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Presses Universitaires du Mirail Un français au Brésil àla veille de l'indépendance : Louis-François de Tollenare (1816-1818) Author(s): Léon BOURDON Source: Caravelle (1963-1965), No. 1 (1963), pp. 29-49 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40849524 . Accessed: 14/06/2014 11:46 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1963-1965). http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.111 on Sat, 14 Jun 2014 11:46:00 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

Un français au Brésil àla veille de l'indépendance : Louis-François de Tollenare (1816-1818)Author(s): Léon BOURDONSource: Caravelle (1963-1965), No. 1 (1963), pp. 29-49Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40849524 .

Accessed: 14/06/2014 11:46

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Un français au Brésil à la veille de l'indépendance :

Louis-François de Tollenare (18161818)

par

Léon BOURDON, Professeur à la Sorbonne.

L'année 1816 peut, à juste titre, être considérée, au Brésil, comme P « année des Français ». Si le colonel Maler avait, dès 1815, ouvert le consulat général de Rio de Janeiro, ce n'est que l'année suivante, en mai 1816, que le duc de Luxembourg vint rétablir officiellement les relations diplomatiques entre la monarchie portugaise, installée depuis 1808 sur les bords de la baie de Guanabara, et la France : ambassade fastueuse, à laquelle avait pris part le naturaliste Auguste de Saint-Hilaire qui devait par la suite entreprendre de longs et fructueux voyages d'exploration à l'intérieur du pays. Mais quel- ques mois plus tôt, en mars 1816, était arrivée la célèbre mission artistique française invitée par le comte da Barca à organiser une Ecole royale des Sciences, Arts et Métiers, et qui, autour de Joa- chim Lebreton, secrétaire récemment révoqué de la Classe des Beaux-Arts de l'Institut de France, groupait les peintres Jean- Baptiste Debret et Nicolas-Antoine Taunay, le sculpteur Auguste Taunay, l'architecte Auguste Grandjean de Montigny et le graveur Charles Pradier. En octobre 1816, débarquaient à Rio Henri Plasson, qui allait occuper le poste d'agent consulaire de France à

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Bahia, et le tout jeune Ferdinand Denis qui, n'ayant pu trouver un embarquement pour le Bengale, se décida six mois plus tard à lui servir de secrétaire. A cette liste de noms pour la plupart très connus, il convient d'en ajouter un autre, dont on a jusqu'ici beau- coup moins parlé : Louis-François de Tollenare.

Louis-François de Tollenare appartenait à une très vieille famille d'origine flamande dont le tombeau se voit encore dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand. Peu avant le milieu du XVIIIe siècle, son aïeul, Charles de Tollenare, avait quitté cette ville pour venir se fixer à Nantes où son père, Louis-Philippe de Tollenare, épousa une demoi- selle Denouel de la Loyrie. En 1795, ayant successivement perdu sa mère, puis son père, Louis-François fut, à l'âge de 15 ans, confié à la tutelle d'un de ses oncles qui, estimant qu'un orphelin avait beau- coup mieux à faire que de traîner sur les bancs des écoles, fussent- elles « centrales », l'expédia sans tarder à Hambourg où, après avoir pris quelques leçons d'allemand chez un pasteur protestant, il entra dans une des plus grandes banques de la place. Il s'y fit d'ailleurs aussitôt remarquer à tel point que, en 1799, ses patrons l'envoyèrent à Stockholm négocier les conditions d'un emprunt sollicité par la Cour de Suède, mission dont il s'acquitta avec un remarquable succès. Aussi devait-il être encore chargé d'autres « graves opéra- tions » du même genre qui le conduisirent en Hollande et en Angle- terre.

A la fin de 1801, Tollenare retourne à Nantes, où il pense s'établir définitivement. En août 1802, il épouse la fille d'un négociant, Clo- tilde Bourgault du Coudray, qui lui donnera deux enfants, et il ins- talle une usine de filature et de tissage de coton dans laquelle il est un des premiers à utiliser les métiers récemment mis au point par Cartwright, et à adopter le système de la navette volante, dont cer- tains ont voulu lui attribuer l'invention. L'affaire marche bien. Tollenare fonde même une autre manufacture à Paris, en associa- tion avec deux Anglais, les frères Collier, ingénieurs et construc- teurs de machines. Et c'est sans doute pour élargir le rayon de ses ventes que, en 1809, il entreprend un voyage en Italie du Nord, où il visite, entre autres villes, Plaisance, Parme et Modène, avant de revenir en France par Gênes, Marengo et Turin.

Mais le Blocus continental et la politique douanière de Napoléon provoquent une crise désastreuse dans l'industrie cotonnière, et Tollenare est, comme bien d'autres, contraint de fermer ses usines en 1813. Il se résout alors à travailler pour la maison nantaise de son cousin, le comte Dufou, qui lui accorde une participation à ses bénéfices. Récompense, certes, très méritée, car Tollenare, saisissant

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l'occasion de la guerre qui vient d'éclater entre l'Angleterre et les Etats-Unis, a l'idée d'organiser, dans une île de la Floride, espagnole à cette époque, un comptoir grâce auquel la maison Dufou peut introduire sans encombre, mais avec grand profit, les cotons améri- cains de Géorgie jusque dans le port de Liverpool...

Comme on le voit, Tollenare a le génie des affaires, et il se fera gloire d'être un « marchand de coton ». Mais ce « marchand de coton » est en même temps un homme très cultivé. Le chanoine qui dirigea ses trop courtes études, lui a donné de solides principes, sinon d'orthographe qu'il eut toujours très fantaisiste, du moins de style dont on pourra juger tout à lìieure. Par la suite, il s'est initié lui-même à la philosophie de Condillac et à l'économie poli- tique d'Adam Smith. Mais il appartient surtout à ce que j'appel- lerais volontiers le « siècle de Buff on ». Gomme tant de Français de ce temps, il possède des connaissances étonnamment vastes et précises en matière d'histoire naturelle, et, chaque fois qu'il le peut, il va s'entretenir avec les savants professeurs du Jardin des Plantes, Richard, Desfontaines, de Candolle, Haüy. Le domaine de l'art ne lui est pas non plus fermé, bien qu'il se montre absolument réfractaire à toute architecture qui ne se conforme pas aux canons néo-classi- ques, et que ce soit à Vien, disciple de David, qu'il demande de lui faire visiter le Louvre, celui d'avant 1814, le Louvre, selon ses propres termes, d'avant 1' « injuste spoliation » ordonnée par les Alliés. Il est pourtant sensible aux premiers appels du romantisme, et, sur le chemin de l'Italie, il avait tenu à s'arrêter à Coppet pour saluer Mme de Staël dont il allait encore évoquer plus tard le sou- venir sur le promontoire de Misène : « C'est là que Corinne exaltée, tirant les derniers sons de sa lyre harmonieuse en présence de l'amant qu'elle va perdre, improvise son plus noble chant. Le tact d'une femme de génie devait faire choix d'un tel lieu pour une scène si touchante... »

Mais revenons à nos cotons. En 1814, la paix de Gand signée entre l'Angleterre et les Etats-Unis ôte toute raison d'être au système de contrebande légale imaginé par Tollenare. En 1815, les traités de Vienne rouvrent d'ailleurs, à travers le monde entier, les routes d'un commerce international régulier. L'Europe est affamée, non seulement de sucre de canne, mais encore de coton, et le Brésil fournit ces deux produits en abondance et à des prix fort avan- tageux. Le cousin Dufou décide donc en 1816 d'envoyer Tollenare au Brésil, plus précisément à Recife, pour acheter quelques cargai- sons de coton. Mais comme les relations maritimes entre la France et le Brésil sont encore mal organisées, Tollenare se rendra d'abord au Portugal, où, après avoir acquis quelques notions pratiques de

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langue portugaise et s'être initié aux méthodes commerciales du pays, il trouvera facilement un navire qui le conduira directement à Recife. Ce qui fut fait.

