une enfance de rêve

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Une enfance de rêve

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DU MÊME AUTEUR

D’art press à Catherine M. Entretiens avec RichardLeydier, Gallimard, 2011.

Le corps exposé, Éditions Cécile Defaut, 2011.Jour de souffrance, Flammarion, 2008 ; Points, 2009.Champion Métadier, Gallimard, 2007.L'Art contemporain : histoire et géographie, Champs

Flammarion, 2006, 2009.Dalí et moi, Gallimard, 2005.Riquet à la houppe, Millet à la loupe, Stock, 2003 ;

Livre de poche, 2005.La Vie sexuelle de Catherine M., Seuil, 2001, 2014 ;

Points, 2002, 2009.Conversations avec Denise René, Adam Biro, 2001.François Arnal : monographie de l'œuvre, Cercle d'art,

1998.L'Art contemporain, Flammarion, 1997.Le critique d'art s'expose, J. Chambon, 1995.De l'objet à l'œuvre, les espaces utopiques de l'art,

art press, 1994.Roger Tallon, designer, Éditions du centre Pompidou,

1993.

L'Art contemporain en France, Flammarion, 1987 ; réé-

dition augmentée, 2005.Yves Klein, art press-Flammarion, 1983 ; art press,

2006.Textes sur l'art conceptuel, Daniel Templon, 1972.

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Catherine Millet

Une enfance de rêve

Flammarion

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© Flammarion, 2014.ISBN : 978-2-0813-3837-1

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L’Appel

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Dans les derniers jours du mois d’octobre 1951,une fin de matinée, mes parents rentrèrent à la mai-son et ma mère posa sur le divan qui servait de lit àsa mère un bébé dont la seule image qu’il m’ait lais-sée est celle d’une de ses mains que je fus autoriséeà caresser. Il faut dire que le divan se trouvait dansla pénombre, appuyé contre le mur opposé à celuide la fenêtre, dans ce qui était la pièce principale dupetit appartement que nous occupions et qui donnaitsur une cour étroite. On entre dans la vie avec lespoings serrés, et j’ai joué à déplier les doigts minus-cules comme font certainement beaucoup de petitesfilles, en comparant cette main à celles d’un gros

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baigneur en Celluloïd que j’avais. Elle était délicieu-sement douce. Ma mère, attentive et grave, m’encou-ragea à ce jeu : « Tu peux toucher. Oui, oui, vas-y,tu peux toucher. »

Un autre souvenir, revenu celui-là à la faveurd’une psychanalyse entreprise vingt ans plus tard, estle suivant : nous avions attendu très longtemps deslivreurs et comme ceux-ci n’arrivaient pas, ma mère

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et ma grand-mère avaient finalement décidé de sortiren promenade. Comme nous passions la porte vitréequi séparait la cage d’escalier du vestibule del’immeuble, j’avais éclaté en sanglots. Les deuxfemmes s’en étaient amusées tout en s’empressant deme consoler. Quand ce souvenir avait émergé, mamère vivait encore et je l’avais interrogée. Elle se rap-pelait la scène. Selon elle, elle avait eu lieu une après-midi où elle attendait la livraison de nouveaux lits.J’avais jusqu’alors dormi dans la chambre de mesparents mais, à la naissance de mon frère, on y avaitinstallé le lit à barreaux de celui-ci, et décidé quedésormais je dormirais dans la même pièce que magrand-mère. Ce que le souvenir avait laissé de côté,c’était qu’à l’instant où nous sortions, nous étionstombés sur les livreurs que nous n’attendions plus.Les lits qu’ils apportaient étaient des lits gigognes, età partir de ce jour, chaque soir, il fallait sortir l’unde dessous l’autre, et le mettre au niveau en redres-sant ses pieds, et nous avons ainsi dormi côte à côte,ma grand-mère et moi, dans des lits accolés faute deplace, le reste de la pièce étant occupé par un buffet

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ainsi que par une table et des chaises de salle à man-ger d’allure rustique. On m’avait attribué celui quiétait contre le mur parce que bien sûr ma grand-mère se levait plus tôt que moi.

