trois contes (extrait)
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TriviumRevue franco-allemande de sciences humaines etsociales - Deutsch-französische Zeitschrift fĂŒr Geistes-und Sozialwissenschaften 11 | 2012Gustave Flaubert. A l'Orient du rĂ©alisme
Trois contes (extrait)Barbara VinkenTraducteur : Rose-Marie Eisenkolb
Ădition Ă©lectroniqueURL : http://journals.openedition.org/trivium/4264DOI : 10.4000/trivium.4264ISSN : 1963-1820
ĂditeurLes Ă©ditions de la Maison des sciences de lâHomme
Référence électroniqueBarbara Vinken, « Trois contes (extrait) », Trivium [En ligne], 11 | 2012, mis en ligne le 29 juin 2012,consulté le 08 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/trivium/4264 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trivium.4264
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Trois contes (extrait)Barbara Vinken
Traduction : Rose-Marie Eisenkolb
NOTE DE LâĂDITEUR
Nous remercions Barbara Vinken ainsi que la maison dâĂ©dition Fischer de nous avoir
accordĂ© lâautorisation de traduire ce texte pour le prĂ©sent numĂ©ro.
Sermo humilis : réalisme et christianisme
« Tâes-tu nourrie de la Bible ? Pendant plus de
trois ans je nâai lu que ça le soir
avant de mâendormir. »
(Gustave Flaubert, lettre Ă Louise Colet)1
1 Les recherches dâAuerbach sur le rĂ©alisme ont un avantage inestimable, celui de poser
dâemblĂ©e la question de la reprĂ©sentation de la rĂ©alitĂ© dans un cadre rhĂ©torique.
Sâinscrivant dans la tradition hĂ©gĂ©lienne, Auerbach considĂšre le rĂ©alisme comme le
dĂ©ploiement dâune figure paradoxale : lâincarnation du Verbe, Dieu fait homme2. Selon
la thĂ©orie du rĂ©alisme quâAuerbach dĂ©veloppe en sâappuyant entre autres sur Madame
Bovary deFlaubert, le réalisme opÚre un renversement de la poétique classique des
genres en vigueur jusque dans le courant du XVIIIe siÚcle, laquelle associe un rang élevé
à un style élevé. Les gens de basse condition et les viles choses de la vie quotidienne ne
sont pas raillés. Ils ne sont pas des arguments de comédie, mais sont pris au sérieux et
peuvent mĂȘme ĂȘtre tragiques. La description de leur vie suscite des sentiments
habituellement réservés au style élevé3. Cette évolution du style ne commence toutefois
pas au XIXe siĂšcle, mais, comme Auerbach lâĂ©crit dans ses recherches sur lâAntiquitĂ©
latine tardive, déjà avec le christianisme et son renversement de la hiérarchie
rhétorique antique.
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2 Auerbach se fonde principalement sur Saint Augustin. Dans sa Doctrina christiana, Saint
Augustin suit dâabord le De Oratore de CicĂ©ron, avant de se dĂ©marquer avec vĂ©hĂ©mence
de ce dernier. Il reprend sa division en trois styles, quâil appelle aussi style Ă©levĂ©
(flectere), moyen (vituperare sive laudare) et bas (docere). Cependant, le niveau de style
nâest plus motivĂ© que par la nature du texte Ă produire et par les exigences de la
situation. Lâassociation entre niveau de style et sujet traitĂ© qui, pour CicĂ©ron, va de soi,
est en revanche rejetĂ©e avec vigueur par Saint Augustin. Lâirruption du christianisme
constitue donc également une rupture avec toute la tradition rhétorique et littéraire de
lâAntiquitĂ©4.
3 Cette rupture est induite par un paradoxe qui se trouve au cĆur de la rĂ©vĂ©lation
chrĂ©tienne : les Evangiles racontent lâhistoire dâun dieu qui se fait homme5. Ce dieu ne
vient pas au monde dans un palais, mais dans une misérable étable. Ses parents
appartiennent aux plus pauvres dâentre les pauvres. Il ne se rĂ©vĂšle pas aux gens de
qualité, aux gens estimés, aisés et cultivés, mais aux gens de basse extraction, aux
réprouvés, aux méprisés, aux exclus, aux impuissants, à ceux dont on se moque, en un
mot au « rebut de lâhumanitĂ© » : aux pĂȘcheurs et aux bergers, aux publicains, aux
prostituĂ©es et Ă dâautres misĂ©rables, des gens du peuple pour qui ĂȘtre « inculte » ou
« grossier » est un euphémisme. Souvent, ils ne savent ni lire ni écrire. Et lui, le
Créateur de toute chose, achÚve sa pauvre vie sur terre en étant condamné, battu,
raillé, couvert de sarcasmes et de crachats, victime de la mort la plus humiliante qui
soit, la mort sur la croix6. Il a fallu de considĂ©rables efforts dâinterprĂ©tation pour
transformer cela en une crĂšche idyllique et une noble Passion. Le plus sublime et le plus
vil se heurtent violemment ; le sublime se révÚle de maniÚre drastique dans le plus vil,
ruinant la dichotomie antique humilis-sublimis.
4 Auerbach rapproche trois facteurs : premiĂšrement la bassesse du style de la Bible â
sermo humilis â Ă©crite non par des rhĂ©toriciens Ă©rudits, mais (du moins Ă©tait-ce
lâimpression que devait en avoir un public cultivĂ©) dans un style Ă©tonnamment barbare
et incongru par les adeptes fanatiques et Ă moitiĂ© incultes dâune secte, et regorgeant
dâune superstition absurde et puĂ©rile ; deuxiĂšmement la bassesse du sujet et,
troisiĂšmement, le manque de culture de ceux qui doivent entendre ou plutĂŽt saisir par
le cĆur la Bonne Nouvelle. Comme exemple de lâhumilitas de lâIncarnation, Auerbach
cite lâĂ©pĂźtre de Paul aux Philippiens. Il y est question dâun dieu qui, « sâest dĂ©pouillĂ©,
prenant la condition de serviteur (formam servi) devenant semblable aux hommes et
reconnu Ă son aspect comme un homme, il sâest abaissĂ©, devenant obĂ©issant jusquâĂ la
mort », jusquâĂ la mort la plus honteuse et la plus mĂ©prisable qui soit, jusquâ« Ă la mort
sur la croix. » (Ph 2,7-9). Luther a traduit cet abaissement vers lâhumain, la kĂ©nose, par
la notion de dĂ©pouillement7. A la bassesse du sujet, Ă lâavilissement correspondent le
style du texte qui en rend compte â humilis â et le niveau du public. Car, ainsi que le
montre la fĂȘte de lâEpiphanie, le christianisme ne se comprend pas (contrairement au
judaĂŻsme) comme une religion Ă©sotĂ©rique sâadressant Ă une Ă©lite cultivĂ©e, Ă des Ă©lus,
mais de maniÚre exotérique en tant que Bonne Nouvelle destinée à tous, en particulier
aux pauvres dâesprit, semblables aux enfants. La rupture avec la rhĂ©torique antique se
manifeste sur le plan de lâhistoire des concepts par un changement de valeur du mot
humilis, qui caractĂ©rise non seulement le style bas, mais sâemploie pour dĂ©crire la vie et
la mort du Christ, lâIncarnation. Les connotations nĂ©gatives (bas, vil, pitoyable,
impuissant, misérable, inférieur, inculte, etc.) cÚdent la place à un champ sémantique
plus positif dont la notion dâhumilitĂ© offre la meilleure synthĂšse, lâhumilitĂ© sâopposant
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maintenant Ă lâorgueil : « Christus humilis, vos superbi ». Câest lâhumilitĂ© et non la culture
qui est décisive pour comprendre les mystÚres de la foi.
5 Cependant cet abaissement se mĂȘle Ă une nouvelle forme de sublime ou plutĂŽt elle en
devient le véhicule. Sublime parce que le sujet, à savoir le salut des ùmes et le mystÚre
de la foi, est sublime ; sublime parce que la simplicité du style voile les mystÚres, qui
restent cachés au plus grand nombre et qui éveillent chez les croyants un désir de
comprendre ; sublime enfin parce que les sentiments qui doivent ĂȘtre suscitĂ©s auprĂšs
du public (Ă©mouvoir, emporter, bouleverser) appartiennent au registre du sublime.
6 Comme exemple de la nouvelle force rhétorique du sermo humilis (il est
incomprĂ©hensible quâil nâait pas Ă©voquĂ© les Trois Contes), Auerbach cite un rĂ©cit de
martyre du IIIe siÚcle : le martyre de Perpétue et Félicité, qui a eu lieu à Carthage sous
Septime SévÚre et qui est traditionnellement commémoré le 7 mars par le calendrier
des saints. On suppose que la premiÚre partie de ce martyre a été écrite par Perpétue
elle-mĂȘme. Le sublime dâun martyre reprĂ©sentĂ© avec un extrĂȘme rĂ©alisme jusque dans
les moindres détails prend bien sûr exemple sur la Passion des Evangiles. Le sublime, le
sacrĂ© jaillissent du quotidien, de ce quâil y a de plus bas et de plus ordinaire. A la suite
dâAuerbach, jâaimerais montrer que Flaubert a dĂ©veloppĂ© dans les Trois Contes un style â
prĂ©cisĂ©ment ce style rĂ©aliste dans le sublime â en tant que poĂ©tique de la kĂ©nose, du
dĂ©pouillement de soi et de lâavilissement, afin de mettre en scĂšne le scandale de
lâEvangile Ă partir de lâambivalence la plus exacerbĂ©e : celle de lâĂ©lĂ©vation sur la croix.
Flaubert pose le « réalisme » des Trois Contes comme un testament dirigé contre
lâEvangile au sein dâun monde abandonnĂ© de Dieu, aliĂ©nĂ© et rĂ©ifiĂ©.
