tu me plais tout simplement - marie-claude berot

7/21/2019 Tu Me Plais Tout Simplement - Marie-claude Berot

1/44


2/44

MARIE-CLAUDE BROT

Tu me plais,tout simplement


3/44

Marie-Claude Brot

u me plais, tout simplement

ammarion

ection : Flammarion Tribalson ddition : Flammarion Jeunesse

ditions Flammarion, 2010t lgal : mars 2010

N numrique : 978-2-0812-3015-6ddition numrique : N.01EJEN000144.N001

ivre a t imprim sous les rfrences :N : 978-2-0812-3015-6ddition : L.01EJEN000333.N001

85 mots

rage compos et converti parNord Compo
http://www.nordcompo.fr/


4/44

sentation de lditeur :

e le trouve tellement beau, l, cet instant. Il se penche encore jusquucher mon oreille. Ses cheveux boucls caressent mon front nu. Ilurmure que je lui plais depuis le premier jour. Il prtend quil aime toutmoi, mme les choses qui lagacent. Je me sens devenir belle grandeesse. Il me dit quil maime.ne rve pas."

anon est amoureuse. De Quentin, de la vie, de la vie surtout. Cet amourla vie qui manque si cruellement Eva, sa fragile amie.

Susanna ErkheikFlickr / Getty Imag


5/44

me


6/44

Jai rv que jtais un poulet.Un poulet plum.Dans la cuisine a sentait loignon rissol.La cocotte noire tait sur le feu.Et moi, couche dans un plat, les pattes en lair. Nue.Je me suis rveille en sursaut, ruisselante de sueur. Il faisait dans ma chambre une chale

ur.Ctait lt depuis la veille. Pour une fois il navait pas loup la date.Et mon rve est revenu, dun coup, tout entier. Il ny manquait pas un dtail. Tout tait telle

dent que jai ri. Oui ri, avant quon ne me dpce.Il fallait absolument que je garde ce rve pour moi. Il ne ferait pas rire les autres. Mais j

lement marre aussi de voir ceux qui maiment gmir sur mon sort. Marre de leur air de chieni retient ses plaintes pour ne pas contrarier le matre qui le bat.

Que je meure ou que je vive, ce nest que de moi quil sagit.Et moi, je suis sre que je vais vivre.

Comment puis-je en tre si sre alors que je porte en moi cette bte malfaisante qui se permus de ne ressembler aucune autre ?Que je sois persuade que je ne vais pas mourir de sitt ne regarde personne. Dailleurs si

oclamais haut et fort, jaurais lair de faire le mariole ou le bravache pour certains. La naystique pour dautres. La folle pour beaucoup. On me plaindrait encore plus. Et je ne veu

on me plaigne.

*

Comme tout le monde jai eu une frousse terrible quand on ma annonc que javais un canceur-l je suis tombe dans un trou profond, un trou deau noire et nausabonde. Je nai pas mps de remonter la surface quon massnait un grand coup sur la tte avec la totalignostic : ce ntait pas un cancer banal ! Rien voir avec ceux dont on parle tous les joursn soigne et que lon gurit tous les jours. Non, celui-l avait un nom que personne navait jaendu, sauf quelques grands pontes des hpitaux.Il avait un joli nom mon cancer. Un nom dinsecte des les. Quelque chose comme le chikung

is en plus potique encore. Je suis certaine quil avait t ainsi baptis pour faire mieux pasnger quil reprsente. Ce nom, je nai jamais pu le retenir. Aussitt entendu, aussitt oubli.

Ce soir-l, le soir du diagnostic, je me suis couche en reniflant. Javais sanglot toute la s


7/44

ntait pas une mauvaise chose de se laisser aller aprs une semaine dattente anxieusultats. En plus, a permettait tous ceux qui maiment de pleurer aussi.Quelques jours plus tard, je me sentais diffrente, capable. Une vidence. Mais capable de q

naurais pas su lexpliquer.Ce cancer mystrieux me rendait mystrieuse mme mes propres yeux.Jusque-l javais t une petite fille, puis une grande fille ordinaire. Rien dire, rien d

ie ? Ni plus ni moins quune autre. De mme pour lintelligence, les niaiseries et les audacdolescence. Je ntais ni sportive ni artiste mais un peu tout la fois, comme la voisine den

en avance pour mon ge ni en retard, je ressemblais ma meilleure copine telle une sur jumJe ntais rien. Et brusquement toutes mes qualits et tous mes dfauts rappliquaient forcmme la tempte. Dans la tempte on se noie ou on passe. Je passerai.

*

Je me rjouissais dj lide de raconter mon rve au psy de lhpital. Je nen parlerrsonne dautre quau psychiatre. Ils adorent a les psys. Ce nest pas quils tiennent absolumus les expliquer, vos rves, comme on pourrait lesprer. Non, ils sen gardent bien, mais ils

mandent aussitt : Comment linterprtez-vous ? Je ne crois pas que cette fois il aura le me poser la question rituelle. Sil le fait, je jure que je lui donne la recette du poulet aux oignoPlumer le poulet.Le vider consciencieusement de sa tripaille.Nettoyer le plus proprement possible ce qui est rutilisable : foie, curJe suis sre quil marrtera avant. Il se peut mme quil ait honte, honte de me prendre pou

uche. Pour tre tout fait honnte je prfrerais quil mempche de continuer parce que je nes si je tiendrais le coup au moment du dpeage.

Jai dit que jtais sre de vivre mais je nai pas prcis dans quel tat. Je suis moins hrvant certaines possibilits.

*

Trs vite aprs le diagnostic, on ma retir des bricoles lintrieur du corps qui nont lavir rien. On se demande pourquoi existent une rate, un intestin trop long puisque lon peun vivre sans ! Il y a des viscres qui ont t enlevs et replacs au bon endroit, une foistoys : comme pour le poulet. Aprs lopration, vue de lextrieur, jtais toujours la mme.

Ensuite il y a eu la chimiothrapie. Cest l quils ont commenc mesquinter un peu. Jen reprocher aux mdecins, ils mavaient prvenue que jallais perdre tout ce qui tait chevilu. On ne cache plus rien aux malades et je trouve a plutt bien. Surtout lorsque, comme mprt se battre et gagner.Chaque jour qui passe, javance et le crabe des les recule.Les mdecins stonnent. Le matre de maison lhpital entrane toute sa petite tr

tudiants derrire lui pour venir dans ma chambre. Je suis un cas prcieux. Pas unique esque. On a le droit, et mme le devoir de me palper, mcarter les paupires et les jambequer, me pincer le nez, me talquer les fesses, me masser le ventre et le dos. On est dispens d

gner : le poulet est dj plum.Je suis bon bougre, je me laisse tripoter par toutes ces mains inexprimentes. Je pense


8/44

ose pour ne pas les troubler. Je ne voudrais pas quils soient en plein examen de travaux pratquils chouent cause de moi. Jessaie de sursauter au bon moment, de geindre ou de sossi. Je me dis que mme le plus naze dentre eux va russir lpreuve et quil me le devra. t bien. Il y a des jours o je me sens frler la saintet. Je suis tonne par mon exception

avoure.Il faut dire que durant les priodes que je passe lhpital, jai le droit dtre exigeante

us ceux qui maiment, et je marrange pour que sajoute aux habituels famille, amis toutrtie du personnel hospitalier. On mapporte des cadeaux qui mont t longtemps refuss, et

laisse aller rflchir jarrive une bien triste conclusion : on pense que je ne vais pas ille et on se dpche de me combler.Cest pour cela que jessaie de rflchir le moins possible. De dormir autant que je pe

core faut-il que mon sommeil ne soit pas troubl par des rves stupides.

*

Quentin est venu me voir. Comme son prnom ne lindique pas, Quentin est le garon lemide du bahut. On le voit mal dans le rle dun archer du Moyen ge. Il sapproche raremen

es qui pourtant ne demandent que a. Son problme lui cest sa beaut, oui, sa belle gueule.p beau pour un garon, et on doit le lui rpter depuis lenfance, il y a de quoi tre exaspr

nd il me ressemble : il na pas t pargn par le destin !Je suis dans ma chambre lorsque maman mavertit de son arrive. Elle me prvient pou

nfile un bonnet ou un foulard. Ce que je fais toujours en prsence des autres. Pas besoin dusser geindre plus encore sur mon sort.

Pour recevoir Quentin je dcide de rester tte nue. Juste pour que cela rtablisse la balancemparaison, jai lespoir, avec ma tte en coquille duf, de ramener ce garon des sentimus logiques. Il aura du mal, en me voyant, continuer penser que son physique le dsavantag

Il entre sans broncher, vient droit vers moi qui suis alanguie dans mon fauteuil tel un portraRcamier qui aurait perdu ses couleurs. Il me contemple, effleure ma tte du bout de ses doigdit sans bafouiller que mme comme a, je lui plais !Quest-ce qui lui prend, il est devenu fou ce mec ? Jen perds la voix.Il membrasse sur les deux joues, mais cest drle, cela na rien voir avec les acco

bituelles entre copains. Je crois bien que cest la premire fois que je ressens cette impressuceur et frmissement.

Quelques secondes passent avant que je ne me dcide lui sourire. Il sassied sur la chaistout prs de moi. Il me regarde dans les yeux. Ce nest pas lauscultation dun apprenti mdreste de ma personne na pas lair de lintresser. Je lui prcise tout de suite quil peut me p

ns aucune gne de ma maladie.On dirait quil nattendait que mon signal pour se lancer dans une longue explication. Cettmots sortent en dsordre de ses lvres crispes. Jarrive peine comprendre. Il dit s

mport comme un lche, navoir jamais su me parler seul seule.L, en ce moment, pas de lchet ni de timidit en vue, pas moyen de lui faire baisser les

n regard me bombarde le cerveau.Tout coup, il me reproche carrment davoir trop de copains et de copines, de vivre en m

attirer tout le monde.Jclate de rire sans le vexer, bien au contraire. Mon rire justifie son explication : il parat q


9/44

s la fille la plus marrante du lyce.Je menfonce dans mon fauteuil. Je ne peux pas dire que sa rponse me fasse vraiment p

est connu : les moches qui compensent par lhumour. a y est, il a franchi toutes les barrirarriv jusqu ma pense avec ses yeux en rayons X. Quand il ajoute jolie et spirituelle

s , je suis aux anges, mais jessaie de le cacher, ce qui doit me donner un air tout fait ailleurs, pour la premire fois depuis son arrive, son regard mabandonne. Il se lve

uilleter une BD qui trane sur mon lit. Je ne vais pas le laisser sen sortir si bon compte, je vuer au pilori, le prendre son propre pige. Il ne faut pas quil pense que lon peut balance

ots doux une fille sans avoir lair dy toucher, et puis la laisser tomber pour parler de la plbeau temps. Il ny a pas de raison pour que je sois seule me poser des questions. Et puis jen avouer que tourmenter les autres fait partie de mes armes de dfense.Alors je le maltraite, le force sasseoir, me regarder. rpter les mots que je lui dic

ouer quil est venu voir une Manon moche et tellement moins rigolote quelle nattirersonne, la PVRE !