Tollenare nous a laissé, de son voyage, non pas à proprement parler un « journal », mais ce qu'il appelle lui-même des « notes dominicales », parce que, consacrant entièrement les autres jours de la semaine à ses affaires, il ne pouvait les rédiger que le dimanche. Les Notes dominicales constituent un gros manuscrit format in-4° de 300 folios, avec quelques cartes et de nombreux dessins à la plume. Tollenare n'eut jamais l'intention de publier ces pages qu'il n'avait écrites que pour son plaisir personnel. Mais quelques années après son retour en France, ayant eu l'occasion de retrouver à Paris Ferdinand Denis qu'il avait connu à Bahia et qui travaillait alors à son livre sur le Brésil, il lui confia son manuscrit en l'autorisant à l'utiliser largement. Ferdinand Denis oublia-t-il de le lui restituer ? Tollenare ne pensa-t-il plus à le lui réclamer ? Toujours est-il que les Notes dominicales, retrouvées en 1890 dans les papiers de Fer- dinand Denis qui venait de mourir, sont aujourd'hui conservées à la bibliothèque Sainte-Geneviève sous la cote ms. 343A. La partie portugaise est totalement inédite, et je crois bien que Georges Le Gentil a été le seul à en prendre connaissance avant moi. De la partie brésilienne, une traduction fut publiée en 1904 et 1906 dans les revues des Instituts Historiques de Recife et de Bahia, et repu- bliée aux Editions Progresso de Bahia en 1956. Mais cette traduc- tion, souvent fautive, a délibérément omis certains passages jugés superflus ou gênants, et elle n'est accompagnée d'aucune identifi- cation des noms de lieux et de personnes, dont beaucoup sont réduits à de simples initiales. Aussi ai-je cru faire œuvre utile en préparant une édition intégrale du texte français, avec commentaire aussi exhaustif que possible. Mais Dieu sait quand paraîtra l'ouvrage ! Je souhaite au moins que ce rapide article en donne un alléchant avant-goût.

Tollenare quitta Paimbœuf à bord de la Duchesse d'Angoulême le 17 juin 1816 et arriva une semaine plus tard à Porto. Je ne par- lerai pas ici de la partie portugaise de son voyage, sinon pour pré- ciser que, du 31 juillet au 7 août, il se rendit de Porto à Lisbonne par la route, et que, après deux mois de séjour à Lisbonne, il s'em- barqua le 13 octobre sur le Principe Real, brick de 500 tonneaux, qui l'amena en vue de Recife le 13 novembre.

Pendant les heures qu'il ne consacre pas à ses affaires - affaires sur lesquelles il gardera toujours le secret le plus rigoureusement professionnel - il prend contact avec cette ville dont l'aspect s'est

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bien modifié depuis un siècle et demi, sans que s'effacent pour autant les lignes générales de son cadre.

Recife se composait - comme aujourd'hui encore - de trois quartiers, séparés par deux rivières, le Beberibe et le Capiberibe, dont les eaux se rejoignent avant de se jeter dans le port qu'un long et mince récif côtier protège contre les vagues du large.

Le quartier du Recife proprement dit, au bout d'une presqu'île de sable parallèle au récif qui lui vaut son nom, est le vieux quar- tier portugais, le quartier du port, avec ses entrepôts, ses magasins, ses hautes maisons de quatre et cinq étages, et, dans l'encombrement de ses rues étroites et sales, une foule de nègres portant des far- deaux ou de négresses vendant des bananes, des ananas, des man- gues, des oranges ou des cajous. De place en place, devant les senzalas, sont exposés des troupeaux d'esclaves récemment arrivés d'Afrique. Lamentable spectacle, qui émeut Tollenare. « Ces malheureux, dit-il, vêtus d'un simple pagne, sont accroupis par terre et rongent avec indifférence quelques tronçons de canne à sucre. Parmi eux on voit des hommes dont le visage est encore fier et féroce. Mais il en est aussi qui paraissent fort calmes et fort soumis. Les femmes faites sont désagréables, leurs formes, toutes fanées, sont exposées sans voiles. Les jeunes filles ont conservé les contours gracieux de l'adoles- cence; la couleur noire enlève peu de leur charme à des gorges d'Hébé toujours bien soutenues par elles-mêmes; leurs yeux ne manquent pas d'une certaine expression voluptueuse et disent avec une naïve timidité le désir qu'elles auraient d'être achetées par tel ou tel qui les regarde avec plus d'intérêt. Les négrillons jouent entre eux comme des petits singes dont ils ont assez les mouvements. L'aspect général ne présente ni pleurs, ni cris, ni désespoir. Cependant l'étranger nouvellement débarqué ne peut se défendre d'un sentiment pénible. »

Un pont en pierre et en bois, bordé de boutiques, qui datait de l'occupation hollandaise au milieu du XVIIe siècle, et qui n'avait cessé d'éprouver de gros malheurs - on venait de le réparer tant bien que mal - conduisait dans le second quartier, le quartier insulaire de Santo Antonio. Ce quartier avait été créé par les Hollan- dais. Les rues y étaient un peu plus larges, un peu mieux tracées, mais à peine moins sales. On y voyait les ruines du fameux château de Maurice de Nassau, l'ancien Collège des Jésuites devenu palais du gouverneur de la capitainerie, des églises, des couvents, des casernes, des hôpitaux, un marché modèle, une prison relativement confortable, et le théâtre, qui ne l'était pas du tout. Bref, à côté du quartier commercial, le quartier administratif.

Sur le continent, en face des restes de la villa de plaisance que Maurice de Nassau avait baptisée Schoonzichi, « Belle Vue », le quartier résidentiel de Boa Vista se construisait rapidement le long

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de chaussées remblayées au milieu de terrains amphibies couverts de mangliers à l'ombre desquels pullulaient des myriades de crabes. C'est là que les riches commerçants se faisaient bâtir de superbes demeures. C'est là aussi que se dressait la Soledade, le somptueux palais des évêques.

Un autre pont, tout en bois celui-là, et qui datait également des Hollandais, mais qui avait été solidement restauré depuis peu, reliait Santo Antonio à Boa Vista. C'était l'unique promenade de la ville. Tous les soirs, deux rangées de bancs accueillaient les flâneurs qui venaient respirer le frais, dire du mal du voisin ou attendre les bonnes fortunes. « De jeunes et jolies mulâtresses, richement parées sous la cape noire qui leur couvre la tête, mais qu'elles ont l'adresse de laisser tomber de temps en temps par hasard, y tendent les filets de la séduction. Leur pied soigneusement chaussé d'un fin soulier de satin blanc heurte celui de l'homme inattentif. Elles demandent excuse, mais leur œil noir et vif vous dit : Ce n'était qu'un prétexte ! »

