travaux en cours - université de paris
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Université Paris Diderot - Paris 7
École doctorale 131 Langue, littérature, image : civilisations et sciences humaines
Directrice : Évelyne Grossman
Travaux en cours
Actes des journées d’études Antonin Artaud, Samuel Beckett, Maurice Blanchot
Séminaire des Doctorants de l’ED 131
Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone Avec la participation de Valérie Alias et Pénélope Patrix
N° 8 Novembre 2012
Travaux en cours, n° 8 École doctorale 131 Novembre 2012 © Actes des Journées d’études « Samuel Beckett » (mars 2010), « Maurice Blanchot » (mars 2010), « Antonin Artaud » (avril 2011), et du Séminaire des Doctorants (année 2010-2011, thème : L’espace) de l’Université Paris Diderot - Paris 7. Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone, aidées de Valérie Alias et Pénélope Patrix (Séminaire des Doctorants). Sous la responsabilité d’Évelyne Grossman. Avec le concours de l’Institut des Études Doctorales de l’Université Paris Diderot - Paris 7. Impression : Imprimerie Paris Diderot Tirage : 200 exemplaires
Université Paris Diderot - Paris 7
École doctorale 131 Langue, littérature, image : civilisations et sciences humaines
Directrice : Évelyne Grossman
Travaux en cours
N° 8 - 2012
Actes des journées d’études Antonin Artaud, Samuel Beckett, Maurice Blanchot
Séminaire des Doctorants de l’ED 131
Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone Avec la participation de Valérie Alias et Pénélope Patrix
Remerciements
Nous remercions vivement Évelyne Grossman et l’UFR LAC pour leur générosité, leur hospitalité et la qualité de l’espace qui est ici offert à la recherche, ainsi que Claude Zelawski et Danielle Coulon, pour leur professionnalisme et leur généreux accueil. Nous remercions Nathalie Piegay-Gros et le CÉRILAC.
Nous remercions également Valérie Alias et Pénélope Patrix pour leur travail de patiente relecture des résumés d’interventions du Séminaire des Doctorants de l’ED 131.
Enfin, nous remercions Benoît Chevillon et André Crombez, l’Imprimerie Paris Diderot pour leur travail diligent.
Table des matières
Avant-propos.............................................................................................................................. 9
I - Journée d’études « Antonin Artaud »
Alexandre MASSIPE Le voyage d’Artaud au Mexique. Pour un surréalisme dissident .................................... 13
Laure COUILLAUD Sarah Kane et Antonin Artaud : quelques exemples d’un dialogue manifeste ................ 19
Philippe ROY Artaud et le geste.............................................................................................................. 25
Paola LALARIO Le mythe de Paul Les Oiseaux dans les écrits d’Antonin Artaud et son rapport à ses précédents littéraires ....................................................................... 31
Athina MARKOPOULOU Artaud, revenant insupportable Autour de la reproduction de la graphie des Cahiers en fac-similé ................................. 37
Atsushi KUMAKI La Révolte de Nerval : un nouveau sujet poétique d’Antonin Artaud.............................. 47
II - Journée d’études « Samuel Beckett »
Élodie DEGROISSE La crise du je (u) chez Wilde et Beckett ........................................................................... 55
Sarah CLÉMENT « Ce dont j’ai besoin c’est des histoires » : l’avidité fictionnelle dans Molloy............... 61
Guillaume GESVRET « Vrai refuge sans issue » : géographie de la perte dans les dernières œuvres de Beckett......................................... 69
Esteban RESTREPO RESTREPO (anti)Chambres La dispute entre l’architecture et l’espace dans l’œuvre de Samuel Beckett ................ 77
Nicolas DOUTEY « [L]a vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur » Pour une description philosophique de la scène beckettienne......................................... 83
Julia SIBONI « Entre ces apparitions, que se passe-t-il ? » La tension interstitielle dans l’œuvre de Beckett ............................................................. 89
Laurence CAZENEUVE-GUÉGAN Technique du corps dans le théâtre de Beckett ................................................................ 97
III - Journée d’études « Maurice Blanchot »
Ayelet LILTI La ressemblance, cette folie du chevalier ...................................................................... 105
John MCKEANE « Immense parole qui disait toujours “Nous” » ? : Le dernier homme ....................... 115
Céline SANGOUARD-BERDEAUX Influence et mise à distance : le sublime romantique dans Thomas l’obscur................ 121
Marco DELLA GRECA En attendant le dernier mot. Le passage du « je » au « il(s) » ...................................... 125
IV - Séminaire des Doctorants de l’ED 131
Cécile BEAUFILS Explorer les espaces quotidiens : Fragmentation et représentation dans Granta ......... 133
Camille BUI Le documentaire comme pratique de la ville : le Marseille de Denis Gheerbrant ........ 139
Emmanuel COHEN Mobilité de l’interprétation et de la mémoire chez Dada : Le poème simultané........... 145
Raoul DELEMAZURE Georges Perec et l’infra-ordinaire, tentative d’épuisement d’un lieu quotidien........... 153
Louisiane FERLIER Protestantisme mouvementé, la mobilité religieuse de George Keith (1639-1716) ...... 161
Esther JAMMES L’extraordinaire au quotidien : L’espace merveilleux dans Thirsis et Uranie de Jean-Baptiste de Crosilles ................. 169
Anaël MARION La mise en scène photographique chez Mohamed Bourouissa : comment témoigner d’une génération de « jeunes de banlieues » ?.............................. 177
Avant-propos
Sous une forme résumée, on trouvera dans ce huitième numéro de Travaux en cours les communications qui ont été faites par les étudiants de Paris 7 et d’ailleurs lors des journées d’études doctorales sur Artaud, Beckett et Blanchot, ainsi que les résumés des interventions faites au Séminaire des Doctorants de l’ED 131 (« Langue, littérature, image : Civilisation et sciences humaines – domaines francophone, anglophone et d’Asie Orientale »).
Ces Travaux en cours se veulent le reflet de la vitalité et de la diversité des activités menées par les jeunes chercheurs. Ils entendent par là même contribuer à la diffusion de leurs écrits au sein de la communauté universitaire.
Sarah Clément et Diane Massone
- I -
Journée d’études « Antonin Artaud »
Organisée par Évelyne Grossman et Diane Massone le 6 avril 2011
13
Le voyage d’Artaud au Mexique Pour un surréalisme dissident
Alexandre MASSIPE Université Paris I - Panthéon Sorbonne
« Tout n’est pas plein de dieux. Tout est plein de soi. » Roger Munier, Le Seul
Au début de l’année 1936, l’impérieux désir révolutionnaire d’Antonin Artaud et sa
détestation des chemins empruntés par les partis communistes français et soviétique portent
les pas du dramaturge jusqu’au Mexique. Près de dix ans après avoir rompu avec le mouve-
ment surréaliste, Artaud comprend en effet que le continent européen demeure sourd à ses
appels d’une culture réinventée :
Il n’est pas possible d’extirper du mot culture son sens profond, son sens de
modification intégrale, magique même pourrait-on dire, non de l’homme mais
de l’être dans l’homme, car l’homme vraiment cultivé porte son esprit dans son
corps et c’est son corps qu’il travaille par la culture, ce qui équivaut à dire qu’il
travaille en même temps son esprit.1
Aussi, en juillet 1935, songe-t-il très sérieusement à son départ pour le Mexique, il
confie son projet à son ami Jean Paulhan : « J’ai entendu parler depuis longtemps d’une sorte
de mouvement de fond au Mexique2 en faveur d’un retour à la civilisation d’avant Cortez3.
Cela m’a paru bouleversant au possible »4. Trois mois plus tard, et après plusieurs demandes,
Artaud obtient « une sorte de titre de mission accordé par le ministère de l’Éducation
nationale »5 et l’Alliance française accepte sa proposition de conférences à Mexico. Étant
parvenu à réunir un peu d’argent grâce à ses amis, il débarque à Véra Cruz le 7 février 1936
1 Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2004, texte « Bases universelles de la culture », p. 706. 2 L’intérêt porté par Antonin Artaud au Mexique trouve sa source dans l’histoire même du pays. Entre 1934 et 1940, marqué par la présidence de Lázaro Cárdenas del Río qui se propose de faire du Mexique une terre socialiste, le pays est en effet en pleine transformation sociale et culturelle. 3 Hernando Cortes (écrit aussi Cortez) (1485-1547) est un conquistador espagnol qui s’est emparé de l’empire aztèque entre 1519 et 1520 pour le compte de Charles Quint. Conquête qui marque les débuts de la colonisation espagnole des Amériques au XVIe siècle. 4 « Vie et Œuvre » par Évelyne Grossman in Œuvres, op. cit., p. 1743. 5 Ibid., p. 1744.
14
et, à la fin de ce même mois, donne trois conférences dont une dans laquelle il revient sur les
raisons qui l’ont poussé à rompre avec le mouvement surréaliste. Dans un autre de ces débats,
dont on ne sait encore aujourd’hui s’il a été effectivement prononcé, il explique les raisons
profondes de sa présence sur le sol mexicain :
Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne. Quand on me parle
de manger tout de suite, je réponds qu’il faut rechercher immédiatement les
moyens pour que tout le monde puisse manger tout de suite. Mais quand on me
dit : Donnons à manger à tous et tout de suite et, après, les arts, les sciences, la
pensée pourront se développer, je réponds non, car c’est là que le problème n’a
pas été bien posé.
Pour moi, il n’y a pas de révolution sans révolution dans la culture, c’est-à-dire
dans notre façon universelle, notre façon à nous tous, les hommes, de
comprendre la vie et de poser le problème de la vie.
Déposséder ceux qui possèdent est bien, mais il me paraît mieux d’ôter à chaque
homme le goût de la propriété.6
Lorsqu’Artaud dénonce le fait que la culture soit toujours reléguée au rang d’ac-
cessoire, sans doute vise-t-il les dirigeants politiques communistes qui tiennent continuel-
lement ce type de discours. En effet, se demander quelle révolution, intérieure ou politique,
doit précéder l’autre est une malhonnêteté intellectuelle qui doit cesser au plus vite, si l’on
veut un jour voir aboutir une véritable révolution. En outre, aucune révolution ne peut se faire
sans poser une fois pour toutes « le problème de la vie » dans la sphère révolutionnaire. Ainsi,
enlever le goût de la propriété à chaque homme est un projet bien plus révolutionnaire, mais
également bien plus compliqué, que de vouloir simplement lui confisquer ses biens.
Exproprier les nantis ne règle en effet absolument pas le véritable problème auquel aucun
parti politique ne se risque pour l’heure : en finir avec ce désir jamais satisfait de possession.
Pour Artaud, l’essentiel réside donc dans cette lutte acharnée contre le pourrissement de
l’esprit qui écarte sans cesse l’Être au profit de l’Avoir : « Les marxistes pensent qu’il faut
nourrir le corps pour permettre à l’esprit de fonctionner librement. C’est pour moi une attitude
paresseuse, une fausse notion du bonheur humain »7. Principal grief jeté par Artaud à la face
des marxistes qui ne s’occupent que du corps, autrement dit de la matière, mais ne possèdent
du problème de l’esprit qu’une compréhension sommaire trop souvent doublée de mépris. Dès
lors, l’expédition mexicaine d’Artaud prend tout son sens : « En même temps que la 6 « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne… », ibid., p. 733-734. 7 Ibid., p. 734.
15
révolution sociale et économique indispensable, nous attendons tous une révolution de la
conscience qui nous permettra de guérir de la vie. C’est au Mexique moderne à entreprendre
cette révolution »8. Terre vierge et pleine de promesses, le Mexique constitue l’endroit idéal
pour le plein épanouissement d’un processus révolutionnaire : « personne n’a pensé jusqu’ici
à rendre manifestes les forces cachées de l’âme mexicaine, à les énumérer, à les rassembler
méthodiquement. (…) Je demande au gouvernement mexicain de me laisser entreprendre ce
travail car ce serait bien triste pour moi, bien triste pour les jeunes intellectuels français si la
Révolution mexicaine ne répondait pas à nos espoirs »9. Suite à la déception qu’il a connue
avec la révolution surréaliste, Artaud ne veut pas cette fois laisser passer sa chance : la
révolution mexicaine doit réussir. Pour ce faire, il se propose d’énumérer de façon tout à fait
comptable, dans un premier temps, « les forces cachées de l’âme mexicaine » pour, ensuite,
donner à voir aux hommes les trésors enfouis de cette culture. Trésors qui, par le choc de leur
révélation, pourront constituer une aide précieuse à l’avènement de la révolution mexicaine et
même, peut-être, se faire les inspirateurs de révolutions à venir.
Durant son périple mexicain, Artaud se rend à cheval chez les Tarahumaras afin de
participer aux rites du soleil. Le spectacle de ces rites le conduit à développer les raisons pour
lesquelles, selon lui, les masses demeureront toujours éloignées du surréalisme :
Ceux qui travaillent de leurs mains ont oublié qu’ils ont une tête, et ceux qui
travaillent de la tête s’attristent généralement, s’en croyant diminués, quand il
leur faut travailler de leurs mains.
On s’explique, dans ces conditions, le mépris que ressentent les masses com-
munistes pour les activités gratuites de l’esprit. C’est parce qu’il méprise les
travaux de l’esprit que le monde moderne est en pleine déroute ; on peut même
affirmer qu’il a perdu l’esprit ; et l’esprit, d’être en rupture avec la vie, est à son
tour devenu inutile. Que les élites cessent de croire en leur supériorité, qu’elles
acquièrent une humilité salutaire, qu’elles rendent à l’esprit son ancienne
fonction d’organe, qu’elles montrent les travaux de l’intelligence sous un aspect
avantageusement matériel, et comme par enchantement cessera cette guerre
imbécile entre les raffinements somptuaires de l’esprit et le travail des mains qui
est sans valeur s’il n’est pas régi par la logique de la tête.10
8 « Secrets éternels de la culture », ibid., p. 728. 9 « L’anarchie sociale de l’art », ibid., p. 731. 10 « La fausse supériorité des élites », ibid., p. 723.
16
Artaud semble se souvenir ici de l’accueil glacial qui avait été réservé aux surréalistes
lors de leur adhésion au Parti communiste, alors que lui-même s’était déjà détaché du groupe.
Il rappelle, en outre, sa définition de l’intellectuel qui, selon lui, doit mettre son énergie et ses
croyances au service de la vie même :
Il revient aux intellectuels d’appliquer leurs forces spirituelles à des tâches utiles
qui soient comme le sel même de la vie, et non à des spéculations de l’esprit, de
celles qu’on dit désintéressées et gratuites, mais qui sont en réalité si
désintéressées et si gratuites qu’elles ne servent à rien ni à personne. Ce qui ne
veut pas dire que les intellectuels doivent se livrer à des travaux d’ouvriers, mais
qu’ils doivent enfin comprendre l’utilité fonctionnelle de l’esprit.11
Artaud déplore le fait que les intellectuels fonctionnent en vase clos, ce qui ne peut
rien donner de bon quant aux rapports que certains d’entre eux souhaitent tisser avec la classe
ouvrière : « Il n’y a en effet aucune raison pour ne pas incorporer l’art populaire des Indiens à
l’élite. Mettre sur un plan culturel identique (...) la vie intellectuelle et la vie instinctive »12. À
force de séparer l’art populaire de celui de l’élite, des castes se sont créées et ne se
comprennent plus. Dès lors, notre société a accouché d’une élite totalement coupée des
aspirations du peuple. Mais diviser pour mieux faire régner la toute-puissance de dogmes
économiques et politiques, n’est-ce pas le but recherché par la société européenne capitaliste ?
Et n’est-ce pas précisément ce contre quoi il convient de lutter dans un Mexique plein
d’espérance ?
Le mépris des valeurs intellectuelles est à la racine du monde moderne. En
réalité, ce mépris dissimule une profonde ignorance de la nature de ces valeurs.
Mais cela, nous ne pouvons perdre nos forces à le faire comprendre à une
époque qui chez les intellectuels et les artistes, a produit en grande proportion
des traîtres, et, dans le peuple, a engendré une collectivité, une masse qui ne
veut pas savoir que l’esprit, c’est-à-dire l’intelligence, doit guider la marche du
temps.13
En outre, Artaud insiste sur le fait que les intellectuels doivent renouer avec l’esprit en
tant qu’organe pour espérer atteindre le lecteur ou le spectateur : « Il n’y a pas de révolution
possible sans intégration des élites aux masses, qui par là même atteignent à un haut degré
11 Ibid., p. 725, 12 Ibid., p. 726. 13 « L’anarchie sociale de l’art », ibid., p. 732.
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spirituel »14. Comment procéder alors pour que l’élite et la masse soient enfin réunies ? C’est
seulement dégagé des lubies surréalistes comme, par exemple, le désintéressement, que l’élite
et la masse pourront à nouveau se rencontrer. Et cette union, par effet de pollinisation,
permettra de se débarrasser de tout ce qui empêche la masse de recouvrer la liberté : « Avec
ses races autochtones primitives chez qui se trouvent en abondance les musiques et les danses
de guérison, le Mexique est à même d’entreprendre une semblable révolution ; et ce qu’il y a
de meilleur dans ces musiques indigènes de guérison attend le moment de reprendre sa place
chez la masse des travailleurs »15. Ainsi, la musique mexicaine doit cesser d’être l’apanage
d’une frange de la population plus érudite que l’autre et devenir un domaine ouvert à tous, y
compris à ceux qui, comme les ouvriers, en sont a priori le plus éloignés. Un tel état de fait
conduit Artaud à s’opposer à la conception occidentale qui opère une séparation irrévocable
entre la matière et l’esprit :
Devant l’esprit, le matérialisme se trouve désarmé. Je veux que l’on entre les
armes à la main dans le domaine de la conscience car j’ai de l’esprit une idée
matérielle, bien que j’aie une philosophie antimatérialiste de la vie. Je crois que
la vie existe. Je ne crois pas que la vie soit née de la matière, mais je crois que la
matière naît de la vie.16
Chez Artaud, la conscience existe donc matériellement, même s’il s’oppose de
manière catégorique au matérialisme en tant que doctrine. Aussi ne faut-il plus hésiter à
entrer dans la conscience pour l’obliger à emprunter une voie différente de celle qu’elle suit
depuis trop longtemps. Plutôt que de considérer l’esprit comme une notion purement
intellectuelle, il convient d’affirmer haut et fort que l’esprit existe, qu’il est et, dans le même
temps, aller à la découverte de cet esprit pour lui permettre d’éclore comme conscience libre.
Artaud reproche en effet à la société occidentale d’avoir fait de l’esprit une valeur
« romantique », c’est-à-dire que l’on ne peut pas atteindre matériellement et qui, du même
coup, se retrouve incapable de changement17. Rendu inaccessible par la société occidentale,
l’esprit humain est mis au ban de la révolution, alors même que c’est lui qu’il faudrait
commencer par guérir avant de s’attaquer à une pseudo-révolution sociale qui, au final,
n’apporterait rien que l’on puisse qualifier de véritablement révolutionnaire. Ne se départant
14 « La fausse supériorité des élites », ibid., p. 726. 15 Ibid., p. 726. 16 « Je suis venu au Mexique pour fuir la civilisation européenne… », ibid., p. 735. 17 On finit par nier l’existence même de l’esprit, puisque l’on fait de lui quelque chose de lointain et d’impalpable, in fine que l’on ne peut pas changer.
18
jamais de cette conception, Artaud, à la fin de sa vie et revenant sur le projet fondateur du
surréalisme, affirmera :
L’émeute est une émeute du moi dans l’âme et de l’âme au milieu du moi. Tous
les esprits mort-nés se gargarisent de révolution et d’anarchisme et ils rêvent
d’une insurrection dans la rue, quand ils n’ont même pas su s’ameuter en eux-
mêmes, contre l’éternelle stupidité de l’esprit ; qui a su ameuter son moi jusqu’à
lui tirer le sang d’une larme en peinture ou en poésie.18
Notice bio-bibliographique : Alexandre Massipe ([email protected]) est docteur qualifié (MCF) en Esthétique et Sciences de l’Art à l’Université Panthéon-Sorbonne de Paris I. Ses travaux portent principalement sur le mouvement surréaliste ainsi que sur la philosophe Simone Weil.
18 Antonin Artaud, Nouveaux écrits de Rodez, Paris, Gallimard, 1977, article « Le surréalisme et la fin de l’ère chrétienne », p. 157.
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Sarah Kane et Antonin Artaud : quelques exemples d’un dialogue manifeste
Laure COUILLAUD Université de Picardie Jules Verne
En ouverture de cette brève étude, je présenterai en quelques lignes la dernière pièce
de Sarah Kane, 4.48 Psychose, écrite en 1999. Par sa structure délibérément explosée, bien
qu’extrêmement composée dans son éclatement, 4.48 Psychose nous attire vers un vide,
une vérité intime déchirante. Ce face-à-face, de l’œuvre à soi, passe par une langue qui agit
seule, comme unique force active, elle prend l’espace totalement, sans passer par aucun
personnage concret. Á la fin de la pièce nous lisons pourtant « Regardez-moi disparaître /
regardez-moi1 » : qui nous parle ici et à quel corps ce désir est-il rattaché ? Voix abstraite
pour quel corps ? Corps pourtant omniprésent dans les images engendrées par la langue :
carcasse étrangère, identité sexuelle brisée, corps mutilé, corps extrait du lieu de l’existence
même, comme séparé : « c’est ici que je suis et voilà mon corps2 ». Violence partout, désir
partout, le texte nous apparaît comme une zone de contact, entre oralité et chair, où je se
projette dans une voix singulière mais aussi dans une multitude de voix, de sens contraires.
Depuis quel espace ce je nous interpelle-t-il et vers quel espace ? De la lecture à la scène,
cette œuvre à performer, où les indications ne sont que Silence, donne à entendre une langue
où le « corps » de l’intime doit exploser : explosive nécessité, explosive affirmation3 ? La
question se pose forcément avec Artaud.
Sarah Kane s’est engagée tard dans la lecture des œuvres d’Antonin Artaud, sur ses
cinq pièces quatre étaient déjà écrites. Pour celle qui écrivait toujours en « relisant sans cesse
certains textes », pour celle qui a toujours écrit avec d’autres écritures, inventant et réécrivant
par là sa propre écriture, c’est littéralement occupée par Artaud qu’elle a écrit 4.48 Psychose.
Plus que le choc d’une découverte, la lecture d’Artaud a été pour la dramaturge le choc d’une
reconnaissance : « Plus je le lis, et plus je suis fascinée. Ses essais sur le théâtre sont
1 Sarah Kane, 4.48 Psychose, traduction Évelyne Pieiller, L’Arche, 2000, p. 55. 2 Ibid., p. 39. 3 Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, « La question se pose de… », Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2003, p. 45-54.
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époustouflants, et c’est surprenant de voir combien mes propres pièces ont à voir avec eux4. »
Quand on voit de quoi se charge et se décharge le théâtre de Kane, son théâtre antérieur même
à cette lecture découverte, on ne peut pas ne pas voir ce rapprochement évident qu’appelle
l’œuvre de Kane avec celle d’Artaud ; ou pour le dire encore autrement, le monde de l’un
n’est pas étranger au regard de l’autre.
L’évènement dont le poème 4.48 Psychose fait son point de départ est bien celui d’un
suicide annoncé, mais l’évènement dans l’espace du texte ne s’inscrit pas dans un
déroulement linéaire ; de l’évènement « suicide », son annonce, sa projection, semblent surgir
ces mots dispersés, ces chiffres en désordre, ces images qui pressent le discours ou la page.
Face à 4.48 Psychose nous assistons à la création d’un autre langage, instituant pour le dire
avec Maurice Blanchot et sa description du projet mallarméen « un jeu nouveau de l’espace et
du temps5 ». En réponse à une Enquête menée par la révolution surréaliste Artaud écrira
ceci au sujet du suicide :
Le suicide d’un neurasthénique est sans aucune valeur de représentation
quelconque, mais l’état d’âme d’un homme qui aurait bien déterminé son
suicide, les circonstances matérielles, et la minute du déclenchement
merveilleux. J’ignore ce que c’est que les choses, j’ignore tout état humain, rien
du monde ne tourne pour moi. Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas
d’état que je puisse atteindre. Et très certainement je suis mort depuis
longtemps, je suis déjà suicidé.6 (Artaud écrira au même endroit, si l’on peut
dire, comme introduction à ses propos : « Il semble qu’on se tue comme on rêve.
Ce n’est pas une question morale que nous posons : “Le suicide est-il une
solution ?”»)
Pour témoigner davantage de ce dialogue manifeste entre l’œuvre d’Artaud et celle de
Kane, je citerai deux passages de 4.48 Psychose :
À 4 h 48 / quand le désespoir fera sa visite / je me pendrai / au son du souffle de
mon amour / Je ne veux pas mourir / je me suis trouvée si déprimée par le fait
d’être mortelle que j’ai décidé de me suicider / Je ne veux pas vivre […]
Après 4 h 48 je ne parlerai plus / Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de
cette répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse
4 Sarah Kane, in Outrescène, Sarah Kane, conversation avec Nils Tabert (1998), 2003, n° 1, p. 74. 5 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Folio Gallimard, 1986, p. 326. 6 Antonin Artaud, Œuvres complètes I **, Gallimard, p. 20.
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étrangère et crétinisée par l’esprit malveillant de la majorité morale / Il y a
longtemps que je suis morte / Retour à mes racines.7
D’un côté, l’espace ouvert, interrogatif, d’une pensée en marche, celle d’Artaud. De
l’autre, la scène du langage : des mots écrits, destinés à la scène, ceux de 4.48 Psychose. En
lisant les mots de Artaud, avec notamment cette heure du déclenchement prédéterminée à la
minute prêt, il est difficile de ne pas penser à l’œuvre de Sarah Kane, son titre, son annonce,
puis dans l’œuvre même cette heure obsessionnellement précise, choisie, répétée, à laquelle
s’attachent l’existence de ce « je », sa parole, sa vérité intime suspendue entre deux
« vouloir » (je ne veux pas mourir / je ne veux pas vivre). Au-delà de cette heure précise,
matérielle, où la langue s’accroche, nous retrouvons aussi d’une langue à l’autre, la même
idée d’une « mort antérieure ». Et encore à travers ces mots écrits par Artaud, cet élan de
comparaison « il semble qu’on se tue comme on rêve » difficile de ne pas penser aussi à
l’écriture de Psychose 4.48, sa tentative de montrer par le langage, selon Kane elle-même « ce
qui se passe dans l’esprit de quelqu’un quand les barrières séparant la réalité des diverses
formes d’imagination disparaissent totalement, si bien que l’on ne sait plus ce qui différencie
notre vie éveillée de notre vie onirique »8.
Nous le voyons, beaucoup de choses se cognent à travers ces deux extraits. Il est
troublant, voire « délirant », de lire que ce que l’un a projeté comme « valeur » de repré-
sentation, l’autre l’a inscrit dans son acte de création, de lire une telle proximité, pour le dire
avec Artaud, comme contagieuse. Ces deux extraits rassemblés ici forment une sorte de délire
spéculaire, où le délire de l’un pourrait se voir, se refléter dans le délire de l’autre, bien que
nous soyons face à deux œuvres singulières, séparées par un demi-siècle. Par là rien ne se
calque ou pourrait se calquer. Le miroir ne superpose pas, ne dédouble pas, il ouvre un espace
– entre don de visibilité et utopie (comme l’écrit Michel Foucault). C’est dans le sens de cet
espace ouvert, que je parlerai maintenant d’une pièce de Sarah Kane écrite antérieurement à
sa lecture d’Artaud, que j’éclairerai à la lumière des écrits d’Artaud, pour témoigner
davantage de ce dialogue manifeste.
La scène finale de L’Amour de Phèdre est une scène où le corps d’Hippolyte est livré à
la foule, livré entièrement à une folie barbare et meurtrière. Cette scène est totalement
apocalyptique : Hippolyte a les organes génitaux tranchés, le buste entaillé de l’entrecuisse à
la poitrine, littéralement éviscéré, étripé. Avant cela, Thésée, viole la fille de Phèdre, puis lui
7 4.48 Psychose, p. 12 et 19. 8 Sarah Kane citée par Graham Saunders in Love me or Kill me, Sarah Kane et le théâtre, traduction Georges Bas, L’Arche, 2004, p. 178.
22
tranche la gorge, avant de se suicider en se tranchant lui-même la gorge. Comment jouer
cela ? Quel mode de représentation peut répondre à un tel discours ? Sarah Kane dans sa
propre mise en scène de L’Amour de Phèdre, semble avoir voulu aller au bout physiquement,
corporellement de son écriture. Elle a fait le récit de l’expérience éprouvante, traumatisante de
cette scène au moment des répétitions :
Lorsque que pour la première fois nous avons fait l’épreuve de la scène finale,
avec tout le sang et les faux intestins, nous avons été complètement traumatisés.
Toute la troupe était là, couverte de sang, tous venaient de violer, de tuer, de se
trancher la gorge, […] malgré tout, il était clair pour nous tous que cette scène
était la conséquence de notre travail en amont sur le texte, nous y étions arrivés
sur la base de toute une série d’étapes de développement émotionnel.9
Cette expérience de jeu traumatique, contagieuse, réelle, et l’écriture de la scène en
soi, rappelle évidement Artaud et son « théâtre et la peste », où il parle d’une « liquidation
totale » nécessaire :
Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire
et qu’il soit communicatif (…) on sent très bien que [le théâtre] n’est pas autre
chose qu’une immense liquidation. Un désastre total si complet, un tel désordre
organique, ce débordement de vices, cette sorte d’exorcisme total qui presse
l’âme et la pousse à bout… 10
Nous pensons ici aussi à une lettre d’Artaud écrite à Paule Thévenin :
(Je) me consacrerai désormais exclusivement au théâtre tel que je le conçois, un
théâtre de sang, un théâtre qui à chaque représentation aurait fait gagner
corporellement quelque chose aussi bien à celui qui joue qu’à celui qui vient
voir jouer, d’ailleurs on ne joue pas, on agit.11
Pour Antonin Artaud comme pour Sarah Kane, « l’inconscient comprimé doit se
libérer par le sang ». Le sang doit jaillir, couler, circuler : ce qui circule dans le corps, doit
circuler de corps en corps, atteindre tous les corps, corps de l’acteur, et corps du spectateur.
Mais dans les deux cas ce sang est peut-être à penser, comme l’a pensé Barthes au sujet de
Michelet : ce sang qui ne serait pas un élément biologique clos, mais un élément cosmique,
« une substance unique et homogène qui traverse tous les corps, sans rien perdre, dans cette
9 Sarah Kane citée par Yann Ciret, « Sarah Kane, dernier blasphème de l’Occident », in Théâtre/ Public 171, Visages de la mélancolie, 2003, p. 73. 10 Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste » in Le théâtre et son double, Gallimard Folio, 1964, p. 39. 11 Antonin Artaud, lettre à Paule Thévenin (1948), in OC XIII, Gallimard, 1974, p. 146.
23
individuation accidentelle, de son universalité12. » Dans son étude sur Balzac La peinture
incarnée, Georges Didi-Huberman s’appuyant sur les propos de Barthes cités ci-dessus écrit :
« Le sang circule dans le corps, - selon la singularité de ses émois, de ses désirs ; mais le sang
circule de corps à corps, plus subtilement, et c’est là l’universalité de son pas, de son passage
dans le visible tout entier »13. Nous pouvons dire que cette circulation de corps à corps, doit
agir dans l’espace et le temps de la représentation, pour Artaud comme pour Kane, pour faire
éclater ce que l’humain comprime, pour créer un passage entre les corps : quelque chose doit
passer, pousser avec violence vers l’extérieur pour se répandre dans le visible (et le sensible)
tout entier, à la recherche peut-être d’un équilibre suprême.
Pour finir cette brève étude, je m’arrêterai sur les dernières lignes, qui clôturent la
représentation de 4.48 Psychose, scène finale de l’œuvre entière de Sarah Kane :
Je n’ai aucun désir de mort/ Aucun suicidé n’en a/ Regardez-moi disparaître/
Regardez-moi/ disparaître/ regardez-moi/regardez-moi/ regardez/ C’est moi-
même que je n’ai jamais rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon
esprit/ s’il vous plaît levez le rideau.14
Cette voix qui nous interpelle, nous demandant de « regarder », qui nous cherche du
regard en quelque sorte, cherchant comme à nous réveiller, fait l’effet d’un corps qui cherche
à s’incarner à travers la perception d’autrui, corps qui cherche désespérément sa visibilité,
dans l’autre qui regarde. Mais aussitôt ces mots « C’est moi-même que je n’ai jamais
rencontrée, dont le visage est scotché au verso de mon esprit », qui disent que le « soi-
même » n’existe pas, que le regard ne peut physiquement accomplir cette rencontre. Nous
pensons ici au texte de Évelyne Grossman L’art Crève les yeux, dont l’analyse rapproche
fondamentalement Artaud et Kane dans ce qu’ils cherchent chacun à atteindre et abolir :
« Que signifie alors pour Artaud […] écrire un commentaire poétique à partir de ces toiles
[…] un commentaire qui n’est jamais une simple description de ce qu’il a sous les yeux ?
C’est précisément ouvrir entre le tableau et celui qui le regarde un plan intermédiaire, l’espace
corporel d’un spectateur-acteur dansant sa vision, tissant la toile de son texte à chacun des
points où se croisent les signes peints et les lignes écrites. Qu’ils s’agissent des arts plastiques
ou de théâtre, ce qu’Artaud veut abolir, c’est précisément ce qu’il appelle la culture-
représentation, celle du spectateur passif et de son regard mort »15.
12 Roland Barthes cité par Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Minuit, 1985, p. 72. 13 Ibid.. 14 4.48 Psychose, p. 54-55. 15 Évelyne Grossman, « L’art crève les yeux », in Antonin Artaud, BNF Gallimard, 2007, p. 162.
24
Il y a à la toute fin de Psychose 4.48 la recherche d’un regard terriblement vivant, le
désir d’ouvrir un « espace corporel » entre cette voix et nous, spectateurs lecteurs. À
l’intérieur de cet espace la voix s’effondre sur une rencontre impossible et pourtant tout
commence dans ce mouvement, geste d’élévation « s’il vous plait levez le rideau ». La voix
nous demande à nous lecteurs, spectateurs, machinistes de lever le rideau ; nous devenons par
là plus que des témoins, témoins de la déchirure, nous devenons des témoins agissants, des
sujets actifs attirés dans cette ouverture au vide. Mais quel vide ? vide nécessaire à la création,
reconnaissance du vide en soi. Nous finirons sur les derniers écrits d’Artaud, où se dessine
peut-être l’ultime geste de Sarah Kane, l’affirmation d’un vide impossible à nier, d’un corps à
quoi tout s’accroche :
Voilà longtemps que j’ai senti le Vide, mais que j’ai refusé de me jeter dedans…
Ce dont j’ai souffert jusqu’ici, c’est d’avoir refusé le Vide. Le vide qui était déjà
en moi. […]
L’espace vide de l’infini / sans dessus/ ni dessous/ est un crime. / Car il y a mon
corps / à quoi tout s’accroche/ et doit commencer. / Faire le vide / c’est le nier /
quand il a toujours été là.16
Notice bio-bibliographique : Doctorante au centre de recherches en arts de l’Université de Picardie, Laure Couillaud ([email protected]) finit actuellement sa thèse sous la direction de Christophe Bident : « Le désir et la mort dans l’espace théâtral : Marguerite Duras, Heiner Müller et Sarah Kane ». Articles parus dans la revue Variations, revue internationale de théorie critique (Parangon/vs) : « Quartett de Heiner Müller, le désir et le vide », « L’explosion de l’intime. Au sujet de la dramaturge Sarah Kane ».
16 Antonin Artaud, « Derniers écrits d’Ivry » dans Le Magazine Littéraire, Artaud l’insurgé, 2004, n° 434, p. 38.
25
Artaud et le geste
Philippe ROY Université Paris 8
1. Théâtre du geste
Dans Le Théâtre et son double Artaud écrit que les gestes participent de ce langage
matériel et solide de la mise en scène : gestes de la danse, de la plastique, de la pantomime,
des mimiques. « Ce langage doit s’adresser d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à
l’esprit comme le langage de la parole »1. Dire que ce langage doit d’abord s’adresser aux
sens ne veut pas dire qu’il n’est pas spirituel. Bien au contraire, ce théâtre « est une sorte de
Physique première, d’où l’Esprit ne s’est jamais détaché »2. Le théâtre est l’expérience d’une
matière-langage et il est cette matière. « La scène impose la découverte d’un langage actif »3.
Il ne faut pas « tirer des pensées de nos actes [mais] identifier nos actes à nos pensées »4.
C’est un performatif d’avant les mots, « une impulsion psychique secrète »5. « Il y a dans le
domaine de la pensée et de l’intelligence des attitudes que les mots sont incapables de
prendre »6. L’Esprit est attitude, figure, ce pourquoi le langage matériel est un ensemble de
hiéroglyphes vivants puisque formés par les corps mêmes des acteurs. Les acteurs composent
le langage. « Les acteurs avec leurs costumes composent de véritables hiéroglyphes qui vivent
et se meuvent »7.
Voyons plus précisément pourquoi le geste est le plus à même de participer à ce
langage de la matière. Prenons l’exemple de la peinture : le geste n’est pas seulement l’acte de
peindre il est intérieur à une peinture. Je ne vois pas un tableau mais selon le tableau ou avec
lui, il enveloppe mon regard sous et par un geste. Le geste est ce qui tient en suspens mon
regard. Il y a une suspension propre au geste, une spiritualisation, alors que l’acte de peindre
est l’effectuation du geste. Tout le jeu du mime est de donner à voir, à sentir le geste dans
l’acte, de remonter vers le geste, de rendre le geste. De plus le geste est langage direct car 1 Antonin Artaud, Œuvres, Gallimard, « Quarto », 2004, p. 525. 2 Ibid., p. 540. 3 Ibid., p. 527. 4 Ibid., p. 506. 5 Ibid., p. 540. 6 Ibid., p. 547. 7 Ibid., p. 540.
26
nous sommes affectés par lui. Percevoir un geste ce n’est pas percevoir une force, mais être
affecté par elle, en faire l’expérience par ce que j’appelle notre « imagino-motricité » qui est
une expérience intensive du geste, sensations et affects. L’imagino-motricité n’est pas l’image
du geste, elle en dessine les points d’inflexion, elle en est son diagramme. Ainsi Artaud écrit
« Je ne crois pas à l’imagination absolue, je veux dire celle qui fait quelque chose de rien, pas
une image mentale qui ne me paraisse le membre détaché d’une image agie et vécue quelque
part »8. Si bien qu’en percevant un geste, je l’amorce aussi en moi, il y a comme une
contagion du geste. Le geste est comme la peste. Et comme la peste, les gestes ne sont à
personne, il y a une fondamentale impersonnalité des gestes, ce pourquoi ils sont contagieux.
« Pour qui a oublié le pouvoir communicatif et le mimétisme magique d’un geste, le théâtre
peut le lui réapprendre, parce qu’un geste porte avec lui sa force, et qu’il y a tout de même des
êtres humains au théâtre pour manifester la force du geste que l’on fait »9. « On a oublié que
le théâtre est acte sacré qui engage aussi bien celui qui le voit que celui qui l’exécute et que
l’idée psychologique fondamentale du théâtre est celle-ci : un geste que l’on voit et que
l’esprit reconstruit en images a autant de valeur qu’un geste que l’on fait »10.
Le geste suppose une part virtuelle, bien réelle (le virtuel n’est pas le fictif) qui dirige
ses actualisations extérieure (acte) et intérieure (imagino-motricité). C’est de cette part donne
à penser. Artaud ne parle pas de part virtuelle pour le geste mais renvoie le geste qui
s’effectue à l’Esprit, plus exactement à un état d’esprit. « Nous assistons à une alchimie
mentale qui d’un état d’esprit fait un geste »11. Les gestes du théâtre balinais « ont toujours
pour but final l’élucidation d’un état ou d’un problème de l’esprit »12. Le geste est donc
complice d’un état d’esprit qui semble le lancer. Artaud écrit aussi que le geste absolu est idée
lui-même13. Le geste n’est donc pas le geste d’une idée, d’un état d’esprit qui le précèderait, il
est tout lui-même idée. L’état d’esprit n’est donc pas le point de départ du geste, il
accompagne le geste et même tout amas de gestes. La pensée est enveloppée par les gestes.
« Il y a là tout un amas de gestes rituels dont nous n’avons pas la clef […] et qui paraît destiné
à envelopper la pensée, à la pourchasser, à la conduire dans un réseau inextricable et
certain »14. On ne saurait donc dire qui dirige : c’est à la fois la pensée puisque l’amas de
8 Ibid., p. 760. 9 Ibid., p. 553. 10 Ibid., p. 725. 11 Ibid., p. 544. 12 Ibid., p. 541. 13 Ibid. 14 Ibid., p. 538.
27
gestes la pourchasse et à la fois le geste puisqu’il la conduit. C’est donc plutôt de relance et
non de lancée qu’il est question. Puisque le geste enveloppe la pensée, il y a donc comme un
glissement productif de l’un sur l’autre, de l’un sous l’autre, une course poursuite infinie où
on ne sait plus qui court après qui, qui relance qui. Par exemple « Les pieds des danseurs,
dans le geste d’écarter leurs robes, dissolvent et retournent des pensées, des sensations à l’état
pur »15 : le geste conduit des pensées à se retourner, à se dissoudre.
