphine38 ; ce choix n’est pas aléatoire :

Eugène se positionne avantageusement en se renseignant sur ses faiblesses et sur sa jalousie

auprès de la duchesse de Langeais, de madame de Beauséant, de monsieur Muret et du père

Goriot « dans le désir de parfaitement bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de

[s]a maison » (Goriot, 2006, p. 125). Ce partenariat mutuellement avantageux révèle une

symétrie et une parfaite symbiose, car ces deux personnes ambitieuses qui s’instrumentalisent

l’une et l’autre « s’étaient rencontré[e]s dans les conditions voulues pour éprouver l’un par

l’autre les plus vives jouissances » (Goriot, 2006, p. 281).

À ce trousseau de clés composé de noms et de relations, s’ajoutent la cruauté et l’égoïsme

puisque le chemin pour s’initier dans ce monde « infâme » (Goriot, 2006, p. 116) est pavé de

« crimes mesquins » (Goriot, 2006, p. 280). L’incarnation de la corruption, Vautrin, tentateur,

rhéteur et l’unique détenteur du passe-partout dans la pension Vauquer, « un spécialiste des

serrures » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, Goriot, p. 7) fait de la cruauté

une clé pour atteindre ses intérêts personnels. Ce « moraliste subversif » livre à Rastignac une

37 « En se disant cousin de madame de Beauséant, il fut invité par cette femme, qu’il prit pour une grande dame, et

eut ses entrées chez elle » (Goriot, 2006, p. 74). 38 « En fait, dans une société où le gout du luxe et l’âpreté des ambitions dominent, l’intérêt corrompt tous les

rapports, à l’intérieur du mariage comme dans les liaisons extra-conjugales. Les hommes sont des corsaires, des

chasseurs ou des pêcheurs de dot, pour qui une femme est avant tout une proie et un moyen de parvenir ou de

s’enrichir » (Riegert, 1973, p. 22).

Page 56: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

48

« grande leçon d’arrivisme » (Riegert, 1973, p. 39), proposant d’assassiner l’héritier d’un père

fortuné afin de procurer à cet enfant ambitieux et à lui-même une vaste fortune par son

admiratrice et future femme, l’héritière, Victorine Taillefer.39 Espérant faire agir son allocutaire,

Vautrin établit une comparaison qui favorise son objectif : « Entre ce que je vous propose et ce

que vous ferez un jour, il n’y a que le sang de moins » (Goriot, 2006, p. 150). Ce geste meurtrier

est un crime minime d’après Vautrin lorsqu’il le contraste avec la réalité gangrenée de la caste

d’élite qui commet des crimes « élégants », oubliés par « la réussite et [par] l’aptitude à déguiser

le forfait sous de belles apparences » (Riegert, 1973, p. 41). À chaque échelon que gravit ce

héros ambitieux sur l’échelle sociale, il sacrifie peu à peu sa vertu, car « vouloir être grand ou

riche, n’est-ce pas se résoudre à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler ? » (Goriot,

2006, p. 151).

Pour triompher dans ce champ de bataille sociale, Rastignac fait le « sacrifice de sa

conscience » (Goriot, 2006, p. 281) : il ignore le crime paternel de sa maîtresse et ce qui semble

lui coûter plus, il retire la petite fortune de sa propre famille pour « l’égoïsme de [s]on avenir »

(Goriot, 2006, p. 131). Les parcours de ces amants ne sont pas si différents ; en fait, une symétrie

étonnante semble unir ces amants-complices. Rastignac écrit une lettre à sa « bonne mère40 » –

comme Delphine s’adresse à son « cher père » lorsqu’elle cherche des dons matériels –, pour lui

demander de vendre ses « anciens bijoux » et « de vendre les dentelles de [s]a tante » (Goriot,

2006, p. 123) pour qu’il puisse avoir des tenues élégantes et des gants propres pour faire son

chemin dans le monde. Derrière sa réussite est une « mère [qui] a tordu ses bijoux » et une

39 Remarquons que les deux voies vers la réussite présentées par la vicomtesse de Beauséant et par Vautrin

soulignent que pour y parvenir il faut séduire une femme. 40 Les mots « ma chère mère » et « ma bonne mère » (Goriot, 2006, p. 122) utilisés par Rastignac sont similaires à

ceux utilisés par Delphine et Anastasie lorsqu’elles disent « [m]on bon père […], mon cher père » (Goriot, 2006,

p. 294) pour lui demander de l’argent ; des adjectifs affectifs précèdent une demande de dons matériels.

Page 57: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

49

« tante [qui] a pleuré […] en vendant quelques-unes de ses reliques » (Goriot, 2006, p. 130) ;

elles font pour Eugène un sacrifice qui lui demeure caché, pour éviter que cet « argent [ne lui]

brûl[e] les doigts » (Goriot, 2006, p. 130). Ces images font écho au « père Goriot [qui lui aussi]

tordai[t] son vermeil et le venda[i]t pour aller payer la lettre de change de sa fille » (Goriot,

2006, p. 130). On en viendrait presque à considérer que le prix requis, voire la clé de réussite

pour parvenir dans ce monde noble, est d’accomplir des actes ignobles. Il semble que pour

s’initier dans cette société close, un sacrifice familial doit être fait. La vicomtesse de Beauséant

qui s’assoit sur le trône de cette caste d’élite conseille à Rastignac de « calcule[r] »

« froidement » pour avancer dans ce monde (Goriot, 2006, p. 117). Dans cette sphère

aristocratique, il faut être « froi[d], [égoïste] et calculateur » et ne penser les « hommes et les

femmes que comme [d]es chevaux de poste [qui ne sont] qu[‘à …] laiss[er] crever à chaque

relais [pour] arrive[r] ainsi au faîte de [ses] désirs » (Goriot, 2006, p. 117). Les crimes se

multiplient pour ces complices qui veulent réussir à tout prix pour orbiter dans cette haute sphère

constellée de nobles. Une clé dorée incrustée d’actes ignobles déverrouille donc une porte

exclusive.

Page 58: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

50

CHAPITRE 3 :

LE TYPE D’ENTRÉE DANS L’ESPACE DOMESTIQUE

Page 59: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

51

Tout objet architectural pourra être appréhendé par

le texte littéraire avant tout comme un objet

discriminateur, différentiel, analysant l’espace par

cloisons et contiguïtés : il ouvre ou obstrue, il inclut

dans le même temps qu’il exclut, il distingue un

conjoint d’un disjoint, un ici d’un ailleurs, il

cloisonne, distribue, sépare, range, classe sujets ou

objets, et organise donc naturellement les stratégies

du désir, du vouloir faire des acteurs mis en scène

par les scénarios sémiotiques

Hamon, 1988, p. 8

La sphère privée « revêt temporairement le caractère d’un espace public » (Coenen-

Huther, 1991, p. 305) lorsqu’elle est territorialisée par la compagnie. Celui qui arrive après que

les portes sont fermées découvrira que son invitation a expirée et restera en dehors de la demeure

privée ; celui qui prolonge son accueil sera gentiment expulsé, car, comme l’explique, Jean-

François Richer résumant la pensée d’Abraham Moles et d’Élisabeth Rohmer (1998), « la porte

est […] un dispositif essentiellement temporel ; elle est un paramètre qui montre que le

quadrillage de l’espace humain est un processus lié à la temporalité » (2012, pp. 83-84).

Il n’y a peut-être que le criminel et le non-initié qui espèrent accéder à l’espace privé hors

des heures prescrites. Ce stéréotype de l’arrivée tardive explique les réactions provoquées par

l’entrée de Vautrin à la pension Vauquer vers deux heures du matin ; arrivée présentée comme

singulière et contrastée avec celle de Rastignac qui « se présent[e au] moment » où Christophe

allait « mettre les verrous à la porte » (Goriot, 2006, p. 73). Cet événement suspicieux éveille la

curiosité de Rastignac qui se dit : « C’est singulier ! Christophe avait mis le verrou » (Goriot,

2006, p. 77). La crainte de madame Vauquer qui crie « Qui va là ? » (Goriot, 2006, p. 77),

illustre que l’heure à laquelle s’ouvre une porte affecte la manière dont une arrivée sera perçue.

À une heure précise, le verrou est mis sur la porte, l’accès à l’espace privé est interdit et la

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52

maison devient une espèce de forteresse où le moindre son signale une menace. Le contraste est

frappant avec le jour : cette pension est tellement perméable pendant la journée que l’entrée des

inconnus n’est pas questionnée ; Delphine et Anastasie s’introduisent dans la pension pour visiter

leur père sans frapper à la porte et elles « gliss[ent …] de la rue jusqu’à la cuisine41 » (Goriot,

2006, p. 66) sans donner leurs noms. Verbe descriptif qui dénote une progression désinhibée,

« glisser » évoque l’idée de « deux surfaces [qui] rest[ent] en contact permanent » (« Glisser »,

Le Robert, 2017, p. 1158). Définition importante qui trace l’image d’un passage poreux – une

pension qui « opère […] sans [aucun] souci […] de sélectivité » (Coenen-Huther, 1991, p. 308) –

sans seuil où le dehors constitue également le dedans. Cette porosité signale que chez

Mme Vauquer il n’existe ni exclu ni intrus ; il n’y a que des inclus. L’hôtesse de ce « domicile

“moulin”42 » (Coenen-Huther, 1991, p. 309), où l’« on s’invite soi-même et l’acceptation est

tacite » (Coenen-Huther, 1991, p. 309), ne défend pas sa porte d’entrée en journée, n’ayant pas

de portier.

Domine dès lors l’idée que la sorte de porte qui protège la pension change entre le jour et la

nuit : pendant les périodes de clarté, la pension est défendue par une « porte à claire-voie »

(Goriot, 2006, p. 45), barrière poreuse qui est nuitamment remplacée par une « porte pleine »

verrouillée (Goriot, 2006, p. 46). Cette barrière érigée à la tombée du jour entraverait l’entrée

d’Anastasie et de Delphine à minuit : leurs pieds ne passeraient pas ce seuil sans qu’elles cognent

à la porte pour demander à être admises. L’« acceptation tacite » (Coenen-Huther, 1991, p. 308)

41 N’oublions pas « l’écriteau » « surmont[é] » sur « la porte bâtarde » qui dit : « MAISON-VAUQUER, et dessous :

Pension bourgeoise des deux sexes et autres » (Goriot, 2006, p. 21). L’adjectif « autres » est une addition ambiguë,

une « allusion à une “variabilité sexuelle” », une « exploration balzacienne des problématiques de sexes et de

genres » (Murat, 2007, p. 54). De tout évidence, tous sont admis, les « autres », les « hommes[, l]es femmes, [l]es

jeunes gens et [l]es vieillards » (Goriot, 2006, p. 45). 42 Jacques Coenen-Huther décrit ce type de domicile comme un lieu où « [l]’ouverture s’opère […] sans souci de

symétrie ni de sélectivité, à l’égard de tous ceux qui trouvent un prétexte pour imposer leur présence » (1991,

p. 309).

Page 61: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

53

qui s’opère passivement durant la journée devient strictement sélective le soir car, « durant la

nuit, la maison doi[t] redevenir un monde clos sur lui-même » (Deaucourt, 1992, p. 22). Cette

sélectivité, phénomène qui protège l’intimité de la sphère privée, repose carrément sur la

temporalité.

Défendre l’intimité de la demeure privée nécessite des heures d’inaccessibilité où

l’espace est temporairement « caractéris[é] par [une] insularité et par [une hyper-]exclusivité »

(Heathcote, 2013, p. 309), où la sphère publique ne s’impose pas à la sphère privée. Le concept

même de l’intimité repose sur l’exclusion. Dans le contexte des scènes intimes, le refus est la

règle, et non l’exception ; l’accès doit être mérité par celui qui pénètre dans la demeure, car

s’introduire dans un espace privé à une heure qui n’est réservée qu’à une poignée d’élus signifie

que l’hôte « consen[t] » à son « intrusion » (Meder-Klein, 2005, p. 8).

En tenant compte du rapport entre la spatialité et la temporalité, grâce à la mobilité de la

porte, nous analyserons dans ce chapitre comment le type d’entrée expose une intimité

personnelle ou une exclusivité sociale ; et surtout comment une entrée inopinée sert à

interrompre la scène qui se déroule et introduit des événements imprévus dans le déroulement de

l’action qui changent le cours du récit. Nous décortiquerons les types d’entrées – quelle porte

s’ouvre ? à qui ? quand ? –, ce qui nous permettra de positionner les personnages comme intrus,

visiteur ou invité.

3.1 Une arrivée inopinée

L’hôtel aristocratique, bien qu’il soit un « instrument […] de sociabilité » (Coenen-

Huther, 1991, p. 303), est aussi un espace privé, familial, protégé par le portier, « dont la seule

tâche [est] de fermer et d’ouvrir le portail, de surveiller les échanges entre la maison et le monde

extérieur » (Deaucourt, 1990, p. 16). Cet accueil par le portier, domestique qui s’« impose au

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54

seuil des hôtels prestigieux » (Deaucourt, 1990, p. 30), devient un moyen discret d’assurer que

les tranches temporelles réservées aux différents types d’invités soient respectées. Certes,

l’échéancier des visites préétabli par la propriétaire instaure une hiérarchie organisée selon un

ordre décroissant d’importance : l’amant s’introduit dans la demeure à une heure précise,

moment distinct de celui où un parent y serait permis, lui-même différent de celui attribué à une

simple connaissance, laquelle a aussi un temps d’entrée distinct de quelqu’un qui fait honte. Pour

reprendre une formule déjà citée de Philippe Hamon, comme « on ne fait pas n’importe quoi

n’importe où » (1988, p. 10), on ne fait pas n’importe quoi, n’importe quand. Il faut bien noter

ici une structuration sociale où l’intimité est entrelacée avec la temporalité.