Cette fois je ricane. Quentin ne se laisse pas dmonter par mes paroles blessantes. Il viens de mon fauteuil. Se penche et me dit tout doucement quil a besoin dtre seul avec moi

Jai un peu peur de la tournure que prennent les choses. Je ne sais plus trs bien o no

mmes. Je le repousse et en mme temps jexige dentendre ce quil a de si important me direJe le trouve tellement beau, l, cet instant, que a en devient horripilant. Je devine des poi

dressent sur mes bras pourtant glabres.Il se penche encore jusqu toucher mon oreille. Ses cheveux boucls caressent mon

garni. Il murmure trs vite que je lui plais depuis le premier jour, le premier instant. Il me rape, en classe de seconde dj, il allait sasseoir le plus loin possible de moi parce quil crae rebuffade de ma part.

Je le sens qui serre les poings pour continuer mais je ne laide pas, oh, non ! bien trop ns cette douceur qui menveloppe comme aux premiers instants de lanesthsie. Jado

nesthsie si elle ntait pas suivie dune opration. L jai tous les avantages sans aonvnient, je ne vais pas rater cette chance.Il prtend quil aime tout en moi, mme les choses qui lagacent.Je ne me demande pas ce qui peut bien lagacer chez moi, mais je me sens devenir belle g

esse. Il ny a pas un seul miroir dans ma chambre. Je les ai tous enlevs le premier jour dmio. Quelle bonne ide jai eue, ils auraient pu me gcher linstant le plus prcieux de mlui o il me dit quil maime.

Je ne rve pas. Il la dit. Il la dit, jen suis sre.Brusquement, il pose ses lvres sur les miennes, une demi-seconde, peut-tre moins, mais j

n veille, ce nest pas mon imagination qui draille.Quentin, le garon le plus beau de la ville et sans doute du pays tout entier, maime.Et on a le culot de prtendre que je risque de mourir !

*

Il est sorti de ma chambre et je nai pas su le retenir. Je me sens soudain gele, entoureouillard givrant qui me colle mon fauteuil et me fait trembler de la tte aux pieds. Je me rat

viens lombre de mon ombre. Et tout coup jclate en sanglots. Heureusement, il ny a perns la maison. Maman a profit de la prsence de Quentin pour sortir. Si elle me voyait dans ce


10/44

oyable, elle serait capable de courir derrire Quentin pour lui demander des comptes.Je suivais une ligne de conduite trace ds les premiers jours du verdict : ne pas rflchir, la

re les mdecins, ne minformer de rien, nier le plus longtemps possible jusqu me faire pur une presque dbile. Rentrer dans un cocon dignorance, dinsensibilit.

Et jusqu prsent cette manire de vivre ma maladie ne ma pas trop mal russi, mais l, avclaration de Quentin, il faut absolument rveiller mes penses, ne pas me laisser congelece.Jarrte net de pleurer. De toute faon jaurais fini par arrter, il doit bien y avoir un mome

na plus de larmes dans le corps.Je me lve, pas dun bond tout de mme les jours qui suivent une sance de chimio jeutt vaseuse. En gnral, changer de position provoque immdiatement des vomissements. Ohne voudrais pas que cette raction dgotante vienne salir tout ce qui rsonne encore

eilles.Jai dj accompli un tour de chambre en me rptant sans interruption les mots de Qu

squune vidence me pique au cur. Et moi ? Moi, est-ce que je laime ? Je nai pas beauexprience dans ce domaine. Mon dernier grand amour date du CE1. Il sappelait Pablo, je hais pas dune semelle. Et il menvoyait promener. Je laimais et Pablo ne maimait pas. J

aucoup souffert. Il ne suffit donc pas quun garon dise je taime une fille pour quellns le mme instant amoureuse de lui.

Avant de comprendre quil tait timide, Quentin, jai bien pens, comme les autres, quilmplement bcheur. Que nous tions, mes copines et moi, du menu fretin sur lequel il ne dai

me pas poser son regard.Je me souviens de ce dbut danne scolaire o nous passions en revue les gars de la clas

conde. Arrives Quentin, il y avait eu un bon nombre de filles pour le dfendre. Elles disil tait peut-tre bcheur mais quelles auraient du mal repousser ses avances. Moi, javaistraitant de bcasses. Mais encore une fois, je jouais avec ma rputation de fille libre qui

sse pas accrocher par le premier beau garon rencontr. Que de fois pourtant je mtais suble en le croisant.

Mon cerveau au repos pendant des semaines se remet fonctionner doublement. Touteages de ces deux dernires annes dfilent au grand galop dans ma tte. Ma mmoire, ellte intacte.Je revis en mme temps les instants passs prs du garon qui maime. Cette merveil

nsation de bien-tre qui ressemble lendormissement. Et puis ce frmissement. Le grand froin dpart a laiss dans tout mon corps. Des sanglots qui nont rien faire avec le dsespoir.

Et si ctait seulement mon amour-propre de fille ordinaire qui prenait feu ?Jai du mal retenir un cri de victoire. Un de ces cris qui passent au-dessus des toits, au-d

la ville. Un cri pour annoncer la bonne nouvelle : Quentin le Magnifique aime Manon !Je passe la main sur mon crne : Manon la tondue !Oui, jaurais besoin de le hurler, je nai jamais connu un tel chambardement au fond de

rps pourtant bien secou depuis des mois. Bien sr certains garons ont essay de me faire cros choses trs agrables, mais aucun ne ma jamais attire au point de me laisser prendre son

Sous mes allures de joyeuse luronne, ne serais-je pas une grande romantique ? qui parler de Quentin ? maman ? Elle serait bien fichue dy aller de ses larmes, et les larmes sur ce sujet me son


11/44

ourdhui rserves. Je la dj souponne de spuiser, la nuit, pleurer sur ma sant ; pas ben rajouter avec mes amours.

Papa ? Je noserais jamais. Il croit toujours que jai dix ans, et depuis ma maladie jai eneuni ses yeux !

Mes surs anes ? Je ne les ai pas sous la main. Anne est en stage darchologie en Grnarde. Et Julie est bien trop occupe vivre sa vie loin de la famille avec son nouvel amoureIl reste les copains et copines. Comme la dit Quentin, ils sont nombreux. Ou plus exacteme

ient nombreux. Depuis quelques mois beaucoup confondent mon mal au nom exotique ave

me de peste foudroyante, et peu peu ils se sont loigns. Maman prtend quils craignent diguer, je la crois un peu trop bienveillante.

*

Je suis alle masseoir devant mon assiette avant mme que maman ne mappelle pour le rhabitude je trane : me nourrir nest pas mon passe-temps prfr. Je vois un sourire qui irradage de ma mre, ses yeux brillent, elle rve. Tu as faim, Manon ? Cinq minutes seulement et je te sers.

Comment lui rpondre sans briser sa joie ? Comment lui dire que je ne veux pas rester seulechambre tourner et retourner dans ma tte les mots inattendus dun garon ? Comment par

ec elle sans avoir expliquer ? tre simplement prs delle pour quelle devine que ma vsemble plus ce quelle tait il y a trois heures Une mre devrait sentir ces choses-l ! Je nai pas entendu ton copain repartir ? Tu ntais pas rentre.Son front sassombrit. Je sais ce qui ronronne dans sa tte : en voil encore un qui va la lc

ne veux pas quelle pense du mal de Quentin. Il faut trouver une description qui ne dvoileis qui lui plaise. Il ma racont plein de choses marrantes, il ma fait tellement rire que jen avais mal au vrs il est parti par peur de me rendre malade. Mais au contraire, tu vois, il ma ouvert lapptiMaintenant, moi de ne pas marrter l en picorant trois grains de riz ! a va tre difficile

uses qui me tenaillent ne vont pas maider. Je vais suivre la lettre les conseils du mdenger lentement et uniquement ce qui me fait envie. Mais voil, rien ne me fait jamais envie. cornichonsUne chance, maman a fait un repas grec. Depuis que sa fille ane creuse les terres trang

man qui sennuie delle essaie dtre en osmose avec son enfant en mangeant ce que mange ALe tsatziki me va. Les concombres sont aprs tout de vagues cousins des cornichon

empiffre de tsatziki parce que la moussaka qui suit passera beaucoup moins bien.Papa nous a rejointes table. Nous sommes tous les trois ensemble, apparemment heureux.

inventant des histoires que Quentin est cens mavoir racontes, et jarrive les faire rire. Do sort-il ce Quentin, je ne me souviens pas tavoir entendue parler de lui ?Maman rpond ma place :

Je ne le connais pas bien mais en tout cas il est drlement beau ! Cest rare de voir un gssi beau cet ge-l. Dhabitude ils sont farcis dacn, longs ne pas savoir que faire de rps, empots, quoi !

Pauvre maman qui se console comme elle peut de ne pas avoir eu de fils. Moi, jai envie duter au cou. Quelle engage ainsi la conversation sur mon amoureux me va. Et je me mets


12/44

crire pour papa qui ne le connat pas. Il est timide, et cest tellement rare quun garon si beau soit timide que tout le monde le

tentieux, snob et je ne sais quoi encore. Et il na pas que le physique. Je te jure, papa, il esst le meilleur de la classe.L, jexagre un peu, bien sr. Cest pour faire plaisir mon pre qui trouve souvent redir

venir que se prparent les jeunes. Les jeunes garons surtout, ce qui lui permet dpargnefants. Je dis tout de Quentin, jinvente sans scrupule, je dis tout sauf lessentiel.

La soire est plus longue que dhabitude. Je vois bien que maman nose pas me conseiller d

coucher pour ne pas casser mon enthousiasme. Je sais quelle a comptabilis tout ce qugurgit sans vomir. a va lui faire une nuit plus paisible. Je vais me coucher.Brusquement, je nai plus envie de leur prsence. Moi aussi jai besoin de rver. Mes geste

sesprment lents. Tout me fatigue. Jenrage de devoir prendre garde tout, une simple pousut me dsquilibrer. Je nai pas envie de me laver les dents. Je ne veux pas me voir, seuleimaginer.

Enfin je peux enfouir mon horrible tte sous loreiller. Je sens peine les larmes qui coulentJe ne veux pas mourir.

*

Puisque je me suis remise rflchir, toutes les images que jtais habitue repoussroulent devant mes yeux sans que jaie forcer. Me revient le rve stupide dans sa totalit. ssayais de lui faire dire ce que je veux savoir ? Aprs tout les psychologues et les psychiatrnt pas des imbciles, bien quils mexasprent fort.

Je revois le poulet sur la table. Sa peau lisse, au bout de son long cou, sa tte reposant sur leplat. Ses yeux clos. Il a lair de sortir de la salle dopration mais on ne la amput dambre. Seul son ventre a t ouvert et finement recousu. Je sais quon a replac lintrieur toi est bon. Mais il y a quelque chose qui cloche : lodeur de loignon frit Je revois mparer sa recette du poulet aux oignons. Ce nest pas ainsi quelle sy prend. Elle dcoupe chorceau, ailes, cuisses, croupion, cou, quelle mlange dans la cocotte noire et quelle laisse

le feu. Or, je suis sortie de ce cauchemar en sueur, comme rveille par la chaleur du fourCe nest rien de plus quune explication de texte. Si je suis le poulet : part les plumes on n

n arrach de visible. On a pris soin denlever tout ce qui ne servait rien dans mon ventre oudre ce ventre consciencieusement. On ma tartin de beurre avant de me mettre rtir au qui expliquerait que je vais devoir subir des sances de rayons. Mais de cela jtais avertie.te quune question : pourquoi les oignons ?Je vais me payer laudace de demander au psy ce quil pense, lui, de ces oignons frits. Je

itterai pas des yeux. Il ne mchappera pas.