Mais sur quoi repose la différence d’un geste enveloppant une certaine pensée d’un
autre ? Eh bien justement par sa manière d’être : sa figure, son symbole-type, sa géométrie
écrit Artaud. Les gestes atteignent ou représentent les attitudes des pensées qu’ils
enveloppent. « Il y a dans le domaine de la pensée et de l’intelligence des attitudes que les
mots sont incapables de prendre et que les gestes et tout ce qui participe du langage dans
l’espace atteignent avec plus de précision qu’eux »16. C’est une « pantomime directe où les
gestes au lieu de représenter des mots, des corps de phrases, […] représentent des idées, des
attitudes de l’esprit »17. Il faut remarquer ici que la pensée en tant qu’attitude de l’esprit est
dans sa forme même très proche de la gestualité. Dans l’exemple précédent, au geste d’écarter
la robe faisaient bien suite des attitudes gestuelles de retournement, de dissolution. Cela
culmine lorsque Artaud évoque la « mimique de gestes spirituels »18, le geste est à la fois
celui de la mimique et de l’esprit. À l’enveloppement glissant entre geste et pensée s’ajoute
donc entre eux une ressemblance, comme un air de famille. Et il faut ici laisser courir la
sonorité des mots, un air peut être entendu comme un nerf. La pensée se dit des nerfs de la
Chair. On ne s’étonnera donc pas de cet autre point commun qu’est l’impulsivité de la pensée
et des gestes, véritable impulsivité électrique. « Il y a un esprit dans la chair, mais un esprit
prompt comme la foudre »19, impulsion psychique secrète. Sur scène il y a de vives
libérations de signes comme le sont les gestes « retenus d’abord et jetés ensuite soudainement
dans l’air »20. Le geste sec est celui « que tous nos actes pourraient avoir s’ils tendaient vers
l’absolu »21.
Parcourons la scène gestuelle un peu plus en détail. Tout d’abord les gestes se
déploient non pas sur la surface de la scène mais plutôt dans un certain volume spatial, dans
15 Ibid., p. 544. 16 Ibid., p. 547. 17 Ibid., p. 526. 18 Ibid., p. 544. 19 Ibid., p. 147. 20 Ibid., p. 541. 21 Ibid., p. 544.
28
son air. Les gestes animent cet air. Les sons sont indiscernables des gestes. « D’un geste à un
cri à un son, il n’y a pas de passage »22. Artaud va même jusqu’à écrire qu’« un son dans le
théâtre Balinais équivaut à un geste »23. Les voix ont leur type de geste en l’occurrence celui
de la projection sonore qu’est l’intonation, par « diverses façons de se projeter dans
l’espace »24. Respiration et geste sont co-influents « si la fixation d’un geste majeur
commande autour de lui une respiration précipitée et multiple, cette même respiration grossie
peut venir faire déferler ses ondes avec lenteur autour d’un geste fixe »25. Bref, il y une
inflation gestuelle dans la description qu’Artaud fait de cette physique-langage. C’est donc à
une véritable culture du geste26 qu’appelle Artaud. La Physique première est « une
métaphysique de gestes »27 qui relève de « la métaphysique en activité »28. En cette matière se
rejoignent concret et abstrait, comme pour les alchimistes. « En un mot le théâtre doit devenir
une sorte de démonstration expérimentale de l’identité profonde du concret et de l’abstrait »29.
2. Le geste après Le Théâtre et son double
Dans les écrits postérieurs au Théâtre et son double Artaud va se référer beaucoup
moins au concept de geste, il lui substitue le corps. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il mène une
lutte plus féroce contre l’esprit séparé du corps, père du corps. « Comme s’il ne pouvait y
avoir corps s’il n’y pas eu quelque part esprit, comme si l’état nommé corps, la chose corps
était par essence et nature inférieure à l’état esprit, et provenait de l’état esprit »30. Le geste
qui enveloppe l’esprit ne lui faisait-il pas encore trop la part belle ?
D’une certaine façon oui, car le rapport de glissement, de relance entre le geste et la
pensée, laissait place à une entité spirituelle distincte du geste. Mais n’avons-nous pas vu que
la pensée avait un air de ressemblance avec le geste, pourquoi ne pas faire un pas de plus et
soutenir qu’il n’y a que des gestes ? Le geste en s’effectuant ou en pensée produit une manière
d’être, un affect et il fait événement qui donne à penser, il est performatif. Parler d’idée c’est
déjà en être extérieur, elle n’est qu’une mauvaise ombre du geste. « Sans un travail un jour
opéré par le corps jamais une idée ne serait née, et ce n’est pas du corps qu’elle est née mais
contre lui, à propos d’un geste de lui dont l’idée, c’est-à-dire l’ombre, a voulu vivre de son 22 Ibid., p. 538. 23 Ibid., p. 526. 24 Ibid., p. 525. 25 Ibid., p. 573. 26 Ibid., p. 571. 27 Ibid., p. 537. 28 Ibid., p. 529. 29 Ibid., p. 571. 30 Ibid., p. 1504.
29
côté »31. Artaud inverse ici l’allégorie platonicienne de la caverne, l’idée c’est l’ombre, qui a
commencé avec un geste…un mauvais geste, un geste manqué32 ? Cette performativité
gestuelle me semble bien marquée par Évelyne Grossman au sujet des cahiers de Rodez :
« Jour après jour Artaud y déverse des signes d’une langue corporelle à valeur d’exorcisme :
force d’excrétion et de projection d’une écriture en mouvement, exercice conjoint de la main
et de la pensée (la main pense, la pensée est un acte), réinvention d’un autre discours
poétique »33.
Évoquons alors le dessin :
Or ce que je dessine
ce ne sont plus des thèmes d’Art
transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives,
ce sont des gestes, un verbe, une grammaire, (…) une Kabbale entière et qui
chie l’autre, qui chie sur l’autre,
aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin,
la réintégration d’une sensibilité égarée,
c’est une machine qui a souffle,
ce fut d’abord une machine.34
Les gestes sont ce que dessine le dessin ou ce qui dessine les dessins tels les gestes des
coups de crayons ou de sonder, tailler, gratter etc. énoncés en enfilade par Artaud dans un
texte dont Jacques Derrida a relevé dans Forcener le subjectile leur double valeur contra-
dictoire (par exemple « tailler » peut dire blesser mais aussi régénérer). Cette contradiction
étant cependant plus celle de la langue que celle du geste puisque cela n’empêche pas le geste
d’être. Le geste peut sauter par dessus le principe de contradiction, il est bien un autre
langage. Il y a même certains gestes qui sont ce que dessine le dessin et en même temps ce qui
dessine le dessin, tel le geste de trouer dans les feuilles des Sorts.
Il faudrait évoquer les gestes des rites, de la graphie ou de cogner, d’auto-acupuncture,
tous les gestes de la machine qui a souffle : les vociférations, les comportements donnés aux
mots, les dictions de glossolalies etc. Bref il y aurait tout un réseau gestuel à mettre au jour
avec sa logique propre, dont on sent bien la tonalité dominante, ses gestes directeurs sont de
l’ordre du coup, de la fulgurance, de l’impulsivité, de l’expulsion, de la projection, de l’explo-
31 Ibid., p. 1506. 32 Ibid., p. 1477. 33 Ibid., p. 956. 34 Ibid., p. 1513.
30
sion. Comme si le geste sortait d’un coup du néant, de ce vide central dont Artaud a tant parlé,
site événementiel des gestes.
N’est-ce pas cette volonté du geste qui alimente la haine de Artaud pour la sexualité ?
Cette dernière n’étant justement pas gestuelle, moyen pour la reproduction des corps et non
pour leur production créatrice, moyen d’autant plus puissant qu’il nous conditionne par le
plaisir, comme la fonction de nutrition. D’une façon générale Artaud ne supporte pas tant les
organes que les couples fonctions/organes, soi-disant inséparables. Ce pourquoi il faut libérer
le geste de la fonction, de même un organe doit pouvoir effectuer des gestes qui ne sont pas
ceux de sa fonction attribuée : les poumons dessinent. Du moins c’est en même temps qu’est
libéré le geste d’une fonction/organe et que ce geste s’annexe un autre geste. « Pas un [dessin]
qui ne soit un souffle jeté de toute la force de mes poumons, de tout le crible de ma
respiration »35. De la fonction de respiration est libéré le geste du souffle jeté et ce geste
s’annexe le geste de dessiner en devenant une machine à dessiner qui a souffle.
Mais Artaud veut-il vraiment en finir avec les fonctions, les organes, le jugement de
Dieu ? Les coups d’Artaud ont-ils pour but d’assommer l’adversaire ? Il nous semble que si
tel était le cas alors les gestes d’Artaud s’ordonneraient à un but, ils ne deviendraient que les
moyens d’un programme de destruction, ils perdraient par là-même leur qualité de geste.
Artaud veut exposer les actes de destruction, d’expulsion, d’explosion, de projection ce
pourquoi ces actes sont justement des gestes en tant que c’est la manière d’être de l’acte,
c’est-à-dire le geste qui l’intéresse. C’est le geste de détruire qui survit à l’acte de détruire.
Sous le combat apparent il y en a donc un autre : il faudrait en même temps, qu’en un éclair,
l’acte rende le geste et que le geste passe dans l’acte. Or ceci n’a lieu que dans la scission
productrice du Temps, précédant la séparation qu’impose la trace de l’acte36. Les gestes
impulsifs, expulsifs, explosifs, répulsifs, secs etc. gestes que l’on pourrait appeler « gestes
pulsifs », ne sont-ils pas ceux qui sont le plus à même d’exposer cette co-naissance du geste et
de son acte ?
Notice bio-bibliographique : Philippe Roy ([email protected]) est professeur de philosophie en Bourgogne, il a récemment dirigé le numéro 8 de la revue en ligne « Appareil » consacré au geste. Est prévue en avril 2012 la sortie de son livre Trouer la membrane. Penser et vivre la politique par des gestes chez L’Harmattan.
35 Ibid., p. 1516. 36 Ibid., p. 1477.
31
Le mythe de Paul Les Oiseaux dans les écrits d’Antonin Artaud et son rapport à ses précédents littéraires
Paola LALARIO Université de Sienne
Dans les années 1924-1926 Artaud se penche sur la démarche spirituelle de Paolo
Uccello. Inspirés de Les vies imaginaires de Marcel Schwob, publiées en 1986 et rééditées en
1921, les textes artaudiens consacrés à l’œuvre d’Uccello ne se réduisent pas à une sorte de
variation littéraire. Dans ses écrits l’auteur présente au lecteur la vie, l’œuvre et le mythe
d’Uccello comme un seul et même « dépôt d’impressions », découlant de la mémoire
historique, ainsi qu’il se proposera de le faire dans le cadre de son projet sur une Vie
d’Abélard1. L’originalité de ces textes est dans la fusion du poète avec le personnage
d’Uccello. À travers le mythe littéraire du peintre, Artaud témoigne de la crise de l’artiste
dans la modernité et porte sa réflexion au niveau d’une exploration spirituelle intime tout à
fait semblable à celle qu’il déploie dans la Correspondance avec Jacques Rivière2.
Dans les deux versions de Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour (1924-1925),
Artaud concevait un drame mental qui se déroulait dans l’esprit du peintre. Les personnages
sont situés dans une sorte de théâtre virtuellement « bâti » par Uccello qui – comme le dit
Artaud – « a fourré un peu partout des arcades et des plans ». Comme dans une toile
d’Uccello les personnages sont situés sur différents plans de la scène et ils personnifient trois
différentes exigences de son esprit : « Paolo Uccello représente l’Esprit, non pas précisément
pur, mais détaché / Donatello est l’esprit surélevé. Il ne regarde déjà plus la terre, mais il y
tient encore par les pieds. Brunelleschi, lui, est tout à fait enraciné à la terre, et c’est
terrestrement et sexuellement qu’il désire Selvaggia. Il ne pense qu’à coïter »3. Grâce au choix
des personnages et à l’introduction de la perspective dans son drame, Artaud réaffirme son
refus radical d’une tendance de la culture, celle de fixer la vie dans une forme immobile et
définitive. Dans cette perspective, selon l’analyse proposée par Évelyne Grossman le poète 1 Antonin Artaud, À Jean Paulhan (Reims 20 juin 1931), OC I**, p. 173-174. 2 Correspondance avec Jacques Rivière, 1er septembre 1924, OC I*, p. 21-46. 3 Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour, in L’Ombilic des Limbes, 23 juillet 1925, avec un portrait de l’auteur par André Masson, OC I*, p. 56.
32
porterait sur la scène les artistes qui ont soustrait leur art à « la vision d’un œil immobile »
et ont ouvert leur œuvre à « un espace topologique fait d’enroulement et d’inclusion
réciproques »4.
En 1926 Artaud écrit Uccello Le Poil dans lequel il réfléchit à la signification
transcendante5 de l’œuvre d’Uccello. Au-delà des formes extérieures du monde, le peintre lui
semble capable de rejoindre et d’emprisonner dans sa peinture « stratifiée » les lignes internes
du monde de l’esprit, ses ombres et ses secrets intimes. C’est dans cette relecture de la
perspective qu’Artaud reconnaît dans la peinture d’Uccello une urgence familière, « la
préoccupation terrienne et rocheuse de la profondeur », qu’il partageait aussi avec les
surréalistes. En imaginant dans Uccello Le Poil sa propre « descente dans le bas monde »,
Artaud décrit sa « bouche ouverte » et son « esprit perpétuellement étonné »6 en soulignant
ainsi sa propre incapacité à exprimer le monde des ombres qu’Uccello reproduisait sur ses
toiles.
Or, la lecture artaudienne du rôle de la perspective dans l’œuvre d’Uccello est
différente de l’interprétation proposée par Vasari et Schwob. Selon Vasari, les études sur la
perspective conduites par Uccello sont l’emblème d’une obstination qui l’éloignait chaque
jour de la vie, en le condamnant à vivre une vie faite d’indigence et de solitude. Le peintre
qui, à cause de son obstination, forçait et violentait sa nature, croyant pouvoir travailler tout le
temps, était en réalité trop épuisé pour s’apercevoir qu’il s’était épuisé intellectuellement et
avait privé son œuvre de la grâce du geste artistique.
Dans les Vies imaginaires, la perspective est présentée comme un dispositif qui donne
à Uccello la possibilité de voir, penser, dessiner et vivre. Le problème de la perspective est
ainsi approfondi soit du point de vue de la recherche stylistique, soit du point de vue de la
perception sensorielle quotidienne du peintre. En particulier le personnage de Selvaggia,
introduit par Schwob, connaîtra le peintre seulement par la médiation de son art. « Entourée
d’oiseaux peints et de bêtes de couleur »7 qui remplissaient la maison d’Uccello, Selvaggia
vivra à côté du peintre comme l’un des sujets de son inspiration artistique : « quand elle le
regarda, il vit toutes les petites lignes de ses cils, et les cercles de ses prunelles, et la courbe de
ses paupières, et les enlacements subtils de ses cheveux, et il fit décrire dans sa pensée à la
4 Évelyne Grossman, Artaud, « l’aliéné authentique », Paris, Farrago, 2003, p. 103-104. 5 Antonin Artaud, Uccello Le Poil, « RS », 8, 1
er décembre 1926. En 1929 paraît in L’Art et la mort,
avec un frontispice de Jean de Bosschère, (Paris, Éd. Donoël). In OC I*, p. 141-142. 6 Ibid., p. 141. 7 Ibid., p. 143.
33
guirlande qui ceignait son front une multitude de positions »8. Le peintre fixait les aptitudes
de Selvaggia sur ses toiles, en les réduisant en lignes simples, sans s’apercevoir de la vie qui
traversait son corps. Selvaggia, qui n’osait dire aux amis d’Uccello ni au peintre qu’« il n’y
avait point à manger dans la maison »9, mourra d’épuisement au moment même où le peintre
donnera à son évanouissement une forme éternelle en le cristallisant sur la toile. Toutefois, et
bien qu’Uccello parvenait à peindre « le roidissement de son corps, et l’union de ses petites
mains maigres, et la ligne de ses pauvres yeux fermés », c’est-à-dire bien qu’il arrivait à
peindre sa mort – « Il ne sut pas – poursuit Schwob – qu’elle était morte, de même qu’il
n’avait pas su si elle était vivante »10.
Dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe datée de 1842 et intitulée « Le portrait ovale » il
convient de noter une description comparable à la narration de Schwob. Dans ce récit, Poe
décrit un peintre qui, « devenu fou par l’ardeur de son travail », interdit aux amis l’entrée dans
la tour où il s’était retiré avec sa femme pour la portraiturer. Le peintre qui « détournait
rarement ses yeux de la toile » ne regardait pas le modèle qui, épuisé à cause de la faim et de
la soif, abandonnait sa vie à fur et à mesure que le peintre le fixait sur sa toile :
Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé, et pendant un moment
le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais une minute
après, comme il contemplait encore, il trembla, et il devint très pâle, et il fut
frappé d’effroi ; et criant d’une voix éclatante : – En vérité c’est la Vie elle-
même ! – il se retourna brusquement pour regarder sa bien aimée ; – elle était
morte.11
Dans la version destinée au cinéma de La Chute de la Maison Usher (1839) de Edgar
Allan Poe, Jean Epstein en 192712 superpose à l’histoire de la sœur d’Usher, affectée d’une
maladie mystérieuse qui la conduira à un épuisement tout semblable à la mort, l’histoire –
qu’on trouve dans « Le portrait ovale » – d’un peintre qui capture la vie du modèle, qui est
aussi sa femme, à fur et à mesure qu’il cristallise sa forme sur la toile. Toutefois, en
dénaturant la conclusion des deux nouvelles de Poe, Epstein sauve au dernier moment la vie
du modèle.
8 Marcel Schwob, Vies imaginaires, Paris, Charpentier et Fasquelle Éditeurs, 1896, p. 142. 9 Ibid., p. 144. 10 Ibid. 11 Edgar Allan Poe, « Le Portrait ovale », in Nouvelles histoires extraordinaires, trad. C. Baudelaire, Paris, Michel Lévy frères, Librairies éditeurs, 1857, p. 287. 12 Artaud avait proposé sa candidature pour le rôle d’Usher, en revendiquant une compréhension profonde de la pensée de Poe et une remarquable ressemblance physique et spirituelle avec Usher. Voir sur ce point À Abel Gance (Paris, 27 novembre 1927), OC III, p. 129-130.
34
Au lieu d’une conception de l’artiste voué à l’amour de son art jusqu’à sacrifier sa vie
ainsi que celle de son modèle, incapable de saisir le sens de la vie et même de la mort, on peut
remarquer chez Artaud une interprétation de la perspective comme dispositif herméneutique
qui lui permet d’interpréter le monde extérieur aussi bien que spirituel. C’est surtout en 1924-
1925, dans les drames mentaux consacrés à Uccello que l’on trouve une analyse attentive du
conflit entre l’art et la vie et où l’auteur propose une relecture de la question du solipsisme
artistique ainsi que de sa corrélation avec le thème de la mort de Selvaggia.
Aux yeux d’Artaud, l’isolement du peintre dans son art ne l’éloigne point de sa vie
mais au contraire lui permet de s’approcher de son principe vital, c’est-à-dire de cette sorte de
« remuant foyer auquel ne touchent pas les formes »13. Le peintre qui peint le modèle sans
s’apercevoir qu’il est en train de mourir, saisit paradoxalement la vie même qui en traverse le
corps, le principe même qui lui donne la vie, sa substance évanescente, « l’évanouissement de
la forme »14, mais d’une « forme encore ardente parce qu’elle est proche de l’essence qui lui a
donné naissance »15.
Face à l’interprétation de la mort de Selvaggia comme l’emblème de l’impuissance
d’Uccello à saisir la vie, Artaud affirme un sens de la vie qui ne se réduit pas à la matérialité
du corps. Très sensible au drame de l’artiste face à la douleur d’une vie travaillée par
l’absence de conciliation entre les nécessités du corps et celles de son esprit, la lecture
artaudienne ne se contente pas de représenter simplement la mort de Selvaggia comme le
résultat tragique du solipsisme créatif de l’artiste. Dans ses drames mentaux, le personnage de
Selvaggia se situe au centre d’un débat concernant la conciliation manquée entre l’âme et le
corps, l’art et la vie. Grâce au dialogue animé par les personnages d’Uccello, Brunelleschi et
Donatello, qui personnifient différentes exigences de l’esprit, le poète explore les possibilités
alternatives tant à une vie ascétique (qui peut bien se terminer dans la fin même de la vie)
qu’à une vie déterminée par les pulsions physiologiques du corps16. L’auteur recherche en
somme une conciliation vertueuse entre l’exigence de vouer sa vie à l’art et la nécessité de
forger un art qui sache cultiver les forces vitales.
Dans les derniers passages du drame de 1924, l’auteur nous laisse envisager une sorte
de solution au conflit qu’il a dénoué sur la scène. Il compare l’homme à un personnage de
théâtre qui peut se penser en même temps comme une « abstraction pure », une « création de 13 Le Théâtre et la culture, OC IV, p. 14. 14 Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour suvi de Une prose pour l’homme au crâne en citron, OC I**, p. 10. 15 La jeune peinture française et la tradition, « El National », 17 juin 1936, OC VIII, p. 203. 16 Paul Les Oiseaux ou La Place de l’Amour, op. cit., p. 11.
35
l’esprit » et « l’animateur » de cette même création17. Dans cette dernière perspective, selon
Artaud, l’homme aurait « tout en vivant la faculté de nier son existence et de se dérober à la
pression/de son antagonisme qui, lui, demeurait lui-même, d’un bout à l’autre, et d’un seul
bloc/ vu toujours par le même côté interne. C’est ma supériorité sur Brunelleschi »18.
Cette conciliation entre la création possible du soi et un ordre identitaire préconstitué,
ou bien entre la vie et ses formes, est conçue chez Artaud comme un processus conflictuel.
« Nier son existence » signifie choisir la mort spirituelle d’un soi hétéro-déterminé par la
biologie, par les conventions sociales et par la théologie, afin de renaître à une vie éduquée
par l’art et par la mise en œuvre des forces vitales, ou bien par un projet artistique qui se
révèle capable de contenir et d’élever la vie au-delà de chaque résultat formel.
Il faudrait introduire à ce propos l’alternative entre le consentement à « vivre mort » et
le choix de « mourir vivant »19, ou bien entre le suicide spirituel de l’homme réduit à un
« automate qui marche » (l’homme suicidé de la société) et un « suicide-antérieur » défini par
Artaud comme une conquête qui réintroduit le dessin de l’homme dans la nature. Dans la
lecture artaudienne, le suicide est conçu comme un moyen qui livre l’homme à l’horizon du
choix, à la dimension métaphysico-esthétique où l’on réalise une création autonome du soi,
qui est le signe distinctif d’une affirmation authentique de la vie :
Si je me tue, ce ne sera pas pour me détruire, mais pour me reconstruire, le
suicide ne sera pour moi qu’un moyen de me reconquérir violemment, de faire
brutalement irruption dans mon être, de devancer l’avance incertaine de Dieu.
Par le suicide je réintroduis mon dessein dans la nature, je donne pour la
première fois aux choses la forme de ma volonté. Je me délivre de ce
conditionnement de mes organes si mal ajustés avec mon moi, et la vie n’est
plus pour moi un hasard absurde où je pense ce que l’on me donne à penser. Je
choisis alors ma pensée et la direction de mes forces, des mes tendance, de ma
réalité.20
En analysant les écrits consacrés à « Paul les Oiseaux » nous avons ainsi découvert
l’originalité de la variation artaudienne par rapport aux précédents littéraires. Le noyau de
cette originalité réside dans le rôle de l’auteur, qui grâce à son identification avec le peintre
devient lui-même protagoniste de la narration. Ces drames mentaux, qui appartenaient à le 17 Ibid., p. 12. 18 Ibid.. 19 « La recherche de la fécalité » (15 novembre 1947), in Pour en finir avec le jugement de dieu, K éditeur (30 avril 1948), OC XIII, p. 83. 20 Sur le suicide, « Le Disque vert », III, 1 (janvier 1925), OC I**, p. 26.
36
première période de la production artistique artaudienne, mettent en évidence des questions
théoriques centrales dans l’œuvre de l’auteur : le rapport complexe entre l’espace biogra-
phique et l’espace de l’art ou bien entre la vie et ses formes ou bien encore entre l’âme et le
corps. En continuité avec sa critique de la culture moderne qui aurait abandonné l’exploration
de la vie soit pour s’attarder sur la fixité des formes, soit pour essayer de réduire les exigences
de l’homme à sa dimension matérielle, les textes sur Uccello témoignent du niveau méta-
physique, au sens artaudien du terme, où l’auteur veut faire aboutir sa réflexion artistique.
Notice bio-bibliographique : En décembre 2011, Paola Lalario ([email protected]) a terminé son doctorat en « Logos et représentation. Études interdisciplinaire en Esthétique, littérature, arts de l’image et du spectacle » à l’Université de Sienne. Ses recherches portent sur l’œuvre d’Antonin Artaud, sur ses écrits sur les arts figuratifs ainsi que sur les influences culturelles classiques de son œuvre. Elle a publié Antonin Artaud, Balthus e i surrealisti, Torino, Ananke, 2008.
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Artaud, revenant insupportable Autour de la reproduction de la graphie des Cahiers en fac-similé
Athina MARKOPOULOU Université Paris Diderot - Paris 7
À l’époque où on n’en a pas encore fini avec la question : « qu’est-ce que c’est que
l’œuvre d’un auteur ? », on a tendance à tout publier. Dans le cas d’Artaud, « tout publier » ne
nous semblerait pas seulement une tâche difficile à accomplir, vu la quantité du matériau,
mais même impossible à réaliser, vu la spécificité du lien qui, dans les manuscrits d’Artaud,
s’établit entre le geste créateur et le support graphique. L’écriture du dernier Artaud semble
impubliable : comment « enfermerait-t-on » dans un livre imprimé une écriture à peine
« supportée » par le papier du manuscrit ? De nos jours, une nouvelle solution − ou un
nouveau problème… ceci reste à voir − se pose avec les techniques actuelles de reproduction,
d’édition et de projection de la graphie.
La publication, donc, des cahiers d’Artaud en fac-similé soulève de nouvelles
questions sur la transmissibilité de son écriture. Des signes typographiques de la transcription
de Thévenin à la reproduction photographique, on pourrait voir un retour de l’aura de
l’écriture. Pourtant, le geste d’Artaud est un geste destructeur qui traverse le support. En
reproduisant photographiquement les pages des cahiers, commettrait-on plutôt une trahison
envers l’unicité du geste qui s’est toujours voulu, chez Artaud, non-reproductible ?
L’interrogation autour de telles impasses créées par le va-et-vient de l’aura dans les fac-
similés des Cahiers nous permettra de réfléchir, d’une part, sur la graphie et l’acte de
graphein, et d’autre part, sur le médium matériel de la production littéraire, voire sur la page
en tant que support.
Presque un siècle après la parution de la correspondance entre Jacques Rivière et
Antonin Artaud, dont l’amorce fut un refus de publication, publier Artaud nous préoccupe
toujours, mais d’une autre manière cette fois : il n’est plus question de ne pas publier quelque
chose qui semblerait intransmissible, mais de comment tout publier, même l’intransmissible.
Le premier cahier paru en fac-similé en 2006 donne à voir les traces du combat
d’Artaud contre son matériau et contre la culture livresque elle-même. La page manuscrite
reproduite engage le lecteur à lire Artaud les yeux ouverts. Jacques Derrida prétendait que « la
38
voix d’Artaud, quand on l’a entendue, on ne peut plus la faire taire. Et donc il faut le lire avec
sa voix, avec le spectre, le fantôme de sa voix qu’on doit garder dans l’oreille »1. De même,
pour les cahiers : la page autographe d’Artaud, quand on l’a vue, on ne peut plus la faire
disparaître de nos yeux. Et il faut le lire avec sa graphie, le spectre de sa graphie qu’on doit
garder dans l’œil. Si la voix d’Artaud hante nos oreilles, sa page manuscrite hante nos yeux.
Ainsi ensorcelés on s’engage à l’égard de cette écriture.
Dans une lettre tardive, qui fait partie des Suppôts et Suppliciations, Artaud insiste
pour que ses écrits soient publiés et semble inviter son futur éditeur à un engagement, comme
à quelque chose qui lui est dû :
Et si toute la terre et Paris ont passé aux mauvais magiciens, il y a en face d’eux
une armée de non-magiciens et d’êtres de cœur qui sont prêts et ne cessent de
défendre mes écrits et travaux comme je défends leur conscience.
Et qui se feront aussi éditeurs et imprimeurs comme il le faut.2
Pourtant, lorsqu’il s’agit de la publication des derniers cahiers d’Artaud, « devenir
éditeurs et imprimeurs » est loin d’être une tâche simple. Pour qu’une œuvre soit éditée, le
préalable est de trouver un lieu pour cette œuvre. Je mets ici le mot « œuvre » entre guillemets
de la même façon que je l’avais fait ci-dessus pour les mots « fantôme » et « spectre », en
paraphrasant Derrida.
On supposerait bien sûr que, s’il y a bien une œuvre à transmettre, celle-ci devrait
normalement à la fois se poser et se reposer sur la surface de la page − c’est bien cela
d’ailleurs le principe évident de toute écriture. Comment donc expliquer l’intransigeante
résistance de la graphie d’Artaud au « devenir livre ». On a l’impression que ce qui sollicite,
dans la graphie d’Artaud, d’être communiqué serait plutôt l’air qui porte les paroles. En
disant air on entend ici le mouvement dans l’espace, le geste unique et le souffle, qui est en
même temps source et porteur de la parole. Or, un geste ou un souffle peut laisser sa trace sur
le support, mais, entendu en tant que source et porteur de création, son propre lieu se trouve
toujours en dehors de la page, il la précède, l’engendre, la traverse ou l’enveloppe [comme
une aura].
La crainte de trahir l’« esprit » d’Artaud en publiant son héritage écrit n’est pas
récente. On sait que Bernard Noël avait exprimé quelques doutes à propos de la transcription
1 Jacques Derrida, « Les voix d’Artaud (la force, la forme, la forge) », propos recueillis par Évelyne Grossman, Magazine littéraire, septembre 2004, n° 434, p. 36. 2 Suppôts et Suppliciations, in Œuvres, édition d’Évelyne Grossman, Quarto, Gallimard, 2004, p. 1277. Pour éviter de répéter à chaque fois la référence complète, on donnera dès lors seulement le numéro de page de l’édition Quarto qui correspond au texte de la citation.
39
du matériau manuscrit par Thévenin (en revanche, ses doutes se dissipèrent aussitôt au nom
de la nécessité de s’adapter au format livresque). En posant le problème, Bernard Noël utilise
ce terme saisissant : la trahison. Je cite l’extrait en question depuis son texte intitulé « Artaud,
corps à jamais imposthume » :
La graphie des cahiers est l’empreinte même de la vivacité d’Artaud vivant son
incendie. [...] Le sens est dans le mouvement avant d’être dans les articulations
de la phrase. Comparez à cela les volumes édités : la masse d’écriture est
devenue des textes clairement établis, avec un appareil considérable de notes.
L’illisible est devenu lisible. Est-ce là une trahison ?3
Il va de soi que, comparé au texte transcrit qui sert à la lisibilité, le fac-similé semble
beaucoup plus « honnête », car il fait « re-naître » sous nos yeux l’autographe. Il reste par-
contre le sentiment amer et irritant qu’on n’en a pas fini avec les questions de la transmission
et de la trahison. D’une part, le fac-similé donne enfin à voir les empreintes du geste qui s’est
une fois incrusté sur la page dans l’acte de tracer, de biffer et de trouer. D’autre part, on a
l’impression de commettre une autre sorte de trahison envers, cette fois-ci, l’unicité du geste
en son instant irrépétable de naissance.
Pourrait-on donc supposer que la reproduction de l’œuvre d’art est en effet un acte
d’abrogation du mouvement de genèse qui a abouti à sa création ? Je citerai sur ce point les
paroles d’un peintre, pour lequel Artaud avait d’ailleurs exprimé son estime4. Dans sa Théorie
de l’art moderne, Paul Klee constate :
L’œuvre d’art naît du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé, et se
perçoit dans le mouvement… Le principal handicap de celui qui la contemple ou
la reproduit est qu’il est mis d’emblée devant un aboutissement et qu’il ne peut
parcourir qu’à rebours la genèse de l’œuvre.5
Ce qu’on doit d’abord retenir de ce passage c’est que la contemplation et la
reproduction de l’œuvre sont mises sur le même plan. La contemplation fait couple avec la
reproduction, puisque contempler une œuvre signifierait par principe la considérer comme
aboutie, voire figée dans la suspension de tout mouvement. En ce sens, exposer les pages des
cahiers dans un musée émane du même principe que les reproduire en fac-similé. Dans les
deux cas, on ne perçoit le mouvement inhérent à l’œuvre − reproduite ou exposée − qu’en en
parcourant à rebours la genèse, comme le dit Klee. C’est bien parce qu’il ouvre un chemin en
3 Bernard Noël, Artaud et Paule, Éditions Léo Scheer, 2003, p. 11. 4 « Un peintre mental », O., op. cit., p. 46. 5 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Denoël, 1985, p. 34.
40
sens inverse vers l’instant unique et irrépétable de genèse, que le fac-similé capte notre
regard. En imitant une phrase d’Artaud, on dirait que le sort qui nous a été échu est de refaire
« critiquement » le trajet qui a abouti à l’objet reproduit.
Il y a pourtant bien entendu une différence entre l’original exposé, qui s’offre à la
contemplation, et la reproduction qui fait s’étaler sur une page neutre le « clone » de la page-
matrice. Ce qui attribue à ce corps unique son caractère irremplaçable, c’est justement
l’événement de la genèse, puisqu’il est le seul à avoir subi dans son propre matériau les
« douleurs de l’enfantement ». À l’opposé, de même que dans le cas du clonage, les fac-
similés, les clones de la page, ne portent pas en leur matière propre l’accouchement et ses
douleurs.
Walter Benjamin, dès les premières pages de son essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique, nous rappelle qu’« il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir
toujours été reproductible »6. Il ajoute pourtant un peu plus bas que :
À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et le nunc
de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. […] Ce
qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de
par son origine…7
En examinant les deux thèses que je viens de citer (l’une qui confirme la possibilité
innée à l’objet artistique d’être reproduit, et l’autre qui confirme l’unicité irremplaçable de
l’original) on peut faire deux remarques par rapport aux fac-similés de la graphie artaudienne.
D’abord, si on ne se contente pas de la transcription typographique du matériau autographe,
c’est parce qu’on reconnaît que l’art d’Artaud dépasse la communication de sens et que sa
graphie fait corps avec la matérialité de son support. Mais, en même temps, c’est parce
qu’Artaud a toujours souligné la prédominance de la genèse de la création sur l’objet créé,
qu’on envisage avec perplexité le fait de la reproduction, multiplication et marchandisation
des cahiers. Restons un petit moment au sein de la réflexion de Benjamin en reprenant une
phrase qui aurait pu être mise en exergue à son fameux essai. Je cite : « à l’époque de la
reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre, c’est son aura »8. Il semble, pourtant,
que le cas du fac-similé n’est pas aisément adaptable à cette théorie : tout en étant le résultat
d’un processus de reproduction, il effectue un geste de ré-auratisation, car il remet au jour le
6 Walter Benjamin, Œuvres, t. III, Gallimard, 2000, p. 271. 7 Ibid., p. 273-276. Je souligne. 8 Ibid., p. 276.
41
manuscrit, que le livre imprimé écarte. On pourrait donc dire que le fac-similé ne serait que le
lieu re-visité par l’aura, mais qui la débusque aussitôt qu’elle apparaît.
Je ne peux, sur ce point, résister à faire une remarque sur l’étymologie du mot
« aura ». Le mot aura en grec ancien signifiait : air, vent ou souffle. Où je dis « aura »,
j’entends [entendre dans le sens aussi de percevoir par l’ouïe] le souffle de la création. Parmi
les pages des Messages Révolutionnaires, on trouve les phrases suivantes « Écrire c’est
empêcher l’esprit de bouger au milieu des formes comme une vaste respiration. Puisque
l’écriture fixe l’esprit et le cristallise dans une forme… »9. La graphie des cahiers est
justement la tentative d’introduire cette vaste respiration dans l’écrit, pour que le mouvement
du souffle s’impose à la fixité des formes cristallisées. Alors si l’aura est encore en voie de
dépérissement, mais pas tout à fait périe, le corps unique de l’autographe est sa dernière
demeure, le seul refuge du souffle. Quant à la reproduction de l’autographe, en évoquant le
va-et-vient de l’aura, on fait résonner le paradoxe selon lequel on ne saurait dire si c’est le
souffle de vie qui s’y fige ou plutôt l’expiration qui s’y répète.
Ceci me conduit maintenant à vous citer des extraits d’un texte tardif et très connu
d’Artaud. Il s’agit de « Dix ans que le langage est parti », paru après sa mort, très proba-
blement écrit à l’occasion de l’exposition à la galerie Pierre :
… je dis donc que le langage écarté c’est une foudre que je faisais venir
maintenant dans le fait humain de respirer, laquelle mes coups de crayon sur le
papier sanctionnent.
Et depuis un certain jour d’octobre 1939 je n’ai jamais plus écrit sans non plus
dessiner.
Or ce que je dessine
ce ne sont plus de thèmes d’Art
transposés de l’imagination sur le papier, ce ne sont pas des figures affectives,
ce sont des gestes… [etc etc, puis plus bas]
aucun dessin fait sur le papier n’est un dessin,
la réintégration d’une sensibilité égarée
c’est une machine qui a souffle,
ce fut d’abord une machine
qui en même temps a souffle.
C’est la recherche d’un monde perdu
9 O., op. cit., p. 703. Je souligne.
42
et que nulle langue humaine n’intègre
et dont l’image sur le papier n’est plus même lui qu’un décalque, une sorte de
copie
amoindrie.
Car le vrai travail,
est dans les nuées. –
Mots, non,
plaques arides d’un souffle…10 [etc etc].
On a dans ce texte un témoignage précieux de la manière dont Artaud travaillait les
dernières années de sa vie. On se rend compte que ce qui réunit, sur une même page, l’acte
d’écrire avec celui de dessiner est avant tout une pratique gestuelle et respiratoire. Dessin et
écriture font corps, car leur source de naissance est indistincte : c’est le geste créateur, voire le
mouvement dans l’espace vrai, le souffle, qui les fait naître et les « porte », avant qu’ils
finissent par se poser sur le support, qui tient la place d’une plaque sensible au passage du
mouvement, mais en elle-même aride. L’insertion de cette plaque neutre est ce qui va
permettre la reproduction de l’objet créé.
Pourtant, Artaud, dans un texte qui date de février 1947, juste au moment où il a reçu
la proposition de Pierre Loeb, se déclare en « protestation perpétuelle contre la loi de l’objet
créé ». Ceci dit, comment procéder – en bonne conscience – à produire des décalques d’un
décalque ? Se soumettrait-on ainsi à la loi de l’objet créé ? Ferait-on ainsi « cesser le feu » de
la protestation contre la loi de l’objet créé qu’Artaud a voulu « perpétuelle » ?
Il semble enfin que toute la question de la reproductibilité de la graphie du dernier
Artaud se rapporte surtout à deux thèmes : [1] le rapport entre la surface même de la page et
ce qu’Artaud nomme son « travail vrai », et [2] la bataille sans cesse qu’il mène contre
l’immobilité des objets artistiques. Il faudra donc, pour mieux aborder la question qui nous
préoccupe, examiner d’une part la nature même du travail vrai gestuel et respiratoire
d’Artaud, et la nature même du support traversé par les mouvements de ce travail. Theodor
Adorno, qui a souvent critiqué l’aura de Benjamin, lui écrivait dans une lettre de février
1940 : « l’aura serait la trace du travail humain oublié dans la chose. Les spéculations
idéalistes seraient des tentatives pour fixer et conserver cette trace même dans les choses
mortes, aliénées »11. Dans la chose matérielle, la chose morte, gît oubliée l’aura, le souffle,
10 O., op. cit., p. 1513-1514. 11 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduction de Jean Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 272, note 35.
43
qui n’est que le travail manuel du créateur, semble nous dire Adorno. Par contre, dans le cas
d’Artaud, sa bataille contre le lieu de repos, de mort et d’oubli a été si cruelle que les trous et
les brûlures, sur et à travers la page, sont là pour rappeler le souffle et le geste – rappeler
entendu dans les deux sens du mot : ne pas laisser dans l’oubli et inviter à revenir.