C’est une leçon apprise par Rastignac, néophyte de cette bonne société, lorsqu’il se

présente à la porte de sa cousine, la vicomtesse de Beauséant « à quatre heures et demie »

(Goriot, 2006, p. 307) et découvre que son entrée aurait été déclinée s’il était arrivé « [c]inq

minutes plus tôt » (Goriot, 2006, p. 105) ; ce valet qui suit le protocole n’ouvre cette porte qu’à

cette heure précise. Cette frontière temporelle s’explique par le fait que, avant cette heure, la

vicomtesse et son amant le marquis d’Ajuda-Pinto se trouvent derrière cette porte fermée,

jouissant d’une intimité complète dans cette zone non surveillée. Une description de leur échange

amoureux étant omise, le narrateur balzacien, voyeur par excellence doté d’un complexe

d’Asmodée, semble respecter ce rendez-vous privé, ne divulguant que l’« ultimatum » (Goriot,

2006, p. 106) que le marquis devrait livrer à sa maîtresse au moment où la porte de ce petit salon

s’ouvre et « le valet de chambre de la vicomtesse annon[ce] monsieur Eugène de Rastignac »

(Goriot, 2006, p. 106).

L’arrivée inopinée de ce parent trace une asymétrie de pouvoir : la pièce privée est

précarisée par cette porte non verrouillée qui s’ouvre de l’extérieur et désamorce l’intimité,

Page 63: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

55

« bris[sant] la clôture du privé, l’ouvr[ant …] au scandale » (Lafon, 1988, p. 67) en laissant

échapper les derniers mots prononcés par ces amants. Exposons qu’une porte qui s’ouvre de

l’extérieur devient un obstacle à l’intimité. Un salon n’est pas un sanctuaire et c’est une vaine

chimère que de se croire isolé, « car l’autre est toujours à côté » (Lafon, 1988, p. 67). Ainsi,

explicitons le danger de nier la mosaïque de l’espace domestique, c’est-à-dire la contiguïté des

« pièces [qui s’]ouvrent sur d’autres pièces, les portes sur d’autres portes » (Lafon, 1988, p. 67)

dans une vaste configuration horizontale de contenus contigus.

La porte exerce ainsi une triple fonction structurante : elle trace des « frontières spatiales

tangibles » (Richer, 2012, p. 26), elle agit comme un mécanisme clé qui instaure un système

spatio-temporel et elle sert d’instrument d’intervention scénique. Bien que « la porte se fond

souvent à l’arrière-plan de la scène représentée » (Green, 2016, para. 1), elle a la capacité

exceptionnelle d’agir activement dans le récit : exposons que cette entrée inopinée dramatique

d’Eugène crée une simultanéité scénique où la fin de la scène entre ce couple illégitime

s’entremêle avec le début de la scène où ce héros arrive. Le calme devient le chaos, dans ce

« coup » où Rastignac « vol[e] » « l’intimité » (Richer, 2012, p. 54), renverse l’axe de l’autorité

par cette surprise, créant ainsi par sa proximité une présence encombrante qui « supplante [cette]

union amoureuse » (Richer, 2012, p. 54).

Cette surprise, où ce provocateur perturbe l’ordre dans un chaos qui le favorise et qui

défavorise l’hôtesse prise au dépourvu par son arrivée, constitue, postulons-nous, un moyen de

positionner cet intrus pauvre dans une position de force. Un danger subtil est exposé par ce

romancier : les heures d’accessibilités posent danger. Type de jeu de roulette russe – on ne sait

jamais à l’avance qui vient quand pour causer de quoi –, cette porte ouverte crée un climat

d’incertitude, l’hôtesse étant « incapable de fermer sa porte » (Goriot, 2006, p. 105) à une heure

Page 64: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

56

précise, contrairement à « certaines dames du monde [qui] ont ce pouvoir » (Richer, 2012, p. 84).

Pensons à l’idée de l’horloge qui sonne minuit du conte de Cendrillon : dans cette scène nous

notons l’effet transformateur de l’horloge qui sonne les quatre heures et demi et remplace ainsi la

magie de l’intimité avec le potentiel de l’infamie.

S’« ensuit toute une suite » (Lafon, 1988, p. 67) d’actes frénétiques : l’hôtesse jette un

regard violent, « l[ève] l’index de sa main droite » (Goriot, 2006, p. 107) et « s’élance » dans un

« bizarre » « ballet sans musique » (Riegert, 1973, p. 67). Dans ce salon semi-public

soudainement soumis à la surveillance de ce spectateur intrusif se déroule un jeu d’amour

clandestin fondé sur une « inclusion vigilante » (Lafon, 1988, p. 67) ; Henri Lafon désigne par ce

terme une intimité censurée pourtant préservée dans « de petits espaces clandestins » (1988,

p. 67) et conservée par un jeu de langage implicite qui exclut l’intrus.

L’entrée inopinée de Rastignac est une interruption, voire une diversion, accueillie avec

plaisir par l’amant de l’hôtesse qui « s’empress[e] de gagner la porte » (Goriot, 2006, p. 107) à

l’arrivée de ce parent. Le marquis, qui cherche « une porte de sortie » s’efforce d’éviter de

révéler à sa maîtresse qu’« il épous[sera] une demoiselle de Rochefide » (Goriot, 2006, p. 106).

Balzac crée ainsi l’image d’une porte tournante, c’est-à-dire d’un dispositif qui se ferme et

s’ouvre quasiment simultanément, permettant à l’amant de partir, et au parent de s’introduire

dans ce « petit salon coquet, gris et rose » (Goriot, 2006, p. 107). Le conflit entre ces amants est

évité par l’entrée en scène de Rastignac : l’ouverture de la porte met trois points de suspension à

ce dialogue, complexifiant ce récit par ce non-dit. Toutefois, le silence autour de ce secret mal

gardé s’avère être une stratégie narrative qui permet de prolonger la présence de la vicomtesse

dans le monde. C’est grâce à cette porte qui s’ouvre inopinément que « la vicomtesse rest[e] à

Paris pour [servir] son jeune parent » (Goriot, 2006, p. 125) dans son initiation au grand monde.

Page 65: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

57

La porte se pose donc comme un outil narratif, créant des interventions et des transitions et

brisant la tension en suspendant ce fil de l’histoire à ce moment crucial pour tisser un autre fil

narratif dans le récit.

3.2 La porte qui « déclench[e] des transformations narratives43 »

Interruption qui s’avère charnière à la chaîne d’événements qui suit, la porte qui s’ouvre

sur la vicomtesse et le marquis d’Ajuda change le cours du récit. Si le mariage imminent entre le

marquis et la demoiselle de Rochefide avait été annoncé sur-le-champ, l’histoire, de toute

évidence, aurait pris une tangente bien différente. Le narrateur ralentit le rythme du récit et

introduit un nouveau tournant dans l’histoire au moyen de la simple rotation de la poignée de

cette porte. La présence de la porte fait office de menace potentielle : elle peut à n’importe quel

moment servir d’instrument pour « déclencher des transformations narratives » (Hamon, 1993,

p. 243). Elle « assur[e] un “effet de réel” en fournissant à la fiction cadre, [un] ancrage et arrière-

plan vraisemblable » (Hamon, 1988, p. 6) et produit plausiblement un coup de théâtre, par « le

geste naturel », voire banal, « d’ouvrir [la] porte » (Stawinski-Jannuska, 2004, p. 21).

Pensons dès lors que la présence de la porte ouverte est calculée et stratégiquement

placée pour aboutir à l’avancement de l’histoire. Cécile Stawinski-Jannuska explique que son

pivotement « ne peut être mentionné dans un récit sans que l’auteur ne lui donne une

signification » (2004, p. 21), d’autant que cet objet architectural ne s’ouvre pas de sa propre

volonté, sa position change grâce à une force motrice qui la mobilise (Cybersavoir, 2011).

L’auteur insère cet acte dans le but précis de provoquer, à l’instar d’un effet de domino, l’action

qui suit. Cet « entre-deux » qui lie ce qui précède avec ce qui suit interrompt la scène pour

détourner l’attention de celui ou ceux qui sont dans la pièce vers celui ou ceux qui y pénètrent.

43 Cette formule est tirée de l’ouvrage Du Descriptif de Philippe Hamon (1993, p. 243).

Page 66: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

58

L’exemple par excellence dans notre corpus d’une arrivée inopinée qui met en pause la

scène qui se déroule pour introduire une péripétie dans l’intrigue se trouve chez les Grandet.

Rappelons qu’un « coup de marteau […] malveillant » (Grandet, 2016, p. 38) et nocturne par

« Charles, le faux prince charmant » (Mozet, 1982, p. 148) constitue un événement perturbateur

dans Eugénie Grandet. Espèce de paroxysme scénique, l’arrivée de cette « créature divinisée »

(Bafaro, 2007, p. 48) est théâtralisée, étant synchronisée avec des événements dramatiques : « Au

moment où madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considérable qui eût jamais été

ponté dans cette salle, et que la grande Nanon riait d’aise en voyant madame empochant cette

somme, un coup de marteau retentit à la porte de la maison » (Grandet, 2016, p. 90). Le choix de

synchroniser ces phénomènes exceptionnels sert à intensifier la dimension extraordinaire de

l’arrivée inopinée de ce parent.

Après cet « événement sonore imprévu » (Augoyard et Torgue cité dans Richer, 2012,

p. 61), le fil narratif est suspendu. En effet, ce drame débuté par une onde sismique déchire la

chronologie narrative qui se scinde en deux périodes : celle qui précède l’arrivée inattendue de

Charles et celle qui la suit. Cette audace inouïe, « porte qui s’anime [et] prend vie » (Richer,

2013, p. 329) déclenche de vastes effets : les vibrations sonores de cette porte qui résonne

semblent parcourir le corps des « femmes [qui] sautèrent sur leurs chaises » (Grandet, 2016, 90).

De plus, « ce grand tapage » (Grandet, 2016, p. 90) fulgurant anime les actants qui

« s’écrie[nt] », « s’élance[nt] » (Grandet, 2016, pp. 90-91), et s’interrogent sur ce malvenu44 qui

ose heurter ce marteau à « neuffe-s-heures » (Grandet, 2016, p. 91). La porte devient, par une

force centripète, un lieu d’assemblement et l’objet de regards pénétrants. Le drame est lancé par

44 Dans cette scène, examinons les adjectifs qualificatifs et les adverbes accolés aux gestes : « grand tapage »,

« Grandet se retourna brusquement », « Puis il tira vivement la porte de la salle » (Grandet, 2016, pp. 90-91 ; nous

soulignons). « Grand », « brusquement » et « vivement » colorent le texte d’une vivacité.

Page 67: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

59

cette « sonorité narrativisée » (Richer, 2013, p. 331) qui « socialis[e] l’identité du

déambulateur » (Richer, 2013, p. 343). Un jeu de « toc, toc ! Qui est là ? » se joue parmi ce

groupe qui assiste à l’anniversaire d’Eugénie. Ce « brui[t hyperbolique qui] di[t] déjà […] ce que

[l’étranger] ne sera pas » (Richer, 2013, p. 343) puisque, agressif à l’excès, il « le désigne

comme étranger[, comme] une menace à neutraliser » (Le Huenen et Perron, 1980, p. 54). Un

personnage résume ainsi l’idée : « Ce n’est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi »

(Grandet, 2016, p. 90). Nanon s’interroge, employant erronément le pluriel : « Veulent-ils casser

notre porte ? » (Grandet, 2016, p. 90). Ce son émotif qui le désigne comme étranger devient un

motif : cet « Autre absolu » (Mozet, 1982, p. 148) dans ce logis hostile, comparé par le

romancier à « un colimaçon dans une ruche » (Grandet, 2016, p. 92) sera toujours, aux yeux de

Grandet, l’intrus.

3.3 Charles Grandet détient une clé de l’hérédité

Il est permis à Charles, un intrus, armé d’une « clé de l’hérédité » de pénétrer dans la maison

Grandet, un « anti-palais » (Mozet, 1982, p. 148). L’accueil de ce dandy parisien, orphelin qui

aurait été ostracisé sans ce nom « Grandet », marque une dégradation flagrante de ce

« sociotope45 » exclusif où seuls « six » (Grandet, 2016, p. 66) individus sont autorisés à entrer.

Ce parisien est autant « hors cadre » (Le Huenen et Perron, 1980, p. 53) dans cette maison

« carcérale » (Petitier, 2010, p. 165) que Rastignac, le provincial à Paris.

La clé suprême est le népotisme : ce dandy inconnu passe la porte d’entrée de cette

« forteresse familiale » et, peu après, réussit à dépasser « la limite du public et du privé […] à

l’intérieur même du domicile » (Coenen-Huther, 1991, p. 305). Charles, « logé […] au second

45 Nous entendons par « sociotope », une zone « puissamment investi[e] par le social, et qui prédispos[e ses] acteurs

à des comportements normés et prévisibles » (Diaz, Duchet et Le Huenen, 2009, para. 11).

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étage » (Grandet, 2016, p. 115) dépasse le rez-de-chaussée d’un seul coup, pénétrant dans les

domaines intimes de la vie privée dès la première soirée de son arrivée. Il y parvient par

l’escalier qui dichotomise dans cette maison la sphère domestique en espaces privés et publics.

Ce privilège permet à Charles de monter l’escalier pour pénétrer dans l’espace intime de ses

parents et, à l’opposé, force les autres visiteurs – simples connaissances et subordonnées de

longue date – à rester au rez-de-chaussée, « secteu[r] du logement […] aménag[é] de manière à

projeter une certaine image de ses occupants tout en révélant le moins possible de leur intimité »

(Coenen-Huther, 1991, p. 305).

