une lecture d’honoré de balzac par le cadre des demeures
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Une lecture d’Honoré de Balzac par le cadre des
portes : le rôle que jouent les portes dans les
demeures privées du Père Goriot et d’Eugénie
Grandet
by
Rachel Green
A thesis
presented to the University of Waterloo
in fulfillment of the
thesis requirement for the degree of
Master of Arts
in
French Studies
Waterloo, Ontario, Canada, 2019
© Rachel Green 2019
ii
AUTHOR’S DECLARATION
I hereby declare that I am the sole author of this thesis. This is a true copy of the thesis, including
any required final revisions, as accepted by my examiners.
I understand that my thesis may be made electronically available to the public.
iii
RÉSUMÉ
Cette thèse se consacre à l’étude détaillée du rôle que jouent les portes dans les demeures
privées du Père Goriot (1835) et d’Eugénie Grandet (1833) du romancier français Honoré de
Balzac (1799-1850). Après un examen dans notre premier chapitre de la méthode de création
balzacienne qui emprunte aux théories scientifiques de Georges Cuvier et de Geoffroy Saint-
Hilaire et qui applique les principes des physiognomonistes du XVIIIe siècle, nous analyserons
dans notre deuxième chapitre les portes comme des instruments qui protègent la sphère privée,
espace où l’être intime s’imprime par osmose dans son ameublement. Ce mimétisme entre
l’habitat et l’habitant nous permettra d’établir la valeur précieuse des portes qui s’ouvrent pour
admettre des visiteurs dans ces territoires d’intimité. Les types d’entrées dans la sphère privée –
ils varient selon l’heure, la porte utilisée, celle de devant ou celle de derrière ; le moyen d’y
pénétrer (pensons ici à une visite, à une invitation ou à une arrivée inopinée) – seront examinés
dans notre troisième chapitre. Cette étude nous permettra d’illustrer les rapports entre les
personnages et de penser la porte qui s’ouvre comme un outil qui interrompt la scène et introduit
des événements imprévus dans le déroulement de l’action. Dans notre quatrième chapitre, nous
proposons d’étudier la porte ouverte comme un point d’accès qui permet au visiteur de s’initier
aux secrets domestiques. La découverte des vérités intimes par le visiteur nous mènera à analyser
la porte comme un instrument de pouvoir que l’hôte ferme pour protéger ses secrets contre son
visiteur.
iv
REMERCIEMENTS
J’adresse tout d’abord mes remerciements à mon directeur de thèse, Professeur Nicolas
Gauthier pour son aide pendant la rédaction de cette thèse. Mes pensées se portent également
vers les membres de mon comité, Professeure Tara Collington et Professeure Catherine Dubeau,
à qui je voudrais exprimer ma plus sincère reconnaissance pour leur participation.
Aux professeurs des séminaires que j’ai suivis, je vous remercie de nos discussions
stimulantes qui m’ont permis d’approfondir et d’élargir le champ de mes connaissances. Je tiens
également à remercier les professeurs du Département d’Études françaises pour leur gentillesse
pendant mes études de maîtrise.
À Sushma et à Rachel, merci de nos discussions précieuses qui étaient autant
personnelles qu’intellectuelles.
À ma famille et à mon meilleur ami, vos mots encourageants étaient la clé d’or de ma
réussite. À vous, à qui je dois tout, je vous exprime ma plus profonde gratitude.
v
À ma famille et
À mon meilleur ami
vi
TABLE DES MATIÈRES
Author’s Declaration ………………………………………………………………………...… ii
Résumé ……………………………………………………………………………………….… iii
Remerciements ………………………………………………………………………………… iv
Table des matières ……………………………………………………………………………. vi
Introduction …………………………………………………………………………………….. 1
I.1 La porte balzacienne …………………………………………………………….. 3
I.2 Le système hamonien ……………………………………………………………. 5
I.3 Le XIXe siècle et le réalisme …………………………………………………….. 7
I.4 L’énoncé de thèse ……………………………………………………………….. 9
Chapitre 1 : La méthode de création balzacienne …………………………………………... 13
1.1 Le milieu cristallise la personnalité de l’habitant ……………………………… 14
1.2 Les « espèces sociales » et leurs milieux ………………………………………. 16
1.2.1 La théorie des milieux et les mœurs …………………………………… 17
1.3 Balzac : observateur pénétrant et « voyant » ………………………………...… 19
1.4 Le rapport entre la psychologie et la physionomie …………………………….. 21
1.5 « L’humanité et l’animalité » …………………………………………………... 23
Chapitre 2 : La symbolique de l’espace privé ......................................................................... 25
2.1 Ce que la porte protège : l’être intime ………………………………………… 27
2.2 Une « relation topographique-physionomique » ……………………………….. 31
2.3 La porte qui préfigure ………………………………………………………….. 33
2.4 La porte qui classe ……………………………………………………………... 35
2.5 La porte qui révèle ……………………………………………………………... 37
2.6 Le prix cruel du succès mondain ………………………………………………. 43
2.6.1 Des actes ignobles ouvrent la porte de la noblesse …..………..……….. 45
Chapitre 3 : Le type d’entrée dans l’espace domestique …………………………………… 50
3.1 Une arrivée inopinée …………………………………………………………… 53
3.2 La porte qui « déclench[e] des transformations narratives » …………………... 57
3.3 Charles Grandet détient une clé de l’hérédité ………………………………….. 59
3.3.1 Eugène de Rastignac détient une clé de l’hérédité ……………………... 60
vii
3.4 Un nom honteux ferme la porte ………………………………………………... 62
3.5 Accès exclusivement sur invitation ……………………………………………. 66
Chapitre 4 : La porte : objet qui permet la collecte du savoir et qui instaure le pouvoir de
l’hôte sur le visiteur …………………………………………………………………………... 69
4.1 Rastignac : l’intrus ambitieux ………………………………………………….. 70
4.1.1 Rastignac : « oisea[u] de passage » …………………………………….. 72
4.2 S’initier aux secrets derrière la porte fermée …………………………………... 74
4.3 La configuration spatiale organise la quête cognitive ………………………….. 75
4.4 La porte comme cadre qui établit le dominant et le dominé …………………… 80
4.5 La porte dialogique …………………………………………………………….. 83
4.6 La voix qui ferme la porte ……………………………………………………… 86
4.7 Le visiteur ne pousse pas la porte fermée ……………………………………… 88
4.8 Fermer la porte : un acte de pouvoir …………………………………………… 89
Conclusion …………………………………………………………………………………….. 93
Bibliographie ………………………………………………………………………………….. 99
1
INTRODUCTION
2
La maison, c’est l’opposé de l’univers. L’un des
éléments les plus visibles de sa structure, la porte
avec son seuil, la sépare de ce qui reste en dehors
d’elle, tout en l’y conjoignant.
Zumthor, 1993, p. 82
Qu’elle vibre, grince, crie ou claque, la porte, dispositif architectural et appareil
acoustique, « émet un signal sonore » (Monnier, 2004, p. 113) qui s’inscrit dans un système de
communication. Puisque le nombre de coups frappés à la porte et l’intensité de ceux-ci
constituent des « sons qui précèdent » l’inconnu « avant qu’il n’entre » (Richer, 2013, p. 343)
dans la scène, ces effets sonores deviennent révélateurs de cet inconnu devant le battant. Un coup
frappé légèrement peut connoter la discrétion ou la timidité tandis que de violents coups contre la
porte peuvent désigner une urgence ou simplement l’audace. De plus, la signification de ces
gestes change selon qu’on se trouve à la petite porte où à la porte d’en avant, à minuit ou à midi.
Dans tous les cas, la porte parle lorsqu’elle résonne. Ce battant qui vibre sous la force d’un poing
devient le point focal de la pièce, l’endroit où les yeux se fixent et la raison pour laquelle le
brouhaha de la maison se tait par peur que l’oreille de l’anonyme soit collée contre la porte.
Malgré son apparente simplicité, la porte, structure omniprésente qui balise la vie
quotidienne, possède des significations cachées. Gouvernée par des protocoles sociaux, elle
« appartient depuis toujours à l’art et à la manière d’habiter » (Monnier, 2004, quatrième de
couverture). Structure hybride qui « tranch[e] dans le réel comme oui ou non » (Zumthor, 1993,
p. 58), la porte, munie d’une serrure, parfois défendue par un portier, et montée sur des gonds,
« appartient à la fois au système constructif statique qui la contient, en général un mur ou une
paroi », et grâce « aux techniques », est également mobile (Monnier, 2004, p. 43). Pouvant créer
un moment de drame, en laissant passer le dehors dans le dedans et vice-versa, le simple acte
d’ouvrir la porte peut constituer un risque, un événement déclencheur.
3
I.1 La porte balzacienne
Chez Honoré de Balzac, maître du réalisme et figure dominante de la littérature française
de la première moitié du XIXe siècle, les portes sont des instruments « concrets » qui servent à
structurer l’espace figuré. Ce « conteur des drames de la vie intime » (Balzac, Œuvres complètes,
1910, p. XXIX1), a structuré ses œuvres notamment autour des pôles que constituent l’espace
privé et la sphère publique, accordant beaucoup plus d’importance aux portes protégeant l’espace
domestique qu’à celles protégeant l’entrée de lieux publics.
Dans l’univers de sa Comédie humaine, la « porte » qui résonne est souvent « moins un
objet que le début d’un drame », écrit Jean-François Richer (2013, p. 329). Jouissant d’une
valeur opérationnelle, la porte est un instrument narratif qui, lorsqu’elle vibre, « produit un effet
d’immédiateté, une sensation “d’ici-maintenant” » (Richer, 2013, p. 329). Elle peut d’ailleurs
servir comme instrument pour rythmer le récit, comme obstacle ou comme point de passage pour
présenter des lieux et des personnages. Outil romanesque qui fait avancer l’intrigue grâce à « son
efficacité dans la construction du récit » (Monnier, 2004, p. 24), la porte chez Balzac marque les
transitions spatiales et confère, empruntons une formule à Jean-François Richer, « des
dimensions temporelles et spatiales [à] la prose romanesque » (2004, p. 35). Par un point
d’ancrage double, référent qui produit un effet de réel et structure figurée qui organise l’espace
du récit, la porte permet à Balzac de « concrétiser les abstractions » (Hamon, 1988, p. 6), c’est-à-
dire de démarquer l’espace figuré pour lui conférer une géométrie qui mime l’espace réel.2 Parce
1 Toutes nos références aux Œuvres complètes d’Honoré de Balzac viennent de son Avant-propos à la Comédie
humaine. 2 Nous puisons le terme « espace figuré » dans le travail de Roman Ingarden (1983) que Rachel Bouvet résume
ainsi : « Dans son ontologie de l’œuvre littéraire, Roman Ingarden conçoit l’espace littéraire comme un espace
“figuré”, qui n’est ni l’espace réel — celui que nous percevons autour de nous —, ni l’espace idéel — comprenant
une diversité de points tridimensionnels et formant l’objet des mathématiques —, ni l’espace de représentation, cet
espace mental lié à la représentation intuitive d’objets. Ce que l’espace figuré a en commun avec tous ces espaces,
c’est qu’il est sans discontinuité. D’ailleurs, Ingarden soutient que ce trait forme l’essence de l’espace en général »
(2011, p. 83).
4
que la spatialité romanesque est floue, « infinie et insaisissable » (Richer, 2004, p. 10), la
« matérialité » de la porte dans un univers figuré résout le problème de la continuité spatiale et
permet de fabriquer un espace discret qui crée une logique linéaire qui ne permet qu’un
mouvement bidirectionnel.
Dans le panorama du rôle que joue la porte dans l’univers balzacien, exposons qu’au-delà
de son sens concret que nous venons d’esquisser, la porte, le seuil et les clés peuvent prendre un
sens métaphorique. Ouvrir les portes d’un hôtel au faubourg Saint-Germain, quartier de la
noblesse aristocratique à Paris au XIXe siècle, représente l’acte d’ouvrir les portes de la société
où le franchissement de ces seuils est analogue à un rite de passage et où une clé métaphorique
(une invitation écrite ou un titre de noblesse) déverrouille la porte. C’est grâce à la polyvalence
de la porte, mot fécond duquel découle une abondance de locutions,3 que Balzac construit de
manière efficace son univers et révèle la position sociale de ses personnages qui circulent dans ce
monde parcellé socio-spatialement.
Élément mobile qui donne à voir des pratiques d’inclusion et d’exclusion, la porte chez
Balzac constitue un mécanisme qui expose les relations sociales entre les personnages.
Rappelons que la porte d’entrée principale est réservée aux initiés, que la petite porte est pour
ceux qui inspirent la honte et que les heures de visite sont distinctes pour ces différents types
d’invités. Ainsi, cet appareil architectural procure à l’écrivain un moyen privilégié d’établir et de
moduler les rapports entre les personnages-actants et lui permet de mettre en place « un faisceau
de relations de ressemblance, d’opposition, de hiérarchie et d’ordonnancement » (Landa, 2011,
para. 7). Ce mécanisme polyvalent sur le plan fonctionnel sert à structurer l’espace figuré et
3 Pensons aux locutions suivantes : « entrer par la grande porte », « laisser la porte ouverte à quelque chose »,
« forcer la porte de quelqu’un », « balayer devant sa porte », « habiter porte à porte », « fermer la porte au nez de
quelqu’un » et « refuser sa porte à quelqu’un ».
5
permet d’ailleurs d’établir des relations interpersonnelles entre les sujets-actants, d’exposer les
« différents types d’actions que [ceux-ci] assument tout au long du récit » et de « distinguer les
personnages “principaux” […] des personnages “secondaires” » (Hamon, 1972, p. 100).
I.2 Le système hamonien
Au sein de la critique littéraire, nous puiserons abondamment dans les ouvrages de
Philippe Hamon, théoricien de la littérature du XIXe siècle et spécialiste de l’espace et de
l’architecture dans le texte romanesque. Ses réflexions sur « l’intrication littérature-architecture »
(Hamon, 1989, p. 13) exposent les fonctions des référents architecturaux dans la littérature et
dévoilent la complexité du roman réaliste.
Dans son ouvrage Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle, le théoricien
s’attache à démontrer que « l’objet architectural4 » (Hamon, 1989, p. 29) dans le texte littéraire
est doté d’une triple fonction. Il est au premier abord un objet herméneutique, du fait « qu’un
dedans (toujours plus ou moins caché) s’y distingue nécessairement d’un dehors (plus apparent,
plus visible) » (Hamon, 1989, p. 29). Caractérisée par une opacité, la porte en position fermée
bloque la transmission du savoir de l’intérieur vers l’extérieur. En second lieu, le théoricien
élabore que l’objet architectural est un objet discriminateur dans la mesure où il marque
nettement les aires littéraires et s’inscrit dans un code binaire par lequel il permet l’inclusion et
l’exclusion. Possédant deux faces comme Janus, dieu étrusque à double visage, qui est le gardien
des portes, la porte est lisible comme un vecteur de désir, de « pulsi[on] » ou de « répulsi[on] »
selon la proximité ou la distance qui sépare l’acteur d’un autre acteur ou d’un objet (Hamon,
4 Selon Philippe Hamon, un « objet architectural » est « une porte », « une fenêtre », une « vitre [ou une] vitrine »,
un « vitrail », un « miroir » et un « mur » (1989, p. 41). Dans notre thèse, nous utiliserons le terme « objet
architectural » pour désigner une « porte ». Dorénavant, lorsque nous employons le terme « objet architectural »,
nous ferons référence au travail de Philippe Hamon dans Expositions. Littérature et architecture au XIXe siècle.
6
1989, p. 30). Sa troisième fonction dans la littérature est désignée par l’expression « objet
hiérarchisé ». Classés selon les critères d’espaces principaux et secondaires, les cadres fictifs
s’insèrent dans un contexte organisationnel où l’espace secondaire est nécessairement sous
l’influence de l’espace primaire (Hamon, 1989). Agencés ensemble dans une structure qui
rappelle celle des poupées gigognes, les lieux littéraires entrent dans « un système de relations
purement différentielles » où chaque lieu « se qualifie par la place qu’il occupe dans un tableau
d’ensemble » (Richer, 2004, p. 11).
D’après Philippe Hamon, l’architecture littéraire propose « deux modes d’organisation
sémiotique » (1988, p. 9), à savoir la narration et la description. Pour le premier, l’architecture
littéraire permet de distinguer les étapes d’un récit, de parceller l’espace figuré afin de structurer
« les déplacements et les aventures [des] personnages » (Hamon, 1988, p. 9). L’objet
architectural peut par ailleurs apparaître dans le cadre fictif sous la forme de la description.
Hamon explique que la description architecturale est le moyen privilégié d’introduire « la
métaphore », « l’ironie », la « métonymie » et la « synecdoque » (Hamon, 1989, p. 31).
L’exemple par excellence de « ce mécanisme de superposition sémantique que le roman établit
entre le héros et leur environnement » (Caraion, 2007, para. 2) provient de la description
architecturale de la pension Vauquer dans Le Père Goriot d’Honoré de Balzac (1835), souvent
retenue pour illustrer l’idée balzacienne de la correspondance entre le milieu et l’individu. On
peut y voir une structure qui symbolise par métaphore sa patronne, Mme Vauquer : « enfin toute
sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne. Le bagne ne va pas
sans l’argousin, vous n’imagineriez pas l’un sans l’autre » (Balzac, Le Père Goriot, 2006,
p. 495). Dans cet ordre d’idées, la description se pose comme l’instrument précieux qui aide le
5 Dorénavant nous utiliserons l’abréviation Goriot dans nos citations.
7
romancier à territorialiser le cadre figuré, c’est-à-dire à le marquer comme étant approprié. Par
une esthétique matérialiste qui vise à instaurer une « cohérence spatiale » (Bouvet, 2011, p. 93),
l’écrivain construit l’identité de l’espace figuré lorsqu’il le circonscrit pour ainsi mettre en place
le sujet dans son milieu (Hamon, 1989). Les objets présents dans la scène, plus qu’une manière
de planter le décor et d’indiquer le caractère de la pièce, sont des artefacts anthropologiques : ils
constituent une trace plastifiée (Gauthier, 1984) des mœurs de la maisonnée, une chose cousue
des fibres de son propriétaire, un arrière-plan « génétique » qui va jusqu’à matérialiser son
« maître ». Il s’ensuit que « le monde » n’est pas seulement le miroir de l’homme, il est
« l’extension de l’homme » (Gauthier, 1984, p. 15). C’est dans un tel réseau de significations que
se situe la porte balzacienne.
I.3 Le XIXe siècle et le réalisme
Le récit réaliste peut à la fois être pensé comme un « miroir où l’univers vient se
réfléchir » (Vachon, 1992, p. 24) et une fenêtre qui traduit « une mimésis (une transparence) »
(Hamon, 1989, p. 113). Puisque l’écrivain s’efforce de sonder les tréfonds de la société par « un
regard “vertical” qui pense que le réel est caché sous la surface » (Hamon, 1989, p. 3), il ne
cherche pas simplement à représenter le réel, il propose de l’interpréter. Écrire et décrire ne se
résument pas à une simple duplication ou à une reproduction du réel, car l’observation et
l’écriture sont au service d’une explication totalisante du monde. La figure du romancier s’efface
donc pour être remplacée par celle de l’ethnographe qui tente d’expliquer la nouvelle société qui
apparaît après la Révolution française (Dufour, 1998).
La France au XIXe siècle est une société profondément fragmentée par « quatre
révolutions (1789, 1830, 1848, 1870) » (Wechsler, 1982, p. 13). La capitale de la France est
simultanément bouleversée par l’industrialisation, ce qui cause un afflux massif de personnes qui
8
choisissent de se déplacer des périphéries de la France vers ce centre urbain. Dans ce climat de
bouleversements, la porte montée sur gonds, mais également équipée d’un loquet, peut être
pensée comme le symbole de ce pays doté d’une identité ambiguë. Dans cette époque en
mutation constante, la rigidité du système social est remplacée par un système « élastique »,
engendrant une préoccupation, voire une obsession, avec l’ascension sociale. Ainsi, ne serait-il
pas juste de dire que la réussite sociale chez Balzac est mesurée par la capacité du personnage à
passer par la porte d’un noble de la haute société ? À ouvrir par sa ruse une porte caractérisée par
sa lourdeur et son impénétrabilité ? À franchir le seuil d’un hôtel de noblesse, à être admis dans
le salon d’un comte et d’une comtesse ? Pour certains personnages, c’est le but, une fin en soi ; la
richesse accumulée pour y accéder n’est qu’un heureux produit.
Au sein du texte balzacien, les portes des espaces exclusifs sont le point focal, l’emblème
même de l’ascension sociale. L’ambition d’Eugène de Rastignac dans Le Père Goriot n’est-elle
pas résumée par son seul désir de passer par les portes des nobles ? Et son entrée dans « le
monde », véritable « rite de passage », n’est-elle pas l’instrument de mesure de sa réussite ? Mais
au-delà de l’ambition et du succès, les portes balzaciennes semblent être un moyen de construire
des personnages types. Dans Le Père Goriot, Eugène de Rastignac a une identité étroitement liée
aux portes, spécialement celles des hôtels du faubourg Saint-Germain et du quartier Chaussée-
d’Antin ; pour sa part, le père Goriot s’inscrit dans le récit comme un exclu qui n’a le droit
d’entrer chez sa fille que par la petite porte ; en revanche, Vautrin est présenté comme un
personnage omniscient en raison de sa capacité à passer par toutes les portes dans la maison
Vauquer ; et dans Eugénie Grandet, Félix Grandet ne parvient à cacher sa vaste fortune pendant
des décennies qu’en murant la porte de son cabinet. Ailleurs dans La Comédie humaine, le motif
de la porte subsiste : le regard interdit par une porte entrouverte met en branle Ferragus et le
9
récit enchâssé de La Grande Bretèche tourne autour d’un amant espagnol enfermé derrière une
porte murée. Cette structure architecturale, soulignons-le, est un outil narratif, un objet « cognitif
(d’où des histoires d’actants engagés dans les quêtes de savoir), […] volitif (le vouloir de ces
mêmes actants affrontés à des obstacles) et […] polémique (le pouvoir exercé ou subi par ces
mêmes actants) » (Hamon, 1989, p. 32), qui permet à l’auteur de construire l’identité de ses
personnages.
I.4 L’énoncé de thèse
Objet architectural privilégié par Balzac pour instaurer l’ordre, juxtaposer les
personnages, introduire ces derniers dans des scènes, démarquer l’espace figuré et révéler les
secrets bien gardés, la porte est un dispositif polyfonctionnel qui s’avère crucial dans la
construction narrative de ses récits. En se servant des portes, des portiers et des seuils, Balzac a
divisé l’espace figuré pour mettre en relief les codes sociaux propres à chaque endroit pour
planter un décor révélateur du statut social des personnages. Bien que l’espace, l’architecture et
la topographie balzaciens aient fait l’objet de plusieurs travaux (par exemple, Hamon, 1989 ;
Richer, 2012), le sujet des portes balzaciennes – dispositif que nous recensons dans le cycle
romanesque de Balzac des centaines de fois – demeure largement inexploré dans la littérature
scientifique. La présente étude travaillera à combler cette lacune en proposant de comprendre le
rôle que jouent les portes dans les espaces domestiques du Père Goriot (1835) et d’Eugénie
Grandet (1833) de cet incontournable romancier français. Précisons que notre analyse de la porte
balzacienne traitera de la porte dans son sens concret et dans son sens métaphorique. Rappelons
que dans les espaces les plus exclusifs du Père Goriot, passer la porte de la sommité parisienne
représente une « entrée dans le monde », la porte concrète est donc dotée ici d’un sens
métaphorique ; notons que les clés pour y accéder ne sont pas des clés matérielles, mais ce sont
10
des facteurs liés à un capital (pensons à une clé népotique, un savoir stratégique, une alliance)
qui ouvrent la porte. Nous transposerons, d’ailleurs, l’idée de la porte pour penser un dialogue,
un échange qui s’ouvre par une question et peut se fermer par un ordre.
Notre analyse se focalisera plus sur Le Père Goriot que sur Eugénie Grandet, ce qui
démontre que nous nous intéressons davantage aux intrus et aux invités qui pénètrent dans
l’espace privé qu’aux habitants confinés à la maison Grandet. Comptées parmi les œuvres les
plus connues de l’écrivain et révélant son « art du roman », ces œuvres puisées dans Études des
mœurs du cadre tripartite de La Comédie humaine exposent éloquemment les mœurs de
l’époque, brossent un panorama de la vie parisienne et provinciale et privilégient les portes qui y
jouent un rôle charnière et symbolique, marquant les transitions, traçant les limites et ouvrant les
espaces. Quoique les portes soient omniprésentes dans l’œuvre balzacienne, les portes dans les
deux romans à l’étude sont bien plus qu’ubiquitaires : elles construisent les récits, constituant
l’objet d’une véritable obsession des personnages principaux. Examinons Le Père Goriot, roman
d’apprentissage social, où les portes des demeures exclusives sont des référents spatiaux clés qui,
par le nombre de portes d’élites qui s’ouvrent, mesurent la réussite initiatique d’Eugène de
Rastignac dans son entrée dans la haute société. Rappelons que dans Eugénie Grandet, la porte
murée du cabinet de travail de monsieur Grandet est le pivot de son pouvoir et l’objet de son
obsession.
Faisons maintenant un survol des œuvres. Dans Le Père Goriot, qui dépeint une ville
profondément divisée en classes sociales qui s’affrontent, les salons des élites contrastent
nettement avec la pauvreté de la pension Vauquer et les portes qui défendent ces espaces
respectifs le prouvent. De cette pension qui sert de toile de fond au récit et qui est peuplée de
plusieurs personnages, Balzac dégage tout particulièrement deux protagonistes : le personnage
11
éponyme, le père Goriot, un homme qui sacrifie tout pour ses deux filles, Delphine et Anastasie ;
et Eugène de Rastignac, un jeune ambitieux qui s’efforce de s’introduire dans la haute société.
Ce dernier va se servir du nom de sa cousine, madame la vicomtesse de Beauséant comme clé
pour entrer dans les hôtels des nobles.