*

Le jour se lve. Jai dormi comme une souche, sans rves. Je nai mal nulle part. Mon est-mme se tient tranquille. Les volets nont pas t ferms, ils ne le sont jamais, jtouffe da

ir.Le ciel ma lair dtre clair, sans nuages.


13/44

Partout, on passe le franais du bac. Jaurai des visites ce soir. Jai demand Sarah et Lucnir me donner le texte des preuves. Je suis plutt bonne en lettres et je vais essayer de me lns un sujet. Ce qui est un peu prsomptueux de ma part, car mon anne scolaire a dfil en poire oprations, sances de chimio et examens mdicaux de toutes sortes.Mais aujourdhui je me sens capable de tout. Quand on se croit assez forte pour modif

onostic des mdecins, on doit pouvoir se lancer dans une dissertation !Jentends la voix de maman qui vient douvrir la porte et aussitt les voix des filles. Cest

cile et Sarah, mais lambiance dautrefois ny est plus. Pas de rires et pas un mot plus hau

utre. Elles mettent un temps fou parcourir les quelques mtres qui sparent ma chambre rte dentre. a mnerve tout ce temps perdu en chuchotements comme si jtais dj lagrs que jai pass une heure devant le miroir de la salle de bains arranger un superbe turbatte aprs avoir revtu ma djellaba rouge, ramene de vacances au Maroc il y a deux an

ait une vraie Bdouine surgie du dsert.Cramponne la porte qui me soutient, car jai un peu prsum de mes forces, de toutes

ces morales et physiques en restant un si long moment face un miroir, je rle : Alors vous venez, oui ou non !Prises en flagrant dlit de confidences, maman et mes deux copines sursautent. Je mape

rs que Sarah et Lucile ne sont pas seules. Le dos appuy au mur, silencieuse, il y a une autrei na jamais franchi le pas de ma porte. Eva est une fille trange, solitaire, nigmatique qui nsolument pas partie de notre joyeuse bande.

On pourrait croire que la timidit la dvore mais ce nest pas du tout a. Eva nest pas timt parfaitement repousser tous ceux qui lembtent, de mme que tous ceux qui voudntraner par pure gentillesse. Notre humour ne la fait jamais rigoler. Elle na rien faire des areste seule lire dans un coin entre deux cours. Eva est triste. Tout son visage est triste, et savait pas ses splendides cheveux longs, elle ressemblerait un fantme. Je ne sais pas quelle

lectures, je ne lai jamais ctoye dassez prs. Mais je la souponne de se passionner pou

ands classiques, les livres compliqus auxquels je ne comprendrais certainement rien.

Et la voil dans ma maison ! Salut Manon ! sexclame Sarah.Tandis que Lucile qui connat bien mes ractions puisquelle est ma meilleure amie

expliquer : Eva a voulu absolument nous accompagner. Tiens donc ! je dis avec un petit air mprisant qui doit tre parfaitement insupportable, tu

us de bouquins ? Ici, tu sais, part des BD

Lucile et Sarah sont souffles, elles en rougissent. En temps normal elles me diraienxagre, quEva ne ma rien fait pour que je la traite de la sorte. Mais javais envie de voirux amies, et seulement elles. Et qui sait si jaurais pu alors retenir mon beau secret ?

Eva se tait, elle na pas baiss les yeux sous lestocade.Lucile se dpche de sortir les sujets de lexamen.

Pas facile ! Jai perdu au moins dix minutes choisir. Moi, si javais pu choisir je naurais pris aucun des trois ! sesclaffe Sarah qui ne m

mais une occasion de rire.Nous parlons des sujets, nous les tournons en tous sens, je mets mon grain de sel comme toujjoute une prcision, je me permets une citation. Je sme le doute et les regrets. Je veux me mo


14/44

vant Eva sous mon plus mauvais ct pour que ne lui prenne pas le dsir de revenir me voir.a dure. Notre conversation est monotone, sans intrt, et je commence tre vraiment fati

rs je le dis : Je suis creve, les filles, on reparle travail un autre jour si vous voulez.Sarah et Lucile ont dj ouvert la porte de ma chambre. Tandis quEva, immobile sur sa ch

a pas lair davoir entendu. Alors tu te grouilles, Eva ?Je sais que Sarah se sent fautive davoir accept la prsence de cette fille qui ne mest rien.

Mais Eva rpond calmement : Je voudrais dire deux mots Manon, ce sera vite fait, je vous rattrape dans la rue.Je soupire, elles ont pu mentendre toutes les trois. Lucile me regarde, consterne, la

mander pardon.Je hausse les paules et prends le temps de les raccompagner dans le couloir.

*

Eva na pas boug un orteil. Je la retrouve dans la mme position, la mine maussade co

ujours. Quest-ce quelle peut bien me vouloir ?Je mallonge sur mon lit. Je vais bien finir par limpressionner avec ma parure de cont

lle et Une Nuits. Un moment je ferme les yeux comme si jtais seule.Maintenant elle dplace sa chaise pour venir face moi. Elle na pas fait beaucoup de

urtant jai ouvert les yeux avec lespoir quelle se dcide partir. Espoir du, elle estoche que jamais.

Je tenvie, Manon ! Quoi ?Si je ntais pas si lasse jaurais dj bondi sur elle. On ne vient pas en visite chez une gr

lade pour se payer sa tte.Eva ne baisse toujours pas le regard. Elle est srieuse, calme.

Oui, jaimerais tre ta place.Aussitt je pense que Quentin sest peut-tre confi elle qui est une vraie carpe, bien que

semble ni lun ni lautre de se faire des confidences. Cest fou le nombre dides qui peusser dans la tte en un minimum de temps, et plus elles sont insenses, plus elles dfilent vitenclus que cette fille est, comme les autres, amoureuse de mon amoureux. Et elle a le toupnir Sans me laisser le temps de rpondre, elle dclare sans hausser le ton : Je naime pas la vie. Je voudrais mourir, ne plus exister dans ce monde que jai en horreur Suicide-toi donc !Je lai dit avec hargne. Je me sens soudain remplie dune force extraordinaire, capable de la

sser par la fentre de mon septime tage. Je me soulve, massieds sur mon lit. Elle baisseyeux. Pas si facile que tu crois ! Jai essay, je me suis rate. Tu menvies parce que tu es sre que je vais mourir. Mais tu te trompes, tu entends,

mpes. Je veux vivre, moi !Et tout doucement, parce que je suis bout de forces, je murmure :

Je vais vivre je le saisElle me regarde nouveau, cette fille que je hais, que je pourrais tuer. Cette fille qui me


15/44

le, qui me fait dlirer. Ses paroles, aussi nocives que lclair, ouvrent la brche, et les enus sortent de ma bouche gros bouillons comme dune rivire en crue. Je ne peux plus mourir. Maintenant ce nest plus possible parce que Quentin maim

mprends, il maime ! Il me la dit.Jarrache le turban qui me rendait si belle. Maintenant, cest un vieux bonze que je ressem

s besoin de miroir pour mimaginer. Eva na pas boug, pas tressailli. Cette fille est sculptepierre. Parce quil a fallu quil te le dise ?

Pour la premire fois, je vois un sourire se dessiner sur ses lvres. Un vrai sourire qui me tous mes moyens. Jai soudain lge que me donne mon pre. Je bafouille sans russir savoe je veux rpondre. Mais, il Pourquoi tuElle pourrait me laisser menliser, elle aurait le droit. Je suis certaine quelle a vu passer

on regard toute la haine quelle ma inspire un instant. Tu navais pas compris que Quentin taimait depuis longtemps, ou tu le fais exprs ?Je dis non , en tournant la tte de droite gauche. Encore une fois rien ne me vient le

a, que je croyais pouvoir dominer avec morgue, fait de moi ce quelle veut. Je suis dans ses m

le une poupe de chiffon. Elle reprend, toujours sur le mme ton : a se voyait les yeux ferms. Tout le monde aurait pu le comprendre. Et tes bonnes copin

nt rien dit non plus ?Elle souffle le chaud et le froid sans reprendre haleine. Je narrive pas la cerner, ma

rnire phrase me fait assez mal pour rveiller ma rage endormie par ses premiers mots. Si elles ne mont rien dit cest quelles navaient rien dire. Ou bien quelles prfraient que tu ne te rendes pas compte. Pourquoi auraient-elles fait a ? Tu ne ten doutes pas un peu ?

Non, mais je suppose que tu vas te dpcher de me le dire. Parce que Quentin fait chavirer leur cur. Et quelles ne veulent pas admettre ce qudent : aucune fille ne compte pour lui en dehors de toi.Elle me dboussole, me tue me faire passer ainsi de la rage aux dlices. Alors jy vais

s gros sabots. Dailleurs je ne vois pas pourquoi je me priverais de lenfoncer, celle-l, qucun gard pour ce que je suis devenue. force de lire les romans des sicles passs, tu te prends pour une grande amoureuse baf

cest une crise de jalousie que tu viens me faire en me disant que tu menvies. Mes bonnes comoins nont pas eu cette cruaut. Lucile et Sarah

Il ne sagit pas de Lucile et Sarah, sinon je ne serais jamais venue avec elles.Elle se lve. Va vers la porte et au moment de louvrir revient vers moi. Elle se penche comm

e allait membrasser et instinctivement je me recule. Mais ses yeux me transpercent. Et elle mns loreille : Jaime beaucoup Quentin, oui.Eva me laisse macrer un minuscule instant, avant de poursuivre plus bas comme si les muchambre avaient des oreilles : Il est mon demi-frre. Nous avons le mme pre.Elle soupire, hausse les paules.

Ce pre-l na pas eu le courage de me reconnatre. Pas envie de bousculer sa vie peinar


16/44

ri pour vivre avec sa matresse. Nous navons donc pas le mme nom.Abasourdie, je regarde la porte se fermer.

*

Lucile est l, prs de moi, revenue me voir. Bien sr elle me demande si Eva ne ma pasbte. Elle veut sexcuser de me lavoir impose Je lui coupe trs vite la parole : Elle est reste trs peu, tu sais. Elle pensait vous retrouver dans la rue.

Eh bien nous, on ne la pas attendue. Et dailleurs pas revue. Tu las quand mme rencontre au lyce aujourdhui, vous devez y revenir jusqu loral, n Pas obligatoirement. Eva en tout cas ny tait pas.Une nouvelle douleur me parcourt le ventre. Une douleur encore inconnue, croire que cett

ose na pas de limites. Jai une peur terrible. Et si la sur de Quentin avait cout mon manseil ? Si cette fois elle ne stait pas manque ?

Je nai jamais rien cach Lucile. Et je crois tout connatre delle. Mais l je ne sais plure. Jai vraiment mal. La douleur engendre par la peur me prive de tous mes moyens. Une pillire. Je sens une mauvaise chaleur envahir mon front, passer sous mon bonnet. Je tremb

mprends seulement que je vais vomir ce got dgueulasse qui monte jusqu ma bouche. urne, je ne sais pas si je tombe dans les pommes ou si je meurs.

Quand je me rveille je suis dans mon lit. Une fille toute propre. Draps et tee-shirt nouveauxMaman est penche sur moi. Elle me sourit ds quelle me voit ouvrir les yeux.

