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d e P O I N C A R É

à M I T T E R R A N D

Pris sur le vif

Portraits contemporains

Jean-Louis AUJOL Éditions GAZETTE DU PALAIS

3, Boulevard du Palais, 75004 Paris 12, Place Dauphine, 75001 Paris

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DU MÊME AUTEUR

LE CARDINAL DUBOIS Ed. du Bateau Ivre, Paris 1948.

LE PROCÈS BENOIST MÉCHIN Ed. Albin Michel, Paris 1949.

L'EMPIRE FRANÇAIS DU MISSISSIPPI Collection "A titre d'ailes", G.F.P.E. 1954.

LES MAINS DE PILATE Ed. Jean-Pierre Ollivier, Paris 1976.

CE CÈDRE QU'ON ABAT Ed. Cary script, Paris 1988.

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A mes enfants Marguerite et Bernard

A la mémoire de ces grands aînés qui me tendirent leurs mains : Vincent de Moro Giafféri, Henry Torrès, Albert Gautrat, André Toulemon.

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Préface

Jean-Louis A UJOL, historien et homme de lettres, est un des rares survivants d'une race d'avocats qui a marqué l'histoire de France de la moitié du XXe siècle.

Sa carrière est de celles qui exaltent et suscitent chez les candidats au C.A.P.A., leur vocation.

Jean-Louis AUJOL n'a pas attendu l'ouverture des frontières, le droit d'établissement, la libre circulation des personnes, l'internationalisation des marchés, pour être au vrai sens du terme, un avocat « international ».

Ses souvenirs que nous publions, n 'ont rien de comparable avec les anecdotes et faits divers de « justice de paix », que juges et avocats se plaisent à raconter en des « mémoires » que l'évolution des idées et des mœurs affadie et qui n 'intéressent que leur auteur.

Son livre est d'une autre dimension.

C'est à travers la carrière exceptionnelle d'un homme de caractère indépendant de tous les pouvoirs, — du politique en particulier —, la révélation de faits vécus, de secrets de l'histoire contemporaine.

Sa première chance il la doit à sa Corrèze natale, à ce village de Ste Féréole où il a partagé les bancs de l'école avec le père de Jacques Chirac.

Un oncle maire de Brive le recommande à Henry de Jouvenel, rédacteur en chef du Matin. Il en devient le secrétaire et pénètre dans l'intimité d'un grand quotidien national dont le patron, Buneau-Varilla disait que sa position valait celle d'un trône.

Il fait ainsi la connaissance de Colette, alors épouse d'Henry de Jouvenel, et de tout ce que compte Paris de personnalités du monde de la politique, des arts et des lettres : Maginot, Paul-Boncour, Princesse Bibesco, Marguerite Moréno, Elvire Popesco...

Quel enchantement, quelle découverte pour un jeune provincial sans relations, mais aussi quelle école !

Henry de Jouvenel est nommé Haut Commissaire au Liban ; Jean- Louis Aujol l'y suit. A Beyrouth il rencontre celui qui devint le général Catroux. Il quitte le Moyen-Orient pour accompagner Henry de Jouvenel à la Société des Nations, où il connait Aristide Briand, Louise Weiss et bien d'autres personnalités françaises et étrangères.

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Au Moyen-Orient et à Genève il noue un tissu de relations qu'il enrichit au fil du temps.

Conseil et ami des Emirs, en particulier de Fayçal d'Arabie Saoudite et de sa famille, il est le spécialiste des questions du Moyen-Orient. Des hommes politiques le consultent et l'écoutent.

Cette ouverture sur le monde a contribué au succès de sa carrière d'avocat.

Il traverse les années noires de l'occupation en apportant sa contribu- tion à la résistance. Grâce aux ressources de son imagination il réussit à soustraire de la déportation, par des subterfuges habiles, ses clients israé- lites. Il y fut encouragé par sa collaboratrice, Me Jacqueline Rochette, militante de la résistance active, amie, notamment de Marie-Madeleine Fourcade.

A la libération son concours fut naturellement recherché pour assurer la défense dans divers procès de collaboration : Joinovici, Scaffa, Be- noist-Méchin lui confièrent leurs intérêts.

Ses clients furent multiples et célèbres : Le Grand Mufti de Jérusalem, Saïd Abd-el-Kader, la princesse de Bourbon-Parme, le Grand Duc Vladi- mir de Russie, le Prince Napoléon, la reine Géraldine d'Albanie, le Roi Pierre II de Yougoslavie dont il devint l'ami et le confident ; (il nous dévoile le choix de Winston Churchill qui préféra Tito au résistant de la première heure, le général Mikhaïlovic).

Avocat du Gotha, il était également celui des gens de lettres et des artistes : Lucien Descaves, Jean-Jacques Bresson, Christian Jacques, Tonia Navar, Madeleine Robinson...

Il plaida aussi bien des affaires politiques, comme celles de la Cagoule, du complot de Paris, de l'Internationale des traitres, des géné- raux, qui comparurent devant le Tribunal Militaire composé notamment par les généraux de Lattre de Tassigny, Koenig, Revers, que des dossiers mondains tel celui « des ballets roses », ou des dossiers de presse en assurant la défense du « Caporal épinglé », Jacques Perret. Sur un autre registre il défendit le parfumeur Yves Rocher, et Jeanne Gatineau. Il pénétra même un instant dans le monde des truands avec le cas de l'impénétrable Jo Attia.