On constatera surtout que par cette pratique gestuelle et respiratoire [dont il a été
question], les frontières d’une distinction entre la littérature, les arts plastiques et les arts
performatifs sont détruites définitivement. Le geste n’est pas seulement à l’origine de tout art
graphique, il est également ce qui rappelle la théâtralité toujours latente dans la graphie. C’est
justement cet espace théâtral, toujours en dehors de l’écrit et qui oblige à constamment sortir
de la page, qu’il sera à jamais impossible de reproduire.
C’est déjà un lieu commun de qualifier les Cahiers d’Ivry comme nouveau « Théâtre
de la Cruauté ». Si Paule Thévenin qualifie le théâtre d’Antonin Artaud de graphisme
mouvant12, la graphie des cahiers serait donc une théâtralité fixée. Il y a quand même un
point, aussi apparent que crucial, sur lequel le théâtre qui fait penser au graphisme se
distingue de l’écriture qui fait penser au théâtre : ce n’est que le caractère éphémère du geste
scénique. Le prix à payer pour la fixité n’est autre que la reproductibilité de la trace. En
revanche on ne se débarrasse pas si aisément de la fugacité sous-jacente à la fixité : « … de
toutes parts le théâtre s’y grouille » dit Artaud en commentant un tableau de Bruegel. On
pourrait, pour filer la métaphore, utiliser la même image à propos de la graphie artaudienne,
puisque il y a tout un théâtre des gestes violents, des souffles et des chants incantatoires
DERRIÈRE ou SOUS la page manuscrite d’Artaud. Il nous dit d’ailleurs : « Un geste arrêté fait
courir un grouillement forcené et multiple »13.
Depuis ses textes théâtraux jusqu’à ses derniers écrits, Artaud revient constamment à
ce qui fait grouiller la toile de la peinture ou la surface de la page : c’est la bataille des forces
contre les formes. Protéger la forme de l’original contre une éventuelle destruction a été
depuis leur invention l’objectif des techniques de reproduction des manuscrits – qu’ils soient
anciens ou modernes. Depuis quelques années, face à la nouvelle tendance de créer des textes
littéraires numériques, le but des techniques de reproduction des manuscrits du passé est
devenu celui de préserver la tradition littéraire, étroitement liée à la matérialité de l’écrit. En
reproduisant les dépôts archivistiques de notre Culture de l’écrit, on vise à éviter la
12 Paule Thévenin, « La recherche d’un monde perdu », in Antonin Artaud, Dessins et portraits, Gallimard, 1986, p. 22. 13 O., op. cit., p. 11.
44
« liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel »14. Face à la disparition de la
production littéraire sur un support moins fantomatique que le numérique, face à l’idée de
vivre dans le silence effrayant des archives écrites, les documents du passé, devenus
monuments et reposant dans les bibliothèques, sont une réserve rassurante pour faire durer le
bruit de l’écriture. Dans un extrait du Théâtre et son double, Artaud nous invite à imaginer la
destruction du matériau des archives livresques :
On peut brûler la bibliothèque d’Alexandrie. Au-dessus et en dehors des papyrus,
il y a des forces : on nous enlèvera pour quelque temps la faculté de retrouver
ses forces, on ne supprimera pas leur énergie.15
Pourquoi brûler des livres scandalise, même quand il ne s’agit pas de la destruction
d’un trésor archivistique, mais d’un seul exemplaire d’une œuvre qui a déjà connu la
reproduction ? Parce que la culture livresque ne donne pas de réponse à cette question
troublante : entre la tradition littéraire et le Livre, quel est le contenant et quel est le contenu ?
La sacralisation a donc imbibé l’objet matériel, et ainsi, livrer au feu ce dernier équivaudrait à
un sacrilège contre ce qui est censé être représenté par le titre et le nom d’auteur inscrit sur le
dos du livre et, de là, contre le concept de culture elle-même. La position d’Artaud face à cette
idée de conservation culturelle est radicale : au lieu de se protéger contre le dépérissement,
s’offrir au feu. Au lieu de conserver les objets artistiques en tant que signes représentatifs de
la création aboutie, faire de la destruction elle-même un signe. On peut entendre le mot
« signe » dans son acception du geste destiné à manifester quelque chose. C’est dans ce sens-
là que la destruction fait signe. À la fin de la préface au Théâtre et son double, il est écrit :
« Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit, c’est de s’attarder
artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font
des signes sur les bûchers »16.
Plus tard, s’adressant à ses lecteurs, Artaud dira :
Si vous admettez que la culture est une chose vitale, […] vous devez être prêts
comme moi à brûler toutes les formes qui ne font qu’imiter la vie. À côté de la
capitalisation des formes il y a une idée de la pétrification et de la conservation
des formes...17
En lisant ces extraits, on se pose la question : comment doit-on comprendre ces forces
qui planent au-dessus et en dehors des formes de l’écrit ? Tout d’abord, il faudra préciser que 14 Walter Benjamin, op. cit., p. 276. 15 Le Théâtre et son double, Œuvres, p. 507. Je souligne. 16 O., op. cit., p. 509. 17 O., op. cit., p. 736. Je souligne.
45
cette destruction par incendie ne doit pas être conçue négativement. Les forces, dans les
termes d’Artaud, « prépar[ent] la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles
s’agrège le vrai spectacle de la vie ».18 Nous croyons qu’Artaud suppose ici une sorte de
double de l’écrit qui sortant de son propre « corps » le dévisage et le menace, puisque il
devient le porteur de l’éventualité de sa destruction et de la possibilité de naissance d’un
nouveau corps. Toujours dans Le Théâtre et son double, on retrouve cette idée :
Toute vraie effigie a son ombre qui la double, et l’art tombe à partir du moment
où le sculpteur qui modèle croit libérer une sorte d’ombre dont l’existence
déchirera son repos.19
Le double qui fera tomber l’art ne fait pas son apparition uniquement dans les
expériences théâtrales d’Artaud : il s’incarnera plus tard, dans les pages des cahiers. Si le
Théâtre et son Double et les textes mexicains racontent l’histoire de l’assujettissent des
formes aux forces, la page des cahiers ne raconte pas, elle est elle-même le champ de bataille
par sa contradiction intrinsèque : être le support des formes et la surface traversée par les
forces, c’est-à-dire, être l’écrit et l’ennemi de l’écrit, le corps matériel de la page et son double
sortant de ce même corps.
En maintenant le geste même de se faire tracées, trouées, « mal-traitées », ces pages
incarnent le paradoxe de faire durer l’acte même de détruire. Le fait incontestable est que les
cahiers ne sont pas tombés dans l’inexistence par destruction intégrale. L’écriture qui reste est
d’une nature contradictoire, elle est cristallisation du geste décristallisant, corporisation de la
dissolution du corps, non-destruction de ce qui est le détruire. Voici comment Artaud décrit
ses pratiques d’écriture dans le Préambule qui devrait précéder ses Œuvres Complètes :
Mais si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la
phrase comme une ecchymose à cent trous…20
Le clou a une mission double et ambiguë : 1) il traverse le support, 2) il immobilise
l’écrit à un lieu fixe. Dans les 50 dessins pour assassiner la magie, on retrouve cette
deuxième fonction du clou :
Ils [les dessins] sont là comme
cloués
et destinés à ne
plus bouger.21
18 Ibid., p. 509. 19 Ibid. Je souligne. 20 O., op. cit., p. 21.
46
La force, qui s’élance d’une violence perforante contre la forme solide du signe et de
son support, y laisse sa trace et ainsi s’immobilise sur ce point fixe, ce lieu précis qui est le
trou. Une destruction qui se conserve en permanence. On est proche de la réflexion de
Jacques Derrida, qui (dans son texte Forcener le subjectile) nous rappelle que « l’œuvre a
lieu, non le désastre, ni la simple chute, l’échec absolu ou la mort », et ajoute que le subjectile
est bien « à la fois un lieu de combat, le pré d’un duel, un sol, un lit, une couche, voire une
tombe… ». Du combat à la mort, la page est le lieu où la force perforante s’exerce et où
finalement elle se repose. Le fac-similé ne peut reproduire que la fixité que cause le clou, et
non pas la sortie de la page, car ce n’est que l’immobilité qui se reproduit techniquement.
Pour conclure, projetons-nous dans un avenir où une catastrophe, semblable à celle
dont nous a parlé Artaud, serait imminente. Selon l’UNESCO, les archives écrites sont en train
de périr dans les bibliothèques du monde, à cause d’une sorte d’auto-consumation du papier
due aux éléments acides que ce dernier contient dans ses fibres. Le phénomène est connu dans
les dites Sciences de l’Information et des Bibliothèques sous le nom de « slow fire » (« feu
lent »)22. L’excommunication qu’Artaud lance contre la culture de l’écrit s’avérera
prophétique et prendra corps dans un incendie immanent à la page. Si cela arrive, le fac-similé
survivra à son original autographe, immortel mais à jamais non-renaissant, dépourvu de son
vrai corps. La malédiction qu’en 1939, il a adressée à une femme, pourrait très bien aussi
s’adresser à sa page manuscrite reproduite :
Tu vivras morte
tu n’arrêteras plus
de trépasser et de descendre je te lance
une Force de Mort.
Notice bio-biblographique : Après des études de lettres classiques et modernes à l’Université National Kapodistrinne d’Athènes, Athina Markopoulou ([email protected]) a soutenu un mémoire de Master 2 intitulé : « Mots ratés, traces insuportables. Artaud entre l’absence d’œuvre et la présence de la destruction. » sous la direction d’Évelyne Grossman, à l’Université de Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC).
21 50 dessins pour assassiner la magie, édition établie par Évelyne Grossman, Gallimard, 2004, p. 20-23. 22 Voir sur ce point, parmi d’autres, les études publiées sur le site de l’UNESCO et du Journal des Sciences des Bibliothèques : http://www.unesco.org/webworld/ramp/html/r8532f/r8532f00.htm, http://www.unesco.org/webworld/ramp/html/r8904f/r8904f00.htm#Contents, http://www.ceserp.com/ cp-jour/index.php?journal=ijls
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La Révolte de Nerval : un nouveau sujet poétique d’Antonin Artaud
Atsushi KUMAKI Université Waseda
Pendant son séjour à l’asile d’aliénés de Rodez, Artaud s’est définitivement détourné
de toute religion. Faut-il prendre la date de son abandon de la foi − avril 1945 − pour un
tournant de sa philosophie et y trouver un décalage séparant l’avant et l’après de ce rejet ? En
fait, le regard qu’il porte à la poésie dans les années quarante reste cohérent malgré son
abandon religieux. « Révolte contre la poésie » est un petit article écrit en 1944, c’est-à-dire
avant qu’il n’abandonnât la foi. Dans une forme plutôt aphoristique que dissertative, Artaud
affirme qu’un élément extérieur s’impose à l’écriture du poète et que pour écrire il faut
importer les lois du Verbe du dehors :
Le poète qui écrit s’adresse au Verbe et le Verbe a ses lois. Il est dans
l’inconscient du poète de croire automatiquement à ces lois. Il se croit libre et il
ne l’est pas.1
Le poète doit inévitablement adopter les lois du Verbe dans la mesure où son poème
est communicable. La communicabilité n’étant possible que par les lois qui n’appartiennent à
personne, le poète les adopte à son insu − ou plutôt écrire un poème est automatiquement leur
obéir. Cela pose un problème parce que, comme le remarque Derrida dans L’Écriture et la
différence, l’écriture, à cause de sa communicabilité, peut être « dérobée » à l’auteur, alors
que dans la poétique d’Artaud, il s’agit d’une communicabilité telle que le poète n’abandonne
jamais le langage qu’il ne cesse de déformer et de transformer. Au contraire de Derrida qui le
nomme « l’autre », Artaud appelle « le moi » ou « le soi » l’instance qui dérobe ce que devrait
posséder le poète, ce à cause de quoi Artaud veut être « en rébellion contre le moi et le soi ».
Ce moi, qui n’est point le poète lui-même, produit le poème à la place du poète qui croit le
produire. Artaud le prend pour ce qui viole et qui entame la virginité du poète2.
1 Antonin Artaud, « Révolte contre la poésie », OC IX, p. 121. 2 Ibid., p. 122.
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À cette époque la haine du sexe ressentie par Artaud correspond à la foi chrétienne
qu’il n’a pas encore abandonnée. Elle vient aussi de ce que la sexualité impose aux poètes une
généalogie fixée dans laquelle l’antérieur précède toujours le postérieur. Lorsqu’Artaud dit la
virginité, cela signifie que la linéarité ordinaire de l’antérieur au postérieur est mise en doute.
De là vient la relation très compliquée entre le moi et le poème :
Je ne veux pas me reproduire dans les choses, mais je veux que les choses se
produisent par moi. Je ne veux pas d’une idée du moi dans mon poème et je ne
veux pas m’y revoir, moi.3
Le moi n’est donc plus le moi à reproduire que le Verbe imposerait au poète, mais le
moi antécédent aux mots et qui produit les choses. Dès lors, la révolte contre la poésie est une
révolte contre l’antériorité des mots qui se déguisent en « moi et soi » et un déplacement de la
position du moi. C’est dans la lecture des Chimères de Nerval qu’Artaud réalise cette révolte.
Le 7 mars 1946, il écrit une lettre qu’il voulait envoyer à Georges Le Breton qui avait
publié l’année précédente deux articles consacrés à l’analyse des Chimères de Nerval en
invoquant un chapitre du Théâtre et son Double. Artaud ne pouvant accepter cette analyse,
avait commencé à écrire mais laissé inachevée une lettre très longue pour préciser comment
l’auteur trahissait Nerval lui-même.
Les deux articles de Le Breton sont « La clé des Chimères : l’Alchimie » et
« L’Alchimie dans Aurélia : « Les Mémorables » ». Comme le montrent les titres, ce que vise
à démontrer l’auteur est clair : l’influence de l’alchimie sur la poésie de Nerval. Les poèmes
des Chimères paraissant à l’époque obscurs et énigmatiques, l’auteur se vante d’avoir trouvé
« la clé » pour les déchiffrer.
Mais Artaud, lui, dénonce cette interprétation selon laquelle le poète et les mythes
seraient complices pour créer cette nouvelle figure du sujet lyrique. « Le moi et le soi »
apportés aux poèmes par les mythes ne sont-ils pas pour lui les « ennemis » du poète ?
Dans ce projet de lettre, Artaud met l’accent sur la vengeance d’Antéros. Ce n’est
nullement étonnant. Beaucoup de chercheurs, comme Jacques Geninasca, ont déjà mis en
évidence dans ce sonnet le thème de la vengeance4. Artaud ne s’intéresse cependant pas au
conflit entre Antéros et Jéhovah, aux deux races différentes, mais à celui entre Antéros et sa
mère Amalécyte. Les parents et les aïeux sont pour Artaud les antérieurs, ou les doubles, qui
le hantent sinistrement. Et la généalogie, reposant sur la linéarité irréversible du temps, le
force à obéir à son antérieur. Qu’a fait Artaud de cette généalogie tyrannique ? Voilà le noyau 3 Ibid., p. 123. 4 Jacques Geninasca, Analyse structurale des Chimères de Nerval, Baconnière, 1971, p. 278.
49
qui détermine la philosophie du dernier Artaud. Il est pour lui insupportable que « le moi et le
soi » qui se croient non rétrospectifs s’imposent. S’il appartient à la poésie de représenter le
moi et le soi, il lui faut se révolter contre la poésie. La révolte contre la poésie est pour lui une
révolte contre tous les antérieurs qui détermineraient sa vie et même sa naissance. Ce qu’il
voit dans « Antéros », c’est une révolte. Mais ce n’est pas simple parce qu’Antéros, en
apparence, veut protéger sa mère plutôt que détruire sa famille. C’est pourquoi Artaud insiste
sur le dernier tercet du sonnet :
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.5
Car chaque vers signifie un moment important de l’action d’Antéros : d’abord, plongé
dans le Cocyte qu’Artaud confond exprès avec le Léthé, le héros oublie son origine et surtout
sa famille ; ensuite il protège sa mère appelée traître par un Jéhovah tyrannique ; à la fin, c’est
Antéros qui, au lieu de sa mère, se charge d’engendrer ses descendants. Ces trois moments –
oubli, protection et procréation – marquent l’attitude caractéristique d’Antéros envers sa mère
et la révolte contre les servages filiaux6.
Si Antéros ne passait pas par l’oubli auquel le conduisent les trois plongées dans le
Cocyte, il ne voudrait pas protéger sa mère Amalécyte car son véritable but n’est que de
procréer lui-même ses propres descendants au lieu d’Amalécyte. Ce n’est rien moins que « les
choses se produisent par moi ». Mais pour que « Les choses se produisent par moi » dans le
dernier tercet, il faut que l’auteur/l’énonciateur qu’est Gérard de Nerval s’identifie avec
Antéros, le sujet de l’énonciation.
Dès lors, que « les choses se produisent par moi », doit être appliqué aussi bien au
poète qu’au personnage. C’est pour cela que les vers ne reposent ni sur la mythologie ni sur
les Tarots et qu’Artaud n’accepte pas la recherche des sources de Le Breton supposant les
antérieurs du poème. Tout au contraire, Artaud affirme qu’il n’y a rien d’antérieur à la poésie
nervalienne et que les personnages de Nerval sont « des êtres inouïs et neufs ». Il y a donc un
renversement d’ordre que Le Breton n’a nullement pu comprendre. Artaud, lui, trouve la
relation renversée entre fils/mère, qui permet à Antéros de procréer à la place d’Amalécyte.
Mais il y a plus. Ce qu’a fait Le Breton, c’est imposer rétrospectivement les sources à Nerval
lui-même. C’est très douloureux pour le poète jusqu’à ce qu’il aille se pendre dans la rue.
5 Gérard de Nerval, « Antéros » Les Chimères, Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1993, p. 320. 6 Antonin Artaud, « Lettre à Georges Le Breton (projet de lettre) », O C. XI, p. 200.
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Ce renversement d’ordre qu’Artaud a décelé dans Les Chimères se réalise par trois
étapes montrées par trois derniers vers d’« Antéros » : oubli, protection et procréation. Et ici,
selon Artaud, Antéros et Nerval s’identifient dans ses vers et veulent bouleverser l’antériorité
et réaliser la production des choses « par moi » car tous les deux ont souffert de leur
antériorité, pour Antéros c’est la linéarité généalogique et pour Nerval ce sont des sources
d’inspiration. Il souffrait d’être « typifié en symboles »7.
Cette typification n’est pas seulement propre à la mythologie ou au symbolisme des
nombres, mais à tous les mots qui ont pour fonction de signifier quelque chose. Et la
typification en symboles impose au poète une souffrance aiguë, ce qui lui donne un point de
départ de sa création poétique. Tout se passe comme si ce n’était pas le poète mais la
souffrance même qui était le sujet de sa poésie. C’est, pour Artaud, cette vérité que ne
comprend point Le Breton. Celui-ci a posé la mythologie ou la Kabbale en amont de la
création poétique de Nerval, comme un outil dont le poète peut se servir utilement pour mettre
en vers ses imaginations poétiques. Artaud, au contraire, est arrivé à croire que tous les
mysticismes apparaissent comme un double qui étouffe la postérité. L’insupportable pour lui,
c’est que Le Breton, en négligeant la souffrance qui est la base de toute création poétique,
invente un système occultiste et mystique – c’est-à-dire incompréhensible – de la poésie
nervalienne alors que si Le Breton essayait de la comprendre à partir de la souffrance du poète
causée par ses antérieurs, la poésie de Nerval serait très claire et compréhensible sans aucune
« clé »8.
Dès lors, la faute de Le Breton consiste à distinguer nettement le héros Antéros et le
poète Nerval alors que la souffrance d’Antéros correspond rigoureusement à celle de Nerval.
En un mot, Artaud dénonce la proscription de Nerval hors de sa poésie. Antéros n’est rien
moins que Nerval lui-même. Mais cette sorte de lecture n’a-t-elle pas été abandonnée par la
théorie littéraire contemporaine ? Celle-ci fait une lecture immanente : il n’y a que le texte,
une lecture débarrassée du dehors et de l’avant du texte. Comme le dit Barthes, bien que le
texte paraisse indiquer un objet réel, « dans le moment même où ces détails sont réputés
dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier »9, c’est-à-dire
que le texte manque toujours de référent extérieur et qu’il n’arrive jamais à l’objet extérieur.
D’où l’obscurité particulière du texte littéraire10. Au fond, le lecteur ne peut rien repérer dans
7 Ibid., p. 188-189. 8 Ibid., p. 187-188. 9 Roland. Barthes, « L’Effet de réel », Littérature et Réalité, Seuil, 1982, p. 89. 10 Michael Riffaterre, « L’Illusion référentielle », Littérature et Réalité, p. 97.
51
le texte ; même le nom d’auteur précisé à la tête ne sert à rien. Mais au détriment de la clarté,
le texte devient autonome. Le texte a été libéré du sujet transcendant à travers lequel on aurait
pu le comprendre11. De ce point de vue Artaud n’a-t-il pas trop simplifié la chose ? Son
analyse n’est-elle pas trop anachronique ? Mais pour lui l’essence de la poésie consiste en
cette sorte de simplicité et de clarté et Nerval a d’avance souffert de la lecture postérieure qui
rendra absconse et obscure sa poésie. Pourquoi une lecture comme celle de Le Breton fait-elle
tomber la poésie de Nerval dans l’obscurité ? Parce que le lecteur n’« expectore » pas le
poème. Pour comprendre le poème, il faut que le lecteur lui-même enfante le poème à chaque
lecture et cela ne se fait que « par le haut plein des voix »12.
Voilà l’essence de la poétique d’Artaud : se révolter contre la poésie en se
débarrassant du moi et du soi de la poésie et expectorer le poème. Étymologiquement,
expectoration veut dire sortir du cœur. Artaud met l’accent sur sa postériorité car pour rendre
claire la poésie il faut l’évacuer et si les mots restent encore dedans, ils ne sont pas encore
poésie. La poésie est donc postériorité et extériorité. Mais que veut dire postériorité ? Elle
veut dire un littéralisme extrême et une « dénudation des mécanismes du langage »13 : refuser
tout passé du texte et les éléments inessentiels du texte ne se produisent que rétrospec-
tivement. La mythologie et la kabbale censées être l’origine d’un poème ne peuvent donc pas
être antérieures. Le sujet du poème ne se produit qu’après son expectoration et lecture. Si bien
que le sujet du poème n’appartient pas au poète ni au texte, mais au lecteur. Ce n’est que
comme premier lecteur que le poète peut être un sujet du poème. Le sujet, pour Artaud, ce
n’est qu’un produit inventé après la lecture du poème.
Nous avons montré deux exemples de sujet littéraire : le sujet transcendant au texte
que suppose Le Breton ; le sujet immanent au texte qu’élabore la théorie littéraire contem-
poraine, et qui est ambigu et souvent décomposé en un sujet de l’énonciation et un sujet de
l’énoncé. Artaud, lui, suppose un tout autre sujet qui n’apparaît qu’après la lecture, qu’on
pourrait appeler sujet de la lecture. Et, une fois le poème expectoré, ce sujet englobe tous les
sujets : Nerval − sujet transcendant au texte −, Antéros − narrateur de ce poème et Artaud lui-
même comme lecteur. Le poète et le lecteur, sujet rétrospectif, doivent se révolter contre « le
moi et le soi », sujet antérieur. Le sujet de la lecture est une synthèse de trois personnages :
Artaud, Nerval et Antéros.
11 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Champ Vallon, 1995, p. 229. 12 Antonin Artaud, op. cit., p. 187. 13 Dominique Rabaté, rubrique « Littéralité », Dictionnaire de Poésie de Baudelaire à nos jours, PUF, 2001, p. 436-438.
52
Ainsi, à travers sa lecture des Chimères de Nerval, Artaud établit un nouveau type de
sujet : sujet de la lecture. Ce n’est pas le sujet supposé antérieur au texte, ni immanent au
texte. Mais le sujet qui apparaît après la lecture du texte. Rétrospectivement ce sujet de la
lecture englobe l’auteur, le personnage et le lecteur. C’est pourquoi, « Á chaque lecture,
Artaud fait naître Gérard de Nerval », et « étant donné le processus d’identification qui s’est
mis en place, on peut dire qu’à chaque lecture, Artaud s’enfante lui-même »14. Pour Artaud, la
lecture est essentielle à la poésie car elle invente le moi qui se révolte contre « le moi et le
soi », voire contre la poésie.
Notice bio-bibliographique : Atsushi Kumaki ([email protected]) est docteur en littérature française et chargé de cours de l’Université Waseda. Il est l’auteur de quelques articles sur Antonin Artaud : « De l’Impossibilité de penser chez Antonin Artaud : le moi et le langage dans son premier ouvrage », Nkà, 2011, n° 8 ; « L’avatar de la Cruauté : l’évolution de la théorie théâtrale d’Antonin Artaud », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 251, p. 297-314 ; « Artaud, Kandinsky, Witkiewicz : le dualisme du Théâtre Alfred Jarry », Agôn, http://agon.ens-lyon.fr/index. php?id=1617. Il a soutenu sa thèse intitulée : « L’avatar du moi : l’évolution théorique de la poétique d’Antonin Artaud » dirigée par Jean-Marie Gleize, à l’ENS de Lyon, le 25 juin 2011.
14 Monique Streiff-Moretti, « Artaud lecteur des Chimères », Cahiers Gérard de Nerval, 1991, n° 14, p. 46.
- II -
Journée d’études « Samuel Beckett »
Organisée par Évelyne Grossman et Sarah Clément le 22 mars 2010
55
La crise du je (u) chez Wilde et Beckett
Élodie DEGROISSE Université Charles de Gaulle Lille III (UFR Angellier)
Rapprocher Oscar Wilde et Samuel Beckett peut surprendre au vu de leurs œuvres aux
esthétiques si différentes, œuvres qui s’inscrivent dans des contextes historiques éloignés, et
pourtant un fil continu de Wilde à Beckett peut être tissé par le travail sur la présence/absence,
c’est-à-dire le brouillage des frontières, qui maintient leurs deux œuvres dans une permanente
instabilité, une constante remise en cause d’une époque, d’une tradition mais surtout de
l’œuvre elle-même, aux frontières de l’ininterprétable. C’est par exemple ici sous l’angle du
jeu, de l’acte de jouer, qu’un lien spectral peut être établi entre les œuvres théâtrales de
Beckett et de Wilde, en montrant qu’elles se font chacune à leur manière le reflet d’une crise
du jeu, c’est-à-dire de la représentation, de l’acte de jouer, qui permet de voir les crises du je
homonyme, c’est-à-dire du moi, à travers des personnages comédiens qui jouent à en mourir.
La mort habite la scène et déstabilise le jeu scénique comme le je intime. Le théâtre est dès
l’origine défini comme le lieu de l’apparition des ombres (scène vient du grec « skènè » qui
dérive de « skia », l’ombre) par le truchement d’acteurs protées qui deviennent un autre le
temps de la représentation. Mais Wilde et Beckett redoublent ce processus dans la mesure où
les acteurs jouent des personnages qui jouent eux-mêmes des personnages qu’ils imitent ou
inventent, jusqu’à ce que la crise du jeu crée chez Wilde une crise du sens que Beckett
radicalise.
Nombreux sont ainsi les personnages acteurs/magiciens adeptes de la simulation, du
déguisement. Wilde explore également la figure du personnage-acteur et lui associe
explicitement une dimension spectrale. Le fantôme de Canterville, acteur par excellence, se
trouve en effet mis en échec par des jeux d’enfants. La mise en abîme du jeu de l’acteur est
aussi présente chez Beckett : Winnie est une comédienne dont le jeu est rythmé par les
sonneries du réveil dans Oh les beaux jours. Elle sourit sur commande, mécaniquement sans
que ce sourire soit l’expression d’une quelconque joie. Vladimir et Estragon dans En
Attendant Godot jouent eux aussi en permanence : ils s’inventent des jeux pour que la journée
s’écoule plus vite, tels des enfants. Mais le jeu dérape, il est en crise tant chez Wilde que
Beckett, et cette crise de la représentation est particulièrement visible dans les décors qui
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dépeignent un univers spectral fait de simulacres. Les décors des pièces de Beckett sont
volontairement artificiels pour dénoncer un monde rongé par la mort, où ne subsistent que des
simulacres de vie, tel l’arbre dans Godot qui se voit paré de trois feuilles en une nuit. La scène
est délibérément vide pour montrer qu’elle est certes un espace de jeu mais que ce jeu est
celui de la mort qui hante les personnages et menace constamment de les faire disparaître. Et
c’est ce sentiment de menace constante qui est pire à endurer que la mort elle-même : le jeu
auquel tous sont contraints de jouer, c’est le mourir. On n’en finit pas de jouer, on n’en finit
pas de mourir. Ici la souffrance est perpétuelle : on est condamné à jouer le jeu. Hamm dans
Fin de Partie ne parvient pas à avoir sa mort tragique, il est condamné à demeurer un histrion.
Enfin si le personnage parle, ce n’est plus pour communiquer mais bien pour jouer avec les
mots. Les jeux de langage prennent une telle importance dans les œuvres de Beckett et Wilde
qu’ils sont parfois seuls à conférer une existence au personnage. Passés maîtres en l’art de la
matière, les personnages jouent avec les mots sans fin, à savoir que le jeu ne se termine jamais
mais aussi qu’il n’a pas de finalité autre que de jouer. Les personnages n’ont plus de lien avec
le réel, leurs émotions sont déconnectées de la situation, en décalage. Le jeu de langage
devient une fin en soi puisque le langage n’est plus un moyen de communication mais un
moyen de se divertir dans les deux sens du terme : s’amuser et au sens pascalien, chasser la
pensée de la mort.
Le masque du jeu vise pour le personnage à dissimuler son être mais à trop multiplier
les rôles, on en vient à se demander s’il existe quelque chose derrière le masque qui s’ap-
parenterait davantage au masque des carnavals, troué de vide et sans envers. La dimension
méta-théâtrale des œuvres est particulièrement visible lorsque le spectateur prend conscience
que les personnages sont interchangeables : Vladimir et Estragon jouent à être Pozzo et
Lucky, tout comme Jack et Algernon dans The Importance of Being Earnest jouaient avant
eux à être Ernest. Par le motif du double, Wilde et Beckett remettent en cause l’unité du moi.
Le sens disparaît alors au profit du son qui seul compte pour casser le silence angoissant et
menaçant. La présence spectrale des voix mortes s’entend dans ces pauses insupportables
pour les personnages pour qui le langage ne sert plus à dialoguer mais à meubler, des
personnages qui cherchent désespérément à poursuivre la conversation qui n’est plus qu’un
divertissement face à la destruction du temps. Le langage constitue donc un masque, un jeu
qui permet de se divertir, mais il ne fait paradoxalement que davantage mettre en lumière ce
vide existentiel qu’une suite illogique de mots cherche péniblement à dissimuler. Les
personnages s’inventent des rôles, créent d’autres personnages pour se donner l’impression
d’exister, pour se donner de la compagnie. Fantômes de fantômes, ils s’inventent un créateur
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pour légitimer leur existence mais tout cela n’est qu’un pur jeu inventé pour se créer un je. Le
personnage s’enferme dans un monde de fiction qu’il croit maîtriser puisqu’il en est le
créateur pour échapper au réel. Toutefois, cette démarche se révèle illusoire et la fiction dans
la fiction, la métafiction, est un leurre. Le jeu est rarement drôle : il met plutôt en lumière le
tragique du vieil artiste, du clown triste. Dans les failles du jeu, on entend les fêlures d’un je
qui n’est pas pleinement construit ou assumé, d’où le port de masques pour cacher son être.
Le port d’un déguisement fait naître une illusion qui veut se donner pour vraie : le comédien
cherche à convaincre son public de la réalité de sa mise en scène. Les figures de fantômes
comédiens apparaissent chez Wilde et Beckett : de façon très nette chez Wilde avec le
fantôme de Canterville et avec plus d’ambiguïté dans les œuvres de Beckett où les person-
nages sont pris dans un entre-deux entre vie et mort, condamnés à sans cesse rejouer le même
rôle comme pour vainement tenter de l’exorciser. Le point commun est que tous ces fantômes
acteurs échouent à faire croire en leur illusion qui est dénoncée comme farcesque, pathétique
ou illusoire. On joue alors au jeu ultime, on joue à la mort, on fait vivre les morts. On joue
donc à défaut de pouvoir être, on joue à la mort pour l’exorciser et on joue à la vie parce que
la réalité est insupportable ou n’existe plus dans cet entre-deux entre vie et mort où l’une et
l’autre ne se distinguent plus.
Cette double crise du jeu et de l’identité génère alors une écriture de la limite : ne reste
que jouer à en mourir. La pièce est parfois aussi jouée une deuxième fois, avec des différences
ou à l’identique mais Beckett ne la fait pas jouer une troisième fois car il refuse toute
transcendance : avec une troisième représentation, il y aurait un risque de réconciliation. Avec
une seule répétition, la pièce n’est pas close, la fin suggère un éternel recommencement.
Wilde avait déjà eu recours à ce procédé, concluant. L’Importance d’être Constant par une
reprise du titre, explicitement marqué comme tel par les majuscules. Le spectateur est laissé
libre de penser que toute la machinerie peut être réactivée, que de nouveaux mensonges et
quiproquos sont en perspective, qu’une nouvelle fuite dans la fiction est à prévoir. Pour
Wilde, le réel est en effet le lieu de l’illusion, des apparences trompeuses, des hypocrites qu’il
faut fuir, de la vacuité des conventions sociales, tandis que le théâtre, la fiction est la vraie vie,
celle où l’on revêt le masque que l’on s’est choisi et non qui a été imposé par la société, c’est
la vérité des masques. On peut se demander si un tel refuge dans une potentielle vérité du jeu
est encore possible sous la plume de Beckett. La fiction n’est-elle pas tout aussi illusoire et
pathétique que le réel ? Cette méfiance grandissante à l’égard de la fiction est autodestruc-
trice, la fiction se condamne elle-même : les personnages perdent de plus en plus de consis-
tance, jusqu’à n’être plus qu’un souffle. L’expérience du jeu par un acteur, qui doit s’anéantir
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pour donner vie à l’autre qu’est le personnage, est radicalisée par Beckett qui démembre de
plus en plus le corps de l’acteur qui n’est plus qu’un tronc, une tête, une bouche, un souffle,
un spectre. Propos inintelligibles, compression de l’espace : seule une forme fantomatique
peut encore se cristalliser sur scène. Les personnages sans corps disent la défaillance de la
création : l’artiste ne peut plus accoucher que d’êtres inachevés de plus en plus inconsistants
et qui pourtant hantent violemment les esprits de par cette existence vacillante même.
L’illusion dramatique est donc détruite par le spectre de la métathéatralité, par une pièce jouée
dans la pièce. L’illusion dramatique est certes remise en cause mais c’est aussi le réel lui-
même qui disparaît puisqu’on ne peut plus faire la différence entre théâtre et réel : le
spectateur voit sur scène des acteurs qui jouent des personnages qui jouent à être des autres,
non plus dédoublement donc mais « détriplement ». Pris dans un vertige d’emboîtements et de
miroirs, il n’est plus possible de différencier l’un de l’autre.
Et c’est bien cela qui unit Wilde et Beckett, animés par une même volonté de brouiller
les cartes, de changer la donne sans que les règles ne puissent plus être clairement énoncées :
l’illusion est la vérité, la fiction est le seul réel, ou peut être n’y a t-il plus ni fiction ni réel
mais un entre-deux déstabilisant. Il faut rester dans la plus complète ambiguïté. Refuser toute
interprétation que l’on pourrait plaquer sur les textes : ce serait en réduire la subtilité et en
affaiblir le pouvoir. Les œuvres questionnent sans apporter de réponse simple : le jeu est celui
de l’interprétation, un jeu sans fin. Le lecteur est déconcerté par une inversion des valeurs : le
trivial est l’essentiel, le sérieux est considéré avec légèreté. Les personnages résistent à
l’herméneutique, pris qu’ils sont dans le paradoxe d’exister sans être. Leur identité est
toujours vacillante et par conséquent leur parole est elle aussi mouvante, en quête d’un sens
que l’on sait impossible à trouver. Les jeux de mots et phonétiques, les digressions lyriques,
les accumulations qui émaillent les dialogues semblent participer à une entreprise de négation
du sens : les dialogues ne progressent pas, les mots s’ajoutent sans produire du sens. Ce que
les aphorismes et les absurdités langagières de la pièce montrent, c’est une langue qui cherche
à produire un effet formel et non une substance profonde : le langage perd sa fonction de
communication. Le théâtre est comme la vie : on ne peut y attacher un sens prédéfini. Il faut
rester dans le non-sens. Adorno résume cette dimension de l’œuvre Beckettienne « B [eckett]
a dit que ses pièces étaient du jeu, comme la musique, elles suivent une pure logique
immanente de succession, pas une logique de signification »1.
1 Theodor W. Adorno, Notes sur Beckett, trad. par C. David, Paris, NOUS, 2008, p. 19.
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De la crise du sens chez Wilde au théâtre du silence chez Beckett, le théâtre, art
charnel par excellence, devient chez Beckett et Wilde le médium privilégié pour représenter le
spectre, l’immatériel : le théâtre, art de l’illusion, donne corps au spectre qui apparaît sur
scène en raison d’une crise de la représentation. Beckett et Wilde ne cherchent plus à faire
croire en la réalité de ce qui est montré sur scène, en l’existence des personnages, mais en leur
non-existence, joueurs présents absents, piégés dans un entre-deux, dans l’espace inter-
médiaire entre la vie et la mort qu’est la scène. Pourtant le jeu, c’est la vie : Jack est Ernest à
la fin, Vladimir et Estragon n’existent que parce qu’ils rejouent sans cesse. Ils sont animés par
l’énergie du désespoir : le jeu est ce qui les maintient en vie, du moins aussi en vie qu’ils
puissent l’être. Le jeu les pousse à attendre le lendemain, chaque journée jouée est une
journée gagnée sur la tentation du suicide. On invente de nouveaux jeux chaque jour : comme
l’animation que constitue l’entrée de Pozzo et Lucky, ou comme Jack et Algernon endossent
de nouvelles identités pour pimenter leur quotidien. Le jeu ne peut donc jamais s’arrêter et
c’est pour cette raison que la fin ramène au début. Jack est Ernest, Vladimir et Estragon
attendent Godot, même si tous mesurent mais se cachent le caractère illusoire de ces fictions
récurrentes. Vladimir et Estragon tirent leur existence du jeu ; spectres qui hantent la scène,
fantômes qui donnent à voir et à croire et à ce titre artisans du spectacle. Le jeu est préféré à
l’esprit de sérieux, prise de position commune à Wilde et Beckett qui refusent de tenir une
parole d’autorité pour ne pas laisser croire qu’il faut attendre l’avènement d’un sens. Laissons
le dernier mot à Beckett : « L’avenir t’appartient, à condition que tu ne prennes jamais au
sérieux ce que je te dis. Car je suis comédien »2.
Notice bio-bibliographique : Élodie Degroisse ([email protected]) est agrégée d’anglais, doctorante à l’Université de Lille 3 sous la direction d’Alexandra Poulain et la co-direction de Pascal Aquien (sujet « Paradoxes de la présence chez Wilde et Beckett »), elle enseigne également en hypokhâgne au lycée Gambetta d’Arras.
2 Samuel Beckett, lettre à Morris Sinclair à l’été 1934 in The Letters of Samuel Beckett 1929-1940, éd. Martha Dow Fehsenfeld et Lois More Overback, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 213.
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« Ce dont j’ai besoin c’est des histoires » : l’avidité fictionnelle dans Molloy
Sarah CLÉMENT Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC)
Tous les qualificatifs les plus péjoratifs ont été apposés à l’œuvre beckettienne, taxée
tour à tour de « cauchemar philosophique », d’effondrement du sens, ou encore de « sus-
pension systématique de la positivité »1. Évelyne Grossman a pourtant exemplairement
montré la force ambivalente et ambiguë qui anime l’œuvre beckettienne, en utilisant
notamment le concept de « décréation » que Beckett, lui-même avait peut-être déjà employé.
Synonyme de « défiguration » mais aussi proche de « déconstruction (Derrida), désœuvrement,
désastre (Blanchot), dédit (Lévinas), déterritorialisation (Deleuze et Guattari), désistance
(Lacoue-Labarthe) », la décréation serait « cette inlassable puissance de négativité au service
de la création qui bouleverse les formes figées du sens et sans fin les réanime »2. Évelyne
Grossman ajoute : « La défiguration beckettienne renverse l’angoisse de mort en irréductible
inachèvement (ne pas finir d’en finir), relançant à l’infini le mouvement de la création »,
« mouvement en acte » qui pourrait être ressaisi par l’invention de l’infinitif « infinir ». En
ayant en tête que chez Beckett la fiction est « à la fois l’apparence d’un récit, et la réalité
d’une réflexion sur le travail de l’écrivain, sa misère et sa grandeur »3 (Badiou), nous aime-
rions montrer à travers une lecture de Molloy que le chemin de la création fictionnelle
s’éprouve tout au long du récit et finit par exister dans ces épreuves mêmes, ces tâtonnements
parfois erratiques. Il y a plus, l’appétit pour les jeux fictionnels nous semble sans fin.