Tollenare - croyons-le sur parole - demeurait indifférent à ces appels du pied. Il préférait contempler au loin, d'un côté l'Océan, où bondissaient les jangadas, ces rapides radeaux à voiles triangu- laires qui emportaient les pêcheurs jusqu'à perte de vue du rivage, et de l'autre, juchée sur son acropole, Olinda, l'ancienne capitale aux églises et aux couvents enfouis sous la verdure des orangers et des palmiers, et d'où la vie se retirait peu à peu au profit de la ville des affaires, de la ville de l'avenir, Recife. Tollenare s'y rendait parfois, moins pour méditer sur l'inconstance de la fortune ou pour rêver sur la mélancolie des ruines, que pour se promener dans le jardin botanique où un Français, Etienne-Paul Germain, avait été chargé d'acclimater des plantes exotiques récemment apportées de Cayenne. « Comment, écrit-il, n'aurais-je pas été étourdi dans un jardin qui offre à mes yeux, en plein rapport et garnis de leurs fruits, le cannellier de Ceylan, le giroflier et le muscadier des Moluques, le poivrier du Malabar, l'arbre à pain de Tahiti, le noyer de Bancoul, et cent autres végétaux intéressants ? J'étais là comme un homme que l'on enivre en lui présen- tant coup sur coup des verres de vins étrangers qui bientôt lui font perdre la raison ! »

A vrai dire, le Jardin d'Olinda n'était encore qu'une incertaine promesse, qui d'ailleurs ne se réalisa jamais. Par incompétence autant que par nonchalance, Germain s'occupait très mal d'un tra- vail pour lequel il recevait pourtant un fort beau salaire : 3 000 francs par an, plus une indemnité de 200 francs par mois, logé et pratiquement nourri.

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« II est fâcheux, regrette Tollenare, qu'il n'ait pas la plus légère connaissance de la botanique. Et puis, il n'a aucun goût pour son état et, malgré les fréquentes représentations que lui font ses compatriotes sur la négligence avec laquelle il s'acquitte d'un devoir bien payé, il passe la moitié de son temps au milieu des Français qu'il charme par son caractère agréable, sa gaieté et sa douce, mais trop indifférente philosophie. »

Ce que Tollenare ne pouvait encore savoir, c'est que ledit Germain devait sa place à ses sentiments anti-jacobins et que le gouverneur l'employait volontiers à surveiller discrètement les Français soup- çonnés de nourrir des opinions subversives.

Tollenare n'avait d'ailleurs nullement besoin de grimper jusqu'au Jardin des Plantes d'Olinda pour satisfaire ses curiosités botaniques. Sur les plages, bruissaient les palmes souples des cocotiers. Les che- mins étroits menant de Boa Vista vers la campagne étaient bordés de palmiers dendé, de papayers, de bananiers, de manguiers, de cajous, de jaquiers. « L'arbre le plus curieux que j'aie rencontré dans mes excursions, affirme Tollenare, est le jaquier. Il s'élève à la hauteur de nos grands chênes. Attaché immédiatement au tronc se trouve un fruit énorme. Sa longueur a 18 à 24 pouces, et son diamètre en a 12 ou 15. Il pèse au moins 20 livres. Sa chute serait dangereuse pour celui qui se trouverait sur sa route ! »

Tous ces arbres avaient été apportés d'Afrique ou d'Asie par les Portugais. Mais, à quelques heures de marche dans l'intérieur, commençait la forêt brésilienne, avec ses essences indigènes aux noms tupi que Tollenare écorche bien souvent : sicupira, acacipuga, sapucaia, ibiriba, camaçari, ibirapariba, tatajuba, ibiraita, ipé, quiri- pinanga, que sais-je encore ? Un seul manquait à l'appel : l'ibira- pitanga, le fameux bois-brésil, qui, soumis depuis trois siècles à une exploitation dévastatrice, avait déjà pratiquement disparu. Cette forêt brésilienne constituait un fourré presque impénétrable. « Des sortes de cactus s'implantent dans l'enfourchement des branches des arbres les plus forts et les revêtent d'une végétation vigoureuse. Toutes ces masses sont tantôt unies par des lianes qui dessinent des guirlandes gracieuses, tantôt brisées par la chute de quelque arbre tombé de vétusté. Lorsque je reverrai les scènes poétiques que nos jardiniers- paysagistes retracent à grands frais dans les parcs de nos princes, il me sera bien difficile de résister au souvenir de celles que m'ont présentées les forêts des environs de Recife. »

Souvenir accompagné sans doute de quelques petits frissons rétrospectifs. « Si l'on aime les sensations de terreur, il suffit de penser que les voûtes épaisses et ténébreuses de ces forêts sont l'asile du féroce jaguar qui,

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grimpé sur un arbre, y guette sa proie et s'élance sur elle par un bond de 15 pieds, de l'once carnassier qui détruit les troupeaux, de la panthère que le sang altère de sang; il suffit de se rappeler le crotalus horridus ou le serpent à sonnettes ou le monstrueux boa dont la taille atteint souvent 25 pieds. Si le voyageur se laisse aller à ces idées, qui ne sont pas toujours sans fondement, le timide lézard qui s'enfuit dans les broussailles fait naître bientôt chez lui le sentiment de l'effroi. »

Mais Tollenare reconnaît que ces dangers étaient devenus fort rares. On lui a montré des dépouilles d'onces, de jaguars et de ser- pents. Mais il n'a jamais vu que des animaux plus paisibles, des cerfs et des daims qui se hasardent quelquefois sur le bord des savanes, et qui, à l'approche de l'homme, disparaissent avec la rapi- dité de l'éclair. Tollenare ne s'est jamais posé en Tartarin sous les Tropiques.

S'il multipliait et prolongeait ainsi ses promenades solitaires, c'est que la ville ne lui offrait aucune vie de société. Les négociants ne se voyaient entre eux qu'à la Bourse ou à la Douane, et c'est là qu'il fallait aller les chercher pour traiter d'affaires. Mais ils rece- vaient très rarement chez eux les étrangers, surtout les célibataires même à titre provisoire, et, s'ils les recevaient, ils ne les introdui- saient jamais dans leurs familles. Tollenare, qui inspirait proba- blement confiance, fut pourtant l'objet d'attentions assez exception- nelles. Un riche commerçant, qui le « caressait » beaucoup, l'invita une fois à passer la journée dans son sítio, c'est-à-dire dans la mai- son de plaisance qu'il possédait aux environs de Recife sur les bords du Capiberibe. Ce fut une bien belle réception dont Tollenare ne nous épargne aucun détail. « Le luxe consiste dans un grand nombre de pièces d'argenterie. Lorsqu'un étranger est hébergé, on lui présente à se laver dans de superbes vases de ce métal. Les plateaux que l'on met sur la table en sont aussi. Le repas commence par une soupe copieuse et épaisse où domine l'ail. Le premier service se compose de bœuf bouilli peu succulent dont on relève la fadeur avec du lard toujours un peu rance, et de farine de manioc qu'on prend avec les doigts. Au second service, on présente un ragoût de poulet et un plat de riz au piment. On ne voit pas de pain. Des mulâtresses remplissent de vin les verres à mesure qu'ils se vident, mais on ne provoque point à boire. Le dessert est formé ou de confitures ou de sirop de sucre qu'on mêle à de la farine de manioc. Ces mets doux sont pour disposer à boire à longs traits l'eau rafraîchie dans un alcarazas qui passe à la ronde, et aucune bouche n'a été essuyée. L'abon- dance d'eau que l'on boit alors est un délice que je convertis en une espèce de débauche. Cette ablution interne ne tarde pas à produire ces soupirs de repletion qui se succèdent d'une manière sonore et qu'on s'envoie réciproquement à la figure avec tant de franchise. Heureusement qu'on quitte bientôt la table pour se livrer au sommeil ! L'étranger reçu

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avec tant de somptuosité - car vraiment on se met en grands frais pour lui - s'attend à recevoir un gîte sensuel où il reposera mollement. Les domestiques entrent, ferment les volets, suspendent un hamac pour le maître, posent des nattes sur les bancs pour les convives. Il faut bien s'y étendre. Au bout de cinq minutes se fait entendre un ronflement général occasionné par les aliments abondants dont on vient de se gorger. A la fin de l'après-midi on se lève, on boit encore de l'eau. Nouveaux soupirs ! La politesse n'a pas permis au maître d'aller rejoindre sa femme. La privation qu'il éprouve est un sacrifice qu'il fait à son hôte, et il ne manque guère d'en rappeler le mérite. »

Car, on l'a bien senti, ni la femme ni les filles du maître de maison ne se sont montrées un seul instant.