Il est impossible de résumer en une préface ce livre riche en évène- ments qui recouvre un demi-siècle d'histoire. De l'auteur le Président René Mayer qui fut son ami, disait :

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Jean-Louis Aujol n'a pas cédé au travers des auteurs de Mémoires. Il n'écrit pas pour se justifier, mais en témoin des évènements vécus qu'il rapporte et dont il révèle les secrets qu'il a partagés ; il en est soit le procureur, soit l'avocat ou le juge. Il ne recherche pas le beau rôle, mais l'authenticité du récit. Il a l'art de le faire avec simplicité, vivacité, précision. Il est aussi agréable de le lire que de l'écouter.

Cette fresque historique est complétée de portraits pris sur le vif, ceux d'illustres personnalités contemporaines qu'il a connues et qu'il fait revivre en un art incomparable : Alphonse XIII, Pierre II de Yougoslavie, le roi Fayçal d'Arabie Saoudite, Winston Churchill, Jean Monnet, Edgar Faure, Sean Mac Bride (Prix Nobel), son ami de toujours Alexandre de Maren- ches, le Maréchal Juin, le Maréchal de Lattre de Tassigny, le Général Catroux, le Général Weygand, Moro de Giafféri, René Floriot, Colette, Joseph Kessel, Marcel Aymé, Gen Paul, Cécile Sorel, Elvire Popesco, Jacques Tati, Madeleine Robinson.

L'épilogue de cette vie réussie mélée à l'histoire nous le lisons sous sa plume dans sa conclusion :

« Merci. Oui, je suis reconnaissant à cette profession qui fut la mienne et que j'avais choisie à l'âge où seuls les jeux importent, des joies qu'elle m'a accordées. Son exercice fut tout au long de ces années un enchante- ment. Merry Bromberger qui fut longtemps chroniqueur judiciaire avant de devenir un grand journaliste et un remarquable historien de notre temps, avait écrit dans un compte-rendu de procès, que j'étais l'avocat des Rois. Il voulait probablement m'être agréable, et je ne cache pas qu'il est des choix plus flatteurs, les uns que les autres. Cependant viennent à mon esprit bien d'autres rappels d'affaires dont les protagonistes appartiennent à des milieux sociaux très variés, des plus modestes aux plus illustres, et qui m'ont permis de retirer la certitude qu'il n'y a pas de petites causes lorsqu'elles concernent des individus aux prises avec les drames, que toute ».

Jean-Louis Aujol en me faisant l'honneur de préfacer cet ouvrage a cédé à l'amitié, qu'il m'a manifesté en m'appelant à le rejoindre il y a plus

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Note de l'auteur

Ayant désiré grouper mes sou- venirs par catégories, l'ordre chrono- logique n'est intervenu qu'à l'inté- rieur de chaque chapitre.

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AVANT-PROPOS

D ans ma famille, on conservait les cartes postales. C'était, au début du siècle, le moyen de rêver. C'est ainsi que j'ai trouvé, un soir d'automne, dans ma maison limousine, une carte qui m'avait été envoyée en 1910 par ma grand-mère. L'adresse portait simplement sous mon nom : « avocat ». J'avais huit ans.

Si un doute sur la précocité de ma vocation pouvait exister, le voici levé.

Aux « Sciences Po » j'hésitais pourtant quelque peu, Henry de Jouvenel, auprès de qui déjà je travaillais, me poussant à préparer le concours des Affaires Etrangères. Le goût du verbe fut le plus fort. A cette époque, être avocat, c'était avant tout, plaider. D'aucuns pensent aujourd'hui que, comprise ainsi, cette profession privilègerait les envo- lées lyriques, au détriment du droit.

Quoi qu'il en soit, c'est avec enthousiasme, mais avec un esprit combattant, que je commençais ma carrière ; je n'étais pas éloigné de considérer l'appareil judiciaire et ses lois comme mes adversaires naturels. Je n'ai jamais pu complètement éteindre en moi cette tendance à la rebellion. Elle se fortifia lorsque je découvris le champs clos de la justice politique. Dans « Les mains de Pilate » j'ai laissé libre cours à ce sentiment. (1)

(1) Éditions Jean-Pierre OLLIVIER. Paris 1976

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Mais ce sont les personnages rencontrés sur ma route en ce temps qui fut le leur et le mien, qui m'ont incité à écrire ce livre.

Il ne s'agit pas de me raconter, mais d'évoquer les autres, ceux qui ont eu leur nom retenu par l'histoire, petite ou grande, aussi bien que les inconnus. Ils colorent tous à leur façon, le siècle, et, appartenant aux milieux les plus divers, ils donnent un aperçu original de ce temps.

Récit de voyage si l'on veut, de celui que nous accomplissons tous. Le mien déjà long, peut être porteur de souvenirs plus nombreux.