Nous avons ainsi vécu à cinq dans ce deux-pièces.On pénétrait par un couloir exigu sur lequel don-naient à gauche la cuisine qui était tout en longueuret, au fond, cette pièce à usage variable. À droite, il

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y avait la porte à double battant d’un placard danslequel on promettait de m’enfermer à la prochainebêtise ; on m’y enferma d’ailleurs quelquefois, et j’yrestais immobile et terrorisée parce que la punitionétait assortie de cette menace : son plancher compor-tait une trappe par laquelle je pourrais bien tomberen enfer. Pour aller à la chambre dont j’avais étédélogée, il fallait traverser la pièce principale. Je nesais plus où se trouvaient les W.-C., mais je me rap-pelle que nous faisions notre toilette (nous disionsplutôt que nous nous débarbouillions) au-dessus del’évier de la cuisine.

C’était à Bois-Colombes, banlieue parisienne, au1, rue Philippe-de-Metz. C’était là que j’étais née,dans le deux-pièces au troisième étage, surgie surplace, privilège que j’imaginais réservé à mon statutd’aînée, parce que, pour mon frère, ma mère étaitallée accoucher dans une clinique. Je n’étais pas seu-lement contente d’avoir été présente dans les lieuxavant lui, je trouvais qu’il y avait plus d’honneur ànaître au milieu de la famille que dans un lieu loin-

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tain et anonyme. Ce qui fait la préséance de l’aîné,ce n’est pas tant d’être plus vieux, plus grand ou plusfort, c’est d’appartenir à cet ensemble que formentla famille et la maison, qui accueille le cadet et luifait une place, d’être son hôte. Quand plus tard jefus capable de me figurer à peu près ce qu’était unaccouchement, et que j’entendais ma mère dire : « Lapremière fois », ou « pour Catherine, j’ai accouché à

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la maison », c’était allongée sur le divan recouvert detuft vert sapin, là où elle avait posé le bébé en ren-trant de la clinique, et non pas dans son propre lit,que je me représentais ma mère dans l’acte de memettre au monde. En revanche, comme ce petit frèrefut prénommé Philippe, il se pouvait qu’un lienocculte attachât sa personne à la rue, en vertu de jene sais quelle survivance d’une sorte de droit féodaldont il se targuait dans ses fabulations enfantines. Lespetits garçons, plus que les petites filles, aiment lesparticules, peut-être parce que les chevaliers qui sontleurs héros sont toujours chevaliers de quelque chose,alors il se donnait du Philippe de Millet, et mêmedu Philippe de Reyssac de Millet, parce que nousavions rendu visite une fois à des cousins de monpère qui habitaient le village de Reyssac en Corrèze,et qu’il devait trouver que Reyssac sonnait bien,mieux que Millet.

Nos parents s’étaient installés dans cette banlieuepetite-bourgeoise du nord-ouest de Paris, paisiblemais alors en plein essor, tout de suite après leurmariage en mai 1939, et parce qu’ils se rappro-

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chaient du frère et de la sœur de mon père, l’un etl’autre déjà mariés. Bois-Colombes est située dansune boucle de la Seine qu’on appelle la presqu’île deGennevilliers. C’était alors une jeune commune qui,dans les années 1880 et 1890, avait gagné de hautelutte administrative son indépendance par rapport àColombes, sa suzeraine. Beaucoup de ses rues avaientété baptisées en hommage à ses ardents combattants

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séparatistes : Joseph Mertens, Charles Duflos ouencore Charles Chefson, des noms à belle résonancede personnes certainement méconnues aujourd’huide beaucoup de Bois-Colombiens, dont moi-mêmeje n’entendis jamais parler alors, mais qui, dans monimaginaire, rejoignaient les généraux de Napoléon etles grands savants bienfaiteurs de l’humanité. Paral-lèle à l’imagination prospective qui, par exemple, àpartir du nom de Balbec, éveillait en Proust des rêvesde voyages, il existe une imagination rétrospectivequi veut que, là où nous avons habité enfants, lesnoms de lieux et les noms de rues, surtout lorsqueceux-ci sont des noms propres, ancrent notre viedans une histoire vernaculaire, sûrement plus impré-cise en ville qu’à la campagne, mais tout aussimythique que l’histoire ancienne apprise en classe.De cette histoire nous nous sentons les dépositaires,quel que soit notre éloignement par la suite, phy-sique ou mental. Je peux, depuis des années, ne plusappuyer ma langue sur cette allitération chuintantede Charles Chefson, qui à l’époque me semblait sicurieuse que je l’assimilais aux noms fabriqués des