3.3.1 Eugène de Rastignac détient une clé de l’hérédité

Le salon parfumé situé au rez-de-chaussée, à proximité de la porte d’entrée (ce qui suggère

déjà sa banalité), est le théâtre social, voire une pièce de plaisir, à la province comme à Paris,

chez la bourgeoisie et l’aristocratie. Soulignons la tromperie des salles de bal lustrées qui

séduisent les sens par les charmes éblouissants et où l’« on va […] pour y être vu » (Richer,

2012, p. 26), mais pas connu. Rastignac, le parent éloigné, mais privilégié, qui hérite d’un,

empruntons la formule à Jean-François Richer, « surplus d’intimité octroyé » (2012, p. 83) par

les Marcillac, dépasse ce rez-de-chaussée lors de sa deuxième visite à sa cousine, la vicomtesse

de Beauséant et « pénétr[e] dans [s]es appartements [où] il […] voi[t] pour la première fois les

merveilles de cette élégance personnelle qui trahit l’âme et les mœurs d[e cette] femme de

distinction » (Goriot, 2006, p. 105). Passant du rez-de-chaussée au salon, nous comptons deux

portes passées, un majestueux escalier monté et une troisième porte close qui protège ce salon

rose. Dans cette course à obstacles divisée en pièces spécialisées,46 ponctuées de mécanismes

46 Jean-François Staszak explique que « [l]a différenciation des fonctions des pièces et des statuts des membres du

foyer s’effectue généralement sur un mode hiérarchique, selon leur prestige, leur importance, leur pouvoir, etc. »

(2001, p. 345).

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d’intimité, « l’habitant[,] en plaçant des dispositifs destinés à provoquer des détours » (Ocampo,

2010, para. 6) canalisent les invités loin du domaine privé.

Il faut rappeler qu’être vu à « nu » par un inconnu ou un intrus est un véritable drame.

Remarquons l’effet péjoratif du décor « personne[l] » qui « trahit » (Goriot, 2006, p. 105) le

résident : les objets, comme nous l’avons précédemment démontré, deviennent des « traîtres »

devant un intrus, divulguant involontairement l’être intime, sa conscience morale et ses secrets.

Ce salon rose aux portes closes est tourné vers l’intérieur et s’apparente à une micro-forteresse.

Cette porte du salon, qui se referme sur des vérités secrètes dont l’accès est limité, la poignée

précieuse n’étant tournée du dehors que par le valet de chambre, ne s’ouvre pas à quiconque.

Suivons la longue « chaîne de sécurité » pour accéder à ce salon. Avant d’y accéder, le « cocher

cri[e] la porte, s’il vous plaît ! », mots clés prononcés qui font qu’« un suisse rouge et doré »

(Goriot, 2006, p. 104) ouvre la porte de l’hôtel, puis Eugène est soumis au regard scrutateur de

« trois ou quatre valets » (Goriot, 2006, p. 104), il rencontre ensuite des « valets sérieux »

(Goriot, 2006, p. 105) qui ouvrent la porte vitrée de l’hôtel et, enfin, il découvre la dernière

barrière de sécurité, « le valet de chambre » (Goriot, 2006, p. 106) qui tourne le bouton de la

porte du salon rose.

Le décor planté et la teinture féminisée de ce salon codifient les actes corporels et langagiers,

car, pour Balzac, « tout doit être profondément incarné » (Laubriet, 1958, p. 29). Rappelons-nous

que les couleurs rouge et blanc, symbolisant respectivement l’amour passionnel de l’amant

(« Rouge », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 960)47 et l’amour pur du parent (« Blanc »,

Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 144),48 « enfantent » cette teinte rose. Celle-ci constitue ainsi le

47 Bien que le rouge renvoie à une panoplie de symboles, nous ancrons notre étude sur le rouge comme emblème des

instincts sexuels. Cette association chromatique universelle est puisée dans le domaine de la biologie où le rouge sert

de signe visuel de la fécondité (« Rouge », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 960). 48 Pour les Chrétiens, Jésus-Christ, l’incarnation de la pureté parfaite, est étroitement associé à la couleur blanche.

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produit d’un métissage chromatique qui, par ces frontières brouillées, l’une étant diluée par

l’autre, exemplifie l’intimité. Rastignac non-initié, parent éloigné, détient la clé de l’hérédité :

sa lignée sanguine diluée, représentée par ce rose symbolise l’amour maternel de sa protectrice.

3.4 Un nom honteux ferme la porte

Des accueils antonymiques s’inscrivent en rose et en bleu dans le thermomètre chromatique :

l’accueil chaleureux reçu dans la salle rose de la vicomtesse de Beauséant s’oppose à la réception

glaciale en dehors du « “boudoir bleu” de Mme de Restaud » (Richer, 2012, p. 216). Cette

seconde couleur qui est « la plus froide des couleurs » (« Bleu », Chevalier et Gheerbrant, 2012,

p. 148), est, prophétiquement, l’inscription sur le mur de l’ignorance sociale fatale pour cet

arriviste à sang bleu très dilué, personnage à qui il est permis de pénétrer dans cet espace où

seuls « les gens de distinction » (Goriot, 2006, p. 98) sont acceptés. Explicitons en gradation le

danger de cette porte aristocratique automatique, privilège hérité et non mérité par ce « bien-né »

(Lefebvre, 2015, p. 39) : ce néophyte naïf qui portait « un habit noir » (Goriot, 2006, p. 97)

devient le mouton noir en raison de son crime consistant à « ignor[er] qu’on ne doit jamais se

présenter chez qui que ce soit à Paris sans s’être fait conter par les amis de la maison l’histoire du

mari, celle de la femme ou des enfants » (Goriot, 2006, p. 106). Analysons la symétrie de

signifiance établie entre les murs bleus, ce boudoir qui lui est interdit, et l’habit noir qui préfigure

la mort de honte de cet enfant ignorant : le premier appelle l’idée d’un être qui devient bleuâtre

d’une mort sociale et le boudoir balzacien amplifie cet aspect tragique, étant, selon Jean-François

Richer la pièce privilégiée où les mots empoisonnés prononcés « provoque[nt] un renversement

funeste chez les personnages masculins » (2012, p. 227). Remarquons que le suprême symbole

de la mort est son « habit noir » porté erronément « à deux heures et demie » (Goriot, 2006,

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63

p. 97), couleur de « la mort » (« Noir », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 776) qui préfigure que

ce mouton noir sera mis sur la liste noire.

Si les transgressions sociales de Rastignac se multiplient, son crime principal vient de ce

réflexe fatal consistant à déclarer après son arrivée inopinée – synchronisée avec l’ouverture de

la petite porte parfaitement positionnée pour révéler une « souris » sciemment faufilée par la

porte de service – qu’il a vu le père Goriot, sortant par ce « trou d’invisibilité ». Balzac

problématise l’interface dangereuse entre l’acte de voir et celui de divulguer son savoir. Dans cet

hôtel une danse socio-spatio-temporellement chorégraphiée par le valet pour faire glisser ce

parent honteux par le passage privé (au seuil des créneaux horaires entre des visites paternelles

privées et des visites publiques) ; positionnée à l’arrière, cette sortie de secours est utilisée pour

cacher ce pauvre père des visiteurs distingués. Des « restrictions sélectives » (Hamon, 1972,

p. 105) – à savoir l’heure matinale de son entrée et l’accès qui ne se fait que par la porte dérobée,

le pôle de la répulsion – positionnent ce personnage non voulu hors des scènes où les autres sont

reçus. Ses visites privées, pré-planifiées, doivent se conformer à deux critères : il lui est

strictement défendu d’entrer par la porte avant et de visiter sa fille spontanément ; ses visites

personnelles ne sont que des convocations unilatérales (il n’a aucune autorité pour simplement

passer chez Anastasie à l’improviste).

Cette asymétrie de pouvoir est rééquilibrée : au pôle opposé, des élites qui pénètrent

comme visiteurs dans cet hôtel privé par la porte publique, détiennent des cartes d’entrée

quasiment blanches. Cette liberté leur est accordée parce qu’ils ne sont que des simples

instruments d’exclusivité, qui ne sont acceptés que pour conférer de la valeur à cet hôtel où « la

maîtresse de la maison » s’attache à « prouver qu’elle n’a chez elle que des gens de distinction »

(Goriot, 2006, p. 98). Par souci de ne pas souiller sa sphère privée par des non-élites déguisés,

Page 72: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

64

elle ne semble convier que ceux qu’elle puise dans la liste hyper-exclusive d’invités de la

sommité parisienne ; ce premier bout de papier officiel « baptise » les nouvellement acceptés.

Pour Anastasie, ancienne Goriot préoccupée par le prestige « fond[é] sur des critères dont

le domaine de validité est la sphère publique » (Coenen-Huther, 1991, p. 305), il s’avère crucial,

voire nécessaire que la première rencontre avec Rastignac, logé chez Mme Vauquer, se passe

dans le salon pompeux de la vicomtesse de Beauséant. On a l’impression qu’une catastrophe

irrémédiable est évitée par le fait qu’ils ne se voient pas en premier dans l’escalier de la pension

Vauquer. Balzac, qui ne « fait se croiser les flèches de l’espace et du temps » (Richer, 2011,

p. 189) de ces personnages qu’à ce moment crucial aurait mis une fin tragique, prématurée, aux

prétentions aristocratiques de Rastignac si Anastasie avait le moindre soupçon qu’il était « porte

à porte dans la même pension [que] le père Goriot » (Goriot, 2006, p. 101).

Le lecteur observe ici le triomphe d’une innocente tromperie : une stratégie narrative

consistant à placer le pied de Rastignac, un caméléon social dans la porte de l’élite, chez sa

« prestigieuse cousine » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Gengembre, 1989, p. 9), ce

qui l’anoblit et crée chez la comtesse de Restaud une fausse première impression. Cette

présomption erronée révèle une limite à la loi de la consubstantialité espèce-espace balzacienne :

soulignons le danger de présumer de l’unicité entre le visiteur et l’espace dans lequel il est

invité.49 Au bal, Rastignac est « le Cendrillon mâle » ; ce non-initié bien déguisé danse avec

Anastasie – proximité corporelle qui devient une deuxième clé qui assure son entrée dans son

hôtel : la coprésence n’est pas assez, il faut converser (ouvrir la porte dialogique) – et reçoit,

49 Balzac noue l’intrigue par une esthétique antithétique visiteur-espace : le drame se déroule par des discordances

entre le personnage et l’espace visité. Multiplions les exemples balzaciens : le père Goriot est hors cadre chez sa

fille, mystère que Rastignac s’attache à résoudre ; la présence d’Anastasie et de Delphine, les deux femmes

bellement mises s’opposent à la pauvreté de la pension Vauquer et provoquent des chuchotements des pensionnaires

; le charmant monsieur Charles Grandet qui rend visite à son oncle dans Eugénie Grandet contraste manifestement

avec la maison grise.

Page 73: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

65

« [e]n se disant cousin de madame de Beauséant » (Goriot, 2006, p. 74), une invitation ouverte.

L’illusion est toutefois promptement dissipée : celui qu’elle considère être un aristocrate est

rapidement démasqué comme un illettré qui n’a pas encore « l[u] le grand livre de la société »

(Balzac, Le Père Goriot, introduction par Gengembre, 1989, p. 7). L’erreur révélatrice de son

statut de non-élite, qui le déplace du pôle de l’allié avantageux à l’antagoniste, est constituée

de ces trois « mots irritants et empoisonnés » (Richer, 2012, p. 232) qui s’échappent de sa

bouche par curiosité : « le père Goriot » (Goriot, 2006, p. 101).

Ces mots doublent son intrusion, qui a d’abord été physique d’une nouvelle couche

cognitive lorsqu’il annonce « le savoir [qu’il a] confisqué » (Massol-Bedoin, 2001, para. 3) par la

porte dérobée. C’est une autre preuve de son incapacité à discerner la fonction discriminante de

la porte avant et celle de la porte arrière. Cette indiscrétion est un poison mortel de forme

inquisitive pour ce locuteur, présumé provocateur, qui prononce ce « secret de polichinelle » ;

cela est un « viol de parole », interprété comme une prise de pouvoir social par celui qui ignore

« la nécessité imposée à tout initié de se taire et de savoir se taire » (Jamin, 1977, p. 60), car « ce

qui importe […] n’est pas tant l’acquisition d’un savoir caché que l’opération de masquage,

l’affirmation de sa possession, la décision sociale, voire politique, de son droit d’usage » (Jamin,

1977, p. 60).

Parce qu’il a prononcé ce secret, Rastignac subit une chute de sa « position sociale[, place

dans la hiérarchie qui] se marque de non-dit » (Jamin, 1977, p. 60) ; signalons ici, dans cet hôtel

aristocratique sa mort initiatique, une fin temporaire à son « avancement dans la hiérarchie [car

ceci] nécessite et implique un savoir-taire. [S]avoir tenir sa langue, c’est savoir tenir sa place et

distribuer celle des autres » (Jamin, 1977, p. 60). Paradoxalement, sa mort est une « forc[e]

ascensionnell[e] » (« Mort », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 751), une phase fondamentale

Page 74: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

66

pour « accéder à une vie nouvelle » (« Initiation », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 603), car

« initier, c’est d’une certaine façon faire mourir » (« Initiation », Chevalier et Gheerbrant, 2012,

p. 602). Rastignac en est poliment expulsé, sa sentence de mort n’est prononcée que par une

porte fermée. Pour s’y réintroduire, le bon nom n’est pas assez, car, dorénavant, sont mises en

place des conditions strictes pour que cet être « rouge et bêtifié » (Goriot, 2006, p. 101) se

métamorphose en initié, transformation qui serait signalée par sa capacité à « plonger d’un

regard dans les salons de Paris en enfilade » (Goriot, 2006, p. 75). Résumons qu’une

réincarnation est requise pour sortir de la boue parisienne ; l’animal maléfique doit « mourir »

pour se métamorphoser en être aristocratique : il est privé désormais de son droit de naissance,

carte d’invitation blanche avilie par son intrusion cognitive, c’est-à-dire son viol de la vie privée.

3.5 Accès exclusivement sur invitation

Passer la porte de l’élite est un acte socialement transformateur. Delphine, arriviste qui

« laperait […] la boue […] pour entrer dans [le] salon » (Goriot, 2006, p. 118) de la vicomtesse

de Beauséant, sort du bourbier, triomphante, au moment d’entrer dans l’hôtel de cette

vicomtesse. Par cette entrée, cette femme se déprend de sa peau de femme de banquier pour

prendre celle de l’amante d’un parent de la noblesse.