7 La kĂ©nose se rapporte Ă diffĂ©rents Ă©lĂ©ments : Ă lâauteur lui-mĂȘme et au style de lâ
impersonnalité qui atteint sa perfection dans les Trois Contes ; au genre de la légende,
mais aussi à cette forme spécifique de sainteté qui nous est présentée à travers les
personnages de FĂ©licitĂ© et de Julien. Gerald Wildgruber a replacĂ© lâidĂ©al flaubertien de lâ
impersonnalité dans la longue et riche tradition française de cette forme spécifique
dâimitation du Christ quâest la kĂ©nose : « LâesthĂ©tique flaubertienne et lâidĂ©al rĂ©aliste
dâobjectivitĂ© apparaissent comme une reprise cachĂ©e de lâidĂ©e de dĂ©pouillement
religieux, qui a dĂ©sormais investi le mĂ©dium de lâart8. » Le point de dĂ©part est la
question nietzschĂ©enne de lâidĂ©al dâobjectivitĂ© dans lâespace littĂ©raire :
« A lâĂ©gard des artistes de tout genre, je recours maintenant Ă cette distinctionessentielle : le ressort de la crĂ©ation est-il chez eux la haine de la vie, ou lasurabondance de vie ? Chez Goethe, par exemple, câest la surabondance qui estdevenue crĂ©atrice, chez Flaubert câest la haine. Flaubert une rĂ©Ă©dition de Pascal,mais sous les traits dâun artiste, son critĂšre instinctif, son grand principe Ă©tant :âFlaubert est toujours haĂŻssable, lâhomme nâest rien, lâĆuvre est toutâ⊠Il sâesttorturĂ© en Ă©crivant, comme Pascal se torturait en pensant, tous deux ne sentaientpas en Ă©goĂŻstes9. »
Wildgruber explique la comparaison que fait Nietzsche entre Flaubert et Pascal par un
affect religieux qui se trouve derriĂšre le principe de lâanĂ©antissement du sujet. Il se
fonde sur la critique de Flaubert par Nietzsche pour situer dans le discours mystico-
religieux de lâimitation du Christ cette forme spĂ©cifique de dĂ©pouillement au profit de
lâĆuvre, pour laquelle un nombre infini de citations ont pu ĂȘtre trouvĂ©es dans la
correspondance de Flaubert. Tandis que pour Nietzsche, Goethe, le grand homme, crée
le monde à son image et devient la préfiguration du surhomme, les modernes seraient
victimes dâun malentendu qui consisterait Ă se perdre dans lâart par mĂ©pris de soi, Ă se
nier soi-mĂȘme, Ă vouloir ĂȘtre objet tout en faisant passer cette attitude pour de
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lâobjectivitĂ©, Ă lâinstar de Flaubert. « Le âmalentenduâ des modernes â Ă ce titre, Flaubert
est exemplaire â est dâavoir compris lâimpersonnalitĂ© non comme une expression
souveraine dâappropriation du monde, mais de persister dans une pure nĂ©gation du
sujet, dont il faudrait encore analyser lâorigine. En effet, pour le âmĂ©pris de soiâ
moderne, lâidĂ©al dâobjectivitĂ© crĂ©e lâoccasion dâune pratique du dĂ©pouillement de soi ».
Câest ainsi que Wildgruber rĂ©sume la critique formulĂ©e par Nietzsche, avant de
poursuivre : « LâobjectivitĂ© de la modernitĂ©, son idĂ©al de lâimpersonnalitĂ©, qui veut
calquer la forme artistique du roman sur les procédés scientifiques, est pour sa part
extrĂȘmement intĂ©ressĂ©e, mais de maniĂšre destructrice : elle rĂ©alise le âdĂ©sir du nĂ©antâ ».
Pour lui, Nietzsche emploie les termes de « mépris de soi » et de « dépouillement de soi
» comme synonymes10.
8 Ce sentiment religieux ou plus précisément, cette piété spécifiquement mystique, a une
longue tradition en France. La thĂ©orie et la pratique de lâamour pur, telles quâelles ont
Ă©tĂ© formulĂ©es par FĂ©nelon et Mme de Guyon sâinscrivent dans cette tradition. La
tentative de FĂ©nelon dans son Explication des maximes des saints pour expliquer,
systématiser, théoriser les expériences spirituelles des mystiques opÚre déjà un
changement de genre : avec elle, le rĂ©cit dâune pratique spirituelle devient thĂ©orie.
AprÚs avoir été condamnée par le pape Innocent XII (bref Cum alias de1699), la pratique
du pur amour ne sâachĂšve aucunement ; elle se dĂ©place au contraire vers un autre
médium, la littérature, dans lequel elle avait toujours eu sa place, et plus tard dans le
discours psychanalytique. Son plus petit dénominateur commun est, abstraction faite
des complications thĂ©ologiques, lâoubli de soi, la dĂ©possession de soi, lâabandon absolu :
le renoncement Ă tout ce qui constitue le moi. Cette mort Ă soi-mĂȘme sâaccomplit de
maniÚre indifférente, sans espoir de rédemption. La patience aussi proverbiale
quâincroyable de Griseldis, laquelle accepte sans se rĂ©volter les terribles souffrances qui
lui sont infligées à tort, devient le paradigme littéraire de cette forme de piété11. Une
telle conception de soi est diamétralement opposée à toutes les aspirations modernes
visant Ă lâaffirmation et Ă lâappropriation de soi, Ă lâautorĂ©flexion, bref Ă toutes les
ambitions dâun sujet autonome et autarcique12.
9 La kénose, en tant que technique du soi, ou plus exactement du non-soi qui se dépouille
par amour, en tant que travail paradoxal du sujet visant Ă lâanĂ©antissement, tire son
origine de la christologie de lâEpĂźtre de Paul aux Philippiens dĂ©jĂ citĂ©e par Auerbach, du
renoncement Ă la nature divine opĂ©rĂ© par Dieu quand il sâincarne dans la nature
humaine. Le dĂ©nuement du divin va jusquâĂ la forme la plus honteuse de lâhumain, la
mort aussi douloureuse quâinfamante sur la croix. Dans lâEvangile selon Matthieu, le
Christ ne meurt pas seulement de la mort la plus humaine et la plus cruelle qui soit, il
se sent de plus abandonnĂ© par son PĂšre dont il a accompli la volontĂ© dans ce quâelle
avait de plus amer, abandonné de Dieu dans son dernier cri sur la croix, alors que le ciel
sâobscurcit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mâas-tu abandonnĂ© ? » (Mt 27,46) - cri
suivi dâun autre, inarticulĂ© celui-lĂ . Dans lâincarnation, le dĂ©nuement de Dieu est
double : Dieu se dĂ©pouille pour lâhomme en sâincarnant dans le Christ, mais le Christ en
tant quâhomme se dĂ©pouille dans la mort jusquâĂ la destruction de sa substance. Câest
dans cette imitation spécifiquement humaine du Christ, (cette imitatio Christi) que se
situe la mystique. Dans un tel discours, la vie du Christ nâest pas tant vue comme la
garante du salut de lâhomme ; il sâagit plutĂŽt dâaccepter dâimiter son sacrifice, le
dépouillement de soi, dans une via negativa. La scÚne décisive de ce renoncement à soi,
qui va jusquâĂ lâacceptation de lâhypothĂšse de la non-existence de Dieu, a toujours Ă©tĂ©
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ce cri du Christ mourant sur la croix, « cette impensable éclipse de la divinité13 » ; « un
PĂšre, dont la volontĂ© a laissĂ© le dĂ©sespoir envahir le Fils abandonnĂ©14 ». Lâattitude
kĂ©notique imite jusque dans ses consĂ©quences les plus extrĂȘmes lâabandon total du
Christ aimant sans espoir de rĂ©demption, et elle atteint le sommet paradoxal dâune
imitatio parfaite dans un christianisme athée15.
10 Wildgruber cite comme autorités en matiÚre de kénose, outre Hans Urs von Balthasar,
dans lâespace francophone Pascal Pierre de BĂ©rulle et Charles de Condren :
« Jâhonore donc ce dĂ©nuement, que lâHumanitĂ© de JĂ©sus a de sa propre subsistance[âŠ] je renonce Ă toute la puissance, autoritĂ© et libertĂ©, que jâai de disposer de moi,de mon ĂȘtre [âŠ] Je passe outre ; et je veux quâil nây ait plus de MOI en moi ; [âŠ] etque je ne sois plus quâune nue capacitĂ© et un vide en moi-mĂȘme16. »
11 Mais câest peut-ĂȘtre la participation Ă lâoffrande de la messe formulĂ©e par Charles de
Condren comme sacrifice de soi-mĂȘme qui, Ă cet Ă©gard, se rapproche le plus de la
perspective de Flaubert : « Car nous devons nous anéantir en cette action
[lâEucharistie], et y ĂȘtre purs membres de JĂ©sus-Christ, offrant et faisant ce quâil offre et
ce quâil fait, comme si nous nâĂ©tions pas nous-mĂȘmes17. ». Flaubert Ă©crit de maniĂšre non
moins saisissante que les théologiens les plus éloquents. Son imitation du sacrifice du
Christ, lâexpĂ©rience spirituelle de la croix, va jusquâĂ la participation physique totale,
dans laquelle le corps empli de douleur de lâun devient le corps dâun autre : en nous ne
coule plus notre sang, mais le sang du Christ, versĂ© pour nous. Ce qui est Ă©ternel, câest
seulement ce sang du sacrifice qui coule en nous, câest la souffrance. Mais Ă cĂŽtĂ© de ce
corps mĂ©tamorphosĂ© en corps du Christ souffrant, Flaubert mentionne lâautre mĂ©dium
quâest le rĂ©ceptacle du sang du Christ : la poĂ©sie moderne. Au nom du sang versĂ© par le
Christ en croix (ce qui pour Flaubert signifie au nom du néant de la vie et de
lâinsuffisance de la condition humaine), la poĂ©sie moderne est prĂ©sentĂ©e comme
lâantidote aux promesses de salut « blasphĂ©matoires » des socialistes :
« VoilĂ ce que tous les socialistes du monde nâont pas voulu voir, avec leur Ă©ternelleprĂ©dication matĂ©rialiste. Ils ont niĂ© la Douleur, ils ont blasphĂ©mĂ© les trois quarts dela poĂ©sie moderne, le sang du christ qui se remue en nous. â Rien ne lâextirpera,rien ne la tarira. Il ne sâagit pas de la dessĂ©cher, mais de lui faire des ruisseaux. Si lesentiment de lâinsuffisance humaine, du nĂ©ant de la vie venait Ă pĂ©rir (ce qui seraitla consĂ©quence de leur hypothĂšse), nous serions plus bĂȘtes que les oiseaux, qui aumoins perchent sur les arbres18. »
12 Que viennent faire ici les oiseaux qui, plus intelligents que les socialistes, « perchent
sur les arbres » ? Ils imitent le Christ « perchĂ© sur lâarbre de la croix19 ». La crĂ©ation
tout entiÚre est interprétée en tant que souvenir et actualisation du sacrifice
christique ; Ă travers elle, Dieu nâapparaĂźt pas dans sa gloire, mais en tant que crucifiĂ©.