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actrices de cinéma et des chanteuses comme DorisDay ou Mick Micheyl, elle m’est aussi définitive-ment familière que le nom de mes cousins ger-mains qui, eux, s’appellent Schneckenburger ! Desappellations aux connotations rurales, telles que lecarrefour des Quatre-Routes, les Vallées, lesBruyères, ou encore la rue des Aubépines, qui nousaidaient à repérer notre géographie privée, et même

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une rue Victor-Hugo dont j’entends parler et qui n’arien à voir avec celle qui faisait l’angle avec la ruePhilippe-de-Metz, ont le pouvoir de me renvoyerimmédiatement dans l’épaisseur de ce temps singu-lier.

Ce nom, déjà, de Bois-Colombes ! Au milieu duXIXe siècle, le bois de Colombes, qui avait été undomaine de chasse sous l’Ancien Régime, étaitdevenu un but de promenade pour les bourgeoisparisiens. Ils allaient y déjeuner dans des auberges, yfirent construire des pied-à-terre, avant qu’une lignede chemin de fer, tôt construite, ne décide certainsà s’y fixer durablement. Le quartier prospéra et sapopulation supporta de plus en plus mal de subvenirpour la plus grosse part aux dépenses de la communede Colombes, celle-ci encore très rurale, c’est-à-direhabitée, aux yeux des fonctionnaires, des commer-çants et aussi des quelques artistes du bois deColombes, par des culs-terreux, des pingres quirechignaient à leur aménager des trottoirs et à leurinstaller des réverbères. Une ferme subsistait, àquelques pas de chez nous, sur le territoire de l’autre

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ville aînée limitrophe, Asnières, où l’on élevait desvaches laitières que je n’ai jamais eu d’ailleurs l’occa-sion de contempler. Cette ferme était délimitée parun mur très haut et nu qui en quelque sorte faisaitle partage entre ma réalité quotidienne et ce tempsrévolu que mes parents et ma grand-mère me pré-sentaient comme une curiosité amusante à laquelleje n’aurai jamais accès, où il y avait sans doute moins

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de commodités mais qui était toutefois très attrayantparce qu’il ressemblait à celui que je trouvais décritdans les livres, l’essentiel de la littérature enfantineentretenant encore la vision d’une France à peinesortie du XIXe siècle.

Jusqu’à aujourd’hui, Bois-Colombes a conservéson aspect bourgeois bucolique. On ne compte pasles « avenues » et les « villas » qui sont en faitd’étroites allées traversières isolant de la circulationdes maisons particulières. La plupart des rues sontbordées de grilles de jardin qui disparaissent parintermittence dans les haies plus ou moins mitées detroène ou de thuya. Le désordre de la végétationlaisse deviner que ces jardins sont anciens. Beaucoupdes gros pavillons construits en pierre meulière ouen brique, parfois dans un appareil des deux, avecleurs ouvertures surmontées de frises de grosses fleursroses et rouges en céramique, sur fond bleu ou vertamande, présentent une façade dissymétrique, suré-levée d’un côté par un pignon, celui-ci parfois sur-monté d’un lanternon en bois ou d’une flèche enzinc, et qui fait l’effet d’une tourelle, donnant à ces

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constructions qui reproduisent un modèle des années1900 des apparences de manoirs dessinés dans lesateliers de Walt Disney. Je pouvais voir ou deviner,le long de la plupart des rues que j’empruntais pouraller à l’école, ce type de villas dont l’ensommeille-ment perpétuel excitait ma curiosité et mes envies.Je fus reçue dans certaines, plus tard, pendant lesannées de lycée, à la faveur de mes amitiés avec des