Passons de Paris à la ville de Saumur, où se déroule le roman Eugénie Grandet qui
s’ouvre sur une famille qui vit modestement en dépit d’une vaste fortune secrète amassée par le
maître de la maison, monsieur Grandet. Celui-ci est un avare qui contrôle tout dans sa maison,
notamment au moyen des portes. Dans ce climat de secret et de contrôle, madame Grandet et sa
fille, Eugénie, sont sous l’emprise de monsieur Grandet, étant ignorantes de la richesse empilée
derrière une porte murée dont elles sont les héritières.
Une étude de ce corpus par l’optique des portes qui s’ouvrent sur les espaces privés nous
permettra de mieux comprendre les personnages in situ, de cerner leurs relations, leurs
ambitions, les rapports de force et les protocoles sociaux qui dictent leur conduite. Comme
Balzac se chargeait de relater le vrai et non seulement le vraisemblable (Balzac, Cabinet des
antiques, 1839), une convergence apparaît entre ses récits et les réalités de l’époque ; ainsi cette
analyse mettra également en lumière le portrait d’une société fragile, construite sur des images
trompeuses qui dissimulent des secrets bien gardés derrière des portes de résidences privées ainsi
qu’une société profondément divisée en classes où des conventions régissent les espaces selon la
présence ou l’absence de certains personnages.
Compte tenu de ce contexte, nous orienterons notre analyse autour de la narratologie (en
nous penchant sur le travail de Hamon) et de la thématologie de la « porte » (en convoquant
notamment les travaux de Bachelard, Bakhtine, Hamon, Lafon et Mitterand). En empruntant à
ces approches théoriques, nous proposerons quatre réflexions distinctes, mais complémentaires.
12
Dans le premier chapitre, nous ancrerons notre étude dans la méthode de création balzacienne,
procédé qui s’inscrit dans le concept que le monde sensible (le décor domestique et le corps) est
« une iconographie » de l’esprit (Gauthier, 1984, 129). Dans le second chapitre, nous analyserons
l’étroite « symbiose [entre] occupant [et] habitation » (Gautier et Preiss, 2016, p. 92) afin de
circonscrire l’espace figuré pour construire l’identité du personnage et établir la valeur précieuse
de l’acte d’un visiteur de s’introduire dans la sphère privée de son hôte. Pensons au taudis
sombre de Goriot imprégné de ses « chagrins secrets » (Goriot, 2006, p. 68) dans lequel
Rastignac pénètre. Dans le troisième chapitre, nous allons nous concentrer sur une étude des
types d’entrées des personnages dans le noyau privé (invité, intrus, visiteur) afin d’examiner
l’effet de ces différents moyens d’y pénétrer et d’analyser la porte qui s’ouvre comme un
instrument d’interruption qui perturbe la scène et change le cours de l’action dramatique. Ainsi
pensons à l’arrivée inopinée d’Eugène de Rastignac chez sa cousine la vicomtesse de Beauséant
au moment où son amant aurait révélé son mariage à « une demoiselle de Rochefide » (Goriot,
2006, p. 106). Dans le quatrième chapitre, nous étudierons la porte qui s’ouvre comme un « objet
cognitif » (Hamon, 1989, p. 32) qui permet au visiteur de faire la collecte des informations
secrètes ou scandaleuses sur son hôte et, puis, nous allons nous intéresser à la porte fermée
« comme marque du pouvoir d’interdire, d’enfermer et de dissimuler la vérité » (Green, 2016,
para. 1). S’impose ici le cas de Monsieur Grandet qui détenait la clé passe-partout chez lui et
l’utilisait pour cacher sa fortune secrète derrière une porte murée.
13
CHAPITRE 1 :
LA MÉTHODE DE CRÉATION BALZACIENNE
14
Balzac cherche surtout à faire surgir aux yeux du
lecteur l’histoire pour ainsi dire quotidienne d’une
époque ; le dessous des choses, tout ce qui échappe
à l’histoire officielle, selon son expression :
“l’histoire vue en déshabillé” (Une Ténébreuse
affaire, XXI, 82). Il en aime peindre d’abord les
cadres, et il se fait ‘archéologue’ en même temps
qu’historien.
Laubriet, 1958, p. 22
Pour mieux fonder notre étude sur les portes qui s’ouvrent sur les espaces domestiques
dans les deux œuvres de notre corpus, nous proposons un survol de la méthode de création de
Balzac qui s’efforçait de faire « l’inventaire » descriptif de la société française du XIXe siècle
(Balzac, Œuvres complètes, 1910, p. XXIX). Sa méthode centrée sur le déchiffrage de la vérité
empreinte dans les détails révèle son désir de raconter les vérités secrètes, pénétrant par un
régime scientifique et par son intuition divine dans l’âme de l’être qu’il espère révéler.
1.1 Le milieu cristallise la personnalité de l’habitant
Maître du roman réaliste qui veut « étendre son emprise sur la totalité du réel » (Vachon,
1992, p. 24), Honoré de Balzac est marqué par un désir insatiable de reconstruire en mots son
siècle par « une esthétique du détail » (Hamon, 1989, p. 113). Pour Balzac, le matériel, l’objet de
ses descriptions minutieuses, est un symptôme du spirituel. Ainsi, celui-ci soutient l’idée d’une
consubstantialité entre le visible et l’invisible : il « établit […] une correspondance entre l’esprit
et la matière d’après laquelle les phénomènes du monde matériel incarnent ceux du monde
spirituel » (Chung, 2008, p. 568). Cette philosophie fortement inclinée vers le matérialisme
s’aligne sur le domaine scientifique de l’archéologie. Cette discipline se fonde sur l’analyse des
vestiges matériaux, restes qui servent à révéler les habitudes, les idéologies, les idées, les
symboles et les structures mentales d’une société à un moment précis. De ce fait, la maison
15
balzacienne est également une structure qui expose le personnage « dans toute la vérité de [ses]
habitudes », absorbant comme « un suaire [ses] empreinte[s] » (Richer, 2004, p. 36). Balzac
n’explicite-t-il pas ce lien lorsqu’il annonce dans La Fausse maîtresse que « l’architecture est
l’expression des mœurs » (cité dans Hamon, 1989, p. 10) ?
Véritable synecdoque, le matérialisme constitue une représentation révélatrice de
l’homme. Une correspondance s’établit ainsi avec « la loi de la “corrélation des formes” » du
paléontologue Georges Cuvier (Isperian, 1974, p. 117). Celui-ci défend la thèse que toute
l’anatomie animalière peut être dégagée à partir d’un seul fragment. Honoré de Balzac va
s’inspirer de Cuvier en proposant une correspondance entre le détail et l’ensemble, selon laquelle
l’homme est indissociable des choses qui l’entourent et des milieux où il évolue (Isperian, 1974),
jusqu’au point où l’un devient indissociable de l’autre.
Élevés au statut de personnage dans le roman balzacien, les objets sont autant une
représentation matérielle que mentale des personnages. Bersani (1970) formule l’argument que
l’environnement est anthropomorphisé dans l’univers balzacien, car Balzac allégorise les
endroits et les choses. Ce théoricien défend l’idée que les objets jouent dans le drame, comme le
font les personnages. C’est, en fait, la capacité unique à l’être humain, « à représenter ses mœurs,
sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins » (Balzac, Œuvres complètes, 1910,
p. XXVII) qui creuse le fossé qui le sépare des animaux. Les détails extérieurs permettent de
rendre visibles l’obscurité et l’intangibilité du « moral » « invisible » (Gauthier, 1984, p. 52).
René Wellek et Austin Warren soumettent l’hypothèse que « le décor, c’est le milieu ; et tout
milieu, notamment un intérieur domestique, peut être considéré comme l’expérience
métonymique ou métaphorique d’un personnage » (1971, p. 309).
16
1.2 Les « espèces sociales6 » et leurs milieux
Romancier aux prétentions scientifiques, Balzac transplante le principe de la
classification scientifique des espèces zoologiques dans le domaine social pour créer une
taxonomie du genre humain. Ses « espèces sociales » (Balzac, Œuvres complètes, 1910, p.
XXVI) s’organisent autour « des types humains », inventoriés autour des « traits de […]
caractère » (Balzac, Œuvres complètes, 1910, p. XXIX) : retenons en particulier, le costume, la
profession et la demeure.
Toutefois, l’attribut qui sera, selon l’illustre écrivain, le facteur le plus déterminant pour
appréhender les mœurs du personnage peut simplement se résumer par une question
monosyllabique : « Où ? » Le milieu manifeste une réciprocité, car il façonne ses habitants autant
qu’il est façonné par ces derniers. Il faut remarquer que Balzac « n’évoque aucune habitude
(l’habitude, c’est une “routine”, une façon de se faire manipuler par l’espace) de ses héros sans
mentionner leurs habitats » (Hamon, 1988, p. 6). Loin d’être innocente dans la construction des
mœurs, l’architecture, plus qu’un « simple arpentage quantitatif d’une étendue » (Hamon, 1988,
p. 10), construit les façons de vivre. Remarquons qu’« on ne fait pas n’importe quoi n’importe
où » (Hamon, 1988, p. 10). Ainsi, l’architecture moule l’espèce humaine parce qu’elle prescrit
une perspective, contextualise, impose des limites, établit des trajets verticaux et horizontaux et
« “m[et] en demeure” [le] sujet […] qui est contraint d’y agir, de s’y déplacer de telle ou telle
façon » (Hamon, 1988, p. 10). Gaston Bachelard note dans La Poétique de l’espace que « la
maison vécue n’est pas une boîte inerte[, elle] transcende l’espace géométrique » (2012, p. 58).
Philippe Hamon souligne aussi que l’architecte construit donc des cadres d’existence, c’est-à-
dire les « parcours, modes d’utilisation, emplois du temps, routines [et] fonctions » (1988, p. 9).
6 Terme tiré d’Œuvres complètes d’Honoré de Balzac (1910, p. XXVI).
17
Il projette son idéologie et « les codes […] économiques, idéologiques, religieux, politiques [sur]
la société » (Richer, 2004, p. 31). Loin d’être neutre, l’architecte, grâce aux plans créés par ses
coups de crayon, crée une « maison de papier » qui, ultérieurement, se transforme en édifice
tridimensionnel qui organise la vie de ses occupants (Hamon, 1988). Alors, une question se
pose : l’architecte ne fait-il pas dans le réel, ce que le romancier fait dans l’espace figuré ? Pour
l’écrivain, l’encre qui coule de sa plume constitue l’instrument qui lui permet de bâtir son
univers de papier pour ses êtres de papier.
1.2.1 La théorie des milieux et des mœurs
Honoré de Balzac, qui se décrit comme un « architecte » grâce à sa cathédrale littéraire
qu’est La Comédie humaine (cité dans Lagarde et Michard, 2004, p. 3057), structure son univers
autour d’une topographie symbolique. Configuration spatiale emblématique, l’habitat, « chargé
de mœurs et d’habitus », joue un rôle déterminant sur le « comportement, [l’]histoire, voire [le]
destin » (Richer, 2004, p. 18) de l’habitant. L’« historien des mœurs » (Balzac, Les Paysans,
1876, p. 171) a appréhendé que « le caractère dynamique […] des différentes organisations
spatio-anthropologiques » « produi[t] des mœurs privées et publiques » (Richer, 2004, p. 18),
jusqu’au point où, pour citer encore Gaston Bachelard, « la maison remodèle l’homme » (2012,
p. 58). On se souvient du père Goriot qui a dû passer au second étage, puis au troisième, le plus
proche du grenier, à mesure que sa bourse s’épuisait. Son déplacement vertical dans la pension
signale sa déchéance physique, psychique, sociale et financière.
Il faut noter qu’une simple mention de l’adresse de la demeure, dans un quartier
résidentiel toujours connoté chez Balzac, laisse déjà voir le personnage. Citons en exemple le
7 Balzac utilise le terme « architecte » pour se décrire : dans une lettre à Madame Hanska du 25 décembre 1843,
Balzac écrit : « Comme me l’a dit Hugo, je suis un audacieux architecte » (cité dans Vachon, 1992, p. 15).
18
faubourg Saint-Germain, quartier réservé à l’aristocratie du XVIIIe siècle (Ratcliffe et Piette,
2007, p. 312), où l’adresse annonce déjà les mœurs de la maisonnée, indique les protocoles à
respecter et signale que les hôtels sont difficilement accessibles en raison de la présence des
portiers. Les habitudes, l’habit, le décor et la fortune sont facilement décelables et annoncent
déjà le type de personne qui appartient à ce milieu « aéré, harmonieux et raffiné » (Ratcliffe et
Piette, 2007, p. 312).
Dans cette même ligne de pensée, Geoffroy Saint-Hilaire, naturaliste du XIXe siècle et
dédicataire du Père Goriot, qui a avancé la loi de l’« unité de composition » (cité dans Isperian,
1974, p. 118), postule que les différences observées entre les animaux ne sont que le résultat
d’une « adapt[ation] au milieu où il[s sont] appelé[s] à vivre » (cité dans Isperian, 1974, p. 118).
À cet effet, l’animal se conforme et se configure à son environnement. Cette pensée est
transposée dans les romans balzaciens où le milieu devient un élément clé pour dégager le
caractère du personnage : l’espace a un effet sur le physique et le psychique du personnage, il
sature ses sens et exerce une influence déterminante sur lui (Bersani, 1970).
Passons de l’enveloppe pierreuse d’une maison, structure protégée par une porte, au
portrait du corps hiéroglyphe du résident. Les portes qui s’ouvrent sur les intérieurs balzaciens, à
la fois spatiaux et psychologiques, dérivent leur valeur de leur capacité à exposer l’intériorité du
résident. Pour Balzac qui veut se faire « historie[n] du cœur humain » (Balzac, Œuvres
complètes, 1910, p. XXVIII), l’âme de l’être s’imprime sur sa chair, s’exprime par son habit, se
cristallise sur son meuble et est concrétisée par sa demeure. Résumons donc que l’âme occupe
une place centrale dans l’œuvre de Balzac, constituant l’objet même de son étude. Ainsi, dans les
prochaines trois sections nous prenons une approche « intérieur-extérieur », afin d’examiner
comment Balzac décrypte l’âme de l’être par des détails corporels, esprit qui, dans la tautologie
19
balzacienne, détermine la physionomie de l’espace privé protégé par la porte. Par une
observation intelligente et pénétrante, un emprunt à la physiognomonie et à l’analogie
animalière, Balzac positionne ses personnages dans une taxonomie complexe où les portraits
moraux deviennent révélateurs des portes que les personnages vont pouvoir passer : le
personnage avec la bosse d’un reclus serait un exclu, le personnage-oiseau serait un intrus et le
personnage-cheval pur-sang serait la bienvenue partout.
1.3 Balzac : observateur pénétrant et « voyant8 »
Balzac procède avec une rigueur descriptive, passant d’un regard panoramique à un
regard myope. Par une approche de l’extérieur vers l’intérieur, perçant la façade pour entrer dans
la crypte, ou bien perçant la chair pour arriver au cœur, la méthode balzacienne consiste en une
observation microscopique où les détails externes sont relatés avec une telle justesse qu’elle
dépasse une superficialité et permet au romancier de sonder les tréfonds de l’être. Henri Gauthier
résume le regard aigu balzacien lorsqu’il constate « que le corps humain, si charnellement
présent, si minutieusement dessiné, si précisément signifié [est] lui-même signifiant d’autres
réalités imperceptibles au regard vulgaire, mais accessible à l’observateur intuitif qu’est Balzac »
(1984, p. 2). Grâce à son regard d’aigle, le romancier fait une science de l’observation et fait de
la description un art (Laubriet, 1958).
Pour Balzac, la digression descriptive constitue un outil précieux, un moyen de préciser
et d’expliciter chaque détail afin de nuancer chaque aspect pour ne pas « laisser vagabonder
[l’]imagination » du lecteur (Lazlo, 1987, p. 67). En plus de circonscrire le champ interprétatif
du lecteur, cette esthétique minutieuse permet à Balzac de mettre en pause la narration pour créer
8 Nous empruntons ce terme à Théophile Gautier qui écrit dans Facino Cane que « Balzac possédait le don de
s’incarner dans des corps différents. Balzac fut un voyant » (cité dans Lagarde et Michard, 2004, p. 305).
20
un effet de réel. Livrer un reflet fidèle du réel nécessite un ancrage référentiel, une trace
matérielle des détails « superflus » scrupuleusement décrits qui contribue à légitimer le récit
réaliste pour « sauvegarde[r] l’illusion référentielle » (Piton-Foucault, 2015, p. 25). Mais, la
mécanique descriptive balzacienne est plus qu’une simple copie de la réalité : ces tournures
stylistiques expliquent et dévoilent « la vérité dans toutes les situations » (Balzac, La Peau de
chagrin, 2013, p. 12). Selon Balzac, seul l’artiste doué d’une perspective philosophique, doté
d’un « microscope moral » (Balzac, Théorie de la démarche, 2015, p. 25) possède l’intuition
pour saisir la conscience d’un individu d’un seul coup. Cette capacité d’arracher la vérité de
l’être observé provient de deux facteurs : la déduction par l’observation scientifique (la
formulation d’hypothèses) et l’incarnation.9 L’écrivain « s’install[e] dans l’être à connaître »
(Laubriet, 1958, p. 164) comme un comédien qui se glisse dans la peau d’un personnage. Chez
Balzac, l’observation se réalise au moyen d’une perspective omnisciente : il pénètre dans le cœur
de l’être, avec une perspicacité qui lui permet d’intérioriser l’émotion de l’autre.
Il est hors de question de parler ici d’une copie servile du phénomène observé ; celui-ci
sera décomposé, recomposé, déchiffré et synthétisé par l’écrivain qui conjuguera son analyse en
une description qui se partage entre l’observation pure et l’impression ressentie. L’auteur agit
comme un « filtre » qui inspecte le monde sensible dans le but de fournir au lecteur une
interprétation véridique. Il postule que l’artiste voit au-delà des surfaces captieuses, car il revêt le
rôle d’un « voyant » (Théophile Gautier cité dans Lagarde et Michard, 2004, p. 305), porteur de
la vérité qu’il élève au statut d’apôtre.10 Balzac insiste sur le fait que la main de l’écrivain est
9 L’intuition balzacienne est expliquée par Pierre Laubriet : « Son plaisir est si grand, parce qu’il possède un don
étrange, celui de pénétrer dans les âmes de ces passants, et de vivre pendant un temps leur vie, participant à leurs
plaisirs comme à leurs peines, les sentant comme siennes, tout en les jugeant au point de vue de leur valeur
artistique » (1958, p. 161). 10 Pierre Laubriet écrit que « Balzac n’avait pas hésité à comparer l’artiste et le prêtre ; détenteur au même titre
d’une vérité, il est aussi chargé de la répandre » (1958, p. 194).
21
guidée par une force divine, celui-ci étant élu comme une sorte d’instrument qui expose la vérité
par le biais de sa plume.
1.4 Le rapport entre la psychologie et la physionomie
Dans La Théorie de la démarche, Balzac fait écho à Buffon lorsqu’il conclut que
l’observateur attentif doit « à la fois abstraire et spécialiser, faire d’exactes analyses et de justes
synthèses » (2015, p. 24) et doit pouvoir, d’un seul coup d’œil, « saisir les mouvements les plus
cachés » qui « laisse[nt] involontairement deviner [la] conscience » de l’observé (Balzac,
Théorie de la démarche, 2015, p. 25). La méthode de ce romancier aux prétentions scientifiques
repose sur la subtilité du détail : la démarche, un simple frémissement des lèvres, une ride ou la
respiration trahissent l’individu et le dévoilent (Balzac, Théorie de la démarche, 2015).
Cette conception d’un lien entre le physique et le psychique mène Balzac à emprunter
aux pensées des physiognomonistes. La physiognomonie simplifie, elle décompose les traits du
visage afin de traduire le profil physique de l’individu en portrait psychique ; elle « déconstruit »
pour « “recompos[er]” l’homme » (Gauthier, 1984, p. 2). S’alignant sur la loi de l’« unité de
composition » avancée par Geoffroy Saint-Hilaire, la prémisse de la physiognomonie et celle de
la phrénologie proposent une homogénéité, une rigidité où les mœurs deviennent des traces
concrètes et permanentes sur le visage. La loi d’homogénéité proposée par Johann Kaspar
Lavater (1820), théologien et physiognomoniste suisse au XVIIIe siècle, transpose les principes
de la loi de composition du domaine animalier dans la sphère humaine. Ainsi, défend-il la thèse
que « tout ce qui tient à l’homme dérive d’une même source », toutes les parties de l’homme
correspondent pour qu’« un seul membre bien constitué […] fourni[sse] des inductions certaines
pour le reste du corps et, par conséquent, pour tout le caractère » (cité dans Gauthier, 1984,
p. 256). Balzac est un touche-à-tout qui ne néglige pas le domaine scientifique ; il a souvent
22
recours dans ses œuvres aux théories de la phrénologie et de la physiognomonie, comme par
exemple dans une digression dans Une Ténébreuse affaire :
Les lois de la physionomie sont exactes, non seulement dans leur application au
caractère, mais encore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a des physionomies
prophétiques. S’il était possible, et cette statistique vivante importe à la Société, d’avoir
un dessin exact de ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater et celle de Gall
prouveraient invinciblement qu’il y avait dans la tête de tous ces gens, même chez les
innocents, des signes étranges. (Balzac, 1854, p. 2)
Sous l’inspiration de ces idées, Balzac, qui use beaucoup de la synecdoque confond la partie
avec son ensemble. Ainsi, le personnage qui divulgue inconsciemment son âme, expose ses vices
et révèle ses secrets par ses pores (Balzac, Physiologie du mariage, 1987).
Selon la conception balzacienne, le visage est la partie totalisante de l’être parce qu’il est
un « résumé du corps » (Gauthier, 1984, p. 256). Il constitue le vecteur privilégié pour dégager le
caractère de l’individu par le fait qu’il est empreint des traces émotives en forme de rides qui
extériorisent et cristallisent l’âme. Quoique « la pensée » paraisse « comme [une] vapeur », selon
Balzac (Théorie de la démarche, 2015, p. 34), elle « reste […] sur le visage » comme
l’expression qui marque le visage d’un « homme mort » (Balzac, Théorie de la démarche, 2015,
p. 30). Ce système de réciprocité repose sur un rapport entre la psychologie de l’être et sa
physionomie. Poursuivons dans cette ligne de pensée : la physionomie d’un être est sa synthèse
exacte. L’individu est une masse malléable, une espèce de vestige de ses expériences vécues qui
s’adapte physiquement – le développement de certains muscles qui fait que certaines actions sont
plus naturelles que d’autres (Wechsler, 1982) – à son contexte social. Plus révélateur que le
visage est donc le geste : le mouvement trahit la pensée dissimulée au fond du cœur de l’être et la
vérité éclipse la prétention. Lisible par l’observateur par sa fluidité ou sa brusquerie, le geste
expose l’essence de l’être : « Tout est réversible, le mental se reflète dans l’action, le spirituel
23
s’incarne dans le naturel ; et l’acte et le corps sont l’image de l’idée comme le naturel est la
forme du spirituel » (Gauthier, 1984, p. 140).
1.5 « L’humanité et l’animalité11 »
Inventoriés et classifiés pour créer un catalogue de mœurs, les visages sont transformés
en types chez Johann Kaspar Lavater (1820), comme ils sont stéréotypés chez Balzac. La
méthode de ces deux derniers entre dans un système centré sur la physionomie où l’individu
entre dans un cadre « type ». Ces types sont souvent forgés suivant une analogie animal-humain.
Bien que « le corps de l’homme [soit] empreint de sa pensée » (Gauthier, 1984, p. 139) en raison
d’un rapport psycho-physionomique, les traits physiques de l’être, qui ressemblent à ceux des
animaux, constituent une synthèse visuelle de ses mœurs animalières. Les portraits physiques et
moraux balzaciens sont axés souvent sur une comparaison ou une métaphore d’animalité. Que ce
soit au moyen d’une description anatomique ou d’une description d’un tempérament bestial,
plusieurs des héros balzaciens sont assimilés à une espèce animale. Un choix satirique ou un
stéréotype, l’animalisation des personnages évoque une image précise et immédiate dans l’esprit
du lecteur.
Les portraits dressés par Balzac dans les pages du Père Goriot servent à illustrer que le
romancier puise ses descriptions dans le royaume animalier : Poiret ressemble à un aigle (2006,
p. 70), monsieur de Marsay devient un synonyme de chien (2006, p. 168) et la comtesse
Anastasie de Restaud est décrite comme un « cheval de pur-sang » (2006, p. 74). L’animalisation
dans l’œuvre balzacienne ne se borne pourtant pas à cela : Paris devient elle-même l’objet du
zoomorphisme. Topographie qui se mue en anatomie, le panorama de Paris dans l’incipit de
Ferragus présente la ville comme une créature, un monstre, un « véritable organisme vivant »
11 Nous reprenons ici la terminologie d’Honoré de Balzac dans Œuvres complètes (1910, p. XXV).
24
(Guislain, 2004, p. 103) composé de cellules et de membranes : « Paris est une créature ; chaque
homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire » (Balzac, Ferragus, 2014,
p. 23). Une dissection de ce monstre magnifique révèle que les membranes sont les portes et les
muscles sont les portiers (Balzac, Ferragus, 2014, p. 174).
Tout comme Paris forme un corps social, Balzac « considère […] l’humanité comme un
corps gigantesque » (Laubriet, 1958, p. 274). Balzac, qui emprunte à la recherche des lois
sociales absolues, qui emprunte à la philosophie, à la science et à la physiognomonie, déchiffre le
réel par les détails matériels : pour lui, dans ces détails se trouvent des vérités qui participent à
« déverrouiller » l’essence de l’humanité.
25
CHAPITRE 2 :
LA SYMBOLIQUE DE L’ESPACE PRIVÉ
26
Il en va de la maison Grandet comme de la pension
Vauquer dans Le Père Goriot : la maison implique
le personnage qui la possède comme le personnage
explique la maison. “Pâle, froide, silencieuse”
(Grandet, 2016, p. 70) comme l’est son maître.