Cette claustration des personnes du sexe contrastait fort curieu- sement avec l'ingénuité, la candeur dont témoignaient ces mêmes personnes lorsque, en d'autres circonstances, elles s'exposaient à des regards plutôt indiscrets. Depuis quelques années, les médecins préconisaient les bains de mer, et surtout les bains de rivière, comme un moyen souverain pour combattre les fièvres. Le lieu le plus fré- quenté était, sur les bords du Capiberibe, le Poço da Panela, où une âme pieuse avait construit à ses frais une église dédiée à Nossa Senhora da Saúde, littéralement Notre-Dame de la Santé, et les bai- gneurs qui accouraient en cet endroit pendant la saison chaude, de novembre au carême, étaient ironiquement appelés romeiros da saúde, c'est-à-dire pèlerins de la santé. Quoi qu'il en soit, il était salutaire, agréable et de bon ton de se baigner dans le Capiberibe. Mais les choses se passaient de la façon la plus simple du monde. Ecoutons Tollenare, témoin oculaire : « C'est sur les bords du Capiberibe qu'il faut voir des familles entières se plonger dans le fleuve et y passer une partie de la journée en s'abritant des rayons du soleil sous de petits hangars construits en branches de palmiers. Chaque maison a le sien, près duquel est un petit retranche- ment pour se déshabiller. Les femmes du rang le plus élevé y entrent nues, ainsi que les femmes de couleur et les hommes. A l'approche d'un canot, elles s'enfoncent dans l'eau jusqu'au menton par décence. Mais le voile est bien transparent ! J'ai vu dans ces bains la nourrice allaiter son enfant, la grand-mère plonger avec son petit-fils, les jeunes demoiselles de la maison folâtrer au milieu de leurs nègres, s'élancer avec prestesse et traverser le fleuve à la nage. La position du corps requise pour cet exercice ne laisse rien voir qui offense la pudeur. Mais il est d'autres formes non moins heureuses que l'œil peut contempler tout à son aise. J'avoue que je fus aussi étonné que charmé de rencontrer un jour dans cet état de naïades sans voiles les demoiselles N..., filles d'un des premiers négociants de la place. Au reste le promeneur, ébloui de tant d'appâts, témoigne-t-il être un curieux impertinent ? En un clin d'œil les jolies amphytrites font un plongeon et ne vont reparaître sur la surface de l'eau qu'à 20 pas de là. »

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Variante tropicale de l'éternel dum fugit ad salices... Mes amis brésiliens m'ont supplié de percer l'anonymat de ces belles nageuses. Je leur ai répondu qu'ils témoignaient être eux aussi des curieux impertinents. Mais je puis bien dire ici, en toute confidence, que les demoiselles N... étaient fort vraisemblablement les filles du richis- sime commerçant Bento José da Costa, qui possédait au Poço da Panela le somptueux sítio de la Jaqueira, dont il ne reste malheu- reusement plus aujourd'hui que l'exquise chapelle de Notre-Dame de la Conception. Une de ces demoiselles devait bientôt, du reste, faire un peu parler d'elle. Nous la retrouverons dans quelques instants.

A l'occasion des fêtes de Noël 1816, qui interrompaient toute activité commerciale, Tollenare eut la chance d'être invité à séjour- ner pendant deux semaines dans une plantation de canne à sucre, Yengenho du Salgado, qu'un des plus riches négociants de Recife auquel il était particulièrement recommandé, José de Oliveira Ramos, avait acheté depuis peu à quelque 60 km au sud de la ville. J'ai tenu à refaire le voyage de Tollenare. Je suis allé moi-même au Salgado. J'ai retrouvé à peu près intact le paysage : sur les deux rives du cours inférieur de l'Ipojuca, tout près de la mer, une large plaine couverte de champs de canne, fermée vers l'ouest par des collines couronnées de lambeaux de forêts. Mais, hélas ! au vieil engenho a succédé une usina moderne. La casa grande a été rem- placée par une demeure en style bungalow, la chapelle baroque par une église en ciment armé. Seule subsiste la senzala, où quelques ouvriers de V usina sont logés avec le même rudimentaire inconfort que les esclaves de Yengenho, Mais le témoignage de Tollenare n'en a que plus de prix pour nous, et la perspicacité avec laquelle, non seulement en commerçant qu'il était alors, mais aussi en technicien et en patron qu'il avait été naguère, il a étudié le fonctionnement de l'entreprise du Salgado, nous éclaire sur la situation où se trouvait l'industrie sucrière du nord-est du Brésil.

Particulièrement vivante est sa description de l'activité qui régnait au Salgado en pleine saison de la récolte. « Les bâtiments entourent une vaste cour carrée de 6¡0 toises de long sur 30 et quelques de large. D'abord se voit un long rez-de-chaussée avec une galerie en avant soutenue par des colonnes : ce sont les casais - la senzala - des nègres. Ils sont solitaires à l'heure du travail. De ces casais, on domine sur la plaine où se cultive la canne. Le soleil est brûlant. Ici trente nègres et négresses, courbés vers la terre, sont excités à la tra- vailler par un commandeur armé d'un fouet qui punit le moindre repos. Là huit nègres vigoureux coupent les cannes que cinq jeunes filles mettent en bottes. Les chars attelés de quatre bœufs vont et viennent du champ

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au moulin. D'autres attelages arrivent de la forêt, chargés de bois pour les fourneaux. Tout est mouvement. Près des casais est le moulin à sucre. Il est élevé sur une terrasse et sa toiture repose sur des piliers. Huit che- vaux le font tourner, les cris de quatre jeunes nègres les animent. Dans un parc qui y tient sont 100 chevaux en réserve pour les relais. Cinq jeunes négresses présentent les cannes aux cylindres verticaux du moulin. Leurs formes sveltes et souples se dessinent avec élégance à chacun de leurs mouvements. Quelques nègres déchargent les cannes qui arrivent du champ et les mettent à la portée des femmes. D'autres emportent dans de grandes corbeilles et étendent dans la cour le marc inutile de la canne : il se nomme bagasse. L'édifice qui contient le moulin contient aussi l'important atelier des chaudières où se cuit le vesou et où se forme le sucre. Le maître rafïineur a sous ses ordres cinq forts nègres qui vivent comme lui au milieu d'une vapeur brûlante. Ils agitent le sirop avec de longues cuillers et font les transvasements successifs qu'ordonne le maître. Le feu des fourneaux est allumé jour et nuit pendant les cinq mois que dure la récolte. Deux nègres l'alimentent en bois vert. D'autres transportent les formes dans la purgerie. Dans un atelier voisin, les pains, cristallisés et purgés, sont brisés. On trie les qualités, on les étend pour les faire encore sécher. Puis on pile le sucre et enfin, dernière opération, on l'encaisse. » II suffît de se reporter aux traités rédigés par Marcgraff, par Loreto et par Antonil au milieu du XVIIe et au début du XVIIIe siècle pour se rendre compte que les procédés en usage au début du XIXe n'avaient pas varié depuis 200 ans. Chose plus grave: on continuait à les appliquer machinalement sans toujours en comprendre la raison, et parfois même à contre-temps. Tollenare cite par exemple certains dispositifs qui témoignaient d'une extraordinaire habileté manuelle, mais qui allaient exactement à rencontre de l'effet désiré. Certes, quelques planteurs, éclairés par les lumières de la « philo- sophie », s'efforçaient d'améliorer les méthodes. Mais ils tombaient dans l'excès contraire d'une théorie mal assimilée, et donc vouée à de piteux échecs. Et finalement, c'était la routine aveugle qui triomphait.