Et pour ceux qui ont tendance à vilipender leur temps, à maudire le ciel de les avoir fait vivre à une époque aussi cruelle, je dirai simplement que les époques se valent, comme tous les hommes se ressemblent.

Henry de Montherlant a écrit quelque part ; « Contemple le passé et va-t'en rasséréné. »

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CHAPITRE 1

TOUR DE FRANCE ET D'AILLEURS

N ovembre 1920. Douze heures de voyage en troisième classe. Au bout, il y avait Paris ; la gare d'Orsay au petit matin ; le noir, la brume épaisse sur le fleuve ; un fiacre, sur le siège avant duquel on installe ma malle de bois au couvercle rebondi, tiré par un cheval dont les fers martellent en cadence les pavés de granit. Rue des Écoles, un hôtel d'étudiants, une chambre exiguë.

La veille, c'était Brive où l'été s'étirait au long de journées encore chaudes ; ma maison de famille.

Comme la plupart de mes camarades de collège j'avais pris le chemin de la capitale pour y poursuivre mes études. Cette migration n'a, depuis cette époque, jamais cessé ; elle s'est sans cesse amplifiée. Le mirage de la ville lumière où tout est possible, où le succès est promis à l'audacieux, ne s'est toujours pas dissipé.

Place du Panthéon, la Faculté de Droit rébarbative, aux couloirs glacés, et l'École des Sciences politiques, plus accueillante dans son hôtel aristocratique de la rue Saint Guillaume, furent mes deux points de rencontre avec ce monde nouveau.

La vie à Paris d'un étudiant provincial, dans ces années qui suivirent la fin de la première guerre, était morose. Rien ne s'ouvrait devant lui. Les camarades parisiens nous ignoraient ; ils rentraient chez eux après les cours, et nous n'avions d'autres ressources que de vivre

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entre nous, originaires d'une même région. Au délà, c'était un mur. Un de mes amis avait réussi à devenir le secrétaire d'un député de Paris, Bokanowski, qui fut ministre de l'Air. Je l'enviais. Ses heures libres, il les passait dans ce milieu animé et plein d'imprévus où il avait lié connaissance avec des journalistes, et des membres du Cabinet du ministre. Il me faisait le récit de ses découvertes.

Je décidai à mon tour de chercher dans cette direction, mes études me laissant un temps appréciable. Je pensai aux parlementaires de la Corrèze. Mon père, qui était en bonnes relations avec Charles de Lasteyrie, ministre des Finances, me disait souvent ; « Je ne demande- rai jamais rien à ces gens là. » Il y avait chez lui une sorte de répulsion pour la politique, qu'il voyait surtout au niveau local et qui, certes, n'était pas faite pour plaire à cet homme droit et sans détours. Je m'adressai alors à mon oncle qui était à l'époque, maire de Brive. Il me dit ; « Va voir Jouvenel de ma part, c'est ce qu'il te faut ; il est rédacteur en chef du Matin, et tu trouveras bien une occupation près de lui. »

Je ne savais que peu de chose sur ce sénateur nouvellement élu ; en outre, la distance entre lui et moi me semblait immense. Qu'avais-je à lui proposer, à lui apporter ? J'hésitai plus d'une semaine car je ne voulais pas me présenter en solliciteur encombrant. Finalement, un jour de janvier, au retour des fêtes de Noël passées en famille, je me décidai. Dans le train qui me ramenait, je me répétais ; « On va bien voir ; à nous deux, Paris ! ». Ce jour là j'eus le sentiment qu'il me fallait prendre mon destin à bras le corps. « S'il m'éconduit, me disais-je, cela me procurera une bonne expérience ; j'essayerai dans une autre direc- tion. » De toutes façons, je me promis de sortir du milieu fermé des étudiants provinciaux, où je me sentais à l'étroit.

Je me rendis donc au « Matin », boulevard Poissonnière. Le journal occupait un grand immeuble à la façade peinte en rouge vif. Du trottoir donnant sur le boulevard on pouvait voir, par les fenêtres vitrées d'un demi sous-sol, fonctionner les énormes machines à imprimer.

L'antichambre des rédacteurs en chef était vaste et meublée de larges fauteuils assortis d'un immense canapé. De nombreux visiteurs attendaient d'être introduits, soit chez Buneau-Varilla, le directeur, soit chez Stéphane Lauzanne ou Henry de Jouvenel, les deux rédacteurs en chef. Un huissier, le père Lebannier, en costume de laquais, culotte courte et souliers à boucles, remplissait cet office. Il trônait, solennel, derrière un pupitre surélevé.

La porte du bureau de Jouvenel occupait la partie centrale de l'antichambre. La pièce s'ouvrait par quatre fenêtres sur le boulevard ;

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elle était meublée d'un très grand bureau plat, sans style, d'un canapé et de fauteuils. Une large table encombrée de livres, de journaux et de revues, se trouvait devant les fenêtres.

Jouvenel m'accueillit avec cordialité et proposa aussitôt de me prendre à son secrétariat ; je serais chargé de « faire la presse », autrement dit de lire les journaux — il y en avait beaucoup à cette époque —, de découper et de classer par matières les articles présentant un intérêt. Le tout devrait se trouver le lendemain à son arrivée, sur son bureau.