Noiray, 2016, pp. 11-12
Maître architecte d’un monde romanesque qui reconstruit la société française de la
première moitié du XIXe siècle, Balzac utilise abondamment les portes pour structurer les scènes
se déroulant dans les demeures privées. Objet architectural qui balise l’espace figuré, la porte
constitue un vecteur de communication, un code langagier : la porte qui s’ouvre grande, une
réception chaleureuse ; la porte entrouverte, une hésitation ; la porte verrouillée, un ostracisme.12
C’est un instrument magistralement manié par Balzac : le simple choix, par celui qui se trouve
derrière la porte, d’ouvrir ou non le vantail exprime un accueil ou un rejet social, temporaire ou
permanent. La porte constitue un point focal, un « objet concret » qui transmet l’abstrait : elle
crée de l’absence (celle de l’exclu) et amplifie la présence de celui qui est inclus. Chez Balzac, la
porte est à lire comme un signe de ponctuation, une espèce de virgule et de point, pouvant être un
lieu de passage ou un lieu d’arrêt. Pause ou point final, elle rythme le récit et organise l’espace
figuré.
En dépit de son apparente banalité, la porte est une structure en bois à respecter. La
valeur de cette structure dépasse de loin sa présence matérielle ; elle dérive principalement des
codes sociaux et des textes de loi qui la protègent (le Code pénal ne criminalise-t-il pas l’entrée
par effraction ?). Il ne faut pas oublier non plus le portier embauché pour la défendre, en renfort
aux différents mécanismes de verrouillage destinés à garder les intrus dehors. De toute évidence,
12 La position de la porte peut dénoter bien plus que ces trois exemples que nous avons présentés. Les possibilités se
multiplient ; pensons à une porte grande ouverte pour évoquer une exposition ; une porte entrouverte comme moyen
d’être vu et entendu ; et à une porte verrouillée pour indiquer une absence.
27
nombreuses sont les mesures prises au niveau institutionnel et individuel pour contrôler l’accès
et assurer la sécurité et l’intimité de l’espace que doit préserver la porte.
En interrogeant la signification de l’espace domestique balzacien, nous établirons la
valeur de la porte ouverte comme un point d’accès, plus que comme un point de sortie, qui
dérive sa valeur de l’espace qu’elle protège. Notre analyse sera centrée non sur l’entrée des
membres de la maisonnée dans leur demeure, mais sur ceux qui nécessitent l’autorisation de
l’hôte pour y entrer. En usant des termes « espace », « endroit » et « lieu » de manière
interchangeable, nous décrivons un champ circonscrit que Philippe Bonnin décrit comme suit :
« l’ensemble des points connexes qui sont liés continûment entre eux, mais qui sont séparés par
une limite des autres points de l’étendue constitue alors une aire, ce que nous appelons
communément un “lieu”, une “pièce”, un “espace” » (2010, p. 47).
Le cadre privé dans l’univers balzacien construit l’identité de l’habitant et le révèle.
Ainsi, une alliance prodigieuse se tisse entre le décor décrit et le personnage qui habite l’espace
décoré. En montrant que le cadre encadre et cadre l’être comme une coque, nous soulignerons
dans ce chapitre à quel point l’acte de passer la porte d’un espace privé – normalement un
mécanisme verrouillé pour conserver l’intimité –, comme visiteur est autant un mouvement
privilégié d’intimité qu’un moment révélateur.
2.1 Ce que la porte protège : l’être intime
Objet créant des divisions autant tangibles que mentales, la porte qui donne à l’extérieur,
ornée de serrures et généralement tenue en position fermée est souvent bien plus un mur qu’un
passage. Cette quasi-imperméabilité en fait plus fréquemment un mécanisme de rejet que
d’accueil. Rappelons que derrière la porte se trouve le chez-moi : milieu désigné par le
déterminant possessif « mon ». George Perec aborde ce phénomène de l’appropriation de
28
l’espace dans Espèces d’espaces et explique dans sa réflexion critique que « la porte casse
l’espace : […] d’un côté, il y a moi et mon chez-moi […] (l’espace surchargé de mes propriétés :
mon lit, ma moquette […]) [et] de l’autre côté, il y a les autres, le monde, le public » (1974,
p. 52). Approfondissons cette réflexion de Perec : chez Balzac les « mon » deviennent le « moi ».
Les objets balzaciens désignés par « mon » signalent une extension de l’être, un moyen de
l’extérioriser : les objets qui comblent le vide d’un domicile peuvent être pensés comme un
redoublement du propriétaire. Ainsi le résident se confond avec sa résidence, cette dernière étant
la coquille du premier (Mount, 196613) où les objets dans la demeure constituent des « entités
portrographiques14 » qui esquissent l’occupant.
L’espace privé étant une représentation de l’identité du résident, il est un lieu de vulnérabilité
où seule une poignée d’élus sont dignes d’entrer. Lieu de confiance riche en secrets où la
nécessité de la discrétion s’efface et où l’être se déprend de son personnage social, la demeure
privée permet une véritable métamorphose rituelle. L’acte de franchir le seuil de son chez-soi
permet à l’individu de se libérer de son rôle dans le spectacle social. Considérons la comtesse
Anastasie de Restaud, personnage aristocratique dans Le Père Goriot qui, en public, est
contrainte de se conformer à un comportement codifié. Le titre « comtesse » connote, mais
impose également une identité socialement construite et cet « appellatif social » (Le Huenen et
Perron, 1980, p. 27) est réservé à ceux qui ne la connaissent que comme une personne publique.
Nous trouvons une valeur asymétrique entre le titre et le prénom : le premier, placé en tête, est
métaphoriquement comparable à une façade, à une barrière érigée pour conserver une distance
13 Toutes les traductions sont de nous. Les extraits originaux en anglais seront donnés en bas de page à partir de
maintenant : « oyster-and-shell rapport » (Mount, 1966, p. 13). 14 Adjectif utilisé par Le Huenen et Perron (1980), ce néologisme est un dérivé du nom « portrait ». Nous entendons
par le terme « entité portrographique », des objets placés dans la sphère privée ou un habit porté par un personnage
qui servent à construire le portrait physique et moral du personnage.
29
avec l’étranger. À l’inverse, l’absence de statut officiel, c’est-à-dire l’usage du seul prénom,
implique une relation privilégiée entre celui qui détient le titre et celui qui ne le prononce pas,
comme si la disparition du titre ajoutait une valeur en suggérant une relation intime. Lorsque la
hiérarchisation s’estompe dans la sphère privée, la comtesse n’est que Nasie, Anastasie ou « ma
chère » (Goriot, 2006, p. 99) : elle est alors fille, femme ou amante qui se promène en peignoir
(Goriot, 2006), habit qu’elle ne portera point hors de cet espace clos. L’opacité du lieu pour ceux
qui en sont exclus correspond à une « transparence » de l’être pour ceux qui y sont admis.
Dans le réseau des espaces organisés selon un système différentiel (la sphère publique
opposée à la sphère privée), l’espace intime est un endroit crucial dans le récit, un lieu que
Balzac emploie en le posant comme le cadre de scènes charnières. Illustrons notre propos par une
analyse de la disposition affective de la vicomtesse de Beauséant à l’aube de sa sortie du monde
vers le dénouement du Père Goriot. L’auteur la présente dans un contexte public puis dans un
cadre intime. Plus précisément, elle apparaît d’abord dans ce que le sociologue Jacques Coenen-
Huther appelle le « domicile “salon” », c’est-à-dire ce qui se développe lorsque le salon « est
utilisé comme instrument de sociabilité », faisant ainsi passer la sphère publique à l’intérieur de
l’espace privé (1991, p. 303).15 Ainsi, au rez-de-chaussée de son hôtel, sous la musique de
l’orchestre, la vicomtesse de Beauséant dissimule sa souffrance privée en « n’affichant ni
douleur, ni fierté, ni fausse joie » (Goriot, 2006, p. 283) devant sa pièce peuplée de « ses
prétendus amis » (Goriot, 2006, p. 283). Ces invités, avides d’exploiter sa fragilité, cherchent à
satisfaire leur désir sadique de voir « cette grande femme au moment de sa chute » (Goriot,
2006, p. 282). Sa position privilégiée au pinacle de la haute société parisienne est délicate : la
moindre trace de faiblesse correspond à une condamnation puisqu’elle est entourée de prédateurs
15 Notons qu’ici nous empruntons à Jacques Coenen-Huther qui situe la sphère publique dans le domicile quand
celui-ci « est utilisé comme instrument de sociabilité » (1991, p. 303).
30
qui n’attendent qu’un tel signe pour s’acharner sur elle. Bien qu’elle soit chez elle, la vicomtesse
est dans un espace public, dans son « domicile “salon” » (Coenen-Huther, 1991, p. 303). De ce
fait, dans ce jeu de faux-semblants, l’hôtesse déguise ses émotions et projette une image
purement illusoire et artificielle pour que « [p]ersonne [ne puisse] lire dans son âme » (Goriot,
2006, p. 283). Madame de Beauséant cache sa détresse, car elle est consciente du danger d’être le
sujet d’un regard attentif dans ce monde où « voir » est souvent un moyen de savoir pour les plus
habiles.
Balzac associe la révélation à l’intimité. Notons une dichotomie émotive pertinente entre
le rez-de-chaussée et sa montée verticale à sa chambre où, à huis clos devant les seuls yeux de
Rastignac, cette femme devient dévorée par la tristesse. Des larmes versées, une « main
tremblante », « certains mots [qui deviennent] impossibles à prononcer » (Goriot, 2006, p. 285) :
cette femme « accablée de douleur » (Goriot, 2006, p. 285) ne révèle sa souffrance et sa « mort »
mondaine que dans l’intimité de cette chambre. La question du lieu (où ?) chez Balzac explique
tout et nous permet de comprendre les personnages in situ : une contingence importante se trace
entre son comportement et sa position dans son hôtel. La nécessité de redescendre à la foule au
salon nécessite une re-transformation : « Descendons, je ne veux pas leur laisser croire que je
pleure » (Goriot, 2006, p. 285). Les codes sociaux s’imposent même lorsque le seuil de la
demeure privée est franchi, car « la sphère privée est contaminée par l’espace public16 » (Dufour,
1998, p. 32). C’est dans cette optique que la réputation devient chez Balzac un mirage malléable,
conçue pour déclencher une réaction recherchée chez un « public visé […] localis[ée] dans des
16 Cette « contamination sociale » qui fait du salon un lieu géré par les lois sociales de l’époque est expliquée par
Stéphane Vachon qui résume la pensée bakhtinienne, expliquant que « le salon conjugue, en effet, le social et le
public avec les mœurs et le privé, le “secret d’État avec le secret alcôve” (Bakhtine, 1978, p. 388), un temps
historique avec un temps quotidien spatialement fondus en une seule temporalité » (2007, p. 253).
31
espaces […] socia[ux] particulier[s] » (Chauvin, 2013, p. 132). En mutations constantes pour
s’harmoniser à chaque milieu, le comportement est étroitement lié à l’espace.
2.2 Une « relation topographique-physionomique17 »
Il se tresse dans un milieu « un rappor[t] psychologiqu[e] qui li[e l’] homm[e] »
(Frémont, 1974, p. 231) et son environnement. On le sait, l’espace vécu est rarement nu, il est
vêtu d’étoffe et d’ameublement, garni du plafond au sol de tissus qui tissent au fil le goût discret
ou délicieux du personnage. Rappelons que le « goût », « jugement intuitif des valeurs
esthétiques » (« Goût », Le Dictionnaire culturel en langue française (Le Robert), 2005, p.
1398), constitue une faculté, innée ou acquise, qui s’exprime notamment par le choix des
ornements de l’occupant. Conséquemment, la pièce est garnie par l’habitant de l’intérieur vers
l’extérieur, c’est-à-dire à partir d’une conceptualisation mentale qui devient une concrétisation
bien réelle. Sobre ou ostentatoire, l’ornementation dans la sphère domestique balzacienne est
tapissée de « l’empreinte du personnage » (Richer, 2012, p. 17), phénomène rigoureusement
décrit par le narrateur qui lui accorde une valeur anthropologique en ce que l’ornement, qui
« désigne avant tout [l’]identité » de la propriétaire (Anoun, 2009, p. 2, para. 4), lui est
consubstantiel.
La description du décor, qui devance la présentation du personnage dans la pièce
balzacienne, « laisse souvent pressentir, à travers le mobilier épars, le caractère du personnage »
(Anoun, 2009, p. 2, para. 6). Il est donc naturel d’associer aussi étroitement l’habitant à l’habitat,
car le premier est envahi par l’empreinte invisible du second. Ainsi, l’acte de représenter le
personnage par ses objets est moins un moyen de « reproduire le visible » qu’une façon limpide
de « rend[re l’être] visible » (Klee cité dans Encyclopaedia Universalis, s.d., para. 3) et lisible
17 Termes tirés de L’Image de l’homme intérieur chez Balzac de Henri Gauthier (1984, p. 157).
32
dans son contexte. Cela posé, l’espace domestique porte la signature du résident ; il devient une
sorte d’autoportrait où « la disposition des objets dans [le] lieu, y fait une part matérielle aux
indices de l’identité qui s’esquisse » (Anoun, 2009, p. 2, para. 7). Cette idée semble confirmer
qu’une « tautologie » (Anoun, 2009, p. 2, para. 8) domine la poétique balzacienne, à l’image
d’un cycle de redondance. Cette fluidité présente une difficulté de déterminer où l’être se termine
et où sa chambre commence (O’Connor 1977, 78).
Plus qu’une simple ornementation dépourvue de signification, le décor domestique,
localisé dans l’espace figuré, consiste en « des objets-signes » – terme employé par Roland Le
Huenen et Paul Perron (1980, p. 9) dans Balzac. Sémiotique du personnage romanesque.
L’exemple d’Eugénie Grandet – qui évoquent la philosophie de vie de leur propriétaire, ce qui
permet souvent l’établissement d’une « interdépendance rigoureuse du physique et du moral, de
l’habitat et de l’habitant » (Fernandez, 1980, p. 146). Ceci révèle une relation topographique-
physionomique : la topographie d’un espace porte des qualités physionomiques de la même
manière que l’apparence physique d’une personne évoque son caractère dans une
correspondance « psycho-physiologique » (Gauthier, 1984, p. 157). C’est en effet
« l’organisation de l’espace [habité] et la disposition des objets dans [ce] lieu » (Anoun, 2009, p.
2, para. 7) qui créent un caractère spatial, révélateur de la mentalité du personnage balzacien qui
l’habite.
L’atmosphère de l’espace est en correspondance avec la disposition morale de l’occupant
dans un, empruntons l’expression à Le Huenen et Perron, « type de rapport […] qu’on pourrait
qualifier d’osmotique » (1980, p. 52). Chaque espace exsude ainsi, selon Gaston Bachelard, une
tonalité affective de sorte que les maisons sont « transpos[ées …] en valeurs humaines » (2012,
p. 58). Ce phénomène d’ambiance est inscrit dans l’incipit d’Eugénie Grandet : la maison
33
Grandet, grise et anguleuse, offre une physionomie mélancolique.18 Cette « mélancolie
architecturale » (Lucey, 2008, p. 59) préfigure la mélancolie physique et spirituelle du
personnage éponyme, une consubstantialité explicitée par le narrateur balzacien qui raconte que
« la maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique, est
l’image de sa vie » (Balzac, Eugénie Grandet, 2016, p. 29719). Les mentions de la mélancolie se
multiplient comme pour envelopper cette structure et pour dévorer Eugénie qui « respir[e] la
mélancolie », sentiment qui s’esquisse d’ailleurs sur « son visage » (Grandet, 2016, p. 244).20
Cette maison-musée tire son ambiance du cabinet secret de monsieur Grandet (Petitier, 2010, p.
166),21 espace protégé par une porte murée.
2.3 La porte qui préfigure
Cette structure murée est une structure à lire : sa physionomie cristallise le portrait moral
de Grandet. Cette espèce de non-porte qui semble se fondre dans le mur et qui est marquée par
un sceau d’impénétrabilité simule le caractère secret de l’avare qui efface les traces de sa vaste
fortune derrière ce « mur du secret ». Le tempérament hostile de Grandet est matérialisé dans
cette porte de couleur rouge,22 couleur qui « alerte, retient, incite la vigilance » (« Rouge »,
Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 960) et qui est d’ailleurs dupliquée par les boulons « terminé[s]
18 On peut ainsi lire dans Eugénie Grandet la phrase suivante : « Ces principes de mélancolie existent dans la
physionomie d’un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville »
(2016, p. 53). 19 Dorénavant nous utiliserons l’abréviation Grandet dans nos citations. 20 Booker va plus loin dans son analyse d’Eugénie Grandet dans son article intitulé « Starting at the End in Eugénie
Grandet » lorsqu’il propose que l’exposition de la maison Grandet cristallise dès le premier paragraphe l’histoire
d’Eugénie : “Except for Charles, all the material of the drama is contained in the first impression of the household
and the small country-town; Eugénie’s story is implied in it” (1991, p. 41). 21 Paule Petitier postule que la chambre forte de Grandet « signe la structure mélancolique de l’espace et explique la
dévitalisation du reste de la maison » (2010, p. 166). 22 Citons la description des portes dans la maison Grandet : « Arrivé sur le premier palier, il aperçut trois portes
peintes en rouge étrusque et sans chambranles, des portes perdues dans la muraille poudreuse et garnies de bandes
en fer boulonnées, apparentes, terminées en façon de flammes comme l’était à chaque bout la longue entrée de la
serrure » (Grandet, 2016, p. 114).
34
en façon de flammes » (Grandet, 2016, p. 114), ces « flammes » servant de symbole de
l’antagonisme (« Flammes », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 513). Soulignons ici une double
impénétrabilité : cette porte murée est également verrouillée afin d’assurer une opacité complète.
Un contraste étonnant s’établit entre cette fausse porte, un trompe-l’œil, et la porte vitrée
de la chambre de madame Grandet.23 Dans ce deuxième cas, l’espace censé être privé est trahi
par la transparence de cette porte qui laisse passer le regard d’autrui. Cet objet fragile est une
fidèle illustration de la « douceur angélique » (Grandet, 2016, p. 244) de cette femme exploitée,
surveillée qui « dor[t], mang[e], b[oi]t [et] march[e] suivant les désirs de son mari » (Grandet,
2016, p. 205). Ces façades, qui reflètent respectivement le corps spatialement volumineux et
trapu de monsieur Grandet, dont l’apparence physique dégage une « impression de force »
(« Trapu », Le Robert, 2017, p. 2609), et le corps pâle et desséché de madame Grandet, exposent
une asymétrie marquante entre les époux : la porte murée est une barrière visible qui rend
monsieur Grandet métaphoriquement invisible ; à l’inverse, la porte en verre de madame Grandet
est une barrière quasiment invisible qui la rend visible, c’est-à-dire aisément lisible à l’instar
d’une figure dans une vitrine d’exposition.
Pensons dès lors la porte comme une sorte de préface matérielle, une surface lisible qui
révèle les qualités physiques et morales de celui ou celle à qui elle « appartient ». Ainsi, dans
l’univers balzacien, un simple regard sur la physionomie de la porte constitue un moyen légitime
d’apprécier moralement la maisonnée, notion posée par le narrateur balzacien dans Une Double
famille, tout en développant cette idée que derrière cette interface déjà révélatrice résident de
précieux renseignements sur l’habitant : « S’il est vrai, d’après un adage, qu’on puisse juger une
23 Notons que la porte du cabinet de monsieur Grandet et la porte de la chambre de madame Grandet sont
structuralement ambigües. La première est un mur déguisé comme une porte et la deuxième s’apparente d’abord à
une fenêtre.
35
femme en voyant la porte de sa maison, les appartements doivent traduire son esprit avec encore
plus de fidélité » (2012, p. 60).24
Donc, protéger l’espace privé dépasse une simple protection de l’espace physique :
défendre l’espace intime est un moyen de se protéger, c’est-à-dire de préserver la dichotomie
entre « moi » et le « monde ». Cette zone privilégiée constitue un asile qui revêt une dimension
psychologique qui dégage une image matricielle : Leclercq-Bolle de Bal explique que « la
maison [est] symboliquement l’utérus maternel qui accueille, protège, réchauffe. […]. Dans
l’utérus, paradis perdu, nous ne retournerons pas. Il nous reste la maison comme refuge, qui
grâce à la porte offre protection ou liberté » (1999, para. 7). Mais, lorsque la porte cesse d’être
une frontière et devient un passage, elle précarise l’inviolabilité du territoire privé : « endroit
qu’une personne s’approprie en y mettant des objets personnels » (« Privé », Le Robert, 2017,
p. 2539). Zumthor souligne que « le lieu humain est vécu […] comme clos » (1993, p. 79) ;
mettons ici l’accent sur le mot clos : il devient manifeste à quel point l’ouverture de cet espace
privé pour permettre à un étranger d’y entrer est significative.
2.4 La porte qui classe
L’acte de passer par une porte est un reflet de la réputation d’un personnage. La porte
devient un instrument précieux dans la construction du récit, un outil narratif qui établit le
positionnement des personnages sur les pôles sémantiques.25 Compte tenu du rôle symbolique de
24 Alors que la porte est exposée à la vue de tous ceux qui passent devant elle, l’espace privé, à l’ombre de ce
dispositif, cristallise des vérités comme pour insinuer que la vérité est cachée ; phénomène qui fait écho aux
préceptes du réalisme précédemment évoqués dans notre introduction. 25 Terme utilisé par Philippe Hamon dans son article « Pour un statut sémiologique du personnage » où l’auteur écrit
que « [c]e qui différencie un personnage P1 d’un P2, c’est son mode de relation avec les autres personnages de
l’œuvre, c’est-à-dire un jeu de ressemblance ou de différences sémantiques. Ces ressemblances et ces différences se
mettent en place par rapport à un certain nombre d’axes sémantiques distinctifs, caractérisés par leur récurrence, et
auxquels renvoient ou ne renvoient pas, les personnages » (1972, p. 99).
36
la porte comme un objet de clivage, elle accorde aux sujets-actants une valeur différentielle dans
la taxonomie balzacienne.
Décodons donc les facteurs qui contribuent à distinguer le rôle des personnages. Au
premier plan, ceux-ci se différencient simplement par une acceptation ou par un rejet. Pourtant,
lorsque le pied passe le seuil, les variables se multiplient et se complexifient. En effet, les
conditions qui entourent l’arrivée d’un visiteur constituent des détails déterminants qui dévoilent
le degré d’intimité entre les personnages. Soulignons qu’une entrée permise par la
manipulation26 aura une valeur diamétralement différente de l’arrivée d’un invité et celle-ci aura
une valeur distincte de l’introduction d’un proche dans l’espace domestique. En d’autres mots, il
faut distinguer intrus, invité, ami et amant. Puisqu’il existe une apparente relation entre le type de
visiteur et une pléthore d’autres facteurs, nous nous proposons de penser le premier comme un
critère charnière. Cette observation semble être soutenue par le fait que les heures de visite sont
établies en fonction des rendez-vous privés et officiels, mais néanmoins réservées à un groupe
limité ; la porte principale, à l’avant, est un passage public, officiel, tandis que la petite porte
suggère une entrée servant à dérober l’invité aux regards du public. De même, un visiteur qui n’a
pas le droit de dépasser les frontières du salon – lequel « a une connotation publique […] celle du
statut social, celle du statut politique et celle du spectacle » (Richer, 2012, p. 144) – est
manifestement différent du visiteur à qui il est permis d’entrer dans des lieux intimes, espaces
« tourn[és] vers l’intérieur » (Richer, 2012, p. 144).
La progression dans l’espace domestique reflète un rapprochement relationnel entre le
visiteur et l’hôte : un contrat social qui se manifeste par une conquête spatiale. La superposition
26 Rappelons que Rastignac se renseigne sur la vie de Delphine afin de la conquérir : « Dans le désir de parfaitement
bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de la maison de Nucingen, Rastignac voulut se mettre au fait
de la vie antérieure du père Goriot, et recueillit des renseignements » (Goriot, 2006, p. 125). Ces informations lui
permettent de la conquérir, une réussite qui s’avère nécessaire pour s’élever dans la haute société parisienne.
37
des champs spatiaux associés à différents sujets-actants cristallise leurs rapports sociaux,
« découpe[nt] l[eur] territoire […], ordonne leur place, leurs points de vue, leurs mouvements et
leurs actes » (Mitterand, 1985, p. 414). Dans le panorama parisien du Père Goriot, l’espace
aristocratique connote un foyer à l’usage exclusif des aristocrates, mais aussi un théâtre de
fantasme qui est l’objet du désir des arrivistes, bourgeois ou autres. Ces salons réservés aux élites
sociales, sont métaphoriquement caractérisés par leur verticalité, car ces espaces sont à la fois le
pilier de la noblesse et le sommet de l’échelle sociale.
Lieu sacré qui revêt une importance démesurée, l’espace noble est l’objet d’un culte, car
il offre une véritable « cristallis[sation du] thème de l’ambition » (Solomon, 2011, p. 205).
Autour de ce lieu de luxe s’érige une sorte de forteresse, un bastion quasiment impénétrable qui
protège la valeur symbolique de cet espace de splendeur et de luxe. L’importance de cet espace
déborde ses dimensions géométriques, car son volume imposant, ses murs élevés sont
« fondamentalement une configuration autour du vide » (Lacan, 1986, p. 162). Remarquons que
la simple délimitation d’un rien par des parois n’accorde pas un statut privilégié à l’espace
élitaire. Alors quoi de si précieux que ces espaces poétisés, ces milieux décadents qui stimulent
chez certains personnages un désir ardent d’y entrer ? Ces milieux de splendeur ont une valeur
précieuse qui dérive du décor : le décor distille l’être comme son « condensé matériel » (Richer,
2012, p. 11).