Câest lâallusion implicite qui se cache dans le mot dâesprit et qui montre Ă quel point
cette pensée était familiÚre à Flaubert.
13 Chez Flaubert, la pratique mystique du dĂ©pouillement de soi est loin de nâapparaĂźtre,
comme lâaffirme Wildgruber, que de maniĂšre cachĂ©e et travestie, sous la forme
moderne de la scientificitĂ© et Ă travers le style impersonnel. Elle nâest pas seulement
transposĂ©e dans la « forme dans laquelle lâĂ©criture flaubertienne se constitue en tant
que discours20 », mais devient thĂ©matique en tant que relation religieuse au monde et Ă
soi-mĂȘme. Flaubert revendique que ce ne soit plus lâEglise ou la thĂ©ologie, mais â outre
notre corps Ă tous â la poĂ©sie moderne qui soit le lieu de cette dĂ©possession radicale, de
ce dépouillement désintéressé de tout ce qui nous appartient en propre. Le modÚle
religieux du dépouillement de soi se retrouve dans les Trois Contes à la fois dans le style
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(la critique est unanime pour dire quâil est impossible dây dĂ©celer le moindre point de
vue, la moindre perspective du narrateur) et dans le genre de la légende repris dans
Saint Julien lâhospitalier et Un cĆur simple, de mĂȘme que dans la forme de saintetĂ© qui
correspond à cette forma vivendi. Julien, mais plus encore Félicité, sont des incarnations
de cette saintetĂ© qui se dĂ©pouille de soi, qui fait du soi un lieu dâhospitalitĂ© pour autrui.
Les Trois Contes sâinscriventen cela dans la tradition de lâamour pur.
14 Ils prĂ©sentent trois personnages habitĂ©s par un amour qui va jusquâĂ la mort. La
question de savoir si cet amour est plus fort que la mort â car câest en cela que consiste
la promesse chrĂ©tienne de salut â est au centre des Trois Contes. Jean le Baptiste, saint
Julien et FĂ©licitĂ© suivent dans la mort de leur moi lâexemple du Christ souffrant et
témoignent de son héritage. Cela les sépare de maniÚre radicale du monde qui les
entoure. Avec eux est reprĂ©sentĂ© un amour qui ne servait jusquâalors de rĂ©fĂ©rence Ă
Flaubert quâex negativo, un amour qui nâattend pas de rĂ©ciprocitĂ©. Dans le
dĂ©pouillement de soi, la figure de lâhumain se perd dans lâidiot, lâanimal, dans la
pourriture strictement matérielle comme la boue, dans le mécanique pur. Le processus
du dénuement a une dimension herméneutique dans laquelle les saints qui suivent
cette voie se fondent dans un monde corrompu. Ils se dépouillent pour vivre les formes
que prend lâĂ©loignement de Dieu dans le monde : lâamertume et le dĂ©sespoir, le
fĂ©tichisme et lâidolĂątrie, la langue des catachrĂšses dĂ©sertĂ©e par le souffle de lâesprit. Cet
oubli de soi qui confine Ă lâextrĂȘme nâest pas rĂ©dempteur. Lui aussi est vouĂ© Ă la mort.
15 En devenant un exemple, le saint se métamorphose et se fond en autre chose. Dépouillé
de son moi, il devient le signe de lâaction dâun autre, de lâaction de Dieu. En choisissant
le schĂ©ma de la lĂ©gende, Flaubert nâĂ©crit rien de personnel, mais se dĂ©pouille et fait
siennes des formes existantes dont il accepte lâhospitalitĂ©, avant de la leur retourner
dans sa propre Ă©criture, au terme dâune Ă©trange dĂ©formation qui va Ă lâencontre de leur
sens initial. Car la lĂ©gende â câest ce que montre Wildgruber en sâappuyant sur les
Formes simples de Jolles ⠫ organise des formes de répétition condensée, les gestes
verbaux, en textes qui servent de dispositif intermĂ©diaire Ă la pratique dâune imitatio
synonyme de dénuement de soi21. »
« La forme de la lĂ©gende, Ă condition de renoncer Ă toute individualitĂ© enlâadoptant, gĂ©nĂšre donc des textes dont la langue se prĂ©sente comme lâarticulationrĂ©organisĂ©e au niveau narratif dâentitĂ©s linguistiques figĂ©es, comme sĂ©dimentĂ©esdans la rĂ©pĂ©tition. Toute forme dâindividualitĂ© concrĂšte a disparu de ces gestesverbaux, si bien quâils peuvent en quelque sorte faire office de lieux communs (etdonc aussi de no manâs land), de lieux dâaspirations Ă la saintetĂ©22. »
A ce dĂ©pouillement de soi au profit de lâĆuvre « impassible » dont toute subjectivitĂ© est
effacĂ©e correspond la lĂ©gende sous forme dâautobiographie, dans laquelle Flaubert
sâinsĂšre Ă la fois dans son Julien et dans UnCĆur simple. Dans ce processus de
dĂ©pouillement de soi, toute originalitĂ©, toute exigence dâindividualitĂ© est inscrite dans
des gestes verbaux aux allures de lieux communs.
16 Avec Julien et FĂ©licitĂ©, la thĂ©matique de la kĂ©nose est portĂ©e Ă son extrĂȘme en tant
quâabaissement paradoxal vers un monde chosifiĂ©, abandonnĂ© de Dieu, oĂč la langue de
la promesse de salut nâapparaĂźt plus que sous forme de clichĂ©s, de formules vides de
sens. Sur le plan poétologique, les deux premiers Contes extraient les gestes verbaux
éculés des légendes de saints de leur gangue catachrétique pour les ramener à la vie,
mais seulement dans la mesure oĂč ils concernent le dĂ©pouillement. Les lieux communs
religieux se voient insuffler une nouvelle vie en devenant testament dirigé contre
lâEvangile, tĂ©moignage contre la Bonne nouvelle. Lâeffet de surprise mĂ©nagĂ© par
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Flaubert, câest le chiasme : ce qui est vouĂ© Ă la mort revit, ce qui est esprit vivant se
pétrifie dans la catachrÚse.
17 Au cĆur de ce procĂ©dĂ© rhĂ©torique se trouve une inversion de lâhermĂ©neutique
paulinienne que lâEpĂźtre aux Corinthiens a rĂ©sumĂ©e dans cette formule pĂ©nĂ©trante : la
lettre tue, lâesprit anime. Elle fait lâobjet dâun renversement chiastique. Par ailleurs,
câest la dynamique verticale de lâabaissement et de lâĂ©lĂ©vation de lâEpĂźtre aux
Philippiens qui est complÚtement inversée. Au premier abord, les légendes semblent
simplement mettre en scĂšne cette dynamique : tirĂ©s du plus profond avilissement â
Julien sâest quasiment mĂ©tamorphosĂ© en boue et FĂ©licitĂ©, dans sa dĂ©chĂ©ance physique,
devenue sourde et aveugle, a sombrĂ© dans une irrĂ©missible idiotie â les deux
personnages sont Ă©levĂ©s au rang dâĂ©lus de Dieu. Cette ascension qui se prĂ©sente sous
une forme antiquisante et qui les enlĂšve vers un ciel dâazur, vers la gloire de Dieu, fait
pendant au Christ mourant dans un cri sur la croix, enveloppé dans la nuit du
dĂ©sespoir. Lâascension extatique par laquelle, dans les deux premiers Contes, Dieu se
manifeste dans la figure du Fils et du Saint-Esprit enveloppés dans un azur embaumé
reprĂ©sente une rupture Ă©trange, sur le plan du style, avec le ton dâhabitude si mesurĂ©,
voire lapidaire des Contes. LâapothĂ©ose de ces deux saints flaubertiens est restĂ©e une
difficultée pour toutes les interprétations.
18 Les scĂšnes de mort reprennent les lieux communs propres aux vies de saints Ă la
maniĂšre des images dâEpinal, cet art populaire mĂȘlant kitsch et sujet Ă©difiant. La mort
dans laquelle le dieu chrĂ©tien apparaĂźt nimbĂ© dâune gloire antique, Ă©rotisme mortel
compris, constitue le paroxysme de la kĂ©nose. Elle reprĂ©sente le comble de lâillusion, le
summum de lâidolĂątrie. La promesse chrĂ©tienne de salut, de rĂ©demption, se rĂ©vĂšle ĂȘtre
un retour de lâidolĂątrie antique. Le renversement qui fait passer du plus profond
abaissement Ă lâĂ©lĂ©vation est la caractĂ©ristique structurelle de la scĂšne kĂ©notique
originelle. La dynamique verticale est dĂ©terminante, et ce Ă plusieurs Ă©gards : « Câest
pourquoi Dieu lâa souverainement Ă©levĂ© et lui a confĂ©rĂ© le Nom qui est au-dessus de
tout nom, afin quâau nom de JĂ©sus tout genou flĂ©chisse, dans les cieux, sur la terre et
sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, câest JĂ©sus Christ » (Ph
2,9-11). Un abaissement total a conduit à une élévation absolue. La verticalité est
redoublĂ©e et par lĂ mĂȘme soulignĂ©e : du plus haut au plus bas, du ciel jusquâen enfer,
tout tombe Ă genoux devant le TrĂšs-Haut.
19 Flaubert renverse cette structure en faisant apparaĂźtre lâAscension comme le summum
de lâillusion et de lâaveuglement : lâextase est ravissement, mĂ©tamorphose paĂŻenne
conduisant Ă la mort. Mais lâ« appris par cĆur », le dĂ©pouillement de soi au profit de
lâapparence du monde chrĂ©tien, le renoncement Ă lâindividualitĂ© au profit du clichĂ©, du
lieu commun, relÚvent a posteriori aussi de cet ultime aveuglement présenté sous la
forme de lâidolĂątrie. Câest pourquoi lâabaissement devient lui aussi paradoxal ;
lâanĂ©antissement de soi pour se donner au monde est mis en scĂšne en tant quâabandon
aux clichĂ©s de la promesse chrĂ©tienne de salut. Ces saints perdent en tant quâils
semblent gagner, mais en perdant, ils gagnent dâune maniĂšre plus profonde.