Ce nest rien, se dpche-t-elle de dire, le docteur ne sest mme pas dplac. Cest un maurant aprs cette chimio. Lucile ?Maman recule et je dcouvre Lucile debout dans un coin de ma chambre. Elle est plus ple q

lai jamais t. Heureusement que Lucile tait avec toi. Elle ma bien aide, continue maman comme si e

ulait jamais sarrter de parler.Comment lui faire comprendre que je dois voir Lucile seule ? Je dois absolument lui dem

faire ce que je suis incapable de faire. Je vais aller vous prparer une orange presse. Vous devez avoir soif toutes les deux.Je souris maman. Parfois les mres ont un instinct qui fonctionne bien.Ds quelle a ferm la porte, Lucile sapproche de mon lit. Elle me prend la main et je voi

mes dans ses yeux. Jessaie dinverser les rles, de me mettre sa place. Est-ce que je saurantenir si je voyais mon amie dans un si piteux tat ? coute, Lucile, jai besoin de toiJe reprends mon souffle pendant quelle me serre plus fort la main pour me faire compr

elle est prte. Nessaie pas de comprendre. Je texpliquerai tout plus tard. Je voudrais que tu arrives a.Les yeux de Lucile sarrondissent comme si je venais de dire une normit. Je ne la laisse p

rober.

Tu ne sais pas plus que moi o elle habite. Essaie de trouver son numro de tlphone. Mais par qui ? Elle ne frquente personne.


17/44

La seule qui la supporte et lui parle souvent, cest Laure. Elle ne voit pas plus loin que leson nez, mais cest la bonne fille, Laure. Invente quelque chose. Et si jarrive parler Eva quest-ce que je dois lui dire ?Je me tais un instant. Je vois passer sur le visage de Lucile une incomprhension si grande qbloque un peu. Une fois que je lui aurai dit ce que je dsire, elle ne va plus rien comprend

ut. Et le pire cest que je vais lui faire de la peine : elle va croire que je la repousse. Tu lui diras que je demande la voir.Elle na pas pu sempcher de hocher la tte.

Je sais Lucile que cest bizarre. Je te demande une chose qui peut te paratre absurde, maise que lorsque jaurai vu Eva, je texpliquerai tout. Et tu comprendras que je nai pas person, pas encore.

Je vois enfin Lucile sourire et elle ajoute : Tu as de la chance, le pre de Laure tient un bureau de tabac prs du lyce. Ce ne sera pasficile de la retrouver.Elle membrasse et se dirige vers le couloir. Sans se retourner elle marmonne :

Pendant que je cherche Eva, toi tu essaies de te retaper un peu.Lucile est formidable, elle sest si bien dbrouille que jai Eva devant moi, bien vivante.

*

La tristesse sur son visage est toujours prsente, mais Eva vit.Nous sommes seules dans la maison. Aujourdhui je vais beaucoup mieux. Et ce mieu

mplume, si je peux dire, le moral. Mais comment lancer une conversation ? Je sais quEva na pas de cadeau. Dabord, elle est persuade de souffrir beaucoup plus que moi ! Ensuite, jetaine quelle pense que je vais linterroger sur Quentin. Tu veux un th ? Jai horreur du th. Un caf, un jus de fruit ?Elle ne prend mme pas la peine de rpondre.

Tu voulais me voir ? Oui je voulais savoir si je ne mtais pas noye dans la baignoire ou balance par la fentre ?Cette fille est un serpent qui sinsinue en moi. Je ne peux pas admettre quelle poss

rspicacit de son frre, pourtant son regard me fouille de la mme manire. Je reste sans voa pas lair de la dranger. Elle reprend aussitt.

Je nai quune douche la maison. Et jhabite un rez-de-chausse. Tu vois que a ne me fas les choses.

Eva ne manque pas dhumour, contrairement ce que je croyais. a me plat. Il faut bien adme dans ces moments-l elle me ressemble. Moi aussi lorsque le doute ou leffroi me traverss capable de sortir de pareilles phrases, comme si la douleur aiguisait ma vivacit.Elle doit beaucoup souffrir.Il me semble que nous sommes armes gales. Depuis le dbut de ma maladie, personne ne

rl de manire si rude. Je me lance donc :

Tu vis avec ta mre ? Daccord, cest donc un interrogatoire que tu vas me faire subir ?


18/44

Ses yeux nont pas cill. Elle est sre delle. On dirait quelle na plus rien perdre. Non Parce que je vais te faciliter la tche. Je vis seule avec ma mre qui, tant obstinoureuse de mon pre inconnu, na jamais introduit un autre homme dans la maison. Je nai nisur. Et Quentin ?Elle a ce sourire ironique que je naime pas. Ses lvres seules sourient mais ses yeux re

ids, presque mchants.

Il ne connat pas notre lien de parent, ton Quentin ! Ce nest pas possible ! Si je te le dis. Mais pourquoi ? Parce que notre pre ne voulait pas traumatiser son rejeton prfr sans doute.Stupidement, je rpte :

Ce nest pas possible un secret pareil. Je nai aucune raison de te mentir, toi !Ce dernier mot me bouleverse plus que je ne le voudrais, alors je sors mes griffes :

Tu as raison. Il est plus prudent de se confier quelquun qui va emporter ton secret dambe.

Alors arrive la chose la plus inattendue : Eva clate en sanglots.Je la regarde, je ne sais plus que faire ni que dire. Ce nest pas quelquun qui pleure parce q

ut simplement mal, ce nest mme pas moi au plus profond de mon angoisse. Cest un long culeur qui vient de loin. On dirait que cette fille-l na jamais pleur.

Je devrais faire quelque chose mais je ne peux pas dcoller de mon fauteuil. Je me sens parala tte aux pieds. Incapable de porter secours.Les minutes passent. Sans autre bruit que cette plainte. Je pourrais avoir piti, je pou

venter nimporte quoi pour arrter ce cataclysme. Je ne sais pas.Quoi que jinvente, je tomberais ct. Eva nest pas de celles que lon console dune caresJe ne vois delle que la masse lisse de ses cheveux longs. Elle a le visage enfoui dans son

pli. Je la regarde, jattends.

*

Il me semble que cela a dur des heures. Puis tout coup le silence. Un silence comme si us tions arrtes de respirer ensemble. Un rayon de soleil fait palpiter la poussire. Ellions de minuscules particules semblent seules vivantes dans la pice.

Eva lve la tte et me fixe de ses grands yeux sombres. Pardonne-moi, dit-elle alors quun mince sourire passe dans son regard.Je nai mme pas le temps de rpliquer, dailleurs que pourrais-je dire : que a na

mportance, que je comprends ? Ce serait des paroles en lair, bien plus : des mensonges. En vne comprends rien cette raction. Jai de la chance aujourdhui, tu sais ? De la chance ? Alors que tu viens

Si jen crois le mdecin qui suit ma dpression depuis des mois, je devrais tre gurie,nstant. Grce toi en somme.


19/44

Je ne pige rien ce que tu racontes. Manon, jai bien plus besoin de toi que tu nas besoin de moi.Je hausse les paules pour quelle ne se sente pas encourage poursuivre. Mais mon attitud

s lair de la dconcerter, elle passe outre : Je nai pas vers une larme depuis des mois. Peut-tre mme plus dun an ! Et cest peu

ur a que je menfonce de plus en plus dans le noir.Comme je nai aucune raison de mapitoyer, je lui rentre carrment dedans.

Si tu nas pas eu de motifs de pleurer ! Il y a beaucoup de gens qui ne pleurent jamais. T

sur ane par exemple. Je suppose que ta sur ane nest pas dpressive.Je ris, un vrai clat de rire qui, je le vois bien, lui remue les entrailles et jajoute comme si

ouissait de la faire souffrir : Ah, certainement pas ! Tu vois bien que tu ne peux pas comprendre. Toi non plus tu ne sais pas ce que cest q

pression.Alors l, elle y va un peu fort. Daccord, jai lanc le boomerang, mais il me revient en p

ure un peu trop rudement pour que jencaisse sans me rebiffer.

Parce que je nai pas de raisons moi dtre dpressive ? Tout le monde me laisse entendrvais crever, quil faudrait un miracle pour me sortir de ce ptrin, et toi tu crois que tout vaur moi. Cool, Manon, de lautre ct cest pas mal non plus, va ! Je sais, tu aurais le droit de me flanquer la porte et avec un bon coup de pied dans les fe

ais je pense que tu ne le feras pas. Tu es bien sre de toi !Elle a un mouvement de la tte comme si elle ne tenait pas compte de ma rpartie, et con

ns monter le ton de sa voix. Si mon frre ta choisie, alors quil ne sest jamais vraiment attach une fille, cest qu

uve bien diffrente des autres. Je le connais Quentin, mme sil ne sait rien de moi, moi jaucoup de choses sur lui. Tellement de choses que tu aurais du mal me croire si je prenmps de te les expliquer. En particulier il a les qualits de son pre.

Parce quil a des qualits ton pre ? Javais cru comprendre Ne fais pas limbcile. Il se trouve que jai hrit de ces mmes qualits. Comment fais-tu pour savoir tout a alors que tu ne parles jamais ton frre et que tu ne

mais ton pre ? Je viens de te dire que javais une mre en adoration devant son amant. Elle sait tout de se suit pas pas tous les instants qui font lexistence de son dieu. Sil a la moindre inquitude

n fils, elle tremble avec lui. Cest pitoyable. Elle ne manque pas une occasion de me rpter qsemble mon pre. Elle ne men aime que plus, tu penses bien. Parfois je me demande si eaime pas surtout grce cette ressemblance. Ce nest quand mme pas le trop grand amour de ta mre qui te rend dpressive ? La dpression, Manon Cest quoi exactement, puisque tu sembles si bien connatre.Sa voix a baiss, elle a pris un ton monocorde qui dj me met mal laise.

Cest un puits profond de plus en plus noir, touffant, sinistre. Mais si on a un grand chagrin, un problme insupportable, il est presque normal de se

s mal. Tu crois que je nai pas dangoisses, moi ?


20/44

Justement, si tu as une raison, un malheur qui te fait chavirer dans ce puits, tu as de grances dtre repche temps. Pourquoi ? Il suffit souvent de soigner la cause. Regarde-toi, avec ce qui tarrive, tu ne manques pa

casion de remonter la pente. Si par contre ta vie est lisse, sans rien qui puisse expliquer scente aux enfers Tu restes au fond du puits ! Oui.

Tu en es l ? Je ne sais plus o jen suis. Mais pourquoi as-tu voulu venir me voir avec Lucile et Sarah ? Parce que je ne me sentais pas le courage de venir seule, et en mme temps je voulais te p

re le premier pas vers celle que mon frre aime, avant deElle chasse sur son visage les cheveux qui la gnent. Elle reprend son souffle, ses yeu

gardent rien. Elle hsite un instant et puis enchane les phrases les unes aprs les autres commeexistais plus.