Une entrée dans ce « lieu de déterminations sociales » (Richer, 2012, p. 26), moment

ponctuel, mais monumental,50 confère à Delphine un statut prestigieux au sein de cette société

« hautement sélecti[ve] » (Coenen-Huther, 1991, p. 304). Une invitation est un type d’admission

qui se distingue en valeur de l’intimité d’une visite privée. L’invitation est une clé d’entrée dans

la caste d’élite qui constitue un capital crucial dans l’enjeu social. Ce billet d’entrée envoyé par

50 Progresser horizontalement dans cet espace d’élite équivaut à gravir l’échelle sociale, c’est-à-dire avancer

verticalement dans la hiérarchie.

Page 75: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

67

la reine aristocratique sert de document officiel qui certifie qu’elle accepte publiquement et

« reconnaît sociale[ment] » (Coenen-Huther, 1991, p. 304) l’invité. Pour cette raison, il ne fait

aucun doute que celui-ci mérite sa place dans cet espace inviolable, réservé à l’élite.

Pourtant, dans la hiérarchie des moyens d’entrer dans une maison – inopinément, par

visite ou par invitation –, posons qu’une admission par invitation écrite constitue le moyen le

moins privilégié d’y accéder. S’impose « le respect de certaines règles d’étiquette » (Coenen-

Huther, 1991, p. 305) qui codifie la conduite du visiteur et rend « l’ouverture [de la porte]

conditionnelle » (Coenen-Huther, 1991, p. 305). À l’examen, une invitation est un contrat social

établi par l’hôte qui fixe les limites à l’admission de son invité. Ce pacte formel non légal rédigé

par l’inviteur et accepté (ou refusé) par l’invité établit en langue polie les clauses qui régissent

cette porte ouverte ; seule la personne convoquée est autorisée à participer à l’événement

spécifié, un code vestimentaire est parfois stipulé et l’entrée est bornée par une date et une heure

précises. Constatons qu’être un invité est un exercice de conformité. Rôle social à jouer, critères

à respecter, celui qui pénètre dans la résidence par invitation a un accès purement délimité, le

contexte de son entrée est strictement explicité et au moment où l’invité viole un aspect du

contrat, l’hôte peut appliquer une punition, c’est-à-dire refuser ou rejeter le cocontractant.

Parallèlement, la maison est préparée, certaines portes sont verrouillées et l’inviteur se trouve

dans une position privilégiée lorsqu’il ouvre sa porte à son invité. Être convoqué connote une

asymétrie relationnelle qui donne à l’hôte tout le pouvoir de déterminer les facteurs précis où il

permettra « le partage de son territoire » (Mitterand, 1985, p. 414) avec son invité.

Examinons comment l’invitation écrite donne un caractère banal à l’entrée de Delphine

dans l’hôtel de la vicomtesse de Beauséant : l’invitée est admise la nuit en « grande soirée »

(Goriot, 2006, p. 118), il ne lui est permis de circuler qu’au rez-de-chaussée dans une salle de bal

Page 76: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

68

dépourvue d’intimité et elle ne reçoit qu’une salutation de l’hôtesse. Quoiqu’une invitation lui

confère une position dans la caste nobiliaire, la valeur de son entrée est moins importante que

celle de Goriot chez Anastasie : Delphine a une présence voulue seulement lorsque d’autres sont

reçus alors que ce père, qui rend visite à sa fille, a une présence voulue seulement lorsque les

autres ne sont pas reçus.

Page 77: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

69

CHAPITRE 4 :

LA PORTE : OBJET QUI PERMET LA COLLECTE DU SAVOIR ET QUI INSTAURE

LE POUVOIR DE l’HÔTE SUR LE VISITEUR51

51 Notre titre qui résume les idées de la porte qui permet la collecte des savoirs et qui instaure une dynamique de

pouvoir s’inspire de la pensée de Philippe Hamon qui explique dans Expositions. Littérature et architectures au

XIXe siècle que « l’objet architectural » est pensable comme objet « cognitif (d’où des histoires d’actants sujets

engagés dans les quêtes de savoir) […] et comme [objet] polémique (le pouvoir exercé ou subi par ces mêmes

actants) » (1989, p. 32).

Page 78: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

70

Celui qui “montre la porte” à l’autre, qui le chasse,

est celui qui a l’autorité

Monnier, 2004, p. 25

Interfaces entre le privé et le public, les portes dans les espaces privés servent

d’instrument qui rythment la révélation des secrets et exposent les rapports de force entre les

personnages. Dans ce chapitre, nous analyserons la quête cognitive de Rastignac, l’intrus

privilégié du narrateur qui mène des enquêtes et « confis[que] des savoirs » (Massol-Bedoin,

2001, para. 5) lors de ses entrées dans les sphères privées. Pourtant, rappelons-nous que d’un

côté de la porte est le visiteur curieux, de l’autre, l’hôte ; ce dernier va exercer son pouvoir sur le

premier en lui fermant sa porte pour garder ses secrets cachés derrière cette façade opaque.

4.1 Rastignac : l’intrus ambitieux

« Délégué » du narrateur balzacien (Riegert, 1973, p. 43) qui fait dissiper le danger

narratif « d’une porte close » (Richer, 2012, p. 61), Rastignac, provincial à Paris qui passe de la

pension Vauquer à « un joli appartement rue d’Artois » (Goriot, 2006, p. 243), est présenté

souvent en déplacement devant des portes qu’il espère passer. Précisons que le personnage qui se

positionne près de la porte, c’est-à-dire directement devant ou derrière cette structure, se situe

dans un lieu passager qui est aussi marqué par un caractère temporaire parce qu’on n’y reste pas :

on entre dans ou on sort de l’espace privé ou l’on n’y est pas admis et on fait un virage de 180

degrés pour s’en aller. Seul le portier est stationné à la porte, car ici en cet endroit on favorise

une posture debout, pose « qui connote [le] désir de […] la circulation » (Richer, 2012, p. 44).

Contrairement à Goriot, adjuvant sédentaire et solidaire de sa chambre, Rastignac, qui

franchit de multiples seuils, est associé à une série de portes52 qu’il pousse pour gravir les

52 Plus précisément il passe les portes du père Goriot, de la vicomtesse de Beauséant, d’Anastasie de Restaud et de

Delphine de Nucingen. Pourtant, seuls le père Goriot et Delphine entrent dans sa chambre.

Page 79: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

71

échelons dans son ascension sociale. Ainsi, il s’impose comme l’anti-Goriot : ce père solitaire

qui gît sur son lit, figé dans l’espace restreint des périphéries ombragées du récit est relégué à des

apparitions épisodiques souvent en compagnie de Rastignac à la « fin des séquences » narratives

(Hamon, 1972, p. 91).53 Relevons donc une antonymie entre ces amis-voisins qui se positionnent

sur des axes sémantiques oppositionnels. Retenons que Goriot est systématiquement associé à

son lit, meuble réservé à la chambre à coucher (la position du corps étant déjà indiquée dans le

nom) qui, d’après le Dictionnaire des symboles, « s’inscrit dans la symbolique d’ensemble de

l’horizontalité » (« Lit », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 668).

Constatons l’importance spatio-temporelle de ce lit qui rythme le récit. Rastignac, vers le

dénouement du roman, semble suspendre momentanément sa conquête des salons d’élite par un

détour nuitamment à ce lit sombre. Notons qu’aucun seuil n’est plus fréquemment franchi par le

héros que celui de la chambre de Goriot ; d’où l’image d’une porte battante dans ce lieu d’un va-

et-vient constant. Peu importe si l’horloge sonne minuit, car ici, il s’agit du seul espace privé où

l’arrivée du héros-intrus inattendue est acceptée au milieu de la nuit par une absence des heures

d’inaccessibilité. Remarquons qu’après que ce héros-intrus quitte les élites, dont les portes se

ferment la nuit, suit la scène où cet intrus passe à l’espace privé du reclus. Résumons la règle

d’or de cet arriviste doté d’une « ambition profonde » (Riegert, 1973, p. 46) : lorsqu’une porte se

ferme, il y en a une autre qui s’ouvre.

Rastignac est ainsi dessiné en intrus, davantage présenté dans la sphère privée d’autrui

que dans l’intimité de sa chambre. L’image de sa pauvreté est quasiment parfaitement déjouée

53 Mentionnons une observation supplémentaire : bien que son nom soit inséré dans l’incipit et qu’il figure comme le

personnage éponyme, Goriot est le dernier pensionnaire à être l’objet d’un discours portrographique, ce qui participe

à le présenter comme figure marginalisée. Souvent les scènes s’achèvent avec Goriot placé à proximité de Rastignac

qui demande à celui-ci de lui raconter ses filles. Goriot isolé, exclus de la société ne participe au récit

presqu’exclusivement que grâce à Rastignac. L’ouverture de la bouche de Rastignac sert à ouvrir les portails de la

haute société pour ce reclus, constituant un moyen d’« apporter » le monde à son chevet.

Page 80: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

72

par les précautions prises par ce protagoniste. Il se distancie de sa chambre par une absence

perpétuelle,54 parce qu’elle cristallise sa pauvreté et présente un péril potentiel pour son désir

« de goûter les délices visibles du Paris matériel » (Goriot, 2006, p. 71). La fable qu’il tisse grâce

à un trio de fils (son lignage nobiliaire, sa tenue élégante et sa présence dans les hôtels

aristocratiques) l’associe artificiellement avec l’aristocratie.

4.1.1 Rastignac : « oisea[u] de passage55 »

Le trajet zigzaguant de Rastignac réunit les fils de l’intrigue. Ce protagoniste, doté d’une

ubiquité socio-spatiale, ne fait guère que passer par sa chambre louée, espace « destin[é] aux

oiseaux de passage » (Goriot, 2016, p. 50). Le fait que le héros-oiseau habite au troisième étage

de la pension semble prédire sa trajectoire verticale.

Avant même que Rastignac ne soit présenté dans l’œuvre, son destin est préfiguré (lequel

des deux chemins il va choisir pour réussir, l’un de labeur et l’autre de « luxe et de […] facilité »

(Riegert, 1973, p. 48)) par seule cette analogie animalière qui fait de son « chez lui » un nid. Ce

syntagme, subtil et pourtant fertile, s’avère explicatif et même prédicatif de l’œuvre qui s’étale

peu à peu devant nos yeux. Cette métaphore animalière prophétise56 le nid que le héros-oiseau

construit sur la plus haute branche de la société.

54 Cette chambre est justement décrite obliquement dans la narration au moyen de la réaction réflexe de Delphine

qui, à son entrée, s’exclame « Oh ! quelle horreur ! […]. Mais vous étiez plus mal que n’est mon père »

(Goriot, 2006, p. 271). Lançons l’hypothèse que cette chambre louée, puisqu’elle est liée à la narration, et pas à la

description, revêt un caractère transitoire ; en revanche, son nouvel appartement rue d’Artois, qui est densément

décrit, et ralentit le rythme du récit en interrompant l’intrigue, mettant pause à la narration, annonce une

permanence. 55 Citation tirée de Goriot, 2006, p. 107. 56 Nid, mot absent du texte, mais qui se rapporte à « oiseau », s’aligne sur le postulat formulé par Abdelhaq Anoun

qui écrit que « le lieu est un humus auquel le destin de l’individu est organiquement lié » (2009, para. 18, p. 1).

Disons, d’après la loi de l’« unité de composition » de Geoffroy Saint-Hilaire, dédicatoire du Père Goriot, que

l’ascension de ce personnage est une conséquence de son habitat. Plus qu’une remarque isolée, ce rapport héros-

oiseau est une métaphore filée. Citons en exemple le souci de Mme Vauquer que Rastignac mangerait « trop de

pain » (Goriot, 2006, p. 51), aliment associé à la gent ailée. Remarquons que cette chambre qui est destinée aux

« oiseaux de passage » (Goriot, 2006, p. 50), prévoit déjà un séjour limité ; le lecteur est ainsi paré pour le, voire

s’attend au, départ éventuel de Rastignac. Tel que pressenti, sa chambre louée au troisième étage de la pension qui

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73

S’impose pourtant la force gravitationnelle qui dichotomise cette verticalité, tirant cet

oiseau de la sphère céleste à celle qui est terrestre. Autant dans les salons lustrés des déités

parisiennes que dans les pièces misérables des pauvres diables, ce médiateur ailé, messager de

Goriot et de la vicomtesse de Beauséant est évocatoire d’Hermès, l’archétype du médiateur dans

la mythologie grecque (« Hermès », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 576). Aucune rivalité,

pourtant, entre le paradis et l’enfer pour cet ambitieux étudiant aisément séduit par « le luxe et

[…] la facilité » (Riegert, 1973, p. 46) qui pénètre dans les salons mondains pour « fabriquer [par

sa présence] les signes de son appartenance » (Richer, 2012, p. 79).

« Toujours présent, présent partout, à la fois dans le grand monde et à la pension

Vauquer » (Riegert, 1973, p. 43), cet oiseau grégaire, grimpeur socio-spatialement ubiquitaire est

la créature privilégiée par le romancier qui vole dans les espaces privés pour voler l’intimité.

Cette comparative animalière glissée dans le récit relève son ambition « céleste », désir de

monter au « Paradis », mot polysémique qui dénote d’ailleurs la capacité de ce délégué (doté

d’une « vision singulière d’un témoin précis » (Fortassier, 1984, p. 10)) de raconter la

« biographie verbale » (Fortassier, 1984, p. 10) de Goriot au narrateur dieu. La vue de plain-pied

de ce néophyte, regard attentif teinté par l’hostilité ou la cordialité de ses hôtes, vivifie le récit et

sert à initier le lectorat, aussi un intrus aux espaces narratifs à travers ses épreuves initiatiques.