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enfants qui avaient la chance d’y habiter, et j’en aigardé une nostalgie de ces atmosphères de banlieueinerte – en dépit de la neurasthénie qui me gagneraitcertainement si je devais continuer d’y vivre –, parceque ces maisons représentent le premier mode de vieidéal que j’ai pu envisager concrètement. Dans lesannées cinquante, les enfants avaient à leur disposi-tion beaucoup moins d’images que ceux d’aujourd’huiet leur vision de l’avenir était bien plus circonscritespar leur environnement immédiat. Les livres illustrés,les films documentaires qu’on nous projetait àl’école, les premières vacances chez mes grands-parents à Tulle et au bord de la mer à Quiberon ontpermis que mon horizon s’élargisse, mais cela neconstituait pas une réserve d’images suffisammentfamilière pour que je puisse m’y projeter durable-ment. Mes fictions intimes investissaient en prioritéles recoins de mes parcours quotidiens, tout en s’yheurtant. Au-delà de ceux tracés vers l’école, vers leshabitations de mes oncles et tantes, ou vers la gare,Bois-Colombes restait aussi impénétrable quel’épaisse forêt qui se referme sur le passage du prince

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venu délivrer la Belle au Bois dormant. La longuerue Charles-Chefson où se trouvait mon école for-mait un coude quelques mètres au-delà de celle-ci,et comme je n’ai jamais eu l’occasion d’aller plusloin, je n’ai jamais su à quoi ressemblait ce prolon-gement de la rue que j’ai longtemps prise pour uneimpasse. Il n’y avait plus que des habitations bassesque je ne pouvais me figurer que disposées dans le

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désordre, sans dessin de rue, comme une implanta-tion de colons sur un territoire immense que ceux-ci auraient mystérieusement abandonné, un no man’sland sans borne que mes pensées laissaient en friche.

À côté de la « nouvelle » gare construite au milieudes années 1930 dans un style moderniste, avec soncampanile de section carrée, ajouré dans toute sahauteur par des carreaux de verre (elle ne fut pas dugoût de tous les administrés, mais elle affichait ledynamisme de la municipalité), le grand café deBois-Colombes, le Louis XV, situé à peu près àl’emplacement de ce qui avait été une guinguette trèsen vogue au XIXe siècle, conserve les attributs d’unechaumière, avec un toit pointu et de faux branchagesen maçonnerie sur ses façades. La différence, par rap-port aux temps pionniers dont témoigne ce décor, etmême par rapport au temps de mon enfance, estque, lorsque maintenant on se promène dans Bois-Colombes en milieu de journée, on croise peu d’heu-reux résidents qui jouissent de ces agréments à huitminutes par le train de la gare Saint-Lazare. Onmarche dans le silence si particulier des banlieues

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résidentielles qui n’est ni le faux silence industrieuxde la campagne ni celui suspendu de la nuit, plutôtun silence qui s’éprouve comme une fuite, un vidagedes bruits de la vie avalés par les façades calfeutrées.Excepté dans la rue des Bourguignons, longue artèrecommerçante qui marque la frontière avec Asnières,on peut croire marcher dans les allées d’un cimetière.Et c’est en effet le cimetière du crémier, du bougnat,

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du tailleur, de la remmailleuse chez qui ma mèrem’envoyait chercher les bas qu’elle avait donnés àréparer, du mercier-papetier, du marchand de cou-leurs, du disquaire, du libraire enfin parti en laissantsur son rideau métallique une affichette « bail àcéder » maintenant décolorée, et c’est même celui desenfants qui jouaient à la marelle et qu’à mon granddésespoir je n’ai jamais eu la permission de rejoindre.À traîner dans la rue, avaient décrété les deuxfemmes qui m’élevaient, on ne pouvait avoir que demauvaises fréquentations, et elles étaient d’autantplus strictes que la rue était censée être le fief desmilieux populaires et qu’elles entendaient bien se dis-tinguer de leur classe d’origine ; ma grand-mère, filled’un coiffeur alsacien venu s’installer à Paris, avait,comme beaucoup d’enfants de commerçants dans cetemps-là, passé ses jeunes années entre le salon deson père et le bitume.

