un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

20

Upload: others

Post on 23-Jun-2022

5 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com
Page 2: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com
Page 3: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

Collection LES UNS LES AUTRES

dir igée p a r G e r m a i n e Fin i f te r

D a n s la m ê m e co l l ec t ion

Sarah et l'Écumeur de rivages (Alain Adaken)

La lettre brûlée (Rolande Causse)

L 'herbe de guerre (Xavière Gauthier)

La fille des sables (Jane Hervé et Herma Kervran)

Où sont passés les profs? (Michel Peyroux)

CES ouvre-toi ! (Gérard Hubert-Richou)

La chasse aux enfants (Bertrand Solet)

Kike (Hilda Perera)

Un pacte avec le diable (Thierry Lenain) Éric et Lucile (Patrick Vendamme)

La protestation (Guy Jimenes)

La fille du canal (Thierry Lenain)

Je veux chanter (Maya Nahum)

Le chemin de la révolte (Christian Schott)

La part du vent (Jacqueline Held)

Le Maltagliato (Luce Fillol)

© Syros 1995

9 bis, rue Abel-Hovelacque

75013 Paris

Page 4: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

Michel GIRIN

S Y R O S

Page 5: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

Il lustration d e c o u v e r t u r e : J e a n n e P u c h o l

L ' a u t e u r

Biologiste, expert en développement des pêches et de

l'aquaculture, spécialiste de l'environnement marin, Michel

Girin est consulté par des organisations internationales,

des gouvernements et des entreprises, sur les meilleures approches d'un développement soucieux des équilibres

naturels. Le désir de partager avec ses trois enfants son

expérience et sa découverte des nombreux pays qu'il par- courait l'a conduit à écrire.

Le bateau sur le fleuve est né de sa rencontre avec un

abbé français qui a longtemps assuré une mission en Amazonie. Ils ont fouillé ensemble dans ses souvenirs et

l'aventure du grand bateau s'est construite peu à peu tan-

dis qu'Iré-no, Toto'i, Kangati et Eusebio ainsi que la tribu des Pirassu prenaient vie.

D u m ê m e a u t e u r

- La pr isonnière du magicien (Bayard poche - Je Bouquine)

- Pêcheur d'espoir (Bayard poche - Je Bouquine) - Série noire p o u r B a b a c a r (Rageot) - La marée noire de San Mar ta (Milan)

Direction artistique de la collection : Gérard Lo Monaco

Page 6: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

L e s trois enfants étaient allongés sur le toit de

palmes, à leur poste d'observation habituel, sous la

branche basse du vieux palétuvier qui surplombait la

case du Père. Autour d'eux, les coassements des gre- nouilles emplissaient la nuit amazonienne de leur ca-

cophonie habituelle.

— Alors, que font-ils maintenant? chuchota

Kangati à l'oreille d'Iré-no.

La fillette retira lentement la tête du trou qu'elle

avait creusé dans l'épaisseur des palmes et se tourna

vers son cousin, allongé à sa droite.

— Ils parlent toujours, répondit-elle à voix basse.

C'est surtout le Père qui parle. L'étranger pose des questions et il écrit sur un cahier.

Elle replongea la tête dans le trou et la ressortit

presque aussitôt, faisant signe aux deux garçons

Page 7: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

d'écouter. Un chant de fête monta vers eux, le chant

composé par la tribu pour célébrer les exploits du

Dieu que vénérait le Père.

C'était le même Dieu que celui des sertanejos, qui

prenaient le sang des arbres et la poudre de soleil

des rivières. Comme ni les sertanejos ni le Père

n'avaient de nom pour leur Dieu, les adultes lui en

avaient donné un. Ils l'avaient appelé le Père du Ciel.

Le Père du Ciel semblait plus puissant à lui seul

que tous les génies de la forêt réunis. Jésus, son fils,

savait marcher sur l'eau. Mais Jésus ne protégeait pas

des flèches. Le sertanejo qui avait tué Djauí après la

dernière crue portait une image de Jésus dans sa

poche de chemise. La flèche du vieux Cabindé, le

compagnon de chasse de Djauí, avait transpercé

l'image avant de percer le cœur de l'homme.