20 Dans cette ascension aux allures de cliché, le christianisme est démasqué en tant que
religion idolĂątre, dans la lignĂ©e de lâAntiquitĂ©, quâil surpasse mĂȘme dans son potentiel
idolùtre. Dans sa variante athéiste, il apparaßt paradoxalement comme supérieur au
paganisme antique, car sur la voie de lâimitation du Christ abandonnĂ© de Dieu, il donne
naissance Ă la seule chose qui puisse encore mĂ©riter quâon lui Ă©lĂšve un momument :
lâamour qui se dĂ©pouille de soi au profit de lâautre, si dĂ©pravĂ© soit-il23. Dans Trois Contes,
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![Page 9: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/9.jpg)
Flaubert érige un monument à sa gloire. Dans son écriture kénotique, il immortalise ses
saints. Ce qui est immortalisĂ©, ce nâest pas la gloire antique, qui transparaĂźt encore dans
la gloria passionis des martyrs, mais un amour gratuit. Avec la gloire de lâAntiquitĂ© et de
ses dieux, Flaubert renonce au potentiel dâillusion de lâart. Car en prĂ©sentant
lâapothĂ©ose comme la forme la plus Ă©levĂ©e du dĂ©pouillement, il montre et dĂ©masque ce
potentiel, quâil avait rĂ©sumĂ© par cette formule : « La premiĂšre qualitĂ© de lâArt et son but
est lâillusion24. » Avec cette fin aux allures de clichĂ©, câest lâart lui-mĂȘme quâil a
contrecarré.
Notre-Dame de Rouen : la cathédrale de Flaubert
21 Que ce soit précisément Flaubert, le plus raffiné des réalistes, qui ait choisi
pourtestament littĂ©raire Trois Contes â trois histoires de saints, si singuliĂšres quâelles
fussent â a souvent suscitĂ© lâĂ©tonnement. Pourtant, ces rĂ©cits couchĂ©s tous trois trĂšs
tard sur le papier ont prĂ©occupĂ© Flaubert sa vie durant. ExtrĂȘmement structurĂ©s,
tissant une trame intertextuelle trĂšs dense, ils se rapprochent des poĂšmes en prose,
quâil faut apprendre par cĆur pour pouvoir les interprĂ©ter. Ils constituent une rĂ©plique
Ă lâĆuvre de Flaubert tout en commentant les courants littĂ©raires dominants du XIXe
siĂšcle, auxquels rĂ©agit lâĆuvre dans son ensemble : Un cĆur simple est une rĂ©ponse Ă
Madame Bovary et au roman rĂ©aliste, Saint Julien lâHospitalier reprend La Tentation de saint
Antoine et la vision romantico-historiciste du Moyen Ăge, tandis quâHĂ©rodias fait Ă©cho Ă
SalammbĂŽ et commente la recherche biographique sur le Christ telle quâelle est
reprĂ©sentĂ©e par la Vie de JĂ©sus dâErnest Renan. Autocritique et interprĂ©tation des
courants de son Ă©poque, mais surtout entreprise de destruction dâune littĂ©rature qui,
Ă©crite par des poĂštes-prophĂštes sĂ©culiers, se voulait aussi Ă©difiante quâĂ©clairante, les
Trois Contes sont un condensĂ© de lâĆuvre de Flaubert.
22 DĂšs le titre, les Trois Contes sont placĂ©s sous le signe du chiffre trois. Avec lâAntiquitĂ©, le
Moyen Ăge et lâĂ©poque moderne, ils reprennent la division en trois Ă©poques opĂ©rĂ©e par
lâhistoriographie europĂ©enne, quâils font dĂ©filer Ă rebours, en tant quâhistoire du
christianisme. Le premier des trois rĂ©cits se situe Ă lâĂ©poque de lâauteur, dans la
modernitĂ© du XIXe siĂšcle : FĂ©licitĂ© est une servante Ă lâintelligence extrĂȘmement
limitĂ©e, qui ne sait pas lire, nâest pas mariĂ©e et vĂ©nĂšre un perroquet comme sâil
sâagissait du Saint-Esprit. Le Moyen Ăge est reprĂ©sentĂ© par la lĂ©gende de Saint Julien :
auteur de massacres et parricide, il fait pénitence avant de monter au Ciel avec le
Christ. La trilogie se conclut par HĂ©rodias, qui se passe dans lâAntiquitĂ©, juste avant la
Crucifixion mettant en scÚne la danse de Salomé et la décapitation de Saint Jean-
Baptiste, signes dâune catastrophe au sens tragique du terme, dâun ultime tournant vers
le dĂ©clin qui se substitue Ă lâannonce de la Bonne Nouvelle, la venue du Messie. Dans
une lettre à son ami Bouilhet datée de 1856, Flaubert se vante déjà de maniÚre
tapageuse du recours à ce schéma historique : « Je pourrais donc en 1857 fournir du
Moderne, du Moyen Ăge et de lâAntiquitĂ©25. » Pourtant 1857 arrive sans que ce projet
nâait abouti, et vingt ans sâĂ©couleront encore jusquâĂ la publication des Trois Contes.
23 Outre ces trois époques de notre Histoire, les Trois Contes développent une autre
composante ternaire, peut-ĂȘtre encore plus Ă©minente: la figure de la TrinitĂ© formĂ©e par
le PĂšre, le Fils et le Saint-Esprit. Plus quâune leçon dâhistoire, ils sont discours sur Dieu,
thĂ©ologie. Avec les prophĂ©ties de Jean le Baptiste, qui sâappuient sur celles de lâAncien
Testament, Hérodias estplacé sous le signe de Dieu le PÚre, tandis que Saint Julien est sous
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![Page 10: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/10.jpg)
le signe du Fils et Un CĆur simple sous celui du Saint-Esprit26. LâEsprit-Saint fait lâobjet
dâun traitement particulier : dans HĂ©rodias, il agit ex nĂ©gativo, Ă travers SalomĂ© dont la
langue achoppe et de laquelle jaillissent des Ă©tincelles ; sous la tutelle de sa mĂšre, elle
unit les hommes en un pacte dâamour trĂšs particulier. Sous la forme dâune lampe tout Ă
fait banale, la colombe est suspendue au-dessus du petit lit rembourré de duvet de
Julien enfant, elle est le signe de son Ă©lection. Mais lâapparition la plus spectaculaire du
Saint-Esprit est sans nul doute sa métamorphose en perroquet planant dans le ciel qui
sâouvre au-dessus de FĂ©licitĂ© mourante. Sur le plan formel, on relevĂ© une nette
prĂ©dominance des structures de phrase ternaires dans Un cĆur simple27. Saint Julien et
Hérodias sont quant à eux divisés en trois parties.
24 Un motif thĂ©ologique est au cĆur des Trois Contes : il sâagit des deux formes de
rĂ©vĂ©lation du divin sur terre, le discours prophĂ©tique et la vision. Jean, qui prĂȘche dans
le désert, est le prophÚte qui annonce celui qui viendra aprÚs lui. La naissance de Julien
sâaccompagne Ă©galement de prophĂ©ties. Plus tard, câest le cerf, qui, en tant que
patriarche et juge, est une figure du Christ, qui lui prédit ce que le destin lui réserve.
Enfin, le perroquet de Félicité est non seulement un oiseau prophétique, mais il apporte
aussi la preuve de cette capacitĂ© visionnaire. Câest ainsi quâil rit de Bourais quand celui-
ci se moque de la stupiditĂ© de FĂ©licitĂ©, car il sait ce que tout le monde ignore : lâorgueil
prĂ©cĂšde la chute. Aux prophĂ©ties vient sâajouter la vision de Dieu : FĂ©licitĂ© croit voir le
Saint-Esprit ; Julien voit le Christ de gloire tandis que, dans un moment de ravissement,
Phanuel se retrouve face Ă face avec Dieu.
25 La composante thĂ©ologique des Trois Contes est soulignĂ©e par le paradoxe dâune unitĂ© de
lieu et de temps qui se situe en dehors de lâespace et du temps. En effet, malgrĂ© leur
distance gĂ©ographique et historique, les trois rĂ©cits sont rĂ©unis au sein dâune unitĂ©
spatio-temporelle : en un lieu et Ă une Ă©poque qui ne sont pas complĂštement de ce
monde. Un cĆur simple se passe Ă Pont lâĂvĂȘque, le « pont de lâĂ©vĂȘque ». LâAnnonciation
que contemple FĂ©licitĂ© correspond Ă la description dâun vitrail de cette ville. Les
histoires de SalomĂ© et de Saint Julien lâHospitalier sont reprĂ©sentĂ©es dans la cathĂ©drale
de Rouen. On peut y admirer la légende du saint sur un vitrail, tandis que Salomé danse
sur le tympan de la façade Nord. Flaubert traduit ces images dans son texte, qui devient
ainsi lui-mĂȘme cathĂ©drale28.
26 Dans le transfert opéré par cette translatio se pose la question de la capacité de vérité de
lâimage et du texte. Tout dâabord, on pourrait avoir lâimpression que les Trois Contes
mettent en scĂšne Ă leur maniĂšre la concurrence entre les arts. Câest dans la lĂ©gende de
Saint Julien, racontĂ©e dâaprĂšs un vitrail « dans mon pays » â reprenant donc le topos de
lâut pictura poesis â, que cela semble le plus Ă©vident. Mais la rĂ©fĂ©rence au paragone
classique, qui met les arts en concurrence dans leur capacité à représenter de maniÚre
vivante, se rĂ©vĂšle un trompe-lâĆil, car câest en rĂ©alitĂ© la capacitĂ© de vĂ©ritĂ© des arts qui
est en question. La représentation imagée qui est thématisée dans le texte et qui
apparaßt dans les récits sur des médailles, sur les armes romaines - en la personne de
CĂ©sar Divus, sous la forme de statue, vitrail ou image dâEpinal, relĂšve en fait de
lâidolĂątrie, du fĂ©tichisme, de la fascination. En revanche, Flaubert renonce avec son
style lapidaire au potentiel dâillusion que recĂšle lâĂ©criture, au « faire vif ». Câest au
moyen de lâĂ©criture qui, Ă lâopposĂ© de la tradition de la lĂ©gende, nâest pas une propanda
fidei, que la véritable cathédrale est édifiée, contre la cathédrale idolùtre des images.