Si, sur le plan technique, les choses en étaient à peu près au même point, une modification importante s'était opérée sur le plan sociologique. Tollenare n'avait évidemment pas le recul nécessaire pour en apprécier la nouveauté. Mais les renseignements qu'il nous donne à ce propos - et il est le premier à le faire avec tant de précision - n'en présentent pas moins un très grand intérêt. A côté et en marge du binôme casa grande et senzala, pour reprendre le titre du livre célèbre de Gilberto Freyre, apparaît en effet un autre facteur, le lavrador, travailleur libre, installé sur un lopin, généra- lement périphérique, de la plantation, et qui apporte à la sucrerie le produit de sa récolte qu'il partage ensuite avec le planteur.

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Ces métayers, qui possédaient quelques esclaves, mais qui mettaient eux-mêmes et leur famille la main à l'ouvrage, produisaient à bien meilleur compte que le planteur et retiraient de leur culture un bénéfice proportionnellement bien supérieur. Vivant avec sobriété et même parcimonie, et n'ayant pas à faire face aux dépenses considérables occasionnées par l'entretien et le renouvellement d'un outillage et d'un cheptel coûteux, la classe des lavradores voyait son sort s'améliorer et, du même coup, grandir l'influence qu'elle pouvait jouer dans l'économie de la région.

Malheureusement, ces lavradores étaient des métayers sans baux, et ils pouvaient, d'un instant à l'autre, être chassés sans indemnité. Leur situation avait été pourtant jusqu'alors relativement stable, et la vieille aristocratie patriarcale des senhores de engenho les avait, dans l'ensemble, protégés. Mais cette vieille aristocratie de naissance, qui manquait d'un sens assez rigoureux des affaires, subissait une crise économique des plus graves. Un grand nombre de senhores de engenho s'étaient lourdement endettés, et leurs créanciers n'étaient autres que les négociants de Recife qui leur fournissaient leurs esclaves, leur achetaient leurs sucres, leur faisaient des avances sur leurs récoltes à venir, et finalement leur hypothéquaient leurs terres avant de se les approprier à bas prix. C'est ainsi que José de Oliveira Ramos était devenu le maître du Salgado. Mais cette aristocratie d'argent, pour qui seul comptait l'argent, n'avait pas les scrupules paternalistes de l'autre, et elle n'hésitait pas à se débarrasser de ces lavradores pour reprendre les lopins de terre dont une exploitation directe leur assurerait de plus substantiels bénéfices. Et c'est exactement ce qui venait de se passer au Salgado, presque sous les yeux de Tollenare. José de Oliveira Ramos, dont on nous dit par ailleurs qu'il avait le cœur dur en affaires, avait, d'un seul coup, expulsé tous les lavradores du Salgado, 600 personnes au total, qui étaient allés trouver asile autour de la petite chapelle voisine de Nossa Senhora do ó, non sans maudire évidemment celui qui les avait ainsi précipités dans la misère.

Ce qu'il y avait de grave aussi, c'est que cette aristocratie d'argent qui dépossédait les vieilles familles de senhores de engenho et persécutait sans pitié la classe nouvelle des lavradores, était portu- gaise d'origine et de sentiments. José de Oliveira Ramos, tout comme Bento José da Costa et bien d'autres, étaient venus récemment du Portugal pour s'établir au Brésil. Ces filhos do reino, plus actifs, plus industrieux, et plus économes, s'enrichissaient rapidement et parfois aux dépens des filhos da terra qui en éprouvaient un amer dépit. D'où une tension croissante, surtout dans cette grande place

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de commerce qu'était Recife, entre l'élément portugais et l'élément brésilien. Tension qui allait, le 6 mars 1817, aboutir à l'éclosion d'un mouvement républicain séparatiste, la célèbre révolution per- namboucaine de 1817, qui échoua d'ailleurs pitoyablement au bout de dix semaines, mais qui n'en constitue pas moins un signe avant- coureur de l'Indépendance de 1822.

De cette révolution, Tollenare fut un des témoins les plus attentifs, et probablement les mieux renseignés, car un des chefs de la sédition était un de ses amis.

Tollenare avait loué, au quartier de Santo Antonio, un apparte- ment dans une maison qui se trouvait juste en face de l'hôpital du Paraiso, dont le chapelain, le padre João Ribeiro, était très féru d'histoire naturelle, et particulièrement de botanique. Cette commu- nauté de goûts rapprocha bien vite les deux voisins, qui se fréquen- tèrent assidûment. Or le padre Ribeiro ne se passionnait pas seulement pour la botanique. Il avait rassemblé une assez belle bibliothèque où figuraient en bonne place les philosophes français, et il était devenu, comme beaucoup d'ecclésiastiques de l'époque, un partisan enthousiaste des idées libérales. On l'accusera même d'avoir été quelque peu franc-maçon. Mais en ce temps-là il fallait bien peu de chose pour être considéré comme tel. Quoi qu'il en soit, il recevait souvent une demi-douzaine d'amis qui, tout comme lui, rêvaient, pour le Brésil, d'une indépendance dont l'Amérique du Nord avait depuis peu donné l'exemple et que les colonies espagnoles d'Amérique du Sud s'efforçaient alors de conquérir. Ce petit cénacle était-il un club de conspirateurs ? Je ne le pense pas. Certes, Tollenare remarquait bien que l'on disait souvent du mal de la Cour et que l'on s'indignait de la tyrannie sous laquelle gémissait le Brésil. Mais tout cela n'était encore qu'aspirations vagues et généreuses velléités.

Le malheur voulut que, dans la matinée du 6 mars 1817, le gouverneur et capitaine-général de Pernambouc, Miranda Montene- gro, affolé par un bruit qui courait et selon lequel les filhos da terra se préparaient à massacrer les filhos do reino, les marinheiros, comme les Brésiliens appelaient par dérision les Portugais, ordonna l'arrestation de quelques civils et de quelques officiers brésiliens connus pour avoir, au cours de banquets un peu trop arrosés de cachaça, prononcé des toasts anti-portugais qui s'achevaient sur le cri de ralliement de Mata marinheiros ! Les civils se laissèrent docilement conduire en prison. Mais, en pleine caserne, un capitaine plongea son épée dans le corps d'un général venu pour l'arrêter, et, quelques minutes plus tard, un autre général, accouru au bruit,

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tomba percé de balles à la porte même du quartier. Les soldats prirent les armes, ouvrirent les prisons et marchèrent sur le palais du gouverneur qui, s'étant réfugié dans une forteresse dépourvue d'eau, de vivres et de munitions, capitula dès l'aube du lendemain. Toute autorité ayant disparu, la ville entière était à la merci d'une populace déchaînée. Et c'est autant pour rétablir l'ordre public que pour profiter de l'occasion inespérée qui s'offrait à eux de libérer le Brésil, que le padre Ribeiro et quelques-uns de ses amis, procla- mant l'indépendance de Pernambouc, constituèrent un gouvernement provisoire républicain.