2.5 La porte qui révèle
La chambre de Goriot, qui est la pièce la plus fréquentée par Rastignac, constitue un lieu
« de vérité pour [ce dernier] qui, à chaque fois qu’il y a accès, découvre quelque chose sur son
voisin, mais aussi sur la nature humaine » (Solomon, 2011, p. 204). Ce lieu est le nœud de ce
récit. C’est en effet l’endroit privilégié d’intimité où l’intrigue se dénoue à chaque fois que la
38
porte s’ouvre. Remarquons les nombreux clichés initialement rattachés à ce « soi-disant
vermicellier » (Goriot, 2006, p. 76), à ce présumé galantin qui mène une « vie [qui] paraît trop
mystérieuse pour ne pas valoir la peine d’être étudiée » (Goriot, 2006, p. 93). Il n’est donc pas
surprenant qu’Eugène de Rastignac l’espionne ; il « plaque [son œil] au trou de la serrure »
(Richer, 2012, p. 78) dans sa première tentative de percer les mystères autour de cet homme
énigmatique. Ce geste est suivi par l’application du système de Gall, qui suppose que la forme
crânienne n’est qu’un symptôme d’une disposition morale (Wechsler, 1982) : Eugène observe
que ce simple Goriot possède une protubérance d’espèce divine : la bosse d’un « Père Éternel »
(Goriot, 2006, p. 122). Mais ce crâne qui concrétise le caractère altruiste de Goriot n’est révélé
entièrement qu’à l’entrée de Rastignac dans ce taudis qui « ressembl[e] au plus triste logement
d’une prison » (Goriot, 2006, p. 166).27
Lors de son entrée, Rastignac voit que tout dans ce taudis humide et sombre annonce
l’austérité. Le décor présenté trace la figure d’un père dévoré par sa fibre paternelle : « Mes
filles, c’était mon vice à moi ; elles étaient mes maîtresses, enfin tout ! » (Goriot, 2006, p. 295).
Force est de constater que cet amour hyperbolique est la clé de voûte de sa chute, son talon
d’Achille. En lui, un « martyr » (Balzac, Goriot, introduction par Berthier, 2006, p. 7) qui ne vit
que pour plaire à ses filles, car c’est lui qui « éprouve de la volupté à se dépouiller, qui jouit par
procuration des succès de ses filles dans le monde » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par
Vachon, 1995, p. 11). Cette idolâtrie excessive envers ses filles est explicitée en discours direct
par Goriot : « Ma vie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sont heureuses,
27 Contrastons la réaction de Rastignac devant la chambre de Goriot avec celles de ses filles. Anastasie et Delphine
ne sont aucunement affectées par cet appartement où leur père périt dans la pauvreté tandis que Rastignac est choqué
par la discordance entre les tenues luxueuses des filles et ce lieu de misère. Pourtant, devant l’appartement de
Rastignac dans la pension Vauquer, Delphine est choquée comme pour suggérer que Rastignac ne devrait pas vivre
dans ces conditions, mais que son père le peut.
39
bravement mises, si elles marchent sur des tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, et
comment est l’endroit où je me couche ? » (Goriot, 2006, p. 167). Cet amour fatal strictement
sacrificiel trace une asymétrie relationnelle, voire une relation parasitaire. L’amour paroxystique
de Goriot pour ses filles, qu’il prouve par une sur-indulgence matérielle, mime l’amour
« oblatif » (Balzac, Goriot, introduction par Berthier, 2006, p. 7) de sa défunte femme.
Rappelons que celle-ci a utilisé « ses économies de demoiselle » (Goriot, 2006, p. 60) pour offrir
à son mari un premier présent, « un plat et une petite écuelle dont le couvercle représentait deux
tourterelles qui se becquetaient » (Goriot, 2006, p. 60). Constatons qu’il ne semble pas y avoir
d’autre moyen d’aimer chez les Goriot que de « se ruiner pour la personne aimée » (Balzac, Le
Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 11). « Hérit[ières] de la fibre paternelle »
(Balzac, Le Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 11), Anastasie et Delphine associent
elles aussi le don d’amour à un don financier. En effet, la générosité qui mène à la ruine
financière est le symptôme d’un amour superlatif et sacrificiel chez les (anciennes) Goriot :
Anastasie « se laisse dévaliser par Maxime de Traille » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par
Vachon, 1995, p. 11) et Delphine « achètera […] les meubles à son amant » (Balzac, Le Père
Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 11).
Chez les Goriot, le don de présents attribue de la légitimité à un dévouement déclaré. En
fait, ce geste prend toute sa signification au moment où nous convoquons la pensée balzacienne
qu’un objet est la plastification de l’être, ce qui fait que l’acte de donner devient réellement l’acte
de se donner à quelqu’un d’autre.28 Goriot se fait « saigner à blanc » pour ses « anges », sa
dégénérescence physique s’imprime dans ses yeux et est résumée dans ce portrait diachronique :
« ses yeux bleus si vivaces prirent des teintes ternes et gris-de-fer, ils avaient pâli, ne larmoyaient
28 Citons Michel Butor qui écrit que « [l]es objets sont ainsi les fossiles de la réalité humaine, et tant qu’elle n’est
pas morte, ils en sont déjà les ossements, le squelette externe » (1964, pp. 57-58).
40
plus, et leur bordure rouge semblait pleurer du sang » (Goriot, 2006, p. 69). Soulignons que ce
comportement autodestructeur donne l’image d’un « suicide altruiste » dont nous empruntons la
définition à Émile Durkheim : « l’individu aspir[e] à se dépouiller de son être personnel pour
s’abîmer dans cette autre chose qu’il regarde comme sa véritable essence. [C]’est en elle
seulement qu’il croit exister » (1986, p. 243).29 Nous soulevons pourtant un paradoxe qui
complexifie cette tragédie : le trépas de ce père qui souffre est évocatoire d’un parricide dont le
défunt masochiste fut lui-même complice. Saisi par une « passion fétichiste » qui fait de lui un
« voyeur » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 12), Goriot vibre d’un
plaisir morbide de participer (généralement passivement, rarement activement) à la vie de ses
filles. Il déploie une panoplie de stratégies, issues de son désir désespéré de se rapprocher d’elles,
que résume ainsi Stéphane Vachon : « Il accepte les démarches les plus humiliantes, guette des
heures le passage de ses filles aux Champs-Élysées, utilise les portes de service pour les voir
chez elles, interroge les femmes de chambre pour savoir ce qu’elles font » (Balzac, Le Père
Goriot, introduction par Vachon, 1995, p. 12). Pour lui, rien n’est plus angoissant que leur
absence qui le prive d’une intimité paternelle ; il doit alors combler son désir d’une proximité
spatiale, par procuration.
Dans ce jeu de rapprochement, Rastignac devient un outil précieux pour Goriot ; il joue le
rôle d’un intermédiaire qui ne doit son entrée dans la chambre de Goriot qu’au fait d’avoir été
précédemment en présence de Delphine. Cette pensée a été évoquée par ce père qui explique à
Rastignac que grâce à sa proximité à Delphine, « [i]l y [a] tant de ma fille en vous ! » (Goriot,
2006, p. 208). À l’ombre de Rastignac : le « spectre » Goriot. Ce père se positionne dans une
proximité discrète de ses filles par l’entremise de Rastignac, amant qui réduit la distance entre
29 Ici nous faisons référence à la citation où il proclame que sa vie est « dans » ses deux filles (Goriot, 2006, p. 168).
41
cet homme et sa progéniture : « Ah ! voilà ce que je voulais. Vous ne ferez pas attention à moi,
n’est-ce pas ? J’irai, je viendrai comme un bon esprit qui est partout, et qu’on sait être là sans le
voir » (Goriot, 2006, p. 243). Simplement chargé « de lui raconter sa fille » (Goriot, 2006,
p. 185), Rastignac procure d’ailleurs à Goriot un plaisir inégalable en lui donnant son gilet, tissu
touché par Delphine : « Oh ! je vous en achèterai un autre, ne le portez plus, laissez-le-moi »
(Goriot, 2006, p. 185). Rien donc d’étonnant à ce que « Delphine » constitue un mot magique, la
clé métaphorique qui déverrouille la porte de Goriot, laquelle s’ouvre et permet à Rastignac de
franchir ce seuil et de pénétrer dans cet espace privé.30 Rappelons que Georges Perec précise que
pour entrer, « il faut un mot de passe, il faut franchir le seuil, il faut montrer patte blanche, il faut
communiquer » (1974, p. 52).
Jouant un rôle prépondérant pour rythmer ce récit, le seuil crée une pause dans la
narration, un arrêt qui permet au narrateur de proposer une description détaillée de ce taudis. Ce
lieu obscur et sombre devient l’objet d’un regard errant du narrateur qui danse autour du meuble
« maigre » et « vieux » (Goriot, 2006, p. 166) – notons que cette description est polyvalente : les
adjectifs font indirectement le portrait corporel et spirituel du résident – pour se concentrer sur le
lit, meuble mentionné trois fois sur lequel gît Goriot, spectre à peine visible dans cette pièce qui
« donn[e] froid et serr[e] le cœur » (Goriot, 2006, p. 166), et meuble qui sera son lit de mort. Ce
meuble « qui tire [subtilement] les regards […] vers » lui (Richer, 2012, p. 26) symbolise ce
pauvre parent paralysé par la douleur, figé par le froid hivernal qui s’est installé « le jour où le[s]
yeux [de ses filles] n’ont plus rayonné sur » lui (Goriot, 2006, p. 296). L’austérité matérielle de
ce milieu morbide annonce la mort à venir. En cela, cette chambre fige de manière synthétique
« son caractère, son passé [et] son devenir dans la narration » (Stawinksi-Jannuska, 2004, p. 23).
30 Le prénom « Delphine » équivaut pour Goriot à « Sésame, ouvre-toi », mot magique prononcé pour ouvrir sa
porte fermée.
42
Notons que son second portrait, qui trace sa déchéance physique, est réalisé en situation sociale
hors de ce cadre intime ; son portrait proprement dit est présenté dans la salle à manger et est, de
ce fait, dynamisé par un entrelacement du regard du narrateur et de ceux des pensionnaires.
Malgré ce cadre, Goriot est principalement mis en relation avec l’espace intime de sa chambre
sombre, particulièrement son lit, lieu propice étant donné sa mort imminente ; rappelons-nous
que dans l’univers balzacien, « les corps montrés dans les chambres […] sont toujours affaiblis,
comme subitement éteints, plus près à la mort que de la vie » (Richer, 2012, p. 27).
C’est par les objets disposés dans cette chambre que le discours portrographique esquissé
dans la salle à manger prend effet, car l’espace privé est « moins un lieu propre qu’un décor,
c’est-à-dire en termes de stratégie narrative un prolongement du personnage dont il est un
caractérisant plutôt qu’un élément autonome du récit » (Solomon, 2011, p. 204). Progressivement
immobilisé par sa maladie, abandonné par ses filles et marginalisé dans cette pension
socialement configurée, Goriot devient solidaire de cet antre, lieu qu’il ne quitte pas. Explicitons
ici ainsi la correspondance triple entre la topographie de cette chambre et l’éthopée et la
prosopographie31 de son occupant.32
31 Nous nous servons de Rhétorique et genres littéraires: ouvrage rédigé conformément aux programmes officiels et
accompagné de résumés synoptiques de François de Caussade qui décrit la prosopographie comme « une espèce de
description qui a pour objet de peindre l’extérieur des corps […] des personnes », l’éthopée comme une description
des « mœurs, le caractère, les sentiments, les passions bonnes ou mauvaises, et même la tournure d’esprit d’un
personnage » et la topographie comme « la description des lieux » (1882, pp. 142-143). 32 Une analyse plus large du roman montre que sa déchéance physique se déroule en trois phases. Ces relogements
deviennent un moyen de conserver l’adéquation entre l’espèce et l’espace. Cela semble expliquer la mort de Goriot
avant qu’il ne puisse demeurer avec Rastignac et Delphine dans leur « joli appartement rue d’Artois » (Goriot, 2006,
p. 243). Un tel déménagement serait une trahison de la théorie du milieu, c’est-à-dire de l’unicité entre l’être et son
environnement.
43
2.6 Le prix cruel du succès mondain
La chambre nue de Goriot (la vente de ses effets précieux est décrite en tranches
chronologiques33), qui contraste manifestement avec l’opulence de sa première chambre, offre un
reflet de ce père drainé de vie qui gît sur des draps achetés par Rastignac34 dans cet espace « sans
rideaux » et « mal éclairé par seule une chandelle » (Goriot, 2006, p. 207). Cette figure
paternelle dans son suprême acte sacrificiel vend « ses derniers couverts » (Goriot, 2006, p. 275)
pour vêtir Anastasie d’une toilette lamée de luxe qui séduit les sens et remplit une fonction
sociale. En effet, portée au second bal de Mme de Beauséant, cette robe devient une arme pour
« dissiper d’affreux soupçons […] qui courent sur elle » (Goriot, 2006, p. 254)35 et pour « attirer
sur elle tous les regards […], en y paraissant dans tout son éclat et avec ses diamants » (Goriot,
2006, p. 254). Ces bijoux drapés sur son décolleté déguisent à peine son cœur de pierre, car
derrière ces diamants se trouve « le grabat sur lequel g[î]t le père Goriot » (Goriot, 2006, p.
286.). Contrastons ces joyaux avec la « petite chaîne de cheveux et un médaillon (Goriot, 2006,
p. 305) de Goriot. Pour Goriot rien n’est plus précieux que sa défunte épouse et ses filles :
« Eugène alla prendre une chaîne tressée avec des cheveux blond cendré, sans doute ceux de
madame Goriot. Il lut d’un côté du médaillon : Anastasie, et de l’autre : Delphine. Image de son
cœur qui reposait toujours sur son cœur » (Goriot, 2006, p. 305).
La tenue d’Anastasie, portée pour « conserver les apparences » (Goriot, 2006, p. 257),
s’avère être pour elle plus précieuse que la vie de son père. En payant le prix de cette tenue avec
ses derniers écus, Goriot achète sa propre mort en croyant se procurer l’affection de sa fille, sa
33 Ici, nous faisons allusion à cette citation : « Ses diamants, sa tabatière d’or, sa chaîne, ses bijoux, disparurent un à
un » (Goriot, 2006, p. 69).
34 Notons un parallèle entre Rastignac et Goriot. Rastignac met en gage sa montre pour aider Goriot et Goriot met en
gage ses biens de valeur pour aider ses filles. 35 Ici, nous faisons référence à cette citation : « Son mari veut qu’elle aille à ce bal pour montrer à tout Paris les
diamants qu’on prétend vendus par elle » (Goriot, 2006, p. 277).
44
guérison : « Nasie m’embrassera demain comme son enfant, ses caresses me guériront. Enfin
n’aurais-je dépensé mille francs chez l’apothicaire ? J’aime mieux les donner à mon Guérit-tout,
à ma Nasie » (Goriot, 2006, p. 278). La mort du père vient peu après la mise en gage de ses
derniers articles de valeur, le choix de ce moment précis par le narrateur suggère, tel que nous
l’avons avancé précédemment, qu’avec l’acte de donner, en sacrifiant ses biens personnels, il
s’est sacrifié. Ce dernier geste d’abnégation rompt le « cordon ombilical paternel », la ligne de
vie pour ce père qui existe à travers ses filles. On pourrait donc penser Goriot comme une espèce
de génie qui exauce les souhaits de ses filles et qui s’évapore au moment où il ne peut plus rien
leur procurer.
Lorsque « le père aux écus » (Goriot, 2006, p. 295), titre conféré à Goriot par ses
gendres, n’est plus qu’un « père » sans écus, il est abandonné. La réalisation est cruelle : les
soins et le respect qui jadis lui étaient accordés n’étaient dus qu’à « [s]on argent » (Goriot, 2006,
p. 295). Le récit donne à penser qu’Anastasie et Delphine ne se considèrent que comme ses
héritières et non comme ses filles, sa valeur paternelle étant en corrélation directe avec sa
fortune. De sa position omnisciente, le « narrateur-Atlas » (Fortassier, 1984, p. 7) de cette
tragédie qui décrit comment Delphine qui « fait pâlir » son père parce qu’elle choisit de
« confisqu[er tout] à son profit » (Goriot, 2006, p. 281), proclame dans un discours axiomatique
que « l’amour n’est peut-être que la reconnaissance du plaisir » (Goriot, 2006, p. 282). Les mots
affectueux prononcés par Delphine à Goriot fardent une tendresse conditionnelle et purement
égoïste puisque ce père dévoué n’est qu’un instrument, utilisé puis renié par Delphine au
moment où elle fait son entrée dans le monde. Dans la chronologie romanesque, la dernière visite
de Delphine à son « cher père » (Goriot, 2006, p. 294) vient bien avant que celui-ci ne tombe
fatalement malade, car, lorsqu’elle est confrontée à un cruel dilemme, à savoir rendre visite à son
45
père sur son lit de mort ou faire son entrée dans la haute société parisienne, elle retient sans
hésitation la seconde option.
2.6.1 Des actes ignobles ouvrent la porte de la noblesse
Espace luxueux exclusivement réservé à une caste d’élite, l’hôtel de madame la
vicomtesse de Beauséant, « l’une des sommités du monde aristocratique » (Goriot, 2006, p. 73),
situé au faubourg Saint-Germain devient le pivot de l’obsession des arrivistes. Rastignac,
espérant s’élancer dans les hautes sphères de la société, en franchit le seuil et y fait son entrée
dans le monde. Crucialement et cruellement, Delphine, lorsqu’elle passe le pas de cette porte, qui
lui était auparavant fermée, « march[e] sur le corps de son père pour aller [à ce] bal » (Goriot,
2006, p. 281). On s’aperçoit aisément que pour cette fille il vaut mieux que Goriot meure qu’elle
ne « meurt de [son] chagrin » (Goriot, 2006, p. 118) d’une occasion perdue. L’importance de ce
franchissement de seuil est explicite : il vaut la vie de Goriot. Convoquons Bakhtine qui formule
l’idée d’un « chronotope du seuil » qui rattache à ce passage qui rompt l’espace en même temps
qu’il le suture, une « valeur émotionnelle, de forte intensité » (1978, p. 389). Une relation
paternelle rompue, une cruauté validée aux yeux de Delphine qui voit dans cette ligne qui
ponctue l’espace un « tournant de vie » (Bakhtine, 1978, p. 389) qui lui permet de s’initier dans
ce microcosme exclusif où seul le fait d’« être admis dans ces salons dorés équiva[ut] à un brevet
de haute noblesse » (Goriot, 2006, p. 74).
Un examen attentif de l’entrée de Rastignac et de celle de Delphine – respectivement au
premier et au second bal de la vicomtesse de Beauséant –, relève une similarité : tous deux
accèdent à cet hôtel grâce à une invitation procurée par une relation. Eugène réalise sa conquête
spatiale et sociale grâce à sa tante de Marcillac qui envoie une lettre à cette vicomtesse, cousine
qui le convie alors à son bal. Delphine, femme d’un banquier et donc exclue de cette sphère
46
aristocratique dont les splendeurs la fascinent, pourtant, est déjà déçue, car elle a « cru que de
Marsay [son amant] la ferait arriver à son but » (Goriot, 2006, p. 118). Elle est si désespérée
d’être reçue dans ce salon qu’elle « laper[ait] la boue […] pour [y] entrer » (Goriot, 2006, p. 24).
Cette porte survalorisée et déverrouillée par des gens titrés sert ainsi d’« objet
discriminateur », de structure qui « range, classe, sépare objets et sujets, et organise donc
naturellement les stratégies du désir, du vouloir-faire des acteurs mis en scène par les scénarios
narratifs » (Hamon, 1988, p. 8). Cette barrière séparatrice prend ainsi la forme d’un « objet
volitif » (Hamon, 1989, p. 32), c’est-à-dire « le vouloir de[s] actants affrontés à des obstacles »
(Hamon, 1989, p. 32). Outil narrativisé qui crée du drame, cette porte, qui n’est passée que par
ceux qui possèdent la clé qui les rend dignes d’y entrer, sert de barrière physique, d’obstacle qui
empêche cette femme de la Chaussée-d’Antin36 d’assouvir ses prétentions sociales. L’effet de
son entrée non accompagnée dans cet espace quasiment sacré banaliserait, voire désacraliserait,
ce milieu exclusif réservé à une espèce homogène. Rastignac, qui a déjà son pied dans le monde,
se sert d’une clé qui ouvre la porte à l’ascension sociale de Delphine. Leur relation amoureuse
s’avère fructueuse pour cette opportuniste qui « aim[e] Rastignac autant que Tantale aurait aimé
l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché » (Goriot,
2006, p. 282) ; c’est-à-dire qu’elle l’aime parce qu’il lui a permis de réaliser son désir de
s’introduire dans cette sphère réservée à l’élite. Si Rastignac n’est que sa clé pour s’élancer dans
la haute société, la belle Delphine ne devient pour lui que son « marchepied » (Richer, 2012,
p. 79), son « enseigne » (Goriot, 2006, p. 118) qui le distingue dans cette caste et le rend
désirable aux yeux des autres femmes qui seraient nombreuses à vouloir l’« enlever à elle »
(Goriot, 2006, p. 118), lui permettant de mettre son « pied partout » (Goriot, 2006, p. 118). C’est
36 Contrastons le faubourg Saint-Germain associé aux nobles avec « la Chaussée d’Antin […] le quartier des
banquiers et de la grande bourgeoisie d’affaires » (Riegert, 1973, p. 37).
47
la lettre envoyée par sa tante de Marcillac à la vicomtesse de Beauséant qui l’aide à ouvrir cette
première porte et le nom de cette protectrice sert de « fil d’Ariane [qui lui permet] d’entrer dans
ce labyrinthe » de l’élite (Goriot, 2006, p. 119).37 Toutefois, c’est la présence d’une femme, un
leurre impératif, qui, ultimement, lui permettra de parvenir dans le monde (Riegert, 1973, p. 22) :
« Voyez-vous, vous ne serez rien ici si vous n’avez pas une femme qui s’intéresse à vous. Il vous
la faut jeune, riche, élégante » (Goriot, 2006, p.117). Cet homme qui cherche une proie facile à
conquérir et qui l’aidera à gravir l’échelle sociale, cible Delphine38 ; ce choix n’est pas aléatoire :
Eugène se positionne avantageusement en se renseignant sur ses faiblesses et sur sa jalousie
auprès de la duchesse de Langeais, de madame de Beauséant, de monsieur Muret et du père
Goriot « dans le désir de parfaitement bien connaître son échiquier avant de tenter l’abordage de
[s]a maison » (Goriot, 2006, p. 125). Ce partenariat mutuellement avantageux révèle une
symétrie et une parfaite symbiose, car ces deux personnes ambitieuses qui s’instrumentalisent
l’une et l’autre « s’étaient rencontré[e]s dans les conditions voulues pour éprouver l’un par
l’autre les plus vives jouissances » (Goriot, 2006, p. 281).
À ce trousseau de clés composé de noms et de relations, s’ajoutent la cruauté et l’égoïsme
puisque le chemin pour s’initier dans ce monde « infâme » (Goriot, 2006, p. 116) est pavé de
« crimes mesquins » (Goriot, 2006, p. 280). L’incarnation de la corruption, Vautrin, tentateur,
rhéteur et l’unique détenteur du passe-partout dans la pension Vauquer, « un spécialiste des
serrures » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Vachon, 1995, Goriot, p. 7) fait de la cruauté
une clé pour atteindre ses intérêts personnels. Ce « moraliste subversif » livre à Rastignac une
37 « En se disant cousin de madame de Beauséant, il fut invité par cette femme, qu’il prit pour une grande dame, et
eut ses entrées chez elle » (Goriot, 2006, p. 74). 38 « En fait, dans une société où le gout du luxe et l’âpreté des ambitions dominent, l’intérêt corrompt tous les
rapports, à l’intérieur du mariage comme dans les liaisons extra-conjugales. Les hommes sont des corsaires, des
chasseurs ou des pêcheurs de dot, pour qui une femme est avant tout une proie et un moyen de parvenir ou de
s’enrichir » (Riegert, 1973, p. 22).
48
« grande leçon d’arrivisme » (Riegert, 1973, p. 39), proposant d’assassiner l’héritier d’un père
fortuné afin de procurer à cet enfant ambitieux et à lui-même une vaste fortune par son
admiratrice et future femme, l’héritière, Victorine Taillefer.39 Espérant faire agir son allocutaire,
Vautrin établit une comparaison qui favorise son objectif : « Entre ce que je vous propose et ce
que vous ferez un jour, il n’y a que le sang de moins » (Goriot, 2006, p. 150). Ce geste meurtrier
est un crime minime d’après Vautrin lorsqu’il le contraste avec la réalité gangrenée de la caste
d’élite qui commet des crimes « élégants », oubliés par « la réussite et [par] l’aptitude à déguiser
le forfait sous de belles apparences » (Riegert, 1973, p. 41). À chaque échelon que gravit ce
héros ambitieux sur l’échelle sociale, il sacrifie peu à peu sa vertu, car « vouloir être grand ou
riche, n’est-ce pas se résoudre à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler ? » (Goriot,
2006, p. 151).
Pour triompher dans ce champ de bataille sociale, Rastignac fait le « sacrifice de sa
conscience » (Goriot, 2006, p. 281) : il ignore le crime paternel de sa maîtresse et ce qui semble
lui coûter plus, il retire la petite fortune de sa propre famille pour « l’égoïsme de [s]on avenir »
(Goriot, 2006, p. 131). Les parcours de ces amants ne sont pas si différents ; en fait, une symétrie
étonnante semble unir ces amants-complices. Rastignac écrit une lettre à sa « bonne mère40 » –
comme Delphine s’adresse à son « cher père » lorsqu’elle cherche des dons matériels –, pour lui
demander de vendre ses « anciens bijoux » et « de vendre les dentelles de [s]a tante » (Goriot,
2006, p. 123) pour qu’il puisse avoir des tenues élégantes et des gants propres pour faire son
chemin dans le monde. Derrière sa réussite est une « mère [qui] a tordu ses bijoux » et une
39 Remarquons que les deux voies vers la réussite présentées par la vicomtesse de Beauséant et par Vautrin
soulignent que pour y parvenir il faut séduire une femme. 40 Les mots « ma chère mère » et « ma bonne mère » (Goriot, 2006, p. 122) utilisés par Rastignac sont similaires à
ceux utilisés par Delphine et Anastasie lorsqu’elles disent « [m]on bon père […], mon cher père » (Goriot, 2006,
p. 294) pour lui demander de l’argent ; des adjectifs affectifs précèdent une demande de dons matériels.