Lorsque je pris congé, Jouvenel dit ; « Vous me demandez de vous faire le pied parisien ; c'est désormais à vous de jouer. »

A la sortie j'étais assez inquiet de cette perspective de travail avec un homme qui m'apparaissait distant et important. D'ailleurs, en dix ans de collaboration avec lui, je ne parvins pas à me débarrasser totalement de ce sentiment éprouvé dès le premier contact.

Grand seigneur, cultivant la simplicité, Jouvenel n'était cependant jamais de plein pied avec ses collaborateurs et obligeait son entourage à se composer un personnage. Il dressait une distance entre sa personne et les autres. Je crois qu'il faut tenir compte de cela pour juger sa carrière politique qui eut dû être différente. Il avait peu d'amis vérita- bles, de ceux qui vous entraînent. Peut-être André Maginot en fut-il un. Les autres, Colrat, Monzie, Lémery, Paul-Boncour, le jalousaient, pour des motifs différents, d'ailleurs ; Monzie, parce que Jouvenel était un bel homme ; Colrat, parce qu'il était plus brillant et meilleur orateur ; Lémery, parce qu'il était un aristocrate ; Paul-Boncour, pour la même raison.

Je me suis souvent demandé si, de son côté, Jouvenel dans sa vie avait vraiment aimé quelqu'un ; son frère Robert, je crois. Il éloignait les confidences ; il repoussait la vérité lorsqu'elle l'encombrait, et c'est peut-être pour cela qu'il tenait éloignés ceux qui eussent pu la lui dire.

L'intelligence était très brillante, admirablement mise en valeur, avec un don exceptionnel des formules, un esprit de synthèse étonnant. Henry de Jouvenel savait exposer une question avec clarté, attrait et séduction ; grand orateur, il avait l'éloquence à la fois distinguée et percutante ; il savait s'élever au dessus du débat, voir la ligne générale, dominer le problème.

Cependant, il n'avait pas le travail très facile ; il peinait souvent sur ses articles, préparait ses discours avec minutie, les répétant plusieurs

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fois. Autre trait de son caractère, il était un libéral né ; ayant horreur des contraintes il comprenait tout, et sa tolérance était totale. Il disait fréquemment ; « Je ne crois ni au péché originel ni à l'enfer. » Il ignorait la haine, oubliait l'injure, ce qui le dispensait de la pardonner. Je ne pense pas qu'il ait été préoccupé par le problème métaphysique. Monzie me disait un jour, après la disparition de son ami ; « Jouvenel ne croyait pas en Dieu ; il était trop préoccupé de jouir des biens de la vie pour s'interroger sur la mort. » C'est certainement l'apparence qu'il donnait, mais était-ce la réalité ?

Bien entendu je n'ai pu rassembler ces observations que progressi- vement et après une très longue fréquentation. Mes débuts près de lui furent assez décevants ; j'étais placé en quelque sorte sous les ordres de Pierre Berthelot, son secrétaire depuis deux ans. Professeur d'école libre, Berthelot avait dix ans de plus que moi. Il me vit arriver avec une certaine méfiance ; j'étais pour lui le fils d'un notable, électeur du patron, et je serais probablement ménagé et favorisé.

Il se chargea dès les premiers jours de m'assigner une place modeste au bout d'une grande table où je trouvai journaux, ciseaux, pot de colle, et un paquet de feuilles vertes rayées destinées à recevoir les coupures de presse.

Je me fis modeste et ne frappai pas à la porte du bureau du patron. Quand celui-ci appelait, Berthelot se levait aussitôt dans la crainte qu'il me prit l'idée, à mon tour, de me manifester, tant et si bien qu'au bout de deux semaines, Jouvenel dit ; « Mais enfin, ce petit Aujol, je ne le vois jamais », et il me fit appeler. « Alors, me dit-il, vous vous ca- chez ? » Je répondis que je ne pensais pas pouvoir venir spontanément. « Mon ami, répondit-il, apprenez que dans la vie il faut se montrer, sinon on vous ignore. » J'ai mal profité de la leçon.

J'appréciais beaucoup la secrétaire, Jeanne Billard, femme de valeur et de grande culture. Elle se chargeait de la correspondance personnelle, des rendez-vous, des interventions dans les administra- tions. Elle comprit vite que je n'étais là que pour « me faire le pied parisien », selon l'expression de Jouvenel, et non pour concurrencer qui que ce fût. Rapidement nous fûmes en confiance et je quittai bientôt mon sombre bureau pour le sien. On me confia la correspondance avec la Corrèze et certaines tâches particulières, comme la liaison avec l'Union des Grandes Associations, dont Jouvenel était le président. Il avait une totale confiance en Jeanne Billard. Celle-ci, en outre, imitait à s'y méprendre la signature et même l'écriture de son patron ; la plupart des lettres manuscrites d'Henry de Jouvenel étaient dues à sa plume.

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Le bureau contigu à celui de Jeanne Billard était celui de Colette. C'est à ce moment que je fus présenté à celle qui était déjà au faîte de sa gloire. Directrice littéraire du « Matin », elle venait de publier « Le blé en herbe ». J'arrivai dans l'intimité du couple peu avant les drames sentimentaux qui les firent se séparer.