Alors, je dessinais des marelles sur l’un des deuxgrands balcons de l’appartement où nous sommesallés vivre quand mes parents ont enfin trouvé untrois-pièces à louer dans l’immeuble mitoyen de celui

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où j’avais vu le jour, au numéro 3, au septième étage,sous les toits, sur rue, dans la lumière. Une chance,car lorsque du balcon nous plongions le regard versla rue, celle-ci ressemblait à un lac d’ombre au fondd’une douve profonde. De toute la commune, la ruePhilippe-de-Metz, qui ne compte qu’une dizaine denuméros, est la seule qui soit entièrement délimitéepar des immeubles, tous également hauts, alignés,

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presque identiques, construits à la fin des années1920, en brique jaune rayée de brique rouge du côtéimpair, en brique rouge rayée de jaune côté pair.Une forteresse en somme, qui avait préservé dans sonenceinte un arbre, protégé par une enclave ferméepar une grille et ménagée dans l’immeuble faisantface au nôtre, un vestige végétal qui nous amusaitbeaucoup parce qu’il était le seul de la rue dans uneville où la plupart des autres rues étaient généreuse-ment ombragées ; c’était une manière de nousmoquer de nous-mêmes, nous étions à l’avant-gardedes privés de chlorophylle, vrais citadins en somme,bien de leur époque. J’ai appris bien plus tard quecet arbre était le survivant de trois dont les ancienspropriétaires du terrain avaient voulu qu’ils soientconservés. Ils avaient posé cette condition en cédantleur propriété à la commune. Ces personnes s’appe-laient M. et Mme Philippe et le nom de la rue rendhommage à leur père et beau-père, originaire deMetz. Mon frère ne l’a jamais su. Aujourd’hui, ledernier arbre est mort et n’a pas été remplacé.

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J’étais empêchée de sauter jusqu’au « ciel » desmarelles sur la voie publique, mais certainement pasprivée de prendre l’air à l’occasion des promenadesau bois le dimanche et de vacances au bord de la meroù l’on m’amena chaque année, dès mon plus jeuneâge. Quand ai-je regardé pour la première fois l’hori-zon ? À quel âge devenons-nous capables de mesurerl’échelle de notre petit agrégat de nerfs et de muscles

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en regard d’une plaine dont nous ne voyons pas lalimite, d’une montagne dont le sommet disparaîtdans les nuages ? Est-ce subitement, progressivement,que l’espace cesse d’être cette masse de lumière quinous a assaillis et aveuglés à la naissance ? Par quelleprise de conscience nous dépêtrons-nous de ce milieuqui d’abord n’a ni haut ni bas, ni aucune directionstable, balancés, basculés que nous sommes en toussens par des bras qui pourtant ne s’occupent que denotre bien-être ? Est-il possible d’acquérir la notionde la continuité de l’espace tant que des plages desommeil séparent l’un de l’autre les lieux où l’onnous transporte, ou tant que, lorsque nous ouvronsles yeux, nous ne contemplons guère que la doublured’une capote de landau ? Combien de pas faut-ilavoir faits dans le tangage qui précède la chute surle parquet pour que nous réalisions que cette totalitése détaille, s’apprivoise, pour que ce ne soit plus ellequi, dans une alternance inexplicable et cruelle, nousabsorbe indifféremment puis nous résiste de façondouloureuse, et pour que ce soit nous qui nousl’appropriions ? Au contraire des adultes qui souvent

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sur les photos ont une pose en retrait, le mentonrentré jusqu’à prendre l’air renfrogné, parce qu’ilsont le soleil dans les yeux et surtout parce qu’ilssavent déjà qu’ils n’aimeront pas trop ce presqueinconnu à leur place sur le papier glacé, les toutjeunes enfants ont une attitude qui les projette, leregard droit dans l’objectif comme s’ils voulaientadhérer à la surface de l’image. Sur une photo de

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juillet 1949, je m’accroche pour tenir debout à unegrille de jardin, mais il semble que je voudrais detoutes mes forces la franchir, rejoindre l’espace dontla grille me sépare, me coller à celui qui s’y tient ettient l’appareil, garder le contact primordial avec lesêtres et le monde.