49
« tante [qui] a pleuré […] en vendant quelques-unes de ses reliques » (Goriot, 2006, p. 130) ;
elles font pour Eugène un sacrifice qui lui demeure caché, pour éviter que cet « argent [ne lui]
brûl[e] les doigts » (Goriot, 2006, p. 130). Ces images font écho au « père Goriot [qui lui aussi]
tordai[t] son vermeil et le venda[i]t pour aller payer la lettre de change de sa fille » (Goriot,
2006, p. 130). On en viendrait presque à considérer que le prix requis, voire la clé de réussite
pour parvenir dans ce monde noble, est d’accomplir des actes ignobles. Il semble que pour
s’initier dans cette société close, un sacrifice familial doit être fait. La vicomtesse de Beauséant
qui s’assoit sur le trône de cette caste d’élite conseille à Rastignac de « calcule[r] »
« froidement » pour avancer dans ce monde (Goriot, 2006, p. 117). Dans cette sphère
aristocratique, il faut être « froi[d], [égoïste] et calculateur » et ne penser les « hommes et les
femmes que comme [d]es chevaux de poste [qui ne sont] qu[‘à …] laiss[er] crever à chaque
relais [pour] arrive[r] ainsi au faîte de [ses] désirs » (Goriot, 2006, p. 117). Les crimes se
multiplient pour ces complices qui veulent réussir à tout prix pour orbiter dans cette haute sphère
constellée de nobles. Une clé dorée incrustée d’actes ignobles déverrouille donc une porte
exclusive.
50
CHAPITRE 3 :
LE TYPE D’ENTRÉE DANS L’ESPACE DOMESTIQUE
51
Tout objet architectural pourra être appréhendé par
le texte littéraire avant tout comme un objet
discriminateur, différentiel, analysant l’espace par
cloisons et contiguïtés : il ouvre ou obstrue, il inclut
dans le même temps qu’il exclut, il distingue un
conjoint d’un disjoint, un ici d’un ailleurs, il
cloisonne, distribue, sépare, range, classe sujets ou
objets, et organise donc naturellement les stratégies
du désir, du vouloir faire des acteurs mis en scène
par les scénarios sémiotiques
Hamon, 1988, p. 8
La sphère privée « revêt temporairement le caractère d’un espace public » (Coenen-
Huther, 1991, p. 305) lorsqu’elle est territorialisée par la compagnie. Celui qui arrive après que
les portes sont fermées découvrira que son invitation a expirée et restera en dehors de la demeure
privée ; celui qui prolonge son accueil sera gentiment expulsé, car, comme l’explique, Jean-
François Richer résumant la pensée d’Abraham Moles et d’Élisabeth Rohmer (1998), « la porte
est […] un dispositif essentiellement temporel ; elle est un paramètre qui montre que le
quadrillage de l’espace humain est un processus lié à la temporalité » (2012, pp. 83-84).
Il n’y a peut-être que le criminel et le non-initié qui espèrent accéder à l’espace privé hors
des heures prescrites. Ce stéréotype de l’arrivée tardive explique les réactions provoquées par
l’entrée de Vautrin à la pension Vauquer vers deux heures du matin ; arrivée présentée comme
singulière et contrastée avec celle de Rastignac qui « se présent[e au] moment » où Christophe
allait « mettre les verrous à la porte » (Goriot, 2006, p. 73). Cet événement suspicieux éveille la
curiosité de Rastignac qui se dit : « C’est singulier ! Christophe avait mis le verrou » (Goriot,
2006, p. 77). La crainte de madame Vauquer qui crie « Qui va là ? » (Goriot, 2006, p. 77),
illustre que l’heure à laquelle s’ouvre une porte affecte la manière dont une arrivée sera perçue.
À une heure précise, le verrou est mis sur la porte, l’accès à l’espace privé est interdit et la
52
maison devient une espèce de forteresse où le moindre son signale une menace. Le contraste est
frappant avec le jour : cette pension est tellement perméable pendant la journée que l’entrée des
inconnus n’est pas questionnée ; Delphine et Anastasie s’introduisent dans la pension pour visiter
leur père sans frapper à la porte et elles « gliss[ent …] de la rue jusqu’à la cuisine41 » (Goriot,
2006, p. 66) sans donner leurs noms. Verbe descriptif qui dénote une progression désinhibée,
« glisser » évoque l’idée de « deux surfaces [qui] rest[ent] en contact permanent » (« Glisser »,
Le Robert, 2017, p. 1158). Définition importante qui trace l’image d’un passage poreux – une
pension qui « opère […] sans [aucun] souci […] de sélectivité » (Coenen-Huther, 1991, p. 308) –
sans seuil où le dehors constitue également le dedans. Cette porosité signale que chez
Mme Vauquer il n’existe ni exclu ni intrus ; il n’y a que des inclus. L’hôtesse de ce « domicile
“moulin”42 » (Coenen-Huther, 1991, p. 309), où l’« on s’invite soi-même et l’acceptation est
tacite » (Coenen-Huther, 1991, p. 309), ne défend pas sa porte d’entrée en journée, n’ayant pas
de portier.
Domine dès lors l’idée que la sorte de porte qui protège la pension change entre le jour et la
nuit : pendant les périodes de clarté, la pension est défendue par une « porte à claire-voie »
(Goriot, 2006, p. 45), barrière poreuse qui est nuitamment remplacée par une « porte pleine »
verrouillée (Goriot, 2006, p. 46). Cette barrière érigée à la tombée du jour entraverait l’entrée
d’Anastasie et de Delphine à minuit : leurs pieds ne passeraient pas ce seuil sans qu’elles cognent
à la porte pour demander à être admises. L’« acceptation tacite » (Coenen-Huther, 1991, p. 308)
41 N’oublions pas « l’écriteau » « surmont[é] » sur « la porte bâtarde » qui dit : « MAISON-VAUQUER, et dessous :
Pension bourgeoise des deux sexes et autres » (Goriot, 2006, p. 21). L’adjectif « autres » est une addition ambiguë,
une « allusion à une “variabilité sexuelle” », une « exploration balzacienne des problématiques de sexes et de
genres » (Murat, 2007, p. 54). De tout évidence, tous sont admis, les « autres », les « hommes[, l]es femmes, [l]es
jeunes gens et [l]es vieillards » (Goriot, 2006, p. 45). 42 Jacques Coenen-Huther décrit ce type de domicile comme un lieu où « [l]’ouverture s’opère […] sans souci de
symétrie ni de sélectivité, à l’égard de tous ceux qui trouvent un prétexte pour imposer leur présence » (1991,
p. 309).
53
qui s’opère passivement durant la journée devient strictement sélective le soir car, « durant la
nuit, la maison doi[t] redevenir un monde clos sur lui-même » (Deaucourt, 1992, p. 22). Cette
sélectivité, phénomène qui protège l’intimité de la sphère privée, repose carrément sur la
temporalité.
Défendre l’intimité de la demeure privée nécessite des heures d’inaccessibilité où
l’espace est temporairement « caractéris[é] par [une] insularité et par [une hyper-]exclusivité »
(Heathcote, 2013, p. 309), où la sphère publique ne s’impose pas à la sphère privée. Le concept
même de l’intimité repose sur l’exclusion. Dans le contexte des scènes intimes, le refus est la
règle, et non l’exception ; l’accès doit être mérité par celui qui pénètre dans la demeure, car
s’introduire dans un espace privé à une heure qui n’est réservée qu’à une poignée d’élus signifie
que l’hôte « consen[t] » à son « intrusion » (Meder-Klein, 2005, p. 8).
En tenant compte du rapport entre la spatialité et la temporalité, grâce à la mobilité de la
porte, nous analyserons dans ce chapitre comment le type d’entrée expose une intimité
personnelle ou une exclusivité sociale ; et surtout comment une entrée inopinée sert à
interrompre la scène qui se déroule et introduit des événements imprévus dans le déroulement de
l’action qui changent le cours du récit. Nous décortiquerons les types d’entrées – quelle porte
s’ouvre ? à qui ? quand ? –, ce qui nous permettra de positionner les personnages comme intrus,
visiteur ou invité.
3.1 Une arrivée inopinée
L’hôtel aristocratique, bien qu’il soit un « instrument […] de sociabilité » (Coenen-
Huther, 1991, p. 303), est aussi un espace privé, familial, protégé par le portier, « dont la seule
tâche [est] de fermer et d’ouvrir le portail, de surveiller les échanges entre la maison et le monde
extérieur » (Deaucourt, 1990, p. 16). Cet accueil par le portier, domestique qui s’« impose au
54
seuil des hôtels prestigieux » (Deaucourt, 1990, p. 30), devient un moyen discret d’assurer que
les tranches temporelles réservées aux différents types d’invités soient respectées. Certes,
l’échéancier des visites préétabli par la propriétaire instaure une hiérarchie organisée selon un
ordre décroissant d’importance : l’amant s’introduit dans la demeure à une heure précise,
moment distinct de celui où un parent y serait permis, lui-même différent de celui attribué à une
simple connaissance, laquelle a aussi un temps d’entrée distinct de quelqu’un qui fait honte. Pour
reprendre une formule déjà citée de Philippe Hamon, comme « on ne fait pas n’importe quoi
n’importe où » (1988, p. 10), on ne fait pas n’importe quoi, n’importe quand. Il faut bien noter
ici une structuration sociale où l’intimité est entrelacée avec la temporalité.
C’est une leçon apprise par Rastignac, néophyte de cette bonne société, lorsqu’il se
présente à la porte de sa cousine, la vicomtesse de Beauséant « à quatre heures et demie »
(Goriot, 2006, p. 307) et découvre que son entrée aurait été déclinée s’il était arrivé « [c]inq
minutes plus tôt » (Goriot, 2006, p. 105) ; ce valet qui suit le protocole n’ouvre cette porte qu’à
cette heure précise. Cette frontière temporelle s’explique par le fait que, avant cette heure, la
vicomtesse et son amant le marquis d’Ajuda-Pinto se trouvent derrière cette porte fermée,
jouissant d’une intimité complète dans cette zone non surveillée. Une description de leur échange
amoureux étant omise, le narrateur balzacien, voyeur par excellence doté d’un complexe
d’Asmodée, semble respecter ce rendez-vous privé, ne divulguant que l’« ultimatum » (Goriot,
2006, p. 106) que le marquis devrait livrer à sa maîtresse au moment où la porte de ce petit salon
s’ouvre et « le valet de chambre de la vicomtesse annon[ce] monsieur Eugène de Rastignac »
(Goriot, 2006, p. 106).
L’arrivée inopinée de ce parent trace une asymétrie de pouvoir : la pièce privée est
précarisée par cette porte non verrouillée qui s’ouvre de l’extérieur et désamorce l’intimité,
55
« bris[sant] la clôture du privé, l’ouvr[ant …] au scandale » (Lafon, 1988, p. 67) en laissant
échapper les derniers mots prononcés par ces amants. Exposons qu’une porte qui s’ouvre de
l’extérieur devient un obstacle à l’intimité. Un salon n’est pas un sanctuaire et c’est une vaine
chimère que de se croire isolé, « car l’autre est toujours à côté » (Lafon, 1988, p. 67). Ainsi,
explicitons le danger de nier la mosaïque de l’espace domestique, c’est-à-dire la contiguïté des
« pièces [qui s’]ouvrent sur d’autres pièces, les portes sur d’autres portes » (Lafon, 1988, p. 67)
dans une vaste configuration horizontale de contenus contigus.
La porte exerce ainsi une triple fonction structurante : elle trace des « frontières spatiales
tangibles » (Richer, 2012, p. 26), elle agit comme un mécanisme clé qui instaure un système
spatio-temporel et elle sert d’instrument d’intervention scénique. Bien que « la porte se fond
souvent à l’arrière-plan de la scène représentée » (Green, 2016, para. 1), elle a la capacité
exceptionnelle d’agir activement dans le récit : exposons que cette entrée inopinée dramatique
d’Eugène crée une simultanéité scénique où la fin de la scène entre ce couple illégitime
s’entremêle avec le début de la scène où ce héros arrive. Le calme devient le chaos, dans ce
« coup » où Rastignac « vol[e] » « l’intimité » (Richer, 2012, p. 54), renverse l’axe de l’autorité
par cette surprise, créant ainsi par sa proximité une présence encombrante qui « supplante [cette]
union amoureuse » (Richer, 2012, p. 54).
Cette surprise, où ce provocateur perturbe l’ordre dans un chaos qui le favorise et qui
défavorise l’hôtesse prise au dépourvu par son arrivée, constitue, postulons-nous, un moyen de
positionner cet intrus pauvre dans une position de force. Un danger subtil est exposé par ce
romancier : les heures d’accessibilités posent danger. Type de jeu de roulette russe – on ne sait
jamais à l’avance qui vient quand pour causer de quoi –, cette porte ouverte crée un climat
d’incertitude, l’hôtesse étant « incapable de fermer sa porte » (Goriot, 2006, p. 105) à une heure
56
précise, contrairement à « certaines dames du monde [qui] ont ce pouvoir » (Richer, 2012, p. 84).
Pensons à l’idée de l’horloge qui sonne minuit du conte de Cendrillon : dans cette scène nous
notons l’effet transformateur de l’horloge qui sonne les quatre heures et demi et remplace ainsi la
magie de l’intimité avec le potentiel de l’infamie.
S’« ensuit toute une suite » (Lafon, 1988, p. 67) d’actes frénétiques : l’hôtesse jette un
regard violent, « l[ève] l’index de sa main droite » (Goriot, 2006, p. 107) et « s’élance » dans un
« bizarre » « ballet sans musique » (Riegert, 1973, p. 67). Dans ce salon semi-public
soudainement soumis à la surveillance de ce spectateur intrusif se déroule un jeu d’amour
clandestin fondé sur une « inclusion vigilante » (Lafon, 1988, p. 67) ; Henri Lafon désigne par ce
terme une intimité censurée pourtant préservée dans « de petits espaces clandestins » (1988,
p. 67) et conservée par un jeu de langage implicite qui exclut l’intrus.
L’entrée inopinée de Rastignac est une interruption, voire une diversion, accueillie avec
plaisir par l’amant de l’hôtesse qui « s’empress[e] de gagner la porte » (Goriot, 2006, p. 107) à
l’arrivée de ce parent. Le marquis, qui cherche « une porte de sortie » s’efforce d’éviter de
révéler à sa maîtresse qu’« il épous[sera] une demoiselle de Rochefide » (Goriot, 2006, p. 106).
Balzac crée ainsi l’image d’une porte tournante, c’est-à-dire d’un dispositif qui se ferme et
s’ouvre quasiment simultanément, permettant à l’amant de partir, et au parent de s’introduire
dans ce « petit salon coquet, gris et rose » (Goriot, 2006, p. 107). Le conflit entre ces amants est
évité par l’entrée en scène de Rastignac : l’ouverture de la porte met trois points de suspension à
ce dialogue, complexifiant ce récit par ce non-dit. Toutefois, le silence autour de ce secret mal
gardé s’avère être une stratégie narrative qui permet de prolonger la présence de la vicomtesse
dans le monde. C’est grâce à cette porte qui s’ouvre inopinément que « la vicomtesse rest[e] à
Paris pour [servir] son jeune parent » (Goriot, 2006, p. 125) dans son initiation au grand monde.
57
La porte se pose donc comme un outil narratif, créant des interventions et des transitions et
brisant la tension en suspendant ce fil de l’histoire à ce moment crucial pour tisser un autre fil
narratif dans le récit.
3.2 La porte qui « déclench[e] des transformations narratives43 »
Interruption qui s’avère charnière à la chaîne d’événements qui suit, la porte qui s’ouvre
sur la vicomtesse et le marquis d’Ajuda change le cours du récit. Si le mariage imminent entre le
marquis et la demoiselle de Rochefide avait été annoncé sur-le-champ, l’histoire, de toute
évidence, aurait pris une tangente bien différente. Le narrateur ralentit le rythme du récit et
introduit un nouveau tournant dans l’histoire au moyen de la simple rotation de la poignée de
cette porte. La présence de la porte fait office de menace potentielle : elle peut à n’importe quel
moment servir d’instrument pour « déclencher des transformations narratives » (Hamon, 1993,
p. 243). Elle « assur[e] un “effet de réel” en fournissant à la fiction cadre, [un] ancrage et arrière-
plan vraisemblable » (Hamon, 1988, p. 6) et produit plausiblement un coup de théâtre, par « le
geste naturel », voire banal, « d’ouvrir [la] porte » (Stawinski-Jannuska, 2004, p. 21).
Pensons dès lors que la présence de la porte ouverte est calculée et stratégiquement
placée pour aboutir à l’avancement de l’histoire. Cécile Stawinski-Jannuska explique que son
pivotement « ne peut être mentionné dans un récit sans que l’auteur ne lui donne une
signification » (2004, p. 21), d’autant que cet objet architectural ne s’ouvre pas de sa propre
volonté, sa position change grâce à une force motrice qui la mobilise (Cybersavoir, 2011).
L’auteur insère cet acte dans le but précis de provoquer, à l’instar d’un effet de domino, l’action
qui suit. Cet « entre-deux » qui lie ce qui précède avec ce qui suit interrompt la scène pour
détourner l’attention de celui ou ceux qui sont dans la pièce vers celui ou ceux qui y pénètrent.
43 Cette formule est tirée de l’ouvrage Du Descriptif de Philippe Hamon (1993, p. 243).
58
L’exemple par excellence dans notre corpus d’une arrivée inopinée qui met en pause la
scène qui se déroule pour introduire une péripétie dans l’intrigue se trouve chez les Grandet.
Rappelons qu’un « coup de marteau […] malveillant » (Grandet, 2016, p. 38) et nocturne par
« Charles, le faux prince charmant » (Mozet, 1982, p. 148) constitue un événement perturbateur
dans Eugénie Grandet. Espèce de paroxysme scénique, l’arrivée de cette « créature divinisée »
(Bafaro, 2007, p. 48) est théâtralisée, étant synchronisée avec des événements dramatiques : « Au
moment où madame Grandet gagnait un lot de seize sous, le plus considérable qui eût jamais été
ponté dans cette salle, et que la grande Nanon riait d’aise en voyant madame empochant cette
somme, un coup de marteau retentit à la porte de la maison » (Grandet, 2016, p. 90). Le choix de
synchroniser ces phénomènes exceptionnels sert à intensifier la dimension extraordinaire de
l’arrivée inopinée de ce parent.
Après cet « événement sonore imprévu » (Augoyard et Torgue cité dans Richer, 2012,
p. 61), le fil narratif est suspendu. En effet, ce drame débuté par une onde sismique déchire la
chronologie narrative qui se scinde en deux périodes : celle qui précède l’arrivée inattendue de
Charles et celle qui la suit. Cette audace inouïe, « porte qui s’anime [et] prend vie » (Richer,
2013, p. 329) déclenche de vastes effets : les vibrations sonores de cette porte qui résonne
semblent parcourir le corps des « femmes [qui] sautèrent sur leurs chaises » (Grandet, 2016, 90).
De plus, « ce grand tapage » (Grandet, 2016, p. 90) fulgurant anime les actants qui
« s’écrie[nt] », « s’élance[nt] » (Grandet, 2016, pp. 90-91), et s’interrogent sur ce malvenu44 qui
ose heurter ce marteau à « neuffe-s-heures » (Grandet, 2016, p. 91). La porte devient, par une
force centripète, un lieu d’assemblement et l’objet de regards pénétrants. Le drame est lancé par
44 Dans cette scène, examinons les adjectifs qualificatifs et les adverbes accolés aux gestes : « grand tapage »,
« Grandet se retourna brusquement », « Puis il tira vivement la porte de la salle » (Grandet, 2016, pp. 90-91 ; nous
soulignons). « Grand », « brusquement » et « vivement » colorent le texte d’une vivacité.
59
cette « sonorité narrativisée » (Richer, 2013, p. 331) qui « socialis[e] l’identité du
déambulateur » (Richer, 2013, p. 343). Un jeu de « toc, toc ! Qui est là ? » se joue parmi ce
groupe qui assiste à l’anniversaire d’Eugénie. Ce « brui[t hyperbolique qui] di[t] déjà […] ce que
[l’étranger] ne sera pas » (Richer, 2013, p. 343) puisque, agressif à l’excès, il « le désigne
comme étranger[, comme] une menace à neutraliser » (Le Huenen et Perron, 1980, p. 54). Un
personnage résume ainsi l’idée : « Ce n’est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi »
(Grandet, 2016, p. 90). Nanon s’interroge, employant erronément le pluriel : « Veulent-ils casser
notre porte ? » (Grandet, 2016, p. 90). Ce son émotif qui le désigne comme étranger devient un
motif : cet « Autre absolu » (Mozet, 1982, p. 148) dans ce logis hostile, comparé par le
romancier à « un colimaçon dans une ruche » (Grandet, 2016, p. 92) sera toujours, aux yeux de
Grandet, l’intrus.
3.3 Charles Grandet détient une clé de l’hérédité
Il est permis à Charles, un intrus, armé d’une « clé de l’hérédité » de pénétrer dans la maison
Grandet, un « anti-palais » (Mozet, 1982, p. 148). L’accueil de ce dandy parisien, orphelin qui
aurait été ostracisé sans ce nom « Grandet », marque une dégradation flagrante de ce
« sociotope45 » exclusif où seuls « six » (Grandet, 2016, p. 66) individus sont autorisés à entrer.
Ce parisien est autant « hors cadre » (Le Huenen et Perron, 1980, p. 53) dans cette maison
« carcérale » (Petitier, 2010, p. 165) que Rastignac, le provincial à Paris.
La clé suprême est le népotisme : ce dandy inconnu passe la porte d’entrée de cette
« forteresse familiale » et, peu après, réussit à dépasser « la limite du public et du privé […] à
l’intérieur même du domicile » (Coenen-Huther, 1991, p. 305). Charles, « logé […] au second
45 Nous entendons par « sociotope », une zone « puissamment investi[e] par le social, et qui prédispos[e ses] acteurs
à des comportements normés et prévisibles » (Diaz, Duchet et Le Huenen, 2009, para. 11).
60
étage » (Grandet, 2016, p. 115) dépasse le rez-de-chaussée d’un seul coup, pénétrant dans les
domaines intimes de la vie privée dès la première soirée de son arrivée. Il y parvient par
l’escalier qui dichotomise dans cette maison la sphère domestique en espaces privés et publics.
Ce privilège permet à Charles de monter l’escalier pour pénétrer dans l’espace intime de ses
parents et, à l’opposé, force les autres visiteurs – simples connaissances et subordonnées de
longue date – à rester au rez-de-chaussée, « secteu[r] du logement […] aménag[é] de manière à
projeter une certaine image de ses occupants tout en révélant le moins possible de leur intimité »
(Coenen-Huther, 1991, p. 305).
3.3.1 Eugène de Rastignac détient une clé de l’hérédité
Le salon parfumé situé au rez-de-chaussée, à proximité de la porte d’entrée (ce qui suggère
déjà sa banalité), est le théâtre social, voire une pièce de plaisir, à la province comme à Paris,
chez la bourgeoisie et l’aristocratie. Soulignons la tromperie des salles de bal lustrées qui
séduisent les sens par les charmes éblouissants et où l’« on va […] pour y être vu » (Richer,
2012, p. 26), mais pas connu. Rastignac, le parent éloigné, mais privilégié, qui hérite d’un,
empruntons la formule à Jean-François Richer, « surplus d’intimité octroyé » (2012, p. 83) par
les Marcillac, dépasse ce rez-de-chaussée lors de sa deuxième visite à sa cousine, la vicomtesse
de Beauséant et « pénétr[e] dans [s]es appartements [où] il […] voi[t] pour la première fois les
merveilles de cette élégance personnelle qui trahit l’âme et les mœurs d[e cette] femme de
distinction » (Goriot, 2006, p. 105). Passant du rez-de-chaussée au salon, nous comptons deux
portes passées, un majestueux escalier monté et une troisième porte close qui protège ce salon
rose. Dans cette course à obstacles divisée en pièces spécialisées,46 ponctuées de mécanismes
46 Jean-François Staszak explique que « [l]a différenciation des fonctions des pièces et des statuts des membres du
foyer s’effectue généralement sur un mode hiérarchique, selon leur prestige, leur importance, leur pouvoir, etc. »
(2001, p. 345).
61
d’intimité, « l’habitant[,] en plaçant des dispositifs destinés à provoquer des détours » (Ocampo,
2010, para. 6) canalisent les invités loin du domaine privé.
Il faut rappeler qu’être vu à « nu » par un inconnu ou un intrus est un véritable drame.
Remarquons l’effet péjoratif du décor « personne[l] » qui « trahit » (Goriot, 2006, p. 105) le
résident : les objets, comme nous l’avons précédemment démontré, deviennent des « traîtres »
devant un intrus, divulguant involontairement l’être intime, sa conscience morale et ses secrets.
Ce salon rose aux portes closes est tourné vers l’intérieur et s’apparente à une micro-forteresse.
Cette porte du salon, qui se referme sur des vérités secrètes dont l’accès est limité, la poignée
précieuse n’étant tournée du dehors que par le valet de chambre, ne s’ouvre pas à quiconque.
Suivons la longue « chaîne de sécurité » pour accéder à ce salon. Avant d’y accéder, le « cocher
cri[e] la porte, s’il vous plaît ! », mots clés prononcés qui font qu’« un suisse rouge et doré »
(Goriot, 2006, p. 104) ouvre la porte de l’hôtel, puis Eugène est soumis au regard scrutateur de
« trois ou quatre valets » (Goriot, 2006, p. 104), il rencontre ensuite des « valets sérieux »
(Goriot, 2006, p. 105) qui ouvrent la porte vitrée de l’hôtel et, enfin, il découvre la dernière
barrière de sécurité, « le valet de chambre » (Goriot, 2006, p. 106) qui tourne le bouton de la
porte du salon rose.
Le décor planté et la teinture féminisée de ce salon codifient les actes corporels et langagiers,
car, pour Balzac, « tout doit être profondément incarné » (Laubriet, 1958, p. 29). Rappelons-nous
que les couleurs rouge et blanc, symbolisant respectivement l’amour passionnel de l’amant
(« Rouge », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 960)47 et l’amour pur du parent (« Blanc »,
Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 144),48 « enfantent » cette teinte rose. Celle-ci constitue ainsi le
47 Bien que le rouge renvoie à une panoplie de symboles, nous ancrons notre étude sur le rouge comme emblème des
instincts sexuels. Cette association chromatique universelle est puisée dans le domaine de la biologie où le rouge sert
de signe visuel de la fécondité (« Rouge », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 960). 48 Pour les Chrétiens, Jésus-Christ, l’incarnation de la pureté parfaite, est étroitement associé à la couleur blanche.