Colette, la première fois que je la vis, m'étonna. Ce qui frappait en elle, c'était une sorte de force libérée, un être sans amarres, une naturelle simplicité ; son langage était net, direct ; son regard donnait l'impres- sion que, d'emblée, elle vous avait deviné, découvert.

J'eus par la suite des relations confiantes et agréables avec Colette, mais il faut bien dire qu'à l'époque, entre elle et moi, il ne pouvait y avoir beaucoup de points de rencontre.

Un jour, sachant que j'étais étudiant en droit, elle m'interpella ; « Dites-moi, Aujol, lorsqu'elle est mariée sans contrat, une femme a-t-elle des droits sur les biens de son mari ; Ai-je des droits sur Castel Novel ? » (Le domaine corrézien, berceau de la famille de Jouvenel). Je compris alors que les choses n'allaient plus très bien entre les époux. Je lui répondis que, s'agissant d'immeubles, la propriété appartenait au mari seul.

Elle me manifesta sa satisfaction du renseignement que je lui donnai en me remettant un exemplaire du « Blé en herbe » sur lequel elle inscrivit cette dédicace quelque peu ironique à l'adresse de l'étu- diant que j'étais ; « A Maître Aujol, lumière du Barreau, humble hommage. »

Après la Grande Guerre, les écrivains épiques qui exaltaient les combats et chantaient la gloire, cédèrent la place à ceux qui assistèrent à la naissance du monde moderne. Colette fut de ceux là. Elle la vit et l'exprima. L'essence du roman se modifia.

On a tant dit et écrit sur Colette que rien ne semble devoir être ajouté. J'ai lu beaucoup d'ouvrages qui lui ont été consacrés, et je reste chaque fois sur ma faim, car ceux qui ont parlé d'elle semblent brusquement avoir été saisis, au cours de leurs propos, de la crainte subite, en allant jusqu'au bout de leur récit, de révéler je ne sais quels secrets alors découverts. Il y a peu d'écrivains assez riches de sentiments et de pensées pour provoquer une telle réaction chez leurs biographes.

J'ai fait de même dans les quelques lignes où j'évoque mes rencon- tres avec ce personnage fascinant. Le mystère reste, l'ombre n'est pas

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déchirée. Il n'est pas de plus sûr moyen pour maintenir une présence dans les mouvements de l'histoire littéraire.

A l'époque de nos vingt-quatre ans, Colette était pour nous celle qui avait eu l'audace de nous ouvrir les portes, sinon inconnues du moins interdites, d'une vie ardente, rejetant les contraintes déprimantes. Nous étions les enfants de la guerre, mais aussi d'une victoire si chèrement obtenue que cela nous conférait, nous semblait-il, le droit d'être différents de nos aînés, de dire ce que l'on nous avait appris à taire.

Or, voilà que j'avais le privilège d'approcher ce « monstre sacré », comme l'on dirait aujourd'hui.

Je me souviens de l'effet que je fis sur mes camarades lorsque j'annonçais, en arrivant au café de la place Saint Michel où nous nous réunissions après les cours ; « J'ai vu Colette ».

Je me gardai de leur dire que j'avais été un peu désappointé par la plastique corporelle de l'écrivain, mais je décrivis avec enthousiasme ce beau visage expressif, ces yeux, le charme extraordinaire qui se déga- geait de sa personne.

Elle parlait avec un accent du terroir qu'elle n'oublia jamais, et qui faisait vivre son verbe.

Mes souvenirs sur Colette restent multiples et vivaces. Je me rendais parfois boulevard Suchet où Colette vécut avec

Henry de Jouvenel jusqu'à la séparation. Le dimanche, leur fille, la petite Colette, comme nous l'appelions, arrivait à l'heure du déjeuner familial, venant du lycée de Versailles.

Au mois de février 1953, à l'occasion du quatre-vingtième anniver- saire de sa mère, je revis cette jeune pensionnaire, devenue une jeune femme vive, gaie, avec de beaux grands yeux couleur de chataigne qui la faisaient ressembler à son père ; époque brusquement surgie d'un passé déjà lointain.

A cette époque, je fus invité un jour par Henry de Jouvenel au restaurant Larue. Colette présidait la table où se trouvaient Paul Souchier, Chef du Cabinet du Garde des Sceaux, Maurice Colrat, René François, rédacteur en chef adjoint du « Matin », et quelques autres personnes de Brive. Colette plongea sa forte main dans la corbeille à fruits placée au milieu de la table, et mangea cerises et poires en disant ; « quand on aime un plat, c'est au début du repas, à l'heure de l'appétit

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Henry de Jouvenel et sa fille Colette (Bel Gazou), à Castelnovel

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qu'il faut le manger, et non à sa place traditionnelle lorsqu'on est rassasié. Vous voyez, j'aime les fruits par dessus tout, je les mange toujours au début du repas. » et se tournant vers moi elle ajouta ; « Vous pouvez en faire autant ; d'ailleurs c'est inutile de les laver ; plus il y a de microbes, mieux c'est ; ils se dévorent entre eux. » J'étais stupéfait de ces originalités auxquelles mon éducation de provincial ne m'avait guère habitué.