Rappelons en guise de prolégomènes que l’avidité scripturaire est bien l’une des
caractéristiques de Beckett comme de ses personnages. Alors qu’il a souvent comparé son
cerveau à « une éponge sèche » dont il anticipait régulièrement le tarissement définitif,
l’œuvre qu’il laisse derrière lui, tend au contraire à prouver qu’il a écrit périodiquement tout
1 Ralph Heyndels, « Tenace trace. Toujours trop de sens déjà là : Beckett, Adorno et la modernité », in Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, Intertexts in Beckett’s Work, Intertextes de l’œuvre de Beckett, édité par Marius Buning / Sjef Houppermans, Amsterdam, Rodopi, 1994, n° 3, p. 77. 2 Voir sur ce sujet l’article « Défiguration » rédigé par Évelyne Grossman dans le Dictionnaire Beckett, dirigé par Marie-Claude Hubert, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 295. 3 Beckett. L’increvable désir, Hachette Littératures, coll. « Pluriel lettres », 1995, p. 6.
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au long de sa vie. Cette soif langagière se retrouve chez les personnages d’écrivain qu’il
invente, en proie à une compulsion d’histoires, de fictions, et plus largement de mots.
Mélanie Klein voyait dans l’avidité « la marque d’un désir impérieux et insatiable, qui va à la
fois au-delà de ce dont le sujet a besoin et au-delà de ce que l’objet peut ou veut lui
accorder »4. En dévorant le sein maternel, l’avide s’adonne à « une introjection destructive »,
puisque dans ce geste même il évide l’objet, le morcelle, voire l’anéantit, mais cette pulsion
est déceptive car elle va au-delà des possibilités de l’objet qui finit souvent par se dérober. Á
preuve dans le premier roman de la Trilogie, cet homme étrange et anonyme qui réclame
des feuilles d’écriture tous les dimanches à Molloy en échange d’un peu d’argent ; ce
« drôle de type » est significativement insatiable, il « a toujours soif », soif de mots, de pages,
d’écriture et il corrige chaque semaine ces feuillets, il les marque de signes incompréhensibles
jamais relus par Molloy, dans la mesure où cette écriture seconde qui vient modifier, raturer
l’écriture primitive n’est pas incorporable, niée dans son illisibilité même. Ce visiteur
dominical constitue bien une première figure de lecteur insatiable qui par son ardeur
compulsive paralyse Molloy.
Un deuxième type de lecteur avide se dessine aussi assez nettement dans le récit, il
s’agit de ces êtres voyeurs, capables de déceler les potentialités fictionnelles qui résident en
tout un chacun. Moran aime la nuit regarder par la fenêtre de la chambre de ses voisins pour
les espionner, allant parfois jusqu’à les épouvanter en couvrant son visage avec ses mains.
Lousse épie également Molloy : cachée derrière les buissons, les rideaux ou à travers le trou
d’une serrure, elle l’inspecte sous toutes ses coutures, qu’il soit debout ou couché, éveillé ou
endormi. Il s’agit bien là d’un autre type de lecture, plus intrusif et inquiétant : l’Autre est
objectivé, se transforme en personnage de fiction, consumé par un regard de convoitise qui
risque de l’évider de lui-même. Les voisins de Moran sont terrorisés et l’avidité dévoratrice
de Lousse, à l’instar de celle du visiteur dominical, finit par assécher les facultés créatrices de
Molloy. Chez Lousse, Molloy mollit. Dans la prison douce qu’elle lui a construite en lui
offrant insidieusement le gîte et le couvert, il n’est plus « qu’une masse de cire en état de
fusion »5. Molloy, transformé en cire, est modelé par le désir fusionnel de Lousse ; dans son
giron maternel, l’avidité fictionnelle, réduite à néant, n’a plus lieu d’être. Or l’important pour
Molloy est de ne pas « perdre le fil du songe »6, la question est souvent de savoir s’il « est
toujours », s’il existe encore un peu. Se sentir exister passe pour lui par des rituels : le long
4 Envie et gratitude et autres essais, trad. V. Smirnoff, Gallimard, 1968, p. 18. 5 Molloy, Éditions de Minuit, 1951, p. 76. 6 Ibid., p. 79.
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lacet de son chapeau joue par exemple le rôle du cordon ombilical qui le rattache à la vie, et
les pierres qu’il suce fonctionnent comme autant de substituts alimentaires. Ces objets ont
également une fonction symbolique : le lacet du chapeau métaphorise le fil conducteur ou le
cordon ombilical de la fiction, celui auquel Molloy semble par instant tenir pour parfois ne
plus s’en soucier (« Un vieux lacet, ça se trouve toujours »7). Tout comme la recherche de sa
mère se fait parfois impérieuse et urgente mais finit par être oubliée dans les méandres de sa
destinée et des événements qui la constituent. Quelques pages plus loin le lacet est cassé et les
retrouvailles avec la mère seront impossibles. Les vieux rouages de la fiction aussi sont
cassés, détournés, ne peuvent plus remplir leurs fonctions traditionnelles et l’os à ronger que
le récit tend parfois au lecteur ressemble à cette pierre que Molloy lisse à force de sucer.
L’arrêt chez Lousse prive finalement Molloy de ses attributs essentiels : se réveillant
chez elle il ne retrouve ni le lacet de son chapeau ni sa pierre à sucer, c’est-à-dire que symbo-
liquement il se retrouve sans les éléments essentiels de la fiction qu’il est en train d’écrire.
Souvenons-nous, il y a toujours eu deux pitres en Molloy : « celui qui ne demande qu’à rester
là où il se trouve et celui qui s’imagine qu’il serait un peu moins mal plus loin »8. Sur le
chemin accidenté de la fiction le personnage avide ne peut pas s’arrêter trop longtemps car il
y a toujours un ailleurs plus loin, meilleur, à inventer, à imaginer. Or chez Lousse Molloy
oublie d’être : une cloison s’abat en lui, dans cette boîte fermée que constitue son paysage
mental, et il se laisse remplir de « racines et de tiges », racines et tiges de la fiction qui
poussent tantôt sagement, tantôt irrégulièrement, voire follement9. Comment sortir de sa boîte
pour se laisser remplir par les tracés erratiques de la fiction, comment trouver les clefs de
l’espace fictionnel ? C’est peut-être Moran qui apportera la solution…
Moran détenteur des clefs de la fiction ?
On se souvient que Moran, dont le nom même est l’anagramme de roman, est en quête
d’un « Obidil », Obidil qu’il n’est jamais parvenu à voir de près : « Et cet Obidil, dont j’ai
failli parler, que j’aurais tellement voulu voir de près, eh bien je ne le vis jamais, ni de près ni
de loin, et il n’existerait pas que je n’en serais que modérément saisi »10. Obidil étant
l’anagramme de libido, ces deux anagrammes, Obidil et Moran nous mettent donc sur la piste
du désir de roman, mais du désir contrecarré. Moran ne vit jamais Obidil, ni de près, ni de
loin, nous dit-il. Moran a toujours sur lui un lourd trousseau de clefs mais il ne possède pas 7 Ibid., p. 71. 8 Ibid., p. 78. 9 Ibid., p. 69. 10 Ibid., p. 251.
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pour autant les « clefs » de la fiction, du moins au début. Du reste, pendant l’épisode du
meurtre, toutes ses clefs tombent et il se voit obligé de se soumettre à la même reptation que
Molloy pour pouvoir les ramasser. Comme si finalement pour accéder à la fiction, il fallait
d’abord s’abaisser, dans une position mimétique de l’Autre en soi, détenteur lui des clefs de la
fiction. Puis lorsque Moran essaye de rentrer chez lui en essayant d’insérer sa clef dans la
porte du guichet, celle-ci ne tourne pas et il doit enfoncer la porte d’un geste rageur : à présent
plus besoin de clefs pour entrer dans la fiction. Faire tomber les clefs, c’est voir s’affaisser le
poids des conventions littéraires, devenues inutiles car elles obstruaient l’imagination. Rentrant
chez lui, Moran pourra enfin écrire, et même inventer :
Et c’est à peine si, dans le silence de ma chambre, et l’affaire classée en ce qui
me concerne, je sais mieux où je vais et ce qui m’attend que la nuit où je
m’agrippais à mon guichet, à côté de mon abruti de fils, dans la ruelle. Et cela ne
m’étonnerait pas que je m’écarte, dans les pages qui vont suivre, de la marche
stricte et réelle des événements.11
« Et c’est à peine si dans le silence de ma chambre, je sais mieux où je vais et ce qui
m’attend » : il faut entendre le poids du modalisateur d’incertitude ici, du « c’est à peine ».
C’est à peine si « je sais mieux où je vais » affirme Moran, mais il le sait un peu mieux quand
même au terme d’un parcours long et éprouvant. C’est dans cet infime battement de l’adverbe
que réside le pouvoir de la fiction beckettienne, dans ce léger écart qui finit par ne plus nous
étonner, que la fiction prend avec « la marche stricte et réelle des événements ». L’écrivain
Moran s’approprie ici dans un geste décisif son récit fictionnel, mais comme en passant, très
légèrement, à peine… En faisant tomber ses clefs, Moran fait tomber les unes après les autres
les conventions littéraires, devenues à présent inutiles, et n’ouvrant plus aucune porte. Place
désormais à l’imagination… À une imagination sous le signe du papillonnement : ça fait du
bien de papillonner « comme si l’on était éphémère »12 rappelle Molloy qui, quant à lui, crée
un espace projectif ne se soumettant ni à des lois ni à un sens univoque mais qui au contraire
rend compte des innombrables potentialités et miroitements de la fiction, de son
papillonnement pourrions-nous dire. Au tout début du récit il évoque ce paysage montagneux
et étrange dans lequel il évolue et se demande ce qu’il fait là :
Et moi qu’étais-je venu y faire ? C’est ce que nous allons essayer de savoir.
D’ailleurs ne prenons pas ces choses-là au sérieux. […] Et je confonds peut-être
plusieurs occasions différentes […]. Et ce fut peut-être un jour A à tel endroit, 11 Ibid., p. 153. 12 Ibid., p. 66.
65
puis un autre B à tel autre, puis un troisième le rocher et moi, et ainsi de suite
pour les autres composants, les vaches, le ciel, la mer, les montagnes. Je ne peux
pas le croire. Non, je ne mentirai pas, je le conçois facilement. Qu’à cela ne
tienne, poursuivons, faisons comme si tout était surgi du même ennui, meublons,
meublons, jusqu’au plein noir.13
Dans cet extrait, chaque élément de la fiction paraît interchangeable, et donc délesté de
toute référentialité. Grâce au renforcement de l’aléatoire que Molloy explore, grâce à la place
qu’il accorde aux jeux du hasard, il permet au récit de se déprendre de l’univocité du sens. Les
figures assemblées par la fiction ne cherchent pas à reproduire des relations causales
cohérentes, elles s’allègent en quelque sorte du poids du réel, sans s’en écarter radicalement,
mais par des infimes palinodies, des petits pas de côté, des hésitations disséminées ça et là,
souvent justifiées par la mémoire lacunaire de l’instance productrice du récit.
L’avidité fictionnelle en effet se heurte à la mémoire lacunaire du narrateur, incapable
de dater ou de localiser les événements narrés. Molloy et Moran creusent ainsi des trous
temporels dans la narration, des intervalles béants dans lesquels l’imagination du lecteur
s’engouffre. Le rapport à l’espace est aussi avide et fonctionne comme déclencheur de fiction.
L’une des principales questions que se pose Molloy est de savoir dans quelle ville il se trouve,
façon de laisser l’imagination du lecteur battante. Tous les possibles sont ouverts, ouvrant
l’espace géographique à l’illimité. Ville réelle ou imaginaire, ville vécue ou rêvée, c’est au
lecteur de choisir puisque la fiction ne tranche pas au moins dans sa première partie.
L’instance productrice du texte ne remplissant donc pas toujours sa fonction organisatrice, le
lecteur peut être saisi de vertige devant ces vides que la narration ne comble pas. C’est ainsi
que la rétention d’informations suscite l’avidité du lecteur, aiguise son appétit en le frustrant
de certains détails (l’objet se dérobe). Lors de la rencontre des deux hommes sur la route, A et
B au début du roman, Molloy se trouve être exactement dans cette posture du lecteur avide
d’en savoir plus sur les personnages, et contraint faute d’informations à émettre des
hypothèses :
Je veux voir le chien, voir l’homme, de près, savoir ce qui fume, inspecter les
chaussures, relever d’autres indices. Il est bon, il me dit ceci et cela, m’apprend
des choses, d’où il vient, où il va. Je le crois, je sais que c’est ma seule chance
de – ma seule chance, je crois tout ce qu’on me dit, je ne m’y suis que trop
13 Ibid., p. 20.
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refusé dans ma longue vie, maintenant je gobe tout, avec avidité. Ce dont j’ai
besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le savoir.14
Molloy témoigne ici d’une intense avidité cryptologique : se faisant herméneute, il
tente de décrypter les signes de la silhouette qui s’offre à ses yeux. Sa démarche témoigne
d’un sentiment impulsif, qui prend la forme d’une curiosité insatiable, et qui a pour
conséquence de fabriquer des hypothèses. Il s’agit d’un élan vital réel, à la fois mouvement
vers l’Autre et tension vers les multiples possibles fictionnels qu’il recèle, vers des histoires
différentes des siennes : pour les personnages, comme pour le lecteur, déchiffrage du monde
et confrontation à l’altérité sont indissociables. Les deux volets du diptyque que constitue
Molloy sont bien des récits d’une quête existentielle qui passe avant tout par une démarche
herméneutique. La poétique de l’indistinction, voire de la rétention que l’ouvrage met en
place oblige le lecteur à chercher des points d’ancrage. Attentif aux différents possibles
romanesques ouverts par la narration, le lecteur doit s’adonner à une intense activité de
reconfiguration du texte, choisissant ou non de combler les trous. C’est que l’avidité est bien
un principe de désordre, elle superpose des couches successives sans toujours se soucier de
respecter une cohérence ou un ordre préétabli. En conséquence elle laisse la part belle aux
pouvoirs de l’intervalle, à la force qui jaillit de l’épars, elle laisse ouverts des interstices dans
lesquels la pensée est amenée à se glisser, sans y penser et à papillonner. Cette vocation
intervallaire de l’avidité n’est pas le moindre de ses charmes. Elle éparpille, tout en
accumulant, elle clairsème, tout en empilant. Mais la fiction ne demeure qu’à l’état
d’hypothèse, elle n’est jamais vraiment effective. Pur produit de l’imagination du narrateur,
elle se caractérise par sa capacité à être interchangeable. Chaque élément de la fiction peut en
effet être modifié ad libitum, comme une partition en train de s’écrire dont on s’amuserait à
faire varier la clef. Comment assigner à la fiction un sens univoque, alors même qu’on la tord,
qu’on lui fait subir des tremblés (avec parfois une euphorie accumulative) ? Si les mots sont
« libres de toute signification »15 pour Molloy, ils peuvent donc offrir leur plasticité à une
infinité d’autres sens, ou tout aussi bien choisir de ne pas faire sens, de n’être plus qu’un son,
un bruit, un bourdonnement ou même pourquoi pas un chant poétique comme dans ce
passage :
[…] je le regardai s’éloigner, aux prises (moi) avec la tentation de me lever et de
le suivre, de le rejoindre peut-être un jour, afin de mieux le connaître, afin d’être
moi-même moins seul. Mais malgré cet élan vers lui de mon âme, au bout de 14 Ibid., p. 17. 15 Ibid., p. 80.
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son élastique, je le voyais mal, à cause de l’obscurité et puis aussi du terrain
[…], mais surtout je crois à cause des autres choses qui m’appelaient et vers
lesquelles également mon âme s’élançait à tour de rôle, sans méthode et affolée.
Je parle naturellement des champs blanchissant sous la rosée et des animaux
cessant d’y errer pour prendre leurs attitudes de nuit, de la mer dont je ne dirai
rien, de la ligne de plus en plus affilée des crêtes, du ciel où sans les voir je
sentais trembler les premières étoiles, de ma main sur mon genou et puis surtout
de l’autre promeneur, A ou B je ne me rappelle plus, qui rentrait sagement chez
lui.16
L’élan vers l’Autre est ici contrecarré, l’envie de le rejoindre pour échapper à la
solitude se fait pressante mais ne s’avère pas suffisante face à l’appel du monde sensible. Ce
sont les « champs blanchissants sous la rosée », les « animaux » prenant « leurs attitudes de
nuit », la mer, ou la ligne des crêtes des montagnes, ou le ciel étoilé ou encore la main
tremblante sur ses genoux qui l’empêchent de rejoindre B, mais aussi comme l’indique la
chute de la phrase, le deuxième promeneur A ou B qui lui ôte le pouvoir de choisir entre ses
deux envies. Son désir s’affole face à ces élancements de l’âme dirigés à chaque fois vers des
objets différents entre lesquels il ne parvient pas à choisir. Ce faisceau de désirs ressemble
aux chemins erratiques qu’emprunte la fiction, selon le bon vouloir d’un narrateur impré-
visible. Là encore l’avidité fictionnelle se double d’une appétence pour le monde sensible qui
finit par happer le désir de rencontre avec l’Autre, pour le remplacer par une attention précise
et émue à la beauté du monde environnant. Cette appétence est à comprendre pour Bernard
Pingaud comme « une métaphysique implicite de l’immanence »17. En outre là encore la stase
contemplative dissout la possibilité de l’événement, le récit n’est plus orienté vers l’aventure
du personnage mais bien plutôt vers une tension poétique qui renforce l’intensité de la prose.
En définitive la fiction permet de se libérer des impératifs catégoriques de Geulincz,
Molloy a bien « l’âme des pionniers »18, comme en témoignent les expérimentations de sa
plume, et grâce à la fiction il ne sépare plus radicalement le corps, l’esprit et le monde. La
liberté n’est plus contrainte comme le prétendait le philosophe cartésien, elle se libère de ses
entraves pour laisser pousser les racines et les tiges de l’imagination poétique. L’esprit et le
monde se rejoignent dans des moments épiphaniques, des moments d’écoute de la nature et
16 Ibid., p. 14-15. 17 Bernard Pingaud, « “Molloy” douze ans après » in Les Temps Modernes, Paris, 1963, n° 18, p. 1283 -1300, p. 1297 pour la citation. 18 Molloy, p. 82.
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du monde sensible, qui, dans leur apaisement même, sont érigés en points culminants du récit.
Ce sont bien des sillons que trace Molloy, penché non pas sur le noir navire d’Ulysse mais sur
la blancheur de la page à noircir, non pas des sillons « orgueilleux et inutiles » mais des
sillons tendus vers le levant, écrits du pont de la modernité et portés par le vent19. Sillons ou
spirales pour noircir encore quelques pages, énièmes pirouettes, exercices de voltige qui
récusent la linéarité du parcours et refusent de se plier aux exigences de la tradition littéraire.
Á « s’égailler » dans la langue (Foucault) comme le font Molloy ou Moran jusqu’à s’y perdre,
ils finissent par devenir l’énoncer même. L’identité vacille, le sujet se cherche sans se trouver,
se heurte à l’Autre, au réel, et parle, dit, écrit, et se retranche. En substantivant l’infinitif
énoncer Jean-Luc Nancy nous aide à approcher ce qui se joue bien dans l’avidité à dire : dans
l’énoncer, il s’agit « d’in-finitiser la substance, de lui ôter sa complétude et son assise […].
Dans l’énoncer, le sujet perd tout fini, toute finition de figure : il n’est pas, surtout pas, infini,
et pas non plus fini. In-fini, il n’est pas ». Et le philosophe de conclure par cette pointe : « Et à
la fin, je dois renoncer à le définir. L’énoncer comporte ce renoncer. Mais ce n’est pas pour
me livrer à l’ineffable de sa naissance de sujet : j’y rencontre plutôt la fable in-finie de
l’énoncer »20. S’énoncer pour devenir fable, s’énoncer pour s’in-finir dans la fiction,
s’énoncer pour ne surtout pas se trouver, se retrouver, pour mieux se fuir, se retrancher.
Notice bio-bibliographique : Sarah Clément ([email protected]) est PRAG de Lettres modernes à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense et prépare un doctorat de littérature française et comparée sur l’avidité langagière chez Samuel Beckett, Louis-René des Forêts et Thomas Bernhard, sous la direction d’Évelyne Grossman. Elle a co-organisé plusieurs journées d’études sur Beckett et publié notamment un article intitulé « Mises à l’épreuve du lecteur dans deux fictions ambiguës : Le Bavard de Louis-René des Forêts et Béton de Thomas Bernhard », in Missverständnis / Malentendu-Kultur zwischen Kommunikation und Störung, Bonn, Königshausen & Neumann, 2008.
19 Quittant la demeure de Lousse, Molloy ne sachant où aller choisit de suivre le sens du vent : « Dans la rue il faisait du vent, c’était un autre monde. Ne sachant où j’étais ni partant dans quelle direction j’aurais intérêt à me diriger je pris celle du vent », ibid., p. 97. 20 Jean-Luc Nancy, Ego sum, Flammarion, Paris, 1979, p. 123-124.
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« Vrai refuge sans issue » : géographie de la perte dans les dernières œuvres de Beckett
Guillaume GESVRET Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC)
Si je disais, là il y a une issue, quelque part il y a une issue, le reste viendrait Textes pour rien (IX)
Dans Murphy (1947) ou Malone meurt (1952), le refuge est d’abord l’asile d’aliénés,
ce « lieu d’altérité plus fou que ne le sont ceux qui y trouvent refuge1 ». À partir des années
1960, il perd cette seule caractérisation pour devenir l’enjeu plus abstrait d’une écriture du
lieu. Á distance des premiers romans, et dans la continuation des expérimentations théâtrales,
les dernières œuvres de Beckett cherchent avant tout à mettre en situation les corps dans un
milieu à explorer : « sans doute est-ce la relecture de Dante, nous dit James Knowlson, qui
l’incite à se lancer dans les courts textes en prose des années soixante, qui décrivent des
mondes intérieurs de sphères et de cercles fermés sur eux-mêmes et contenant des corps
soigneusement positionnés »2. Dans l’épuisement de toute histoire linéaire et de tout genre
romanesque, déjà mis à mal par les premiers romans, c’est une poésie du territoire qui
s’élabore comme exploration des ruines de l’imagination. Entre espace et affect, une
géographie énigmatique se dessine en même temps qu’apparaît un corps figé ou errant, en
quête d’orientation.
« Pris dans le dehors » : l’angoisse du réfugié
Certains courts textes du recueil Têtes mortes (1972), sans doute parmi les plus
minimalistes, tracent les frontières minimales d’un refuge ambivalent, à la fois contraignant et
protecteur d’une menace inconnue. Un ou plusieurs corps, presque sans âge, ni sexe, ni
activité, sont inscrits dans un lieu rigoureusement défini mais illocalisable, perdu dans un
espace infiniment ouvert, « point blanc perdu dans la blancheur »3 comme la rotonde d’Imagi-
nation morte imaginez.
1 Ciaran Ross, Aux frontières du vide. Beckett : une écriture sans mémoire ni désir, Amsterdam, New-York, 2004, Rodopi, p. 27. 2 James Knowlson, Beckett, Arles, Actes sud, 1999, p. 577. 3 Imagination morte imaginez (1 965) in Têtes-mortes, Minuit, 1972, p. 57.
70
Chez Beckett, l’angoisse se définit par une situation a priori intenable et par la
difficulté à signifier le statut du corps et du lieu. Première ambiguïté de la « perte », comme
désorientation du corps représenté et comme perte du sens de sa lecture. Seul le refuge paraît
ainsi définir le statut du « réfugié », indépendamment de toute fuite préalable. Dans Sans par
exemple, les ruines d’un cube effondré constituent le « vrai refuge » d’un corps à la fois
expulsé et fixé dans les sables :
Ruines vrai refuge enfin vers lequel d’aussi loin par tant de faux. Lointains sans
fin terre ciel confondus pas un bruit rien qui bouge. Face grise deux bleu pâle
petit corps cœur battant seul debout. Éteint ouvert quatre pans à la renverse vrai
refuge sans issue.4
Motif minimaliste par excellence, le cube blanc subit l’effondrement de ses quatre
pans, tombés « sans bruit à la renverse ». Autre champ de ruines à peine différenciées,
l’écriture fait jouer le retour de groupes de mots combinés, difficiles à isoler syntaxiquement
et sémantiquement. L’expression « vrai refuge sans issue » y apparaît comme un paradoxe,
car l’absence d’issue désigne à la fois la fermeture absolue du cube et l’ouverture absolue des
quatre pans se confondant avec les sables : « Ruines répandues confondues avec le sable gris
cendre vrai refuge. Cube toute lumière blancheur rase faces sans trace aucun souvenir ». La
désaffection minimaliste se recharge donc en affect, troublée par le double processus de la
ruine qui mêle destruction (« ruines répandues ») et persistance (« cube toute lumière
blancheur »).
Entre le vertige des « confins » et l’étouffement, l’enfermement et l’ouverture
maximale, le réfugié de Sans est dans la situation dantesque et paradoxale évoquée ailleurs
par Beckett : « pris dans le dehors / comme Bocca dans la glace »5. Cette expérience à la fois
spatiale et affectée fait étonnamment écho aux définitions freudiennes de l’angoisse6.
Rencontre traumatique du réel, épreuve d’un excès pulsionnel qui fait défaillir le sens,
l’angoisse peut se définir spatialement selon un paradoxe, voire une contradiction :
resserrement étouffant, signifié par son étymologie angustia (l’étroitesse), elle renvoie aussi à
l’épreuve d’une ouverture maximale. L’expression de Freud « Platzangst », angoisse de la
place, signifie cet autre rapport de l’angoisse à une grandeur spatiale excessive7. L’ago-
4 Sans (1 969) in Têtes-mortes, ibid., p. 69. 5 « Crâne abris dernier / pris dans le dehors / comme Bocca dans la glace » (« Hors crâne seul dedans… », 1976), Poèmes, Minuit, 1999, p. 25. 6 En particulier dans Inhibition, symptôme, angoisse et Psychologie collective et analyse du moi. 7 Voir les développements de Paul-Laurent Assoun, Leçons psychanalytiques sur l’angoisse, Paris, Anthropos, 2008, p. 28.
71
raphobie, épreuve panique « d’une grandeur géante, insensée »8, est logiquement définie par
Freud comme l’un des moments révélateurs de l’angoisse, moment de protection paradoxale
où l’angoisse prend forme, se stabilise. Cette conception à grande échelle, d’un sujet esseulé
dans l’espace ouvert, rejoint chez Freud puis Lacan l’enjeu historique d’une « modernité » de
l’angoisse : de la « perte de Dieu » à l’instrumentalisation des sujets dans la grande machine
du capitalisme scientifique9. Expérience d’une « destitution subjective » dans « l’imminence
de se réduire à l’objet »10, l’angoisse résiste à la représentation de son expérience. Elle
s’inscrit dans une topologie contradictoire, où l’inclusion étouffante et l’exclusion dans un
dehors menaçant se mêlent comme « deux transes contradictoires : que l’Autre vous perde et
que l’Autre ne vous lâche jamais »11.
Le corps de Sans est lui aussi ce quasi-objet, ce sujet résiduel à la fois abandonné et
figé. Petit bloc minéral « soudé » aux ruines de son refuge, il est aussi bien perdu dans le
monde, sans déplacement possible, de toute façon inutile : le refuge est directement bordé par
les « confins » où tout se « confond », sans marge de progression d’un lieu à l’autre.
Dans cette impossibilité sans espoir, certaines expressions orphelines évoquent
pourtant la possibilité illogique d’un futur. Détails en exception de la négation généralisée,
ces moments d’affirmation rétablissent brièvement la forme normale de la syntaxe,
interférences prophétiques au sein du lyrisme disloqué : « gris cendre à la ronde terre ciel
confondus lointains sans fin. Il bougera dans les sables », ou encore « dans les sables sans
prise encore un pas vers les lointains il le fera », « il refera jour et nuit sur lui les lointains l’air
cœur rebattra ». L’angoisse laisse donc apparaître par intermittence, et hors dialectique, la
virtualité d’une issue au sein du « refuge sans issue », comme si le piège angoissant laissait
advenir la promesse, voire la certitude prophétique, d’un mouvement hors de la paralysie.
Situation angoissante du réfugié, entre affirmation et négation, dont Beckett a lui-
même proposé la synthèse :
[C’est] l’effondrement d’un refuge et la situation qui s’ensuit pour le réfugié. La
ruine, l’abandon, le désert, l’oubli, le passé et le futur niés, affirmés : telles sont
les catégories formellement identifiables au travers desquelles l’écriture
s’insinue, dans un désordre d’abord, puis dans l’autre.12
8 Sigmund Freud, Psychologie collective et analyse du moi, G.W. XIII, p. 104, cité par P.-L. Assoun, ibid. 9 Colette Soler, Les affects lacaniens, PUF, 2011, p. 28-38. 10 Ibid., p. 25. 11 Paul-Laurent Assoun, op. cit., p. 96. 12 Lessness (version anglaise de Sans), Signature Series 9, Londres, Calder and Boyars, 1970, quatrième de couverture, cité par James Knowlson, op. cit., p. 713 (je souligne).
72
La définition du « réfugié » s’entend dans ce double mouvement qui est d’ailleurs le
mouvement même, logique et affecté, de l’écriture beckettienne : la négation et l’affirmation,
l’épuisement et l’énergie malgré tout, d’une mémoire et d’un désir de survie. Politiquement et
historiquement connoté, le « réfugié » évoque la réalité d’une expérience que sa mise en scène
ex nihilo ne réduit pas13. En suivant Beckett, l’abstraction minimaliste de l’écriture agit plutôt
comme la formalisation de ce désarroi angoissé en « catégories » – déjà ironiquement
épuisées, indéterminées, très peu catégoriques (« abandon », « oubli »…). L’expérience est
donc reconfigurée pour mieux laisser « s’insinuer » des restes de forces affectées, créer des
événements textuels qui troublent les données « formellement identifiables ». De l’expérience
à l’expérimentation, ces traces imprévisibles d’affect, de sensation, de vision au futur
s’affirment dans les plis de la négation : virtualités entrevues dans l’épuisement des possibles,
failles logiques et formelles devenues respirations pour continuer.
Abandon et capture : d’un refuge à l’autre
Quand le corps se met ainsi à bouger, le refuge se décentre parfois pour devenir un
repère parmi d’autres et le lieu de repos ou de recueillement qui interrompt l’errance des
corps. Dans la pièce pour la télévision…que nuages… (1976), le « sanctuaire » est ainsi le
lieu de pénombre où un « souvenant » se met à l’écart de toute visibilité pour invoquer
l’image d’un visage féminin disparu : « Puis recroquevillé là, dans mon petit sanctuaire, dans
le noir, où personne ne pouvait me voir, je commençais à la supplier, elle, d’apparaître, de
m’apparaître »14.
Avec le « cagibi » et les « chemins vicinaux », le sanctuaire n’est que l’une des trois
directions de ce nouvel arpenteur. Sur l’un des plans, le corps s’immobilise entre trois
orientations possibles : le départ vers l’est, vers l’ouest ou vers le nord, direction du
sanctuaire. Nouvelle saisie angoissante du corps, non plus dans le refuge en ruine de Sans,
mais dans le passage interrompu d’un refuge à l’autre. L’écriture scénique joue en effet de la
lumière et de la position du corps pour provoquer le suspens d’une hésitation : hors du refuge,
le corps est sur un seuil instable, un lieu sans nom où le spot lumineux le fixe sous l’œil de la
caméra. Piégé par cette sortie hors de la pénombre, le souvenant se présente en voix-off
comme « exhibant » un « versant » puis l’autre de son corps à la caméra15.
13 On rappellera par exemple que Beckett connut la condition de réfugié en 1942, fuyant la Gestapo vers le sud de la France et Roussillon. 14...que nuages... (1976 : ...but the clouds...), trad. Édith Fournier, in Quad et autres pièces pour la télévision, Minuit, 1992, p. 43 (je souligne). 15 « réapparaissais et debout comme ci-devant, mais face à l’autre côté, exhibant l’autre versant (5 secondes), finalement me détournais pour m’évanouir », …que nuages…, ibid., p. 42.
73
On pourrait suggérer qu’au piège de la visibilité, lié à l’analyse célèbre du Panopticon
de Bentham par Foucault, s’ajoute ici la vulnérabilité de la situation paradoxale du réfugié
beckettien. Celle de l’homo sacer étudiée par Giorgio Agamben en donne ainsi une résonance
elle aussi politique, à partir d’une autre pensée de l’« angoisse du lieu ». L’homo sacer est le
statut donné par le droit romain à celui qu’on peut tuer sans commettre d’homicide mais qui
n’a pas droit au sacrifice rituel. Dans le cadre d’une étude sur les fondements de la
souveraineté, menant aux totalitarismes du XXe siècle, Agamben montre à la suite de la
généalogie foucauldienne que la mise au ban de l’homo sacer ou « relation d’abandon » est
constitutive du pouvoir souverain :
Ce qui a été mis au ban est restitué à sa propre séparation et, en même temps,
livré à la merci de qui l’abandonne : il est à la fois exclus et inclus, relâché et en
même temps capturé. […] L’espace du ban – la ban-lieue de la vie sacrée – est
dans la cité, plus intime encore que tout dedans et plus extérieur que tout dehors.
Elle est […] la spatialisation originaire qui rend possibles et qui gouverne toute
localisation et toute assignation de territoire.16
Dans la mise en scène de…que nuages…, le corps est à la merci d’un regard, au
détour d’une zone lumineuse qu’il lui faut franchir entre deux refuges. Intervalle sans statut
déterminé, c’est pourtant lui qui permet d’orienter l’espace et de répartir les différents lieux.
Le refuge inclut donc le corps quand le souvenant s’abandonne au souvenir du visage, mais il
l’oblige, pour l’atteindre, à passer sous cette lumière aveuglante qui le rend visible. Entre
abandon et capture, orientation et désorientation, le souvenant devient comme d’autres
réfugiés beckettiens la victime passive d’un nouvel « œil de proie »17 – angoisse impassible
dont la course de Buster Keaton, fuyant la caméra de Film (1964), propose l’équivalent
terrorisé. De l’abandon-prédation à l’abandon-souvenir, le « cabinet mental » reste donc le
lieu d’une intimité préservée pour mieux s’ouvrir à la rémanence d’une « image sublime »18 :
celle, gracieuse, du visage aimé, chaque fois retrouvée en exception de la pénombre.
Errance : de la perte au partage
Dernière version d’une géographie de la perte, le texte Mal vu mal dit (1981) où
l’errance d’une vielle femme se fait plus hasardeuse, moins programmée. À la fois objet et
sujet d’un deuil, elle est doublement « perdue » : dans l’espace de son errance endeuillée, et
par un « œil » qui cherche à la revoir et la perd sans cesse de vue. L’angoisse de la perte 16 Giorgio Agamben, Homo Sacer, Seuil, 1997, p. 120-121. 17 Imagination morte imaginez, ibid. 18 Gilles Deleuze, L’Épuisé, postface à Quad, op. cit., p. 97.
74
prend d’abord la forme d’un problème visuel, entre mémoire et oubli : « Elle se perd. Avec le
reste. Le déjà mal vu s’estompe ou mal revu s’annule »19. « L’œil » se fait donc le relais d’une
écriture du ratage qui cherche à assumer la perte, à l’incorporer en la rejouant pour « connaître
le bonheur »20.
D’une apparition à l’autre, l’écriture balise donc une « dérobabe » – dont la vibration
rythmique des toiles de Bram van Velde présenterait l’écho pictural21. D’un point cardinal à
l’autre, entre le cabanon-refuge, le champ de caillasse et la tombe, le spectre décrit une
géographie précisément détaillée, équivalent de la trajectoire céleste de Vénus : « Tirant tant
bien que mal au sud elle jette vers la lune à venir sa longue ombre noire », « Á l’est la couche.
Á l’ouest la chaise. Lieu donc que seul partage l’usage qu’elle en fait ». Comme souvent chez
Beckett, le corps détermine la mesure, l’orientation et l’usage du lieu qui lui-même détermine
en retour les mouvements du corps : « l’espace apparaît à celui qui le parcourt comme une
ritournelle motrice, postures, positions et démarche » résume Deleuze dans L’Épuisé22. Le
corps devient un centre-nomade qui se déplace « tant bien que mal » et ne cesse logiquement
de « s’en aller sans jamais s’éloigner ».
La perte laisse donc entendre une pluralité ambiguë, surdéterminée, de significations,
au risque de la perte plus « folle » de toute identité : « en ce cas c’est à douter certaines – à
désespérer certaines nuits qu’elle […] retrouve jamais le nord ». Mais la perte met surtout en
jeu un partage : partage du lieu (et de « l’usage qu’elle en fait »), partage de l’expérience du
deuil (pour l’œil et la femme, le fils et la mère23) et partage du sens lui-même. Le sens de la
« perte », comme ailleurs de la « fin », dessine lui aussi une géographie nomade, toujours déjà
pluralisée, toujours déjà entre deux sens hétérogènes. Un partage du sens dont cette
géographie retrouve le plan « littéral » de différenciation et la puissance de métamorphose en
deçà de toute métaphore24.
19 Mal vu mal dit, Minuit, 1981, p. 60. 20 Cf. Sjef Houppermans, « Mal vu mal dit : Travail d’œil, travail du deuil », Samuel Beckett Today/Aujourd’hui, Samuel Beckett : endlessness in the year/fin sans fin en l’an 2000, éd. Angela Moorjani et Carola Veit, New-york, Amsterdam, Rodopi, p. 361-371. 21 Autre « deuil de l’objet » dont Beckett décrit le processus dans « Peintres de l’empêchement » in Le monde et le pantalon, Minuit, 1990, p. 54. 22 L’Épuisé, op. cit., p. 75. 23 Selon Évelyne Grossman, « Mal vu mal dit serait ce tombeau, au sens musical et poétique du terme, que Beckett écrit in memoriam, partageant sa mort à venir avec sa mère déjà morte », « Beckett et la représentation de la mort » in Samuel Beckett. L’écriture et la scène, textes réunis par Évelyne Grossman et Régis Salado, Paris, Sedes, 1998, p. 122. 24 Sur la pratique littérale de l’écriture comme refus de la métaphore chez Deleuze, voir François Zourabichvili, Littéralité et autres essais sur l’art, PUF, Lignes d’art, 2011 : « La pratique littérale soulève la chape de plomb de la répartition sédentaire, a priori, des significations, où les contami-
75
L’écriture transmue ainsi la perte subie en création d’un lieu divisé où se perdre et se
retrouver, suivant la logique d’un partage immanent ou « disjonction incluse »25 selon
Deleuze. Beckett nommera « compagnie » cette appartenance mutuelle qui attire et sépare26,
partout à l’œuvre dans Mal vu mal dit : « elle ne se montre qu’aux siens. Mais elle n’a pas de
siens. Si si elle en a un. Et qui l’a elle »27. C’est bien de cette communauté des esseulés que
l’écriture invente le lieu de résonance et la chambre d’échos poétiques.
Le travail plastique de l’écriture est ainsi doublement local : comme configuration de
situations minimales, d’impasses nouvelles, « géographie mentale »28 où le monde et
l’inconscient partagent leur logique illogique ; et comme écriture du détail, qui libère les
symptômes d’une altérité persistante, d’une puissance secrète, vers d’autres lignes de partage
dans l’espace et le temps.
« Ré-fugié » signifie étymologiquement « celui qui recule en fuyant ». La géographie
beckettienne arrête donc le réfugié dans sa fuite ou le fait tourner en rond, mais c’est pour
inventer chaque fois un nouveau « désordre » où les traces d’un sujet continuent de
« s’insinuer » : de se frayer un chemin dans ses propres ruines, de s’y laisser entendre comme
hypothèses toujours relancées.
Notice bio-bibliographique : Guillaume Gesvret ([email protected]) prépare à l’Université Paris Diderot - Paris 7 une thèse intitulée « Beckett, plasticité littéraire et modernités artistiques » sous la direction d’Évelyne Grossman. Membre du comité de rédaction de la revue Limit(e) Beckett, il a notamment publié « “Faire surface” : affect et plasticité dans Oh les beaux jours » (La Licorne). À paraître : « Trahir la trame : contrainte et affect chez Samuel Beckett, François Morellet et KP Brehmer » (Nouvelle revue d’esthétique).
nations sémantiques et les migrations d’« idées » d’un domaine à un autre passent pour métaphoriques, pour gagner la terre impartagée de la distribution dite nomade du sens », p. 44. 25 « La disjonction est devenue incluse, tout se divise, mais en soi-même », Gilles Deleuze, L’Épuisé, op. cit., p. 59-60. 26 Compagnie, Minuit, 1982. 27 Mal vu mal dit, op. cit., p. 15. 28 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991-2005, p. 91-92.