62
produit d’un métissage chromatique qui, par ces frontières brouillées, l’une étant diluée par
l’autre, exemplifie l’intimité. Rastignac non-initié, parent éloigné, détient la clé de l’hérédité :
sa lignée sanguine diluée, représentée par ce rose symbolise l’amour maternel de sa protectrice.
3.4 Un nom honteux ferme la porte
Des accueils antonymiques s’inscrivent en rose et en bleu dans le thermomètre chromatique :
l’accueil chaleureux reçu dans la salle rose de la vicomtesse de Beauséant s’oppose à la réception
glaciale en dehors du « “boudoir bleu” de Mme de Restaud » (Richer, 2012, p. 216). Cette
seconde couleur qui est « la plus froide des couleurs » (« Bleu », Chevalier et Gheerbrant, 2012,
p. 148), est, prophétiquement, l’inscription sur le mur de l’ignorance sociale fatale pour cet
arriviste à sang bleu très dilué, personnage à qui il est permis de pénétrer dans cet espace où
seuls « les gens de distinction » (Goriot, 2006, p. 98) sont acceptés. Explicitons en gradation le
danger de cette porte aristocratique automatique, privilège hérité et non mérité par ce « bien-né »
(Lefebvre, 2015, p. 39) : ce néophyte naïf qui portait « un habit noir » (Goriot, 2006, p. 97)
devient le mouton noir en raison de son crime consistant à « ignor[er] qu’on ne doit jamais se
présenter chez qui que ce soit à Paris sans s’être fait conter par les amis de la maison l’histoire du
mari, celle de la femme ou des enfants » (Goriot, 2006, p. 106). Analysons la symétrie de
signifiance établie entre les murs bleus, ce boudoir qui lui est interdit, et l’habit noir qui préfigure
la mort de honte de cet enfant ignorant : le premier appelle l’idée d’un être qui devient bleuâtre
d’une mort sociale et le boudoir balzacien amplifie cet aspect tragique, étant, selon Jean-François
Richer la pièce privilégiée où les mots empoisonnés prononcés « provoque[nt] un renversement
funeste chez les personnages masculins » (2012, p. 227). Remarquons que le suprême symbole
de la mort est son « habit noir » porté erronément « à deux heures et demie » (Goriot, 2006,
63
p. 97), couleur de « la mort » (« Noir », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 776) qui préfigure que
ce mouton noir sera mis sur la liste noire.
Si les transgressions sociales de Rastignac se multiplient, son crime principal vient de ce
réflexe fatal consistant à déclarer après son arrivée inopinée – synchronisée avec l’ouverture de
la petite porte parfaitement positionnée pour révéler une « souris » sciemment faufilée par la
porte de service – qu’il a vu le père Goriot, sortant par ce « trou d’invisibilité ». Balzac
problématise l’interface dangereuse entre l’acte de voir et celui de divulguer son savoir. Dans cet
hôtel une danse socio-spatio-temporellement chorégraphiée par le valet pour faire glisser ce
parent honteux par le passage privé (au seuil des créneaux horaires entre des visites paternelles
privées et des visites publiques) ; positionnée à l’arrière, cette sortie de secours est utilisée pour
cacher ce pauvre père des visiteurs distingués. Des « restrictions sélectives » (Hamon, 1972,
p. 105) – à savoir l’heure matinale de son entrée et l’accès qui ne se fait que par la porte dérobée,
le pôle de la répulsion – positionnent ce personnage non voulu hors des scènes où les autres sont
reçus. Ses visites privées, pré-planifiées, doivent se conformer à deux critères : il lui est
strictement défendu d’entrer par la porte avant et de visiter sa fille spontanément ; ses visites
personnelles ne sont que des convocations unilatérales (il n’a aucune autorité pour simplement
passer chez Anastasie à l’improviste).
Cette asymétrie de pouvoir est rééquilibrée : au pôle opposé, des élites qui pénètrent
comme visiteurs dans cet hôtel privé par la porte publique, détiennent des cartes d’entrée
quasiment blanches. Cette liberté leur est accordée parce qu’ils ne sont que des simples
instruments d’exclusivité, qui ne sont acceptés que pour conférer de la valeur à cet hôtel où « la
maîtresse de la maison » s’attache à « prouver qu’elle n’a chez elle que des gens de distinction »
(Goriot, 2006, p. 98). Par souci de ne pas souiller sa sphère privée par des non-élites déguisés,
64
elle ne semble convier que ceux qu’elle puise dans la liste hyper-exclusive d’invités de la
sommité parisienne ; ce premier bout de papier officiel « baptise » les nouvellement acceptés.
Pour Anastasie, ancienne Goriot préoccupée par le prestige « fond[é] sur des critères dont
le domaine de validité est la sphère publique » (Coenen-Huther, 1991, p. 305), il s’avère crucial,
voire nécessaire que la première rencontre avec Rastignac, logé chez Mme Vauquer, se passe
dans le salon pompeux de la vicomtesse de Beauséant. On a l’impression qu’une catastrophe
irrémédiable est évitée par le fait qu’ils ne se voient pas en premier dans l’escalier de la pension
Vauquer. Balzac, qui ne « fait se croiser les flèches de l’espace et du temps » (Richer, 2011,
p. 189) de ces personnages qu’à ce moment crucial aurait mis une fin tragique, prématurée, aux
prétentions aristocratiques de Rastignac si Anastasie avait le moindre soupçon qu’il était « porte
à porte dans la même pension [que] le père Goriot » (Goriot, 2006, p. 101).
Le lecteur observe ici le triomphe d’une innocente tromperie : une stratégie narrative
consistant à placer le pied de Rastignac, un caméléon social dans la porte de l’élite, chez sa
« prestigieuse cousine » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Gengembre, 1989, p. 9), ce
qui l’anoblit et crée chez la comtesse de Restaud une fausse première impression. Cette
présomption erronée révèle une limite à la loi de la consubstantialité espèce-espace balzacienne :
soulignons le danger de présumer de l’unicité entre le visiteur et l’espace dans lequel il est
invité.49 Au bal, Rastignac est « le Cendrillon mâle » ; ce non-initié bien déguisé danse avec
Anastasie – proximité corporelle qui devient une deuxième clé qui assure son entrée dans son
hôtel : la coprésence n’est pas assez, il faut converser (ouvrir la porte dialogique) – et reçoit,
49 Balzac noue l’intrigue par une esthétique antithétique visiteur-espace : le drame se déroule par des discordances
entre le personnage et l’espace visité. Multiplions les exemples balzaciens : le père Goriot est hors cadre chez sa
fille, mystère que Rastignac s’attache à résoudre ; la présence d’Anastasie et de Delphine, les deux femmes
bellement mises s’opposent à la pauvreté de la pension Vauquer et provoquent des chuchotements des pensionnaires
; le charmant monsieur Charles Grandet qui rend visite à son oncle dans Eugénie Grandet contraste manifestement
avec la maison grise.
65
« [e]n se disant cousin de madame de Beauséant » (Goriot, 2006, p. 74), une invitation ouverte.
L’illusion est toutefois promptement dissipée : celui qu’elle considère être un aristocrate est
rapidement démasqué comme un illettré qui n’a pas encore « l[u] le grand livre de la société »
(Balzac, Le Père Goriot, introduction par Gengembre, 1989, p. 7). L’erreur révélatrice de son
statut de non-élite, qui le déplace du pôle de l’allié avantageux à l’antagoniste, est constituée
de ces trois « mots irritants et empoisonnés » (Richer, 2012, p. 232) qui s’échappent de sa
bouche par curiosité : « le père Goriot » (Goriot, 2006, p. 101).
Ces mots doublent son intrusion, qui a d’abord été physique d’une nouvelle couche
cognitive lorsqu’il annonce « le savoir [qu’il a] confisqué » (Massol-Bedoin, 2001, para. 3) par la
porte dérobée. C’est une autre preuve de son incapacité à discerner la fonction discriminante de
la porte avant et celle de la porte arrière. Cette indiscrétion est un poison mortel de forme
inquisitive pour ce locuteur, présumé provocateur, qui prononce ce « secret de polichinelle » ;
cela est un « viol de parole », interprété comme une prise de pouvoir social par celui qui ignore
« la nécessité imposée à tout initié de se taire et de savoir se taire » (Jamin, 1977, p. 60), car « ce
qui importe […] n’est pas tant l’acquisition d’un savoir caché que l’opération de masquage,
l’affirmation de sa possession, la décision sociale, voire politique, de son droit d’usage » (Jamin,
1977, p. 60).
Parce qu’il a prononcé ce secret, Rastignac subit une chute de sa « position sociale[, place
dans la hiérarchie qui] se marque de non-dit » (Jamin, 1977, p. 60) ; signalons ici, dans cet hôtel
aristocratique sa mort initiatique, une fin temporaire à son « avancement dans la hiérarchie [car
ceci] nécessite et implique un savoir-taire. [S]avoir tenir sa langue, c’est savoir tenir sa place et
distribuer celle des autres » (Jamin, 1977, p. 60). Paradoxalement, sa mort est une « forc[e]
ascensionnell[e] » (« Mort », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 751), une phase fondamentale
66
pour « accéder à une vie nouvelle » (« Initiation », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 603), car
« initier, c’est d’une certaine façon faire mourir » (« Initiation », Chevalier et Gheerbrant, 2012,
p. 602). Rastignac en est poliment expulsé, sa sentence de mort n’est prononcée que par une
porte fermée. Pour s’y réintroduire, le bon nom n’est pas assez, car, dorénavant, sont mises en
place des conditions strictes pour que cet être « rouge et bêtifié » (Goriot, 2006, p. 101) se
métamorphose en initié, transformation qui serait signalée par sa capacité à « plonger d’un
regard dans les salons de Paris en enfilade » (Goriot, 2006, p. 75). Résumons qu’une
réincarnation est requise pour sortir de la boue parisienne ; l’animal maléfique doit « mourir »
pour se métamorphoser en être aristocratique : il est privé désormais de son droit de naissance,
carte d’invitation blanche avilie par son intrusion cognitive, c’est-à-dire son viol de la vie privée.
3.5 Accès exclusivement sur invitation
Passer la porte de l’élite est un acte socialement transformateur. Delphine, arriviste qui
« laperait […] la boue […] pour entrer dans [le] salon » (Goriot, 2006, p. 118) de la vicomtesse
de Beauséant, sort du bourbier, triomphante, au moment d’entrer dans l’hôtel de cette
vicomtesse. Par cette entrée, cette femme se déprend de sa peau de femme de banquier pour
prendre celle de l’amante d’un parent de la noblesse.
Une entrée dans ce « lieu de déterminations sociales » (Richer, 2012, p. 26), moment
ponctuel, mais monumental,50 confère à Delphine un statut prestigieux au sein de cette société
« hautement sélecti[ve] » (Coenen-Huther, 1991, p. 304). Une invitation est un type d’admission
qui se distingue en valeur de l’intimité d’une visite privée. L’invitation est une clé d’entrée dans
la caste d’élite qui constitue un capital crucial dans l’enjeu social. Ce billet d’entrée envoyé par
50 Progresser horizontalement dans cet espace d’élite équivaut à gravir l’échelle sociale, c’est-à-dire avancer
verticalement dans la hiérarchie.
67
la reine aristocratique sert de document officiel qui certifie qu’elle accepte publiquement et
« reconnaît sociale[ment] » (Coenen-Huther, 1991, p. 304) l’invité. Pour cette raison, il ne fait
aucun doute que celui-ci mérite sa place dans cet espace inviolable, réservé à l’élite.
Pourtant, dans la hiérarchie des moyens d’entrer dans une maison – inopinément, par
visite ou par invitation –, posons qu’une admission par invitation écrite constitue le moyen le
moins privilégié d’y accéder. S’impose « le respect de certaines règles d’étiquette » (Coenen-
Huther, 1991, p. 305) qui codifie la conduite du visiteur et rend « l’ouverture [de la porte]
conditionnelle » (Coenen-Huther, 1991, p. 305). À l’examen, une invitation est un contrat social
établi par l’hôte qui fixe les limites à l’admission de son invité. Ce pacte formel non légal rédigé
par l’inviteur et accepté (ou refusé) par l’invité établit en langue polie les clauses qui régissent
cette porte ouverte ; seule la personne convoquée est autorisée à participer à l’événement
spécifié, un code vestimentaire est parfois stipulé et l’entrée est bornée par une date et une heure
précises. Constatons qu’être un invité est un exercice de conformité. Rôle social à jouer, critères
à respecter, celui qui pénètre dans la résidence par invitation a un accès purement délimité, le
contexte de son entrée est strictement explicité et au moment où l’invité viole un aspect du
contrat, l’hôte peut appliquer une punition, c’est-à-dire refuser ou rejeter le cocontractant.
Parallèlement, la maison est préparée, certaines portes sont verrouillées et l’inviteur se trouve
dans une position privilégiée lorsqu’il ouvre sa porte à son invité. Être convoqué connote une
asymétrie relationnelle qui donne à l’hôte tout le pouvoir de déterminer les facteurs précis où il
permettra « le partage de son territoire » (Mitterand, 1985, p. 414) avec son invité.
Examinons comment l’invitation écrite donne un caractère banal à l’entrée de Delphine
dans l’hôtel de la vicomtesse de Beauséant : l’invitée est admise la nuit en « grande soirée »
(Goriot, 2006, p. 118), il ne lui est permis de circuler qu’au rez-de-chaussée dans une salle de bal
68
dépourvue d’intimité et elle ne reçoit qu’une salutation de l’hôtesse. Quoiqu’une invitation lui
confère une position dans la caste nobiliaire, la valeur de son entrée est moins importante que
celle de Goriot chez Anastasie : Delphine a une présence voulue seulement lorsque d’autres sont
reçus alors que ce père, qui rend visite à sa fille, a une présence voulue seulement lorsque les
autres ne sont pas reçus.
69
CHAPITRE 4 :
LA PORTE : OBJET QUI PERMET LA COLLECTE DU SAVOIR ET QUI INSTAURE
LE POUVOIR DE l’HÔTE SUR LE VISITEUR51
51 Notre titre qui résume les idées de la porte qui permet la collecte des savoirs et qui instaure une dynamique de
pouvoir s’inspire de la pensée de Philippe Hamon qui explique dans Expositions. Littérature et architectures au
XIXe siècle que « l’objet architectural » est pensable comme objet « cognitif (d’où des histoires d’actants sujets
engagés dans les quêtes de savoir) […] et comme [objet] polémique (le pouvoir exercé ou subi par ces mêmes
actants) » (1989, p. 32).
70
Celui qui “montre la porte” à l’autre, qui le chasse,
est celui qui a l’autorité
Monnier, 2004, p. 25
Interfaces entre le privé et le public, les portes dans les espaces privés servent
d’instrument qui rythment la révélation des secrets et exposent les rapports de force entre les
personnages. Dans ce chapitre, nous analyserons la quête cognitive de Rastignac, l’intrus
privilégié du narrateur qui mène des enquêtes et « confis[que] des savoirs » (Massol-Bedoin,
2001, para. 5) lors de ses entrées dans les sphères privées. Pourtant, rappelons-nous que d’un
côté de la porte est le visiteur curieux, de l’autre, l’hôte ; ce dernier va exercer son pouvoir sur le
premier en lui fermant sa porte pour garder ses secrets cachés derrière cette façade opaque.
4.1 Rastignac : l’intrus ambitieux
« Délégué » du narrateur balzacien (Riegert, 1973, p. 43) qui fait dissiper le danger
narratif « d’une porte close » (Richer, 2012, p. 61), Rastignac, provincial à Paris qui passe de la
pension Vauquer à « un joli appartement rue d’Artois » (Goriot, 2006, p. 243), est présenté
souvent en déplacement devant des portes qu’il espère passer. Précisons que le personnage qui se
positionne près de la porte, c’est-à-dire directement devant ou derrière cette structure, se situe
dans un lieu passager qui est aussi marqué par un caractère temporaire parce qu’on n’y reste pas :
on entre dans ou on sort de l’espace privé ou l’on n’y est pas admis et on fait un virage de 180
degrés pour s’en aller. Seul le portier est stationné à la porte, car ici en cet endroit on favorise
une posture debout, pose « qui connote [le] désir de […] la circulation » (Richer, 2012, p. 44).
Contrairement à Goriot, adjuvant sédentaire et solidaire de sa chambre, Rastignac, qui
franchit de multiples seuils, est associé à une série de portes52 qu’il pousse pour gravir les
52 Plus précisément il passe les portes du père Goriot, de la vicomtesse de Beauséant, d’Anastasie de Restaud et de
Delphine de Nucingen. Pourtant, seuls le père Goriot et Delphine entrent dans sa chambre.
71
échelons dans son ascension sociale. Ainsi, il s’impose comme l’anti-Goriot : ce père solitaire
qui gît sur son lit, figé dans l’espace restreint des périphéries ombragées du récit est relégué à des
apparitions épisodiques souvent en compagnie de Rastignac à la « fin des séquences » narratives
(Hamon, 1972, p. 91).53 Relevons donc une antonymie entre ces amis-voisins qui se positionnent
sur des axes sémantiques oppositionnels. Retenons que Goriot est systématiquement associé à
son lit, meuble réservé à la chambre à coucher (la position du corps étant déjà indiquée dans le
nom) qui, d’après le Dictionnaire des symboles, « s’inscrit dans la symbolique d’ensemble de
l’horizontalité » (« Lit », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 668).
Constatons l’importance spatio-temporelle de ce lit qui rythme le récit. Rastignac, vers le
dénouement du roman, semble suspendre momentanément sa conquête des salons d’élite par un
détour nuitamment à ce lit sombre. Notons qu’aucun seuil n’est plus fréquemment franchi par le
héros que celui de la chambre de Goriot ; d’où l’image d’une porte battante dans ce lieu d’un va-
et-vient constant. Peu importe si l’horloge sonne minuit, car ici, il s’agit du seul espace privé où
l’arrivée du héros-intrus inattendue est acceptée au milieu de la nuit par une absence des heures
d’inaccessibilité. Remarquons qu’après que ce héros-intrus quitte les élites, dont les portes se
ferment la nuit, suit la scène où cet intrus passe à l’espace privé du reclus. Résumons la règle
d’or de cet arriviste doté d’une « ambition profonde » (Riegert, 1973, p. 46) : lorsqu’une porte se
ferme, il y en a une autre qui s’ouvre.
Rastignac est ainsi dessiné en intrus, davantage présenté dans la sphère privée d’autrui
que dans l’intimité de sa chambre. L’image de sa pauvreté est quasiment parfaitement déjouée
53 Mentionnons une observation supplémentaire : bien que son nom soit inséré dans l’incipit et qu’il figure comme le
personnage éponyme, Goriot est le dernier pensionnaire à être l’objet d’un discours portrographique, ce qui participe
à le présenter comme figure marginalisée. Souvent les scènes s’achèvent avec Goriot placé à proximité de Rastignac
qui demande à celui-ci de lui raconter ses filles. Goriot isolé, exclus de la société ne participe au récit
presqu’exclusivement que grâce à Rastignac. L’ouverture de la bouche de Rastignac sert à ouvrir les portails de la
haute société pour ce reclus, constituant un moyen d’« apporter » le monde à son chevet.
72
par les précautions prises par ce protagoniste. Il se distancie de sa chambre par une absence
perpétuelle,54 parce qu’elle cristallise sa pauvreté et présente un péril potentiel pour son désir
« de goûter les délices visibles du Paris matériel » (Goriot, 2006, p. 71). La fable qu’il tisse grâce
à un trio de fils (son lignage nobiliaire, sa tenue élégante et sa présence dans les hôtels
aristocratiques) l’associe artificiellement avec l’aristocratie.
4.1.1 Rastignac : « oisea[u] de passage55 »
Le trajet zigzaguant de Rastignac réunit les fils de l’intrigue. Ce protagoniste, doté d’une
ubiquité socio-spatiale, ne fait guère que passer par sa chambre louée, espace « destin[é] aux
oiseaux de passage » (Goriot, 2016, p. 50). Le fait que le héros-oiseau habite au troisième étage
de la pension semble prédire sa trajectoire verticale.
Avant même que Rastignac ne soit présenté dans l’œuvre, son destin est préfiguré (lequel
des deux chemins il va choisir pour réussir, l’un de labeur et l’autre de « luxe et de […] facilité »
(Riegert, 1973, p. 48)) par seule cette analogie animalière qui fait de son « chez lui » un nid. Ce
syntagme, subtil et pourtant fertile, s’avère explicatif et même prédicatif de l’œuvre qui s’étale
peu à peu devant nos yeux. Cette métaphore animalière prophétise56 le nid que le héros-oiseau
construit sur la plus haute branche de la société.
54 Cette chambre est justement décrite obliquement dans la narration au moyen de la réaction réflexe de Delphine
qui, à son entrée, s’exclame « Oh ! quelle horreur ! […]. Mais vous étiez plus mal que n’est mon père »
(Goriot, 2006, p. 271). Lançons l’hypothèse que cette chambre louée, puisqu’elle est liée à la narration, et pas à la
description, revêt un caractère transitoire ; en revanche, son nouvel appartement rue d’Artois, qui est densément
décrit, et ralentit le rythme du récit en interrompant l’intrigue, mettant pause à la narration, annonce une
permanence. 55 Citation tirée de Goriot, 2006, p. 107. 56 Nid, mot absent du texte, mais qui se rapporte à « oiseau », s’aligne sur le postulat formulé par Abdelhaq Anoun
qui écrit que « le lieu est un humus auquel le destin de l’individu est organiquement lié » (2009, para. 18, p. 1).
Disons, d’après la loi de l’« unité de composition » de Geoffroy Saint-Hilaire, dédicatoire du Père Goriot, que
l’ascension de ce personnage est une conséquence de son habitat. Plus qu’une remarque isolée, ce rapport héros-
oiseau est une métaphore filée. Citons en exemple le souci de Mme Vauquer que Rastignac mangerait « trop de
pain » (Goriot, 2006, p. 51), aliment associé à la gent ailée. Remarquons que cette chambre qui est destinée aux
« oiseaux de passage » (Goriot, 2006, p. 50), prévoit déjà un séjour limité ; le lecteur est ainsi paré pour le, voire
s’attend au, départ éventuel de Rastignac. Tel que pressenti, sa chambre louée au troisième étage de la pension qui
73
S’impose pourtant la force gravitationnelle qui dichotomise cette verticalité, tirant cet
oiseau de la sphère céleste à celle qui est terrestre. Autant dans les salons lustrés des déités
parisiennes que dans les pièces misérables des pauvres diables, ce médiateur ailé, messager de
Goriot et de la vicomtesse de Beauséant est évocatoire d’Hermès, l’archétype du médiateur dans
la mythologie grecque (« Hermès », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 576). Aucune rivalité,
pourtant, entre le paradis et l’enfer pour cet ambitieux étudiant aisément séduit par « le luxe et
[…] la facilité » (Riegert, 1973, p. 46) qui pénètre dans les salons mondains pour « fabriquer [par
sa présence] les signes de son appartenance » (Richer, 2012, p. 79).
« Toujours présent, présent partout, à la fois dans le grand monde et à la pension
Vauquer » (Riegert, 1973, p. 43), cet oiseau grégaire, grimpeur socio-spatialement ubiquitaire est
la créature privilégiée par le romancier qui vole dans les espaces privés pour voler l’intimité.
Cette comparative animalière glissée dans le récit relève son ambition « céleste », désir de
monter au « Paradis », mot polysémique qui dénote d’ailleurs la capacité de ce délégué (doté
d’une « vision singulière d’un témoin précis » (Fortassier, 1984, p. 10)) de raconter la
« biographie verbale » (Fortassier, 1984, p. 10) de Goriot au narrateur dieu. La vue de plain-pied
de ce néophyte, regard attentif teinté par l’hostilité ou la cordialité de ses hôtes, vivifie le récit et
sert à initier le lectorat, aussi un intrus aux espaces narratifs à travers ses épreuves initiatiques.
Cette créature curieuse, omniprésente créditée par le narrateur omniscient de « color[er le récit]
des tons vrais » (Goriot, 2006, p. 51) crée « l’illusion d[’un] compte rendu sincère, de
l’expérience vécue » (Riegert, 1973, p. 44) et non seulement de la perspective aisée, distante, vue
présente une menace à ses prétentions sociales s’efface au profit de son nouvel appartement rue d’Artois. Ce nouvel
habitat sert de symbole, de tremplin crucial dans sa montée vers le faubourg Saint-Germain. Cette chambre dans la
pension Vauquer à l’ombre associée avec des verbes – lieu où le héros dialogue avec Goriot, étudie, écrit à sa
famille, dort, planifie et s’habille – aide à faire avancer l’intrigue. Décelons une asymétrie : à l’opposé de son voisin-
reclus pour qui chaque déménagement signale sa dégénérescence et sa descente dans l’échelle sociale, ce
changement de logement pour Rastignac signale son ascension sociale, montée qui a pour effet sa dégradation
morale.
74
à vol d’oiseau du narrateur. Balzac rédige un « roman-enquête » (Fortassier, 1984, p. 9), un
casse-tête complexe qui nécessite que le héros « poussé par la curiosité, la sympathie [et]
l’intérêt » (Fortassier, 1984, p. 9) dépasse les façades fallacieuses pour accéder à la vérité dans
les espaces intimes.