Tollenare suivit jour par jour, heure par heure, les événements qu'il fut à même d'observer, non pas seulement de l'extérieur, mais encore de l'intérieur, puisqu'il connaissait la plupart des membres du gouvernement, qu'il resta en contact avec eux tout en évitant de trop se compromettre, et qu'il reçut d'eux bien souvent les confi- dences de leurs enthousiasmes, mais aussi de leurs hésitations, et, pour finir, de leur accablement et de leur désespoir. Il nous a laissé en tout cas sur trois d'entre eux des lignes extrêmement suggestives dont on ne trouve l'équivalent en aucun autre document de l'époque.

Et d'abord, sur le padre Ribeiro : « L'abbé Ribeiro, à qui son habit ecclésiastique a fait déférer la prési- dence du gouvernement, était mon ami avant la révolution. Je crois qu'il l'est encore. C'est un homme instruit et sans fortune. Nourri de la lecture des anciens et nouveaux philosophes, il ne respirait que pour la liberté, et cela par amour pour elle plutôt que par ambition. Il s'indignait d'obéir aux volontés arbitraires sans manifester le désir de commander. Entraîné par la lecture des œuvres de Condorcet, il témoignait la plus haute confiance dans les progrès de l'esprit humain. Son imagination allait plus vite que son siècle, et surtout beaucoup plus avant que le génie de ses compatriotes. Aujourd'hui, il est moins enivré de l'honneur d'être le premier magistrat de son pays que de la gloire d'en être le régénérateur. Je me plais à rendre justice à ses intentions, je les crois bonnes. Mais je dois aussi le dire, il a plus d'enthousiasme que de talents administratifs. Je le trouve sous ce rapport d'une extrême faiblesse. Il n'a aucune connais- sance des hommes. L'art de manier leurs passions lui est aussi inconnu que l'intrigue. Je voudrais mourir, dit-il, à présent que mon pays est libre. C'est un exalté égaré. Il saura se sacrifier pour sa patrie, mais il ne saura pas la sauver. >

A côté du padre Ribeiro siégeait un avocat, José Luis de Mendonça, lui aussi ami de Tollenare. « M. José Luis de Mendonça est un jurisconsulte qui jouit de la considéra- tion et d'une belle fortune. Ses mœurs sont simples, son caractère est doux et affable. Il a une réputation de grande probité. Sa présence dans

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le gouvernement attirera au parti beaucoup de gens de poids. J'ai été étonné de le voir porté à la tête des affaires, car il m'a paru bien étranger à la conspiration. Je passais encore avec lui la soirée du 5. Il blâmait sans doute l'administration portugaise, mais sans aigreur. Il me semblait respectueux de la loi fondamentale. Il m'invitait à dîner chez lui le lendemain -6 et n'avait certainement pas l'air de se douter du coup qui allait éclater. Il est venu me voir depuis le 6 mars pour me demander des idées sur la direction à donner à la révolution. Je Tai renvoyé à la lecture de nos malheurs et invité à s'armer de courage, de justice et d'indulgence. Il manifeste le regret de manquer d'expérience dans l'emploi des moyens dont son amour pour son pays lui suggère l'idée. Cet homme n'a point le caractère décidé et tranchant d'un conspirateur. Aux observations qu'il permet qu'on lui fasse sur les motifs de l'acte d'indépendance, il répond faiblement : Le gant est jeté, on ne peut reculer ! »

Domingos José Martins, lui, était moins hésitant. C'était un véritable tribun, un tonante, comme dira plus tard un autre témoin. Tollenare ne l'aimait pas, et il nous en fait un portrait peu flatteur qui, autant qu'on sache, n'est pourtant pas excessivement chargé. « M. José Martins a couru longtemps après la fortune sans la rencontrer. Il avait établi à Londres une maison qui a manqué. Puis il s'était retiré au Ceará où, à l'époque de la grande hausse des cotons, il a gagné quelques capitaux avec lesquels il est venu s'établir comme négociant à Recife. Ses opérations ici n'ont rien eu de brillant. Mais M. Martins est ambitieux, il a toujours visé aux distinctions. Le séjour qu'il a fait en Europe, les connaissances qu'il prétend y avoir acquises de la politique et de l'admi- nistration anglaise lui donnent un certain vernis d'habileté qui, joint à un ton doctoral et tranchant, en impose à quelques-uns de ses compa- triotes. Je n'ai point de motifs pour croire à ses grands talents. Je l'ai trouvé fort médiocre dans une assemblée où il avait convoqué les négo- ciants étrangers pour les faire entrer dans un plan d'approvisionnement de la province. Mais il a de l'audace, il est comédien, joue l'énergie, la hauteur, l'affabilité protectrice, affecte une certaine éloquence ossianique, et jette ainsi de la poudre aux yeux. Je le crois intrigant, tourmenté du désir de se faire une fortune autant qu'un nom, et peu délicat sur les moyens de parvenir à ce but. Il a déjà une telle confiance dans son autorité qu'il témoigne un étonnement brutal lorsque sa volonté rencontre la moindre résistance et il a la maladresse de ne pas déguiser sa rancune. Je le regarde comme un des principaux auteurs de la révolution et il déploie une grande activité pour la faire marcher. » Ce qui lui laissa pourtant le loisir de se marier, on peut bien dire tambour battant, puisqu'une prise d'armes eut lieu à cette occasion, avec une jeune fille qu'on lui refusait depuis cinq ans, mais qu'il se fit accorder sous la menace : c'était la fille aînée de Bento José da Costa, que je crois être l'une des jolies baigneuses sans voiles du Poço da Panela, et qui, en tout cas, s'était amourachée de ce bellâtre sans scrupule.

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Mais les idylles de ce genre sont, plus que toutes autres, éphé- mères. L'aube de la « liberté pernamboucaine » - on n'osait encore trop parler de « république » - se couvrit bientôt de nuages menaçants. Une escadre royaliste vint bloquer le port tandis que des troupes, hâtivement mises sur pied à Bahia, montaient, à mar- ches peu forcées d'ailleurs, vers Recife. Un grand nombre d'habi- tants, désertant la ville qui commençait à souffrir du manque de vivres, allaient se réfugier dans les engenhos ou dans les sítios des environs. Les étrangers, qui redoutaient d'être pris entre deux feux, devenaient inquiets. Les Français, notamment, se trouvaient livrés à eux-mêmes depuis que Germain, mal vu des autorités révolutionnaires à cause de son anti-jacobinisme déclaré, et n'ayant pu se faire reconnaître la qualité d'agent consulaire dont il venait d'être investi par notre chargé d'affaires à Rio de Janeiro, avait cru plus prudent de s'éclipser. Tollenare devint, sinon le chef, du moins le centre de la petite colonie. A ceux qui, comme Jean-Baptiste Vigneaux, avaient des difficultés d'argent, il escomptait les traites qu'ils ne parvenaient pas à faire honorer. A tous, il ouvrait large- ment sa maison, hébergeant les uns, accueillant les autres à sa table. « Nous nous réunissons, note-t-il, le soir entre Français pour charmer nos peines. Nous avons une agréable société qu'embellit la présence de M*"e de R..., femme de beaucoup d'esprit, auteur de la jolie chronique d'Aloïse - [il s'agit de M|me de Ranchoup, qui s'était fait connaître à Paris par un petit roman, Aloïse de Mespres, nouvelle tirée des chroniques du XII9 siècle, et dont j'ignorerai probablement toujours pourquoi elle était devenue « négociante » à Recife]. - Les Portugais, continue Tollenare, ne conçoivent pas que notre philosophie soit de rire dans le danger. Il est très peu de personnes d'un caractère assez ferme pour ne pas repousser les chagrins par des moyens artificiels. Les uns boivent du vin, les autres s'enivrent d'opium, d'autres rient ou s'excitent à rire : ce ne sont pas toujours les plus fous entre les fous. »