27 LâunitĂ© de lieu et de temps est projetĂ©e dans lâespace de lâĂ©glise, en dehors de lâhistoire
terrestre, dans le sens anagogique que lâespace de la cathĂ©drale revĂȘt dĂšs maintenant
Trois contes (extrait)
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![Page 11: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/11.jpg)
sur terre en tant que rĂ©fĂ©rence Ă la rĂ©demption. Les trois rĂ©cits sâachĂšvent donc dans la
logique de lâanagogique par un ravissement. « Phanuel [âŠ] eut un ravissement » : en
comprenant la prophétie de Jean, Julien est emporté vers le ciel et Félicité meurt dans
un transport bienheureux. Les protagonistes des Trois Contes, qui sont tous des saints,
appartiennent au mĂȘme registre thĂ©ologique. Jean le Baptiste est le parfait prototype
du martyr, auquel succĂšde le schĂ©ma de lâhagiographie dâun Saint Julien dans le genre de
la légende29. La vie de Félicité, à qui tout ce grandiose est étranger, est marquée par un
autre schéma, celui de la kénose des saints mineurs, dont la grandeur réside
prĂ©cisĂ©ment dans lâhumilitĂ©30.
28 Avec leur épilogue heureux, leur apothéose et leur canonisation finale, les Trois Contes
constituent une nouveautĂ© dans lâĆuvre de Flaubert. On a dit quâils se distinguaient du
pessimisme qui caractĂ©rise toutes ses Ćuvres antĂ©rieures. Tournier y a naturellement
vu la prĂ©sence du divin31 ; ce qui semble plus problĂ©matique, câest que Sartre lui-mĂȘme
ait cru pouvoir parler dâune irruption de Dieu, dâune irruption de lâespoir dans une
Ćuvre sinon fonciĂšrement dĂ©sespĂ©rĂ©e. On a prĂ©sumĂ© que Flaubert avait Ă©crit Un CĆur
simple pour George Sand, afin de lui prouver quâil pouvait faire autre chose que dĂ©truire
systématiquemnt : « Que ferons-nous ? Toi à coup sûr, tu vas faire de la désolation et moi
de la consolation32. » AussitĂŽt, on en a dĂ©duit que si, contrairement aux autres Ćuvres de
Flaubert, les Trois Contes avaient bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun accueil aussi favorable de son vivant,
câĂ©tait parce que lâon trouvait la vie et la mort de ses saints Ă©trangement consolatrices,
malgré tous leurs abßmes33.
29 Attardons-nous un instant sur la cathĂ©drale et la mĂ©taphore de lâĂ©difiant utilisĂ©e par
Flaubert. Avec lâautodĂ©rision dans laquelle il Ă©tait passĂ© maĂźtre, Flaubert se voyait, en
tant quâauteur dâhistoires de saints, devenir un pilier de lâĂglise :
« si je continue, jâaurai ma place parmi les LumiĂšres de lâĂglise. Je serai une descolonnes du temple. AprĂšs saint Antoine, saint Julien, et ensuite saint Jean-Baptiste,je ne sors pas des saints. Pour celui-lĂ , je mâarrangerai de façon Ă ne pas âĂ©difierâ34. »
30 Flaubert Ă©crit ses histoires de saints en effet bien peu Ă©difiantes en se penchant sur
lâAncien et le Nouveau Testament et leur interprĂ©tation patristique. Comme cette
dĂ©marche est trĂšs Ă©tonnante, la recherche rĂ©cente qui, face Ă ces textes â esprit
rĂ©publicain oblige â est toujours en proie Ă un certain malaise, dispose dâun mĂ©canisme
de dĂ©fense adaptĂ©, Ă©clairĂ© : lâironie, bien entendu. Pour elle, Flaubert se moquerait de la
religion35. Cette interprétation selon laquelle la relation de Flaubert à ses saints serait
ironique me semble toutefois rĂ©futĂ©e rien que par le fait quâUn CĆur simple met
précisément cette réaction en scÚne : Bourais se moque de Félicité, Mme Aubain
lâinsulte pour sa bĂȘtise abyssale. La raillerie glaciale, Flaubert la laisse au bourgeois,
toujours ruinĂ© et sans cĆur. De mĂȘme que Madame Bovary ne traite pas dâun adultĂšre de
province en lâexaminant sous lâangle distanciĂ© de la sociologie, Un cĆur simple nâest pas
une Ă©tude scientifique sur la religiositĂ© hystĂ©rique. Flaubert a laissĂ© cette approche Ă
Zola, auteur des Quatre Evangiles et fondateur dâune nouvelle foi. Flaubert est si
impliquĂ© dans ses deux personnages, ils sont tellement mĂȘlĂ©s Ă son autobiographie, en
un mot, ils lui sont bien trop proches pour quâil soit en mesure dâadopter le point de
vue distanciĂ© et analytique propres aux Ă©tudes de cas que lâon prĂ©sente avec
indifférence.
31 Pourquoi Flaubert érige-t-il une cathédrale au figuré ? Pourquoi ce discours
thĂ©ologique Ă propos du divin ? Pourquoi insister sur lâĂ©difiant qui, dans les Trois Contes,
Trois contes (extrait)
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![Page 12: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/12.jpg)
sâinverse pour se transformer en une dĂ©solation qui surpasse encore, dans le bleu dorĂ©
des ravissements divins, le pessimisme le plus noir de ses autres Ćuvres ? Quâest-ce qui
est anĂ©anti ? Et dâoĂč vient cette incroyable agressivitĂ©, que lâon serait tentĂ© de qualifier
de funeste, une agressivitĂ© qui ne tarit pas avant que tout soit complĂštement rĂ©duit Ă
nĂ©ant ? Depuis Harold Bloom, on Ă©voque volontiers une fameuse « peur de lâinfluence »36. En rĂ©alitĂ©, il faut dans ce cas comprendre lâinfluence au sens littĂ©ral du terme :
« Votre poésie est entrée dans ma constitution comme le lait de ma nourrice », écrit
Flaubert Ă Hugo37. Il reprend ici le topos du texte comme nourriture que lâon absorbe38.
Plus que tout autre aliment, le lait de la nourrice a une importance vitale, et de toute sa
vie lâĂȘtre humain ne sera plus jamais aussi dĂ©pendant. Hugo en nourrice qui allaite et
Flaubert en nouveau-nĂ© : la poĂ©sie dâHugo sâest faite chair en Flaubert. Or, on sait aussi
ce que Flaubert pensait du lait en tant quâaliment et pour quel type de littĂ©rature il
utilisait cette mĂ©taphore : le lait sâoppose aux aliments solides. Un texte fait de lait
sâadresse, puisquâil est trĂšs digeste, aux enfants par lâesprit, lesquels en sont restĂ©s au
stade de la simplex doctrina et ne comprennent pas les mystÚres cachés. Le lait est une
métaphore pour désigner un texte naïf et didactique. Flaubert porte un jugement
dĂ©vastateur sur les textes laiteux : « VoilĂ deux jours que je tĂąche dâentrer dans des
rĂȘves de jeunes filles et que je navigue pour cela dans les ocĂ©ans laiteux de la littĂ©rature Ă
castels, troubadours Ă toques de velours Ă plumes blanches39. » Le compliment adressĂ© Ă
Hugo est donc extrĂȘmement ambigu. Ce quâon lui a fait ingurgiter doit ĂȘtre au cours du
processus dâassimilation complĂštement inversĂ©. La forme la plus radicale de lâinversion
de lâabsorption Ă©tant la rĂ©gurgitation, le vomissement, les Trois Contes sont en fait le
vomissement du lait de la pensée pieuse.
32 Qualifier dâambiguĂ« la relation de Flaubert aux nourrices se situerait en outre au-delĂ
de lâeuphĂ©misme. Dans le monde flaubertien, celles-ci ne nourrissent pas, elles
empoisonnent. Leur lait nâapporte pas la vie mais la mort. EnvoyĂ© chez une nourrice Ă
la campagne, lâenfant de Rosanette et FrĂ©dĂ©ric dĂ©pĂ©rit ; sur ses lĂšvres, le lait de la
nourrice se transforme en « points blancs, qui faisaient dans lâintĂ©rieur de sa bouche
comme des caillots de lait », « taches blanchùtres, pareilles à de la moisissure40 ».
Quand, sur son lit de mort, Emma Bovary entend sa malheureuse fille citer le nom de la
nourrice, elle dĂ©tourne la tĂȘte « comme au dĂ©goĂ»t dâun autre poison plus fort qui lui
remontait à la bouche41 ». Le lait de la nourrice provoque là aussi des taches qui cette
fois ne sont pas blanches, mais noires et amĂšres comme de lâencre. Le lait quâon donne Ă
boire Ă Berthe nâest pas le lait dâune pensĂ©e pieuse, il est mĂ©langĂ© Ă de lâeau-de-vie, qui
se rĂ©vĂšle eau de mort : la nourrice Ă©change son lait contre de lâeau-de-vie, ce qui ne
rĂ©ussit pas Ă lâenfant, qui vomit sur la robe de sa mĂšre. Cette tache de lait fait pendant
au liquide noir qui jaillit de la bouche dâEmma aprĂšs sa mort et qui fait sur sa robe de
mariĂ©e, devenue son linceul, une tache noir sur blanc. Lâempoisonnement par les
lettres et lâempoisonnement par le lait de la nourrice sont associĂ©s dans cette tache.
33 Au lieu de sâen tenir Ă des nourrices allaitantes, Flaubert, en proie Ă cette peur dâĂȘtre
influencĂ© par ce quâon lui a fait ingurgiter, prĂ©fĂšre les louves classiques. « Leur poĂ©sie
(de lâĂ©cole de Lamartine) est une bavachure dâeau sucrĂ©e. Mais ceux qui ont sucĂ© le lait
de la louve (jâentends le suc des vieux) ont un autre sang dans la veine42. » Flaubert â
quâon se souvienne de Madame Bovary â a bien peu dâestime pour la poĂ©sie de Lamartine
comme pour son Ă©cole dâailleurs. Cette poĂ©sie ne peut mĂȘme pas, comme celle dâHugo,
nourrir les enfants par lâesprit, câest tout juste un succĂ©danĂ© de piĂštre qualitĂ© destinĂ© Ă
ceux à qui toute dimension spirituelle échappe : une mixture sucrée que Madame
Bovary doit boire Ă la place de la douceur des nourritures spirituelles, le sucre que
Trois contes (extrait)
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![Page 13: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/13.jpg)
FĂ©licitĂ© absorbe parce quâelle ne peut tirer aucune douceur ni consolation de la priĂšre.