77
(anti)Chambres La dispute entre l’architecture et l’espace dans l’œuvre de Samuel Beckett
Esteban RESTREPO RESTREPO Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC)
Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis (UFR LLCE/LEA)
« L’espace vous intéresse ? Faisons-le craquer » Samuel Beckett
L’espace et l’architecture se trouvent en permanente dispute dans l’œuvre de Samuel
Beckett. L’espace résiste à se structurer, à s’architecturaliser. L’architecture ne peut s’y
concevoir paradoxalement que dans son instabilité, en démentant apparemment les préceptes
qui la fondent.
Á la question : qu’est-ce que l’architecture ? Henri Maldiney répond de façon concise
qu’elle est « l’articulation d’un espace »1, il renvoie explicitement au composant grec arkhè
du terme architecture qui veut dire principe, « là où les choses sont supposées commencer »2.
De son côté l’architecte Wolf Prix postule que « The end of space is the beginning of
architecture »3. Articulation, principe ou commencement suggèrent là l’instauration d’un
certain ordre sur une entité par définition déstructurée : l’espace même. L’architecture en
chargeant l’espace d’attributs, à savoir une étendue, une mesure et une profondeur définies,
autorise donc son appréhension.
Or deux dispositifs ont dominé la ou plutôt, les métaphysiques de l’architecture, l’œil
et la mémoire. C’est grâce à leur assemblage que se produit l’instauration d’un principe
articulateur de et dans l’espace. Néanmoins chez les personnages de Beckett l’architecture
n’est pas soumise à l’hégémonie de la vue et de la mémoire puisque comme on le sait, ils se
trouvent pratiquement dépourvus de ces qualités-là. Et si « l’état de nos organes et de nos sens
ont beaucoup d’influence sur notre métaphysique et sur notre morale » comme le dit Diderot4,
1 Henry Maldiney, « Rencontre avec Henry Maldiney : Éthique de l’architecture », in Éthique, architecture, urbain, dirigé par Chris Younès et Thierry Paquot, Paris, La Découverte, 2000, p. 21. 2 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 2005, p. 12. 3 Wolf Prix, Get off of my cloud, Ostfildern-Rui, Hatje Cantz Verlag, 2005, p. 69. 4 Denis Diderot, Lettre aux aveugles, Paris, GF-Flammarion, 1972, p. 86-88, cité par Herman Parret in Spatialiser haptiquement : de Deleuze à Riegl, et de Riegl à Herder, Nouveaux Actes Sémiotiques (en
78
il faut observer comment les personnages de Beckett arrivent à appréhender et à concevoir
une certaine architecture en modifiant ces préceptes rétiniens et mnémotechniques. Il faut
pour une telle entreprise faire appel à la notion d’espace lisse énoncée par Gilles Deleuze et
Félix Guattari5, espace de structuration haptique et nomade par opposition à un espace strié de
structuration visuelle et sédentaire, pour aboutir à une architecture où la présence immédiate
du corps sur elle lui permet de s’éprouver d’une autre manière.
Le passage est la constante spatiale à l’intérieur du projet de Samuel Beckett, même si
un grand nombre de situations se déroulent dans des chambres. Pensons à Malone, à Watt et à
Mr. Knott, ou à Molloy. Néanmoins ces chambres là ne sont pas du tout fixes, elles sont
plutôt des chambres instables qui incitent leurs locataires à se diriger vers d’autres chambres.
Les chambres beckettiennes s’affirment comme telles mais en même temps se démentent,
elles sont simultanément chambres et antichambres, des espaces de séjour mais aussi des
espaces d’attente, des espaces de repos mais aussi des espaces d’errance. Aujourd’hui je
voudrais m’arrêter sur trois passages qui impliquent une querelle entre architecture et espace
dans l’œuvre de Beckett.
Passage 1. - De l’architecture à l’espace
Suite à son arrivée dans la maison de Lulu le protagoniste de Premier Amour effectue
une procédure de désaffection de la chambre où il restera pendant un temps indéfini. Il
commence par sortir tous les meubles qui s’y trouvent vers le couloir. Il vide la chambre en
effaçant tout système de références et tout réseau de rapports préalablement constitué. Ainsi,
la chambre retourne à sa condition de spatialité pure, elle devient désert et labyrinthe, toujours
identique, et le personnage se trouve confronté à la tektôn, deuxième composant du terme
architecture, lié à sa matérialité. La chambre ainsi se nie elle-même en tant que structure, elle
devient alors antichambre. Par ailleurs l’amoncellement des meubles dans le couloir empêche
l’accès à la chambre où le personnage s’emprisonne et la chambre change alors de statut pour
devenir cellule. En se repliant en pure intériorité, et en refoulant toute extériorité, la condition
dialectique de l’architecture comme médiatrice entre un dedans et un dehors se désactive, il ne
reste plus qu’un espace continuel.
Molloy de son côté, au fil de son errance, désactive l’architecture devant laquelle il
passe. Désactiver veut dire faire tomber en ruines. Désactiver une structure, c’est casser les
rapports qui lient les différentes parties qui la composent. Ainsi si on reprenait la définition de ligne), Prépublications, 2008 - 2009, Sémiotique de l’espace. Espace et signification. Disponible sur : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=3007 5 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 592-625.
79
Henri Maldiney on pourrait dire que Molloy désarticule l’architecture. Néanmoins la ruine
dans le cas de Molloy ne doit pas se comprendre comme la décomposition physique d’un
bâtiment donné, mais comme le dépouillement symbolique de celui-ci, l’abandon de tout
l’assemblage de codes qu’il représente. C’est le sujet qui ruine l’espace à son passage. Molloy
éprouve une sorte de rejet envers le trait propre de la dialectique intérieur-extérieur que
l’architecture représente. Bien qu’il réussisse à entrer en ville, il reste extérieur à elle, il est
imperméable aux principes structurants de l’architecture, pour lui, elle est indistincte comme
la chambre désaffectée du personnage de Premier Amour.
Enfin Watt et Mr Knott reformulent en permanence la chambre de ce dernier.
Commode, coiffeuse, table de nuit et table de toilette se déplacent sans cesse dans l’espace.
Bien que la porte, la fenêtre, le feu et le lit restent apparemment à la même place, le
nomadisme des quatre autres éléments empêche toute stabilisation et tout repérage à
l’intérieur de la chambre. Ainsi ce que l’on croit fixe ne l’est plus, les huit éléments sont en
fuite continuelle. La chambre est toujours une autre chambre. Et la chambre devient
antichambre et l’antichambre chambre, et ce processus se répète sans cesse, rythmiquement.
Ainsi il n’était pas rare de voir le dimanche la commode debout près du feu, et la
coiffeuse pieds en l’air près du lit, et la table de nuit sur le ventre vers la porte,
et la table de toilette sur le dos près de la fenêtre ; et le lundi la commode sur le
dos près du lit, et la coiffeuse sur le ventre près de la porte, et la table de nuit sur
le dos près de la fenêtre, et la table de toilette debout près du feu ; et le mardi…6
Passage 2. - De l’espace au projet
Or, en ayant déstructuré l’architecture où il demeure, le personnage de Beckett se
dispose à effectuer un deuxième mouvement. Il projette un espace qui est hors de lui, ailleurs,
hors de sa portée, et se lance à sa recherche, il commence à l’invoquer, à le rendre plus proche
en l’attirant vers lui, à le déloigner, pour reprendre le terme de Heidegger. Néanmoins il ne
quitte pas l’espace désaffecté dans lequel il demeure, il établit ainsi une tension entre ces deux
spatialités qui possèdent des qualités différentes. Ce deuxième mouvement opéré par le
personnage de Beckett renvoie au projet architectural que Pierre Pellegrino définit comme « la
tension du désir vers un objet qui n’existe pas encore, une anticipation à partir de l’absence »7.
Les habitants du Dépeupleur oscillent entre deux spatialités : le sol en caoutchouc du
cylindre et les niches creusées à mi-hauteur tout au long du mur qui délimite le sol. Deux
6 Samuel Beckett, Watt, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968-2007, p. 212- 213. 7 Pierre Pellegrino, Le Sens de l’espace. Le Projet architectural. Livre IV, Paris, Anthropos, 2007, p. 15.
80
espaces avec des principes tout à fait différents : l’un absolument géométrisé et
« harmonique » ; l’autre, informe et discordant. Les deux cents corps locataires du cylindre
cherchent tous (excepté quelques exceptions marginales) à atteindre un espace-désir, à savoir
les niches où ils pourront s’allonger pendant quelques instants. Leur oscillation se redouble
grâce à la vibration constante de l’habitacle dont la température et la lumière oscillent à leur
tour, en créant un espace en permanente mutation, un espace impossible à figer, un espace qui
se déplace toujours vers un autre. Les habitants du Dépeupleur attendent leur tour dans une
file pour grimper aux échelles qui les conduiront aux niches, puis ils redescendront, et cette
séquence-là se répète sans cesse. Le sol du cylindre devient donc antichambre, à savoir un
espace en attente de l’espace désiré.
Molloy de son côté se trouve en perpétuelle pérégrination vers la maison de sa mère,
elle est sa cible, son projet. L’incompatibilité métaphysique entre l’espace où se trouve
Molloy et l’espace vers lequel il se projette, c’est-à-dire entre un espace physique désaffecté
et un espace possible désiré, le met automatiquement dans un mouvement double et
paradoxal : une mise en orbite sans centre reconnu et une errance avec but défini. Au lieu de
se présenter en sa détermination métrique ou sédentaire, l’espace dans Molloy se trouve plutôt
dans une dimension vectorielle ou nomade. L’espace n’est pas un espace où rester mais un
espace à traverser, un passage. Le personnage beckettien habite donc l’intervalle constitué par
deux points de fuite ou de tension, à savoir l’espace-ruiné et l’espace-projeté. Molloy en
orbitant autour de la maison de sa mère constitue le monde entier en antichambre, en espace
d’attente.
L’Innommable à son tour, détaché de toute constitution corporelle et dépourvu de
toute localisation spatiale, ne fait qu’implorer avec sa parole le surgissement de l’espace de
son désir. Il se projette vers lui. L’état donc de cette spatialité-là est celui de la possibilité, elle
reste dans un état préalable à sa réalisation. Les multiples hypothèses lancées par L’Inno-
mmable tout au long de son errance cohabitent ensemble même si elles se contredisent, en
produisant une spatialité multiple, une hétérotopie, en se mettant en orbite autour de la cible
d’une éventuelle mise au monde, sans y arriver. Chez Beckett l’architecture n’arrive pas, mais
comme le dit Jacques Derrida « dire de l’architecture qu’elle n’est pas, c’est peut-être sous-
entendre qu’elle arrive. Elle donne lieu sans en revenir ».8 La parole ininterrompue de
l’Innommable vient heurter cette architecture qui n’arrive pas encore.
8 Jacques Derrida, 52 Aphorismes pour un avant propos in Cahiers du CCI (Hors Série), Mesure par mesure, Architecture et philosophie, Paris, Éditions du Centre Pompidou/CCI, 1987, p. 11.
81
Que voulez-vous, il faut spéculer, spéculer, jusqu’à ce qu’on tombe sur la
spéculation qui est la bonne.9
Passage 3. - Du projet à l’architecture
Ainsi le personnage de Beckett en premier lieu déstructure l’architecture dans laquelle
il habite, puis il se projette vers une architecture qui est forcément ailleurs, en créant ainsi un
intervalle. Mais comment réussit-il à appréhender l’architecture de cet intervalle-là, de cet
espace vectoriel, de cette antichambre ?
Malone est dans une chambre, allongé sur un lit, immobile, il y demeure, quasi
aveugle, quasi amnésique depuis qu’il a récupéré sa conscience. Mais, même en désirant une
mort proche, il veut aller au-delà de cette chambre quelconque et ordinaire comme il la
dénomme. Il recherche de l’intérieur de la chambre une autre chambre. Néanmoins ce qui est
tout à fait significatif dans le cas de Malone c’est que le passage d’une chambre à l’autre se
fait dans le même espace. La chambre désirée est en effet l’autre de la chambre ordinaire.
Toutes deux cohabitent dans le même espace physique. La chambre de Malone a ainsi deux
natures. La première serait d’ordre strié, là on peut constater des visions stables dont le lit
appuyé à la paroi et la porte par où une main lui apporte les repas. D’un autre côté il y a le
coin obscur, de nature lisse, impénétrable au regard, encore inconnu et inexploré, voire
extérieur. C’est cet extérieur-là, présent dans sa propre chambre, que Malone se proposera
d’explorer. De cette manière la chambre sera à la fois antichambre, zone depuis laquelle
Malone cherche une chambre cachée.
Le bâton qui lui a été offert devient l’instrument qui va lui permettre d’aller à la
recherche de sa chambre et d’en acquérir des qualités. Le bâton devient un instrument de
médiation entre Malone et la chambre désirée. Le bâton est la ligne vectorielle qui unit la
chambre claire et la chambre obscure. Malone prend son bâton et le dirige vers le « là-bas »,
en traversant les marges de la visibilité, bref tous les attributs propres d’une métaphysique
sédentaire de l’architecture relevant de la vue, pour arriver à un espace nomade d’événements
tactiles, de différences non visuelles, un espace sans profondeur et sans étendue qu’il se
propose d’appréhender à tâtons.
L’acte de tâtonner devient une tentative pour explorer l´espace devant lui mais aussi
l´espace avant lui. Les vibrations, sonorités et textures présentes dans la chambre à venir
seront transmises à Malone en lui permettant d’en créer toute une topologie constituée par les
altérations de l’homogénéité de la chambre obscure, qui restait indistincte et impénétrable 9 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953-2004, p. 138.
82
depuis l’antichambre. Tout au long du bâton voyage l’information vibrante qui arrive jusqu’à
Malone le faisant vibrer à son tour. C’est cette convulsion qui le secoue, manifestation
nerveuse de la figure non géométrique de la chambre obscure qui désormais l’habite. La
chambre prend forme sur le corps de Malone, elle y acquiert une certaine présence :
Toutes ces choses sont ensemble dans le coin, pêle-mêle. Je les repérerais au
toucher, le message affluerait tout le long de mon bâton, j`accrocherais l’objet
désiré et l’amènerait jusqu´au bas du lit, je l’entendrais glisser ou sautiller vers
moi le long du plancher, de plus en plus proche, de moins en moins cher, je le
hisserais sur le lit en faisant attention à la fenêtre, au plafond, et en fin je l’aurais
dans mes mains.10
Arrêter le coup répété du bâton signifierait défaire ou plutôt arrêter l’espace même.
L’espace habite et s’écoule dans le coup du bâton. La chambre obscure est constituée par un
rythme, par une percussion. Dans la procédure ininterrompue du tâtonnement, chaque coup
donné s’ajoute à l’immédiatement antérieur, et leur assemblage produit ainsi une composition
musicale. La chambre obscure se rend ainsi intense, fortement présente, du fait de l’amnésie
de Malone. Mais on ne peut pas parler d’une composition avec une structure classique où les
figures reviennent régulièrement et permettent un repérage spatio-temporel. Chez Malone
chaque coup est distinct à l’intérieur, et pour autant chaque fois l’architecture se présente
d’une façon différente. Chez Malone l’architecture est toujours la première fois de l’archi-
tecture. Le coup du bâton est toujours la naissance de l’architecture, mais en même temps sa
fuite. Dans sa condition nomade, elle est toujours actuelle, sans subordination à l’architecture
immédiatement antérieure. Ainsi l’arkhè, le principe de l’architecture, ne cesse pas d’y revenir.
Notice bio-bibliographique : Esteban Restrepo Restrepo ([email protected]) est architecte. Il a obtenu un master en Esthétique à l’Universidad Nacional de Colombia et un master en Littérature à l’Université Paris Diderot - Paris 7 et l’Université Paris 8 – Vincennes - Saint-Denis. Ses recherches et ses écrits portent sur les rapports entre architecture et littérature. Il travaille actuellement à un essai sur les architectures fragiles dans l’œuvre de Samuel Beckett ainsi qu’à l’écriture de divers récits de fiction.
10 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Les Éditions de Minuit, 1951-2004, p. 126.
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« [L]a vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur » Pour une description philosophique de la scène beckettienne
Nicolas DOUTEY Université Paris IV - Sorbonne (UFR de Littérature française et comparée)
« Abstractisme et concrétisme ». C’est ainsi que se termine l’une des notes prises par
Adorno alors qu’il préparait son article sur Fin de partie à l’été 19601. Sans se limiter à Fin de
partie, il semble en effet que les pièces de Beckett se déploient à la fois dans l’élément d’une
grande abstraction (qui a pris des visages très divers dans la critique beckettienne) et dans le
sens d’une pratique très concrète (rappelons par exemple ce qu’elles ont pu donner à penser
en termes de « littéralité » théâtrale). Approcher ses pièces en ces termes semble d’autant plus
justifié qu’on les retrouve souvent sous la plume de Beckett lui-même lorsqu’il évoque des
œuvres – il s’explique par exemple son admiration pour une toile de Ballmer en la qualifiant
de « concret métaphysique »2. Je vais aborder cette question à partir du problème de la scène
car il me semble qu’on peut toucher là la réorganisation par Beckett de l’économie scénique
traditionnelle de l’abstrait du concret.
1. La scène est massivement pensée comme le lieu du rapport des dimensions du
concret et de l’abstrait, et plus précisément de leur union dans une incarnation3. Pour le
comprendre, concentrons-nous sur la pratique illusionniste du théâtre. Le point de départ est
dualiste : on a d’un côté, suivant le lexique de l’analyse théâtrale, la « réalité scénique » (ce
qui est concrètement et « réellement » présent sur scène), et de l’autre la « réalité
dramatique » (l’univers fictionnel). La scène ne remplit son office que lorsque la réalité
scénique vient incarner la réalité dramatique – conception passée dans le langage courant : un
acteur « incarne » un personnage. Le concret vient donner son épaisseur à l’abstraction
fictionnelle (termes dans lesquels est aussi largement pensé le passage du texte, associé au
1 Adorno, Notes sur Beckett, trad. par C. David, Caen, Nous, 2008, p. 33. 2 Dans son carnet de voyage en Allemagne (novembre 1936), cité par J. Knowlson, Beckett, trad. par O. Bonis, Arles, Actes Sud, 2007, p. 402. 3 En contexte philosophique, de manière presque systématique, le concept de scène vient signer le surmontement de l’opposition entre corps et esprit, matière et idéalité – c’est également un des sens premier du mot skênê (voir par exemple Jean-Marie Pradier, « Ethnoscénologie : la profondeur des émergences », dans Internationale de l’imaginaire, n° 5, « La Scène et la terre – Questions d’ethno-scénologie », Paris, Babel, 1996, p. 13 sq.).
84
drame, à la scène). Il faut que les réalités scénique et dramatique coïncident en permanence :
si la réalité scénique apparaît telle quelle, je perds l’illusion. Notons que la réalité scénique
comprend la relation théâtrale effective, c’est-à-dire le courant d’adresse qui s’établit entre la
scène et la salle. Rappeler que la fiction prend place dans le cadre d’une communication entre
scène et salle, c’est, là encore, perdre l’illusion : celle-ci suppose la clôture de l’univers
fictionnel. La coïncidence incarnationnelle des réalités scénique et dramatique implique donc
une dissimulation de la relation théâtrale (et plus largement des conditions matérielles de
production de la fiction), sa dénégation. Cette conception illusionniste de la scène, fondée sur
un dualisme du concret et de l’abstrait, ne vise qu’à son dépassement : il n’y a donc ni
« abstractisme » ni « concrétisme », mais enveloppement mutuel, résorption de la tension. On
peut donc s’attendre à ce qu’elle ne convienne pas à la scène beckettienne.
Et en effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, les réalités scénique et
dramatique ne s’opposent pas chez Beckett. Au troisième acte d’Eleutheria, son « discours de
la méthode »4, LE SPECTATEUR monte sur scène. Or, fait remarquable, ce ne sont pas les
acteurs qui lui répondent, au niveau de la relation théâtrale effective, mais les personnages.
Ainsi, alors que le spectateur dit qu’il est déjà onze heures du soir, et que la pièce n’a toujours
pas beaucoup progressé, le vitrier lui répond : « [v]ous avancez de six heures »5, faisant
référence au temps fictionnel. Les réalités scénique et dramatique coexistent ici en bonnes
amies : la fiction ne se dissout pas lorsque surgit le réel théâtral. La structuration générale de
la figuration n’est donc pas celle de l’incarnation : il n’y a pas de dépassement de l’oppo-
sition, car il n’y a pas opposition. Avec Eleutheria, Beckett met l’incarnation dans l’impasse –
Victor, le protagoniste, habite « impasse de l’Enfant-Jésus » (p. 28).
On ne s’étonne pas, alors, que, là où l’illusion suppose d’escamoter la dimension
d’adresse constitutive de la relation théâtrale effective, les pièces de Beckett sont au contraire
très adressées, convoquent explicitement les spectateurs. Les manifestations les plus visibles
en sont des adresses plus ou moins directes, ou des figurations explicites – outre LE
SPECTATEUR d’Eleutheria, on peut penser au « tonnerre d’applaudissements »6 enregistré à la
fin de Catastrophe, que fait cesser le protagoniste lorsqu’il lève la tête dans un geste
d’insoumission : ce type de figuration complique la posture du public réel, module le rapport.
4 Dougald McMillan, « Eleutheria : le Discours de la Méthode inédit de Samuel Beckett », trad. par É. Fournier dans P. Chabert (dir.), Revue d’Esthétique, « Samuel Beckett », Paris, J.-M. Place, 1990, p. 101-109. 5 Beckett, Eleutheria, Paris, Minuit, 1995, p. 145 (les références ultérieures sont données dans le texte). 6 Beckett, Catastrophe et autres Dramaticules, Paris, Minuit, 1997, p. 81.
85
Étant rappelés à la réalité de la relation à la scène, les spectateurs n’oublient pas qu’ils sont au
théâtre : l’accent se déplace ainsi de l’incarnation d’une fiction homogène, à un travail sur le
rapport scène/salle.
Si cette pratique de la scène n’est pas incarnationnelle, comment la décrire ? Je
propose de répondre : comme une pratique « pragmatiste ». Un détour philosophique
s’impose ici. On sait l’importance qu’a eue dans la formation intellectuelle de Beckett la
Critique du langage de Fritz Mauthner (lue en 1938). Pour ce qui nous intéresse, Mauthner
propose que le langage, dans lequel nous pensons, ne désigne pas la réalité, puisque les mots
sont arbitraires, et le langage une convention sociale. Après Vico (que Beckett avait lu en
1929), Mauthner insiste sur la dimension « historique », contingente et collective du langage
et de la raison. Sa réflexion est proche ici de celle de Wittgenstein (qui l’avait lu et que
Beckett lit à la fin des années 1950) et des pragmatistes : la pensée a une texture pratique, elle
n’est pas séparable de sa condition contextuelle de production – en termes théâtraux : la
fiction n’est pas séparable de la relation théâtrale effective. Ce contextualisme non-dualiste
rend impossible l’incarnation illusionniste puisque l’opposition que celle-ci surmonte
miraculeusement n’est pas initialement établie. On propose alors : Beckett n’écrit pas des
fictions homogènes que la machine théâtrale permet d’incarner, il écrit à même la scène, à
même le théâtre. Plutôt qu’espace privilégié d’une incarnation, la scène serait le lieu de
déploiement d’un « jeu social » (« society game », formule de Beckett désignant le théâtre
dans une lettre à Alan Schneider en 19597) avec la salle, dans le cadre d’une relation de
communication privilégiée car avec un public en présence. Ce point mériterait d’être bien plus
longuement développé, mais je ne ferai ici que m’y adosser pour répondre à notre question : à
quoi renvoient alors l’« abstractisme » et le « concrétisme » dont parle Adorno ?
2. Mon hypothèse est que, contrairement à ce qui se passe dans le modèle illusionniste,
l’abstrait ne prend pas les couleurs de la « vie » : il s’y confronte8.
Dans son article sur Fin de partie, Stanley Cavell écrit que :
le fondement de la qualité de la pièce, c’est le caractère ordinaire des événe-
ments qui s’y passent. Certes, ce qu’on nous donne à voir, c’est deux vieux à
moitiés enfoncés dans des poubelles, et un paraplégique aveugle […]. Mais
7 M. Harmon (éd.), No Author better Served, Cambridge/London, Harvard University Press, 1999, p. 56. 8 Le modèle de cette confrontation proposé ici s’applique surtout à Godot, Fin de partie et Oh les beaux jours – il se joue différemment ailleurs, notamment dans les dramaticules.
86
prenez un peu de recul par rapport à cette extravagance, et c’est une famille, tout
simplement.9
Les pièces de Beckett font en effet une place centrale à l’ordinaire : les relations entre
les personnages sont communes (une famille dans Fin de partie, deux amis dans Godot, et un
couple dans Oh les beaux jours, presque une « caricature » du couple ordinaire, Winnie
s’affairant avec son sac et Willie lisant le journal) ; et, en outre, l’absence de « grande action
dramatique » fait place à toute une série de petites activités tout à fait communes et
prosaïques : manger, avoir des problèmes de chaussure, raconter une histoire drôle, chanter,
uriner, aller et venir, regarder par la fenêtre, s’occuper avec divers objets sortis d’un sac –
rappelons que l’idée de départ d’Oh les beaux jours était de traiter la relation d’un homme
avec sa poche, difficile d’imaginer sujet plus quotidien. Dans cette mesure, on pourrait dire
que ces pièces présentent (de) « la vie », dans son caractère non-théâtral, non-miraculeux.
Mais cet « ordinaire » s’inscrit dans un milieu, apparaît depuis une condition, tout à
fait extraordinaire, invraisemblable. La raison principale en est que des éléments déterminants
ne trouvent pas de raison dans le domaine fictionnel établi, alors qu’ils exigeraient une
explication. Qui est Godot, où sont Vladimir et Estragon et pourquoi l’attendent-ils ? Où sont
Clov et Hamm ? Pourquoi Winnie est-elle enterrée dans ce mamelon de terre ? Comme le
rapporte A. Schneider, le mamelon où Winnie s’enfonce est simplement, selon Beckett, sa
« condition d’existence »10. En tant que tel, il n’est pas plus à interroger que le fait que nous
ayons deux bras. Il n’y a pas de raison fictionnelle à cela – une simple décision de l’auteur.
Bien sûr, on peut y voir du symbolique, une métaphore de l’existence humaine – mais le fait
même qu’on soit amené à faire ce genre d’interprétations, et il y en eut beaucoup, est la
preuve que la fiction elle-même, à cet endroit, est béante. C’est là, je crois, que nous
retrouvons l’abstraction.
Mon idée est que le traitement beckettien de l’abstraction est à comprendre depuis les
épistémologies contextualistes d’un Mauthner ou d’un Wittgenstein. L’abstrait n’est pas, dans
ces pièces, un monde idéal parallèle au monde concret, comme c’est le cas dans la logique de
l’incarnation ; ce serait plutôt le résultat d’une procédure d’arrachement à la vie ordinaire, de
décontextualisation11. Beckett réalise l’abstrait, non pas pour lui donner un contenu, mais au
9 S. Cavell, « Mettre fin au jeu de l’attente. Lecture de Fin de partie » dans Dire et Vouloir dire, trad. par S. Laugier et C. Fournier, Paris, Cerf, 2009, p. 222. 10 A. Schneider, « “Comme il vous plaira”, travailler avec Samuel Beckett », dans T. Bishop et R. Federman (dir.), Cahier de L’Herne « Samuel Beckett », Paris, L’Herne, 1976, p. 92. 11 M. Perloff a proposé une lecture de Watt qui va dans ce sens, en parlant, « en termes wittgen-steiniens, [d’]une déficience d’usage ou de contexte [a use or context deficiency] » (Wittgenstein’s
87
contraire pour le laisser pur, l’abstrait en tant qu’abstrait de tout, hors de tout contexte, sorti
du « monde de la vie ». Günther Anders écrit de Vladimir et Estragon qu’ils « sont abstraits
dans le sens le plus cruel et le plus littéral : ils sont abs-tracti, ce qui veut dire “tirés, hors, à
part” »12. Si l’abstraction est « cruelle », c’est à cause de cet arrachement au « monde de la
vie », qui est également figuré : Beckett orchestre un choc, une confrontation, entre l’ordinaire
et l’abstrait, réalité a-contextuelle qui, ainsi déterminée d’un point de vue contextualiste,
prend des allures d’arbitraire, d’inexplicable – Winnie enterrée dans son mamelon. Les
figures et les niveaux de cette abstraction sont multiples, j’évoquerai pour finir, à un niveau
énonciatif, avec Cavell, la manière dont Clov, après que Hamm l’a menacé de ne plus rien lui
donner à manger, analyse l’énoncé non pas comme un acte de langage (une menace) mais de
manière purement logique, supprimant toutes les implications contextuelles (en l’occurrence
sa propre mort), et tirant simplement la conséquence « Alors nous mourrons »13.
L’extravagance vient ici du contraste entre l’approche « abstraite » et « le monde de la vie »
ordinaire (où parler est agir) dont elle se détache.
Le narrateur de Bande et Sarabande explique ainsi le fait que Belacqua ne pleure pas
la mort de sa compagne Lucy :
Sa modeste provision [de larmes] était exclusivement consacrée aux vivants, ce
qui ne signifie pas tel individu infortuné ou tel autre mais la multitude anonyme
des êtres en vie actuellement, la vie, osons-nous presque dire, dans l’abstrait pur.
[…] [Il] n’était capable d’aucune autre forme que celle-là : absolue, indéterminée,
inaltérée par les circonstances, destinée sans discrimination à tous les non-morts,
sans calcul.14
Abstraite de son contexte, cette formule, « la vie dans l’abstrait pur », me semble
parfaitement rendre compte d’une des préoccupations théâtrales les plus originales de Beckett.
Loin de chercher à sublimer la vie concrète dans une présentation spirituelle, ou de mettre une
situation dramatique au service d’une idée philosophique comme les « existentialistes
parisiens » qu’évoque Adorno15, le théâtre de Beckett réorganise l’économie du rapport
Ladder : Poetic Language and the Strangeness of the Ordinary, Chicago, The University of Chicago Press, 1996, p. 117 ; nous traduisons). 12 G. Anders, « Vivre sans le temps : sur la pièce de Beckett En attendant Godot », trad. par M. Touret, dans M. Touret (dir.), Lectures de Beckett, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1998, p. 144. 13 Beckett, Fin de partie, Paris, Minuit, 1998, p. 19-20 ; S. Cavell, Dire et Vouloir dire, op. cit., p. 232 sq. 14 Beckett, Bande et Sarabande, trad. par É. Fournier, Paris, Minuit, 1994, p. 179-180. 15 Adorno, « Pour comprendre Fin de partie », Notes sur la littérature, trad. par S. Muller, Paris, Flammarion, 1999, p. 201.
88
concret/abstrait : mettre la vie même, dans toute sa « confusion » comme il le disait, dans un
milieu au fil de ses pièces de plus en plus « absolu, indéterminé », hors de toute circonstance,
abstrait.
Notice Bio-bibliographique : Nicolas Doutey ([email protected]), normalien agrégé, ATER à l’Université Paris-Sorbonne, achève sous la direction de Denis Guénoun un doctorat consacré à une déter-mination philosophique de la scène depuis l’écriture théâtrale de Beckett. Auteur de plusieurs articles et essais au croisement du théâtre (Beckett, Fosse, Renaude…) et de la philosophie, de traductions, il est également écrivain de théâtre.
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« Entre ces apparitions, que se passe-t-il ? » La tension interstitielle dans l’œuvre de Beckett
Julia SIBONI Tel-Aviv University
L’interstice, figure de l’écart tensionnel
L’interstice, qui peut être défini comme un très petit espace vide, met l’accent sur
l’aspect à la fois exigu et laissé vacant de l’espace ainsi caractérisé. La faille entre deux
éléments peut également prendre la forme du hiatus, désignant d’abord une ouverture avant de
prendre le sens plus courant d’interruption, d’interstice. On trouve ainsi de façon récurrente
chez Beckett la locution adverbiale « de loin en loin », qui signifie « par intervalles » −
temporels ou spatiaux − et qui implique un écart. En effet, l’interstice libère une puissance
énergétique qui relève à la fois de l’espace et du temps. C’est précisément dans ce lieu
interstitiel, dans l’entre-deux, que se tient le texte, en tension. Avec les Textes pour rien, dès
les premiers mots du sixième fragment, Beckett pose explicitement la question de la nature de
ces intervalles : « Entre ces apparitions, que se passe-t-il1 ? », demande le locuteur. Autrement
dit, ce dernier s’interroge sur la part d’ombre, de non-dit, qui réside précisément entre les
mots, faisant figure d’apparitions. Dans Dis Joe, le clignement de paupière de Joe laisse
également affleurer ces mêmes points de rupture. De plus, à travers la diction emphatique de
Vladimir dans En attendant Godot, l’interstice qui isole chaque syllabe sert à faire sonner le
mot dans le silence, à le rehausser : « … épouvanté. (Avec emphase.) E-POU-VAN-TÉ2. » On
repère le même procédé à l’acte II, où Vladimir déclare : « Il s’en est fallu d’un cheveu qu’on
ne s’y soit pendu. (Il réfléchit.) (en détachant les mots) qu’on-ne-s’y-soit-pendu3. » De même,
dans Oh les beaux jours, le bruit de lime à ongles vient « ponctu[er] » le discours de Winnie,
à la fois en le trouant − en creusant une anfractuosité − et en lui conférant une cadence4.
Quant au narrateur de Comment c’est, il revient de façon périphrastique sur la défini-
tion de l’intervalle en évoquant à la fois l’espace et le temps : « désormais toutes les mesures
1 Samuel Beckett, Textes pour rien, Paris, Minuit, 1958, p. 153. 2 Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Minuit, 1952, p. 12. 3 Ibid., p. 84-85. 4 Voir Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Minuit, 1963, p. 48-49 et 50-51. Juste après, le rangement du sac ponctue à son tour les propos de Winnie (voir p. 52-53).
90
vagues oui vagues impressions de longueur longueur d’espace longueur de temps vagues
impressions de brièveté entre les deux et par conséquent plus de calculs sinon d’ordre
algébrique à la rigueur5 ». L’interstice sépare deux « longueur[s] » d’espace et/ou de temps, et
s’avère reconnaissable à sa brièveté. Cette différence spatio-temporelle rend par conséquent
les « calculs » superflus, à l’exception de ceux « d’ordre algébrique », le terme « algèbre »
venant de l’arabe al-jabr, qui signifie contrainte, réduction : le seul calcul restant serait donc
celui qui vise à réduire l’interstice, de plus en plus infime. Car le narrateur de Comment c’est
est bien cette conscience à l’affût de bribes de voix et d’éclairs d’images, qui font irruption à
intervalles réguliers. Le Je − dont le silence est soutenu par la paronomase entre les termes
« coi » et « coin » − apparaît alors à lui-même dans l’interstice, le temps d’un éclair, à la
dérobée : « et moi me verrai moi m’entreverrai dix secondes quinze secondes bien coi dans
mon coin6 ». L’épanorthose souligne la nature interstitielle de la vision, puisque le locuteur
semble se reprendre : il ne se verra pas, mais s’entreverra. En effet, l’épanorthose est par
nature la figure de l’écart, du vide tensionnel inhérent à l’entre-deux. Si l’écriture commence
par soustraire, évider, poser un écart, c’est donc pour mieux faire jouer la tension ainsi créée.
Enfin, Cap au pire explore cette béance, cette fissure où siège l’être, notamment à travers les
clignements de paupière qui représentent une forme de clivage, mais aussi grâce à cette image
paradoxale qui superpose l’ouverture et la fermeture des yeux : « Yeux clos écarquillés. Yeux
clos collés aux yeux clos écarquillés7. » Le hiatus, récurrent sur le plan thématique dans ce
texte, fait alors l’objet d’un mouvement de réduction à l’infini ; il convient sans relâche
d’« essayer d’empirer les hiatus »8. Le hiatus occupe une fonction bien déterminée dans
l’économie de l’œuvre beckettienne. Silencieux (« lorsque les mots disparus »), il semble en
effet jouer le rôle de révélateur ; en produisant une lueur, un éclair, il fait voir, rend visible,
« désobscurci[t] », comme on peut le constater dans Cap au pire : « Hiatus pour lorsque les
mots disparus. Lorsque plus mèche. Alors tout vu comme alors seulement. Désobscurci tout
ce que les mots obscurcissent. Tout ainsi vu non dit9. » L’interstice visuel − de même que le
silence entre les mots qui s’évertue à séparer ces derniers afin de parer la menace
omniprésente de magma sonore −, œuvre contre la coulée ininterrompue de l’image et
préserve un blank, garantit la respiration. On parvient alors à se mettre à l’écoute du silence,
« du vide qui circule entre [l]es mots », comme l’analyse Foucault dans « La pensée du 5 Samuel Beckett, Comment c’est, Paris, Minuit, 1961, p. 80. Je souligne. 6 Ibid., p. 119. Je souligne. 7 Samuel Beckett, Cap au pire, Paris, Minuit, 1991, p. 27-28. 8 Ibid., p. 50. 9 Ibid., p. 53.
91
dehors » : « […] il [le discours] est […] écoute non pas tellement de ce qui s’est prononcé en
lui, mais du vide qui circule entre ses mots, du murmure qui ne cesse de le défaire, discours
sur le non-discours de tout langage, fiction de l’espace invisible où il apparaît10. » Le hiatus,
grâce à la rumeur qu’il accueille en son sein et qui circule en lui, perturbe l’agencement du
discours, le défait. Le silence de l’écriture est donc cet intervalle imagé et mouvant qui place
l’énonciateur sous la menace permanente du déséquilibre ; espace creusé, il consiste à monter
la garde, à se maintenir en tension dans un entre-deux précaire. Dans cette optique, le silence
serait ce lieu de la fabrication des images. L’interstice génère de fait une ouverture intérieure
sur le dehors, lieu de passage, de transition. Le terme « déhiscent », employé par Deleuze
dans L’Épuisé, vient ainsi du verbe latin dehiscere, qui signifie « s’ouvrir », et qui se dit en
botanique des organes clos qui s’ouvrent d’eux-mêmes pour livrer passage à leur contenu. Le
silence, qui à la fois troue le matériau et assume son rôle de connecteur avec ce qui
l’outrepasse, devient par essence le lieu d’expérimentation de l’interstice − le silence que
Derrida définit comme « l’entretemps élémentaire et décisif »11, dans Adieu à Emmanuel
Lévinas. Or, selon Blanchot dans L’attente, l’oubli, c’est grâce à cette ponctuation, cet écart,
cette séparation qui préserve de la fusion destructrice, que la communication devient
possible :
Quelqu’un en moi converse avec lui-même.
Quelqu’un en moi converse avec quelqu’un. Je ne les entends pas. Pourtant, sans
moi qui les sépare et sans cette séparation que je maintiens entre eux, ils ne
s’entendraient pas.12
Ainsi l’interstice appelé également « mystère » par le critique, emblématise le point de
rencontre et de jonction entre l’audible et le visible, tous deux rendus perceptibles par la prise
de distance qu’implique l’intervalle : « Le mystère – quel mot grossier – serait le point où se
rencontrent en la simplicité de la présence la chose qui se voit et la chose qui se dit. Mystère
qui ne serait saisissable que s’il s’écarte, par une légère oscillation, du point mystérieux13 ».
La déconstruction devient alors un acte déictique, qui consiste, pour reprendre les termes
de Jean-Luc Nancy dans un entretien avec Derrida, à « montrer cet écart au sein de la
présence »14.
10 Michel Foucault, « La pensée du dehors », Critique, n° 229, juin 1966, p. 530. 11 Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1997, p. 200. 12 Maurice Blanchot, L’attente, l’oubli, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2005, p. 35. 13 Ibid., p. 108. Je souligne. 14 Jacques Derrida, Points de suspension, Entretiens, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1992, p. 279.