4.2 S’initier aux secrets derrière la porte fermée
Chez Balzac, le nœud de l’intrigue se déploie dans l’intimité des territoires privés,
espaces affectifs ignorés où se déroule « l’histoire oubliée par tant d’historiens [:] celle […] des
mœurs » (Balzac, Œuvres complètes, 1910, p. XXIX). Dans ces « maisons de papiers » (Hamon,
1988, p. 10), « se déroulent les événements […] essentiels […], où [les personnages peuvent
être] vraiment “[eux]-mêmes” » (Staszak, 2001, p. 340). Cette zone à accès contrôlé, dont les
« portes, rideaux et fenêtres négocient de manière nuancée […] le rapport entre espaces privé et
public » (Kaufmann, 1998 cité dans Staszak, 2001, p. 345), est un « duvet externe » (Bachelard,
2012, p. 94), un refuge comme un nid ou une coquille qui « sollicit[e] en nous une primitivité »
(Bachelard, 2012, p. 93).
Le cadre domestique et l’espace public établissent une dualité de vérité et de fausseté. Le
seuil, dispositif biface, doté d’un rôle moral, trace la ligne de départ de « la vraie vie[,
phénomène qui] commence à l’intérieur » (Roche Bobois, 2000 cité dans Staszak, 2001, p. 339).
Si à l’extérieur, ce n’est qu’un mirage, un être social qui se malléabilise pour se conformer aux
convenances collectives, « que sait-on d[e ce personnage] tant que l’on n’a pas vu ce qui se passe
derrière [s]es portes et [s]es volets ? » (Staszak, 2001, p. 340). Gagnant en prééminence sur sa
rivale (l’espace public), la sphère privée siège au pinacle de la hiérarchie spatiale ; Balzac
valorise la vérité qui, d’après lui, est cachée dans les coulisses secrètes de l’Histoire. L’écrivain
distingue, en fait, dans l’excipit des Illusions perdues « deux [types] d’Histoire : l’Histoire
75
officielle, menteuse[,] l’Histoire ad usum delphini ; puis l’Histoire secrète, où sont les véritables
causes des événements, une Histoire honteuse » (Balzac, Illusions perdues, 2013, p. 900).
Plusieurs critiques57 ont souligné que, dans son écriture, Balzac prône l’enquête ; ainsi
Rose Fortassier affirme que « le secret-à-découvrir […] constitue […] le sujet de tous ses
romans » (1984, p. 14). Ce romancier transmet l’information notamment par le biais des
adjuvants, détenteurs de fragments de la vérité, chacun positionné comme un pilier dans l’arc
narratif, permettant au héros de mettre à nu la vérité occultée. Celle-ci est dès lors cadrée,
circonscrite dans une sphère clôturée, « caché[e] sous la surface » (Hamon, 1989, p. 3), derrière
les portes closes et vue exclusivement par les élus, le narrateur omniscient et son délégué.
4.3 La configuration spatiale organise la quête cognitive
Le mur entre le dehors et le dedans distingue deux catégories d’aires spatiales ; il sert
donc d’objet herméneutique en tant qu’il limite la vue du dedans pour ceux « engagés dans des
quêtes de savoir » (Hamon, 1988, p. 9). L’espace narratif concrétise les difficultés de la quête
cognitive, car il joue un rôle actif dans la mise en forme du récit par ses voies strictement tracées
« sur lequel [le personnage] est en quelque sorte un pion » (Ocampo, 2010, para. 6). Ce
labyrinthe spatio-narratif est structuré autour des détours et des retours – d’acceptations, de refus
et d’éjections – qui, ralentissent l’arrivée de Rastignac aux « espace[s] réservé[s] aux initiés »
(« Labyrinthe », Chevalier et Gheerbrant, 2012, p. 641).
Armé du « fil d’Ariane » grâce à sa cousine (Goriot, 2006, p. 119), Rastignac pénètre
victorieusement dans des lieux de révélation. Si l’être se révèle à l’intérieur du cadre privé,
parfois une espèce de confessionnal où les secrets sont divulgués et parfois un lieu où ils sont
57 Nous faisons allusion à Rose Fortassier (1984), à Chantal Massol-Bedoin (2001), à Max Milner (1996) et à Jean-
François Richer (2012).
76
levés, l’intrigue tend à avancer par la faculté de voir de ce « passeport » du narrateur qui
désamorce le danger narratif d’une porte fermée, en accédant aux sphères privées pour s’initier
aux secrets intimes. L’espace figuré, faisant l’objet d’une fragmentation fonctionnelle, est
construit en mosaïque, réservant au foyer les scénarios narratifs du drame domestique.
La « port[e …] négoci[e] de manière nuancée et ambivalente le rapport entre espaces privés et
publics » (Kaufmann, 1988 cité dans Staszak, 2001, p. 345) et, une fois qu’elle est fermée, dans
ces pièces privées où les drames intimes sont fabriqués, une « isolation acoustique [qui] assur[e
l’]intimité » (Staszak, 2001, p. 345).
Le parcours initiatique de Rastignac « rang[é] concentriquement […] autour
de[s] portes » (Furet, 1978, p. 58) permet une porosité calculée où les savoirs peuvent être
confisqués (Massol-Besoin, 2001) par cet intrus. L’espace domestique, un espace cognitif tend
ainsi à s’ouvrir ; rappelons que, pour narrer, il faut y entrer ou y pénétrer par « un regard
vertical » (Hamon, 1989, p. 3), car, « derrière une porte close, [qui est impénétrable à l’œil du
narrateur,] c’est une histoire en danger de mort » (Richer, 2012, p. 61). Structure génératrice de
l’intrigue, ce précieux objet discriminateur organise l’espace figuré et crée une tension
conflictuelle entre le « vouloir-voir » et le « pouvoir-voir » (Hamon, 1988, p. 8) de Rastignac.
Cette barrière à ses désirs visuels et cognitifs constitue « une sorte d’actant […], une
structure de manipulations » (Hamon, 1988, p. 10) spatio-temporelle qui affecte comment celui-
ci va interpréter la société. Relevons donc un pur calcul narratif de faire intervenir le héros
presque exclusivement aux moments cruciaux (notons que les scènes d’intérieur sont souvent
interrompues et ne sont pas vues du début jusqu’à la fin) afin d’orienter ses impressions d’autrui
et de la société. Rappelons « le râle d’un moribond » (Goriot, 2006, p. 75), signe acoustique qui
déclenche la scène mystérieuse où le héros épie Goriot la nuit « tourna[nt] une espèce de câble
77
autour des objets richement sculptés » (Goriot, 2006, p. 76) ; cette vue cadrée par une serrure,
n’étant qu’un instantané d’une scène plus longue conduit Rastignac à établir des fausses
correspondances : il « tente d’interpréter ce qu’il voit : un homme seul, la nuit, s’occupe de métal
précieux donc c’est un criminel ! Il convertit du vermeil en lingot donc c’est un voleur ou un
receleur ! Il pleure donc “il est fou” » (Balzac, Le Père Goriot, introduction par Keime, 2009,
p. 5). Ce regard limité déforme le portrait de l’observé et menace la vérité que l’observateur
prétend découvrir.
Ce chemin parfaitement synchronisé sur le plan spatio-temporel est construit ainsi dans le
but précis de faire entrer ce « ressort narratif » (à l’espace cognitif) à l’instant cardinal ; en un
mot, celui-ci sert d’un témoin auditif et/ou oculaire positionné dans l’espace figuré pour s’initier
aux mystères pour nous dévoiler les scandales. Chorégraphie savamment orchestrée pour tirer un
effet de dramatisation spectaculaire, l’entrée du héros à l’hôtel Restaud et la sortie quasiment
simultanée de Goriot, permettent au premier de triompher malencontreusement dans ce jeu de
secrets. L’arrogance de Rastignac, qui le mène à ouvrir une porte réservée aux valets, lui permet
de lever le secret sur l’identité douteuse de Goriot.
Balzac enchâsse trois erreurs et les graduent autour de cette entrée inopinée pour ainsi
créer un cadre textuel qui amplifie sa singularité et mène à la révélation qu’Anastasie est « liée
secrètement au vieux vermicellier » (Goriot, 2006, p. 100). La vibration des rires et l’absence de
contrôle circonstanciel semblent être assimilées au corps de Rastignac par son manque de
contrôle physique, indiqué par l’adverbe « étourdiment » (Goriot, 2006, p. 113), mouvement
vertigineux, exacerbé lorsqu’il fait un mouvement demi-circulaire, « rev[ena]nt sur ses pas »
(Goriot, 2006, p. 95). Les signes de sa mobilité chaotique se multiplient par une « précipitation
qu[i fait qu’il] se heurta contre une baignoire » (Goriot, 2006, p. 95). Cette chaîne de
78
mouvements malencontreux est intentionnelle : en plus de signaler « la dimension initiatique de
l’épreuve » par cette « vitesse élevée » et sa « mobilité désorganisée » (Richer, 2012, p. 215), ces
accidents et les objets-obstacles sont soigneusement placés dans la scène pour ralentir le rythme
de son mouvement afin d’introduire dans la scène une suite d’incidents. Ces erreurs fructueuses,
qui lui permettent d’entendre le père Goriot « au fond d’un couloir [qui] embrass[e] la
comtesse » (Goriot, 2006, p. 113), le poussent par curiosité à prononcer ce nom empoisonné, une
« mordante calomnie » (Richer, 2012, p. 232) qui va lui fermer la porte des Restaud, obstacle qui
le redirige à l’hôtel de sa cousine la vicomtesse de Beauséant où il va recevoir sa grande leçon
sur le monde.
La synchronisation parfaite de ce croisement spatio-temporel de Rastignac qui entend
Goriot dans l’hôtel des Restaud, événement apposé en tête de phrase par l’adverbe de temps de
simultanéité « en ce moment » (Goriot, 2006, p. 95), convoque l’idée bakhtinienne du
« chronotope du salon » (Bakhtine, 1978, p. 387). Il convient de noter que la « rencontre fortuite,
faite “en route”, ou dans “un monde inconnu” » dans le roman baroque ou picaresque (Bakhtine,
1978, p. 387) est transposée au XIXe siècle aux rencontres à l’intérieur de la maison. C’est dans
cet hôtel que Rastignac, qui gravit l’échelle sociale, va entendre fortuitement « par une porte
[qui] s’ouvr[e] » au moment crucial (Goriot, 2006, p. 95), « la voix de Mme de Restaud, celle du
père Goriot et le bruit d’un baiser » (Goriot, 2006, p. 95). Cette scène mystérieuse qui se situe à
la fin de l’exposition du roman et au début de l’initiation mondaine du héros constitue un
événement « organisateu[r] » (Bakhtine, 1978, p. 391) qui déclenche une série de péripéties et
qui ne change pas la quête du héros, mais altère la cible de sa conquête (il délaisse Anastasie
pour sa sœur Delphine).
79
Convoquons la métaphore d’un loup déguisé en brebis, c’est-à-dire d’un extérieur
innocent qui cache une intention malicieuse pour penser ce rusé Rastignac qui désire réussir dans
sa quête cognitive. Il n’est pas motivé par un intérêt innocent de dévoiler la vérité qui lie
Anastasie et Goriot, mais par une quête de pouvoir, révélée par le narrateur qui sonde son cœur
pour livrer cette vérité explicitement :
Rastignac les entendait tour à tour éclatant de rire, causant, se taisant ; mais le malicieux
étudiant faisait de l’esprit avec monsieur de Restaud, […], afin de revoir la comtesse et
de savoir quelles étaient ses relations avec le père Goriot. Cette femme, évidemment
amoureuse de Maxime ; maîtresse de son mari, liée secrètement au vieux vermicellier, lui
semblait tout un mystère. Il voulait pénétrer ce mystère, espérant ainsi pouvoir régner en
souverain sur cette femme si éminemment parisienne. (Goriot, 2006, p. 100 ; nous
soulignons)
Le verbe « pouvoir », homonyme du nom « pouvoir » dans cet extrait, amplifie son désir de
dominer cette femme. Son envie de renverser sa position, de ne plus être la cible des plaisanteries
pour devenir le prédateur, et de faire de cette femme, sa proie révèle qu’il devine la honte qui
unit ces deux personnages.
Dans cette danse délicate, ce « héros est un œil » (Balzac, Le Père Goriot, introduction
par Keime, 2009, p. 11), une oreille et un « tiers exclu-inclus58 » (Marin, 1984, p. 64) qui joue le
rôle de révélateur des vérités « de la vie intérieure, cachée et secrète » (Richer, 2012, p. 64). Des
informations non divulguées n’étant ainsi qu’observées, ces non-dits interdits pourtant connus
par les initiés sont dévoilés par ce héros qui, par sa faculté d’observation et son oreille (qui
organisent l’intrigue et filtrent notre perspective), nous instruit qu’Anastasie de Restaud a un
amant, Maxime de Trailles, ainsi que sa cousine, la vicomtesse de Beauséant a « son [propre]
Maxime » (Goriot, 2006, p. 104) : le marquis d’Ajuda-Pinto.
58 Chantal Massol-Bedoin contextualise ce concept ainsi : « L’acte constitutif du secret étant un acte de séparation,
le destinataire est celui qui est visé par le refus du détenteur : par définition, c’est un non-initié (ce tiers est appelé
par Louis Marin, « tiers exclu-inclus ») » (2001, para. 27).
80
4.4 La porte comme cadre qui établit le dominant et le dominé
La porte cadre la scène (le point d’entrée et de sortie) et structure les interactions initiales
et finales des personnages par des formules de politesse (« bonjour » et « adieu »). Il y a toutefois
une asymétrie entre la valeur d’une arrivée et celle d’une sortie : dans la dichotomie
présence/absence, Balzac accorde une importance plus significative aux entrées qu’aux sorties, et
donc aux portes qui s’ouvrent qu’à celles qui se ferment. Les premières qui introduisent dans une
pièce rajoutent une valeur distincte à la scène et la suspendent temporairement par la suspicion
que soulève un intrus qui s’immisce dans des discussions privées. Une porte qui s’ouvre
réoriente la scène et change le rythme du récit, car des introductions nécessitent des salutations,
des phrases rituelles – comme le nom et la famille – qui réorganisent la hiérarchie précédemment
établie. La perméabilité de la porte donne ainsi lieu à une malléabilité relationnelle : les
interactions s’adaptent pour intégrer le nouveau venu et pour lui donner une position au sein du
groupe.
Le comte de Restaud offre une leçon quant à comment exercer son autorité dès que l’on
entre en scène. Pour bien le constater, rappelons que Rastignac illustre ce qu’il ne faut pas faire :
il est ainsi humilié par les rires des valets, « pouss[é par la maison] de part et d’autre » (Richer,
2012, p. 215), court après les amants qui l’excluent et a ses mots coupés par la porte qui s’ouvre.
Quant à lui, le comte, même s’il est le dernier arrivé et a un « regar[d] soucieu[x] » (Goriot,
2006, p. 98) en voyant l’inconnu-Rastignac, réussit à dominer la pièce et la scène. Son pouvoir
est sensible avant même qu’il ne mette le pied dans la pièce. Une scène dramatique se déroule
dans la cour où le père Goriot, qui n’a pas vu « que la grande porte était ouverte pour donner
passage à un homme décoré qui conduisait un tilbury » (Goriot, 2006, p. 95), est presque
« écrasé » par monsieur Restaud qui « détourn[e] la tête d’un air de colère » (Goriot, 2006, p.
81
95). Ce dernier bouscule et contrôle ses « victimes » par sa présence soudaine. Obstacle visuel et
sonore, la porte, à l’opposé d’un simple passage, attribue du pouvoir à cet être (au début,
invisible et inattendu) qui pénètre sans frapper : en effet, celui-ci entre sans donner de préavis à
ceux qui sont à l’intérieur, ce qui les empêche d’anticiper son arrivée et de s’y préparer. Aucun
son ne le trahit et ne permet d’identifier qui arrive. Notons une absence marquée d’onomatopées
qui serviraient à annoncer le personnage à distance par ses pas lourds ou légers ; ces indices sont
cruciaux pour signaler la présence et l’identité de celui qui va pénétrer dans la pièce.
Décortiquons qu’une surprise est une « prise » de pouvoir, car une réaction générée par une
surprise provoque parfois un réflexe défensif où celui qui réagit ne contrôle pas la situation.
Le grand salon à deux portes – celle du premier salon et celle du boudoir – où se déroule
cette entrée du comte, crée un parallèle parfait pour comparer deux entrées antithétiques : celle
de la maîtresse de la maison, arrivant de son boudoir, et celle du maître qui rejoint la comtesse,
Rastignac et Maxime en sortant du premier salon. Ces arrivées contrastées illustrent que la
comtesse entre dans « la salle d’attente » où elle est attendue et est surprise par la présence de
Rastignac – son étonnement est dénoté par l’interjection : « Ah ! c’est vous, monsieur de
Rastignac, je suis bien aise de vous voir » (Goriot, 2006, p. 96) –, qui la déstabilise
momentanément. Ceci est à l’opposé de l’arrivée soudaine et silencieuse du comte, qui surprend
les trois personnages et se met immédiatement dans une position de pouvoir.
Surprendre en ouvrant la porte de sa main constitue déjà un symbole de pouvoir, même
Maxime, « l’amant en titre » (Richer, 2012, p. 215) n’est pas autorisé à faire cela. Cette arrivée
n’est pas d’ailleurs annoncée par le valet de chambre. L’absence de nom prononcé met Rastignac
en position de faiblesse, car ce néophyte mondain ignorant de l’identité de l’intrus, ne le voit que
comme « le monsieur qui conduisait le tilbury » (Goriot, 2006, p. 98). Nous pourrions proposer
82
un énoncé axiomatique : chez Balzac, l’arrivée d’un inconnu attire des regards aigus qui
« parlent » dans le silence qui précède les présentations. Soumis au regard scrutateur de
Rastignac, ce comte qui pénètre dans la pièce est d’emblée un être suspect. Ignorant des « récits
mondains » (Fortassier, 1984, p. 10) contés « dans les salons de Paris » (Goriot, 2006, p. 105),
Rastignac note d’emblée l’étrangeté de son habit « sans chapeau » (Goriot, 2006, p. 98). Cette
absence s’ajoute au fait que le nouveau-venu, au lieu de dire « bonjour » à Anastasie reste
silencieux et donne à voir, une relation apparemment tendue, qui contraste nettement avec la
salutation amicale qu’il lance à Maxime. Le « ‘[b]onjour’ [dit] avec une expression fraternelle »
(Goriot, 2006, p. 98) est réservé uniquement à Maxime, ce « qui surpr[end] singulièrement
Eugène » (Goriot, 2006, p. 98).
Les formules de politesse qui s’articulent autour de la porte sont une marque de respect :
c’est un moyen d’annoncer sa présence et son désir d’être vu et de reconnaître celui ou ceux déjà
présents. Ne pas prononcer cette « clé conversationnelle » constitue une infraction protocolaire,
une impolitesse qui positionne celui qui n’a rien dit dans une position précaire pour ne pas avoir
flatté l’hôtesse, ou dans une position d’autorité, pour ne pas avoir besoin de le faire. Cet homme
inconnu qui pénètre dans le grand salon, regarde les occupants, toise Rastignac, salue
cordialement Maxime et ignore la maîtresse – ici la figure la plus importante dans la pièce, qui,
d’ailleurs, n’a aucune réaction à cette méconnaissance. Le comte qui entre lit la scène. Dès son
entrée, le comte de Restaud est positionné comme une force puissante qui exerce son pouvoir par
la porte. Balzac instrumentalise la porte, simple outil pivotant pour rendre sensible la position
privilégiée de ce conquérant.
83
4.5 La porte dialogique
Peu après que le comte pénètre dans le grand salon, Eugène lui est présenté par la
comtesse comme « monsieur de Rastignac, parent de madame la vicomtesse de Beauséant par les
Marcillac » (Goriot, 2006, p. 98). Par précaution, elle précise où elle l’a rencontré : « j’ai eu le
plaisir de [le] rencontrer [au] dernier bal » de la vicomtesse de Beauséant (Goriot, 2006, p. 98). Il
s’agit en effet d’une information de prime importance dans son curriculum vitae mondain, car
elle justifie sa présence dans cette maison. Malgré un habit négligé et des bottes « empreintes
d’une légère teinte de boue » (Goriot, 2006, p. 97), cet étudiant, que le comte devine innocent,59
son éducation sociale à peine commencée, détient les deux prérequis pour pénétrer dans l’hôtel :
le lignage noble et le fait d’avoir été accepté dans le lieu le plus luxueux. Ces facteurs
l’emportent sur son habit noir, antinomie de l’élégance du « critérium [de toilette] auquel on
reconnaî[t] l’homme comme il faut » (Balzac, Traité de la vie élégante cité dans Godfrey, 1995,
p. 247). L’inquiétude de Restaud quant à l’inclusivité est bien fondée, car une cumulation
d’intrus indésirables sont vus par ce comte autour de sa maison : d’abord, il croise Goriot, qui
sort de son hôtel, et, consécutivement, Rastignac, qui se trouve dans son grand salon. Cette
femme ré-établit rapidement l’exclusivité lors des présentations, réitérant que sa demeure doit
être exclusive, n’acceptant que le « meilleur monde ».
Une asymétrie de savoir équivaut à une asymétrie de pouvoir. Seule la femme dans cette
pièce connaît tous les rivaux « [d]ans ce jeu de rencontres inopinées » (Richer, 2012, p. 91).
Pourtant, prononcer des noms et faire des présentations comme médiatrice qui tisse des liens
entre les personnages constituent une manière de livrer son pouvoir, d’y renoncer au profit du
comte, de Maxime et de Rastignac. Les présentations faites, ce pouvoir de la comtesse est perdu ;
59 Nous entendons par « innocent », l’être qui n’est pas encore gangrené par la haute société.
84
elle passe de « l’étoile » autour de laquelle Rastignac et Maxime orbitent au statut d’une quasi-
exclue, surveillée par le comte et écoutée dans le premier salon par Rastignac à partir du grand
salon par une porte entrouverte.
Le comte, devant qui Eugène « s’inclin[e] profondément » (Goriot, 2006, p. 98), geste de
respect qu’il n’a ni pour Anastasie ni pour Maxime, se lance dans une discussion avec Eugène,
en ignorant sa femme et Maxime sans faire aucune tentative pour les inclure. Le comte contrôle
le cours du discours en y ouvrant des portes dialogiques où il se met en position de pouvoir en
posant des questions auxquelles Rastignac doit répondre. Après avoir dit « enchanté » (Goriot,
2006, p. 98), Restaud l’interroge sur la famille Marcillac. Cet habile conquérant dirige cette
discussion en posant une question exprimant un doute, dont la formulation hybride « question-
réponse » est révélatrice : « Je croyais les Marcillac éteints ? » (Goriot, 2006, p. 99). Ici, un faux
questionnement : à chaque fois que ce comte pose une question fermée, voire rhétorique, la
réponse étant présente dans la question, cela constitue un moyen de montrer sa connaissance des
« origines familiales de Rastignac » (Richer, 2012, p. 93), de recevoir une réponse affirmative
ainsi que de contrôler le dialogue, car le comte peut déjà anticiper les réponses à ses questions :
« Monsieur votre grand-oncle ne commandait-il pas le Vengeur avant 1789 ? » (Goriot, 2006,
p. 99). D’ailleurs, ces questions servent principalement à mener à un énoncé qui le concerne :
« Alors, il a connu mon grand-père, qui commandait le Warwick » (Goriot, 2006, p. 99).
Soulignons dans cette scène l’usage, fréquent dans la prose balzacienne, des doubles et
des jumelages actanciels utilisés pour juxtaposer des effets différents : un écho du mot
« enchanté », adjectif d’abord prononcé par le comte à Rastignac et, après, par la comtesse à
Rastignac. Les discussions entre Rastignac et le comte et la comtesse, respectivement, se
miment, les deux derniers étant à la recherche de liens qui les unissent : en premier, la
85
« découverte » que le grand-oncle Marcillac a connu le grand-père du comte et puis, Rastignac
révèle à la comtesse qu’ils ont Goriot en commun, puisque l’étudiant est « porte à porte [avec
lui] dans la même pension » (Goriot, 2006, p. 101). Pourtant, ces échanges ont des conséquences
distinctes parce qu’une grave faute est commise par cette « comtesse distraite » (Goriot, 2006,
p. 101), moins rusée que son mari : elle ouvre la boîte de Pandore en demandant « Comment ? ».
C’est une question ouverte, sans réponse insinuée, qui, dès lors, cède du pouvoir dialogique à son
destinateur. Rastignac, l’opportuniste curieux, « glisse » par cette porte dialogique entrouverte et
dit les mots qui vont l’ostraciser, mots qui tissent un lien entre ce couple aristocratique et « le
père Goriot » (Goriot, 2006, p. 101). Si la vérité chez Balzac est avouée dans les espaces intimes,
les révélations scandaleuses sont découvertes dans le salon balzacien, « espace sémantique »
(Hamon, 1989, p. 47) où « s’échangent les dialogues chargés d’un sens particulier dans le roman,
[et où] se révèlent les caractères, les “idées” et les “passions” des personnages » (Bakhtine, 1978,
p. 387).
Le nom, « le père Goriot » provoque une cacophonie puisque le mari « s’écri[e] » et que
la comtesse « répondit » par une phrase qui se termine par une ellipse – « Il est impossible de
connaître quelqu’un que nous aimions mieux… » (Goriot, 2006, p. 101) – et puis
« s’interrompit » et « s’écrie […] en s’en allant à son piano dont elle attaqua vivement toutes les
touches en les remuant depuis l’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah ! » (Goriot, 2006,
p. 101). L’onomatopée et le point d’exclamation évoquent une grande émotivité. Cette chanson
chantée spontanément par la comtesse indique son intention de fermer la porte à son visiteur :
« C’est dommage, vous êtes privé d’un grand moyen de succès » (Goriot, 2006, pp. 101-102).
86
4.6 La voix qui ferme la porte
L’art du langage et la stratégie militaire (Richer, 2012) s’entremêlent dans la bouche du
comte. Après avoir exercé un contrôle intra-dialogique,60 celui-ci étend la portée de son pouvoir
totalitaire, se sortant d’une discussion dyadique avec Rastignac pour s’adresser aux deux autres
personnages et les contrôler en prononçant des mots extra-dialogiques.61 Tout ce qu’il dit est
pour contrôler et ses deux prochaines phrases servent à arrêter, à couper le mouvement des
amants : « Anastasie ! restez […] s’écria-t-il avec humeur » (Goriot, 2006, p. 210) ; « Restez
donc, Maxime ! cria le comte » (Goriot, 2006, p. 100). D’un discours interrogatif à un discours
exclamatif, ce comte transpose aisément sa puissance exercée, par des questions fermées, pour
s’exclamer et fermer la porte du boudoir vers lequel sa femme et Maxime se dirigeaient.