Le Père avait apporté un grand livre, avec de

belles images en couleurs qui racontaient les actions

de Jésus et du Père du Ciel. Il avait aussi apporté

une pleine caisse de cahiers et de crayons de toutes

les couleurs de l'arc-en-ciel. Et il avait entrepris d'ap-

prendre aux plus curieux à déchiffrer les mots qui

1. Les sertanejos, au Brésil, sont les colons du sertão, c'est-à- dire la brousse, et par extension la forêt amazonienne.

Page 8: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

font la parole et à dessiner les lettres des mots. En

plus, il maîtrisait une magie capable d'enfermer les

chants de la tribu dans une machine à paroles qu'il

commandait à sa guise. C'était cette machine qu'il

faisait fonctionner pour l'étranger aux cheveux

rouges.

Iré-no replongea la tête dans le trou. Mais Toto'i,

allongé à sa gauche, la poussa du bras. Elle redressa

la tête, interrogeant son frère du regard.

— Laisse-moi la place maintenant, dit-il. Iré-no recula avec une moue boudeuse. Comme

elle était la plus agile et la plus adroite, c'était tou-

jours elle qui devait faire le trou sans attirer l'atten-

tion du Père, puis le reboucher à la fin. Mais, sous

prétexte qu'ils étaient plus forts, les garçons s'attri-

buaient généralement la plus grande part du spec-

tacle. Quand Kangati regardait, Iré-no avait beau lui

secouer le bras en lui demandant à voix basse ce qui

se passait, il restait longtemps la tête enfoncée dans

les palmes et ne racontait ensuite presque rien de ce

qu'il avait vu.

Plusieurs fois, fatiguée d'attendre, Iré-no avait ou-

vert un deuxième trou ailleurs. Mais, ailleurs, il y

avait toujours quelque chose en travers du champ de

vision : un poteau, la moustiquaire du hamac, ou l'un

Page 9: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

des multiples objets que le Père suspendait à la char-

pente pour les mettre à l'abri de ce qui rampe ou court sur le sol.

Le chant s'arrêta. Le Père et l'étranger aux che-

veux rouges reprirent leur dialogue. Toto'i savait re-

connaître certains mots de la langue des sertanejos.

Mais il n'en distinguait aucun dans ceux de l'homme,

qui parlait une langue gutturale, plus dure que le

portugais. Il formait des sons étranges, en faisant des

grimaces qui rendaient encore plus laid son visage

aussi poilu qu'une face de singe. Toto'i se redressa et dit à voix basse aux deux

autres :

— Il est encore plus laid qu'à la lumière du jour.

Même le seigneur jaguar s'enfuirait s'il le rencontrait de nuit dans la forêt.

— Oui, mais il est gentil, répondit Iré-no. Ses ca- deaux étaient vraiment délicieux.

Lors de l'échange traditionnel des cadeaux de

bienvenue, l'étranger avait offert trois caissettes à la

tribu, une pour les hommes, une autre pour les

femmes et la dernière pour les enfants. La caissette

des hommes contenait des sachets de perles multico- lores pour faire des colliers. Celle des femmes conte- nait des couteaux et trois casseroles. Celle des

Page 10: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

enfants contenait des petits paquets de biscuits

étranges, enveloppés dans des feuilles brillantes qui

crissaient sous les doigts. Quelques enfants, parmi

les plus grands, avaient recraché la première bou-

chée. Mais la plupart avaient adoré, les petits surtout.

Et il y avait eu quelques discussions animées pour le

partage final.

Toto'i n'avait pas aimé. Il le rappela à sa sœur, en

ajoutant que l'homme ne lui paraissait pas meilleur

que ses biscuits. Puis il fit signe à Kangati de regar- der à son tour.

Kangati plongea la tête dans le trou. Sa main

gauche glissa sur une palme encore humide de la

pluie du soir. Le bras suivit, entraînant les épaules. Au bord du trou, une branche de la charpente, peut-

être un peu pourrie, céda sous le choc. Kangati tenta

de se retenir de la main droite. Mais il ne réussit qu'à

entraîner une brassée de palmes dans sa chute. Le

sol se précipita vers lui. Il boula sur lui-même dans

le vide et parvint à se recevoir sur les pieds, jambes

pliées.

Le choc fut rude. Ses genoux claquèrent contre sa

mâchoire et il bascula sur le dos. Des palmes tom-

bées de la toiture lui fouettèrent les jambes. Il vit

Toto'i, déséquilibré, basculer à son tour vers lui avec

Page 11: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

pas manquer de suivre, il ajouta:

— Iré-no peut-elle me peindre aussi ?