Jai parfois, dun seul coup, nimporte o, nimporte quand, une si grande envie de m

aucune autre solution ne me semble possible. Mourir est le seul mot qui mapaise, celuouvre toutes les portes. Je le rpte inlassablement, le tourne et le retourne dans ma tte, je lle murmure comme une berceuse. Il est mon somnifre et parfois ma prire du soir. Tu crois en Dieu, toi ? Non, mais dans ces moments l, je serais prte mattacher nimporte quel dieu. Je su

eu, quelque soit son nom, de memporter, de menlever cette torture. Je voudrais pouvoir cexiste un ailleurs moins difficile vivre. Mais bien-sr il ne rpond pas. Ils ont de la chancyants. Mourir, ce mot a pour moi une couleur, jamais la mme. Cest trange. Jaune et je me

te, prte comme ils disent passer lacte. Rouge, il est trop violent, me coupe le souffle.

ux pas partir dans une mare de sang. Cest moche. EtEva sarrte, mais je ne laide pas, elle sera bien force daller au bout de ses divaga

ailleurs, elle ne mimpressionne qu moiti comme tous ceux qui parlent trop du suicide. La dpression cest le contraire de la vie. Tu comprends ? Non, je ne comprends pas, justement. Quest-ce que tu ressens, tu as mal o ? Partout et nulle part.Je hausse nouveau les paules mais cela ne limpressionne toujours pas, et vaillammen

ntinue. Jai la sensation dtre dans une enveloppe de chair trop troite. Ma peau me fait mal.

re la gorge, jtouffe. Jai une pierre sur la poitrine. Un casse-noix comprime mes tempes, mble que les os de mon crne se fendent. Je nai envie de rien ni de personne. Je voudraisule tout le temps, pourtant jai peur quand je suis seule. Je lis, jessaie, mais le plus souvent jmblant pour loigner les autres. Jai toujours envie de dormir et je ne peux pas dofondment. Quand je sors de cette espce de sommeil vaseux, jai un mal fou ouvrir lesec dj leffroi devant la nouvelle journe qui commence. Je suis si fatigue de vivre.

Il y a tant de sincrit dans sa voix que je ne peux plus douter de sa terrible souffrance. uge pas, je sens quil se passe quelque chose que ni lune ni lautre navait prvu. Alomande : Pourquoi as-tu voulu me rencontrer, moi ?


21/44

Quentin ! marmonne-t-elle.Et elle se remet pleurer, mais cette fois les larmes coulent sur ses joues sans que le mo

uit sorte de sa bouche. Tout doucement jai rapproch ma main de la sienne. Le bout de mes dleure son poignet. Elle sursaute et emprisonne ma main. Manon, je ne peux plus garder mon secret, je veux que Quentin sache que je suis sa sur.

us de la raction de mes parents. Il suffit que tu lui racontes tout. Je ne pourrai jamais. Il me prend, comme tous les autres, pour une teigne. Jai peur qu

nte de moi. Et moi, je laime, tu sais.Je fronce les sourcils, enfin mon front plutt parce que mes sourcils et Eva sourit. Uurire qui illumine son visage. Elle est aussitt diffrente. Presque belle. Elle ressemble Quest-ce mon imagination qui semballe ? Jai compris : ils ont le mme sourire. Et comme pers

a jamais vu sourire Eva Je commence ressentir ce que peut ressentir sa mre, lamante mcest leur pre quils ressemblent, qui pourrait rsister un tel sourire ? Tu dis que tu aimes Quentin ? Oui. Je laime malgr moi. Comme si un fil nous reliait lun lautre.Elle se tait, pour reprendre sur ce ton ironique qui me gne.

a ne marche que dun ct, tu vois, ce fil ntrangle pas Quentin.Immdiatement, je me sens prte prendre la dfense du garon.

Dis donc ! Personne ne lui a dit quil avait une sur dans les parages, lui !Eva veut bien reconnatre que jai raison. Que sa mre lui a pourri lenfance force de lui p

ce petit garon n de lautre femme. Lamoureuse bafoue lui rptait sans fin que ce divin enssi beau que son pre, elle pouvait le rencontrer dans la rue, lcole, la cantine, nimporisquils habitaient le mme quartier depuis toujours. Elle sait que vous tes dans la mme classe ? Je me suis empresse de le lui dire. Jai mme ajout que toutes les filles taient amoureus

. Et quil ne me laissait pas insensible non plus. Je ne te dis pas la panique. Je la laisse mns cette inquitude, cest ma vengeance ! Tu es vache ! Je sais. Mais je ne comprendrai jamais comment elle peut supporter cette situation. Com

e peut continuer aimer un homme qui la trahie, qui a tromp deux femmes la fois. Quenesque mon ge, quelques mois de plus seulement.

Quest-ce que tu vas faire ? Rien. Comme dhabitude. Cest peut-tre ce secret qui te dprime. Il ne te la pas dit ton toubib ?

Il ne sait rien de cette histoire. Je ne comprends pas. Personne ne ta interroge aprs tes tentatives de suicide ? On ne dit que ce que lon veut bien dire. Jai parl dune dception amoureuse. Au fond je

s menti. Tu mas dit que tu menviais, Eva. Tu as dit aussi que tu avais plus besoin de moi que m

Oui. Je ne vois pas du tout ce que je peux faire pour te sortir de l. Par moments, la nuit surtout, je pense que personne jamais ne pourra maider sortir de ce

me hais. Jai limpression quun dmon me bouffe et que je suis en train de prendre son visag


22/44

age dun monstre sans aucun sentiment. Je me fais horreur.Ces mots sont si durs, ils ont tant de mal franchir ses lvres que jen tremble. Soudain

re plus fort ma main. Prs de toi, je vais mieux. Les larmes, dirait le docteur, les larmes sans doute Tu vois, suis pas trompe en venant vers toi.Brusquement, elle dcide de me laisser, comme si elle ne pouvait soudain plus rester

ce qui deux minutes avant paraissait lui faire tant de bien. Elle essuie ses larmes et reprenage habituel.

Je reviendrai, tu ny couperas pas, Manon.

*

Lucile et Sarah sont bien sr passes me voir. Elles paraissent heureuses de me retrouvine forme, comme elles disent, alors quen forme seulement suffirait ! Bien vite Lucile deman Alors elle est venue Eva ? Oui. Plus tard je Tu nous fais des cachotteries maintenant ? sexclame Sarah.

Jai dj dit Lucile que je lui raconterais tout bientt. Quand ? Cest un secret qui vous tonnera, mais ce nest pas mon secret alors je ne peux pas enco

rler.Lucile se tait. Elle sait trs bien quelle ne marrachera rien. Sarah, elle, bougonne :

nous, tout de mme !Je fais celle qui na rien entendu. Je demande comment sest pass loral pour chacune

outer leurs rponses.Ensuite, je les interroge sur leurs vacances qui commencent. On dirait quelles ont que

upules me parler de la mer o elles doivent passer ensemble une quinzaine de jours. ons fait ce projet toutes les trois, il y a bien longtemps, et cest cette anne seulement quil liser, mais sans moi. Aller vendre des beignets sur une plage loin de nos parents respectifs sait leffet dun grand pas vers lindpendance.

Je rigole avec elles lvocation de leurs plans. Je sais quelles nen reviennent pas de megir de la sorte et accepter sans broncher les explications quelles me donnent. Je sens dans laSarah de ladmiration. Pourtant Sarah est toujours sre delle, mais l, je lpate.Nous navons pas eu parler des copains et copines puisque les cours sont finis. Je naendu une seule fois prononcer le nom de Quentin. Et si jai eu envie de parler de lui, je me

stenue. La visite dEva ma clou le bec pour un bout de temps.

*

Je viens de subir une srie dexamens et danalyses de toutes sortes. Et aujourdhui je renccancrologue. Maman maccompagne. Je sens sa main qui tremble en pesant sur mon pauen dbarrasse vite fait. Jai peur moi aussi ! Quest-ce quelle croit ? Que je suis trop nunur saisir quil y va de ma vie ?

Depuis quelques jours, je suis physiquement presque trop bien. Je voudrais que lon me nquille dans cette euphorie qui ne me quitte plus depuis que je me suis mise en tte de r


23/44

entin et Eva. Jai mme pris deux kilos. Mais non, cest ce moment quils choisissent poulonger dans mon problme, et a me dsaronne.Il y a dabord les longues minutes passer dans la salle dattente du service doncologie. V

core un mot qui veut faire illusion. Ce nest pas un endroit trs gai. Ils ont beau le parer de poles ensoleilles, moins dtre compltement ct de la plaque, on sait que pour celui aire ce lieu, ces cieux-l ne sont pas pour demain.

Au bout de milliers de secondes le mdecin me reoit. Il a le sourire aux lvres. Cela mmbler encore plus. Trop despoir nest pas bon pour moi aujourdhui. Je me sens molle.

omme sourit, plus je plis. Assieds-toi, Manon ! Et vous aussi, madame.Je naime pas a, pas a du tout. Quil commence la discussion par ces mmes mots prono

s du diagnostic nest pas fait pour me remonter. Jai froid. Je crve de peur. Jai envaccrocher maman, de pleurer dans ses bras. Je voudrais avoir deux ans et ne rien comprendudrais tre un chien galeux, une vieille bagnole. Tout, sauf moi.

Il est pass derrire son bureau, cet homme en blanc qui tient ma vie dans ses mains. Saesser, il prend quelques feuillets placs bien en vidence devant lui et commence parler. mble quil y a des jours que je suis assise dans cet hpital. Je nose pas regarder maman.

te trop peu de forces. Eh bien Manon, tu nous fais de ces surprises !Je vais ltrangler ce sale type sil ne se dpche pas.

Les analyses de sang sont trs rassurantes. Quant ce que nous avions vu la dernire foveau de lovaire droit, et qui mennuyait un peu, a semble avoir compltement disparu !

Comment cest possible ? je demande. Grce la chimio. Mais pas seulement. Nous avons frapp fort sans savoir si tu pourr

pporter. Tu nous as aids avec une vaillance extraordinaire.Il regarde maman, lui sourit et ajoute que les jeunes ont des ressources considrables. Je

cet instant maman se moque perdument de la force des jeunes en gnral. Seule santresse. Dun geste, elle le pousse continuer. Il a compris et se tourne nouveau vers moi : Tu as bien pris ta maladie en main. Je tavais parl de rayons pour cibler ce qui mappara

mme une petite tumeur. Mais il ny a plus de tumeur. Donc Pas de rayons ? je bafouille. Exact. Je suis presque gurie ?Jai demand a avec une si petite voix qui ny croyait pas que maman na pu sempch

nifler. Je lai bien entendue.

Tout fait gurie, non ! Je ne peux pas te laffirmer. Ce serait aller trop vite. Tu sais quncer est un peu spcial. Mais tu es un peu spciale aussi, ma grande. Et tu nous aides beaucousais pas do te vient cette force. Tiens, ce propos le psychiatre que tu connais voudrait te

a ne tennuie pas. Moi aussi je voudrais le voir.Je sais que jtonne et ma mre et le mdecin. Ils me connaissent et savent que parl

ychiatre me donne des boutons. Je ne suis jamais trop presse de rencontrer ce spcialiste qules doigts dun chirurgien, ni la science dun chercheur en mdecine.

Avant, je dois me dshabiller et me laisser palper, mais cette fois, je nai rien contre.Maman ma embrasse. Et travers ses larmes jai vu sa joie qui rayonnait. Elle a conti


24/44

rler avec le cancrologue pendant que je passais dans le service voisin. Chez le psychiatre jeute seule, bien sr.

Bonjour Manon ! dit celui-ci avec, comme son collgue, un sourire. Ce nest pas tous les ils sourient ces pauvres hommes !Jincline la tte. Cela devrait lui suffire normalement.

Jai vu que tout allait bien, cest formidable ! Oui ! je dis tranquillement, jai t bien soigne par le docteur Bassan.Manire de lui montrer que je lexclus de cette russite.