Cette créature curieuse, omniprésente créditée par le narrateur omniscient de « color[er le récit]

des tons vrais » (Goriot, 2006, p. 51) crée « l’illusion d[’un] compte rendu sincère, de

l’expérience vécue » (Riegert, 1973, p. 44) et non seulement de la perspective aisée, distante, vue

présente une menace à ses prétentions sociales s’efface au profit de son nouvel appartement rue d’Artois. Ce nouvel

habitat sert de symbole, de tremplin crucial dans sa montée vers le faubourg Saint-Germain. Cette chambre dans la

pension Vauquer à l’ombre associée avec des verbes – lieu où le héros dialogue avec Goriot, étudie, écrit à sa

famille, dort, planifie et s’habille – aide à faire avancer l’intrigue. Décelons une asymétrie : à l’opposé de son voisin-

reclus pour qui chaque déménagement signale sa dégénérescence et sa descente dans l’échelle sociale, ce

changement de logement pour Rastignac signale son ascension sociale, montée qui a pour effet sa dégradation

morale.

Page 82: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

74

à vol d’oiseau du narrateur. Balzac rédige un « roman-enquête » (Fortassier, 1984, p. 9), un

casse-tête complexe qui nécessite que le héros « poussé par la curiosité, la sympathie [et]

l’intérêt » (Fortassier, 1984, p. 9) dépasse les façades fallacieuses pour accéder à la vérité dans

les espaces intimes.

4.2 S’initier aux secrets derrière la porte fermée

Chez Balzac, le nœud de l’intrigue se déploie dans l’intimité des territoires privés,

espaces affectifs ignorés où se déroule « l’histoire oubliée par tant d’historiens [:] celle […] des

mœurs » (Balzac, Œuvres complètes, 1910, p. XXIX). Dans ces « maisons de papiers » (Hamon,

1988, p. 10), « se déroulent les événements […] essentiels […], où [les personnages peuvent

être] vraiment “[eux]-mêmes” » (Staszak, 2001, p. 340). Cette zone à accès contrôlé, dont les

« portes, rideaux et fenêtres négocient de manière nuancée […] le rapport entre espaces privé et

public » (Kaufmann, 1998 cité dans Staszak, 2001, p. 345), est un « duvet externe » (Bachelard,

2012, p. 94), un refuge comme un nid ou une coquille qui « sollicit[e] en nous une primitivité »

(Bachelard, 2012, p. 93).

Le cadre domestique et l’espace public établissent une dualité de vérité et de fausseté. Le

seuil, dispositif biface, doté d’un rôle moral, trace la ligne de départ de « la vraie vie[,

phénomène qui] commence à l’intérieur » (Roche Bobois, 2000 cité dans Staszak, 2001, p. 339).

Si à l’extérieur, ce n’est qu’un mirage, un être social qui se malléabilise pour se conformer aux

convenances collectives, « que sait-on d[e ce personnage] tant que l’on n’a pas vu ce qui se passe

derrière [s]es portes et [s]es volets ? » (Staszak, 2001, p. 340). Gagnant en prééminence sur sa

rivale (l’espace public), la sphère privée siège au pinacle de la hiérarchie spatiale ; Balzac

valorise la vérité qui, d’après lui, est cachée dans les coulisses secrètes de l’Histoire. L’écrivain

distingue, en fait, dans l’excipit des Illusions perdues « deux [types] d’Histoire : l’Histoire

Page 83: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

75

officielle, menteuse[,] l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables

causes des événements, une Histoire honteuse » (Balzac, Illusions perdues, 2013, p. 900).

Plusieurs critiques57 ont souligné que, dans son écriture, Balzac prône l’enquête ; ainsi

Rose Fortassier affirme que « le secret-à-découvrir […] constitue […] le sujet de tous ses

romans » (1984, p. 14). Ce romancier transmet l’information notamment par le biais des

adjuvants, détenteurs de fragments de la vérité, chacun positionné comme un pilier dans l’arc

narratif, permettant au héros de mettre à nu la vérité occultée. Celle-ci est dès lors cadrée,

circonscrite dans une sphère clôturée, « caché[e] sous la surface » (Hamon, 1989, p. 3), derrière

les portes closes et vue exclusivement par les élus, le narrateur omniscient et son délégué.

4.3 La configuration spatiale organise la quête cognitive

Le mur entre le dehors et le dedans distingue deux catégories d’aires spatiales ; il sert

donc d’objet herméneutique en tant qu’il limite la vue du dedans pour ceux « engagés dans des

quêtes de savoir » (Hamon, 1988, p. 9). L’espace narratif concrétise les difficultés de la quête

cognitive, car il joue un rôle actif dans la mise en forme du récit par ses voies strictement tracées

« sur lequel [le personnage] est en quelque sorte un pion » (Ocampo, 2010, para. 6). Ce

labyrinthe spatio-narratif est structuré autour des détours et des retours – d’acceptations, de refus

et d’éjections – qui, ralentissent l’arrivée de Rastignac aux « espace[s] réservé[s] aux initiés »

(« Labyrinthe », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 641).

Armé du « fil d’Ariane » grâce à sa cousine (Goriot, 2006, p. 119), Rastignac pénètre

victorieusement dans des lieux de révélation. Si l’être se révèle à l’intérieur du cadre privé,

parfois une espèce de confessionnal où les secrets sont divulgués et parfois un lieu où ils sont

57 Nous faisons allusion à Rose Fortassier (1984), à Chantal Massol-Bedoin (2001), à Max Milner (1996) et à Jean-

François Richer (2012).

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76

levés, l’intrigue tend à avancer par la faculté de voir de ce « passeport » du narrateur qui

désamorce le danger narratif d’une porte fermée, en accédant aux sphères privées pour s’initier

aux secrets intimes. L’espace figuré, faisant l’objet d’une fragmentation fonctionnelle, est

construit en mosaïque, réservant au foyer les scénarios narratifs du drame domestique.

La « port[e …] négoci[e] de manière nuancée et ambivalente le rapport entre espaces privés et

publics » (Kaufmann, 1988 cité dans Staszak, 2001, p. 345) et, une fois qu’elle est fermée, dans

ces pièces privées où les drames intimes sont fabriqués, une « isolation acoustique [qui] assur[e

l’]intimité » (Staszak, 2001, p. 345).

Le parcours initiatique de Rastignac « rang[é] concentriquement […] autour

de[s] portes » (Furet, 1978, p. 58) permet une porosité calculée où les savoirs peuvent être

confisqués (Massol-Besoin, 2001) par cet intrus. L’espace domestique, un espace cognitif tend

ainsi à s’ouvrir ; rappelons que, pour narrer, il faut y entrer ou y pénétrer par « un regard

vertical » (Hamon, 1989, p. 3), car, « derrière une porte close, [qui est impénétrable à l’œil du

narrateur,] c’est une histoire en danger de mort » (Richer, 2012, p. 61). Structure génératrice de

l’intrigue, ce précieux objet discriminateur organise l’espace figuré et crée une tension

conflictuelle entre le « vouloir-voir » et le « pouvoir-voir » (Hamon, 1988, p. 8) de Rastignac.

Cette barrière à ses désirs visuels et cognitifs constitue « une sorte d’actant […], une

structure de manipulations » (Hamon, 1988, p. 10) spatio-temporelle qui affecte comment celui-

ci va interpréter la société. Relevons donc un pur calcul narratif de faire intervenir le héros

presque exclusivement aux moments cruciaux (notons que les scènes d’intérieur sont souvent

interrompues et ne sont pas vues du début jusqu’à la fin) afin d’orienter ses impressions d’autrui

et de la société. Rappelons « le râle d’un moribond » (Goriot, 2006, p. 75), signe acoustique qui

déclenche la scène mystérieuse où le héros épie Goriot la nuit « tourna[nt] une espèce de câble

Page 85: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

77

autour des objets richement sculptés » (Goriot, 2006, p. 76) ; cette vue cadrée par une serrure,

n’étant qu’un instantané d’une scène plus longue conduit Rastignac à établir des fausses

correspondances : il « tente d’interpréter ce qu’il voit : un homme seul, la nuit, s’occupe de métal

précieux donc c’est un criminel ! Il convertit du vermeil en lingot donc c’est un voleur ou un

receleur ! Il pleure donc “il est fou” » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Keime, 2009,

p. 5). Ce regard limité déforme le portrait de l’observé et menace la vérité que l’observateur

prétend découvrir.

Ce chemin parfaitement synchronisé sur le plan spatio-temporel est construit ainsi dans le

but précis de faire entrer ce « ressort narratif » (à l’espace cognitif) à l’instant cardinal ; en un

mot, celui-ci sert d’un témoin auditif et/ou oculaire positionné dans l’espace figuré pour s’initier

aux mystères pour nous dévoiler les scandales. Chorégraphie savamment orchestrée pour tirer un

effet de dramatisation spectaculaire, l’entrée du héros à l’hôtel Restaud et la sortie quasiment

simultanée de Goriot, permettent au premier de triompher malencontreusement dans ce jeu de

secrets. L’arrogance de Rastignac, qui le mène à ouvrir une porte réservée aux valets, lui permet

de lever le secret sur l’identité douteuse de Goriot.

Balzac enchâsse trois erreurs et les graduent autour de cette entrée inopinée pour ainsi

créer un cadre textuel qui amplifie sa singularité et mène à la révélation qu’Anastasie est « liée

secrètement au vieux vermicellier » (Goriot, 2006, p. 100). La vibration des rires et l’absence de

contrôle circonstanciel semblent être assimilées au corps de Rastignac par son manque de

contrôle physique, indiqué par l’adverbe « étourdiment » (Goriot, 2006, p. 113), mouvement

vertigineux, exacerbé lorsqu’il fait un mouvement demi-circulaire, « rev[ena]nt sur ses pas »

(Goriot, 2006, p. 95). Les signes de sa mobilité chaotique se multiplient par une « précipitation

qu[i fait qu’il] se heurta contre une baignoire » (Goriot, 2006, p. 95). Cette chaîne de

Page 86: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

78

mouvements malencontreux est intentionnelle : en plus de signaler « la dimension initiatique de

l’épreuve » par cette « vitesse élevée » et sa « mobilité désorganisée » (Richer, 2012, p. 215), ces

accidents et les objets-obstacles sont soigneusement placés dans la scène pour ralentir le rythme

de son mouvement afin d’introduire dans la scène une suite d’incidents. Ces erreurs fructueuses,

qui lui permettent d’entendre le père Goriot « au fond d’un couloir [qui] embrass[e] la

comtesse » (Goriot, 2006, p. 113), le poussent par curiosité à prononcer ce nom empoisonné, une

« mordante calomnie » (Richer, 2012, p. 232) qui va lui fermer la porte des Restaud, obstacle qui

le redirige à l’hôtel de sa cousine la vicomtesse de Beauséant où il va recevoir sa grande leçon

sur le monde.

La synchronisation parfaite de ce croisement spatio-temporel de Rastignac qui entend

Goriot dans l’hôtel des Restaud, événement apposé en tête de phrase par l’adverbe de temps de

simultanéité « en ce moment » (Goriot, 2006, p. 95), convoque l’idée bakhtinienne du

« chronotope du salon » (Bakhtine, 1978, p. 387). Il convient de noter que la « rencontre fortuite,

faite “en route”, ou dans “un monde inconnu” » dans le roman baroque ou picaresque (Bakhtine,

1978, p. 387) est transposée au XIXe siècle aux rencontres à l’intérieur de la maison. C’est dans

cet hôtel que Rastignac, qui gravit l’échelle sociale, va entendre fortuitement « par une porte

[qui] s’ouvr[e] » au moment crucial (Goriot, 2006, p. 95), « la voix de Mme de Restaud, celle du

père Goriot et le bruit d’un baiser » (Goriot, 2006, p. 95). Cette scène mystérieuse qui se situe à

la fin de l’exposition du roman et au début de l’initiation mondaine du héros constitue un

événement « organisateu[r] » (Bakhtine, 1978, p. 391) qui déclenche une série de péripéties et

qui ne change pas la quête du héros, mais altère la cible de sa conquête (il délaisse Anastasie

pour sa sœur Delphine).

Page 87: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

79

Convoquons la métaphore d’un loup déguisé en brebis, c’est-à-dire d’un extérieur

innocent qui cache une intention malicieuse pour penser ce rusé Rastignac qui désire réussir dans

sa quête cognitive. Il n’est pas motivé par un intérêt innocent de dévoiler la vérité qui lie

Anastasie et Goriot, mais par une quête de pouvoir, révélée par le narrateur qui sonde son cœur

pour livrer cette vérité explicitement :

Rastignac les entendait tour à tour éclatant de rire, causant, se taisant ; mais le malicieux

étudiant faisait de l’esprit avec monsieur de Restaud, […], afin de revoir la comtesse et

de savoir quelles étaient ses relations avec le père Goriot. Cette femme, évidemment

amoureuse de Maxime ; maîtresse de son mari, liée secrètement au vieux vermicellier, lui

semblait tout un mystère. Il voulait pénétrer ce mystère, espérant ainsi pouvoir régner en

souverain sur cette femme si éminemment parisienne. (Goriot, 2006, p. 100 ; nous

soulignons)

Le verbe « pouvoir », homonyme du nom « pouvoir » dans cet extrait, amplifie son désir de

dominer cette femme. Son envie de renverser sa position, de ne plus être la cible des plaisanteries

pour devenir le prédateur, et de faire de cette femme, sa proie révèle qu’il devine la honte qui

unit ces deux personnages.

Dans cette danse délicate, ce « héros est un œil » (Balzac, Le Père Goriot, introduction

par Keime, 2009, p. 11), une oreille et un « tiers exclu-inclus58 » (Marin, 1984, p. 64) qui joue le

rôle de révélateur des vérités « de la vie intérieure, cachée et secrète » (Richer, 2012, p. 64). Des

informations non divulguées n’étant ainsi qu’observées, ces non-dits interdits pourtant connus

par les initiés sont dévoilés par ce héros qui, par sa faculté d’observation et son oreille (qui

organisent l’intrigue et filtrent notre perspective), nous instruit qu’Anastasie de Restaud a un

amant, Maxime de Trailles, ainsi que sa cousine, la vicomtesse de Beauséant a « son [propre]

Maxime » (Goriot, 2006, p. 104) : le marquis d’Ajuda-Pinto.

58 Chantal Massol-Bedoin contextualise ce concept ainsi : « L’acte constitutif du secret étant un acte de séparation,

le destinataire est celui qui est visé par le refus du détenteur : par définition, c’est un non-initié (ce tiers est appelé

par Louis Marin, « tiers exclu-inclus ») » (2001, para. 27).