Le père d'Iré-no hésita un instant. Iré-no, Toto'i et

Eusebio le regardaient, attendant anxieusement sa

décision. Eusebio n'avait pas subi les épreuves du

Passage. Il n'était pas un Pirassu. Il était blessé. Mais il avait traversé la forêt seul. Il était malin. Il devait

connaître les ruses des Blancs. Il savait manœuvrer

une pirogue à moteur mieux que personne. Le père de Toto'i se décida :

— Oui, elle peut, répondit-il.

Iré-no et Toto'i sourirent. Une joie immense gon-

fla le cœur d'Eusebio, mêlée d'une peur tout aussi

grande. Puis il se mit à réfléchir, patiemment, obsti-

nément. Il cherchait à imaginer ce qui se passerait

quand la voadeira tenterait de franchir le barrage des

bateaux-îles, ce qu'il pourrait faire qu'aucun autre ne

saurait faire à sa place.

L'après-midi amena les hommes de la vieille

mine, dans leurs pirogues à moteur. Ils étaient venus

avec une dizaine de couteaux rustiques, taillés dans

des morceaux de fer, des arcs de leur confection et leur vieux fusil.

Après une discussion, ils partirent s'installer sur le

grand bateau échoué dont ils feraient leur forteresse.

Page 12: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

Puis les guerriers se divisèrent en trois groupes

qui partirent s'installer à leur tour, l'un sur le bateau

des Pirassu et les deux autres sur chaque rive du fleuve.

L'attente commença. Elle dura deux jours et deux

nuits. Ce fut au cours de la première nuit qu'Eusebio

trouva la solution, en pensant aux bouteilles de bière

vides qui servaient de bougeoirs de chaque côté de

l'autel, dans la case du Père. Quand il travaillait au

garage, il avait vu un jour les mécaniciens s'amuser à

faire exploser derrière l'atelier une bouteille remplie

d'essence et fermée par un bouchon de toile qu'ils avaient enflammé.

Il se fit conduire par Toto'i au chef des mineurs,

pour lui en parler. L'homme rejeta d'abord son idée.

Ceux qui la mettraient en œuvre n'auraient qu'une

chance infime de réussir et ils seraient pratiquement

assurés de mourir. Mais Eusebio insista, se portant

volontaire pour manœuvrer la pirogue. L'un des mi-

neurs, un vieux qui avait partagé bien des épreuves

avec le père d'Eusebio, se leva alors et dit :

— Le garçon a raison. C'est notre seule chance. Je

suis assez vieux pour mourir et son père m'a sauvé

la vie il y a bien longtemps, sur l'Amazone. J'irai

Page 13: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

avec lui. Nous prendrons la pirogue du père de

Toto'i, c'est la plus maniable.

Tout au long de l'après-midi, Toto'i, Kangati, Iré-no, Eusebio et le vieux mineur travaillèrent ensemble à

couvrir la pirogue d'un entrelacs de branchages et de

lianes à larges feuilles. Dans cette île flottante, ils

ménagèrent deux niches, l'une pour le pilote, à l'ar-

rière, et l'autre pour le lanceur, sur l'avant.

Quand ce fut fini, Toto'i s'offrit pour reconduire le

vieux mineur au bateau. En route, moitié par gestes,

moitié avec les quelques mots de portugais qu'il

connaissait, il lui proposa une idée qui lui était ve-

nue pendant l'aménagement des niches. Le vieux mi-

neur hésita un instant. Puis il reconnut que l'idée

était bonne. Elle augmentait nettement leurs chances

de réussir. Il accepta.

Au milieu du troisième jour, les guetteurs des ba-

teaux-îles signalèrent un bruit de moteur en aval.

Bientôt, tous l'entendirent. Il s'enfla progressivement et soudain la voadeira déboucha de la courbe du

fleuve, rejetant comme à son habitude deux grandes

gerbes d'eau de part et d'autre de sa proue.

Sur les bateaux-îles et à terre, les hommes frisson-

nèrent, même les plus courageux. Du haut des ba-

Page 14: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

teaux-îles et des plus grands arbres de la rive, les

guetteurs crièrent qu'ils avaient compté trois

hommes à bord, avec des fusils. C'étaient les mêmes

hommes que le mois précédent. Ils étaient assis sur

de grosses balles de coton.