Flaubert ne sâen satisfait pas, il dispose dâun lait meilleur, le lait des louves, la poĂ©sie
des Anciens, quâil retourne de maniĂšre dĂ©vastatrice contre Lamartine et Hugo.
34 Dans son roman Notre-Dame de Paris, Hugo avait érigé un nouveau temple contre la
cathĂ©drale de Paris, un temple fait non de pierres, mais dâesprit vivant : « Ceci tuera
cela. » Madame Bovary fait écho à Notre-Dame de Paris et comme tout écho, elle en
modifie et dĂ©forme la signification : au solide rempart de la mĂšre vierge sâopposent la
prostituée adultÚre, la corruption et la ruine. Le signal envoyé par les signifiants
correspond Ă ce que lâhistoire des idĂ©es appelle le phĂ©nomĂšne de lâĂ©crivain prophĂšte :
ce poĂšte envoyĂ© de Dieu et investi dâune mission qui, depuis lâanalyse de Pierre
BĂ©nichou, est devenu presque proverbial. BĂ©nichou dĂ©crit la formation dâun pouvoir
spirituel laïque établi sur plusieurs générations de poÚtes, un pouvoir qui est le visage
que la littĂ©rature offre Ă lâEtat post-rĂ©volutionnaire43. On peut se convaincre du succĂšs
de son institutionnalisation en contemplant le Panthéon, une église qui a changé de
destination afin dâĂȘtre dĂ©diĂ©e aux « grands hommes de la nation ». Et pour ce qui est de
lâesprit vivant de ce temple, il suffit dâassister aux sĂ©minaires de littĂ©rature des
universitĂ©s, oĂč chacun de ces Ă©crivains a aujourdâhui encore un interprĂšte qui se fait le
porte-parole de la véritable doctrine de ses écrits.
35 Les principaux représentants de ce phénomÚne sont ceux que Flaubert considÚre
comme les principales « influences » (au sens littéral) de cette littérature qui se conçoit
comme un nouvel évangile séculier : Hugo et Lamartine. Tous deux se voient dans le
rĂŽle du poĂšte envoyĂ© de Dieu. Leur littĂ©rature doit « Ă©difier » et « illuminer » â ce sont
pour les Trois Contes de Flaubert des mĂ©taphores dâarriĂšre-plan dĂ©terminantes.
Lâambition de Lamartine consiste Ă suivre la voie tracĂ©e par Bernardin de Saint-Pierre,
câest-Ă -dire Ă©crire sous le signe du cĆur simple une littĂ©rature qui soit comme
lâĂvangile et qui doive le remplacer. Cette ambition a Ă©tĂ© partagĂ©e par presque tous les
Ă©crivains de cette Ă©poque, et ce jusquâĂ la fin du siĂšcle, ainsi que le montre lâexemple de
Zola. Dans cette actualisation de la Bonne Nouvelle appliquée au présent, ils pratiquent
presque de la mĂȘme façon une âthĂ©ologie politiqueâ, telle quâon la trouve propagĂ©e
depuis de Maistre, et qui a Ă©tĂ© nommĂ©e presque tardivement par Carl Schmitt. Par-delĂ
les choix politiques qui les sĂ©parent â et ce, radicalement : de la Restauration royaliste Ă
la Commune en passant par les fondements humanistes de la démocratie définis par la
rĂ©volution de 1848, jusquâĂ lâannonce dâun empire français universel par Zola â les
écrivains du XIXe siÚcle sont occupés à justifier la politique par la théologie. Ce puissant
courant sous-jacent ne doit en aucun cas ĂȘtre sous-estimĂ©. On ne peut comprendre
cette Ă©poque â et rĂ©ciproquement comprendre Flaubert â quâĂ partir de son opposition
acharnĂ©e Ă ce courant, laquelle le rapproche de Baudelaire, quâĂ partir de sa rĂ©sistance
impitoyable et laconique. En tant que bastion unique contre lâintransigeance dâun
aspect essentiel de la formation moderne des idĂ©ologies, lâĆuvre de Flaubert porte en
elle les signes de son Ă©poque. Les Trois Contes sont la pierre angulaire dâune opposition Ă
cette thĂ©ologie politique, opposition que sa seule inflexibilitĂ©, celle de lâĂ©criture polie,
gravée dans la pierre, rend consolatrice.
36 Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre et GeneviĂšve â Histoire dâune servante de
Lamartine sont des intertextes essentiels pour Un CĆur simple en tant que nouvelles
versions de la Bonne Nouvelle et uniquement pour cette raison. La nouvelle littérature
populaire avait besoin dâun poĂšte envoyĂ© de Dieu : « Il faut que Dieu suscite un gĂ©nie
populaire, un HomĂšre ouvrier, un Milton laboureur, un Tasse soldat, un Dante
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![Page 14: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/14.jpg)
industriel, un FĂ©nelon de la ChaumiĂšre [âŠ] un commencement de littĂ©rature, une
poésie ; une sensibilité du peuple ! » : tel est le programme de Lamartine. Le nouvel
Ă©vangile est un Ă©vangile du sentiment. « LâĂ©vangile du sentiment est comme lâĂ©vangile
de la saintetĂ© : il doit ĂȘtre prĂȘchĂ© dâabord aux simples et dans un langage aussi simple
que le cĆur dâun enfant44 ! » De maniĂšre exotĂ©rique comme lâEvangile du Sermon sur la
montagne â « laissez venir Ă moi les petits enfants » ; « heureux les pauvres dâesprit » â
lâĂ©vangile de Lamartine sâadresse aux cĆurs simples, et bizarrement, lâintention
hermĂ©neutique sây confond avec la condition sociale ; la simplicitĂ© du cĆur, voilĂ la
caractéristique du peuple, des basses classes. Cette littérature ne doit pas rester lettre
morte, mais dans lâesprit de lâamour devenir parole vivante : « une Ă©dition vivante [âŠ]
et aimante45 ». Elle nâest pas prĂȘchĂ©e par le prĂȘtre le dimanche Ă lâĂ©glise, elle est lue par
la mĂšre Ă sa famille rassemblĂ©e autour dâelle, entre ses quatre murs, elle y fonde le lien
vivant de lâamour. Comme dans lâEvangile, le peuple doit, dans la littĂ©rature, apaiser sa
soif naturelle de connaissance et dâamour46.
37 Ce qui frappe dans ce transfert lamartinien de lâEvangile vers la littĂ©rature, lequel a eu
beaucoup de prĂ©curseurs depuis la RĂ©forme, câest une reprĂ©sentation trĂšs particuliĂšre
de la rhĂ©torique et du pouvoir de lâĂvangile : celle dĂ©fendue par Saint Paul. Elle oppose
lâesprit qui vivifie Ă la lettre qui tue, le corps de lâĂglise composĂ© de membres vivants au
temple de pierre. Ce temple vivant est Ă©difiĂ© par la force du logos â Ă©cho du Verbe qui,
dans lâEvangile selon Saint Jean, est au commencement â, dâun logos qui nâest pas Ă©crit
dans des cĆurs de pierre, mais insufflĂ© dans des cĆurs de chair. Câest au peuple en tant
que classe politique que sâadresse dĂ©sormais cette parole Ă©difiante, fondatrice, dont
doit Ă©merger lâĆuvre dâunification. Une nation doit ĂȘtre Ă©difiĂ©e dans cet esprit ; les
acteurs littĂ©raires de cette thĂ©ologie politique nâont dâailleurs pas hĂ©sitĂ© Ă se qualifier
de « cénacle » et, par cette référence aux disciples réunis lors de la CÚne, à se placer
eux-mĂȘmes dans la lignĂ©e des disciples du Christ. La nouvelle alliance de la dĂ©mocratie
humaniste qui se dirige tout droit vers une JĂ©rusalem cĂ©leste remplace lâidĂ©al dĂ©fendu
par Lamartine Ă ses dĂ©buts, celui dâune monarchie de droit divin, avec le roi comme
figura Christi47. DĂšs LâEducation sentimentale, Flaubert dĂ©truit cette justification
thĂ©ologisante du fait politique opĂ©rĂ©e par la littĂ©rature. Dans Un CĆur simple, il
achĂšvera lâanĂ©antissement de ses fondements thĂ©ologico-hermĂ©neutiques.
38 Sâil est un autre Ă©crivain qui se voyait comme un poĂšte consacrĂ©, investi dâune mission
messianique, prophĂšte et visionnaire, câest bien Victor Hugo, qui a soulignĂ© sa vocation
supérieure en se présentant une fois sous les traits de Saint Jean à Patmos (Odes, V, 14)48
et une autre sous ceux de Saint Jean-Baptiste, messager de Dieu : « Apparais dans la
foule impie / Tel que Jean, qui vint du désert »49. PoÚte souffrant, il met ses pas dans
ceux du Christ sacrifié pour le salut des hommes. Grùce au génie qui lui a été insufflé
par Dieu, il peut agir en tant que médiateur entre celui-ci et les hommes, en tant que
traducteur de Dieu en quelque sorte ; et cela lui confÚre une valeur littéraire
supĂ©rieure, lui permet dâatteindre au sublime, alors que Lamartine persiste dans la
poésie pastorale (« Celui que le seigneur marqua, parmi ses frÚres, / De ce signe funeste
et beau50 »)A travers sa poésie, Hugo est porteur de lumiÚre et montre le chemin à ceux
qui viendront aprĂšs lui : il rĂ©vĂšle la providentialitĂ© de lâHistoire. Câest ainsi que dans
deux de ses Ćuvres, La LĂ©gende du beau PĂ©copin et La Fin de Satan, les principaux
intertextes de la LĂ©gende de Flaubert, Hugo parle dâune lutte cosmique finale entre le
Bien et le Mal, oĂč de la plus profonde misĂšre jaillit la plus grande bĂ©nĂ©diction et dâun
danger mortel le salut : Saul devient Paul.