La grosse affaire était pourtant d'expédier au plus tôt les navires marchands étrangers qui risquaient d'être endommagés par un bombardement de l'escadre royaliste. Tollenare, pour sa part, en avait affrété trois, deux français, la Félicité et la Louise, et un portugais, le São Johannes (ce qui donne une idée de l'importance des achats auxquels il s'était livré). La Félicité avait mis à la voile le 14 avril, alors que le blocus n'était pas encore en place. Mais deux jours plus tard, toute expédition était interdite. Le 30 avril, Tollenare tenta pourtant de mettre dehors la Louise. « Le navire sortit, nous dit-il, accompagné d'un grain qui me faisait espérer qu'il pourrait gagner la haute mer sans être arrêté. Il était déjà fort loin et continuait sa route sans qu'aucun des bâtiments de guerre eût appareillé. Mais nous le vîmes courir sur eux une bordée dont nous ne

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pouvons pas nous expliquer le motif. Une corvette appareilla et le força à mouiller. Le lendemain, j'eus le déplaisir de voir qu'il était pris. Le capteur y avait hissé le pavillon portugais au-dessus de celui français, traitement humiliant qui ne se fait que dans le cas de guerre ouverte. Le 2 mai, la Louise prit la route du Sud. » Ainsi arraisonnée, la Louise fut en effet conduite à Bahia où les choses tournèrent fort mal. Car les autorités découvrirent que la cargaison se composait, non seulement de coton, mais encore de 600 quintaux de bois-brésil, marchandise dont la Couronne portu- gaise se réservait jalousement le monopole. Contrebande caractérisée qui tombait inexorablement sous le coup des lois les plus sévères. En dépit des interventions de l'agent consulaire de France, Henri Plasson, l'affaire, aussitôt instruite par Vouvidor geral do crime, fut portée devant le tribunal de la Relação qui, par jugement du 19 juin, prononça la confiscation de la cargaison et du bâtiment et infligea une amende de 2.000 cruzados (environ 4.800 francs de l'époque) au capitaine du navire Adrien Thibault.

La peine était lourde et le consul Maler s'en émut. Dès qu'il avait été mis au courant de l'incident, il avait adressé une protestation à la Cour de Rio de Janeiro contre la grave insulte faite « au pavillon d'une puissance amie qui doit toujours être traité avec égards nonobstant les fautes de ceux qui naviguent sous sa protection », et bien que la réponse du ministre des Affaires Étrangères ne lui ait pas paru entièrement satisfaisante, il n'avait pas insisté afin de donner plus de force à sa réclamation contre la condamnation du capitaine Thibault et contre la saisie de la Louise et de sa cargaison, ou du moins de la partie de la cargaison qui ne pouvait être considérée comme entachée de contrebande. Maler exalta la belle conduite du capitaine Thibault qui, aux premières heures de la révolution, avait mis son artillerie et son équipage à la disposition du gouverneur Miranda Montenegro. Il développa toute une suite de considérations juridiques tendant à conclure à la bonne foi de Tollenare. Mais en vain. Au terme d'un échange de notes qui dura jusqu'au début de janvier 1818, le gouvernement de Rio lui fit savoir que « les arguments avec lesquels il prétendait prouver que la Louise n'était point assujettie à la confiscation nonobstant qu'elle eût à son bord une cargaison de bois du Brésil qui était exporté de Pernambouc quand ce port se trouvait bloqué, manquaient de la force qu'il leur supposait en face des dispositions expresses de la loi qui prohibe tout commerce et toute exportation illégale de ce produit de régie royale ». La Louise, déclarée de bonne prise, ne fut pas rendue.

De tout cela, nous ne sommes informés que grâce à des documents

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conservés aux Archives Nationales de Rio de Janeiro, aux Archives Publiques de Bahia et aux Archives du Quai d'Orsay. Dans ses Notes Dominicales, Tollenare n'en souffle mot. Pas même pour expliquer les raisons pour lesquelles il eut l'idée de se rendre de Recife à Bahia. Il n'en est pas moins évident qu'il n'entreprit ce voyage que dans l'espoir d'obtenir de la bienveillance du comte dos Arcos, gouverneur de la province, la restitution de la Louise et de sa cargaison.

Dans les derniers jours de mai, sous la pression des troupes de Bahia et sous la menace du bombardement de l'escadre du blocus, les troupes républicaines s'étaient repliées en désordre vers le Nord. Domingos José Martins, pris les armes à la main, avait été conduit à Bahia pour y être fusillé, en même temps d'ailleurs que José Luis de Mendonça, qui s'était de lui-même livré à la police. Quant au padre João Ribeiro, il n'avait pu survivre à l'écroulement de son rêve : il s'était pendu, et sa tête était exposée au pilori de la ville. « Puis-je, écrit Tollenare, empêcher que mon cœur ne se serre en jetant un dernier regard sur la tête défigurée du malheureux abbé Ribeiro ? » Puis la répression avait sévi, moins sauvage qu'on ne le dit parfois, et, avec elle, la course aux récompenses, plus écœurante encore qu'on ne peut l'imaginer. Mais, enfin, l'ordre régnait à nouveau. Fin juin, Tollenare expédiait son troisième bâtiment, le São Johan- nes. Fin juillet, le navire anglais Y Agreeable l'amenait à Bahia, juste à temps pour lui permettre, hélas! de voir la Louise, utilisée comme courrier, lever l'ancre en direction de Rio de Janeiro.

Tollenare ne se tint pas pour battu. Il loua une maison dans le quartier alors à demi-champêtre de Vitória où s'installaient de préférence les étrangers, et il multiplia les démarches, sans négliger aucune occasion de faire sa cour au comte dos Arcos. « Occupé d'affaires contentieuses et fâcheuses, nous dit-il fort laconique- ment, je vis fort retiré avec un seul nègre qui fait ma cuisine. Tous mes délassements sont dans mes rêveries. » Ce qui était une excellente disposition d'esprit pour goûter le charme du paysage bahianais.