Page 88: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

80

4.4 La porte comme cadre qui établit le dominant et le dominé

La porte cadre la scène (le point d’entrée et de sortie) et structure les interactions initiales

et finales des personnages par des formules de politesse (« bonjour » et « adieu »). Il y a toutefois

une asymétrie entre la valeur d’une arrivée et celle d’une sortie : dans la dichotomie

présence/absence, Balzac accorde une importance plus significative aux entrées qu’aux sorties, et

donc aux portes qui s’ouvrent qu’à celles qui se ferment. Les premières qui introduisent dans une

pièce rajoutent une valeur distincte à la scène et la suspendent temporairement par la suspicion

que soulève un intrus qui s’immisce dans des discussions privées. Une porte qui s’ouvre

réoriente la scène et change le rythme du récit, car des introductions nécessitent des salutations,

des phrases rituelles – comme le nom et la famille – qui réorganisent la hiérarchie précédemment

établie. La perméabilité de la porte donne ainsi lieu à une malléabilité relationnelle : les

interactions s’adaptent pour intégrer le nouveau venu et pour lui donner une position au sein du

groupe.

Le comte de Restaud offre une leçon quant à comment exercer son autorité dès que l’on

entre en scène. Pour bien le constater, rappelons que Rastignac illustre ce qu’il ne faut pas faire :

il est ainsi humilié par les rires des valets, « pouss[é par la maison] de part et d’autre » (Richer,

2012, p. 215), court après les amants qui l’excluent et a ses mots coupés par la porte qui s’ouvre.

Quant à lui, le comte, même s’il est le dernier arrivé et a un « regar[d] soucieu[x] » (Goriot,

2006, p. 98) en voyant l’inconnu-Rastignac, réussit à dominer la pièce et la scène. Son pouvoir

est sensible avant même qu’il ne mette le pied dans la pièce. Une scène dramatique se déroule

dans la cour où le père Goriot, qui n’a pas vu « que la grande porte était ouverte pour donner

passage à un homme décoré qui conduisait un tilbury » (Goriot, 2006, p. 95), est presque

« écrasé » par monsieur Restaud qui « détourn[e] la tête d’un air de colère » (Goriot, 2006, p.

Page 89: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

81

95). Ce dernier bouscule et contrôle ses « victimes » par sa présence soudaine. Obstacle visuel et

sonore, la porte, à l’opposé d’un simple passage, attribue du pouvoir à cet être (au début,

invisible et inattendu) qui pénètre sans frapper : en effet, celui-ci entre sans donner de préavis à

ceux qui sont à l’intérieur, ce qui les empêche d’anticiper son arrivée et de s’y préparer. Aucun

son ne le trahit et ne permet d’identifier qui arrive. Notons une absence marquée d’onomatopées

qui serviraient à annoncer le personnage à distance par ses pas lourds ou légers ; ces indices sont

cruciaux pour signaler la présence et l’identité de celui qui va pénétrer dans la pièce.

Décortiquons qu’une surprise est une « prise » de pouvoir, car une réaction générée par une

surprise provoque parfois un réflexe défensif où celui qui réagit ne contrôle pas la situation.

Le grand salon à deux portes – celle du premier salon et celle du boudoir – où se déroule

cette entrée du comte, crée un parallèle parfait pour comparer deux entrées antithétiques : celle

de la maîtresse de la maison, arrivant de son boudoir, et celle du maître qui rejoint la comtesse,

Rastignac et Maxime en sortant du premier salon. Ces arrivées contrastées illustrent que la

comtesse entre dans « la salle d’attente » où elle est attendue et est surprise par la présence de

Rastignac – son étonnement est dénoté par l’interjection : « Ah ! c’est vous, monsieur de

Rastignac, je suis bien aise de vous voir » (Goriot, 2006, p. 96) –, qui la déstabilise

momentanément. Ceci est à l’opposé de l’arrivée soudaine et silencieuse du comte, qui surprend

les trois personnages et se met immédiatement dans une position de pouvoir.

Surprendre en ouvrant la porte de sa main constitue déjà un symbole de pouvoir, même

Maxime, « l’amant en titre » (Richer, 2012, p. 215) n’est pas autorisé à faire cela. Cette arrivée

n’est pas d’ailleurs annoncée par le valet de chambre. L’absence de nom prononcé met Rastignac

en position de faiblesse, car ce néophyte mondain ignorant de l’identité de l’intrus, ne le voit que

comme « le monsieur qui conduisait le tilbury » (Goriot, 2006, p. 98). Nous pourrions proposer

Page 90: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

82

un énoncé axiomatique : chez Balzac, l’arrivée d’un inconnu attire des regards aigus qui

« parlent » dans le silence qui précède les présentations. Soumis au regard scrutateur de

Rastignac, ce comte qui pénètre dans la pièce est d’emblée un être suspect. Ignorant des « récits

mondains » (Fortassier, 1984, p. 10) contés « dans les salons de Paris » (Goriot, 2006, p. 105),

Rastignac note d’emblée l’étrangeté de son habit « sans chapeau » (Goriot, 2006, p. 98). Cette

absence s’ajoute au fait que le nouveau-venu, au lieu de dire « bonjour » à Anastasie reste

silencieux et donne à voir, une relation apparemment tendue, qui contraste nettement avec la

salutation amicale qu’il lance à Maxime. Le « ‘[b]onjour’ [dit] avec une expression fraternelle »

(Goriot, 2006, p. 98) est réservé uniquement à Maxime, ce « qui surpr[end] singulièrement

Eugène » (Goriot, 2006, p. 98).

Les formules de politesse qui s’articulent autour de la porte sont une marque de respect :

c’est un moyen d’annoncer sa présence et son désir d’être vu et de reconnaître celui ou ceux déjà

présents. Ne pas prononcer cette « clé conversationnelle » constitue une infraction protocolaire,

une impolitesse qui positionne celui qui n’a rien dit dans une position précaire pour ne pas avoir

flatté l’hôtesse, ou dans une position d’autorité, pour ne pas avoir besoin de le faire. Cet homme

inconnu qui pénètre dans le grand salon, regarde les occupants, toise Rastignac, salue

cordialement Maxime et ignore la maîtresse – ici la figure la plus importante dans la pièce, qui,

d’ailleurs, n’a aucune réaction à cette méconnaissance. Le comte qui entre lit la scène. Dès son

entrée, le comte de Restaud est positionné comme une force puissante qui exerce son pouvoir par

la porte. Balzac instrumentalise la porte, simple outil pivotant pour rendre sensible la position

privilégiée de ce conquérant.

Page 91: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

83

4.5 La porte dialogique

Peu après que le comte pénètre dans le grand salon, Eugène lui est présenté par la

comtesse comme « monsieur de Rastignac, parent de madame la vicomtesse de Beauséant par les

Marcillac » (Goriot, 2006, p. 98). Par précaution, elle précise où elle l’a rencontré : « j’ai eu le

plaisir de [le] rencontrer [au] dernier bal » de la vicomtesse de Beauséant (Goriot, 2006, p. 98). Il

s’agit en effet d’une information de prime importance dans son curriculum vitae mondain, car

elle justifie sa présence dans cette maison. Malgré un habit négligé et des bottes « empreintes

d’une légère teinte de boue » (Goriot, 2006, p. 97), cet étudiant, que le comte devine innocent,59

son éducation sociale à peine commencée, détient les deux prérequis pour pénétrer dans l’hôtel :

le lignage noble et le fait d’avoir été accepté dans le lieu le plus luxueux. Ces facteurs

l’emportent sur son habit noir, antinomie de l’élégance du « critérium [de toilette] auquel on

reconnaî[t] l’homme comme il faut » (Balzac, Traité de la vie élégante cité dans Godfrey, 1995,

p. 247). L’inquiétude de Restaud quant à l’inclusivité est bien fondée, car une cumulation

d’intrus indésirables sont vus par ce comte autour de sa maison : d’abord, il croise Goriot, qui

sort de son hôtel, et, consécutivement, Rastignac, qui se trouve dans son grand salon. Cette

femme ré-établit rapidement l’exclusivité lors des présentations, réitérant que sa demeure doit

être exclusive, n’acceptant que le « meilleur monde ».

Une asymétrie de savoir équivaut à une asymétrie de pouvoir. Seule la femme dans cette

pièce connaît tous les rivaux « [d]ans ce jeu de rencontres inopinées » (Richer, 2012, p. 91).

Pourtant, prononcer des noms et faire des présentations comme médiatrice qui tisse des liens

entre les personnages constituent une manière de livrer son pouvoir, d’y renoncer au profit du

comte, de Maxime et de Rastignac. Les présentations faites, ce pouvoir de la comtesse est perdu ;

59 Nous entendons par « innocent », l’être qui n’est pas encore gangrené par la haute société.

Page 92: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

84

elle passe de « l’étoile » autour de laquelle Rastignac et Maxime orbitent au statut d’une quasi-

exclue, surveillée par le comte et écoutée dans le premier salon par Rastignac à partir du grand

salon par une porte entrouverte.

Le comte, devant qui Eugène « s’inclin[e] profondément » (Goriot, 2006, p. 98), geste de

respect qu’il n’a ni pour Anastasie ni pour Maxime, se lance dans une discussion avec Eugène,

en ignorant sa femme et Maxime sans faire aucune tentative pour les inclure. Le comte contrôle

le cours du discours en y ouvrant des portes dialogiques où il se met en position de pouvoir en

posant des questions auxquelles Rastignac doit répondre. Après avoir dit « enchanté » (Goriot,

2006, p. 98), Restaud l’interroge sur la famille Marcillac. Cet habile conquérant dirige cette

discussion en posant une question exprimant un doute, dont la formulation hybride « question-

réponse » est révélatrice : « Je croyais les Marcillac éteints ? » (Goriot, 2006, p. 99). Ici, un faux

questionnement : à chaque fois que ce comte pose une question fermée, voire rhétorique, la

réponse étant présente dans la question, cela constitue un moyen de montrer sa connaissance des

« origines familiales de Rastignac » (Richer, 2012, p. 93), de recevoir une réponse affirmative

ainsi que de contrôler le dialogue, car le comte peut déjà anticiper les réponses à ses questions :

« Monsieur votre grand-oncle ne commandait-il pas le Vengeur avant 1789 ? » (Goriot, 2006,

p. 99). D’ailleurs, ces questions servent principalement à mener à un énoncé qui le concerne :

« Alors, il a connu mon grand-père, qui commandait le Warwick » (Goriot, 2006, p. 99).

Soulignons dans cette scène l’usage, fréquent dans la prose balzacienne, des doubles et

des jumelages actanciels utilisés pour juxtaposer des effets différents : un écho du mot

« enchanté », adjectif d’abord prononcé par le comte à Rastignac et, après, par la comtesse à

Rastignac. Les discussions entre Rastignac et le comte et la comtesse, respectivement, se

miment, les deux derniers étant à la recherche de liens qui les unissent : en premier, la

Page 93: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

85

« découverte » que le grand-oncle Marcillac a connu le grand-père du comte et puis, Rastignac

révèle à la comtesse qu’ils ont Goriot en commun, puisque l’étudiant est « porte à porte [avec

lui] dans la même pension » (Goriot, 2006, p. 101). Pourtant, ces échanges ont des conséquences

distinctes parce qu’une grave faute est commise par cette « comtesse distraite » (Goriot, 2006,

p. 101), moins rusée que son mari : elle ouvre la boîte de Pandore en demandant « Comment ? ».

C’est une question ouverte, sans réponse insinuée, qui, dès lors, cède du pouvoir dialogique à son

destinateur. Rastignac, l’opportuniste curieux, « glisse » par cette porte dialogique entrouverte et

dit les mots qui vont l’ostraciser, mots qui tissent un lien entre ce couple aristocratique et « le

père Goriot » (Goriot, 2006, p. 101). Si la vérité chez Balzac est avouée dans les espaces intimes,

les révélations scandaleuses sont découvertes dans le salon balzacien, « espace sémantique »

(Hamon, 1989, p. 47) où « s’échangent les dialogues chargés d’un sens particulier dans le roman,

[et où] se révèlent les caractères, les “idées” et les “passions” des personnages » (Bakhtine, 1978,

p. 387).

Le nom, « le père Goriot » provoque une cacophonie puisque le mari « s’écri[e] » et que

la comtesse « répondit » par une phrase qui se termine par une ellipse – « Il est impossible de

connaître quelqu’un que nous aimions mieux… » (Goriot, 2006, p. 101) – et puis

« s’interrompit » et « s’écrie […] en s’en allant à son piano dont elle attaqua vivement toutes les

touches en les remuant depuis l’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah ! » (Goriot, 2006,

p. 101). L’onomatopée et le point d’exclamation évoquent une grande émotivité. Cette chanson

chantée spontanément par la comtesse indique son intention de fermer la porte à son visiteur :

« C’est dommage, vous êtes privé d’un grand moyen de succès » (Goriot, 2006, pp. 101-102).

Page 94: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

86

4.6 La voix qui ferme la porte

L’art du langage et la stratégie militaire (Richer, 2012) s’entremêlent dans la bouche du

comte. Après avoir exercé un contrôle intra-dialogique,60 celui-ci étend la portée de son pouvoir

totalitaire, se sortant d’une discussion dyadique avec Rastignac pour s’adresser aux deux autres

personnages et les contrôler en prononçant des mots extra-dialogiques.61 Tout ce qu’il dit est

pour contrôler et ses deux prochaines phrases servent à arrêter, à couper le mouvement des

amants : « Anastasie ! restez […] s’écria-t-il avec humeur » (Goriot, 2006, p. 210) ; « Restez

donc, Maxime ! cria le comte » (Goriot, 2006, p. 100). D’un discours interrogatif à un discours

exclamatif, ce comte transpose aisément sa puissance exercée, par des questions fermées, pour

s’exclamer et fermer la porte du boudoir vers lequel sa femme et Maxime se dirigeaient.