Trois contes (extrait)
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![Page 15: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/15.jpg)
39 Hugo annonce lui aussi une bonne nouvelle. Plus dramatique, dotĂ©e dâune plus grande
amplitude que celle de Lamartine, celle-ci se fonde sur la figure dâarriĂšre-plan de la
conversionde Saint Paul sur le chemin de Damas, quâil dĂ©crit en tant que « chute
transfiguration ». Il fait de cette derniĂšre la mĂ©taphore fondamentale de toute lâhistoire
occidentale, et donc française, laquelle, dans une sĂ©rie dâilluminations, se rapproche
progressivement dâune lumiĂšre de plus en plus vraie.
« Le grandissement dâun esprit par lâirruption de la clartĂ©, la beautĂ© de la violencefaite par la vĂ©ritĂ© Ă une Ăąme, Ă©clate dans ce personnage. Câest lĂ , insistons-y, lavertu du chemin de Damas. DĂ©sormais quiconque voudra de cette croissance-lĂ suivra le doigt indicateur de saint Paul. [âŠ] La lumiĂšre [âŠ] croĂźtra en intensitĂ© ;aprĂšs avoir Ă©tĂ© la rĂ©vĂ©lation, elle sera le rationalisme, mais elle sera toujours lalumiĂšre51. »
Pour Hugo, toute lâhistoire de France nâest autre quâune imitation toujours plus poussĂ©e
de la conversion de Saint Paul â un exemple fabuleux et difficilement surpassable de
sĂ©cularisation :« Paul, aprĂšs sa chute auguste, sâest redressĂ© armĂ©, contre les vieilles erreurs, de ceglaive fulgurant, le christianisme ; et deux mille ans aprĂšs, la France, terrassĂ©e delumiĂšre, se relĂšvera, elle aussi, tenant Ă la main cette flamme Ă©pĂ©e, laRĂ©volution52. »
40 Le progrĂšs suit le schĂ©ma de la conversion. Avant que la situation ne sâamĂ©liore, il faut
quâelle soit la plus mauvaise possible ; pour quâelle sâamĂ©liore, le mieux est quâil se
produise dâabord une catastrophe. Sous la conduite dâune autoritĂ© aussi Ă©difiante et
visionnaire, on en arrive à un moment ou à un autre à des variantes séculiÚres de la
JĂ©rusalem cĂ©leste. Car son espace est situĂ© dans lâici et le maintenant, dans lâĆuvre
érigée par Hugo.
41 AprĂšs Flaubert, il ne restera plus grand-chose de ce caractĂšre Ă©difiant. Sur le plan de
lâhistoire des idĂ©es, on pourrait dire que Flaubert oppose quelque chose dâautre au
christianisme dâHugo qui, pour parler comme Nietzsche, a trahi avec Saint Paul
lâensemble du message chrĂ©tien en pervertissant toutes les idĂ©es fondamentales du
Christ. A un saint royaume de ce monde, Ă ce progrĂšs de lâhistoire terrestre vers une
Jérusalem céleste proclamé par Hugo, Flaubert oppose un Saint Augustin exacerbé par
lâexpĂ©rience de la modernitĂ© : câest lâespoir dâun accomplissement de la civitas Dei sur
terre qui aggrave cruellement la civitas terrena et avive impitoyablement le dĂ©sespoir, Ă
grands coups de fausses paroles et de fausses promesses de salut. Hugo, qui sâattribue
de temps Ă autre le rĂŽle dâun nouveau Virgile, prĂŽne explicitement cette espĂ©rance
fondamentalement fallacieuse. La promesse empoisonnée faite par une littérature
devenue agent moderne du salut se réalise dans la révolution de 1848, qui, voulant
ouvrir la voie Ă un royaume dâamour et de fraternitĂ©, conduit au lieu de cela une fois de
plus Ă la guerre civile et aux proscriptions.
42 Flaubert nâest pas seulement en porte-Ă -faux par rapport Ă la philosophie de lâhistoire
qui a marqué son siÚcle. Il voit avant tout la mission sécularisée, quasiment religieuse,
de la littĂ©rature comme un mal absolu quâil sâagit de combattre. LâĂ©lan destructeur des
Trois Contes est donc moins dirigĂ© contre lâĂglise elle-mĂȘme que (comme dans Madame
Bovary et LâĂducation sentimentale) contre ceux qui lui succĂšdent. Pour lâanticlĂ©rical
quâest Flaubert, lâĂglise est une institution perdue, tombĂ©e sous lâemprise aveugle du
monde. Il y a longtemps que les prĂȘtres ne comprennent plus le message quâils sont
censĂ©s transmettre. Leur cĆur de pierre est aussi impitoyable que celui des
reprĂ©sentants dâun progrĂšs terrestre supposĂ© mener au salut. Le sacrifice effectuĂ© par
Trois contes (extrait)
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![Page 16: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/16.jpg)
amour quâils commĂ©morent chaque jour dans lâeucharistie est devenu pour eux un livre
aux sept Sceaux. Cette institution mĂšne Ă sa propre ruine. Aussi Flaubert sâintĂ©resse-t-il
aux instigateurs dâun salut sĂ©culier. Si Madame Bovary et LâĂducation sentimentale traitent
de lâhistoire de la rĂ©volution et de la mĂ©decine pour y dĂ©celer un aveuglement croissant
de la modernité, lequel se manifeste sous la forme de la sécularisation de la promesse
de salut dans les domaines de la science, de la politique et de la littérature, le sujet des
Trois Contes est le rĂŽle sĂ©cularisĂ© de la littĂ©rature en tant quâinstitution moderne qui
prĂ©tend indiquer la voie du salut et annoncer un nouvel Ă©vangile de lâesprit vivant, et
qui Ă©difie des Ćuvres littĂ©raires au lieu de cathĂ©drales.
43 La cathĂ©drale que les Trois Contes de Flaubert Ă©rigent dans un raffinement extrĂȘme de
cette « mimĂ©sis de la mort » propre Ă la modernitĂ© â quâAdorno avait peut-ĂȘtre en vue
en inventant ce concept53qui plus quâĂ tout autre auteur, sâapplique merveilleusement Ă
Flaubert â est une fiction critique. Les prophĂštes et les visionnaires apparaissent dans
le schéma iconographique de cette cathédrale, dans ses vitraux et ses piliers, non
comme des voix et des forces authentiques, mais comme des fragments Ă©culĂ©s dâune
fausse lĂ©gende Ă©crite par Hugo et coloriĂ©e par Lamartine. Ils passent du statut dâauteurs
Ă celui de clichĂ©s dĂ©labrĂ©s. La lutte du Bien et du Mal Ă lâissue si nette chez Hugo fait
lâobjet chez Flaubert dâune remise en question gnostique dans le quid pro quo du Christ
et de Satan ; elle est mĂȘme littĂ©ralement inversĂ©e dans lâapothĂ©ose homosexuelle de
Julien. LâĂ©clatante opposition entre Marie et Ăve propagĂ©e par Lamartine est balayĂ©e
par Flaubert. Lâesprit vivant est remplacĂ© par la lettre morte â les ecclĂ©siastiques ne
sont plus habitĂ©s par le souffle de lâesprit. Celui-ci est transfĂ©rĂ© chez Flaubert dans les
mots dâesprit, dans la pure matĂ©rialitĂ© de signes arbitraires. La dynamique verticale de
la conversion paulinienne, qui est la figure essentielle chez Victor Hugo et que la lettre
aux Philippiens reprend pour dĂ©crire la Passion, fait lâobjet dâune inversion totale.
Dâascension vers le ciel, la dynamique de la RĂ©demption devient une chute abyssale, un
non-sens anagogique. La fin lumineuse de Félicité est aveuglement, tandis que les
tĂ©nĂšbres de la mort dâEmma Bovary abandonnĂ©e par Dieu, mort Ă laquelle rĂ©pond celle
de Félicité, sont vérité.
44 Dans leur Ă©pilogue, les Contes de Flaubert dessinent une croix, croix sur laquelle se
terminent aussi LâĂducation et Madame Bovary . Cette croix sâoppose Ă la dynamique
verticale de la croix que lâon trouve chez Paul. Ă la fin du troisiĂšme conte, le chemin des
disciples les mĂšne horizontalement hors de la forteresse verticale dâHĂ©rode ; Jean
descend chez les morts pour annoncer la venue du Christ. Ce nâest quâen projetant sur
cette croix, à laquelle manque la partie supérieure, le mouvement ascensionnel, le
mouvement vertical de lâapothĂ©ose des deux saints, que lâon obtient la figure complĂšte
de la croix54. Cette verticale qui sâenvole vers le haut et mĂšne vers la transfiguration de
Julien et Félicité accédant à la vie éternelle constitue une inversion absolue de la
promesse de salut, qui, en tant que métamorphose antique, mÚne à la mort. La
rĂ©demption nâest plus synonyme de vie Ă©ternelle mais dâaveuglement mortel.
45 Le signe de la croix est battu en brĂšche : il nâest plus ce signe de rĂ©demption qui marque
un tournant puisque le dernier bouc émissaire est sacrifié, il devient trÚs clairement,
dans le format surdimensionnĂ© des deux apothĂ©oses, le signe distinctif universel dâune
histoire qui se rĂ©pĂšte, qui exige des boucs Ă©missaires jusquâĂ la fin des temps. La
communauté humaine repose sur la consommation des boucs émissaires, leur dépeçage
et leur anéantissement : Dussardier, Mme Arnoux, Mme Bovary, Félicité, Julien, Jean. La
croix est instrument de martyre, le Christ nâest aucunement rĂ©dempteur, il nâest quâun
Trois contes (extrait)
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![Page 17: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/17.jpg)
maillon dans la chaĂźne interminable des homines sacres. Le testament de Flaubert met au
jour la signification de la croix, contrecarrant ainsi lâintention paulinienne des
nouveaux Ă©vangĂ©listes que sont Hugo et Lamartine. Mais ceci nâest que le prĂ©texte
contemporain, que les Trois Contes font paraĂźtre bien fade face au grand projet
augustinien de refonte du paulinisme.