« Le promontoire, note-t-il, où se trouve le village de Vitoria forme, depuis la ville jusqu'à la pointe du cap [Santo Antonio], un triangle d'une lieue sur chaque côté. Dans cet espace resserré, se trouvent six petites vallées délicieuses. Au sein de leurs bosquets odorants s'élance élégam- ment l'arbre ami des tropiques, le cocotier, dont la cime échevelée se balance mollement dans les airs. Des masses énormes de verdure varient l'aspect et servent de repos à l'oeil : ce sont les manguiers gigantesques, les jaquiers au fruit monstrueux, les genipapos au tronc séculaire. Ils servent de retraite à mille brillants habitants des airs. Le cacique au

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plumage noir et jaune y suspend son nid ingénieux, le bentivi y fait son joli cri d'appel, les ramiers y roucoulent leurs amours... La maison que j'occupe est sur la place du village. Elle n'est séparée de la campagne que par une haie touffue de citronniers et de cafeyers, du milieu desquels la délicate sensitive projette ses rameaux épineux. Devant moi est l'église et son modeste presbytère. Les jours de fête, douze ou quinze palanquins y portent les dames du voisinage. Les mulâtresses et les négresses à peine couvertes d'une chemise de gaze ou de mousseline claire, éclatante de blancheur et de broderies, et parées d'un jupon de toile peinte à grands ramages, se rendent à l'office à pieds nus. Plusieurs ont le col et les bras chargés de chaînes d'or. Derrière l'église, la montagne descend brusque- ment à la mer. Un sentier tortueux et ombragé conduit au rivage. Là, au pied d'un rocher à pic d'environ 300 pieds de hauteur, se trouve la fontaine d'eau douce qui fournit au village. On voit tout le long du jour les femmes portant sur la tête un vase de terre en forme d'urne antique monter et descendre ce sentier. Leurs vêtements succincts laissent apercevoir toute la beauté de leurs épaules, l'élégante rondeur de leurs bras et la souplesse de leur taille. Pour peu qu'on s'imagine que Rachel et Lia devaient être tant soit peu brunes, on sera moins éloigné de trouver à la fontaine de Vitoria les scènes de Jacob avec les filles de Laban. Les amants viennent là aider leurs bergères à puiser l'eau, et aussi à trans- porter la jarre jusqu'à mi-côte. On s'arrête à causer, on s'offre des bouquets : les bosquets sont bien près î... Mille fois témoin de ces petits manèges, je n'ai pu m'empêcher d'y sourire avec intérêt. »

Ces traits bucoliques contrastaient avec « l'apparence de grandeur et de magnificence » que la ville elle-même avait héritée de l'époque, encore récente, où elle était la capitale du Brésil. On y voyait de beaux monuments : le palais du gouverneur, l'ancien collège des Jésuites, la cathédrale, voire le théâtre, qui se distinguait d'ailleurs « par sa masse plutôt que par son élégance », mais n'en était pas moins « un noble édifice qui eut fait honneur à une de nos villes de France de deuxième ordre ». « Des acteurs, ajoute Tollenare, j'aurai bientôt dit qu'ils ne valent rien : partout on risque peu en portant un tel jugement. J'ai remarqué qu'ils criaient à tue-tête et appuyaient l'expression de leur jeu par de grands coups de pied sur les planches, ainsi qu'on le fait sur nos théâtres des grands boulevards. »

Quant aux pièces, ce sont des miracles de saints, remarquables par leur machinerie et leurs décors, des drames bourgeois plutôt ennuyeux, et des intermèdes « lardés de gravelures » et pimentés de lundu, « danse la plus cynique qu'on puisse imaginer ». Mais, alors que, en privé, dit-on, elles raffolent de ce dernier spectacle « qu'on souffrirait à peine dans un lieu de débauche », les dames de la bonne société s'abstiennent d'aller l'applaudir au théâtre.

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Car, à la différence de Recife, Bahia possède une « bonne société » à laquelle la cour des vice-rois a imprimé un ton qui semble devoir s'affiner davantage. Certes, le goût des beaux-arts ne peut être encore que très faible dans un pays « où Ton est trop peu sensible à l'ennui pour chercher des distractions délicates, et où l'admiration n'est excitée par la présence d'aucun modèle d'imitation » puisqu'on ignore « qu'il y a eu un Rubens, un Raphaël, un Poussin dans le monde ». Lorsque « les gens riches demandent quelques gravures pour couvrir les panneaux de leurs salons, on leur envoie d'Europe des enluminures de 5 francs dans des cadres de 5 louis ». Un amateur montre pourtant pour la peinture « une passion entraînante » et ses essais sont « vraiment étonnants ». La musique est très appréciée. On pince la guitare, on joue de la flûte assez agréablement. Telle dame touche le piano avec « des grâces vraiment françaises ». Mais on excelle surtout dans le chant. Les mélodies des modinhas, « airs particuliers au Brésil » sur des « paroles ordinairement ana- créontiques », sont « gracieuses et touchantes ». « A l'ensemble qui règne dans les morceaux à plusieurs voix, on sent que les oreilles sont musicales. » Ces petits concerts agrémentent les « assemblées » que les étrangers ont mises à la mode. Un certain M. C... en donne une chaque lundi. Les femmes, qui s'y entre-déchirent avec autant de perfidie que dans les meilleurs salons parisiens, font assaut de toilettes. Le port du corset leur impose une nouvelle ligne. Celles qui sont déjà d'un âge un peu mûr, il faut bien parfois « les transporter dans une chambre voisine et donner à leurs charmes flottants leur antique et habituelle liberté ». Mais les plus jeunes s'accommodent plus facilement de cet instrument de torture. Et Tollenare le vit bien à l'occasion d'un grand banquet suivi de bal que le « commerce » de Bahia offrit au comte dos Arcos qui venait d'être nommé ministre de la Marine. € Je m'attendais, dit-il, à une réunion grotesque, à des toilettes ridicules, à des manières anti-européennes. Les échantillons que j'avais vus à Pernambouc me donnaient l'espérance que la fête de Bahia aurait été plus plaisante encore en faisant ressortir la naïveté des mœurs créoles sous un plus grand fracas de parure. J'ai été considérablement détrompé, et même doublement attrapé, car non seulement Callot ou Hogarth n'auraient pas trouvé un seul trait de caricature, mais encore les femmes ne manquaient ni de goût ni même de certaines grâces. Comme un navire français arrivé depuis peu avait apporté des objets de mode et avait fourni les toilettes, toutes étaient élégantes et assez bien ajustées. La fête a été aussi belle et aussi bien ordonnée qu'elle le serait dans une de nos villes de province de France. On verrait seulement dans celles-ci moins de diamants et moins de robes lamées et brodées d'or et d'argent. Mais la fréquente communication des peuples entre eux va faire peu à peu dispa-

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raître les nuances qui les distinguent, et bientôt il n'y aura plus d'Atlantique comme il n'y eut plus de Pyrénées. »

Tolienare semble avoir prévu l'influence qu'allait bientôt exercer cette foule de Français et de Françaises qui, depuis quelques mois, débarquaient à pleins bateaux dans les ports, modistes, chapeliers, tailleurs, médecins, apothicaires, sages-femmes, boulangers, pâtis- siers, cuisiniers, traiteurs, bouchers, chaudronniers, ferblantiers, ébénistes, sans oublier les maîtres de langue, de musique, de danse, de maintien, d'équitation, d'escrime... Il est certain que, grâce à eux, bien des traits des mœurs européennes s'implantèrent rapidement et solidement au Brésil. Mais, tout comme il devait toujours y avoir des Pyrénées, il y aura toujours un Atlantique. Et Tolienare le sentait mieux que personne, lui qui, au hasard de ses Notes, analysa avec tant de finesse les différences de comportement d'un Brésilien et d'un Français doués de caractères identiques et placés dans des circonstances analogues, différences suffisamment intimes pour qu'elles ne soient pas affectées par l'uniformisation de quelques gestes extérieurs. A ce titre, et bien qu'elles puissent sembler parfois moins étoffées que d'autres ouvrages écrits en vue de leur publica- tion, les Notes dominicales doivent occuper une place de choix dans la bibliographie franco-brésilienne, et elles ne méritaient certes pas l'oubli dans lequel, en France du moins, elles demeurèrent plongées si longtemps.

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