92
L’arrêt constructeur
En outre, l’interstice renvoie à la question de l’arrêt. Paradoxalement, l’arrêt se trouve
être chez Beckett un moyen nécessaire pour avancer, comme le confesse Molloy : « Oui, ma
progression m’obligeait à m’arrêter de plus en plus souvent, c’était le seul moyen de
progresser, m’arrêter15 ». S’arrêter sert peut-être ici à remobiliser une énergie indispensable
pour espérer atteindre l’épuisement, à la fois physique et langagier. Le locuteur de
L’Innommable abonde dans ce sens, en montrant que les arrêts sont seulement un moyen de
tenir, c’est-à-dire de « continuer » : « Je ne me suis jamais arrêté. Les arrêts que j’ai faits ne
comptent pas. C’était afin de pouvoir continuer »16. L’arrêt − comme pause dans un
cheminement matériel (immobilité) et locutoire (silence) − serait alors l’outil de prédilection
de la tension. De plus, dans En attendant Godot, l’arrêt participe de la dramatisation sonore et
gestuelle de la pièce. En effet, lorsque « un cri terrible retentit », Estragon se livre à un mime
silencieux pour le moins expressif :
Un cri terrible retentit tout proche. Estragon lâche la carotte. Ils se figent, puis
se précipitent vers la coulisse. Estragon s’arrête à mi-chemin, retourne sur ses
pas, ramasse la carotte, la fourre dans sa poche, s’élance vers Vladimir qui
l’attend, s’arrête à nouveau, retourne sur ses pas, ramasse sa chaussure, puis
court rejoindre Vladimir. Enlacés, la tête dans les épaules, se détournant de la
menace, ils attendent.17
Cette didascalie insiste à trois reprises sur le rôle déterminant de l’arrêt. En effet,
chaque arrêt sert à transformer une énergie contenue en élan soudain : « Ils se figent, puis se
précipitent » ; « Estragon s’arrête », puis « s’élance vers Vladimir » ; il « s’arrête à nouveau,
[…] puis court rejoindre Vladimir ». L’arrêt ne semble donc pas menacer la progression. Bien
au contraire, il contient en lui la potentialité de la reprise à suivre. De surcroît, apparemment,
il s’impose au locuteur impuissant et sommé de le subir. Ainsi le narrateur de Comment c’est
est-il littéralement en état d’arrestation par le silence : « moi en tout cas lui je vais lui
demander ce que moi en tout cas je deviens quand le silence m’arrête puis recommence18 ».
Plus loin, le narrateur demande avec insistance un répit, même bref et provisoire, « dix
secondes quinze secondes »19. Le silence inaugure donc une trêve, un arrêt vital, servant peut-
15 Samuel Beckett, Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 129. 16 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 56. 17 Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 28. Je souligne. 18 Samuel Beckett, Comment c’est, op. cit., p. 145. Je souligne. 19 Ibid., p. 163.
93
être à reprendre son souffle, au milieu de ce « halètement sans trêve »20. La nécessité de ces
arrêts se traduit également sur le plan visuel, dans la pièce pour la télévision, Dis Joe, où
chaque mouvement d’approche de la caméra, est précédé d’une pause, d’un plan fixe. Chacun
de ces plans fixes constituerait une étape essentielle de la progression vers l’œil de Joe, étape
immobile qui concentre la tension sans laquelle aucun élan ne peut être initié. Se pose alors la
question de la reprise.
Dans Le Dépeupleur, Beckett examine également la notion d’arrêt. Tout d’abord, le
texte commence par le terme « séjour »21 qui désigne un arrêt, une pause, avant de renvoyer à
une demeure, une habitation. De plus, le cylindre est mu par un « halètement » qui confine à
l’oppression, et qui par moments se suspend dans un bref arrêt « peut-être » salvateur, avant
de « reprend [re] » : « Le halètement qui l’agite. Il s’arrête de loin en loin tel un souffle sur sa
fin. Tous se figent alors. Leur séjour va peut-être finir. Au bout de quelques secondes tout
reprend22 ». La fin que pourrait marquer l’arrêt (« un souffle sur sa fin », « Leur séjour va
peut-être finir ») est inexorablement différée, au profit d’une reprise. Enfin, la typologie des
corps occupant le cylindre répond au critère de l’arrêt :
Premièrement ceux qui circulent sans arrêt. Deuxièmement ceux qui s’arrêtent
quelquefois. Troisièmement ceux qui à moins d’en être chassés ne quittent
jamais la place qu’ils ont conquise et chassés se jettent sur la première de libre
pour s’y immobiliser de nouveau. […] Quatrièmement ceux qui ne cherchent
pas ou non-chercheurs assis pour la plupart contre le mur dans l’attitude qui
arracha à Dante un de ses rares pâles sourires. Par non-chercheurs et malgré
l’abîme où cela conduit il est impossible finalement d’entendre autre chose
qu’ex-chercheurs.23
La première catégorie de chercheurs renferme ainsi ceux qui renâclent à s’arrêter, la
deuxième a contrario désigne ceux qui acceptent de « s’arrête [r] quelquefois » dans un
rapport équilibré entre mouvement et immobilité, tandis que la troisième renvoie à des
chercheurs en arrêt quasi permanent, sauf cas de renvoi qui les forcerait à trouver dans la
précipitation une autre place libre pour s’immobiliser. Quant à la quatrième catégorie, elle
répertorie les « non-chercheurs » immobiles, qui ne sont que des « ex-chercheurs », c’est-à-
dire des chercheurs ayant appartenu auparavant à l’une des trois catégories précédemment 20 Ibid., p. 213-214. 21 Samuel Beckett, Le Dépeupleur, Paris, Minuit, 1970, p. 7 : « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur ». 22 Ibid. 23 Ibid., p. 12-13.
94
exposées. Par conséquent, tous ont (ou ont eu) affaire à l’arrêt, soit qu’ils s’y refusent, soit
qu’ils l’acceptent, soit qu’ils s’y complaisent. Par ailleurs, dans ce cylindre, le mouvement et
l’arrêt des corps semblent dépendre de « deux vibrations », qui suscitent par moments (« de
loin en très loin ») une réaction immédiate relativement brève, « rémission », « accalmie »,
« suspension » ou « rigidité accrue » tensionnelle, avant la « reprise » :
Mais cette rémission ne dure jamais qu’une seconde. De loin en très loin arrêt
des deux vibrations tributaires sans doute du même moteur et reprise ensemble
au bout d’une accalmie de durée variable pouvant atteindre une dizaine de
secondes. Suspension correspondante de tout mouvement chez les corps en
mouvement et rigidité accrue des immobiles.24
La tension concentrée dans ces arrêts ne laisse alors presque plus aucun répit aux
corps, sans cesse stimulés.
Par ailleurs, l’arrêt peut désigner par euphémisme la mort elle-même, et donc susciter
la peur chez celui amené à subir cet arrêt. Le Dr Piouk, dans Eleutheria, souligne cette
réaction avec une surprise manifeste : « Mon cher, c’est étonnant ce que les gens ont besoin
d’aide pour cesser d’être. Vous n’avez pas idée. Il faut presque leur tenir la main25. » Peut-être
est-il étonné, dans la mesure où l’arrêt (« cesser d’être ») ne renvoie pas à un achèvement,
mais à ce qui suspend, ponctue un trajet, un cheminement. L’arrêt n’est qu’une étape, une
escale, une halte qui interrompt provisoirement un parcours, à l’instar de la pause dans le
discours, qui esquisse une relâche, un répit (pourtant rempli de tension) dans un processus.
Claude Régy, dans L’ordre des morts, tente d’apporter une explication à la peur
communément ressentie à l’approche de l’arrêt : « Généralement, les gens ont peur dès qu’ils
ralentissent et surtout dès qu’ils s’arrêtent parce que l’arrêt se fait sur le vide. Mais c’est le
contraire. C’est pendant les arrêts que le vrai plein de l’écriture s’entend si on ne l’a pas dès le
départ occulté »26. L’arrêt, qui le plus souvent prend la forme du silence chez Beckett, n’a
donc pas lieu d’effrayer puisque, contrairement à l’idée communément répandue, il ouvre sur
un plein et non sur un vide. Le blanc est alors investi d’une toute-puissance. Interrompant un
flux de paroles, l’interstice agit comme une force de dislocation, condamnant par exemple le
narrateur de Malone meurt, lorsqu’il perd son crayon des mains, à « quarante-huit heures […]
d’efforts intermittents »27. Et le narrateur, mu par la tension inhérente à l’intermittence, d’en
24 Ibid., p. 15-16. 25 Samuel Beckett, Eleutheria, Paris, Minuit, 1995, p. 107. 26 Claude Régy, L’ordre des morts, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 1999, p. 65-66. 27 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Minuit, 1951, p. 79.
95
prendre son parti en concluant : « Au fond je devrais perdre mon crayon plus souvent, ça ne
me ferait pas de mal, je m’en porterais même mieux je crois, je serais plus gai, ce serait plus
gai »28.
Notice bio-bibliographique : Julia Siboni ([email protected]), agrégée de lettres modernes, docteur en littérature française de l’Université Paris IV - Sorbonne, enseigne la littérature française à l’Université de Tel-Aviv.
28 Ibid.
97
Technique du corps dans le théâtre de Beckett
Laurence CAZENEUVE-GUÉGAN Université Charles de Gaulle Lille III (CECILLE)
Dans le théâtre de Beckett, il est avant tout affaire de corps, et en cela, il est comme
tout théâtre, destiné à être représenté, joué. Dans les années soixante, avec Comédie ou Pas
Moi, Beckett explore les limites de la représentation du corps sur la scène : dans Comédie, les
corps des personnages sont enfermés dans trois urnes alignées sur le devant de la scène.
Restes d’un corps dissous, seules les têtes des trois malheureux protagonistes émergent des
urnes qui les emprisonnent. Dans Pas moi, version « extrême » de Comédie, la présence du
personnage principal se réduit à un organe « vital », lieu d’émission du langage, une bouche,
désolidarisée du reste de son corps. Ainsi, ce théâtre de l’extrême porte atteinte à l’intégrité du
corps en scène, et ce faisant, le contraint à une véritable exposition puisque celui-ci se voit
extrait de sa position habituelle au théâtre et dans la vie.
En utilisant différentes techniques théâtrales visant à représenter ces corps fragmentés,
Beckett met donc en scène un corps béant, ouvert, laissant échapper par ses orifices « la plaie
du sens », pour utiliser les mots de Jean Luc Nancy1 : le corps, « défiguré »2, échoue à faire
sens, à renvoyer à ce personnage théâtral, doté d’une psychologie factice, qui occupait le
devant de la scène dans le théâtre traditionnel.
Alors le corps détaché de tout renvoi à la figure théâtrale prend sur la scène une
nouvelle dimension, qui pose cette question du renvoi au sens, au personnage, tandis que la
mise en scène doit trouver des solutions techniques acceptables pour produire l’effet
recherché.
Nous montrerons, à travers Comédie et Pas moi, comment la « défiguration » qui
affecte les personnages beckettiens, passe par un arrachement à la vie et par la création d’un
corps théâtral technique, dénaturalisé. La défiguration qui peut apparaître comme une force
destructrice, devient alors un jeu de recréation dans lequel, comme le remarque Pascale Sardin
dans son ouvrage sur Beckett, le « naître », comme naissance, et le « n’être », comme négation
1 Jean Luc Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 1999, p. 67. 2 Voir au sujet de la défiguration l’ouvrage d’Évelyne Grossman La Défiguration : Artaud, Beckett, Michaux, Paris, Minuit, 2007.
98
de l’être, (et ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si Bouche refuse d’utiliser le pronom « je ») se
renvoient dos à dos3. La reconfiguration des corps sur la scène, par le jeu du théâtre, est
résolument technique : elle passe par la création d’un corps ouvert, hybride, viscéralement
relié au mécanisme théâtral sur lequel il est branché de part en part. Aux origines étymo-
logiques de la technique, la notion de techné peut se concevoir comme « l’art, la création, la
modélisation »4. Cette technique des corps s’apparente ainsi selon nous à un processus de
création opérant à l’encontre de tout engendrement. Nous verrons qu’alors peut prendre forme
un corps théâtral virtualisé, forme mouvante, traversée par delà la mort d’un flux vital,
ouverte à de nouvelles potentialités, loin du corps unifié, site d’une signification figée et
cristallisée.
Dans les deux pièces, sur la scène, est évoqué un au-delà qui laisse pour mort le corps
naturel. Le présent de la scène renvoie à un univers infernal, étrangement inquiétant pour le
spectateur, appelé comme les personnages à s’interroger sur ce qu’il voit. Dans Comédie, le
corps des personnages est enfermé dans des urnes, objets symbolisant la mort. Les
protagonistes évoquent d’ailleurs la menace d’une extinction complète : « noir l’idéal et plus
il fait noir plus ça va mal »5. Nombreuses sont les allusions au purgatoire, à l’enfer, dans la
partie que Beckett nommait lui-même Méditation, dans laquelle les personnages tentent
désespérément d’appréhender leur situation et d’en tirer un sens. Keir Eilam, enfin, a souligné
la ressemblance entre Comédie, Pas Moi, et le cercle IX de l’enfer décrit par Dante, où le
poète rencontre les têtes mortes du lac de Cocytus, le corps plongé dans l’eau glacée, leurs
seules têtes dépassant de l’eau6.
La structure de Comédie suppose plusieurs répétitions de la pièce. Pas Moi, est
marquée par une structure circulaire qui finit, une constante dans l’univers beckettien, là où
elle a commencé, et suggère une répétition infinie. La répétition brouille ainsi le référentiel
spatio-temporel des pièces et les place hors du temps, contribuant à renforcer cette impression
de limbe, d’un au-delà qui ressemble à l’enfer : passé, présent et futur s’entremêlent, comme
si le temps s’était arrêté.
Et dans le présent de la scène, le corps apparaît comme un corps-objet, un corps
déchet. Dans Comédie, ce qui est perçu et mentionné en premier dans les didascalies est bien
3 Pascale Sardin, Samuel Beckett et la passion maternelle ou l’hystérie à l’œuvre, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2009, p. 51. 4 Jean Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 57. 5 Samuel Beckett, Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972, p. 11. 6 Dante, La Divine Comédie, Chant 32, 103-8, in Keir Elam, « Dead Heads : Damnation-Narration in the Dramaticules », in The Cambridge Companion to Beckett, Cambridge University Press, 1994, p. 153.
99
l’objet solide dans lequel les corps des personnages, sont enfermés. Réduits à des têtes, ceux-
ci apparaissent comme soudés à la matière de l’urne, qui en devient le prolongement
prothétique grotesque, ventripotent. Mais ces objets, loin d’avoir pour fonction l’augmen-
tation des capacités du corps des personnages, évoquent plutôt le déchet et la mort. Soumis à
l’inquisition d’un rayon lumineux qui passe de l’un à l’autre, provoquant et régulant leur prise
de parole, les protagonistes de Comédie s’inscrivent dans la lignée des personnages
beckettiens déshumanisés, proches de la créature plus que de l’humain.
Cette représentation fragmentée du corps en scène oblige les praticiens du théâtre à
résoudre des problèmes techniques pour obtenir un résultat satisfaisant dans leur
représentation. La participation à différentes créations de la pièce amena ainsi Beckett à
ajouter des indications scéniques sur la taille des urnes et la position des comédiens en fin de
la version anglaise de Comédie, (Play) afin de définir le dispositif « acceptable » ou non du
point de vue du rendu scénique.
La narration permet enfin à Beckett d’évoquer le corps dans son intégrité, de
convoquer sur la scène ce corps absent tout en le laissant dans l’espace de l’immatériel. La
narration de Comédie renvoie au triangle amoureux du théâtre bourgeois, aux scènes codifiées
et personnages archétypaux, mari, femme légitime, maîtresse. Alors que, dans le présent de la
scène, les personnages sont contraints à l’immobilité, Beckett introduit dans la narration une
richesse de détails corporels qui accentuent cette impression de cliché. Les corps entiers,
sexués des personnages, se voient donc enfermés dans l’espace clos et distancié de la
narration comme dans l’urne au présent. De plus, la présence passée s’un corps « naturel »
devient incertaine : le doute s’installe quant à la véracité du récit, quant à l’existence même de
ce corps ; les personnages sont des narrateurs non fiables et l’affirment tout au long de la
pièce : « Serait-ce que je ne dis pas la vérité, serait-ce cela, qu’un jour enfin et tant bien que
mal je dirai la vérité et alors plus de lumière, enfin, contre la vérité ? »7. La narration de
Comédie repose tout entière sur le mensonge. Au présent, le doute plane sur la situation
actuelle, et rejaillit sur la narration. Enfin, la répétition qui vient renforcer l’aspect artificiel,
construit de la narration et la vide de son sens.
Ainsi, le corps auquel il est fait allusion dans la narration est-il artifice, corps construit,
illusion et cliché. Il n’y a pas plus de corps « naturel » hors scène que sur scène. Le corps dans
Comédie ou dans Pas moi est soumis non pas aux lois de la nature, qui comme chacun le sait
n’ont pas cours au théâtre, mais à un dispositif technique qui va au-delà de la mise en scène
7 Samuel Beckett, Comédie, op. cit., p. 23.
100
de ses déficiences naturelles. Loin de représenter le corps du comédien dans son intégrité en
tant que signifiant pour renvoyer à une figure théâtrale archétypique, Beckett utilise les
techniques de la représentation mais aussi la narration pour défigurer le sujet en touchant à
l’intégrité de son corps en scène et hors scène. En renvoyant à l’immatériel et au passé
incertain le corps tel que nous le connaissons, il expose sur scène un corps morcelé, béant, à
demi-ouvert comme la bouche de Pas Moi, un corps d’où, comme le dirait Jean Luc Nancy,
« s’échappe le sens, goutte à goutte, affreusement, dérisoirement, – peut-être même sereine-
ment, sinon joyeusement ? »8.
Ce corps désaffecté, d’où la sensation de douleur semble s’être échappée, Beckett le
branche de part en part sur le dispositif théâtral, et semble l’assimiler à une machine, un
mécanisme, tandis que la machine prend peu à peu des qualités humaines, tangibles, et que se
pose la question du sens. Ce que Bouche semble décrire, ainsi, est bien une défaillance
technique du mécanisme corporel :
…ou bien la machine…plutôt la machine…tellement déconnectée…jamais reçu
le message…ou incapable de réagir…comme engourdie…incapable d’un son
pareil…d’aucun son d’aucune sorte…crier au secours par exemple pas
question…des fois que ça lui chanterait…crier…(elle crie) […].9
Ces allusions ne peuvent manquer d’évoquer Descartes et Comédie peut être lue à bien
des égards comme une véritable parodie des Méditations Métaphysiques. Comme le montre
Yoshi Tajiri, dans le livre VI des Méditations Métaphysiques, en effet, Descartes établit une
séparation claire entre la « nature » divisible du corps et l’indivisibilité de l’esprit10. Ce qui
reste après le doute existentiel, c’est ce renvoi à la suprématie et à la permanence du « je »,
comme une identité souveraine et indivisible dont le corps mécanique serait, pour le dire avec
Jean Luc Nancy, à la fois le signe et le signifiant. Les personnages de Comédie pourraient être
l’actualisation physique, littérale, de la méthode qui consiste à écarter ce qui relève du corps,
à le fragmenter pour faire l’épreuve de sa divisibilité, et de l’unité de l’esprit. Mais le doute,
omniprésent dans le discours des personnages, ne mène pas, cependant, à la certitude de la
permanence et de l’existence du « je » ; au contraire, l’esprit déclare forfait. La seule
certitude, c’est qu’il ne résout pas le problème de la signification et que, dans un ultime pied
de nez à Descartes, Bouche ne dira pas « Je ». Le public assiste donc à la dépersonnalisation
extrême des personnages des pièces tardives de Beckett, qui, s’ils utilisent encore le pronom
8 Jean Luc Nancy, Corpus, op. cit., p. 71. 9 Samuel Beckett, Oh les beaux jours ! suivi de Pas moi, Paris, Minuit, 1963, p. 85. 10 Yoshi Tajiri, Samuel Beckett and the Prosthetic Body, New York, Palgrave, 2007, p. 57.
101
personnel « je » ou « moi » dans Comédie, le corrigent aussitôt d’un rire désemparé. Là où le
corps est exposé, extrait de sa position de corps figé en tant que signe d’une illusoire
subjectivité, le sens s’effondre sur lui-même et seul le doute demeure.
Mais dans les pièces le dispositif théâtral repose sur un renversement de situation :
l’homme devient le jouet d’un dispositif technique qui à la fois l’englobe et le dépasse. Ce
dispositif théâtral ne peut renvoyer à autre chose qu’à lui-même, et c’est lui qui apparaît
comme le vrai sens, s’il en est un, de la pièce, donnant toute sa dimension à son titre, qui
renvoie à la notion de jeu, de théâtre : « Play », Comédie. Tandis que les personnages sont
objectivés, le spot se dote d’une corporéité et devient le quatrième personnage de la pièce. Du
point de vue des personnages, le rayon lumineux prend littéralement corps pour devenir un
hyper-organe, un œil unique, qui s’ouvre et se ferme sur eux. « Œil sans plus. Sans cerveau.
S’ouvrant sur moi et se refermant. […] »11 dit H, dans une phrase hachurée, saccadée, qui
reproduit le mouvement mécanique d’ouverture- fermeture de l’œil sur son visage. Dans Pas
moi, le spot lumineux est également présent et mentionné par Bouche.
Comme le montre Paul Lawley12, la relation personnages-spot est vitale et réciproque.
J’affirmerai que le spot fait office de lien technique qui branche les corps des personnages sur
le dispositif théâtral, engendrant une forme nouvelle dans laquelle l’homme et la machine
deviennent les composantes d’un « hyper-corps » selon l’expression de Pierre Levy13,
actualisation d’un corps virtuel, hybride, en puissance, pur produit de l’artifice théâtral. La
construction de ce corps se fait bien par « défiguration »14. Pierre Levy montre comment la
virtualisation est ouverture, potentialités :
La virtualisation du corps incite au voyage et à tous les échanges. Les greffes
organisent une grande circulation d’organes entre les corps humains. […] les
implants et les prothèses brouillent la frontière entre le minéral et le vivant :
lunettes, lentilles, fausses dents, silicone, […] filtres externes en lieu et place de
reins sains […] le fluide rouge de la vie irrigue un corps collectif, sans forme,
dispersé. La chair et le sang, mis en commun, quittent l’intimité subjective,
passent à l’extérieur […]. Le corps collectif revient modifier la chair privée. […]
11 Samuel Beckett, Comédie, op. cit., p. 33. 12 Paul Lawley, « Beckett’s Dramatic counterpoint, a reading of Play » in The Journal of Beckett Studies, n° 9, printemps 1983, non paginé, web 12 décembre 2010, http://www.english.fsu.edu/jobs/ num09/jobs09.htm 13 Pierre Levy, Sur les chemins du virtuel, non paginé, Web. 10 mars 2011, <http://hypermedia.univ-paris8.fr/pierre/virtuel/virt0.htm> 14 Évelyne Grossman, La Défiguration, op. cit., p. 17.
102
La constitution d’un corps collectif et la participation des individus à cette
communauté usa longtemps de médiations purement symboliques ou religieuses.
Elle emprunte aujourd’hui des moyens techniques.15
Ainsi branché de part en part sur le système théâtral, le corps peut-il se libérer de la
contrainte de signifier. C’est là que, sur les cendres du corps naturel et de l’être unifié doté
d’une subjectivité indivisible, peut naître le corps beckettien, un corps technique, hybride, où
l’homme et la machine interagissent et participent d’un même tout : celui du théâtre. Il s’agit
bien d’une création « technique », qui ouvre le corps, la scène et le personnage à de nouvelles
dimensions, loin du renvoi aux formes cristallisées, figées, du théâtre traditionnel. Bouche
devient tour à tour les différents orifices d’un hyper corps virtuel, dont chaque contraction
pourrait représenter les actualisations : à chaque halètement, Bouche se fait bouche mais aussi
œil, anus, vagin, matrice16, et permet à Beckett, à partir de ce corps fragmenté d’appeler sur
scène de nouvelles significations. Loin de chercher dans une incarnation, dans une forme
figée, la vérité du théâtre, c’est en ouvrant son cadavre que Beckett revitalise la forme
théâtrale.
Notice bio-bibliographique : Laurence Cazeneuve-Guégan ([email protected]) est doctorante à Lille III en quatrième année sous la direction d’Alexandra Poulain, ses recherches portent sur le corps fragmenté dans le théâtre de Beckett.
15 Pierre Levy, op. cit. 16 Keir Elam, « Dead Heads », art. cit., p. 151.
- III -
Journée d’études « Maurice Blanchot »
Organisée par Christophe Bident et Jérémie Majorel le 14 mars 2011
105
La ressemblance, cette folie du chevalier
Ayelet LILTI Université Paris Diderot - Paris 7
Il était tard dans la soirée lorsque K. arriva. Une neige épaisse recouvrait le village. La colline du château était invisible, elle était plongée dans le brouillard et les ténèbres, pas la moindre lueur n’indiquait le grand château. K. se tint longtemps sur le pont de bois qui relie la grand-route au village, et dirigea son regard là-haut, vers cette apparence de vide.1
L’Ancien et le Nouveau (M. Robert)
Dans L’Ancien et le Nouveau2, livre fondateur de la critique littéraire paru pour la
première fois en 1963, l’auteur Marthe Robert établit une analogie entre Le Château, le roman
de Franz Kafka, et Don Quichotte de Miguel Cervantès. Dans ces deux romans, dit Robert, les
héros s’engagent dans des aventures destinées à mettre en pratique ce qu’ils ont lu dans les
livres. En éprouvant la littérature dans la réalité, les deux héros montrent les choses étranges
qui arrivent lorsqu’une telle expérimentation a lieu. Ainsi, dit Marthe Robert, dans cette mise
en œuvre de la littérature, il s’agit encore de confronter le livre en cours (écrit) avec le livre
idéal. Don Quichotte, le chevalier de Cervantès prend comme tâche d’imiter son modèle,
Amadis de Gaule, le chevalier parfait. Dans Le Château, K. l’arpenteur est confronté aux
répliques livresques que Kafka attribue aux personnages3. Le chevalier-modèle est le livre
idéal, une littérature en sa valeur pure que l’on confronte avec la réalité par l’imitation. Le
manque total d’originalité est la première condition de cette scène théâtrale qui gouverne ces
deux romans de la modernité.
Comment fonctionne cette scène imitatrice souveraine ? Par un rapport de dédouble-
ment4 qui ne se concrétise que dans l’ambiguïté et l’incertitude. Car le dédoublement est
1 Franz Kafka, Le Château, trad. par Axel Nesme, Édition Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 2001, p. 37. 2 Marthe Robert, L’Ancien et le Nouveau, de Don Quichotte à Kafka, Édition Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1967. 3 L’imitation de K. est beaucoup plus secrète que celle du héros de la renaissance, constate Marthe Robert. Voir sur ce point, L’Ancien et le Nouveau, ibid., p. 20-21. 4 C’est par le dédoublement que Kafka assigne à K. deux assistants jumeaux dans Le Château, et Cervantès ajoute à Don Quichotte un compagnon-assistant. Voir ibid., p. 17.
106
l’acte séparateur double : l’auteur se sépare de son héros par une forme d’exorcisme ; il
expulse de lui la foi absolue en la littérature, et cette séparation a lieu car il sentait déjà en lui
une autre séparation, primaire : entre « […] l’homme ordinaire et l’être bizarre qui, au lieu de
vivre, s’arrête au beau milieu des choses pour les décrire […] »5.
Cette littérature scindée, blessée, dit Robert, n’est absolument pas la présentation des
conflits intérieurs de l’auteur. Le héros donquichottesque est simplement émerveillé par le
phénomène « littérature », par le fait qu’il y a des livres depuis toujours : « l’existence d’un
héritage inappréciable où chacun puise en le sachant ou sans trop le savoir […] »6.
Le dédoublement inhérent à la littérature la dévoile sous les traits singuliers d’une
immense archive spectrale.
La folie du chevalier
L’imitation est un acte de folie, la folie du chevalier. C’est ainsi que Don Quichotte
explique sa folie à Sancho :
Ne t’ai-je point dit que je veux imiter Amadis en faisant le fou, le désespéré et le
furieux, et par le même moyen imiter don Roland ? [...] Donc, Sancho, mon ami,
ne t’amuse pas à me conseiller que je délaisse une si rare, si heureuse, et si peu
vue imitation. Je suis fou et fou je dois être […].7
Le chevalier est conscient de sa folie. Ou bien faudrait-il dire, de sa fausse folie ? Par
là-même ce héros court le risque d’une vraie folie.
L’imitation est la condition de la folie. C’est par l’imitation que le modèle est
dédoublé, et l’imitateur (le testeur de littérature, le héros moderne) est le porteur de « l’esprit
ancien », chassé par l’écrivain, ainsi que son interprète.
Ce n’est pas un roman satirique, constate Robert. La satire, à l’aide du sarcasme ou de
la raillerie et par une voie rationnelle et morale, pense se débarrasser des superstitions, des
goûts archaïques, du folklore, elle pense éliminer le passé. C’est cette illusion que le
donquichottisme essaie de briser : ironie et piété, respect et humour, admiration et critique ; le
« et » remplace le « ou » qui mène le récit satirique8.
Le donquichottisme simule les valeurs anciennes, dit Robert, « pour les mettre en
balance avec les droits fragiles, contestés et contestables, du nouveau […] »9.
5 Ibid., p. 19. 6 Ibid., p. 20. 7 Cité dans ibid., p. 16. 8 Voir ibid., p. 32. 9 Ibid., p. 35.
107
La folie de la culture (M. Blanchot)
C’est avec « respect et humour, admiration et critique », que Maurice Blanchot écrit
l’essai « Le pont de bois (la répétition, le neutre) » consacré à l’ouvrage de M. Robert, à
l’œuvre kafkaïenne et à la parole critique. Cet essai, paru pour la première fois en 1964 dans
la NRF, a été repris dans le recueil De Kafka à Kafka10.
D’un geste donquichottesque, Blanchot déclare en note de bas de page qu’il
redoublera le mouvement de la thèse de Marthe Robert. Cette dernière, dit Blanchot, a su
mieux que tout autre commentateur montrer comment le roman de Cervantès marque la fin de
l’Age d’Or des Belles lettres et le commencement de la fin de la littérature11.
Quelle est la folie du chevalier ? Se demande Blanchot. La folie de nous tous : « Il a
beaucoup lu et il croit à ce qu’il a lu. Il décide, par un esprit de juste cohérence, fidèle à ses
convictions (c’est de toute évidence un homme engagé), abandonnant sa bibliothèque, de
vivre rigoureusement à la manière des livres […] »12.
Pour la première fois, dit Blanchot, une création littéraire se déclare « imitation ». Et
pour cela « le héros qui en est le centre »13 n’est pas un personnage d’action malgré tous ses
efforts pour « accomplir des prouesses »14, mais « ce qu’il fait est toujours déjà une réflexion,
de même qu’il ne peut être lui-même qu’un double, tandis que le texte où se racontent ses
exploits n’est pas un livre, mais une référence à d’autres livres »15.
Blanchot considère que la folie de Cervantès est encore plus grande que celle de son
héros. Même si Don Quichotte n’est pas raisonnable, il suit une logique selon laquelle il met
en pratique la vie des livres. Mais l’auteur, dans sa bibliothèque, voudrait vivre comme son
héros, sans « se mouvoir ni mourir »16 : s’il s’évertue, c’est toujours dans un livre.
« Qu’espère-t-il prouver et se prouver ? – se demande Blanchot – est-ce qu’il se prend pour
son héros qui, de son côté, se prend non pour un homme, mais pour un livre et prétend
cependant non pas se lire, mais se vivre ? »17.
Le héros donquichottesque prétend être un livre qui veut se vivre. Mais l’auteur dans
sa bibliothèque prétend être juste un livre. Même pas un livre, une référence.
10 Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1981. 11 Voir ibid., p. 185. 12 Ibid. Je souligne. 13 Ibid., p. 186. 14 Ibid. 15 Ibid. Je souligne. 16 Ibid. 17 Ibid.
108
Là se trouve toute la folie de la culture, dit Blanchot, folie qui n’est que sa vérité
cachée : « Surprenante folie, risible et perverse déraison […] sans laquelle elle [la culture] ne
s’édifierait pas et sur laquelle elle s’édifie majestueusement et vainement »18.
La répétition et la critique
Au delà de la bizarrerie, la scission de la personnalité ou la blessure de l’inachèvement
que porte la littérature moderne, la thèse de Robert, dit Blanchot, nous conduit à réfléchir sur
la parole critique :
Nous avons lu un livre, nous le commentons. En le commentant, nous nous apercevons
que ce livre n’est lui-même qu’un commentaire, la mise en livre d’autres livres auxquels il
renvoie. Notre commentaire, nous l’écrivons, nous l’élevons au rang d’ouvrage. Devenu
chose publiée et chose publique, à son tour il attirera un commentaire qui, à son tour […]19.
Á cela, Blanchot ajoute une suite inattendue : « Cette situation, reconnaissons-là : elle
nous appartient si naturellement qu’il semble qu’il y ait un manque de tact à la formuler en
ces termes. Comme si nous divulguions, sous une forme de mauvais goût, un secret de
famille »20.
Cette vérité banale est une « surprenante folie ». Une « risible et perverse déraison »
qui conditionne notre culture et sans laquelle la vanité culturelle monumentale, ce
« Château », n’apparaîtra pas21. Qu’est-ce donc que « la culture » selon Blanchot ? La
perversion de la nature (culturelle) ou bien le dévoilement de cette perversité, de ce secret tout
à fait naturel, comme nous le dit Blanchot avec humour 22 ?
En essayant de répondre à cela, toujours dans le texte blanchotien, je quitterai pour
l’instant « Le pont de bois » pour aborder un secret de famille dans Le Très Haut : roman
labyrinthe qui foisonne de références culturelles23.
18 Ibid. 19 Ibid. 20 Ibid., p. 186-187. 21 En ce contexte voir aussi Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 127-128. 22 « […] la seule doctrine secrète de la littérature, c’est la littérature », dit Blanchot. Voir « Le pont de bois », op. cit., p. 188. 23 Plus loin dans l’essai, Blanchot se référera au Tour d’écrou, le roman d’Henri James (ce roman qui semble être en filigrane dans le Très-Haut est commenté par Blanchot en 1954 dans la NRF. L’article a été repris dans Le livre à venir). Il dira que le critique a cette prétention de révéler aux lecteurs un grand secret, de nous dire si les fantômes dans le roman de James ne sont que les fantasmes d’une jeune fille. Voir « Le pont de bois », ibid., p. 188.
109
Le Très-Haut
C’est peut-être sous la pression du souvenir d’Henry Sorge, du coup de poing de la
mère enragée menaçant sa fille, qu’émerge le roman le Très Haut24. Henry était témoin de
cette image de la mère majestueuse qui, voyant soudain le regard effrayé de son fils, se revêt
de l’épouvante. Une Méduse certes, une « reine », comme la nomma Louise, qui désormais ne
pourra plus croiser le regard de son fils, lequel, à partir de cet instant, se détournera à jamais
d’elle25.
Ce souvenir qui se manifeste lorsque Sorge est au jardin en compagnie de sa mère, se
trouve dans le livre juste après qu’une autre scène, allusivement érotique, entre le frère et la
sœur s’est déroulée dans la chambre de Louise, chambre fermée aux regards inquisiteurs de la
mère. Sortant de la chambre, Henry jette un coup d’œil sur la vielle tapisserie. En soufflant
sur elle, « […] des dizaines de papillons minuscules […] »26 lui remplissent les yeux. Ébloui,
il s’imagine regarder dans les abîmes d’un tombeau : des « […] milliers de vers, de mites, de
bêtes de tout genre qui foisonnaient là-dedans27 ». Sa voix, répétant après Louise « Très
ancien ! Très ancien! » 28 lui révèle la scène suivante :
[…] j’eus tout à coup sous les yeux, sortant du mur et se jetant dans la chambre,
l’image d’un cheval gigantesque qui se ruait vers le ciel, s’emballait d’une
manière folle. La tête dressée en l’air avait un aspect extraordinaire, une tête
féroce aux yeux égarés, qui semblait aux prises avec la colère, la souffrance, la
haine et que cette fureur, pour lui incompréhensible, transformait de plus en plus
en cheval : il brûlait, il mordait, tout cela dans le vide. L’image était vraiment
folle, d’ailleurs démesurée : elle occupait tout le premier plan, on ne voyait
qu’elle, je ne voyais même distinctement que la tête.29
L’image sortant de son tombeau se ressemble de plus en plus : image enragée dont la
colère « incompréhensible » se transforme en cheval. Mais pas tout à fait cheval. En une tête
folle, de cheval. S’approchant de l’image, Henry se demande : « Qu’était-ce donc ? Un escalier
en ruine ? Des colonnes ? Peut-être un corps couché sur les marches ? »30. Image cadavérique.
24 Maurice Blanchot, le Très-Haut, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1948. Le roman débute par un « combat » entre le narrateur et un homme dans le métro : ce dernier assène un coup de poing dans le menton d’Henry Sorge. 25 Selon la mythologie, la Méduse (« reine ») était la seule gorgone mortelle et fut tuée par Persée. 26 Ibid., p. 57. 27 Ibid., p. 57-58. 28 Ibid., p. 58. 29 Ibid., p. 58. 30 Ibid.
110
Dans Le Très-Haut Blanchot anime une société occidentale d’après-guerre foulée par
ses archétypes et ses figures mythiques monumentales. Projet dévastateur qui n’est pas sans
rapport avec Le Malaise dans la culture freudien. Mais à partir de là et jusqu’à la fin de
l’analyse, je voudrais me concentrer seulement sur cette image du cheval-chevalier fou et
furieux. Á cet égard, je passerai au « secret de famille » kafkaïen, puis je reviendrai au texte
blanchotien.
Lettre à Felice
Les écrits kafkaïens sont souvent peuplés de personnages-chevaux et Le Château ne
fait pas exception. Mais j’ai choisi cette fois d’aborder un autre récit. Il s’agit d’une lettre
célèbre, écrite à Felice le 19 octobre 1916 et que son auteur a transcrite ensuite dans son
Journal. Kafka s’exprime à propos d’une remarque de Felice concernant le dîner à venir du
nouvel an en compagnie de la famille Kafka. Felice écrit dans sa lettre que cet événement « ne
fera pas […] partie des plus grands agréments »31. Cette remarque ne plaît pas à Kafka et il se
jette sur l’occasion pour circonscrire sa situation familiale32. Dans les premiers passages, il
exprime son désir d’indépendance en un corps de cheval qui suit solitairement son chemin,
sans distractions et loin de la meute familiale. Puis il devient cheval de course pour qui
chaque parole émanant de la meute ou de lui-même est un obstacle insurmontable qui tombe à
ses pieds comme une poutre :
Tout lien que je ne crée pas moi-même, fût-ce contre des parties de mon moi, est
sans valeur, il m’empêche de marcher, je le hais ou suis bien près de le haïr. Le
chemin est long, les forces sont réduites, il y a plus que des raisons suffisantes
pour une pareille haine. […] la vue du lit conjugal à la maison, des draps qui ont
servi, des chemises de nuit soigneusement étalées, peut m’exaspérer jusqu’à la
nausée, me retourner le dedans du corps, c’est comme si je n’étais pas
définitivement né, comme si je sortais continuellement de cette vie étouffante
pour venir au monde dans cette chambre étouffante, comme s’il me fallait sans
cesse aller y chercher une confirmation de ma vie, comme si j’étais, sinon complè-
tement, du moins en partie indissolublement lié à ces choses répugnantes, en
31 Franz Kafka, Lettres à Felice, trad. par Marthe Robert, Alexandre Vialatte et Claude David, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1989, p. 790. 32 Á cette époque les fiançailles de Kafka avec Felice Bauer sont rompues. En juillet 1917, le couple se fiancera à nouveau.
111
tout cas elles collent à mes semelles, mes pieds qui veulent courir restent
enfoncés dans la première bouillie informe.33
Son corps de cheval est las et la haine en lui s’amplifie devant cette « scène primitive »
répugnante se déroulant dans la chambre des parents. Kafka se décrit comme substance en
délivrance continue, sortant de sa vie utérine dans une chambre également utérine.
Perpétuellement, il n’est « pas définitivement né », enfermé dans un cercle étouffant et pourri.
Il se sent obligé de revenir sans cesse à cette scène, et d’en témoigner, afin de confirmer
l’existence réelle de sa vie. Puis le corps se fige dans la substance informe comme si c’était le
cheval non « définitivement né », demeurant une « substance familiale ».
Se révolter contre cette loi naturelle, dit Kafka plus loin dans sa lettre, serait devenir
fou, et de là aussi que ses mots – ces « cercles de haine » qu’il trace autour de sa famille pour
simultanément la blesser et la défendre – se répercutent dans le vide.
Description d’un combat
Dans un fragment de 1919, « Si l’on pouvait être un Peau-Rouge », il semble que
Kafka fasse une interprétation d’une scène de son récit de jeunesse, Description d’un combat,
scène de chevauchée durant laquelle le narrateur étrangle son compagnon qu’il prend pour un
cheval. Dans le fragment de 1919, la chevauchée joyeuse qui traverse l’espace au plus loin
dévoile graduellement l’irréalité du réel :
[…] vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on quitte les éperons, car il n’y avait
pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et
qu’on voie le pays devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et
sans tête de cheval.34
On pourrait constater encore que dans ce mouvement de désir qui va s’intensifiant, le
chevalier s’est transformé en Centaure, tandis que son cheval a perdu la tête. Outre les désirs
diaboliques du narrateur kafkaïen, je m’intéresse ici au geste culturel qu’est ce cheval, dans le
cercle secret, « familial », Blanchot-Kafka.
La Folie du jour
Dans La Folie du jour, le narrateur enfermé dans la ville, souffrant du froid et de la
misère, va dans les bibliothèques pour se réchauffer. Faisant un pas de plus, il descend « […]
33 Ibid., p. 790-791. Je souligne. 34 Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, Œuvres complètes, trad. par Claude David, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1980, p. 121.