Dans cet apprentissage bien sûr nous sommesaccompagnés, soutenus par les adultes. Rien ne ravitplus ceux qui ont mis au monde un enfant que dele déposer ensuite dans le monde, dans les élémentsphysiques qui le composent. Tout en jouissant eux-mêmes, à nouveau, du plaisir d’une découverte quifut la leur au tout début de leur propre vie, mais quia sombré dans cette partie de la mémoire qui nerevient jamais, ils connaissent la joie de donner sansarrière-pensée. Pendant un temps trop court, ils sontdes dieux faisant cadeau à leur progéniture de la tota-lité des phénomènes du monde. Faire patauger unenfant dans le dernier étirement des vagues et luifaire éprouver la douce friabilité du sable entre sesdoigts, ou lui apprendre plus tard à repérer au-dessusde sa tête la constellation de la Grande Ourse ampli-

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fie le sens de l’expression « donner la vie », et ce donest tellement plus spontané, franchement moinscompliqué, et aussi plus fondamental que tous lesdons qu’ils feront par la suite, lorsqu’ils essayeronttant bien que mal de donner une éducation, plusponctuellement de donner une permission qui envérité leur est arrachée, ou encore, comme chacund’eux l’espère, de transmettre quelque bien ! Ce

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bonheur de la vie parentale est le plus bref mais aussile plus entier. Lors du tout premier séjour au bordde la mer, mes parents n’y tenaient plus. Il y avaitla fatigue du voyage, le jour allait tomber, mais avantde rejoindre la location qu’ils avaient réservée, ilsdécidèrent de longer la plage en voiture pour memontrer la mer. Jamais encore je ne m’étais trouvéesans plus de maison, ni d’arbre, ni même d’herbe, nipersonne devant mes yeux, avec juste le vide gris del’étendue scintillante et irrégulière de la plage deRiva-Bella, avec ici et là quelques nappes et rigolesd’eau. Nous arrivions à marée basse et, sur cette par-tie de la côte normande, la mer se retire très loin, aupoint qu’on ne la distinguait pas. Je dus montrer unvisage inexpressif que ma mère prit pour une décep-tion parce que je l’entendis qui disait en traînantla voix : « Elle croit que c’est ça la mer ! » Maisn’était-ce pas elle qui était déçue de ne pouvoir mefaire découvrir aussitôt cette chose extraordinaire ?Car moi, je n’attendais rien, j’étais bien trop jeunepour avoir une représentation mentale déjà forgée àpartir d’images vues ou de récits entendus, et à

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laquelle comparer ce qui se présentait à mon regard.Je n’étais pas même comme l’homme primitif ima-ginant, devant la montagne qu’il ne peut franchir,qu’au-delà s’étend un royaume extraordinaire, unparadis. Tant que nos yeux et nos narines ne se sontpas significativement éloignés de nos pieds, sommes-nous plus aptes à l’anticipation qu’un animal ? Nedevons-nous pas nous contenter des signaux qui

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parviennent au fur et à mesure à nos sens ? Laremarque m’a déconcertée. Est-il possible que je mesois sentie en faute de ne pas répondre à l’attente dema mère pendant que je me remplissais les yeux ?Tant qu’un enfant n’a pas interposé entre lui et lemonde qui l’environne les représentations qui ensont données, il ne court pas le risque du malen-tendu ou de la déception, il n’a pas de raison de nepas être pleinement en accord avec ce monde ; il leprend tel qu’il s’offre à lui, sans atermoiement et sansréserve, avec la candeur du saint qui s’abîme devanttoutes les choses et devant tous les êtres, un brind’herbe ou un asticot, parce que tous sont des donsde Dieu. Cela m’allait très bien que la mer fût cetteguenille immense de sable sans couleur dans le cré-puscule et où affleuraient par endroits des surfacesplus pâles et plus lisses. Si la vision s’est si durable-ment inscrite en moi, n’est-ce pas qu’elle me com-blait ? Plusieurs tableaux de Salvador Dalí restituentcette sensation, ceux dans lesquels le peintre s’est pré-tendument représenté enfant, minuscule silhouette

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esseulée dans une plaine à perte de vue, jaune et nue.L’espace que le corps n’a pas encore parcouru estvierge des produits de l’imagination ; rien de ce quiarrête le regard n’y a encore été mis en place, c’estun espace sans bord qui ravit le corps. Curieusement,je ne me souviens pas de ma première vraie expé-rience de la mer, des premières vagues, par exemple,qui m’éclaboussèrent, un phénomène pourtant bien

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plus étonnant et amusant que des flaques d’eau épar-pillées.