Un instant, la voadeira sembla vouloir s'engager sans ralentir entre les deux bateaux-îles. Les Indiens

et les mineurs préparèrent leurs armes. Mais l'homme

qui était assis à l'avant de l'embarcation fit un signe de la main en montrant les bateaux-îles et cria

quelque chose vers ses camarades. La voadeira ra-

lentit et vira pour se diriger vers le passage entre le

bateau des Pirassu et la rive gauche du fleuve. De

part et d'autre, des bras bandèrent des arcs.

Les hommes de la voadeira échangèrent quelques

phrases, puis ils se glissèrent à genoux dans d'étroits

espaces ménagés entre les balles de coton, ne lais-

sant dépasser que leur tête et leur fusil. Une vague

d'inquiétude traversa les rangs des Indiens et des mi- neurs. Les tueurs avaient senti l'embuscade et ils

s'étaient préparés en conséquence !

Le moteur rugit soudain. La voadeira vira de nou-

veau et bondit en avant, droit entre les bateaux-îles.

En même temps, les trois hommes levèrent leurs fu- sils et commencèrent à tirer. C'étaient des armes à

Page 15: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

répétition. Les balles déchirèrent les feuillages des

bateaux-îles. Des cris de douleur et de rage retenti-

rent. Une volée de flèches jaillit des feuillages. La

plupart tombèrent dans l'eau, mais quelques-unes se fichèrent dans les balles de coton.

Deux hommes s'étaient écroulés dans le bateau

des Pirassu et un troisième dans celui des mineurs.

Une deuxième volée de flèches partit en désordre

vers la voadeira, qui passait maintenant juste entre

les bateaux-îles. Toutes se perdirent dans les balles

de coton. Un coup de feu isolé claqua du bateau des

mineurs. Dans la voadeira, l'homme de tête lâcha son fusil et s'affaissa.

Un hurlement de joie partit des bateaux-îles. Une

flèche retardataire se ficha alors dans l'épaule

gauche de l'homme qui manœuvrait le moteur. Il

laissa tomber son arme, mais il maintint ferme la pri-

se de sa main droite sur la poignée du moteur. Le

troisième homme balaya alors la passerelle du bateau des Pirassu d'une volée de balles. Des cris de dou-

leur couvrirent le rugissement du moteur.

Les plus rapides parvinrent à tirer une troisième

flèche vers l'embarcation qui s'éloignait déjà. Toutes

tombèrent dans l'eau. Les tueurs avaient gagné. Ils

étaient passés.

Page 16: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

La voadeira vira légèrement vers la gauche pour

éviter un amas de branches et de feuilles qui dérivait sur le fleuve. L'amas fit aussitôt route vers elle. Les

hommes des bateaux-îles virent la tête et les épaules

du vieux mineur en jaillir. Il tenait à la main une

bouteille au goulot enflammé et amorçait le mouve- ment de la lancer. Le fusil du troisième homme de la

voadeira aboya sèchement. Le mouvement de lancer du vieux mineur s'inter-

rompit. Son bras resta dressé en l'air, vacillant légère-

ment. Les hommes des bateaux-îles poussèrent des hurlements d'horreur. La bouteille allait retomber

dans l'amas de branches et de feuilles !

Un autre bras jaillit, un bras d'enfant, qui saisit la

bouteille. La tête de Toto'i apparut au-dessus des feuilles. La bouteille vola et tomba dans la voadeira,

juste devant l'homme qui manœuvrait le moteur.

L'homme plongea pour la relancer, mais il arriva une

fraction de seconde trop tard. La bouteille explosa.

Une langue de feu enveloppa tout l'arrière de la voadeira.

À l'avant, le tueur du vieux mineur se jeta par- dessus bord. L'embarcation continua un instant sa

course folle sur le fleuve, puis elle explosa dans une

immense gerbe de flammes.

Page 17: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

Les hommes des bateaux-îles se rendirent alors

compte que la pirogue cachée sous l'amas de branches et de feuilles continuait droit vers l'homme

qui s'était jeté à l'eau. Des cris d'avertissement jailli-

rent d'une vingtaine de gorges. Trop tard! L'homme

s'était déjà agrippé au bord de la pirogue !