Pourtant, notons une subtilité cachée puisque son contrôle monte en gradation : bien que ses

questions posées laissent une marge de liberté à Rastignac, qui peut y répondre ou non, changer

le sujet de discussion ou même formuler une réponse en forme de question, l’impératif est

unilatéral et constitue ainsi une espèce de porte scellée à laquelle se heurte le destinateur. Ce

comte rusé évite les questions ouvertes, comme « Où allez-vous ? », les questions conditionnelles

(« Pourriez-vous revenir ? ») et les supplications, signe d’un désir qu’il espère que les deux

autres personnages vont revenir pour lui plaire (« Je veux que vous reveniez »).

Ce n’est pas la porte physique qui coupe cette fuite ; insistons ici sur la porte

métaphorique, c’est-à-dire la porte dialogique cristallisée par l’impératif (« Restez » (Goriot,

60 Nous entendons par ce terme un dialogue entre le comte et Rastignac ; cela à l’opposé de « extra-dialogique » où

le comte sort de sa discussion avec Rastignac pour arrêter la fuite au boudoir d’Anastasie et de Maxime. 61 Le comte, le capitaine du jeu « Jacques a dit » où celui-ci garde une posture statique, le contrôle corporel d’un

« gagnant » dans « La comédie humaine » (Richer, 2012, p. 203), ne suit pas ces amants, il établit son autorité à

distance. Illustrons la puissance de l’immobilité par une juxtaposition : convoquons la scène où Maxime et Eugène

courent après la comtesse qui « se sauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon » (Goriot, 2006, p. 97) ; le premier

« la suivit » et un « furieux » Eugène « sui[t] Maxime et la comtesse » (Goriot, 2006, p. 97), son désir d’être inclus

et son infériorité sont évidents par cette poursuite.

Page 95: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

87

2006, p. 100)) qui claque la porte du boudoir aux nez de cette femme et de Maxime. Remarquons

que les phrases autour de la porte dans cette scène sont ponctuées de deux points d’exclamation,

d’un point d’interrogation et des trois points de suspension, faisant du seuil l’endroit privilégié

de l’émotivité, ligne tracée, moyen de souligner, voire d’amplifier l’acte de le franchir.

S’esquisse ainsi un monde circonscrit où le mari interdit certaines cases dans cet

échiquier spatial à Anastasie qui lui obéit et « revint promptement » (Goriot, 2006, p. 99) ; sa

rotation rapide après l’alarme que sonne son mari prouve qu’elle reconnaît « d’après les

inflexions de [s]a voix qu’il n’y aurait aucune sécurité à aller dans le boudoir » (Goriot, 2006,

p. 100). À première vue il n’y a que des enceintes successives, « séparations matérielles

statiques » (Hamon, 1988, p. 12), qui organisent l’hôtel aristocratique ; pourtant, à l’œil attentif,

les pièces sont quadrillées de lignes protocolaires aristocratiques qui tracent des limites spatiales

et conversationnelles qu’il ne faut pas transgresser. Revenons à la scène où le comte de Restaud

use de l’impératif pour ordonner à sa femme de « reste[r] » (Goriot, 2006, p. 99), c’est-à-dire

d’arrêter de s’« écarter pour un aparté » (Richer, 2012, p. 92) avec Maxime en présence de

Rastignac qui « les jugera à tort » (Richer, 2012, p. 92). Ce mouvement horizontal est d’abord

ignoré, mais devient un problème lorsque cette dyade détachée du groupe « atteint la porte » du

boudoir (Goriot, 2006, p. 101) ; avant que ce couple illégitime ne puisse passer cette porte qui

s’ouvre sur un espace intime, le mari s’écrie et sa phrase « vous savez bien que… » (Goriot,

2006, p. 99) est coupée par sa femme qui l’interrompt avant de lui obéir. Elle ne passera pas par

cette porte du boudoir qui s’ouvre sur « l’univers privé de la maison » (Richer, 2012, p. 93) avec

Maxime.

Page 96: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

88

La porte qui est passée – celle du boudoir ou celle qui est dérobée – constitue un moyen

de révéler des secrets. La dame qui jouit d’un statut capital sur l’échiquier,62 dotée d’une

mobilité privilégiée se voit rappeler que sa position scandaleuse expose leur « douce […] vie à

trois » (Goriot, 2006, p. 98) ; ses mouvements peu judicieux mettent en péril son mari, coincé par

Rastignac, qui risque d’exploiter cette mauvaise manœuvre et de le mettre échec et mat. Dans ce

tournoi d’échecs où le comte s’oppose au néophyte, le premier rappelle à sa dame que la porte du

boudoir est une trappe carrée, locus de danger dans lequel il ne faut pas tomber surtout devant les

yeux curieux de son invité : si la reine y tombe, le roi serait capturé, le secret exposé, le jeu

terminé.

4.7 Le visiteur ne pousse pas la porte fermée

Un circuit circonscrit par des portes fermées trace un trajet à respecter. Aucune

altération à cette course à obstacles par le visiteur n’est permise. Certains personnages rechignent

toutefois. Rastignac qui n’accepte pas une porte fermée à l’hôtel des Restaud reconfigure

l’espace en s’efforçant de passer pour un visiteur régulier, voire un membre de la maisonnée,

pour se forger une position privilégiée. Ce geste le mène à usurper le pouvoir du maître de la

maison, confié ici au valet, en choisissant de ne pas suivre ce dernier et de faire son propre

chemin. Acte d’arrogance et d’ignorance qui se retourne contre lui : en ouvrant cette porte

réservée aux domestiques, Rastignac révèle l’inverse de ce qu’il s’efforce de prouver, c’est-à-

dire le fait qu’il n’appartient pas à la maison. Certes, les habitués et les aristocrates connaîtront le

plan de l’étage et n’ouvriront jamais cette porte, sans compter qu’ils ont les bonnes mœurs de ne

pas chercher à réorganiser l’espace domestique.

62 Rappelons que la dame est la pièce la plus puissante de l’échiquier, ayant la plus grande liberté de mouvements.

Page 97: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

89

Même Maxime, l’amant de la maîtresse, familier de la maison attend la comtesse, malgré

sa relation intime, pendant « plus d’une demi-heure » dans le salon (Goriot, 2006, p. 95), sans

jamais tenter de pousser la porte de son boudoir pour la voir. Soulignons d’ailleurs que le valet,

guide dans l’espace domestique qui mène le visiteur au salon, c’est-à-dire la pièce qui sert de

salle d’attente, et qui détient le passe-partout, doit tout de même frapper à la porte du boudoir de

la comtesse. Lorsqu’elle ne répond pas – un signe invisible disant de « ne me dérangez pas » – il

n’abuse pas de son pouvoir pour l’ouvrir. Pourtant, son obéissance à ce code moral est

problématisée dans ce roman. Cette comtesse qui n’ouvre pas sa porte pour répondre au valet qui

« allait [lui] dire les noms du visiteur » (Goriot, 2006, p. 94) admet Rastignac par omission ;

c’est le valet, à qui est conféré le pouvoir de l’accueillir par procuration, qui l’accepte. Cette

porte du boudoir fermée assure, postulons-nous, l’entrée de l’étudiant qui aurait pu être bloquée

si ses noms avaient été prononcés par le valet à la comtesse. La présence du jeune homme dans

cet hôtel est ainsi un heureux accident qui souligne le danger de l’invitation ouverte. En effet, la

comtesse à la question de Rastignac (« Où vous rencontrer désormais, madame ? ») a répondu

naïvement : « Mais […] au Bois, aux Bouffons, chez moi, partout » (Goriot, 2006, p. 74). Une

telle invitation est une clé d’entrée qui suggère une intimité et donne de la liberté au visiteur : il

sera, d’après ces mots, toujours le bienvenu chez Anastasie. Ce qui n’est pourtant pas le cas, on

l’a bien vu.

4.8 Fermer la porte : un acte de pouvoir

Chez Balzac, les portes fermées instaurent une relation de puissance/d’impuissance. Dans

l’hôtel des Restaud, toucher la poignée de la porte équivaut à toucher le pouvoir : ce n’est pas

tout le monde qui a ce droit. Comptons, en premier lieu, le nombre de portes que le comte de

Restaud ferme : il claque, usons ici de la métaphore dialogique, la porte du boudoir à Anastasie

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90

et à Maxime, bannit Rastignac de l’hôtel – en disant au valet : « Toutes les fois que monsieur se

présentera […], ni madame ni moi nous n’y serons » (Goriot, 2006, p. 102) – et impose un cadre

spatio-temporel strict à la présence de son beau-père. Pour ce dernier, il serait approprié de parler

d’une porte entrouverte (ni totalement ouverte ni totalement fermée) par laquelle il se glisse à

une heure précise.

Une voix victorieuse permet à ce comte d’instaurer son autorité à distance, c’est-à-dire de

fermer les portes sans l’emploi des clés pour les verrouiller. Ce n’est que par l’efficacité de sa

voix-obstacle que celui-ci réussit à prohiber le mouvement et à imposer un pseudo-

emprisonnement aux autres personnages. Des barrières invisibles sont codées dans « les

inflexions de la voix du comte » (Goriot, 2006, p. 100), lesquelles effraient sa femme prisonnière

– qui, « reconnaît jusqu’où ell[e] peu[t] aller afin de ne pas perdre une confiance précieuse »

(Goriot, 2006, p. 100) – et Maxime, des captifs dans cette cage dorée, souffrant d’une « perte de

liberté, [d’]une perte de mouvement […] dans un espace marqué » (Richer, 2012, p. 86). Des

phrases codées deviennent le modus operandi du comte pour assurer son emprise totalitaire sur

son domaine territorial. Anguleux et fragmenté par une série de portes en enfilade, l’hôtel de

Restaud est une demeure de portes-obstacles.

Chez les Grandet, on retrouve les mêmes dynamiques et le même objectif de contrôler.

Pourtant, ici un moyen différent pour y arriver est employé. La maison Grandet offre un

contraste avec l’hôtel d’élite où l’on « calcule des ouvertures, des pleins et des vides, des

passages et des transparences » (Foucault, 1993, pp. 202-203). Cette maison s’aligne sur un

« vieux schéma simple de l’enfermement et de la clôture – du mur épais, de la porte solide qui

empêchent d’entrer ou de sortir » (Foucault, 1993, pp. 202-203). Les barrières érigées chez les

Grandet sont, contrairement aux obstacles purement vocaux, voire mentaux chez les Restaud, des

Page 99: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

91

portes verrouillées qui, d’ailleurs, signalent visuellement par un « rouge étrusque » (Grandet,

2016, p. 114) de ne pas toucher la porte. Ce « domicile “refuge” » (Coenen-Huther, 1991,

p. 310)63 regorge de coins, de carrés, de rectangles et de portes servant à créer un contrôle

concrétisé, architecturalement intégré dans la structure du domicile où les portes « sans

chambranles, [se] perd[ent] dans la muraille poudreuse » (Grandet, 2016, p. 114) ; ces portes qui

disparaissent dans le mur, créent une opacité, une rigidité, un moyen de cacher la présence de la

porte, ce qui « connot[e] un désir de rupture et d’isolement » (Richer, 2012, p. 60). Dans cette

forteresse d’une configuration carcérale, l’emprisonnement n’est pas accompli que par des mots,

mais il est réalisé par une clé tournée pour enfermer, confiner et isoler Eugénie dans sa chambre ;

la punition paternelle pour le crime d’avoir donné son or, son seul trésor à son cousin, Charles.

Les signes de la fermeture abondent dans ces forteresses où la porte constitue un

mécanisme de contrôle. Quoiqu’un tour de clé ouvre la porte d’entrée à ceux « jug[és] adéquats

en fonction du rang » (Coenen-Huther, 1991, p. 311), il y a pourtant une exception notoire à cette

loi domestique qui permet à ceux qui détiennent la clé de l’hérédité de franchir le seuil. La clé du

népotisme qui déverrouille les portes s’avère dangereuse : les intrus qui sont des non-initiés qui

entrent inopinément contournent les critères d’admissibilité. Ne connaissant aucunes des mœurs

à respecter, ils deviennent inconsciemment l’ennemi accueilli, voire des forces qui mettent en

péril et paralysent le pouvoir totalitaire exercé par leurs hôtes. Remarquons une causalité

significative qui découle de cette entrée non méritée : la porte déverrouillée par un nom passe-

partout permet à l’intrus d’être l’inclus, mais celui-ci devient peu après l’exclu, la porte est

63 Jacques Coenen-Huther définit le « domicile “refuge” » comme suit : « Le domicile est la redoute d’où le domaine

public est observé avec méfiance. Tout élément extérieur y est tacitement perçu comme potentiellement

perturbateur. [….]. La crainte de toute visite ne pouvant que déranger est ici clairement la conséquence de normes

ayant une portée beaucoup plus large que celles ne régulant que l’accès au domicile. Certes, on déclare hésiter

souvent devant les coûts entraînés par des échanges de visites » (1991, p. 310).

Page 100: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

92

claquée, verrouillée soit de l’intérieur, ou de l’extérieur. Notons une présence dangereuse, voire

inconsciemment voleuse : Charles accepte des pièces d’or d’Eugénie, ce qui mène à

l’emprisonnement de celle-ci, et Rastignac chez les Restaud vole un secret familial honteux et le

leur révèle, entraînant son bannissement. La rigidité de la porte assure une stabilité et une

inviolabilité64 et protège contre la vulnérabilité de la maisonnée. La seule sécurité absolue est

ainsi la porte murée.

Sans gonds ni poignée, la porte murée du cabinet de Grandet constitue un espace

inviolable qui enferme un secret. D’une « irréductible opacité » (Balzac, Grandet, introduction

par Noiray, 2016, p. 13), cette cachette aux « murs […] épais » (Grandet, 2016, p. 115) remplie

d’or et située au deuxième étage – loin du rez-de-chaussée – dans la chambre de Grandet est un

lieu interdit où « [p]ersonne, pas même madame Grandet, n’[a] la permission » d’entrer

(Grandet, 2016, p. 114). Deux portes qu’utilise seul Grandet doivent être passées pour y accéder,

car « on n’y pén[ètre]] en effet que par [s]a chambre » (Grandet, 2016, p. 114). Cette porte

murée, mécanisme par excellence de l’exclusion, devient l’instrument de son autorité suprême.