Une fois libérés de derrière les barreaux du parcoù l’on nous emprisonne d’abord – certes pour notresécurité, mais de fait comme un animal en cage –, etayant acquis que le monde n’est pas fait que deportes qui doivent rester closes et de cailloux quiécorchent les genoux, nous percevons enfin l’espacecomme un continuum. À voir le nombre de per-sonnes adultes qui courent derrière d’autres petitespersonnes dont les jambes sont pourtant deux foisplus courtes que les leurs, il faut croire que ce conti-nuum invite à y progresser sans délai et sans discon-tinu. Le corollaire est que l’excursionniste en herbe,qui conserve dans ses cellules la mémoire chaude del’habitacle parfait où il logeait peu de temps aupara-vant, se ménage des cachettes qui seront peut-être, àl’âge où l’on commence à comprendre que les inter-dits moraux sont plus difficiles à franchir que leslimites matérielles, des lieux à partir desquels imagi-ner qu’au-dehors tout demeure possible – en fait,

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moins des refuges provisoires pour le corps intrépideque des stimuli pour l’imagination. L’espace quenous soustrayons au regard des adultes est la salle deprojection où nous déroulons le film du monde queceux-ci habitent, où nous devrons, un jour, lesrejoindre, mais un film qui pour quelque tempsencore s’accorde à nos désirs. Comme tous lesenfants, je me suis fait une petite maison entre

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quatre pieds de table et j’ai dressé la tente de l’explo-rateur en soulevant les draps du lit. J’ai longtempsprolongé ces jeux par un fantasme inspiré en partiepar La Petite Marchande d’allumettes. J’avais rapportéle livre d’une distribution des prix à l’école et à lasortie de laquelle j’avais échangé avec une camaradecelui que j’avais reçu, avec couverture rouge à fersdorés, simili de reliure ancienne, pour cet album plusgrand et plus souple, et surtout beaucoup plus illustréd’images en camaïeu de gris et de bleu. Je m’imagi-nais en pauvresse, partie sur les routes, prise dans unetempête de neige, suffisamment grande pour pousserun landau où reposait un bébé dont je n’ai jamaispris la peine de m’expliquer s’il était le mien ou unenfant recueilli, et néanmoins petite, assez petitepour m’accroupir sous le landau afin de me protégerdes flocons. Comme la flamme des allumettes dansle conte, cet abri dérisoire me procurait, dans mondénuement, un extraordinaire bien-être.

Par effet de contraste, à l’enfant qui se terrel’espace au-delà de son réduit apparaît infinimentplus grand que ce qu’il est : la salle à manger est un

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jardin, la chambre à coucher une forêt vierge, celadans une exacte simultanéité avec ses pensées. Alorsque les rêves de l’adulte projettent celui-ci dans lefutur, ceux de l’enfant sont immédiatement pal-pables. De plus, au fur et à mesure que l’adulte réa-lise ses rêves, son monde imaginaire se rétrécit parcequ’il doit accepter que la réalité n’est jamais aussimagique que les rêves si bien que, sans même s’en

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rendre compte, il adapte ceux-ci aux limites du rai-sonnable, renonce à l’Amérique pour la villa Sans-Souci, alors que, tout le temps que dure l’enfance, lesrêves s’amplifient tant que l’espace de vie s’élargit.

Le tournant décisif, l’amorce de l’inévitable glis-sade dans l’entonnoir qui mène à l’âge adulte, sesitue quand nous commençons à prendre la véritablemesure de l’espace, à plus ou moins nettement éva-luer le rapport d’échelle entre notre corps et notreenvironnement, c’est-à-dire quand plus personne nenous tient la main, quand il n’y a plus en perma-nence, tout près de nous, un corps de grandeur inter-médiaire qui, du haut de sa taille et fort de sonexpérience, voit plus loin, nous met en garde et nousréfrène, « ce talus est trop haut… Cette pente esttrop raide… Ce détour serait trop long, nousn’avons plus le temps, rentrons », et que nous devonsalors appréhender seuls le monde, microcosmeslâchés dans le macrocosme qui ne connaissent ni laprochaine étape ni la destination finale. Pour la plu-part d’entre nous, cette première expérience du com-bat solitaire avec les embûches et les énigmes du

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vaste monde a lieu le premier jour d’école.