Tu as une sacre volont, cest peut-tre aussi a, tu ne crois pas ?Voil les questions qui commencent, les dductions que je dois tirer Pas envie. Je me lanc Jai fait un rve un rve pas trs agrable.Sil me dit de linterprter, je lui claque la porte sur les lunettes.

Raconte.Ce nest pas la formule que jattendais et je suis un peu dstabilise. Mais jy vais quand m

Jai rv que jtais un poulet. Un poulet plum. Ctait moi ce poulet, vous comprenez tes en lair, les yeux clos. Avec une grande couture sur le ventre. La chaleur du four ma rveIl a souri encore une fois. Presque ri comme moi lorsque je me suis rveille aprs ce rve.

Et alors ? Alors jai pens que ctait un rve prmonitoire.Voil quil me fait dire ce quil veut et que je nai pas encore dguerpi. Bien au contraire.

Pourquoi ? Il me ressemble quand mme pas mal, ce poulet. Et puis la chaleur du four ma fait pense

yons que lon mavait annoncs. Et que lon ne te fera pas, si jen crois le rsultat de tes examens !Je me sens reprendre des forces. Je suis ruisselante de transpiration mais ce nest pas sa fa

Il y a moins dune heure je nageais en pleine frousse.

Comme je me ltais promis, je lui parle des oignons frits et de la recette en questiomande un dpeage de la volaille.

Cela na pas lair de le surprendre. Il ne parat pas du tout prt se laisser impressionner. t plutt rire. Pas lhabitude de parler recettes de cuisine avec ses patients, certainement. Tu te souviens du moment o tu as fait ce rve ? Ctait pendant la sieste, la nuit, le matin En quoi cela peut-il avoir de limportance, cest idiot comme question. Dailleurs je ne

uviens pas. Je ne sais pas. Je dormais tout le temps. Tu ne dors plus maintenant ?

Il ne faut pas faire un cart de conjugaison avec ce genre de mdecin. Je ne vais tout de mmraconter ce que ma dit Quentin !Eh bien si, je le lui raconte. Tout. Il coute. Ne sourit ni ne rit plus. Il coute sans minterrom

ne suis quune flaque deau tant je sue, mais une de ces flaques deau mle dhuile que le se de mille couleurs.

*

Je lui ai tout dit, tout, comme si je me parlais moi-mme. Mieux que si je parlais Luciles moments de confidences.


25/44

Il me semblait que chacun de mes mots le frappait juste entre les deux yeux, en plein dalle. Bien sr, il sait se taire et couter, cest son boulot. Mais l, je sentais son attentionire concentre sur lhistoire que je dbitais sans pouvoir minterrompre. Jai dit Quentin, pr

mps le dcrire. Rpt les mots si doux que jaurais d garder pour moi. Il me semblaiurais pu en parler pendant des heures. Et cest l que jai pris conscience que je laimais vrai

on Quentin, aprs mtre si souvent moque des autres filles du lyce.Le psy ne parat pas press de se dbarrasser de moi. Il a appuy son menton sur ses m

oises et ne me quitte pas des yeux. Il me fait penser Eva. Alors, je parle dEva. Je ne croyai

il tait possible dcouter comme a. Pourtant cet homme-l, que jai tant repouss, est bme homme.Pendant que je reprends mon souffle, il glisse la phrase assassine :

Eva na pas tort de tenvier ! Ce quelle dit est vrai. Ce nest pas du chantage. Elle souffree tu nas jamais pu souffrir.

Il me dit a calmement. Cest pour lui une certitude. Jaurai beau me dfendre, cette foisentendra pas. Dailleurs, lui qui est si peu bavard, continue : Tu as dabord une force de caractre quelle na pas ! Quen savez-vous ? Vous ne la connaissez pas !

Il lude ma question comme sil chassait une mouche. Et puis tu as eu toute une arme de mdecins qui ont pris ta maladie au srieux. On ta v

uleur physique au maximum. Eva est seule au fond du puits comme elle ta dit. Si elle demanide, il y a de fortes chances pour quon lui conseille de se secouer, de faire des efforts. Cest un peu vrai. Non, elle est descendue un stade o tout effort pse une tonne. Tu mas bien dit qu

avait quun seul dsir : dormir. Oui. Et tu crois qu son ge cest normal de navoir pas dautre ambition que le sommeil ?

Je sais bien que ce nest pas normal, mais je ny peux rien. Le jour o elle a eu le courage de venir vers toi, elle est moiti sortie du puits. Mais que dois-je faire maintenant ? Tu vas trouver toute seule. Tu nas jamais eu besoin de mes conseils nest-ce pas ?Je me sens rougir de la tte aux pieds.Il se lve, la consultation est termine.Juste au moment de sortir, je pense quil me manque une explication.

Les oignons grills Tu as d rver a dans la journe. Cest possible puisque tu dormais tout le temps.

Oui, cest possible. Et alors ? Dans un appartement voisin on devait cuisiner une soupe loignon ou je ne sais quoi. deur qui a dclench le rve !On clate de rire tous les deux. Et les infirmires, dans le couloir, se retournent sur nous. L

ux dabord tonns nous laissent entendre que ce nest ni lendroit, ni lheure. Et puis brusquees rient avec nous sans chercher la moindre explication.

*

Cest la fte la maison. Anne a fait un aller-retour Athnes-Paris pour venir me fliciter. I


26/44

e que passer avec succs des examens de sant cest autrement important quune russite auie, dont le cur est pris entre deux hommes, ma envoy une foule de textos plus gentils lee les autres. Elle mexplique en long et en large quelle aimerait bien tre prs de moi pour in de champagne ma sant, mais que ce serait pour elle un trop grand risque de perdre l

erre et Paul. Elle est marrante ma sur, elle ma toujours tenue au courant de ses mulentures, en me conseillant de ne pas suivre son chemin si je ne voulais pas tomber dans la gpuis le dbut de ma maladie, elle a cess de me confier ses problmes de cur. Et jai unrdu le fil de ces liaisons dcousues. Cest pour a que je dis Pierre et Paul pour ne pas fair

ffe.Lucile et Sarah qui devaient partir le lendemain locan ont t bien sr convies la fte.Sarah qui ne se prive pas, devant ma sant presque retrouve, de menvoyer ce quelle pen

ine face comme au temps de ma splendeur, stonne que je naie pas invit Eva.Je lenvoie sur les roses comme je lai toujours fait. Et nous finissons par nous mettre da

ur faire enrager ensemble Lucile qui est en principe notre mdiateur et qui craint toujours queus harponnions.

Cest une belle soire. Quentin est bien au chaud au fond de mon cur sans que personisse rien deviner de sa prsence. Cest presque encore mieux que sil tait prsent au milie

res.Au cours de la soire, il marrive de penser Eva. Alors me reviennent les mots du psychia

me demande ce que peut bien faire Eva seule avec son mal de vivre, alors que je suis entourus ceux que jaime. Ce soir, cest vrai, elle aurait le droit de menvier.

*

Les vacances qui commencent vont me paratre bien longues. Leuphorie provoque paroles du cancrologue a fini par se dissiper. Et je mennuie dj. Je sais que je vais ddoubler mon anne de premire alors que tous mes amis seront en terminale. Et ce qui maru une bien petite contrainte il y a seulement trois mois, me contrarie beaucoup. Je lis pour qmps passe plus vite, et je maperois que les romans que je dvore les uns aprs les autresuellement la seule manire de mvader.Entre deux paragraphes, je vois se dessiner devant mes yeux le visage de Quentin. Il n

nn signe de vie depuis sa dclaration damour. Heureusement quEva est venue me voir apron je pourrais penser que jai encore une fois rv. Mais si dans un moment dexaltation dladie, aux mdicaments, je ne sais quoi, ma pauvre tte pele avait pu inventer tant damou

roles dEva ont t assez prcises et notre conversation assez longue ; pour me persuader qs dans la ralit. Dailleurs avant ma visite aux mdecins, jtais prte aider Eva dacision de se faire connatre de son frre. Je me vois assez bien en une espce de fe candidenant lun vers lautre. Dcidment toucher la mort de prs vous change profondment.Il suffit de me dgourdir un peu. Cest vrai que Quentin a fait vers moi le chemin le plus dif

moi maintenant daller sa rencontre.Je ne vais pas mettre grand temps trouver le numro de tlphone de ses parents. Je trem

peu en tapant sur les touches, bien inutilement parce que jai affaire un rpondeur qui manne absence de quelques jours et un retour probable de toute la famille aprs le 14 juillet.

Je raccroche sans laisser de message et en faisant la grimace.Pour Eva cest tout simple, jai son numro de portable. Elle me rpond aprs plus


27/44

nneries et sa voix parat sortir dune bouche billonne. Eva ? Oui, Manon.Elle ma reconnue tout de suite et je ne sais pas pourquoi cela me fait plaisir.

Je tentends peine, tu es malade ?Ah, je nen manque pas une ! Je peux tre fire de moi. Si cest avec ces mots-l que je coprouver que jai compris sa souffrance ! Elle me rpond pourtant. Qui sait si moi, sa pla

aurais pas envoy rageusement le mobile lautre bout de la pice.

Je suis couche. Avec ce beau temps ?Et une gaffe de plus ! laquelle elle rpond par un :

Oh tu sais le temps, je men fous !Tant qu faire des bourdes, il vaut mieux avoir lair de les faire exprs. Et je rtorque :

Eh bien, moi je ne men fous pas ! Jaimerais aller faire un tour. Un petit tour, bien sr, seuennuie, et a mennuie aussi de sortir avec ma mre.

Elle ne rpond pas. All, Eva ?

Oui, je tcoute. Sors de ta couette et viens vite me chercher. Sil te plat, Eva.Je lentends qui marmonne et jai peur soudain quelle refuse, quelle prfre retourner

itude. Jai tellement sommeil Manon, tellement Eva ?Il me semble avoir entendu oui, mais je ne suis pas sre. Alors je crie presque pour la pous

rler plus fort : Rponds-moi, tu te lves oui ou non !

Je veux dormir Je veuxJe hurle.

Eva ! Eva !La communication na pas t coupe, mais je nentends mme plus sa respiration.Ce quelle ma racont sur ce besoin de sommeil ajout aux paroles du psy nest pas fait pou

surer.Jajuste toute allure un foulard de guingois sur mon crne. Et je pousse toute vole la po

on o maman se repose.Elle sursaute, se lve dun bond.

a ne va pas Manon ? Moi si, mais pas Eva ! Eva ?Cest vrai que maman la connat trs peu. Cest fatigant de devoir toujours tout expliquer. Et

nai pas le temps. Prends les cls de ta voiture et viens avec moi. Mais o ? Chez Eva, je viens de te le dire. Mais cest o ? Jamais Je vais te conduire, ce nest pas trs loin.


28/44

Et maman sans rechigner fait exactement tout ce que je lui demande. La maladie na pas quuvais cts. En voil encore la preuve : ma mre nest pas de celles qui se laissent manierilement dhabitude.Pendant le trajet, jessaie de lui toucher deux mots sur le comportement dEva. Je ne veux p

dire trop mais je ne veux pas non plus quelle prenne la chose la lgre. Elle est seule chez elle ? Sa mre travaille, elle doit tre seule cette heure. Et son pre ?