Il se passa alors quelque chose d'extraordinaire,

dont le récit fut répété plus tard de veillée en veillée,

inlassablement, avec toujours la même émotion. Une

énorme masse grise surmontée de deux petits yeux

jaunes surgit dans le dos de l'homme. C'était le

monstre du fleuve, le poisson-chat géant! Sa gueule

gigantesque, portant deux longs barbillons sous la

mâchoire inférieure, s'ouvrit largement.

Sentant une présence derrière lui, l'homme se re-

tourna. Il poussa un cri de frayeur et lâcha le bordé

de la pirogue. La gueule gigantesque se referma sur lui et le monstre l'entraîna au fond du fleuve.

Page 18: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

L e Père et José arrivèrent le lendemain, dans

l'hydravion de la Funai, accompagnés de deux hauts

responsables de la fondation. Ils avaient remué ciel

et terre sans succès pendant presque quatre se-

maines pour tenter de se faire entendre. Il étaient

même allés jusqu'à Brasilia. Au retour, ils avaient dé-

couvert que l'acheteur d'Eusebio et ses amis étaient

partis sur le fleuve cinq jours plus tôt. Ils avaient

presque embarqué de force le responsable régional

de la Funai dans son hydravion, avec son adjoint.

Les visiteurs trouvèrent l'aldeia aussi calme qu'à

son habitude. Personne n'avait vu passer une voa-

deira avec trois hommes à bord. Quatre Indiens

manquaient. Ils étaient partis à la chasse. Chose cu-

rieuse, les deux chamanes et une femme étaient par-

tis avec eux. Mais personne n'en paraissait surpris.

Page 19: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

La femme de Roïri portait le deuil. Son mari était

mort deux jours plus tôt d'une fièvre que le Père au-

rait peut-être pu guérir s'il avait été là. C'était ainsi. Il

serait mieux que le Père ne s'éloigne plus.

Le Père pria devant la tombe fraîchement damée.

Puis José et lui voulurent monter jusqu'à la vieille

mine, en entraînant avec eux les deux hauts fonc-

tionnaires de la Funai. Comme l'hydravion ne pou-

vait pas se poser là-bas, faute d'un bras de fleuve

assez dégagé, Tep-to le bancal offrit le bateau des

Pirassu pour emmener le groupe. Le fleuve était as-

sez haut pour qu'il passe sans difficulté et ce serait

plus confortable que la pirogue à moteur. Tep-to dit même:

— Les mineurs sont venus à l'aldeia voir Eusebio.

Ce sont les amis des Pirassu. Notre bateau est aussi

leur bateau.

Toto'i, Kangati, Iré-no, Eusebio et plusieurs

hommes les accompagnèrent. Pendant le voyage, le

Père essaya plusieurs fois de parler seul à seul avec

Eusebio. Mais Iré-no ne s'éloignait jamais du garçon.'

Et chaque fois que le Père tenta de lui parler, sur un

signe de la fillette, plusieurs Indiens vinrent s'aggluti-

ner autour d'eux en demandant que l'enfant raconte une nouvelle fois sa fuite à travers la forêt.

Page 20: Un bateau sur le fleuve - excerpts.numilog.com

À la vieille mine, il y avait une nouvelle croix de

bois. Le chef des mineurs expliqua que le vieux

Plinio, dont le cœur était fragile, s'était écroulé au

fond de la mine, deux jours plus tôt, en portant les

mains à sa poitrine. Avant de mourir, il avait juste eu

le temps de léguer à Eusebio, le fils de son vieil ami

Everardo, le peu de poudre d'or qu'il possédait. Le

chef des mineurs sortit de sa poche un petit sachet

de cuir contenant quelques pincées de poudre d'or.

Il en passa la cordelette autour du cou d'Eusebio.

Puis il l'embrassa sur les deux joues et lui dit qu'il

serait toujours le bienvenu parmi eux.

Le Père dit une messe pour le repos de l'âme du

vieux Plinio. Puis tous les visiteurs embarquèrent sur

le bateau des Pirassu. Deux jours plus tard, l'hydra-

vion de la Funai s'envola, emportant avec lui des

fonctionnaires un peu mécontents d'avoir été déran-

gés pour rien et en même temps satisfaits d'avoir vu

que tout allait bien.

Les chasseurs, les chamanes et la femme revinrent le lendemain. Les chasseurs n'avaient rien tué. Mais

ils n'en semblaient pas ennuyés; pas plus qu'ils ne

semblaient comprendre où et comment ils avaient

pu se faire, l'un à la cuisse, un autre au bras et les