Ce jour-là, je n’ai pas pleuré. Je me suis retrouvéeau milieu des autres enfants dans un préau qui m’estapparu, peut-être parce que je venais de l’austèrechâteau fort de la rue Philippe-de-Metz, comme unendroit extraordinaire : une salle immense, touteronde – je n’avais vraiment jamais vu ça –, éclairée

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par des baies qui donnaient sur la cour bien pluslarge, elle aussi, que celle de notre immeuble.L’école maternelle est un lieu intermédiaire bizarre,où commence l’apprentissage du monde des adultes,mais où certains détails de la vie, habituellementembêtants pour les tout-petits, leur sont adaptés,compensations offertes à ceux qui devront s’habituerà en obtenir de moins en moins. Pour qu’ils appren-nent à suspendre leur manteau, les patères sontfixées juste à leur portée, ils peuvent s’asseoir à unetable, sur une chaise, sans devoir faire de l’escalade,et puis aller aux cabinets comme des grands, sur unvrai siège mais pas plus haut qu’un pot de chambre.La grille séparant l’entrée de l’école du préau, etdevant laquelle ma mère m’embrassait parce que lesparents n’avaient pas le droit, en principe, d’aller au-delà, était elle aussi proportionnée à la taille desenfants, si bien qu’en vérité elle n’interdisait le pas-sage qu’à ceux-ci, moyen subtil de les habituer à lacaptivité. Ainsi, l’aire de nos allées et venues s’élargittandis que les objets qui la découpent et nous yfixent se rapprochent : le premier espace social dans

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lequel nous évoluons est soumis à des changementsd’échelle permanents, comme le pays d’Alice, sansreceler toutefois autant de merveilles.

Ma mère travaillait mais, comme elle avait sa mèreà la maison et que celle-ci pouvait s’occuper desenfants pendant la journée, on avait attendu que j’aiecinq ans pour me mettre à l’école, en troisième etdernière année de maternelle. J’avais été inscrite à

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Jules-Ferry, l’un des deux groupes scolaires de laville, qui datait du début du siècle et qui avait étéagrandi au milieu des années 1930. L’école n’adepuis pratiquement plus subi de transformations.Elle se présente, à l’angle des rues de l’amiral-Courbetet Charles-Chefson, en un long bâtiment de briqueocre rouge, traversé de hautes et larges fenêtres,moderne. La partie centrale de la façade est particu-lièrement avenante, avec un faîte pointu comme letoit d’une maison dessinée par un enfant, et un jolicadran d’horloge dont les aiguilles noires et les pointsblancs qui symbolisent les heures sont directementfichés dans la brique. Cette partie comprend deuxentrées symétriques, celle de l’école maternelle etcelle de l’école primaire qui conserve l’inscription« filles » bien que maintenant l’enseignement soitdevenu mixte. Ce sont de larges portails surélevés parquelques marches, arrondis en forme d’entrée detunnel et fermés par des grilles où se dessinent parendroits, de façon ludique, les lettres de l’alphabet.L’encadrement de chaque portail est ourlé d’un grosboudin également en brique, qui donne un caractère

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presque obscène à cette façade lisse, bouche d’ogreou vulve charnue ! Mais, vus avec recul et de face,ces portails ressemblent plutôt à deux bons gros yeuxdont la paupière lourde et arrondie exprime l’éton-nement tandis que les portes vitrées, ménagées dansles grilles au fond des orbites, y figurent les pupillesmédusées. L’école Jules-Ferry est une jolie école oùje devais toujours me sentir bien. Il m’apparaît main-

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Composition et mise en pagesNord Compo à Villeneuve-d’Ascq

No d’édition : L.01ELJN000313.N001Dépôt légal : avril 2014