Colette avait alors quarante-neuf ans ; la stature un peu large contrastait avec l'allure élégante de son mari, alors au meilleur de sa forme.

Elle écrivait avec un stylo géant ; son papier bleuté était toujours le même. Dans son bureau du « Matin », il y avait un petit dessin de Forain, une caricature de Pol Rab, deux ou trois autres tableautins, et, bien entendu, des livres par monceaux. Son éditeur Férenczi lui écrivait fréquemment et elle se plaignait souvent de sa ladrerie. Comme elle vivait de sa plume, elle savait la valeur de l'argent. Elle déjeunait souvent dans son bureau du « Matin » où venait la voir Marguerite Moréno, son aînée de quelques années. Elles allaient au théâtre ensem- ble, dans le petit coupé Citroën que le « Matin » avait offert à sa directrice littéraire.

Un des restaurants les plus fréquentés par Colette et son mari était l'Escargot, rue Montorgueil. C'est là que Jouvenel nous réunit tous avant le départ en Syrie en 1925. Il dînait aussi parfois au Café de Paris, chez Voisin, chez Foyot en face du Sénat. Colette était surtout gour- mande de fruits, de coquillages et de Bourgogne.

Autour d'elle je fis la connaissance non seulement de Marguerite Moréno, mais aussi de Germaine Beaumont, Meg Villars, et de quel- ques autres. Beaucoup de monde entrait et sortait du bureau de la puissante et prestigieuse directrice littéraire. Il est vrai qu'à cette époque le boulevard Poissonnière était presqu'au centre des activités journalis- tiques et théâtrales. Les boulevards comptaient encore de nombreux restaurants où se réunissaient gens de lettres, chroniqueurs et artistes. De tout cela il ne reste presque rien de nos jours.

Dans le courant de l'année 1954, Colette devait nous quitter. Son entourage désirait des obsèques religieuses. Le curé de St Roch les refusa, elle était divorcée. Cette attitude m'indigna comme m'avait indigné le non possumus opposé par l'Évêque de Tulle en 1935 lors- qu'Henry de Jouvenel mourut.

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COLETTE et Henry de JOUVENEL

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Puisque j'en suis arrivé au moment où je fis mes premières armes au « Matin », il faut noter la puissance de ce journal à cette époque. Il accueillit notamment les articles de Raymond Poincaré qui, en 1922, venait de cesser ses fonctions de chef de l'État. Celui-ci témoignait beaucoup de considération et d'encouragements aux deux rédacteurs en chef, Jouvenel et Stéphane Lauzanne qui avaient une influence dans la presse, difficilement concevable aujourd'hui. Au surplus, Bunau- Varilla avait toujours eu l'art, comme tous les grands patrons de presse, de se créer des amitiés avec le Pouvoir, entretenant de bonnes relations même avec le Président de la République.

Lorsque j'arrivai près d'Henry de Jouvenel, celui-ci, devenu parle- mentaire, n'était plus qu'un rédacteur en chef de façade. Il se contentait d'écrire de temps en temps un article sur un sujet important et de participer à certains Conseils de Direction. Des oppositions assez graves semblaient s'être créées entre lui et le patron du journal ; je n'en percevais que les échos. Probablement Jouvenel éprouvait-il le besoin de se dégager de la tutelle de Bunau-Varilla qu'il avait dû subir longtemps et qui s'exerçait sans ménagements. Elle s'étendait depuis le début de leurs rapports à des domaines touchant sa vie privée.

Quoi qu'il en soit, j'ai personnellement gardé de mon passage dans ce grand journal, le goût de la salle de rédaction, avec son mouvement incessant, ses cris, ses interpellations, les appels au téléphone, les échanges de plaisanteries. Le soir, lorsqu'on commençait à sortir l'édi- tion, on apportait à nos bureaux les premiers tirages qui sentaient l'encre fraîche d'imprimerie.

Parallèlement au Secrétariat que j'assumais pendant cette période 1922-1924, je poursuivais mes études. J'obtins en 1922 mon diplôme de sortie de l'Ecole des Sciences Politiques. Je dirai ici quelques mots de cet établissement.

On y trouvait une atmosphère distinguée et exotique. Le cadre même du vieil hôtel de la rue St Guillaume donnait de l'allure, du style à l'École et à ses hôtes. En arrivant je fus frappé à la vue d'un imposant vestiaire qui rappelait celui des cercles élégants où j'avais été quelque- fois invité. Puis, la bibliothèque dent les porte-fenêtres s'ouvraient sur le jardin, ressemblait à ces librairies des demeures aristocratiques que l'on trouve parfois encore en province.

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Le directeur était un homme du monde qu'on voyait peu, mais son nom seul, le duc d'Eichtal, était un emblême pour cette institution qui se voulait exceptionnelle. Le secrétaire général, Gaudel, était un gros homme, d'apparence assez ordinaire et qui contrastait avec le décor. Il ne m'a laissé d'autre souvenir que celui d'un professeur ennuyeux. En revanche, certains de nos maîtres étaient éminents ; Emile Bourgeois et Scheffer qui enseignaient l'histoire diplomatique ; André Siegfried, la géographie économique ; Daniel Halévy, l'histoire du socialisme ; Joseph Barthélémy, ironique et parfois cynique et cruel, étaient parmi les plus remarquables.