Pourtant, notons une subtilité cachée puisque son contrôle monte en gradation : bien que ses
questions posées laissent une marge de liberté à Rastignac, qui peut y répondre ou non, changer
le sujet de discussion ou même formuler une réponse en forme de question, l’impératif est
unilatéral et constitue ainsi une espèce de porte scellée à laquelle se heurte le destinateur. Ce
comte rusé évite les questions ouvertes, comme « Où allez-vous ? », les questions conditionnelles
(« Pourriez-vous revenir ? ») et les supplications, signe d’un désir qu’il espère que les deux
autres personnages vont revenir pour lui plaire (« Je veux que vous reveniez »).
Ce n’est pas la porte physique qui coupe cette fuite ; insistons ici sur la porte
métaphorique, c’est-à-dire la porte dialogique cristallisée par l’impératif (« Restez » (Goriot,
60 Nous entendons par ce terme un dialogue entre le comte et Rastignac ; cela à l’opposé de « extra-dialogique » où
le comte sort de sa discussion avec Rastignac pour arrêter la fuite au boudoir d’Anastasie et de Maxime. 61 Le comte, le capitaine du jeu « Jacques a dit » où celui-ci garde une posture statique, le contrôle corporel d’un
« gagnant » dans « La comédie humaine » (Richer, 2012, p. 203), ne suit pas ces amants, il établit son autorité à
distance. Illustrons la puissance de l’immobilité par une juxtaposition : convoquons la scène où Maxime et Eugène
courent après la comtesse qui « se sauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon » (Goriot, 2006, p. 97) ; le premier
« la suivit » et un « furieux » Eugène « sui[t] Maxime et la comtesse » (Goriot, 2006, p. 97), son désir d’être inclus
et son infériorité sont évidents par cette poursuite.
87
2006, p. 100)) qui claque la porte du boudoir aux nez de cette femme et de Maxime. Remarquons
que les phrases autour de la porte dans cette scène sont ponctuées de deux points d’exclamation,
d’un point d’interrogation et des trois points de suspension, faisant du seuil l’endroit privilégié
de l’émotivité, ligne tracée, moyen de souligner, voire d’amplifier l’acte de le franchir.
S’esquisse ainsi un monde circonscrit où le mari interdit certaines cases dans cet
échiquier spatial à Anastasie qui lui obéit et « revint promptement » (Goriot, 2006, p. 99) ; sa
rotation rapide après l’alarme que sonne son mari prouve qu’elle reconnaît « d’après les
inflexions de [s]a voix qu’il n’y aurait aucune sécurité à aller dans le boudoir » (Goriot, 2006,
p. 100). À première vue il n’y a que des enceintes successives, « séparations matérielles
statiques » (Hamon, 1988, p. 12), qui organisent l’hôtel aristocratique ; pourtant, à l’œil attentif,
les pièces sont quadrillées de lignes protocolaires aristocratiques qui tracent des limites spatiales
et conversationnelles qu’il ne faut pas transgresser. Revenons à la scène où le comte de Restaud
use de l’impératif pour ordonner à sa femme de « reste[r] » (Goriot, 2006, p. 99), c’est-à-dire
d’arrêter de s’« écarter pour un aparté » (Richer, 2012, p. 92) avec Maxime en présence de
Rastignac qui « les jugera à tort » (Richer, 2012, p. 92). Ce mouvement horizontal est d’abord
ignoré, mais devient un problème lorsque cette dyade détachée du groupe « atteint la porte » du
boudoir (Goriot, 2006, p. 101) ; avant que ce couple illégitime ne puisse passer cette porte qui
s’ouvre sur un espace intime, le mari s’écrie et sa phrase « vous savez bien que… » (Goriot,
2006, p. 99) est coupée par sa femme qui l’interrompt avant de lui obéir. Elle ne passera pas par
cette porte du boudoir qui s’ouvre sur « l’univers privé de la maison » (Richer, 2012, p. 93) avec
Maxime.
88
La porte qui est passée – celle du boudoir ou celle qui est dérobée – constitue un moyen
de révéler des secrets. La dame qui jouit d’un statut capital sur l’échiquier,62 dotée d’une
mobilité privilégiée se voit rappeler que sa position scandaleuse expose leur « douce […] vie à
trois » (Goriot, 2006, p. 98) ; ses mouvements peu judicieux mettent en péril son mari, coincé par
Rastignac, qui risque d’exploiter cette mauvaise manœuvre et de le mettre échec et mat. Dans ce
tournoi d’échecs où le comte s’oppose au néophyte, le premier rappelle à sa dame que la porte du
boudoir est une trappe carrée, locus de danger dans lequel il ne faut pas tomber surtout devant les
yeux curieux de son invité : si la reine y tombe, le roi serait capturé, le secret exposé, le jeu
terminé.
4.7 Le visiteur ne pousse pas la porte fermée
Un circuit circonscrit par des portes fermées trace un trajet à respecter. Aucune
altération à cette course à obstacles par le visiteur n’est permise. Certains personnages rechignent
toutefois. Rastignac qui n’accepte pas une porte fermée à l’hôtel des Restaud reconfigure
l’espace en s’efforçant de passer pour un visiteur régulier, voire un membre de la maisonnée,
pour se forger une position privilégiée. Ce geste le mène à usurper le pouvoir du maître de la
maison, confié ici au valet, en choisissant de ne pas suivre ce dernier et de faire son propre
chemin. Acte d’arrogance et d’ignorance qui se retourne contre lui : en ouvrant cette porte
réservée aux domestiques, Rastignac révèle l’inverse de ce qu’il s’efforce de prouver, c’est-à-
dire le fait qu’il n’appartient pas à la maison. Certes, les habitués et les aristocrates connaîtront le
plan de l’étage et n’ouvriront jamais cette porte, sans compter qu’ils ont les bonnes mœurs de ne
pas chercher à réorganiser l’espace domestique.
62 Rappelons que la dame est la pièce la plus puissante de l’échiquier, ayant la plus grande liberté de mouvements.
89
Même Maxime, l’amant de la maîtresse, familier de la maison attend la comtesse, malgré
sa relation intime, pendant « plus d’une demi-heure » dans le salon (Goriot, 2006, p. 95), sans
jamais tenter de pousser la porte de son boudoir pour la voir. Soulignons d’ailleurs que le valet,
guide dans l’espace domestique qui mène le visiteur au salon, c’est-à-dire la pièce qui sert de
salle d’attente, et qui détient le passe-partout, doit tout de même frapper à la porte du boudoir de
la comtesse. Lorsqu’elle ne répond pas – un signe invisible disant de « ne me dérangez pas » – il
n’abuse pas de son pouvoir pour l’ouvrir. Pourtant, son obéissance à ce code moral est
problématisée dans ce roman. Cette comtesse qui n’ouvre pas sa porte pour répondre au valet qui
« allait [lui] dire les noms du visiteur » (Goriot, 2006, p. 94) admet Rastignac par omission ;
c’est le valet, à qui est conféré le pouvoir de l’accueillir par procuration, qui l’accepte. Cette
porte du boudoir fermée assure, postulons-nous, l’entrée de l’étudiant qui aurait pu être bloquée
si ses noms avaient été prononcés par le valet à la comtesse. La présence du jeune homme dans
cet hôtel est ainsi un heureux accident qui souligne le danger de l’invitation ouverte. En effet, la
comtesse à la question de Rastignac (« Où vous rencontrer désormais, madame ? ») a répondu
naïvement : « Mais […] au Bois, aux Bouffons, chez moi, partout » (Goriot, 2006, p. 74). Une
telle invitation est une clé d’entrée qui suggère une intimité et donne de la liberté au visiteur : il
sera, d’après ces mots, toujours le bienvenu chez Anastasie. Ce qui n’est pourtant pas le cas, on
l’a bien vu.
4.8 Fermer la porte : un acte de pouvoir
Chez Balzac, les portes fermées instaurent une relation de puissance/d’impuissance. Dans
l’hôtel des Restaud, toucher la poignée de la porte équivaut à toucher le pouvoir : ce n’est pas
tout le monde qui a ce droit. Comptons, en premier lieu, le nombre de portes que le comte de
Restaud ferme : il claque, usons ici de la métaphore dialogique, la porte du boudoir à Anastasie
90
et à Maxime, bannit Rastignac de l’hôtel – en disant au valet : « Toutes les fois que monsieur se
présentera […], ni madame ni moi nous n’y serons » (Goriot, 2006, p. 102) – et impose un cadre
spatio-temporel strict à la présence de son beau-père. Pour ce dernier, il serait approprié de parler
d’une porte entrouverte (ni totalement ouverte ni totalement fermée) par laquelle il se glisse à
une heure précise.
Une voix victorieuse permet à ce comte d’instaurer son autorité à distance, c’est-à-dire de
fermer les portes sans l’emploi des clés pour les verrouiller. Ce n’est que par l’efficacité de sa
voix-obstacle que celui-ci réussit à prohiber le mouvement et à imposer un pseudo-
emprisonnement aux autres personnages. Des barrières invisibles sont codées dans « les
inflexions de la voix du comte » (Goriot, 2006, p. 100), lesquelles effraient sa femme prisonnière
– qui, « reconnaît jusqu’où ell[e] peu[t] aller afin de ne pas perdre une confiance précieuse »
(Goriot, 2006, p. 100) – et Maxime, des captifs dans cette cage dorée, souffrant d’une « perte de
liberté, [d’]une perte de mouvement […] dans un espace marqué » (Richer, 2012, p. 86). Des
phrases codées deviennent le modus operandi du comte pour assurer son emprise totalitaire sur
son domaine territorial. Anguleux et fragmenté par une série de portes en enfilade, l’hôtel de
Restaud est une demeure de portes-obstacles.
Chez les Grandet, on retrouve les mêmes dynamiques et le même objectif de contrôler.
Pourtant, ici un moyen différent pour y arriver est employé. La maison Grandet offre un
contraste avec l’hôtel d’élite où l’on « calcule des ouvertures, des pleins et des vides, des
passages et des transparences » (Foucault, 1993, pp. 202-203). Cette maison s’aligne sur un
« vieux schéma simple de l’enfermement et de la clôture – du mur épais, de la porte solide qui
empêchent d’entrer ou de sortir » (Foucault, 1993, pp. 202-203). Les barrières érigées chez les
Grandet sont, contrairement aux obstacles purement vocaux, voire mentaux chez les Restaud, des
91
portes verrouillées qui, d’ailleurs, signalent visuellement par un « rouge étrusque » (Grandet,
2016, p. 114) de ne pas toucher la porte. Ce « domicile “refuge” » (Coenen-Huther, 1991,
p. 310)63 regorge de coins, de carrés, de rectangles et de portes servant à créer un contrôle
concrétisé, architecturalement intégré dans la structure du domicile où les portes « sans
chambranles, [se] perd[ent] dans la muraille poudreuse » (Grandet, 2016, p. 114) ; ces portes qui
disparaissent dans le mur, créent une opacité, une rigidité, un moyen de cacher la présence de la
porte, ce qui « connot[e] un désir de rupture et d’isolement » (Richer, 2012, p. 60). Dans cette
forteresse d’une configuration carcérale, l’emprisonnement n’est pas accompli que par des mots,
mais il est réalisé par une clé tournée pour enfermer, confiner et isoler Eugénie dans sa chambre ;
la punition paternelle pour le crime d’avoir donné son or, son seul trésor à son cousin, Charles.
Les signes de la fermeture abondent dans ces forteresses où la porte constitue un
mécanisme de contrôle. Quoiqu’un tour de clé ouvre la porte d’entrée à ceux « jug[és] adéquats
en fonction du rang » (Coenen-Huther, 1991, p. 311), il y a pourtant une exception notoire à cette
loi domestique qui permet à ceux qui détiennent la clé de l’hérédité de franchir le seuil. La clé du
népotisme qui déverrouille les portes s’avère dangereuse : les intrus qui sont des non-initiés qui
entrent inopinément contournent les critères d’admissibilité. Ne connaissant aucunes des mœurs
à respecter, ils deviennent inconsciemment l’ennemi accueilli, voire des forces qui mettent en
péril et paralysent le pouvoir totalitaire exercé par leurs hôtes. Remarquons une causalité
significative qui découle de cette entrée non méritée : la porte déverrouillée par un nom passe-
partout permet à l’intrus d’être l’inclus, mais celui-ci devient peu après l’exclu, la porte est
63 Jacques Coenen-Huther définit le « domicile “refuge” » comme suit : « Le domicile est la redoute d’où le domaine
public est observé avec méfiance. Tout élément extérieur y est tacitement perçu comme potentiellement
perturbateur. [….]. La crainte de toute visite ne pouvant que déranger est ici clairement la conséquence de normes
ayant une portée beaucoup plus large que celles ne régulant que l’accès au domicile. Certes, on déclare hésiter
souvent devant les coûts entraînés par des échanges de visites » (1991, p. 310).
92
claquée, verrouillée soit de l’intérieur, ou de l’extérieur. Notons une présence dangereuse, voire
inconsciemment voleuse : Charles accepte des pièces d’or d’Eugénie, ce qui mène à
l’emprisonnement de celle-ci, et Rastignac chez les Restaud vole un secret familial honteux et le
leur révèle, entraînant son bannissement. La rigidité de la porte assure une stabilité et une
inviolabilité64 et protège contre la vulnérabilité de la maisonnée. La seule sécurité absolue est
ainsi la porte murée.
Sans gonds ni poignée, la porte murée du cabinet de Grandet constitue un espace
inviolable qui enferme un secret. D’une « irréductible opacité » (Balzac, Grandet, introduction
par Noiray, 2016, p. 13), cette cachette aux « murs […] épais » (Grandet, 2016, p. 115) remplie
d’or et située au deuxième étage – loin du rez-de-chaussée – dans la chambre de Grandet est un
lieu interdit où « [p]ersonne, pas même madame Grandet, n’[a] la permission » d’entrer
(Grandet, 2016, p. 114). Deux portes qu’utilise seul Grandet doivent être passées pour y accéder,
car « on n’y pén[ètre]] en effet que par [s]a chambre » (Grandet, 2016, p. 114). Cette porte
murée, mécanisme par excellence de l’exclusion, devient l’instrument de son autorité suprême.
Son « pouvoir quasi-illimité » (Massol-Bedoin, 2001, para. 5) sur son cabinet dépasse même le
« pouvoir scrutateur » (Le Huenen et Perron, 1980, p. 204) du narrateur omniscient qui décrit ce
lieu secret de manière approximative, par des « dit-on » (Grandet, 2016, p. 115) et des « [l]à,
sans doute » (Grandet, 2016, p. 114). La capacité de Grandet à être le seul à ouvrir la porte de
cette pièce-forte lui attribue un pouvoir inégalable dans ce refuge où aucun secret n’est jamais
surpris.
64 Jacques Coenen-Huther précise que « [l]es types [de domiciles] les plus stables sont les types fermés, “champs
clos” et “refuge” » (1991, p. 311).
93
CONCLUSION
94
Dans cette thèse nous avons analysé la fonction des portes dans les demeures privées du
Père Goriot et d’Eugénie Grandet du romancier français Honoré de Balzac. Nous avons proposé
que les portes sont soigneusement placées dans ces récits, délimitant les « sites poétiques »
(Lagarde et Michard, 2004, p. 306) et, lorsqu’elles s’ouvrent sur l’espace domestique servent à
révéler le « tempérament et [la] passion » (Lagarde et Michard, 2004, p. 306) de celui qui y
habite. Plus qu’une frontière à respecter, la porte balzacienne devient indispensable à l’auteur
pour structurer et rythmer le récit : les ouvertures et les fermetures accélèrent ou ralentissent la
progression spatiale et sociale des personnages qui ont le désir, mais pas nécessairement le
pouvoir d’entrer dans des espaces privés exclusifs. Nous avons aussi vu que, tout en construisant
le récit, les portes révèlent. Les vérités secrètes sont soient avouées dans la sphère privée, soient
découvertes par l’intrus qui entre par la porte au moment crucial. Cette structure permet aux
personnages d’être classés en types selon la position qu’ils occupent par rapport à la porte :
Rastignac est l’intrus privilégié, franchissant la majorité des seuils ; le père Goriot est l’exclu
montré dans sa chambre et n’entrant chez sa fille Anastasie que par la porte dérobée et en
l’absence d’autres visiteurs ; et monsieur Grandet est esquissé comme le puissant qui possède le
passe-partout. Si, chez Balzac, la réussite est définie par une conquête spatiale, la porte devient
un moyen efficace de hiérarchiser les personnages.
Dans notre premier chapitre, nous avons ancré notre étude sur les portes balzaciennes des
demeures privées dans un examen de la méthode de création balzacienne, fondée sur le désir de
l’auteur d’exposer « “l’histoire secrète” » (Illusions perdues cité dans Laubriet, 1958, p. 18).
Pour déchiffrer la société française au XIXe siècle, Balzac emprunte à la loi de la « corrélation
des formes » de Cuvier axée sur la déduction qui unit le fragment avec l’ensemble ; à « l’unité de
composition » de Saint-Hilaire, où l’espèce s’adapte à son espace ; et à la pensée des
95
physiognomonistes du XVIIIe siècle, qui postulent que le corps cristallise le caractère de
l’homme. Au centre de son système romanesque se trouve la révélation des vérités cachées : à
cette fin, des descriptions archéologiques exposent le « dessous des choses » (Laubriet, 1958,
p. 24) et l’utilisation par Balzac de la métaphore animalière lui permet de dévoiler les mœurs de
ses « espèces sociales » (Balzac, Œuvres complètes,1910, p. XXVI).
En raison du Code pénal, des mécanismes de verrouillage et des portiers protègent la
porte et, plus précisément, l’espace domestique sur lequel elle s’ouvre, il devient évident que
l’espace privé est hautement valorisé. Puisant dans la philosophie balzacienne de notre premier
chapitre, notre second chapitre établit la trisymétrie entre la topographie de la résidence, d’une
part, et la prosopographie de même que l’éthopée du résident, d’autre part. Nous avons pu
observer que Balzac développe une tautologie espèce-espace qui rappelle une coquille, ce qui
démontre à quel point l’acte d’entrer dans le noyau privé, pour un invité, un visiteur ou un intrus,
est un acte significatif. Nous avons convoqué l’exemple de la porte murée de monsieur Grandet
et celui de la porte vitrée de sa femme afin de montrer que ces portes esquissent leurs portraits
physiques et moraux. Une amalgamation d’amour et d’agonie paternelle est cristallisée dans la
chambre du père Goriot. Lieu intime où Rastignac réussit à pénétrer grâce au bon code d’accès
(« Delphine »), ce taudis devient pour l’étudiant ambitieux un endroit de révélations qui va
l’aider à réussir et à ouvrir la porte de l’aristocratie à Delphine. La clé pour réussir socialement
se trouve, nous l’avons vu, dans l’espace privé.
À cette clé de réussite, ajoutons-en une deuxième : l’entrée dans la sphère privée devient
plus significative si le visiteur dépasse le rez-de-chaussée à une heure qui lui est réservée ; ici, ce
sont deux facteurs qui signalent l’exclusivité et l’intimité. Notre troisième chapitre s’articule
ainsi autour de trois questions – qui ? quand ? où ? – qui classent, voire hiérarchisent les visiteurs
96
qui s’introduisent dans l’espace privé. Traçons une correspondance entre le type de visiteur,
l’heure à laquelle il est permis de s’introduire dans la maison et la pièce dans laquelle il pénètre.
Nous avons montré qu’une arrivée inopinée peut poser un danger et voler l’intimité : Rastignac
profite des heures d’accessibilité chez sa cousine, la vicomtesse de Beauséant et, par son entrée,
interrompt une scène intime avec son amant à un moment crucial, ce qui suspend la scène et
retarde une révélation douloureuse. Outil d’intervention et de transition, la porte qui s’ouvre
constitue un mécanisme narratif qui introduit une crise dans Eugénie Grandet : l’arrivée
inattendue de Charles, le malvenu, à neuf heures le soir est un événement imprévu qui altère le
déroulement de l’action. Détenteur d’une clé héréditaire, cet intrus réussit à « déverrouiller » la
porte de cette forteresse et il dépasse le rez-de-chaussée, pénétrant jusqu’au deuxième étage de
cette maison carcérale. Pour sa part, Rastignac réussit à passer le rez-de-chaussée, à monter
l’escalier à entrer dans le salon rose de la vicomtesse de Beauséant grâce également à une clé de
l’hérédité. Nous avons vu que Rastignac, qui voit le père Goriot sciemment faufilé par la porte
dérobée de l’hôtel de Restaud, prononce par curiosité son nom qui s’avère un non-dit à l’hôtel
des Restaud et qui va le bannir de cette maison luxueuse. Dans la hiérarchie des types d’entrées,
une invitation écrite à un bal aristocratique, quoiqu’elle montre l’admission dans la sphère de
l’élite, signale une distance entre l’hôtesse et son invité : la porte d’entrée ne s’ouvre qu’à une
heure précise et selon les conditions explicitées dans la carte d’invitation. Il s’agit d’une espèce
de contrat social qui nie la possibilité d’une arrivée inopinée.
Si la porte balzacienne bloque les malvenus et les empêche de s’introduire dans la sphère
privée, elle sert aussi de barrière qui protège les vérités intimes, voire scandaleuses, du vol. La
porte de la sphère intime, posons-nous dans notre quatrième chapitre, est un outil cognitif et
« polémique » (Hamon, 1989, p. 32) où l’intrus s’efforce de la dépasser pour entrer dans la
97
crypte, mais l’hôte exerce son pouvoir afin de l’arrêter et de l’empêcher d’appréhender des
connaissances destructrices. Agissant souvent comme le délégué du narrateur, Rastignac est
l’intrus par excellence, l’oiseau de passage doté d’une ubiquité socio-spatiale qui pénètre dans
les espaces privés et qui sert de témoin auditif et/ou oculaire, parfaitement positionné dans
l’espace figuré pour dévoiler les scandales. Bien qu’Eugène multiplie les erreurs lorsqu’il rend
visite à Anastasie, son entrée dans la pièce réservée aux domestiques devient révélatrice :
Rastignac découvre un secret honteux à l’hôtel des Restaud et l’avoue, ce qui lui ferme l’accès à
cette porte d’élite et contribue à le rediriger vers sa cousine. Nous avons convoqué ainsi l’idée
bakhtinienne d’un croisement spatio-temporel qui déclenche une série d’événements et qui
organise le récit (Bakhtine, 1978). Nous avons démontré le pouvoir des poignées des portes
fermées grâce à leur capacité à reconfigurer l’espace domestique et à ouvrir des zones interdites.
Nous avons examiné une infraction protocolaire par Rastignac qui touche à cet objet précieux, et
une obéissance à cette règle domestique par le valet qui, sans pouvoir donner le nom de
Rastignac à Anastasie, autorise Rastignac à s’introduire dans l’hôtel des Restaud. Passons
maintenant de l’intrus à l’hôte, l’entrée en scène du comte de Restaud est saturée de signes de sa
position autoritaire : un beau-père presque écrasé par son arrivée en tilbury, une porte qui s’ouvre
soudainement de sa main, une absence de phrase rituelle prononcée à l’hôtesse et une présence
qui domine et contrôle tous les autres personnages en scène. L’enjeu de la puissance et de
l’impuissance s’articule par les mots prononcés par le comte de Restaud, une espèce de porte
dialogique où l’interrogation et l’exclamation deviennent ses armes pour contrôler les autres
sujets-actants. Par ses seuls mots, le comte réussit à interdire le boudoir à sa femme et à son
amant. Les mots du comte sont si puissants qu’ils claquent les portes non seulement à Anastasie
et à Maxime, mais ses mots prononcés à l’oreille du valet bannissent Rastignac de l’hôtel et
98
limitent la présence de Goriot. Les portes chez les Restaud s’avèrent être des obstacles verbaux,
fermées par les mots moins que par des barrières concrètes. À l’opposé, chez les Grandet,
l’architecture du domicile concrétise l’exclusion et l’emprisonnement : les portes sont
verrouillées à clé et se fondent dans les murs, la maison angulaire s’apparente à une geôle. Une
porte ouverte est un danger surtout lorsqu’un non-initié pénètre dans la maison par une clé de
l’hérédité. Balzac nous livre une leçon que l’être qui entre dans un espace doit y appartenir, il
doit connaître les mœurs à respecter, sinon l’intrus qui devient inclus sera promptement l’exclu.
La porte murée du cabinet de Grandet semble être le seul moyen de protéger l’espace privé, car
même le narrateur omniscient décrit cette pièce mystérieuse par des suppositions, endroit de
dissimulations où aucun secret n’est jamais levé.
Toute l’histoire d’Eugénie Grandet pivote autour de cette porte hermétiquement close. Si
la porte murée avait été une porte ouverte, le récit aurait été entièrement différent. Cette structure
architecturale est charnière à la construction du récit balzacien : une histoire où les portes ne sont
qu’ouvertes ne génère aucune tension dramatique et celle qui n’a que des portes fermées annonce
« la mort » du récit, car, rappelons-nous que Jean-François Richer avance que « derrière une
porte close, [qui est impénétrable à l’œil du narrateur,] c’est un peu tout le roman qui est en
danger de mort » (2012, p. 61). Cet outil architectural permet à l’historien de mœurs, avec son
regard d’aigle, de percer à travers les façades, amenant son lectorat au sein des ménages, afin de
jeter de la lumière sur la vie privée, les secrets et les mentalités des Français pendant cette
période de bouleversements sociaux qu’est la première moitié du XIXe siècle.
99
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Biographie de Balzac par Samuel S. de Sacy. Paris, Gallimard, 2013 [1837], 960 p.
Balzac, Honoré de. Le Colonel Chabert. Présentation par Nadine Satiat. Paris, Flammarion,
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Balzac, Honoré de. La Fausse maîtresse. Bruxelles, Candide et Cyrano Grands Classiques, s.d.
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Balzac, Honoré de. La Peau de chagrin. Présentation par Nadine Satiat. Précédé d’un interview
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