Oh ! celui-l ! Tu le connais ? Non.Je suis, sur le visage de ma mre, le cours compliqu de ses penses : un vritable sac de nMaman sy reprend deux fois pour faire un crneau qui me parat pourtant dune fa

fantine. Je ronchonne : Mais a va comme a ! Tu ne vas pas recommencer ? Ah, je voudrais ty voir, toi !Javais oubli que maman au volant tait une autre femme et quil ne fallait pas trop lui che

s poux.Nous nous faufilons entre une vieille dame qui sort et un enfant qui pntre dans limme

appartement dEva est le deuxime droite. Je sonne. Personne ne rpond. Je frappe. ureusement, maman nest pas reste inerte. Elle a trouv la gardienne dans lescalier. ivent prs de moi qui suis en train de tambouriner sur la porte close. Je demande, je supplin ouvre. La concierge nhsite que quelques secondes, ce qui me permet de penser quellennatre en partie la maladie dEva.

Nous lavons trouve profondment endormie. Elle avait repouss la couette. Son tee-sh

chait qu demi ses cuisses dune maigreur invraisemblable. Nous lavons appele, secppe. Nous avions dans nos mains un tas de chiffons. La gardienne a appel les secours pman dEva.Jattends dans le couloir, et peste haute voix.

Que font-ils donc, tous ?Enfin voil la sirne. Je me retrouve pousse contre le mur par quatre hommes et une femm

obligent mcarter. Je sens un grand soulagement ds que je les sais prs dEva. Ils vonre pour la sauver. Je crois si fort en eux.

*

Eva ma jur que cette fois elle navait pas voulu mourir. Seulement dormir, dormir longtur ne plus touffer. Et je lai crue. Elle est trs vite sortie des urgences et revenue chez elle.

Maman na pas lair dapprcier cette nouvelle amiti, juste au moment o je remonte la penElle me rpte sans cesse que jaurais plutt besoin de la prsence de Sarah si drle ou m

core de ladorable Lucile. Je riposte : Oui, mais elles ne sont pas l, tu vois. Elles se la coulent douce sur une plage !

Parfois, je me dcouvre sous un jour nouveau. Il peut arriver que ce soit mon avantage, mut aussi arriver que jexprime des rancurs, ou tout simplement des agacements bien purils.


29/44

Ma mre est choque par ma rponse. Je suis plutt du genre soutenir mes copines dhabitu Tu parles ! Tu crois que trimballer des corbeilles de beignets toute la journe sous la canst une partie de rigolade ?Je la trouve beaucoup moins comprhensive avec moi, ces derniers temps. Elle se relche

e anne de tension. Et bientt si je la laisse faire, je naurai plus droit toutes ces douquises auxquelles je me suis si bien habitue. Je mapprte rtorquer nimporte quoi, maiplus vive que moi : Et ce garon qui est venu te voir juste avant les vacances ? Je ne retrouve plus son prnom

Et vlan, un coup en plein cur. Et si je la laissais patiner ? Quel garon ? Ne fais pas ta bcassine, je te parle de ce beau jeune homme. Enfin, tu nas pas tren

pains, et beaux en plus !Prends a dans la figure, Manon, tu las bien cherch. Jessaie de retrouver mes esprits.

Quentin ? je demande avec une voix toute radoucie. Oui, cest a, Quentin. Il nest plus jamais revenu ?Oh maman, arrte, jai envie de lui crier, a tamuse de me broyer le cur ? Alors j

mporte quoi.

Il doit tre la montagne chez ses grands-parents. Tout le monde est parti en vacances, fi. Il ny a plus quEva. Dailleurs je compte aller la revoir cet aprs-midi. Il est grand temps qte pied. Ce nest pas trs loin chez Eva. Je ne crois pas que la compagnie dune fille qui se laisse aller de cette faon te fasse du biSes paroles me mettent en rage. Jaurais envie de la gifler, je crie :

Parce que tu connais quelque chose la dpression, toi peut-tre ? Mais enfin, Manon, calme-toi ! Cest cause de gens comme toi, des gens qui ne veulent rien comprendre, quil y a tacides !

Oh !Maman a tout de suite les larmes aux yeux. Jai pouss un peu fort. Il ny a pas si longtem

nsais comme elle. Excuse-moi, je dis trs vite, moi aussi je pensais quil fallait quelle se secoue. Et pu

ychiatre ma parl des gens comme Eva et jai compris.Je lui fais un raccourci car je sais quelle apprcie bien ce spcialiste qui lors de notre der

ite ma rendue si joyeuse. Bon, dit-elle, mais tu me tlphones si tu te sens fatigue. Je viendrai te chercher en voitur

*

Le 14 juillet est pass depuis cinq jours, un temps assez long aprs le retour de Quentin, poupuisse lappeler sans avoir lair davoir attendu sur le pas de sa porte.

Jai beaucoup parl de lui avec Eva. travers sa mre, elle sait tant de choses sur son frme lasse pas de linterroger, et je sens que a ne lui dplat pas. Le sujet, Quentin, nous passant lune que lautre.Nous ntions pas faites pour tre amies Eva et moi. Et pourtant je retrouve chez elle

opinions partager que je nai jamais eu lide de partager avec mes plus fidles copines.Contrairement la mienne, sa mre est vraiment heureuse de notre complicit. Cest une fe


30/44

une encore, trs belle, trs lgante, et qui, de plus, parat infiniment douce et tendre. En songevie, jessaie den tirer des conclusions qui me paraissent tout fait plausibles : ces femmivent attirer trs fort les hommes sans savoir les retenir. Trop rserves, trop craintives. mble incroyable que certaines puissent vivre toute une vie dans lombre, pourtant jen ai la prus les yeux. Malgr leur charme, je nai pas envie de leur ressembler. Il suffit dailleuanalyser un brin pour savoir que je ne cours pas de grands risques !

Eva mannonce que Quentin est rentr depuis trois jours. Tu es au courant de tous ses faits et gestes.

Si tu vivais prs delleEt, du menton, elle dsigne la cuisine o sest rfugie sa mre pour ne pas nous dranger. tu saurais que le bien-aim est dans les parages. Ma mre a repris place sur son petit e. Tu es froce avec elle. Elle parat si tendre. Oui, elle nest mme que a. Toujours prte se laisser dvorer. Ton pre ne la pas tout fait abandonne. Et pourquoi laurait-il fait ? Il na qu siffler et elle arrive. Pourquoi se priverait-

doration quelle lui porte ?

Et toi, dans tout a ? Oh moi, je lai aussi follement aim ce mystrieux papa qui apparaissait et disparaissait ate. Chaque fois que je le rencontrais ctait la fte. Il moffrait de somptueux jouets et que

pides baisers. Maman prtendait quil avait peur de trop sattacher moi. Cela a march peelques annes, mais ds que jai eu lge de comprendre, je nai plus voulu le voir. Cest mez trange quhabitant le mme quartier nous ne nous croisions jamais. Jinterdis ma m

ononcer mon nom devant lui. Je la menace de la quitter si elle lui dit seulement un mot supression. Bien sr, il ne vient jamais ici. Et je ne veux pas savoir o ils se retrouvent.

Ces paroles me laissent songeuse. Malgr moi je rve dune liaison comparable avec le f

ate. moi, lindpendante, cela semble tellement romantique.Encore une fois Eva me dmasque :

Tu te vois, toi, tre toujours la deuxime ? Heu !Elle sourit, et a me fait tellement plaisir de la faire sourire que jen rajoute :

Au dbut a doit treMais son sourire sefface, et elle me coupe :

Au cas o tu serais sortie du sujet, je te rappelle que cette histoire date de presque vingtte sens capable dattendre pendant vingt ans le plus petit signe ? Passer des heures hypnoti

phone pour le forcer sonner ? Trembler chaque fois que tu ouvres la bote aux lettres ?Jessaie de dfendre le pre de Quentin.

Tu te trompes peut-tre. Et si elle tait la premire dans son cur lui ? Vas-y, sors les violons ! Ta maladie ta rendue bien tolrante, Manon ! Depuis des mo

bserve. Tu tais plutt du genre tranchant sous tes airs rigolos. Mme les garons les plus hse hasardaient pas trop te chercher des noises. Jen connais quelques-uns qui ont eu du ma

mettre de tes remarques blessantes.Je ris. Cest vrai que jtais ainsi autrefois. Une meneuse qui aurait ador monter su

rricades. Jespre que Quentin ne fait pas partie de ceux-l.


31/44


32/44

une ventuelle intruse. Je vais voir sil nest pas dj sorti !Maudit bonhomme, a te plat de me laisser sur le gril. Mais je nai pas le temps de crache

e parce quune voix infiniment moins moqueuse demande : Cest toi Manon ? Oui. Jaimerais bien te voir Quentin. Ds que tu veux et o tu veux, je suis tellement heureux que tu mappelles. Tu aurais pu le faire aussi !

Non, aprs ce que je tavais avou, il fallait que tu sois libre de rpondre. Mais le tempru interminable. Mme en vacances ? Oui, mme en vacances. a ne tennuie pas de venir chez moi ? Pas du tout. Demain aprs-midi ? Daccord. demain alors.

Manon ? Oui. Merci.Jai raccroch la premire. Et prvenu Eva aussitt pour quelle ne rencontre pas son frre

e jaie prpar le terrain.

Lorsque tinte la sonnette, je ne me prcipite pas, bien au contraire, je reste dans ma chambree ce soit ma mre qui ouvre la porte. Ainsi je peux me rjouir de son tonnement quandonnat le plus beau de mes copains. On peut dire quil est le bienvenu ! Ce qui nest pas l

ur toutes mes connaissances. Quand ma mre naime pas quelquun, a se voit ! Elle a beaucol cacher ses sentiments. Il en tait ainsi dEva jusquau jour o je suis rentre transformmagnifiques cheveux de cette fille apparemment si taciturne.Tous les matins, ds mon rveil, je place sur ma tte la toque faonne par Eva et sa mre.met de bonne humeur pour la journe. Je ne me vois plus comme une malade grce cet orne

i na pas du tout laspect morbide dune perruque. Bien sr je sais quau fond de moi se ujours ce mal vorace que lon na pas pu totalement chasser. Je sais quil peut resurgir mporte quelle forme. Mais je ny pense pas chaque instant, et cela maide aller mieux.

Quand la porte souvre, le regard de Quentin me confirme tout de suite que jai eu raison d

re belle. Manon, cest incroyable ce que tu as chang !Je souris. Depuis que jai vu quel point un sourire changeait le visage dEva, je ne doute

e cest la plus belle parure dune femme.Quentin passe une main toute douce sur ma joue.

Tu es belle. Tu respires non, tu inspires la joie de vivre. Cest parce que je vais vivre Quentin !Nous avons tant de choses nous raconter que je ne trouve pas le moment davancer le

Eva. Je men veux, mais jai peur que ce nom jette un froid entre nous, ou que Quentin chmdiatement clore le sujet.


33/44

Il me parle dun film quil a enregistr, que je nai pas vu, et me propose de me lapportemain. Du coup je me dtends et me jure de lui parler dEva lorsquil reviendra.

Avant de partir, il membrasse longuement, doucement. Mon premier vrai baiser.Ce baiser ma fait passer une nuit blanche et dlicieuse. Mais il faut bien que jaccepte d

ntir moins en forme que la veille. Je suis sre que Quentin le devine ds quil est devant moi. ns doute linstant choisi pour lui parler de sa sur tout en lui laissant ignorer quelle est sa svais le plus possible droit au but :

*

Quest-ce que tu penses dEva ? Eva ? sexclame-t-il lair ahuri comme si je lui demandais des nouvelles de lhomme de

agnon. Oui, Eva, il ny en a quune dans la classe. Elle ne fait pas partie de tes copines que je sache. Maintenant, si ! Mais comment ? Je ne vous ai jamais vues ensemble.