C'est à l'École que j'eus pour la première fois un aperçu du monde. J'y rencontrai des camarades venus de tous les points cardinaux. Je fis notamment la connaissance des frères Khoury, Émile et Victor ; ce dernier devint mon ami. Ils étaient Libanais, nés au Mexique, tout un horizon merveilleux pour moi. Victor occupa des postes diplomatiques importants à Washington, à Londres enfin à Paris où il resta longtemps ambassadeur.

Je connus aussi à l'École Yves de Boissanger qui vint ensuite à Beyrouth en mission au Cabinet de Jouvenel et fut pendant toute la guerre Gouverneur de la Banque de France. Il avait commencé sa carrière auprès de Georges Bonnet, alors ministre des Finances.

Jacques de la Ruelle, Baumgartner, Edouard Frédéric-Dupont fréquentaient l'École au même moment et nous formions un groupe d'amis.

J'étais parfois invité chez les de Nussac. Le père, Louis de Glarix de Nussac, était bibliothécaire du Museum d'Histoire Naturelle ; sa femme, belle et cultivée, tenait salon que fréquentaient Maurice Colrat, François Poncet, Émile Mireaux du journal « Le Temps », et bien d'autres. L'appartement de la rue Linné m'accueillait d'autant plus volontiers que le fils des Nussac, Paul, était mon condisciple à l'École, et que le père avait été le camarade de mon père.

Au printemps de l'année 1924, Poincaré fut appelé pour former le gouvernement ; il choisit Henry de Jouvenel comme ministre de l'Ins- truction Publique et des Beaux-Arts. Les quelques mois passés dans ce Cabinet ministériel où je dirigeais le Secrétariat particulier, m'initièrent à la vie très particulière de ces sérails politiques où se nouaient intrigues et petits complots. J'étais aussi chargé de la liaison avec la Chambre des Députés. Grâce à cette mission je pus entendre les plus grands orateurs politiques du moment ; Aristide Briand, Léon Bérard, Louis Barthou, André Tardieu, Anatole de Monzie, pour ne citer que les plus célèbres.

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Je profitai aussi de mon passage rue de Grenelle pour assister à de nombreux spectacles des théâtres subventionnés. Tous les jours je recevais deux places pour l'Opéra, l'Opéra-Comique et la Comédie Française ; j'en fis profiter bien des camarades. Je connus ainsi Rouché, le directeur de l'Opéra et les frères Isola, directeurs de l'Opéra-Comi- que.

Mais le ministère Poincaré ne tarda pas à être renversé. Un gouvernement de gauche lui succéda avec comme Président du Conseil Edouard Herriot. Jouvenel n'en fit pas partie, malgré les efforts dé- ployés par André Maginot. C'est François Albert qui devint ministre de l'Instruction Publique.

Je m'installai alors rue de Condé, dans l'hôtel particulier que Jouvenel avait loué en partie, l'autre étant réservée à Jean Monnet, le richissime fabricant de cognac, qui occupait à la Société des Nations le poste de Secrétaire Général Adjoint. Jouvenel m'avait donné l'hospita- lité dans la petite aile du quatrième étage, composée de deux pièces et d'une petite cuisine. Le Secrétariat occupait les deux pièces similaires du rez-de-chaussée. C'était d'ailleurs une hospitalité payante car la Baronne de Jouvenel, mère d'Henry, était la locataire principale de l'hôtel et recouvrait les loyers de tous les occupants. Je dois dire qu'au bout de quelques mois, Jouvenel, apprenant la chose donna des instruc- tions pour qu'on n'exigeât plus de moi cette contribution, puisque j'assurais sans aucune rémunération, son secrétariat particulier.

A peine installé rue de Condé, je fus appelé au service militaire. Après six mois dans une unité, je fus affecté, comme secrétaire militaire, au Cabinet du Sous-Secrétaire d'État à la Guerre, Jean Ossola. C'était un aimable parlementaire de Grasse ; il s'intéressait à la Comédie Française selon la bonne et solide tradition des hommes politiques de la Troisième, et notamment à la carrière de Madeleine Roch.

En novembre 1925 le général Sarrail, Haut Commissaire de France en Syrie et au Liban, fut rappelé à la suite d'une violente campagne d'Henri de Kérillis dans « L'Écho de Paris ». Les fautes qu'avait commises Sarrail au cours de son proconsulat, étaient certaines ; sectarisme à l'égard des Maronites, soutien maladroit au Capitaine Carbillet, gouverneur du Djebel Druze. Cependant cela n'aurait pas suffi à le faire limoger si la droite catholique n'avait trouvé là l'occasion

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de tirer une vengeance éclatante de cet officier anticlérical. Sarrail rentra sous les huées.