112
dans les bas-fonds surchauffés35. » Pour « […] rendre service […]36 » au bibliothécaire, le
narrateur galope joyeusement « […] sur des passerelles minuscules […]37 » et rapporte « […]
des volumes qu’il transmettait ensuite au sombre esprit de la lecture. Mais cet esprit lança
contre moi des paroles peu aimables ; sous ses yeux, je rapetissais ; il me vit tel que j’étais, un
insecte […] »38. Sous le regard du lecteur, le cheval joyeux et galopant se transforme en un
insecte misérable.
Plus loin dans le récit, lorsque le narrateur, encore plus enfermé, se trouve dans un
établissement de soin, un compagnon, « […] un vieillard à la barbe blanche […] »39, saute sur
ses épaules et gesticule au dessus de sa tête. Le narrateur en déduit qu’il est Tolstoï et c’est la
raison pour laquelle le médecin le considère fou. Mais le narrateur continue à porter tous ses
camarades sur son dos :
[…] un nœud d’êtres étroitement enlacés, une société d’hommes mûrs, attirés là-
haut par un vain désir de dominer, par un enfantillage malheureux, et lorsque je
m’écroulais (parce que je n’étais tout de même pas un cheval), la plupart de mes
camarades, dégringolés eux aussi, me rouaient de coups. C’étaient de joyeux
moments.40
Conclusion
Dans « Le pont de bois » Blanchot répartit cette « apparence du vide » qu’est Le
Château de Kafka en tous points du récit. Il nomme le Château « le neutre » pour ne pas lui
donner lieu ni en faire un symbole : « […] comme s’il était le point de fuite à l’infini à partir
duquel la parole du récit et, en elle, tous les récits et toute parole sur tout récit recevraient et
perdraient leur perspective, l’infinie distance des rapports, leur perpétuel renversement, leur
abolition »41.
35 Maurice Blanchot, La folie du jour, Gallimard, 2002, p. 15. 36 Ibid. 37 Ibid., p. 15-16. 38 Ibid., p. 16. Je souligne. Qui parle ici ? Le narrateur de La Métamorphose ? La folie du narrateur blanchotien est de prétendre être un livre qui se vit. Il semble que ce héros, autrefois cheval joyeux, « saute » des passerelles minuscules dû à la colère du bibliothécaire, cet écrivain, en apparence plus fou que son héros. 39 Ibid., p. 25. 40 Ibid., p. 25-26. 41 Maurice Blanchot, « Le pont de bois », op. cit., p. 200.
113
Plus de roman. Plus de récit, non plus42. La folie du cheval est la vérité cachée de la
violence écrasante du cercle culturel étouffant, de ses figures dominantes, de ses monuments
mythiques. Le cheval est l’image cadavérique de la substance familiale culturelle, son secret
pervers, perverti.
La parole critique, et en elle, le rapport Blanchot-Kafka, est la référence du « même »
privée d’identité : c’est toujours l’autre qui la dit43. Un « il » qui est le point de fuite du
mouvement affolant du regard à l’intérieur de la pensée, réfléchissant l’espace de ressem-
blance ; ressemblance retentissante qui circonscrit le rapport « par un redoublement qui va du
mirage à l’admiration »44.
Folie du chevalier ou folie du cheval, laquelle décrit le mieux la critique comme geste
culturel ultime ? C’est le cheval qui débarrasse de son dos tous ces fous cavaliers. Pensons au
jeu d’échecs : le cavalier est cheval. Faisons un saut : le cavalier a une tête de cheval.
Notice bio-bibliographique : Ayelet Lilti ([email protected]), rattachée à l’école doctorale « Langue, Littérature, image : Civilisation et Sciences Humaines », prépare une thèse ayant pour sujet « Blanchot-Kafka : rapport de ressemblance comique », sous la direction d’Évelyne Grossman. Elle a notamment publié : « L’image du mort-vivant chez Blanchot et Kafka », Europe, N° 940-941, août-septembre 2007.
42 Nous nous référons ici à la dernière phrase de La Folie du jour : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » op. cit., p. 30. 43 Voir « Le pont de bois », op. cit., p. 201. 44 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 195.
115
« Immense parole qui disait toujours “Nous” » ? : Le dernier homme
John MCKEANE Laming Junior Fellow, The Queen’s College Oxford
Goodbye Heaven, farewell Nirvana, sad Paradise adieu, adios all angels and archangels, devas & devakis, Bodhisattvas, Buddahs, rings of Seraphim, Constellations of elect souls weeping singing in the golden Bhumi rings, goodbye High Throne, High Central Place, Alleluiah Light beyond Light, a wave of the hand to Thee Central Golden Rose [...]
None left standing ! No tears left for eyes, no eyes for weeping, no mouth for singing, no song for the hearer, no more words for any mind.1
Towards the end of a poem conceived as an inventory of and farewell address to his
worldly possessions, Allen Ginsberg writes the above lines. His gesture in doing so is
atheistic without being closed off to religion, the latter being taken to be the stuff of life, the
innervation of our common being, but precisely as such, something that cannot be taken into
any beyond. This passage can open a reading of Blanchot’s Le dernier homme because it
reflects that work’s treatment of its main motif, weakness and suffering in the face of
impending death. In other words, the death of the last man innervates the relationships, the
‘nous’, that are sketched out in the work’s first part (between the last man, the narrator, and a
woman character); it is the stuff of life. This first part is already far from an appropriation of
that event, however: this thinking is pushed further in part II, where the ‘nous’ takes on
myriad roles. We shall see that in doing so, Blanchot takes a decisive step in his move away
from narrative writing and towards ‘the fragmentary’. Seemingly identifying the former as an
‘immense parole qui dit toujours “Nous”’, he attempts to move beyond it, towards a mode of
writing that is exposed to a neutral, ungraspable but insistent murmuring that is quite other
than the withdrawal and minimalism present in superficial readings of Blanchot generally and
Le dernier homme in particular.
*
1 Allen Ginsberg, « What would you do if you lost it? » in Collected Poems 1947-1980, New York, Harper & Row, 1984, p. 601-602.
116
In part I of the work (it would be too convenient to say that lack of space was what
was preventing me from writing on part II), a patient who arrives at the sanatorium when the
narrator-character and a woman character are already present. The name chosen for him of
course suggests that he is other than just one human being amongst others; this is the vein in
which the narrator asks ‘[p]eut-être lui [le dernier homme] est-il donné de respirer auprès de
tout homme très heureux […]?’2 This is to say that the experience of illness, suffering, and of
death’s proximity, which the last man undergoes in the sanatorium, is an experience that no
human being can avoid : in this sense human community takes shape around it. The narrator
continues, asking : ‘Peut-être est-il derrière chacun de nous, celui que nous voyons quand vient
la fin et qui se nourrit de ce moment de paix et de parfait repos qui nous atteint alors […]?’
(47). This experience is thus established – at least within a work which has been described as
‘l’univers du peut-être, ce mot infiniment répété dans l’ouvrage’– as a general one, involving
an economy of representation and transferability3.
The representative or allegorical status of the last man’raises the theme of community
to such an importance that it interferes with the naming of the character. This elevation is
matched by another when this theme also irrupts into the space traditionally reserved for plot,
which is largely given over to reflections on the humanity and community that are shared
between the narrator and the last man (or, perhaps just as much, to the absence of such
‘humanity’, if it is understood as humaneness: ‘le seul mouvement qui répondît à cet appel
était un mouvement de détestation’, 95). In other words, various forms of relation are set out
in the first part of Le dernier homme: those between the narrator and the last man ; between
those two and the last man ; and of all three in relation to the impending death of the last man,
which, of course, is also the death of all three : ‘nous avions peur de cette souffrance qui
risquait de lui survivre s’il ne la souffrait pas jusqu’au bout’ 86-87). Let us look at them in
more detail.
The first of these relations is that of the narrator who is already other to himself (and
grammatical agreements make it clear that it is a he). Whilst all narrator-figures, even those
recounting the most personal experiences or opinions, implicitly take such a detour through
the other, take part in a public, shared logic (otherwise, why – and how – would one listen to
them?), Blanchot’s récit differs insofar as this aspect is raised to an explicit level. Thus we
can read that ‘un autre que moi [écoutait le dernier homme], un être plus riche, plus vaste et
2 Le dernier homme, Paris, Gallimard, L’imaginaire, 1957, p. 47. Page numbers given in brackets. 3 Roger Judrin in « Maurice Blanchot : Le dernier homme » in La Nouvelle Revue Française, Avril 1957, n° 54, p. 725-726 (p. 726).
117
cependant plus singulier, presque trop général, comme si, en face de lui, ce qui avait été moi
se fût étrangement éveillé en “nous”, présence et force unie de l’esprit commun’9). Bataille
signals this aspect of the book when he writes: ‘le narrateur regarde mourir [le dernier
homme], il est pour le narrateur un reflet de cette mort qui est en lui. C’est en lui qu’il est
donné au narrateur de regarder, de contempler la mort’4. The implications of such a
contemplation trigger many of the developments in the book’s first part. Its reproduction on a
thematic level consists in the care, concern, and accompaniment (or the striking absence
thereof) that make up the two men’s relationship. This can be seen when the narrator states:
J’étais là, non pour le voir, mais pour qu’il ne se vît pas lui-même […] et
qu’ainsi il demeurât homme jusqu’à la fin. Il ne fallait pas qu’il se dédoublât.
C’est la grande tentation de ceux qui finissent : ils se regardent et ils se parlent ;
ils se font d’eux-mêmes une solitude peuplée d’eux-mêmes, la plus vide, la plus
fausse. Mais, moi présent, il serait le plus seul des hommes, sans même soi, sans
ce dernier qu’il était (23).
With this passage, we see that the name the ‘last man’is already cross-stitched with
many of the relational concerns that will be explored in the text. On the one hand he relies on
the relationship with the narrator to remain human, and thus avoid a descent, for instance into
animality (‘nous entendions […] sa toux, ce bruit sauvage […] “comme un loup”, disait-il’,
36). On the other hand, however, by dint of that very relation he is prevented from being
himself, if this self is synonymous with being the last man, being absolutely singular5.
This relationship between the narrator and the last man, which provide many of the
work’s most memorable passages, exists in a medium of considerable affective pressure. Thus
the narrator’s position fluctuates from the hatred already mentioned: ‘le seul mouvement qui
répondît à cet appel était un mouvement de détestation’95); to ‘un vague sentiment de
protection’7); to a shrill vulnerability : ‘Il ne me change pas ! Il ne me change pas encore !’
(50) Such pressure is exerted by the suspicion that the two men might represent two aspects of
a single entity, a process explored notably by the book’s second part, but hardly a secret in the
first. Indeed, it is perhaps not going too far to say that the book is a sort of tympanum
regulating these two aspects, or that the narrator exists as the conscious, speaking, narrating
function of the last man (and thereby of the suffering, weakness, and impending death he
4 « Ce Monde où nous mourons » in Critique, août-septembre 1957, 123-124, p. 675-684 (p. 677, emphasis original). 5 One thinks of the last survivors of various civilization that Westeners have encountered, such as the ‘man of the hole’in the Brazilian rainforest. See http://www.newscientist.com/blog/shortsharp science/2007/07/man-of-hole.html.
118
represents). It is suggested that, rather than being an empirically different person, the narrator
is nothing but this self-distancing, for instance understood as doubt: ‘j’aurais voulu le faire
avouer qu’il ne doutait pas de lui, aveu qui m’eût sans doute anéanti moi-même’9) ; ‘son
hésitation me permet seule d’être un peu certain de moi, et d’écouter, de lui répondre’11). The
extraordinary nature of Blanchot’s text is such that such suspicions do not exist in the margins
of the text, beside or underneath a more straightforward relation to the other, but instead
inform the choice of characters and the scenario of the sanatorium: instead of turning inwards
towards obscurity, the text is as it were inverted, its vital systems fully exposed.
This highly complex relation between the narrator and the last man, one of
apprehension, deferral, awaiting – and perhaps standing for nothing other than the time in
which one waits for death – is also alluded to by several passages involving the woman
character. On several occasions, she gestures towards an erasure of the distinction between the
two men. Thus we can read a statement by the narrator:
Comme ma chambre était entre la sienne [la femme] et celle du [dernier
homme], nous entendions, la nuit, parmi toutes le autres, sa toux, ce bruit
sauvage qui évoquait tantôt un gémissement, tantôt un cri de triomphe, un
hurlement qui ne semblait pas appartenir à un être aussi faible, mais à toute une
horde qui se tenait près de lui et passait à travers lui : « comme un loup », disait-
il. Oui, c’était un bruit terrifiant […] qu’elle disait entendre sortir de moi, me
traverser, passer de moi en elle pour l’atteindre (36).
And shortly afterwards : ‘le mot dont elle s’était servie pour moi, que j’étais moins
sûr, lui [le dernier homme] convenait’37). In truth, it seems most sensible to examine the
narrator’s relationship to the last man on the one hand, and with the woman on the other, in
the light of the changed environment that the second part of the book represents. This is
because it is at precisely the same moment, namely the end of the first section, that the
distinction between the last man and the narrator finally gives way, and that the woman leaves
the story. Let us therefore look more closely at this threshold between the two parts of the
book, how the concerns of the first part are elevated – via the figure of the ‘ascenseur’ – to
those of the second.
The final scene of the work’s first part features the woman and the narrator. It closely
resembles an earlier scene, this time featuring the woman and the last man and observed by
the narrator, when the woman accompanies the last man to the lift, walking at a careful
distance behind him, and the narrator remarks on the noise of the lift-pulley (87-88). Both
these features are present in the scene’s second version, now featuring the narrator as the one
119
accompanied to the lift (103). On the lift’s arrival upstairs, and in an emotional passage, the
narrator signals that the moment seems to be right for his confinement to the room, stating ‘là
pour moi était l’avenir […] je n’aurais plus d’autre paysage que cette solitude propre et
blanche […] là s’élèveraient mes arbres, là s’étendrait l’immense bruissement des champs, la
mer, le ciel changeant avec ses nuages’104). Such romantic descriptions of landscapes are
emphasized in order to bring out a sharper contrast with the woman’s attitude in this last
tableau of part I. Thus we read that
Une tristesse sans pensée […] nous séparait sèchement, comme si elle eût été à
un bout du temps et moi à un autre bout, – et cela dans le même instant et dans
le côte à côte d’une commune présence. Comprit-elle cette nécessité ? Elle
regarda la porte d’un regard rapide, me regarda aussi d’un regard rapide et s’en
alla vers sa chambre qui s’ouvrait plus loin à l’endroit où tournait le couloir
(104-05).
So, whatever their mutual understanding had been, it has now disappeared: the speed
of her glances makes this obvious. Indeed, this final action of the woman is revelatory for
how we view her previous interactions with the narrator. Whilst she had been implicitly
presented as another patient, the fact that she is the ‘reine du lieu’67) and that she is identified
with it (‘elle avait avec lui [ce lieu] des rapports d’intelligence qui lui permettaient d’en
extraire une vérité mouvante, secrète, alors que les autres restaient tournés vers le regret,
l’espoir et le désespoir d’une autre vie’26) ; her attitude at the games-table (‘[j]ouer lui avait
été longtemps un plaisir qu’elle avait cherché à m’inspirer, et non seulement à moi, à
beaucoup d’autres’, 88) ; her attitude of calm (‘comme une calme gardienne’, 70); and most
of all her prompting of the narrator (‘“[i]l faut que vous alliez voir [le dernier homme]”’, 97),
suggest that she could well be one of the sanatorium’s nurses, or that at least she has
internalized and performs many of their functions. Thus we can read, for instance, that ‘[l]à
où elle se tenait, tout était clair […] les vivants ne mouraient pas, les morts ne ressuscitaient
pas’68). In any case, she is certainly a world apart from the narrator. Rather than any negative
engagement with the ‘nécessité’ that marks him, what is devastating is that she does not see
any need to respond.
*
The second part of Le dernier homme is a mind-boggling text, at which critics have
only looked on occasion – even Bataille foregoes continuing his commentary of the first
120
section, stating ‘je n’essaierai plus’6. We should at least signal that the ‘nous’consisting of the
narrator and his doubt (further adumbrated in this part II) encounters a speech, noise, or
murmur coming from what is called ‘la région vaine’, a ‘région différente’111). This conti-
nuous, churning murmur is described thus : ‘Agitation de parole […] quand elle se tait, elle ne
se tait pas : je pouvais m’en distinguer, seulement l’entendre tout en m’entendant en elle,
immense parole qui disait toujours “Nous”‘ (112). Shortly after this passage, the text begins to
fragment, or perhaps we should say to expand, now becoming flexible enough to contain six
short, italicized sections, some of them dialogues, some of them forming a dialogue with the
surrounding text. In this way in part II of Le dernier homme begins an experimentation that
will last for at least two decades. We can close with one of those moments when the entire
force of Blanchot’s thinking arranges itself – only momentarily, before the movement of
worklessness takes us elsewhere – around something concrete. In this case that something is
the description of two voices in a dialogue, which surely causes us to imagine a dramaturgy of
Blanchot’s entretiens. In this description on the one hand there is ‘our’voice which ‘a
l’ampleur et la force de mondes ajoutés aux mondes’. On the other, the agitated, differing,
murmuring voice which is said to be ‘faible, grêle comme un crissement de lézard’113).
Notice bio-bibliographique : John McKeane ([email protected]) est chercheur en littérature française à Queen’s College, Oxford. Il a récemment soutenu une thèse sur l’émergence de l’écriture fragmentaire chez Maurice Blanchot. De là son prochain projet qui abordera la pensée et l’écriture de Philippe Lacoue-Labarthe. Il a d’ailleurs publié plusieurs articles et dirigé avec Hannes Opelz un volume collectif, Blanchot Romantique (Peter Lang, 2010). Il est également traducteur, notamment de L’Adoration, Déconstruction du christianisme, II de Jean-Luc Nancy, qui paraîtra chez Fordham University Press en printemps 2012.
6 In « Ce monde où nous mourons », op. cit., p. 675-84 (p. 682).
121
Influence et mise à distance : le sublime romantique dans Thomas l’obscur
Céline SANGOUARD-BERDEAUX Université Paris Diderot - Paris 7
Dans la continuité des travaux récemment menés sur le rapport de Blanchot au
romantisme, cette étude s’attache à mesurer l’influence du sublime naturel romantique sur
Thomas l’obscur. Nous verrons que cette influence, manifeste surtout dans la première
version de 1941, est pourtant mise à distance par Blanchot dès ce premier texte, mise à
distance qui sera confirmée dans la seconde version de 1950.
Le topos de la nature sublime est en effet très présent dans la première version : le
récit débute au bord de la mer, dans laquelle Thomas se baigne avant de se retrouver en forêt ;
l’aubergiste contemple le soleil couchant allongé sur l’herbe ; Anne se promène dans le vaste
jardin de l’hôtel, et chaque fois, ce rapport à la nature donne lieu à une expérience intense et
inédite pour le personnage. Cette présence fait donc question, d’autant plus que l’on retrouve
presque la triade « mer-montagne-forêt » de la nature romantique telle que Gracq l’a
identifiée dans En lisant en écrivant1, à la différence près qu’ici, la montagne est absente. Une
triade est néanmoins toujours repérable grâce à la présence d’un autre topos romantique, celui
du crépuscule. Dans Maurice Blanchot romancier, Évelyne Londyn résume les différentes
relations du sujet à la nature présentes dans Thomas l’obscur ainsi : « Dans cette première
version, Blanchot considère donc trois rapports possibles de l’homme à la nature :
identification, opposition, ou division par l’intermédiaire d’une nature imaginaire »2. En effet,
certains passages, comme celui de la promenade d’Anne entre les frênes, le saule pleureur et
le tilleul, évoquent la fusion du personnage avec la nature qui l’entoure, dans un sentiment de
beauté et de bonheur qui touche au sublime, un sublime enthousiaste teinté d’une simplicité
presque pastorale que l’on trouve par exemple dans certaines œuvres de Wordsworth, dans la
première section des Contemplations d’Hugo ou dans les récits de Sand3.
1 Voir Julien Gracq, En lisant en écrivant, Œuvres complètes, éd. Bernhild Boie, Claude Dourguin, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1995, p. 617. 2 Évelyne Londyn, Maurice Blanchot romancier, A-G Nizet, 1976, p. 98. 3 Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, Première version (1941), Gallimard, 2005, p. 63-64.
122
À ce rapport d’identification et de révélation de soi par l’intermédiaire de la nature
s’ajoute aussi dans la première version de Thomas l’obscur la figure romantique du sujet
contemplatif devant le spectacle de la nature, repérable par exemple dans le passage descriptif
où l’aubergiste, qui disparaît de la deuxième version, contemple, allongé sur l’herbe, le soleil
se coucher4. Mais dans cette scène de contemplation peut pourtant déjà se lire le rapport
ambivalent de Blanchot à ce topos sublime du soleil couchant, ne serait-ce que par la place de
choix accordée non au soleil couchant lui-même, mais à ce qui le suit, la nuit : c’est en effet à
ce moment-là que l’aubergiste lève le visage vers le ciel à la façon de l’« os sublimis »
d’Ovide : « Il releva la tête : il vit au-dessus de lui une étoile qui tombait, il vit à côté de lui
Anne qui souriait. La nuit brillante l’enveloppa »5. Outre la modification du motif du soleil
couchant, c’est le troisième rapport entre l’homme blanchotien et la nature établi par Évelyne
Londyn, « la division par l’intermédiaire d’une nature imaginaire », qui remet le plus en
question le sublime naturel romantique. Si, comme l’a montré Dominique Peyrache-
Leborgne, le sublime de la nature est à double tranchant pour l’homme romantique, celui-ci
n’accédant pas toujours à la fusion avec cette dernière6, chez Blanchot, dès la première
version de Thomas l’obscur, un écart important avec le topos romantique est décelable dans
cette présence d’une nature imaginaire et même artificielle. En effet, dès le texte de 1941, la
nature se présente souvent comme factice. C’est le cas dans le deuxième chapitre du roman,
lorsque Thomas entre dans le bois : les arbres et les feuilles n’ont paradoxalement, sous la
lumière étrange de fin de jour, « plus l’air d’être des arbres »7. On retrouve cette déréalisation
de la nature plus loin, lorsque le paysage semble « posé à part dans une toile où pour mieux
peindre les arbres on avait transporté des arbres entiers »8, ou lorsque Anne avance dans un
jardin imaginaire, « épuisé, morne et éteint » au sein même du jardin réel9. Par ces trois
extraits, on constate que déjà dans la première version, le rapport du sujet à la nature est
différent de celui qu’entretenait le sujet romantique. Que la nature ait des allures factices, ou
que le sujet lui-même en vienne à se projeter dans une nature virtuelle, ce dernier ne vit pas
l’union sublime avec la nature mais expérimente au contraire un rapport d’étrangeté radicale
4 Ibid., p. 54. 5 Ibid. 6 Dominique Peyrache-Leborgne, La Poétique du sublime de la fin des Lumières au Romantisme, Honoré Champion, 1997. 7 Maurice Blanchot, Thomas l’obscur (1941), p. 30. 8 Ibid., p. 46-47. 9 Ibid., p. 92.
123
avec elle et une distance infranchissable, comme si le motif romantique devenu véritable lieu
commun s’était glissé entre elle et l’homme.
La deuxième version de 1950 accentue encore davantage cet éloignement du sublime
naturel romantique : nombre de passages mettant en scène les personnages expérimentant le
caractère sublime de la nature sont supprimés, tandis que les passages décrivant une nature
factice avec laquelle tout contact authentique est impossible sont conservés. Dans l’expé-
rience de ce sublime naturel négatif, les personnages de Thomas l’obscur se trouvent face à ce
« dehors » ou ce « hors de soi » qui fonde la pensée et l’œuvre blanchotiennes. La nature ne
doit cependant pas être appréhendée selon une lecture purement allégorique qui irait contre la
lecture telle que la conçoit Blanchot, mais encore plus contre son écriture. Le « dehors » est
ici foncièrement réel et concret, et non idéel ou métaphysique. Ceci permet d’évaluer de
quelle façon Thomas l’obscur constitue une sorte d’adieu au sublime naturel, la nature
disparaissant presque intégralement des récits suivants, et en quoi cette œuvre contient les
germes d’un sublime proprement blanchotien.
Notice bio-bibliographique : Professeure agrégée de Lettres modernes, Céline Sangouard-Berdeaux (celine.sangouard@ gmail.com) termine un doctorat à l’Université Paris Diderot - Paris 7, sous la direction de Nathalie Piégay-Gros. Sa thèse porte sur la pensée et l’écriture du sublime dans la littérature du XXe siècle, plus précisément chez Breton, Bataille, Blanchot et Gracq. Elle a participé à différents colloques et journées d’études, et a écrit plusieurs articles à paraître, notamment : « Breton, Bataille : deux esthétiques du sublime, deux formes d’intensité dans l’entre-deux-guerres », in « L’Intensité », La Licorne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, n° 97. « La Terreur comme mythe de l’écriture, de Breton à Blanchot », in « Mythe(s), construction, traduction, interprétation », Textuel, Paris, Université Paris Diderot - Paris 7.
125
En attendant le dernier mot. Le passage du « je » au « il(s) »
Marco DELLA GRECA Université Paris Diderot - Paris 7 / Università di Pisa
Un écrivain montre sans doute de l’ironie s’il choisit la fin du monde comme sujet de
son premier récit et Le dernier mot comme titre inaugural de sa parole. J’entends ironie aussi
dans le sens du Lukács de Théorie du roman, comme l’impossibilité pour la subjectivité
créatrice de coïncider avec l’univers de sa création, cet espace confiné dans son intériorité qui
lui est radicalement interdit, qui le rend essentiellement étranger à ce Dehors intérieur qui est
l’œuvre : « Où aller ? lui dis-je. Que vais-je trouver maintenant ? Chez moi, je ne suis qu’un
intrus »1.
« Commencer d’écrire pour parvenir aussitôt au terme », Blanchot écrira, « cela
signifie au moins l’espérance […] de trouver le plus court chemin pour en finir dès le
début »2. Son premier récit n’a pas envie de perdre du temps : il démarre où la fin est déjà
commencée. L’aube de sa narration éclaire un jour qui est déjà le dernier du monde. En ce
sens, on serait tenté d’entendre à la lettre l’affirmation de Vincent Descombes : « Blanchot a
décrit, dans tous ses livres, cette vie après la mort qui est le lot de l’homme dans la post-
histoire, et dont la littérature moderne serait, d’après lui, le témoignage privilégié »3. Mais il
faut ajouter, tout de suite, que le récit blanchotien ne ressemble pas à ce monde pacifié qu’est
la post-histoire kojèvienne, ce dimanche de la vie, comme dirait Queneau ; il se révèle plutôt
le lieu où l’homme n’arrive jamais à son but et où il ne lui arrive jamais de s’égarer
complètement, le champ d’un combat éternel, d’une éternité toujours recommencée, où le
dernier acte du langage ouvre à l’attente infinie d’une parole ultérieure. Ce qui rend l’acte de
transgresser les limites du langage chaque fois nécessaire et chaque fois inutile, la condition
préalable de l’œuvre et son expression inévitablement tardive, en ne pouvant se manifester
qu’après coup. En ce sens, le titre du volume de 1983 où Le dernier mot trouve sa demeure
définitive est l’expression d’un vertige temporel qui peut sembler bizarre mais qui s’affirme
néanmoins cohérent. Comment est-il possible qu’un Ressassement éternel aboutisse à la
1 Maurice Blanchot, Après coup précédé par Le Ressassement éternel, Minuit, 1983, p. 64. 2 Ibid., p. 92. 3 Vincent Descombes, Le même et l’autre, Minuit, 1979, p. 134.
126
dimension posthume de l’Après coup ? On pourrait dire que ce mouvement n’était pas si
éternel, s’il a permis à la dimension de l’après coup de s’insérer dans l’espace de l’infini
retour de cet événement ; à moins qu’une dimension posthume n’était, dès le début des
Temps, son sens intime, le sens d’un passé effroyablement ancien et pourtant jamais arrivé.
Le dernier mot est un récit de la fin du monde, dans le double sens qu’il a pour sujet la
fin du monde et qu’il se déroule à l’intérieur de ce lieu apocalyptique, vécu et raconté en
direct par un « narrateur qui a gardé le privilège de l’égo », comme Blanchot écrira dans
Après coup4. Le Je narrateur serait donc un reporteur de l’Apocalypse, qui avec son dernier
mot annonce la fin du monde et la présence impossible de sa parole à cet événement. Si
Blanchot l’avait écrit en anglais il aurait pu appeler son récit The End of the World News,
comme le roman d’Anthony Burgess de 1982, en gardant dans le titre la possibilité, accordée
par la langue anglaise, d’indiquer avec la même expression les nouvelles sur la fin du monde
et la fin des nouvelles sur le monde. Blanchot lui-même tient à souligner la dimension
temporelle paradoxale qui caractérise sa première œuvre narrative : « Le paradoxe d’un tel
récit […] a pour trait principal de raconter, comme ayant eu lieu, le naufrage total, dont le
récit lui-même ne saurait en conséquence être préservé »5. Le dernier mot est l’événement de
cette impossibilité, un récit où le narrateur raconte sa propre fin.
Il serait compliqué de trouver d’autres exemples littéraires où avec la même force la
narration atteint ce point extrême, dans lequel la compréhension réciproque du Je et du monde
s’efface. Aucun de ces exemples ne partagerait avec Le dernier mot sa même situation, son
étrange dénouement qui fait de ce récit un projet d’écriture autodestructive presque intégrale,
qui arrive presque à réaliser ce qu’il ne peut pas. Parce que, il faut le dire, Le dernier mot
n’est pas ce qu’il annonce être. Blanchot lui-même exprime mal ce qui arrive dans son récit
quand il écrit que le narrateur « a gardé le privilège de l’égo ». En réalité, ce qui a lieu dans
l’avant-dernière page, dans le petit tour d’une phrase, est le soudain effacement de la voix du
Je narrateur, son évasion du texte, son écroulement qui anticipe le même destin de la Tour et
du monde. Ce qui a lieu, c’est un passage du Je au Il, d’une narration à la première personne à
une narration à la troisième personne :
Et nous fûmes liés de telle sorte qu’il se vit obligé, pour redevenir lui-même, de
me dire : « Je te berne, car je ne suis qu’une bête », mais, sur cet aveu, je
redoublai d’adoration et, à la fin, il n’y eut plus l’un auprès de l’autre qu’un
triste animal gardé par un serviteur qui en écartait les mouches. Un rayon de 4 Maurice Blanchot, Après coup, op. cit., p. 93. 5 Ibid.
127
soleil, dressé comme une pierre, les enfermait tous deux dans une illusion
d’éternité. Ils jouissaient béatement du repos.6
Tout d’abord, on pourrait lire ce soudain renversement de focalisation et de voix
narratives dans le sens d’un retour à une forme de récit plus traditionnel, à un souci de
réalisme. En d’autres termes, on pourrait supposer qu’un jeune écrivain, peu sûr de sa
technique, pour garder jusqu’à la fin la possibilité d’une narration fiable, a fait le choix facile
d’un passage d’un niveau intradiégétique à un niveau extradiégétique. Interprétation fort
discutable ; il faut rappeler, en fait, que le thème du passage du Je au Il, dans la période où il
publie Le dernier mot, est un leitmotiv de l’écriture critique de Blanchot7. Ce nœud central de
sa réflexion hante déjà son premier récit, en révélant ainsi une exigence primitive de son
expérience littéraire.
Ce qui arrive au Je narrateur dans Le dernier mot, sa soudaine disparition dans les
lignes impersonnelles qui racontent la fin du monde n’est pas sa perdition, mais son salut, qui
consiste à arrêter sa voix avant le dernier mot pour que sa parole survive dans l’œuvre. Le fait
que le Je abandonne son rôle de narrateur est essentiel à son rôle de personnage, le fait que Je
se transforme en Il ne fait pas disparaître sa parole du récit, mais l’affirme dans son
intégralité, en affirmant cette intégralité comme impossible. En passant du côté des
personnages, en se confinant dans l’imaginaire, Je devenu Il prend sa place parmi les futures
ruines de son monde pour assister au spectacle de sa chute, dernière chance de saisir, avec
l’impossibilité de vivre, l’impossibilité de mourir. C’est le même parcours idéal qui lie
l’écrivain à son œuvre, c’est la même exigence destinale qui, selon Blanchot, a voué Leiris,
Kafka, Rilke et beaucoup d’autres à l’écriture : abandonner le Je, passer au Il pour se
rejoindre dans son moi le plus véritable, un moi qui est devenu la voix de personne. En ce
sens, le vrai scandale de la littérature du XXe siècle s’avère chez Blanchot non la mort du
sujet, mais l’impossibilité de sa mort, l’impossibilité d’arrêter son mourir, l’impérissable
survivance parlante d’un « Je poreux et agonisant » (comme il nomme la voix de
l’Innommable de Beckett), l’insistance avec laquelle il dépasse l’instant où il cherche à
prononcer son dernier mot, en n’arrivant qu’à le reporter, à prolonger l’attente de sa mort à
l’infini, à se faire l’écho d’une parole encore et toujours à venir.
Encore en 1989, Blanchot écrira :
6 Ibid., p. 80. 7 À ce propos, je renvoie notamment à « Kafka et la littérature » et « Regards d’outre-tombe », in La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 20-34 et p. 238-248, et à « La solitude essentielle » et « Kafka et l’exigence de l’œuvre » in L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 11-32 et p. 53-101.
128
« Qui vient » est donc peut-être toujours déjà venu (selon le malheur ou le
bonheur du cercle) et « Qui », sans prétendre remettre en cause l’égo, n’y trouve
pas sa mesure, ne se laisse pas assumer par moi : le « Il » peut-être, qui n’est
plus le il de il pleut, ni même de l’il y a, mais sans cesser de n’être pas
personnel, ne se laisse pas non plus mesurer par l’impersonnel et nous retient au
seuil de l’inconnu.8
En ce sens seulement on peut dire qu’il n’avait pas tort quand il affirmait que dans Le
dernier mot « le narrateur […] a gardé le privilège de l’égo », mais pour faire l’expérience de
sa démesure, pour préférer le Il au moi comme expression la plus vraie, parce que la moins
connaissable, de son être, cet ego sans ego.
Je ne veux pas proposer une allégorisation du récit, tentative maladroite de lecture qui
parfois a été tentée pour l’œuvre narrative de Blanchot. L’événement raconté dans Le dernier
mot n’est pas l’allégorie du temps littéraire, mais le temps littéraire lui-même qui se manifeste
dans sa forme la plus limpide, dans sa transparence d’énigme, qui prend comme sujet son
propre essence et qui la réalise en se mettant en scène. Ce qu’on a fait, c’est seulement (di)
vaguer autour des frontières du dernier mot, mais on aurait pu constater comment les mêmes
questions hantent le Je narrateur et personnage durant son chemin, le rythme duquel est
scandé par l’impossibilité pour lui d’arrêter sa parole comme d’arriver à la prononcer jusqu’au
bout. Mais divaguer autour du récit s’avère peut-être une marche encore plus fidèle, qui peut
mieux poursuivre le Je narrateur à l’intérieur du texte, dans son parcours apparemment en
ligne droite mais en réalité sans but, qui fait de ses démarches le premier commentaire autour
de l’indicibilité de sa parole, la recherche infinie d’un mot prononcé et éternellement relancé.
Dans son premier récit Blanchot aborde la question la plus profonde de la littérature de
façon si directe qu’il n’en sortira plus. Malgré cette évidence, Le dernier mot, lieu de
formation de l’exigence littéraire chez Blanchot, demeure un texte trop peu étudié. Il faudrait
y reconnaître la mise en scène des conditions existentielles primitives de sa narration, une des
exigences les plus essentielles pour le Blanchot de ces années. Le final du récit, le choix
narratif de dissoudre le Je dans le Il, d’organiser son évasion grammaticale du texte –
j’entends évasion dans le sens que Levinas donne à ce concept, comme une fuite hors du soi
pour se retrouver intégralement dans l’autre de l’existence – en exprime la direction
privilégiée, sa tension inassouvie, son origine et son but : ce qu’on pourrait définir, chez
8 Maurice Blanchot, « Qui ? », in La Condition critique, édition établie par Christophe Bident, Gallimard, 2010, p. 442.
129
Blanchot, comme l’exigence d’une rigueur du presque, ce mouvement qui fait de la littérature
un effort qui, si on a le courage de le pousser jusqu’au fond, est toujours à recommencer9.
Je ne voudrais pas, moi, devoir dire le dernier mot. Je préfère plutôt conclure en posant
une question : si l’écriture ouvre et découvre à l’écrivain l’espace essentielle de sa solitude –
« le “Il” qui se substitue au “Je”, telle est la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre »10
–, en même temps elle peut ouvrir l’espace d’une communauté, où le Je devenu Il peut
partager sa solitude avec d’autres personnages, vivre seul avec eux. On l’a vu, les dernières
pages du dernier mot nous le montrent bien, elles sont la meilleure preuve du fait que ce qui a
lieu dans l’espace littéraire c’est le passage instantané du « je » au « il(s) », la réalisation de
cet espace communautaire, « illusion d’éternité », où l’existence de chacun est réalisée dans
l’absence de temps. Dorénavant, à partir de ce début déjà posthume, la narration
blanchotienne sera toujours le lieu où l’autre ne pourra pas me demeurer étranger, pour la
raison que sa voix impersonnelle est l’expression la plus propre de la mienne. Ainsi se
comprend aussi l’essence politique, cette exigence d’une liberté infinie qui se révèle être
l’instauration d’une communauté de solitudes amoureuses où s’affirme la tâche sérieuse de la
littérature pour Blanchot :
Ici, la littérature s’annonce comme le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte
l’oppression du monde, ce monde « où toute chose se sent serrée à la gorge »,
elle est le passage libérateur du « Je » au « Il », de l’observation de soi-même
qui a été le tourment de Kafka à une observation plus haute, s’élevant au-dessus
d’une réalité mortelle, vers l’autre monde, celui de la liberté.11
Notice bio-bibliographique : Marco Della Greca ([email protected]) a obtenu en juin 2011 un doctorat en cotutelle entre l’Université de Pise (doctorat en « Memoria culturale e tradizione europea ») et l’Université Paris 7 Diderot (doctorat en « Histoire et sémiologie du texte et l’image »), avec une thèse sur la question de l’écriture politique et littéraire de Maurice Blanchot dans les
9 Starobinski l’a découvert, par exemple, dans Thomas l’obscur : l’itinéraire presque circulaire du premier chapitre, dans lequel Thomas entre dans l’eau et revient sur le rivage, itinéraire qui anticipe le destin presque circulaire de l’œuvre même, avec Thomas qui dans le dernier chapitre entre encore dans la mer – mais est-ce qu’exactement dans le même endroit ? –, cet itinéraire incarne le mouvement général de l’œuvre qui, comme dit Starobinski, s’est elle-même choisie comme sujet : le commen-cement de l’œuvre, la possibilité même de commencer et, en ce mouvement sans issue, inaccompli parce que presque accompli, l’impossibilité d’en finir, une fois pour toutes, avec l’écriture. Voir Jean Starobinski, « Thomas l’obscur : chapitre premier », in Critique, 1966, n° 229, p. 498-513. 10 Maurice Blanchot, « La solitude essentielle », in L’espace littéraire, op. cit., p. 19. 11 Maurice Blanchot, Kafka et l’exigence de l’œuvre, ibid., p. 83.
130
années Trente : La rivoluzione dell’impossibile. Politica e letteratura nel Blanchot non-conformiste. Il s’est occupé de la question du langage et de la littérature chez Merleau-Ponty, en travaillant sur les notes manuscrites pour le cours sur la littérature au Collège de France 1952-1953. Sur cet argument, il a publié un article : « Maurice Merleau-Ponty interprete di Paul Valéry. Le lezioni al Collège de France », in Chiasmi international n. 9 : Architecture et autres institutions de la vie, Paris, Vrin ; Milano, Mimesis ; University of Memphis, 2008, p. 307-330. Il a publié aussi des études sur Pierre Corneille, sur le roman blanchotien Thomas l’obscur, sur le rapport entre Maurice Blanchot et Maurice Merleau-Ponty, sur la notion de révolution dans le non-conformisme des années trente et sur la réception française de Dostoïevski. Il a participé à la Journée d’études Maurice Blanchot 2010, avec l’intervention : « Révolution et Contre-révolution chez Blanchot ».
133
Explorer les espaces quotidiens : Fragmentation et représentation dans Granta
Cécile BEAUFILS Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR Études Anglophones - LARCA)
Le magazine littéraire Granta prend sa source à Cambridge, de façon littérale – la
rivière Cam, qui traverse la ville universitaire, porte également le nom de Granta1. La version
première du magazine, prenant la forme d’une revue étudiante, est unifiée par des signes
variés d’appartenance sociale et géographique qui relèvent du domaine visuel et linguistique.