Tu nas pas rpondu ma question ? Elle est plutt jolie, non ? dit-il dun ton taquin. Oui, elle est mme trs jolie. Mais ce nest pas ce que je te demande. Que veux-tu que je rponde. Jai d lui adresser la parole cinq ou six fois en deux ans. Personne ne lui adressait la parole. On tait tous des cons ! Pas facile non plus. Elle faisait toujours la gueule ! On ne se hasardait pas lapproch

ur de recevoir un coup de griffes !Il voit que je ne ris pas sa repartie et, enfin, a lintrigue.

Regarde-moi bien Quentin, quest-ce que tu trouves de chang en moi ? Tout. Enfin tout ce qui est extrieur, parce que le temprament Daccord. Dans cet extrieur si chang, quest-ce qui te surprend le plus ?Il met la main sur mon front, bien plat sur la frange.

Tu ne crois tout de mme pas que mes cheveux ont pouss de trente centimtres en un mois Je ne sais plus, ils sont si doux. Ce sont les cheveux dEva. Comment ? Elle ma offert ce quelle avait de plus beau : ses cheveux.L, je le laisse muet. Je vais pouvoir lui dcrire sa sur avant quil ne reprenne ses esprits.Je lui dis la sensibilit dEva, son mal de vivre. Je joue un instant avec le feu en lui rv

elle me fait souvent penser lui : ce mme besoin de sisoler. Je lui rpte quelle est tristel dans sa peau, et que pourtant sa prsence me fait du bien, maide gurir. Alors il pron

fin les mots que jattendais : Tu me donnes envie de la connatre.

*

Jai repouss la rencontre entre Quentin et Eva. Je suis fatigue. Tellement fatigue tout cme rpte que les examens faits il ny a pas si longtemps taient bons et quune rmission ne


34/44

s durer si peu. Je fais tout pour cacher ma faiblesse ceux qui mentourent mais si a dure,ndrai pas le coup.

Est-ce que le bonheur peut rendre malade comme le fait le malheur ? Depuis le baiser de Qui mal dans tout le corps. Je fais des cauchemars dont je ne me souviens plus mais qui me laimatin toute moite et la tte lourde.Lucile et Sarah sont rentres de leur escapade. Au tlphone je les trouve trs dsabuses. confirment que je nai rien manqu. Pour un moment au moins, elles ne veulent plus ent

rler de la mer et surtout pas de la plage. Je les taquine en leur demandant de me parler de

nqutes. Cela repousse leurs questions sur Eva. Sarah sesclaffe en me racontant que ce qut attrap de plus sr cest un gros rhume ! Un rhume qui les empche de venir me rendre visiteestion de me le refiler. Cela marrange bien. Avant de les revoir, il faut que je me remette. Iltout que jaie le droit dexpliquer lamiti dEva.Je ne sais pas si je pourrai revenir au lyce. Je force mon corps ragir mais il ne veu

endre. Alors je prends la dcision de rencontrer toute seule le mdecin. Non pas le cancrole je noserais pas aller dranger pour une simple mauvaise impression de fatigue, manraliste qui me connat bien.

lpoque o je pratiquais le dni de ma maladie, lorsque jloignais de moi toute fu

nse, je naurais peut-tre mme pas remarqu ce changement dans mon corps. Mais maintus encore quau dbut, je veux vivre. Rien ne doit mempcher de vivre.

Je raconte un peu tout en vrac au docteur, sans insister sur rien. Je suis venue pour qusure. Jai eu raison. Il trouve tout fait normal qu une priode deuphorie succde la lassime prescrit un mdicament cens me redonner un peu de tonus. Parle de la chaleur si irritanle. Regrette de ne pas mavoir conseill daller respirer un autre air, au lieu de me gsonnire ici, prs des grands hpitaux. Puis il ajoute avec un petit sourire malin quil seraie je me mnage Pas trop dactivits, pas trop dmotions ! Il me conseille de revenir lens une quinzaine de jours si a ne va pas mieux. Et ajoute quil ne voit pas lurgence de refair

alyses.Avant mme de prendre le fortifiant je me sens beaucoup mieux. Je nai pas lintention datt

us longtemps avant de demander Eva et Quentin de venir chez moi.

*

Eva est arrive la premire. Elle a un pauvre petit sourire qui nest pas de tristesse puisqund plus jolie. Mais comme elle est ple et menue dans cette ravissante robe que sa mre a cour elle. Ses cheveux narrivent mme pas masquer ses oreilles. On dirait une gamine de sixi

Maman est partie pour la journe. Et ce soir papa rentrera tard. Nous avons pour ppartement tout entier et mme limmeuble en ce mois daot.

Je rassure Eva, je lui dis quelle ne risque pas dtre due par Quentin. Ce nest pas ce qui me fait peur. Tu le sais bien Manon. Je suis plus sre encore que tu vas lui plaire !Elle sourit et ajoute :

Comment fais-tu pour tre si optimiste ? Je ne sais pas bien expliquer ce que jai toujours ressenti. Mais il y a une chose dont je

taine : si on croit au bonheur trs fort, il vient. Tu crois a, toi ?


35/44


36/44

Elle a un pauvre sourire qui laide poursuivre. Tu as perdu tes dents de lait anormalement tard. huit ou neuf ans !Nous clatons de rire Quentin et moi, mais brusquement il redevient plus srieux eavant. Comment sais-tu a ?Eva ne rpond pas la question. Elle a toujours son regard pos sur lui, un regard qui ne le

s une seconde. Pour tes douze ans tu as eu un magnifique cadeau.

Je le sens qui se cabre. Et sa voix est plus rude quand il demande : Je suppose que tu vas me dire lequel ?Je me dtends un peu : si le garon sabrite comme la fille derrire ce temprament ex

ils ont en commun, tout va tre plus facile. Oui.Elle se tait, et latmosphre redevient lourde. Et puis elle explique :

Tu es parti au Kenya toute une semaine. Tout simplement parce que tu avais mis le dsvenir plus tard explorateur, et que les animaux sauvages te faisaient rver.

Il se dresse, bondit vers Eva la soulve de son sige comme une plume. Et la secoue. Moi, j

s boug. Je sais quEva sattend une violente raction et que ce nest pas ces gestes brusquefont peur. Tu vas me dire qui ta racont tout a sur moi. Tu vas me le dire oui ou non !Il la laisse retomber comme un ballot sur sa chaise en grognant entre ses dents tel un

chant qui ne va pas tarder attaquer : Personne ne sait rien de cette semaine extraordinaire de ma vie. Mes parents heureux ensemoi comme un roi de la savane. Je me souviens aussi bien que toi de cette semaine. Sinon que pour moi elle a t horrible. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Parce que jai vu ma mre souffrir comme jamais. partir de ces jours-l jai aussi perdure.

Il y a nouveau un long silence qui me fait frmir. Va-t-il comprendre oui ou non ? Je ne s savoir ce qui se passe dans la tte de Quentin mais mon cur damoureuse sent quil souffjai beaucoup de mal le supporter. Je jette un coup dil sur Eva. Elle est prte foncer qu

ut dmolir sur son passage. Ses yeux sont secs. Je voudrais la supplier de faire doucement. Luil nest pas responsable. Jai peur moi aussi maintenant quil ait une raction semblable cen pre. Je tiens eux, je les aime, je ne veux pas quils se dtruisent. Tu as perdu ton pre marmonne-t-il comme sil se parlait lui-mme.

Tu vas comprendre enfin que nous avons le mme !Elle bout de rage, serre les poings. Ses pommettes sont devenues dun rouge insupportabl

n visage blme. Les mots sortent du plus profond delle-mme et ne mnagent surtout pas ceelle maudit.Quentin na pas sursaut. Il est livide. Il se tait.Il a mal et je nose pas lui montrer que je devine sa souffrance. Si jtais seule prs de

urais peut-tre, mais il y a Eva, son regard dur qui me glace et empche le moindre mouvers lui. Je cherche le regard de Quentin mais il baisse la tte comme un condamn. Il a enfouins dans les poches de son pantalon, peut-tre pour quelles ne tremblent plus. Lorsquil lve tte, je vois ses yeux luire. Je mapproche alors, et il me caresse la joue.


37/44

Je reviendrai te voir demain, Manon.Puis en regardant fixement Eva il lui dit :

bientt.Je laccompagne jusqu lascenseur quil ignore pour descendre par lescalier toute vites

*

Lorsque maman est rentre jtais couche. Elle sest affole tout de suite mais je la

sure en lui affirmant que javais tellement discut et grignot de friandises que je ne pensaisrmir.

Elle est partie me prparer une toute petite salade bien frache pour faire passer toutecreries ingurgites dans laprs-midi.

Comme nous navions absolument rien mang, je nai pas refus. Je sentais le besoin de paman. Besoin de dire ce qui venait de se passer chez nous.Javais t le dclencheur dun cataclysme. Javais essay de rapprocher deux tres qui

aient peut-tre jamais trouvs. Mais pour cela il avait fallu bouleverser jusqu la raquaux larmes le garon que jaimais.

Eva stait bien garde dpargner leur pre. Il y avait en elle trop de douleur accumuleelle ne dborde pas en paroles cinglantes. Au dbut, pour dfendre celui quil aimait et admpuis toujours, Quentin avait bien essay dendiguer le flot terrible, mais chaque mot prononcur se comportait comme une furie. Alors il stait tu. Il lcoutait, et je voyais passer suage la dtresse, lincomprhension et aussi lmotion qui le poussait se pencher vers Eva cour mieux comprendre. On voyait bien quil avait du mal admettre que ce pre, si prsent pouait pas reconnu sa fille.

Je tai fait une assiette jambon-melon finalement, a te plat ? Tu as dn ? Jai fait comme toi. Nous ftions un anniversaire au club, alors tu saisJe souris. Les dames de cet ge savent se faire plaisir au risque de ronchonner fort en v

venus sur leur balance tous les grammes perdus aprs des jours de fastidieux exercicmnastique. Tu tassieds un peu ct de moi ? Tu as horreur que je te regarde manger ! Pas aujourdhui.Elle approche une chaise prs de moi. Avant mme quelle ne soit assise, je lui demande :

Tu ne trouves pas que Quentin et Eva se ressemblent ? Non, il est bien plus beau quelle !Je ne vais pas dire le contraire, mais jinsiste.

PourtantJe laisse traner.

Pourquoi se ressembleraient-ils dailleurs ? Parce quils sont frre et sur.Maman est berlue. Elle va me poser un tas de questions. Je ne demande que a.


38/44

*

Bien labri des murs de mon appartement, je navais pas eu subir la tempte qui sattue sur deux foyers, et dont jtais en partie responsable.

En favorisant la rencontre entre le frre et la sur, javais ressenti un peu de peine poman dEva qui, je le savais, serait effare par la rvlation de son doux secret. Mais jive trs vite la conclusion suivante : doux pour elle, il avait dtruit en partie sa fille jusqunduire la dsesprance. Et cela, elle ne pouvait pas lignorer.

Quentin et Eva mavaient tenu au courant des discussions. Avec le mme courage ils avront lui son pre, elle sa mre. La colre des uns, les larmes des autres ne pouvaient trnfiques.

Aprs avoir p

tu me plais tout simplement - marie-claude berot

Documents