Son « pouvoir quasi-illimité » (Massol-Bedoin, 2001, para. 5) sur son cabinet dépasse même le

« pouvoir scrutateur » (Le Huenen et Perron, 1980, p. 204) du narrateur omniscient qui décrit ce

lieu secret de manière approximative, par des « dit-on » (Grandet, 2016, p. 115) et des « [l]à,

sans doute » (Grandet, 2016, p. 114). La capacité de Grandet à être le seul à ouvrir la porte de

cette pièce-forte lui attribue un pouvoir inégalable dans ce refuge où aucun secret n’est jamais

surpris.

64 Jacques Coenen-Huther précise que « [l]es types [de domiciles] les plus stables sont les types fermés, “champs

clos” et “refuge” » (1991, p. 311).

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93

CONCLUSION

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94

Dans cette thèse nous avons analysé la fonction des portes dans les demeures privées du

Père Goriot et d’Eugénie Grandet du romancier français Honoré de Balzac. Nous avons proposé

que les portes sont soigneusement placées dans ces récits, délimitant les « sites poétiques »

(Lagarde et Michard, 2004, p. 306) et, lorsqu’elles s’ouvrent sur l’espace domestique servent à

révéler le « tempérament et [la] passion » (Lagarde et Michard, 2004, p. 306) de celui qui y

habite. Plus qu’une frontière à respecter, la porte balzacienne devient indispensable à l’auteur

pour structurer et rythmer le récit : les ouvertures et les fermetures accélèrent ou ralentissent la

progression spatiale et sociale des personnages qui ont le désir, mais pas nécessairement le

pouvoir d’entrer dans des espaces privés exclusifs. Nous avons aussi vu que, tout en construisant

le récit, les portes révèlent. Les vérités secrètes sont soient avouées dans la sphère privée, soient

découvertes par l’intrus qui entre par la porte au moment crucial. Cette structure permet aux

personnages d’être classés en types selon la position qu’ils occupent par rapport à la porte :

Rastignac est l’intrus privilégié, franchissant la majorité des seuils ; le père Goriot est l’exclu

montré dans sa chambre et n’entrant chez sa fille Anastasie que par la porte dérobée et en

l’absence d’autres visiteurs ; et monsieur Grandet est esquissé comme le puissant qui possède le

passe-partout. Si, chez Balzac, la réussite est définie par une conquête spatiale, la porte devient

un moyen efficace de hiérarchiser les personnages.

Dans notre premier chapitre, nous avons ancré notre étude sur les portes balzaciennes des

demeures privées dans un examen de la méthode de création balzacienne, fondée sur le désir de

l’auteur d’exposer « “l’histoire secrète” » (Illusions perdues cité dans Laubriet, 1958, p. 18).

Pour déchiffrer la société française au XIXe siècle, Balzac emprunte à la loi de la « corrélation

des formes » de Cuvier axée sur la déduction qui unit le fragment avec l’ensemble ; à « l’unité de

composition » de Saint-Hilaire, où l’espèce s’adapte à son espace ; et à la pensée des

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95

physiognomonistes du XVIIIe siècle, qui postulent que le corps cristallise le caractère de

l’homme. Au centre de son système romanesque se trouve la révélation des vérités cachées : à

cette fin, des descriptions archéologiques exposent le « dessous des choses » (Laubriet, 1958,

p. 24) et l’utilisation par Balzac de la métaphore animalière lui permet de dévoiler les mœurs de

ses « espèces sociales » (Balzac, Œuvres complètes,1910, p. XXVI).

En raison du Code pénal, des mécanismes de verrouillage et des portiers protègent la

porte et, plus précisément, l’espace domestique sur lequel elle s’ouvre, il devient évident que

l’espace privé est hautement valorisé. Puisant dans la philosophie balzacienne de notre premier

chapitre, notre second chapitre établit la trisymétrie entre la topographie de la résidence, d’une

part, et la prosopographie de même que l’éthopée du résident, d’autre part. Nous avons pu

observer que Balzac développe une tautologie espèce-espace qui rappelle une coquille, ce qui

démontre à quel point l’acte d’entrer dans le noyau privé, pour un invité, un visiteur ou un intrus,

est un acte significatif. Nous avons convoqué l’exemple de la porte murée de monsieur Grandet

et celui de la porte vitrée de sa femme afin de montrer que ces portes esquissent leurs portraits

physiques et moraux. Une amalgamation d’amour et d’agonie paternelle est cristallisée dans la

chambre du père Goriot. Lieu intime où Rastignac réussit à pénétrer grâce au bon code d’accès

(« Delphine »), ce taudis devient pour l’étudiant ambitieux un endroit de révélations qui va

l’aider à réussir et à ouvrir la porte de l’aristocratie à Delphine. La clé pour réussir socialement

se trouve, nous l’avons vu, dans l’espace privé.

À cette clé de réussite, ajoutons-en une deuxième : l’entrée dans la sphère privée devient

plus significative si le visiteur dépasse le rez-de-chaussée à une heure qui lui est réservée ; ici, ce

sont deux facteurs qui signalent l’exclusivité et l’intimité. Notre troisième chapitre s’articule

ainsi autour de trois questions – qui ? quand ? où ? – qui classent, voire hiérarchisent les visiteurs

Page 104: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

96

qui s’introduisent dans l’espace privé. Traçons une correspondance entre le type de visiteur,

l’heure à laquelle il est permis de s’introduire dans la maison et la pièce dans laquelle il pénètre.

Nous avons montré qu’une arrivée inopinée peut poser un danger et voler l’intimité : Rastignac

profite des heures d’accessibilité chez sa cousine, la vicomtesse de Beauséant et, par son entrée,

interrompt une scène intime avec son amant à un moment crucial, ce qui suspend la scène et

retarde une révélation douloureuse. Outil d’intervention et de transition, la porte qui s’ouvre

constitue un mécanisme narratif qui introduit une crise dans Eugénie Grandet : l’arrivée

inattendue de Charles, le malvenu, à neuf heures le soir est un événement imprévu qui altère le

déroulement de l’action. Détenteur d’une clé héréditaire, cet intrus réussit à « déverrouiller » la

porte de cette forteresse et il dépasse le rez-de-chaussée, pénétrant jusqu’au deuxième étage de

cette maison carcérale. Pour sa part, Rastignac réussit à passer le rez-de-chaussée, à monter

l’escalier à entrer dans le salon rose de la vicomtesse de Beauséant grâce également à une clé de

l’hérédité. Nous avons vu que Rastignac, qui voit le père Goriot sciemment faufilé par la porte

dérobée de l’hôtel de Restaud, prononce par curiosité son nom qui s’avère un non-dit à l’hôtel

des Restaud et qui va le bannir de cette maison luxueuse. Dans la hiérarchie des types d’entrées,

une invitation écrite à un bal aristocratique, quoiqu’elle montre l’admission dans la sphère de

l’élite, signale une distance entre l’hôtesse et son invité : la porte d’entrée ne s’ouvre qu’à une

heure précise et selon les conditions explicitées dans la carte d’invitation. Il s’agit d’une espèce

de contrat social qui nie la possibilité d’une arrivée inopinée.

Si la porte balzacienne bloque les malvenus et les empêche de s’introduire dans la sphère

privée, elle sert aussi de barrière qui protège les vérités intimes, voire scandaleuses, du vol. La

porte de la sphère intime, posons-nous dans notre quatrième chapitre, est un outil cognitif et

« polémique » (Hamon, 1989, p. 32) où l’intrus s’efforce de la dépasser pour entrer dans la

Page 105: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

97

crypte, mais l’hôte exerce son pouvoir afin de l’arrêter et de l’empêcher d’appréhender des

connaissances destructrices. Agissant souvent comme le délégué du narrateur, Rastignac est

l’intrus par excellence, l’oiseau de passage doté d’une ubiquité socio-spatiale qui pénètre dans

les espaces privés et qui sert de témoin auditif et/ou oculaire, parfaitement positionné dans

l’espace figuré pour dévoiler les scandales. Bien qu’Eugène multiplie les erreurs lorsqu’il rend

visite à Anastasie, son entrée dans la pièce réservée aux domestiques devient révélatrice :

Rastignac découvre un secret honteux à l’hôtel des Restaud et l’avoue, ce qui lui ferme l’accès à

cette porte d’élite et contribue à le rediriger vers sa cousine. Nous avons convoqué ainsi l’idée

bakhtinienne d’un croisement spatio-temporel qui déclenche une série d’événements et qui

organise le récit (Bakhtine, 1978). Nous avons démontré le pouvoir des poignées des portes

fermées grâce à leur capacité à reconfigurer l’espace domestique et à ouvrir des zones interdites.

Nous avons examiné une infraction protocolaire par Rastignac qui touche à cet objet précieux, et

une obéissance à cette règle domestique par le valet qui, sans pouvoir donner le nom de

Rastignac à Anastasie, autorise Rastignac à s’introduire dans l’hôtel des Restaud. Passons

maintenant de l’intrus à l’hôte, l’entrée en scène du comte de Restaud est saturée de signes de sa

position autoritaire : un beau-père presque écrasé par son arrivée en tilbury, une porte qui s’ouvre

soudainement de sa main, une absence de phrase rituelle prononcée à l’hôtesse et une présence

qui domine et contrôle tous les autres personnages en scène. L’enjeu de la puissance et de

l’impuissance s’articule par les mots prononcés par le comte de Restaud, une espèce de porte

dialogique où l’interrogation et l’exclamation deviennent ses armes pour contrôler les autres

sujets-actants. Par ses seuls mots, le comte réussit à interdire le boudoir à sa femme et à son

amant. Les mots du comte sont si puissants qu’ils claquent les portes non seulement à Anastasie

et à Maxime, mais ses mots prononcés à l’oreille du valet bannissent Rastignac de l’hôtel et

Page 106: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

98

limitent la présence de Goriot. Les portes chez les Restaud s’avèrent être des obstacles verbaux,

fermées par les mots moins que par des barrières concrètes. À l’opposé, chez les Grandet,

l’architecture du domicile concrétise l’exclusion et l’emprisonnement : les portes sont

verrouillées à clé et se fondent dans les murs, la maison angulaire s’apparente à une geôle. Une

porte ouverte est un danger surtout lorsqu’un non-initié pénètre dans la maison par une clé de

l’hérédité. Balzac nous livre une leçon que l’être qui entre dans un espace doit y appartenir, il

doit connaître les mœurs à respecter, sinon l’intrus qui devient inclus sera promptement l’exclu.

La porte murée du cabinet de Grandet semble être le seul moyen de protéger l’espace privé, car

même le narrateur omniscient décrit cette pièce mystérieuse par des suppositions, endroit de

dissimulations où aucun secret n’est jamais levé.

Toute l’histoire d’Eugénie Grandet pivote autour de cette porte hermétiquement close. Si

la porte murée avait été une porte ouverte, le récit aurait été entièrement différent. Cette structure

architecturale est charnière à la construction du récit balzacien : une histoire où les portes ne sont

qu’ouvertes ne génère aucune tension dramatique et celle qui n’a que des portes fermées annonce

« la mort » du récit, car, rappelons-nous que Jean-François Richer avance que « derrière une

porte close, [qui est impénétrable à l’œil du narrateur,] c’est un peu tout le roman qui est en

danger de mort » (2012, p. 61). Cet outil architectural permet à l’historien de mœurs, avec son

regard d’aigle, de percer à travers les façades, amenant son lectorat au sein des ménages, afin de

jeter de la lumière sur la vie privée, les secrets et les mentalités des Français pendant cette

période de bouleversements sociaux qu’est la première moitié du XIXe siècle.

Page 107: Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des demeures

99

Bibliographie

Œuvres à l’étude

Balzac, Honoré de. Eugénie Grandet. Édition présentée, établie et annotée par Jacques Noiray.

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384 p.

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à jour par Philippe Berthier, chronologie par Nadine Satiat. Paris, Flammarion, 2006

[1835], 378 p.

Autres éditions des œuvres à étude

Balzac, Honoré de. Le Père Goriot. Préface et commentaires de Gérard Gengembre. Paris,

Pocket, 1989 [1835], 378 p.

Balzac, Honoré de. Le Père Goriot. Introduction, notes et dossier de Stéphane Vachon. Paris, Le

livre de poche, 1995 [1835], 445 p.

Balzac, Honoré de. Le Père Goriot. Introduction par Christian Keime. Paris, Flammarion, 2009

[1835], 416 p.

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Balzac, Honoré de. Histoire des treize. Premier et troisième épisodes. Ferragus. La fille aux

yeux d’or. Présentation, notes, annexes, chronologie et bibliographie mises à jour par

Michel Lichtlé. Paris, GF Flammarion, 2014 [1833], 338 p.

Balzac, Honoré de. Illusions perdues. Édition établie, présentée et annotée par Jacques Noiray.

Biographie de Balzac par Samuel S. de Sacy. Paris, Gallimard, 2013 [1837], 960 p.

Balzac, Honoré de. Le Colonel Chabert. Présentation par Nadine Satiat. Paris, Flammarion,

2009 [1832], 209 p.

Balzac, Honoré de. La Fausse maîtresse. Bruxelles, Candide et Cyrano Grands Classiques, s.d.

[1841], 70 p.

Balzac, Honoré de. La Peau de chagrin. Présentation par Nadine Satiat. Précédé d’un interview

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Flammarion, 2013 [1831], 449 p.

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Balzac, Honoré de. Physiologie du mariage. Éditions de Samuel S. de Sacy. Paris, Gallimard,

[1829], 448 p.

Balzac, Honoré de. Théorie de la démarche. Édition établie, annotée et postfacé par Paolo

Tortonese. Paris, Éditions Mille et une Nuits, 2015 [1833], 87 p.

Balzac, Honoré de. Traité de la vie élégante. Paris, Bossard, 1922 [1830], 193 p.

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