46 Si le Christ mort sur la croix devient lâhomo sacer par excellence, câest parce la terrible
vĂ©ritĂ© de lâHistoire contrecarrĂ©e par la croix ne peut ĂȘtre dĂ©chiffrĂ©e quâĂ la lumiĂšre de
cette derniĂšre : câest seulement Ă la lumiĂšre dâun amour inouĂŻ avant les Evangiles, de
cet amour qui va jusquâĂ la mort, Ă la lumiĂšre de la Nouvelle Alliance scellĂ©e par un
repas dâamour oĂč chacun sâengage sur la voie de lâimitation de la croix, que Flaubert
peut venir à bout du caractÚre horrible de cette Histoire, le reconnaßtre et le dépeindre.
Pour Hamilcar le Carthaginois (SalammbĂŽ) comme encore pour Jean-Baptiste (HĂ©rodias),
ce cours des choses Ă©tait encore ce quâil y avait de plus naturel au monde ; il sâagissait
seulement de ne pas devenir soi-mĂȘme homo sacer. Câest seulement si la croix,
lâincarnation mĂȘme de toutes les formules de pathos, est contrecarrĂ©e que se libĂšre le
pathos de lâĆuvre flaubertienne. Seule la littĂ©rature est en mesure de conserver Ă lâĂ©tat
latent, en tant que figura cryptica ne pouvant ĂȘtre dĂ©chiffrĂ©e que dans les perversitĂ©s de
lâhistoire terrestre, cet amour inouĂŻ jusquâĂ la mort.
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![Page 19: Trois contes (extrait)](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062523/62b40f109e7611694265ed41/html5/thumbnails/19.jpg)
dans ce dossier de Trivium, « LâImitation de Flaubert ou les MystĂšres de lâhomme athĂ©e », est
largement basé sur cet article du Hofmannsthal Jahrbuch, NDLR]
NOTES
1. Toutes les lettres sont citĂ©es dâaprĂšs Gustave Flaubert, Correspondance I-V, Ă©d. par J. Bruneau,
BibliothÚque de la Pléiade, Paris 1973-2007, ici 4 octobre 1846, Flaubert (1973), p. 375.
2. Auerbach (1958).
3. Cf. la reprise dâAuerbach par Jacques RanciĂšre (2006), qui met entre parenthĂšses lâĂ©lĂ©ment
christologique emprunté à Hegel par Auerbach.
4. Voir aussi Alexandre Leupin (1993), qui, se rĂ©fĂ©rant Ă KojĂšve, parle dâune « coupure
épistémologique chrétienne » (p. 10), que Jean-Claude Milner formule sous forme de théorÚme
kojĂšvien : « Il nây a jamais aucune synonymie entre une notion appartenant au systĂšme de pensĂ©e
paĂŻen et une notion chrĂ©tienne, câest-Ă -dire moderne. » (ibid.) Leupin ajoute : « Lâeffort dâun
Tertullien, par exemple, nâest autre quâune vaste tentative dâhomonymiser les noms de
lâancienne rhĂ©torique pour leur faire dire autre chose â la rĂ©alitĂ©/vĂ©ritĂ© de lâIncarnation. » (ibid).
5. Pour ce paradoxe logique, voir par exemple Boethius qui, vers 512, écrit contre deux hérésies
son traitĂ© Contra Eutychen et Nestorium : « Quelle grande et nouvelle chose â unique et non-
rĂ©pĂ©table en aucune Ă©poque â que la nature de celui qui est seul Dieu se joigne Ă la nature
humaine (entiÚrement différente, elle, de Dieu), et forme ainsi une seule personne par la
conjonction (copulatio) de natures diffĂ©rentes ! » (cit. dâaprĂšs Leupin [1993], p. 11).
6. Auerbach (1958) cite Saint Augustin , Enarrationes in Psalmos96,4 (CCSL, 39, 1356ss. = PL, xxxvii,
1239), p. 36 : « Ille qui stetit ante iudicem, ille qui alapas accepit, ille qui flagellatus est, ille qui in
ligno suspentus est, ille qui pendenti il ligno insultatum est, ille qui in cruce mortuus est, ille qui
lancea percussus est, ille qui sepultus est : ipse resurrexit. » (Celui qui a comparu devant un juge,
qui a reçu des soufflets, qui a Ă©tĂ© flagellĂ©, qui a Ă©tĂ© conspuĂ©, lui a Ă©tĂ© couronnĂ© dâĂ©pines, dont le
visage a été meurtri par les coups, qui a été suspendu au gibet, qui a été insulté sur la croix, qui
est mort sur cette mĂȘme croix, qui a Ă©tĂ© percĂ© dâune lance, qui a Ă©tĂ© enseveli : celui-lĂ est
ressuscité. »).
7. Cf. entre autres « Der religiöse Kreis. Die romantische Kunstform » in: Hegel (1998), p. 187.
8. Wildgruber (1999), p. 322.
9. Nietzsche (1974), p. 72 sq (trad. légÚrement modifiée) (cité par Wildgruber [1999], p. 325).
10. Wildgruber (1999), p. 322.
11. Ce qui en France est devenu avec la condamnation de Fénelon une pratique désormais ancrée
dans la psychanalyse et la littérature, est resté en Allemagne en grande partie cantonné à des
discussions théologiques (et souvent stériles) portant sur la nature humaine et divine du Christ et
opposant dans un certain intĂ©rĂȘt particulariste paradoxal catholiques et protestants, avant de
donner lieu Ă des diffĂ©rends entre les protestants eux-mĂȘmes. Voir lâarticle : « Kenotische
Christologie » in Betz (2001), en particulier p. 929-931. Lâaspect purement thĂ©ologique ne
prĂ©sente aucun intĂ©rĂȘt pour Flaubert, comme pour la plupart des kĂ©noticiens pratiquants.
12. Cf. Vinken (2006).
13. Le Brun (2002), p. 200.
14. Le Brun (2002), p. 202.
15. La prĂ©sentation la plus saisissante est peut-ĂȘtre le fait de Balthasar (1969).
16. BĂ©rulle (1960), vol. 1, p. 183 (cit. dâaprĂšs Wildgruber [1999], p. 331). La priĂšre du pĂšre JĂ©suite
qui se trouve au début du Soulier de satin de Paul Claudel est un merveilleux exemple littéraire
moderne de cette forme de dépouillement de soi en tant que participation à la Passion.
17. Condren (1677), p. 53, cit. dâaprĂšs Wildgruber (1999), p. 331.
18. Flaubert (1980), p. 151.
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19. Actes des ApĂŽtres, 10,39.
20. Wildgruber (1999), p. 332.
21. Wildgruber (1999), p. 341. Pour la reformulation en termes dâanalyse linguistique de Jolles,
voir Haverkamp (1979), chap. 11.
22. Wildgruber (1999), p. 334.
23. Pour le rapport entre kénose et athéisme, voir Tilliette (1975).
24. Lettre Ă Louise Colet, 16 septembre 1853, Flaubert (1980), p. 433.
25. Lettre Ă Louis Bouilhet, 1er juin 1856, Flaubert (1980), p. 614, cit. dâaprĂšs Mouchard / Neefs
(1986), p. 305.
26. Cf. Nykrog (1973).
27. Alan W. Raitt (1991) dĂ©nombre plus de 60 phrases Ă structure ternaire rien que dans Un CĆur
simple.
28. Il est fascinant de constater que lâon peut consacrer, comme Adrianne Tooke (2000),
316 pages Ă ce sujet sans en arriver Ă la moindre thĂšse digne de ce nom.
29. Ulrich Schulz-Buschhaus (1983) a fourni une trÚs belle analyse de ce procédé en comparant le
texte publiĂ© aux diffĂ©rentes versions du manuscrit, lesquelles dĂ©crivent la voie dâune
« purificationspirituelle progressive », suivant en cela « le schĂ©ma dâĂ©volution habituel de
lâhagiographie » (p. 116) : « le caractĂšre explicite de lâhagiographie [est] ainsi cachĂ© sous une
écriture désarticulée » (p. 117).
30. Cf. Balthasar (1950).
31. Voir la préface de Tournier pour les Trois Contes dans : Flaubert (1973a), p. 5-14, ici p. 14.
32. Flaubert (1997), p. 998 (George Sand, lettre à Gustave Flaubert, 18-19 décembre 1875).
33. Pour lâexemple le plus frappant, voir GĂ©rard-Gailly (1930).
34. Lettre Ă Madame des Genettes, 19 juin 1876, Flaubert (2007), p.56.
35. Cf. Bloch (1994).
36. Bloom (1997).
37. Lettre Ă Victor Hugo, 15 juillet 1853, Flaubert (1980), p. 383.
38. Pour la composante christologique de la mĂ©taphorique de lâabsorption Ă lâĂ©poque de
Flaubert, voir Jules Michelet, Nos fils, qui voit sa vie transformée en esprit vivant et qui, devenu
nourriture intellectuelle, nourrit ses lecteurs. Cf. Vinken (2002).
39. Lettre Ă Louise Colet, 3 mars 1852, Flaubert (1980), p. 56.
40. Flaubert (2002), p. 591 sq.
41. Flaubert (1971), p. 325.
42. Lettre Ă Louise Colet, 21 avril 1853, Flaubert (1980), p. 300 sq.
43. BĂ©nichou (1973), (1977).
44. Lamartine (1857), p. 26.
45. Lamartine (1857), p. 35.
46. Lamartine (1857), p. 30.
47. Cf. Bénichou (1973), dans le sommaire figurent déjà « Le second cénacle » et « le petit
cénacle », que nous trouvons dans Illusions perdues de Balzac et que nous retrouvons sous un jour
dĂ©vastateur dans lâĂducation.
48. Cit. dâaprĂšs BĂ©nichou (1973), p. 391.
49. Victor Hugo, Odes, IV, 2, La Lyre et la Harpe, dâaprĂšs BĂ©nichou (1973), p. 389.
50. Victor Hugo, Odes, IV, 1, Le PoĂšte, dâaprĂšs BĂ©nichou (1973), p. 391.
51. Victor Hugo, cit. dâaprĂšs Rey (2008), p. 30.
52. Victor Hugo, William Shakespeare, cit. dâaprĂšs Rey (2008), p. 31.
53. Adorno (1970).
54. Cf. Westerwelle (2008), p. 109.
Trois contes (extrait)
Trivium, 11 | 2012
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AUTEURS
BARBARA VINKEN
Barbara Vinken est professeur de littĂ©rature et de philologie romane Ă lâuniversitĂ© de Munich.
Trois contes (extrait)
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