Mais le remplacer n'était pas facile. Paul Painlevé ministre de la Guerre, républicain laïque, ne pouvait nommer un successeur clérical ; d'ailleurs la guerre druze battant son plein, et Gamelin étant Comman- dant en chef à Beyrouth, le choix d'un militaire aurait posé un délicat problème d'autorité. On pensa alors à envoyer un parlementaire de grand renom qui rassurerait les militaires tout en flattant les Syriens et les Libanais. Le choix se porta sur Henry de Jouvenel. Homme du monde, distingué, orateur, baron de surcroit, voilà qui allait plaire aux Levantins, appréciateurs du brillant et du panache. Enfin, Jouvenel était catholique, indifférent certes, mais à coup sûr sans sectarisme.

Henry de Jouvenel décida de m'emmener à Beyrouth. Il me demanda même de lui désigner un officier originaire de la Corrèze, dont il ferait le chef adjoint de son Cabinet Militaire, le chef lui ayant été donné par le Maréchal Lyautey en la personne du Lieutenant-Colonel Vincent. C'est ainsi que fut choisi le Capitaine Moïse Duché. Comme un autre nom était proposé, Jouvenel dit ; « Je préfère, en Terre Sainte, emmener Moïse avec moi. »

Nous partîmes de Marseille sur le « Sphinx » le 27 novembre 1925. Notre première escale fut Alexandrie. La traversée avait été mauvaise, surtout dans le Détroit de Messine.

Au Caire, la réception fut grandiose. Notre mission se rendit sous escorte jusqu'à l'hôtel Continental Savoy. Pour la première fois je logeai dans un palace. Le directeur, le soir de l'arrivée, avait composé un menu qui se terminait par des « crêpes Colette ». Ce zélé hôtelier se figurait ainsi faire plaisir à Henry de Jouvenel en modifiant la dénomination de ce dessert renommé ; il ignorait, bien entendu, le divorce de celui-ci.

Cependant, Jouvenel était attendu à Beyrouth ; le 2 décembre le « Sphinx » mouilla dans le port de la capitale du Grand Liban. Jouve- nel descendit, suivi de ses collaborateurs dans leur ordre de préséance. J'arrivai avant-dernier ; nous étions tous en jaquette et haut de forme. Au bas de l'échelle de coupée la Marseillaise retentit ; nous attendaient les divers hauts fonctionnaires français, les notables locaux, les repré- sentants des rites religieux. Après les discours traditionnels et la revue des troupes, le cortège arriva au Grand Sérail, ancienne caserne turque, bâtie sur une petite colline, au centre de la ville. Là se trouvaient les bureaux du Haut Commissariat. Puis, nous nous dirigeâmes vers la Résidence des Pins située entre la route de Damas et le littoral et qui jouxte l'hippodrome. Ce domaine appartenait à la famille Sursock, et

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son parc de pins entourait une curieuse bâtisse de style indéfinissable, néo-arabe pourrait-on dire s'il fallait absolument la qualifier. Destinée à l'origine à l'installation d'un casino, elle avait été transformée en résidence de luxe.

Les premiers jours se passèrent en festivités ; nous allions de réception en réception. Je fus particulièrement frappé par les cérémo- nies des messes consulaires des divers rites chrétiens. La tradition voulait en effet que tout représentant de la France arrivant dans un territoire chrétien dépendant de l'Empire Ottoman, fut accueilli par les représentants des religions chrétiennes selon un cérémonial particuliè- rement solennel. C'était l'hommage des minorités protégées par la France. Au Liban le Haut Commissaire devait ainsi assister aux messes consulaires où étaient présents les délégués des divers États étrangers. Le représentant français avait sa place dans le chœur, en face de celle du dignitaire ecclésiastique ; il était entouré des divers hauts fonction- naires français et de ses proches collaborateurs. C'est la première fois que j'assistai à ces cérémonies de rite oriental, fastueuses et intermina- bles.

Un incident se produisit à la messe consulaire maronite. L'arche- vêque de Beyrouth, Monseigneur Moubarak, orateur tonitruant et virulent, prononça un sermon où il marqua le doute qui s'était emparé des chrétiens libanais à la suite de certains éclats du précédent Haut Commissaire le Général Sarrail, tels que son refus de visiter le patriar- che maronite, d'assister aux cérémonies religieuses, et de ses déclara- tions maladroites. Il ajouta que désormais, la France était sujette à suspicion.

A la grande stupéfaction de tous, Jouvenel se leva alors pour répondre à l'archevêque. Il l'apostropha ainsi ;

« Monseigneur, nous célébrons aujourd'hui la fête de Saint Pierre et c'est ce moment que vous avez choisi pour nous faire part de vos craintes et de vos méfiances. Je vous demande seulement de vous souvenir que l'instant où Pierre douta de Jésus ne fut pas son meilleur jour. »

Et il se rassit. Les auditeurs, médusés, comprirent que le nouveau Haut Commissaire allait donner un nouveau style à la présence fran- çaise. La presse du lendemain commenta abondamment cette réplique.

Quelques jours plus tard, Jouvenel décida d'aller voir dans sa résidence de Bkerké le patriarche maronite, Sa Béatitude Monseigneur Hoyek. Pour se rendre dans cette région du Liban il faut emprunter

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Achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie Maulde et Renou Paris

en janvier 1989

076/92842 — Dépôt légal 1 trimestre 1989

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