Ces choix stylistiques mettent en avant un intérêt pour un espace à la fois culturel et
géographique délimité et cloisonné. Pourquoi alors, puisque tout ceci semble nous montrer
une certaine unité, mettre en avant l’idée d’une fragmentation ? Le magazine, de pilier de la
communauté étudiante, est devenu un magazine littéraire respecté et fait aujourd’hui figure de
référence dans la publication de jeunes auteurs. Depuis 1979 (année de sa refondation), il
n’est plus ancré dans l’espace universitaire : son espace géographique s’est considérablement
déplacé ; le magazine est ainsi passé d’une relation à l’espace du quotidien à une approche des
espaces quotidiens en s’attaquant à la littérature de voyage.
Les numéros du magazine après 1979 sont organisés par thème et les textes
appartiennent à des genres différents (prose de fiction, reportage, reportage photographique,
poésie, mémoires, etc.), mais le choix est généralement fait d’omettre les indications sur la
nature des textes dans le corps de l’ouvrage. Occasionnellement, la confusion est évitée dans
les courtes biographies des auteurs qui apparaissent à la fin de chaque numéro.
Granta a vocation de témoin artistique d’une époque et les textes publiés
appartiennent le plus souvent à une orientation réaliste. Le problème de la représentation se
pose car le récit de voyage est à la fois l’expression de la croyance d’une transmission
possible de l’expérience, en même temps qu’un genre littéraire hybride car puisant dans bon
nombre de traditions littéraires, comme l’explique le premier rédacteur en chef de Granta,
Bill Buford, dans l’éditorial du numéro 10, le premier consacré à la littérature de voyage :
1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en février 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 2 : Espaces quotidiens.
134
But if there is a revival of travel writing, this ambiguity – this generic
androgeny—is partly responsible for it. Travel writing is the beggar of literary
forms : it borrows from the memoir, reportage and, most important, the novel. It
is, however pre-eminently a narrative told in the first person, authenticated by
lived experience. It satisfies a need. A need for a fiction answerable, somehow,
to the world.2
Bill Buford insiste sur l’expérience dans un contexte littéraire qui met sur le même
plan textuel les récits fictionnels et non-fictionnels. Le critique Fernando Galván, à propos de
la littérature de voyage, situe cette évolution de la façon suivante : « there is a marked
increase in texts that break with the classical dichotomies “fiction”/ “reality” and
“literature”/ “non-literature »3. C’est ici une volonté de rupture qui est mise en avant, le
refus des dichotomies de l’écriture : les textes ont pour vocation de représenter non plus un
espace quotidien comme le magazine universitaire mais des espaces quotidiens pluriels. Cette
expression passe par la forme courte et l’angle du témoignage, une esthétique qui semble nous
indiquer que c’est par le fragment que la représentation des espaces quotidiens procède, que le
réalisme reste possible grâce à la remise en question des frontières traditionnelles.
Nous avons choisi de nous pencher sur le numéro 94, second numéro consacré à la
littérature de voyage, et publié pendant l’été 2006. Comment publier un recueil sur la
littérature de voyage, dans un paysage littéraire divisé entre tradition réaliste héritée du dix-
neuvième siècle et scepticisme quant à la représentation du réel ? Il s’agit surtout d’une
représentation du réel particulière, inspirée des récits du « new journalism » : cela peut
paraître paradoxal dans une réflexion sur les espaces quotidiens, mais permet précisément de
mettre en valeur des éléments cruciaux du processus de représentation. Cet apparent paradoxe
fonde ici l’approche du voyage, en particulier sur la couverture4. Celle-ci propose un ancrage
visuel dans le quotidien et un jeu sur la notion d’espace avec une mise en abyme. D’abord,
elle interroge l’idée de déplacement en annonçant une série de cadres qui ne représentent pas
une installation d’art contemporain mais les parties communes d’un ancien sanatorium
reconverti en hôtel en Sibérie. Ensuite, l’annonce « where travel writing went next », en sous-
titre du volume, est curieuse : pourquoi le passé ? Il s’agissait d’une prise de position forte à
2 Bill Buford, Granta, Londres, Penguin, 1983, n° 10, p. 7. 3 Fernando Galvàn, « Travel Writing in British Metafiction: A Proposal for Analysis », in D’haen, Theo and Bertens, Hans (dir.), British Postmodern fiction. Postmodern Studies, Amsterdam-Atlanta, (GA), Rodopi, 1993, n° 7, p. 78. 4 Les images ne sont pas libres de droit et ne sont donc pas reproduites ici ; cependant la couverture peut être consultée en ligne : http://www.granta.com/Archive/94?view=zoomCover
135
une époque où la mode du récit de voyage revenait, un processus que l’éditorial d’Ian Jack
détaille dans le numéro, en recentrant le débat non sur le voyage lui-même, mais sur l’acte de
raconter. Le volume se clôt presque sur l’idée de fin du voyage avec le texte « The End of
Travel » de James Hamilton-Paterson (p. 223-234), texte qui déplore la standardisation du
voyage et prône l’étude de l’espace quotidien au singulier, quand les autres textes contiennent
tous cette idée d’espaces quotidiens multiples à explorer et à représenter.
1. La diversité générique : le paradoxe constant
La constante ici est celle d’une écriture plurielle malgré l’attente créée par le titre du
numéro, attente d’une appartenance à un genre particulier (le récit de voyage) avec des règles
établies (repères géographiques, utilisation d’une langue étrangère, descriptions dominantes,
insistance sur l’expérience subjective de l’auteur). Les treize textes du numéro remettent en
question la possibilité du récit de voyage ; ils appartiennent à plusieurs grandes familles. On
trouve ainsi : un reportage photographique, trois textes de fiction (identifiables par leur sous-
titre, « a story », dans la table des matières), quatre récits de voyage au sens propre, trois
essais et un texte de « poésie trouvée », ce à quoi s’ajoutent les photographies qui servent
d’illustration à chaque texte. Ces dernières renforcent le doute quant à la nature des textes :
avant chaque texte, une photo en noir et blanc, en général créditée par une agence (Getty
Images, par exemple). Le texte « How to Fly », de John Burnside, est par exemple illustré par
une image créditée « Joe Schilling/Time & Life Pictures / Getty Images »5, qui vient contraster
avec le reportage photographique et les textes-témoignages.
C’est moins la polyphonie des voix et des genres qui nous intéresse ici que la façon
dont ces textes proposent une exploration des espaces quotidiens, qui sont à comprendre
comme un élément double, à la fois l’espace que l’on représente comme ordinaire, celui qui
n’est pas étranger, autre, et les espaces multiples, qui sont explorés dans le déplacement, et
représentés comme le quotidien des autres (par exemple « Trenitalia », p. 161) : les espaces
du texte périssable (le magazine) sont aussi ceux d’une écriture se voulant héritière du « dirty
realism », de l’écriture qui explore le familier. C’est la façon dont les espaces quotidiens sont
utilisés qui devient cruciale. On laisse le lecteur douter du statut des textes, de leur rapport
aux espaces quotidiens, à ce qui n’est pas remarquable, pour mieux explorer un espace
géographique mais aussi subjectif. Le quotidien est dans ce cadre identifié à une personne, et
les textes peuvent être aussi bien objectifs qu’intimes ; l’unité n’étant effective ni dans
l’espace abordé ni dans la nature du quotidien. 5 Granta, Londres, Granta Publications, n° 94, p. 104.
136
Les espaces quotidiens sont ceux qui sont racontés : l’expression prend son sens, ici,
dans la problématique de la représentation et surtout celle du récit. Comme le rappelle Ian
Jack, le rédacteur en chef, dans l’éditorial, en citant un rédacteur en chef précédent, Bill
Buford, ce qui compte est la « joie de raconter » (« the sheer glee of story-telling »6), le but de
la littérature de voyage canonique (la découverte d’un territoire nouveau) est mis au second
plan. C’est donc la textualisation des espaces au sens propre qui compte, ce qui n’exclut pas,
nous le verrons, la représentation. Les espaces du texte sont multiples et les espaces
représentés le sont également : Asie du Sud-Est, Ukraine, Espagne, Italie, Russie, Turquie,
États-Unis, proposant un véritable tour de la planète.
2. Fragments et exploration
Il y a ici une fragmentation des genres, des points de vue, des angles d’attaque en
rapport avec le thème du voyage (on notera par exemple l’originalité du texte « Cary Grant’s
Suit », de Todd McEwen, qui se concentre sur le voyage dans le cadre cinématographique de
La Mort aux Trousses, dont le héros n’est plus Cary Grant mais son costume qui relègue
l’acteur au second plan). La fragmentation est ici intégrée à l’acte de narration, elle forme
l’unité du recueil. Les photographies de Russie de Simon Roberts utilisées pour conter une
progression géographique et le titre, « Across eleven time zones »7, forment un panorama à
focalisation variée qui joue sur la mise en récit de l’espace et des ruptures de liens visuels
signifiants.
La fragmentation est localisée dans la forme courte, renvoyant à un accès partiel à
l’information (Granta reste fidèle à sa tradition de publication d’extraits de romans), fragmen-
tation qui se différencie de la fragmentation développée par la critique postmoderniste. La
fragmentation du numéro implique une part d’inachevé, c’est le manque qui est mis en
évidence. Le reportage de Simon Roberts n’offre pas de récit complémentaire, seulement
quelques notes en ouverture. Il fait mention de centaines de pellicules, soulignant son travail
de sélection mais rappelant au lecteur qu’il n’a accès qu’à des fragments de cet immense
espace traversé.
Le fragment n’est pas lié à une perte de représentation mais au contraire à une
recherche d’efficacité car la forme courte, incomplète, est liée au réel dans la mesure où l’on
doute du référentiel. Il n’y a pas de rupture de lien avec le réel perçu mais une exploration de
l’expérience (par exemple « Closing Time », de Jeremy Treglown, qui compare sa propre
6 Ibid., p. 14. 7 Ibid., p. 127-159.
137
expérience de la province espagnole d’Extremadure au texte des années 1920 de V. S.
Pritchett, Marching Spain). Au lieu d’abandonner la représentation et de présenter une
entropie montante, une impression de hasard contrôlé domine et permet une approche aussi
exhaustive que possible de l’idée de voyage, sous ses facettes distinctes : spatiales,
intellectuelles…
L’utilisation de fragments est mise au service de l’exploration des espaces quotidiens.
L’exposition d’une pluralité fait surface, comme si le seul moyen d’accéder au réel consistait
en cette tentative d’abolition des distinctions entre fiction et non-fiction, qui témoigne d’une
permanence de l’entreprise réaliste : une exploration multiforme trouvant son originalité en
évitant la question de la fiction. Par exemple, le choix de clore le numéro avec un texte de
poésie trouvée, « Homage to Mount Desert Island » (p. 251-256), annoncé comme « Selections
from the « Bar Anchor Times » compiled by Mark Haworth-Booth » et qui est construit par
collage d’extraits d’un journal local, est surtout remarquable parce que publié dans un
ouvrage de textes de voyage. Le texte rend compte d’une intersection entre un espace
extrêmement limité et des non-événements : « There was a puppy wandering loose on Park
Street on May 27 »8, « After someone called to complain, two men were told to stop bouncing
a ball off a wall on Sea Street on July 24. The men said they often bounced the ball to
unwind »9. En ce qui concerne le microcosme géographique et temporel, l’impression de
fragment n’est ici qu’une illusion et la technique, assez classique, n’est pas réellement utilisée
à des fins expérimentales. Cela nous rappelle que la fragmentation est construite comme une
expérience des limites textuelles, spatiales et temporelles, rappel du paradoxe du magazine,
condamné à l’extrême contemporanéité.
3. La fragmentation au service de la représentation
Nous observons ainsi que l’exploration des espaces quotidiens passe par une
conscience de l’acte narratif, un encadrement par des voix plus distanciées qui réaffirment la
nécessité d’explorer un espace restreint et par la fin du voyage de découverte. C’est une fois
encore l’intérêt de la mise en récit qui l’emporte sur la valeur de témoignage, comme nous le
montrent les textes présentés comme des histoires, « story » (table des matières, p. 4-5) : le
texte « Bye-Bye Natalia », de Michel Faber (p. 45-71), ne correspond pas au récit de voyage
canonique car le récit est celui, en focalisation interne, d’un personnage féminin, une femme
séropositive inscrite à un service de rencontres matrimoniales avec des Américains. Ayant un
8 Ibid., p. 254. 9 Ibid., p. 255.
138
accès limité à l’information, on devine ce qui se passe au fur et à mesure, d’autant plus que
l’utilisation de mots en ukrainien ralentit le lecteur. Malgré la facture classique de cette
nouvelle, celle-ci prend une dimension inattendue dans ce contexte : il n’y a pas de voyage à
proprement parler mais l’attente d’un voyage pour le personnage principal ; là encore c’est le
manque qui justifie tout.
Les espaces quotidiens sont perçus comme multiples (dans l’espace géographique,
mental et temporel) et eux-mêmes fragmentés, mais cela n’annule pas l’acte de raconter pour
autant, cela le concentre. Le quotidien est donc le retour, mais un retour distancié par la
conscience de la fragmentation de l’expérience et la présence de voix critiques dans le corps
du magazine. Ce qui nous permet d’appréhender les problèmes posés par la notion d’espaces
quotidiens, c’est la mise en valeur de la satisfaction apportée par le récit, satisfaction visible et
revendiquée. Ce constat nous permet de créer des liens entre les tensions présentes dans
l’esthétique du fragment et une tentative contemporaine de représentation de l’expérience.
Notice bio-bibliographique : Cécile Beaufils ([email protected]), ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et agrégée d’anglais, est doctorante contractuelle à l’UFR d’Études Anglophones de l’Université Paris Diderot - Paris 7, et dépend du LARCA. Elle prépare une thèse intitulée : « The Granta/Granta, un objet culturel hybride » sous la direction de Catherine Bernard.
139
Le documentaire comme pratique de la ville : le Marseille de Denis Gheerbrant
Camille BUI Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - CÉRILAC)
Né et développé en ville, le cinéma semble dès ses débuts s’être épanoui dans une
relation privilégiée avec l’espace urbain1. Pour Siegfried Kracauer, penseur de la modernité
culturelle dans les années 1920, le cinéma était un médium
capable de saisir la grande ville, d’enregistrer sa vie collective et anonyme,
d’exprimer sa temporalité propre, d’en capter les phénomènes muets, fugitifs,
inconscients. Le seul à pouvoir donner forme à la réalité de la grande ville
devenue pure extériorité, surface scintillante où le sens des mots et des choses se
trouve dissous, leur fonctionnalité oubliée.2
Depuis les films de ville des premières décennies3, le cinéma n’a eu de cesse de
produire des représentations de la ville, donnant à voir (et à entendre) quelque chose du
paysage ou de la vie urbaine. Parmi les productions cinématographiques urbaines, une
tendance documentaire issue du cinéma direct des années 1960 entretient une relation
singulière à l’espace urbain. Dépassant les perspectives d’un cinéma urbain envisagé comme
une « mise en vue » de la réalité4, certains cinéastes s’intéressent aux « pratiquants ordinaires
de la ville »5 et se proposent de faire l’expérience de l’urbain par le cinéma. Le cinéaste,
marcheur parmi les marcheurs, arpente la ville et ses trottoirs, entre dans les demeures,
caméra et micro à la main. Faisant écho aux projets d’art participatif qui se développent à 1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en mars 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 3 : L’espace de la ville. 2 Voir Nia Perivolaropoulou, « La ville cinématographique, Siegfried Kracauer », in Théorème 10, Villes cinématographiques, ciné-lieux, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 13-24. 3 Pour le cinéma documentaire des avant-gardes, la ville fut d’abord un lieu d’expérimentation visuelle, tirant profit d’une communauté d’expériences sensorielles entre l’espace urbain et le cinéma. Le genre de la « symphonie urbaine » ou celui du « portrait de ville » des années 1920 constitue un des points d’émergence explicite de la conception du cinéma comme un « art naturel » de la ville. Les films de Walter Ruttman, Berlin, Symphonie d’une grande ville (1927) et de Dziga Vertov, L’Homme à la caméra (1929) servent de modèles à ce genre. 4 Paul Ardenne, Un Art contextuel, Création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Flammarion, Paris, 2002, p. 25. 5 Michel De Certeau, « Marches dans la ville », in L’Invention du quotidien, t.1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 141.
140
partir des années 1960, les formes urbaines du cinéma direct questionnent le partage classique
entre expérience vécue et image cinématographique. Dans cette communication, nous
tracerons quelques pistes pour penser les liens entre pratique et représentation de la ville au
cinéma, en suivant les pas du cinéaste Denis Gheerbrant.
1. Denis Gheerbrant, héritier de Jean Rouch
Documentariste français contemporain, Denis Gheerbrant est chef opérateur et
réalisateur. Durant plusieurs années, il a parcouru Marseille en solitaire, pour des repérages
puis, caméra à la main, à la rencontre des habitants. De ces cheminements, il a tiré une « suite
cinématographique ». Sortie en 2009, La République Marseille6 est composée de sept films
dont la totalité court sur six heures et forme un portrait complexe de la cité phocéenne. Au fil
des films, des Marseillais se racontent et guident le cinéaste sur leurs lieux de vie, de travail
ou de souvenirs.
Denis Gheerbrant pratique un cinéma de la rencontre que l’on peut situer dans la
filiation du cinéma direct7 tel que l’a développé Jean Rouch8. En 1960, l’anthropologue et
cinéaste, réalise avec le sociologue Edgar Morin le film fondateur du cinéma direct en
France : Chronique d’un été. Ce film fait figure de manifeste pour un nouveau type de
cinéma, dénommé à l’époque « cinéma-vérité » par ses auteurs, en hommage au cinéaste russe
Dziga Vertov. Dans son texte « Chronique d’un film », publié après la sortie de Chronique
d’un été, Edgar Morin décrit la démarche qui a nourri le film :
Ce film est une recherche. Le milieu de cette recherche est Paris. Ce n’est pas un
film romanesque. Cette recherche concerne la vie réelle. Ce n’est pas un film
documentaire. Cette recherche ne vise pas à décrire ; c’est une expérience vécue
par ses auteurs et ses acteurs. Ce n’est pas un film sociologique à proprement
6 La République Marseille (France, 2009), Réal. : Denis Gheerbrant ; Prod. : Richard Copans, Alexandre Cornu ; Couleur ; Durée : 6 heures. 7 Ce mouvement cinématographique protéiforme s’est développé initialement en Angleterre, en France, au Canada et aux États-Unis au moment où de nouveaux outils (caméra légère et magné-tophone portatif synchrone principalement) favorisaient l’évolution des pratiques documentaires au cinéma. Free Cinema anglais, cinéma direct québécois et « cinéma-vérité » français ont notamment réuni des cinéastes portant un intérêt renouvelé au quotidien des hommes ordinaires et à leur parole. L’expression « cinéma direct » proposée dans les années 1960 par les cinéastes québécois de l’Office National du Film est aujourd’hui utilisée comme formule générique en alternative à d’autres expressions plus problématiques telles que « cinéma-vérité » ou « living camera ». Elle désigne à la fois les mouvements pionniers des années 1960 et les pratiques contemporaines s’inscrivant dans le prolongement de celles-ci. 8 Denis Gheerbrant évoque lui-même l’importance de Jean Rouch dans sa démarche documentaire. Voir Denis Gheerbrant, « Denis Gheerbrant, l’arpenteur », Entretien réalisé par Sarah Elkaïm et Laurine Estrade, 6 octobre 2009, disponible en ligne <http://www.critikat.com/Denis-Gheerbrant.html>
141
parler. Le film sociologique recherche la société. C’est un film ethnologique au
sens fort du terme : il cherche l’homme. C’est une expérience d’interrogation
cinématographique : Comment vis-tu ?9
Le texte met l’accent sur la dimension expérimentale du projet : à la fois expérience
sociale et expérience cinématographique, Chronique d’un été « hybride » le cinéma et la vie10.
La méthode élaborée par Rouch et Morin pour Chronique d’un été est tout à fait nouvelle,
puisqu’il s’agit de mettre en place une expérience partagée entre les auteurs et les « acteurs »
du film, loin de l’illusion d’un cinéma documentaire purement descriptif. Le matériau
filmique se constitue donc au hasard de rencontres dans la rue (« pédovision ») et au gré de
mises en situation des protagonistes tour à tour isolés ou rassemblés autour d’une table par les
auteurs (« commensalité »). Chronique d’un été est bien un film à valeur documentaire : les
acteurs y sont des acteurs sociaux, vivant leur propre rôle sous le regard de la caméra.
Cependant, la réalité saisie par les moyens du cinéma est une réalité qui se développe pendant
et pour les besoins du tournage. Loin de penser que le cinéma, par un simple processus
d’enregistrement passif, serait capable de capter une vérité du monde qui affleure à sa surface,
Rouch et Morin investissent la performativité d’un cinéma de la rencontre, c’est-à-dire la
capacité de celui-ci à faire advenir du réel dans le réel.
En écho au projet parisien de Chronique d’un été, Denis Gheerbrant, cinquante ans
plus tard, place lui aussi la rencontre au centre de sa démarche d’exploration de la ville. Selon
lui, « la vérité du cinéma documentaire réside dans la relation documentaire : c’est la vérité
de ce qui se produit entre la personne que l’on filme et soi, quelque chose qui s’inscrit entre
nous »11. Ainsi, pour filmer Marseille, après une période de repérages sans caméra, étalée sur
six mois, Gheerbrant tourne par intermittence durant un an et demi, rencontrant à plusieurs
reprises des personnes avec qui il a développé des affinités. Le documentaire est pour lui un
véritable mode de sociabilité, où filmeur et filmés entrent en relation par la médiation de la
caméra – qu’il choisit de porter lui-même, à l’épaule.
2. Prendre part à la ville
Denis Gheerbrant tire profit d’une affinité entre une conception du documentaire
9 Edgar Morin, « Chronique d’un film » (1961), in Edgar Morin, Jean Rouch, Chronique d’un été, Paris, Interspectacles, 1962, p. 8-9. 10 « Ce film est hybride et c’est cette hybridité qui fait tantôt son infirmité, tantôt sa vertu interrogative » écrivait Edgar Morin en 1961 dans son texte « Post-chronique », in Chronique d’un été, op. cit., p. 35. 11 Denis Gheerbrant, « Regard 038 », Entretien vidéo réalisé par RLHD TV, 15 mai 2010, disponible en ligne <http://www.dailymotion.com/video/xdbg4l_regard-038-entretien-avec-denis-ghe_shortfilms>
142
comme pratique de rencontres et la ville, espace public par excellence, lieu d’échanges et de
passages où les mouvements et les frictions recréent sans cesse du vivre-ensemble. Ainsi pour
Gheerbrant, documenter la ville par le cinéma, ce n’est pas seulement en produire une image
mais véritablement entrer, en tant que sujet, dans la logique de l’urbain, mobile et
polyphonique. La République Marseille est le produit de l’expérience marseillaise du
cinéaste, expérience intimement liée aux pratiques spatiales et sociales des Marseillais qu’il a
rencontrés. Ainsi l’expérience de la ville prend-elle corps dans la matière filmique suivant
deux voies. Celle, directe, du corps en mouvement du cinéaste qui constitue l’interface d’une
expérience subjective, sociale et spatiale12 de la ville ; et celle, indirecte, des récits et des
parcours des « personnages » relayés par le cinéaste.
En effet, le corps du cinéaste est directement impliqué dans l’expérience de filmage en
caméra portée : son corps règle la focalisation du point de vue. Son regard incarne le champ
de la caméra, son écoute devient la nôtre. À travers cette subjectivisation de la perception, les
films de la suite marseillaise se présentent comme le point de vue incarné et personnel du
cinéaste sur la ville – point de vue à hauteur d’homme qui s’oppose au regard omniscient de
la ville vue du dessus13. Le corps de Gheerbrant demeure hors-champ mais se signale par le
tremblement de l’image et par sa voix en off : il est « cinéaste-personnage » interagissant avec
les habitants. À travers ce « troisième corps » en jeu qu’est la caméra, Gheerbrant se fait le
passeur de différentes manières de vivre et de raconter Marseille. Le temps du tournage, il
devient donc à son tour pratiquant de l’espace urbain qu’il arpente en filmant.
Le parcours de Gheerbrant, d’une rue ou d’un quartier à un autre, s’élabore au fil des
rencontres. Bien souvent, un personnage assume la fonction de guide et emmène le cinéaste
sur des lieux qui ont pour lui un sens particulier. Denis Gheerbrant explore la ville à travers
son expérience ; à chaque personnage son quartier, les lieux de son enfance, de son travail, ses
parcours… En articulant aux récits et à la mémoire des habitants, des images de leurs lieux
biographiques, Gheerbrant donne à saisir les traces invisibles de vies présentes ou passées : un
vieux mur où un nom est gravé, l’ancien emplacement d’une maison, un endroit où l’on allait
pêcher, l’usine aujourd’hui fermée… Les paroles sont littéralement suscitées par le parcours,
ancrant le film dans une spatialité et une historicité vivantes. Ainsi, La République Marseille
est-elle une tentative de rendre à l’écran quelque chose de l’« épaisseur du vécu » de
12 Voir Guy Di Méo, « Subjectivité, socialité, spatialité : le corps, cet impensé de la géographie », in Annales de géographie, 2010/5 n° 675, p. 466-491. 13 Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 141.
143
Marseille, ville industrielle et d’immigration, qui émerge au carrefour des mémoires et des
imaginaires14.
3. Récits d’espace, de l’expérience à l’œuvre
Le montage agence les parcours et les discours filmés selon une logique subjective qui
respecte la singularité de chaque rencontre entre filmeur et filmés. Ainsi Gheerbrant choisit-il
par exemple de consacrer entièrement un moyen métrage à Rolf, docker de l’Estaque dans Les
Quais (46 min.), tandis que dans Les Femmes de la Cité Saint-Louis (53 min), il va à la
rencontre d’une communauté de femmes qui luttent pour la préservation de leur quartier.
Voici comment, au cours d’un entretien, Denis Gheerbrant évoque la manière dont son
écriture cinématographique s’attache à répondre à des paroles singulières :
Ce qui me permet d’articuler le déroulement d’un film, qui vient travailler cette
question, c’est une parole dans un corps qui émerge comme dans une première
fois d’abord pour celui qui l’énonce. C’est cela que je cherche à provoquer, cette
émotion de la pensée qui affleure, là, devant nous. C’est dans cette émotion que
je peux construire une ligne d’images, comme on dit une ligne mélodique,
souvent des paysages, des fragments de l’espace urbain, comme des haïkus.15
Polyphonique, chaque film repose sur des récits personnels enchâssés où récit premier
(celui du cinéaste) et récits seconds (ceux des filmés) sont indissociables. Les films de La
République Marseille sont construits à partir de paroles, d’interactions, qui ont lieu autour
d’une table ou bien au cours d’une errance partagée. Le lien entre les corps et l’espace bâti se
réalise ainsi soit au moment du tournage, lorsque le personnage est cadré dans son
environnement immédiat, soit grâce à un montage associatif passant du récit au paysage et
réciproquement. En effet, les séquences où se développent des paroles – narratives ou
descriptives – sont encadrées par des vues, souvent en plans fixes, de paysages marseillais.
L’espace est ainsi donné à voir comme l’environnement d’un personnage, environnement
qu’il habite, parcourt, raconte.
Tournage et montage organisent ensemble une représentation de l’espace urbain
toujours liée à une pratique de celui-ci, que ce soit celle du cinéaste-passeur, ou celles des
14 Faire l’expérience d’une ville réelle, c’est aussi mobiliser un imaginaire de cette ville : « Marseille travaillait en moi comme un pays imaginaire, un monde peuplé de récits, le lieu d’une parole ouverte, où l’on pouvait avancer l’hypothèse que l’autre soit considéré comme une richesse avant que de représenter une menace. », écrit Denis Gheerbrant qui fut le chef opérateur de René Allio pour son film L’Heure exquise (1981) tourné à Marseille. 15 Denis Gheerbrant, « Entretien avec Denis Gheerbrant », in Une suite cinématographique, Livret accompagnant le DVD La République Marseille, Éd. Montparnasse, 2009, p. 11.
144
Marseillais eux-mêmes. L’écriture documentaire de Gheerbrant est le fruit d’une expérience
partagée du territoire : pratiquant de la ville à la rencontre de ses pairs, l’espace urbain est
pour lui un espace à vivre, à expérimenter. La forme de chaque film est une proposition pour
rendre compte de la ville à partir de l’expérience subjective, spatiale et sociale du filmeur et
des filmés. Chaque film se fait le récit d’un parcours, à l’opposé d’une description carto-
graphique de la ville :
La différence entre les deux descriptions ne tient évidemment pas dans la
présence ou l’absence des pratiques (elles sont à l’œuvre partout), mais dans le
fait que les cartes, constituées en lieux propres où exposer les produits du savoir,
forment les tableaux de résultats lisibles. Les récits d’espace exhibent au contraire
les opérations qui permettent, dans un lieu contraignant et non « propre », de le
« triturer » quand même, comme le dit une habitante à propos des pièces de son
appartement : « On peut le triturer ». Du conte populaire aux descriptions de
logis, une exacerbation du « faire » (et donc de l’énonciation) anime les récits
narrant des parcours en des lieux qui ont pour caractéristique, du cosmos ancien
au HLM contemporain, d’être les formes diverses d’un ordre imposé.16
Le cinéma urbain de Denis Gheerbrant n’est donc pas seulement une façon de
représenter la ville, il est également une manière de la vivre. L’expérience du tournage et le
film en tant qu’objet esthétique achevé sont indissociables : l’œuvre se fait écriture des
pratiques par la pratique, partage de mémoires et crée un savoir intersubjectif sur Marseille.
Dans la lignée du cinéma direct rouchien, le cinéaste en prenant part à la vie urbaine, la (ré)
active en faisant naître de nouvelles paroles et de nouveaux parcours, qu’il met en récit. Ainsi,
par l’interaction sociale et par le cinéma, Denis Gheerbrant produit de la ville en tant qu’elle
est polyphonie de discours et de pratiques.
Notice bio-bibliographique : Camille Bui ([email protected]) est doctorante contractuelle et monitrice en études cinématographiques. Elle prépare une thèse sur l’héritage de Chronique d’un été (1961) de Jean Rouch et Edgar Morin dans le documentaire urbain contemporain, sous la direction de Jacqueline Nacache. Membre du GRHED (Groupe de Recherches en Histoire et Esthétique du cinéma documentaire, Université Paris 1), elle a également rédigé un article sur les docu-mentaires du « New Queer Cinema » pour un numéro de la Revue LISA : « L’écriture documentaire dans le monde anglophone : de la propagande à la contestation », qui paraîtra courant 2012.
16 Michel De Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 179.
145
Mobilité de l’interprétation et de la mémoire chez Dada : Le poème simultané
Emmanuel COHEN Université de Picardie - Jules Verne (ECRIT)
Espace labile de la création au début du XXe siècle, le Cabaret Voltaire est un lieu
d’expérimentation dont les innovations ont changé bien des pratiques artistiques
contemporaines1. Situé à Zurich, ville neutre au centre d’une Europe en guerre, le Cabaret
Voltaire a recueilli des artistes divers réunis par une même conscience critique à l’égard des
politiques de leurs pays.
La guerre nous avait projetés par-dessus les frontières de nos patries. Ball et moi
venions d’Allemagne, Tzara et Janco de Roumanie, Hans Arp de France. Nous
étions tous d’accord : la guerre avait été fomentée par les différents gouverne-
ments pour les raisons les plus platement matérialistes.2
Dans ce lieu particulier, point névralgique d’une certaine contestation artistique et
culturelle, les pratiques sont réinventées selon un désir d’échapper aux discours dominants.
Nous nous intéresserons ici au poème simultané, également appelé « poème simultan » (nom
qui copie la forme allemande ou roumaine de l’adjectif), première innovation artistique
radicale présentée par Hugo Ball puis reprise par Tristan Tzara. Le poème simultané présente
la particularité d’être une forme mobile, dont les réalisations scéniques varient au cours de
l’histoire du mouvement Dada, mais également au Cabaret Voltaire dès son invention.
Comment aborder une forme si mouvante ? Quel lien y a-t-il entre la mobilité formelle et la
démarche dadaïste de déconstruction de l’art et des frontières entre les arts ? Dans ce cours
texte, nous tenterons de proposer des pistes pour penser ce jeu constant de mobilité des signes
et des formes, de brouillage des frontières théoriques et artistiques.
1. Labilité de la forme du poème simultané
Si le mystère sur ses origines est facilement dissipable, le poème simultané dada est 1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 - Langue, Littérature, Image : Civilisation et Sciences Humaines en janvier 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 1 : Mobilités. 2 Richard Huelsenbeck, En avant Dada, L’histoire du Dadaïsme (1920) Paris, Éditions Allia, 1983, Traduction de l’Allemand de Sabine Wolf., p. 8.
146
symptomatique de la complexité de l’expérience théâtrale d’avant-garde. La première
difficulté méthodologique est le manque certain de traces des performances scéniques, qui
rend délicate l’appréhension même de cet objet. Le poème simultané soulève la question de la
nature transitive de la création artistique et de l’expérience artistiques, ainsi que de leur
mémoire. Art mobile, son interprétation l’est également.
Cette labilité rétrospective conduit aussi à des interprétations très variables, qui
remettent en question la valeur des témoignages, et a posteriori notre compréhension de
l’esthétique dadaïste. Comment parler alors de théâtre dada au singulier, de l’évolution de ce
théâtre et de son esthétique ? Cette mobilité du sens est-elle symptomatique de l’avant-garde ?
Le Cabaret Voltaire se place donc en marge de la culture suisse dominante. C’est un
espace de contre-culture : espace de critique de l’ordre politique, social, et des nationalismes
exacerbés par la guerre. Le poème simultané s’inscrit dans cet espace de décentrement du
regard, de mobilité des formes et des propositions :
[N]ous n’hésitions pas à dire aux petits bourgeois zurichois, gras et ignorants,
que nous les prenions pour des cochons et le Kaiser pour le fauteur de la guerre.
Chaque fois cela causait beaucoup de vacarme et les étudiants – la racaille
réactionnaire la plus stupide de Suisse, si, vu l’abrutissement national obliga-
toire, il est encore possible d’appliquer un superlatif à l’abrutissement et à la
bêtise d’un groupe particulier – donnaient grossièrement et rageusement une
idée de l’opposition du public, celle-là même qui allait plus tard permettre à
Dada d’accomplir sa marche triomphale à travers le monde.3
Une double nécessité donne jour aux expérimentations du Cabaret Voltaire : nécessité
de se départir du langage officiel – pris comme outil du « bourrage de crâne » et de
l’inhumanité du pouvoir, mais aussi nécessité alors de trouver un mode d’expression qui soit
compatible avec cette critique du pouvoir et propice à une expérience esthétique – et pas
seulement politique. Le premier poème simultané présenté sur la scène du Cabaret Voltaire
est Karawane4, d’Hugo Ball, qui s’inspire de l’art primitif et de la poésie nègre, mais aussi de
la poésie consonantique et des expériences bruitistes et futuristes. Le poème se présente ainsi :
3 Ibid., p. 10. 4 Pour l’écouter dans une version antérieure : http://ubu.artmob.ca/sound/ball_hugo/Ball-Hugo_Karawane.mp3
148
Hugo Ball, à propos de sa représentation de Karawane, insiste sur le « simultané »
comme dialogue entre image et son :
Je portais un costume spécialement dessiné par Janco et moi. Mes jambes étaient
abritées par une espèce de colonne faite de carton d’un bleu brillant qui
m’entourait jusqu’aux hanches, de sorte que je ressemblais à un obélisque pour
cette partie. Pour le haut, je portais une immense collerette découpée dans un
carton et doublée de papier écarlate à l’intérieur et d’or à l’extérieur, le tout
maintenu autour du cou, de telle sorte qu’il m’était loisible de l’agiter comme
des ailes en levant ou en baissant les coudes. À cela venait s’ajouter une coiffe
de chaman cylindrique, très haut, rayé de bleu et de blanc [...] Je commençai de
manière lente et solennelle :
gadji berri bimba
glandridi lauli lonni cadori
etc.
[…] je me tournai à nouveau vers le pupitre du milieu en battant vigoureusement
des ailes.
Les lourdes séries de voyelles et le rythme traînant des éléphants me
permettaient un crescendo. Mais comment animer la fin ? C’est alors que je me
suis rendu compte que ma voix, faute d’autres possibilités, adoptait la cadence
ancestrale des lamentations sacerdotales, ce style des cantiques tels qu’ils se
lamentent dans les églises catholiques d’Orient et d’Occident.5
Quelques semaines plus tard et sur la même scène, Tristan Tzara, Richard
Huelsenbeck et Marcel Janco présentent un nouveau poème simultané, de facture différente :
L’Amiral Cherche une Maison à Louer6. L’Amiral a une construction plus complexe, car il se
divise en trois parties, toutes composées d’une partition à trois voix. La première et la
dernière parties, sortes de polyphonies polyglottes en français, anglais et allemand, sont
entrecoupées d’un intermède très rythmique qui rappelle la poésie bruitiste et consonantique.
5 Hugo Ball, cité par Marc Dachy, in Journal du mouvement Dada, Paris, Skira, 1989, p. 43. 6 Pour une version contemporaine de ce poème simultané : http://ubu.artmob.ca/sound/tzara_tristan/Tzara_ Janco-Hulsenbeck_Lamiral-cherche.mp3
149
Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco, L’Amiral Cherche une maison à Louer,
lu le 31 mars 1916 au Cabaret Voltaire, Zurich.
Le fait que la première et la dernière phrases se répondent encadre l’expérience du
poème simultané dans la fiction d’une histoire, comme si ce dernier contenait une information
qu’il nous fallait déchiffrer, ou, inversement, comme si l’intermède rythmique contenait un
message qui serait la clé de la compréhension du reste du poème simultané. Il s’agit moins ici
pour Tzara de retrouver une langue primitive compréhensible par tous, comme dans
Karawane de Ball, que de déconstruire la syntaxe et la langue, en d’autres termes, de détruire
toute possibilité de communication.
La proposition de Tzara est différente : il s’agit plus d’un travail sur la voix que sur
l’image (l’absence de photo est également le signe de son désintérêt pour cette dimension de
la performance), et de la mise en pratique de ce qu’il appelle « poésie-état d’esprit »7. Pour
reprendre la terminologie de Tzara dans cet essai, le poème simultané marque le passage
d’une poésie comme moyen d’expression (plus romantique) à une poésie comme état d’esprit,
sorte de pendant poétique de la théorie psychanalytique du Jung des Métamorphoses et [d]es
7 Tristan Tzara, « Essai sur la Situation de la poésie » (1931), in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion, 1975, Tome V, p. 11.
150
Symboles de la Libido8. Dans cet essai, Jung oppose deux concepts, le « penser dirigé » et le
« penser non-dirigé », dit aussi « penser associatif » ou « hypologique », caractéristique du
rêve, par exemple. Le « penser non-dirigé » est une source d’influence considérable dans le
poème simultané et dans la poésie dadaïste puis surréaliste. En modifiant le rapport logique
des mots entre eux et de la logique, la performance du poème simultané interroge les facultés
cognitives et critiques des spectateurs d’une façon proche de celle dont fonctionne le rêve :
Je voulais réaliser un poème basé sur d’autres principes. Qui consistent dans la
possibilité que je donne à chaque écoutant de lier les associations convenables.
Il retient les éléments caractéristiques pour sa personnalité, les entremêle, les
fragmente, etc. restant tout-de-même dans la direction que l’auteur a canalisée.9
2. Mobilité constante du sens du poème simultané
Derrière l’expression « poème simultané » se cachent deux objets différents, deux
types d’expériences qui ne se confondent pas tout à fait. Sous ce même nom générique, deux
conceptions – au moins – se jouent. De fait, des interprétations très divergentes, aux deux
extrémités du spectre politique et religieux, s’opposent au sein du mouvement.
Le 30 mars 1916. Hier, toutes les tendances stylistiques de ces vingt dernières
années se sont donné rendez-vous. Huelsenbeck, Tzara et Janco ont présenté un
« poème simultan ». C’est un récitatif en contrepoint où trois voix ou plus
parlent, chantent, sifflent, etc. en même temps, de telle sorte que leurs rencontres
constituent le contenu élégiaque, drôle ou bizarre de la chose. Un tel poème
simultané fait ressortir surtout un organum fort têtu (...). Les bruits (un rrrrr,
prolongé pendant plusieurs minutes, ou des entrechoquements, ou des
hurlements de sirènes, etc.) surpassent en énergie la voix humaine.10
Et de généraliser :
Le poème « simultan » s’interroge sur la valeur de la voix. L’organe humain
représente l’âme, l’individualité, au cours de son odyssée parmi des
compagnons démoniaques. Les bruits forment l’arrière-plan, le non-articulé, le
fatal, ce qui est décisif et déterminant. Le poème veut montrer que l’homme est
inextricablement lié au processus mécaniste. Par un raccourci typique, le poème 8 Carl G. Jung, Les Métaporphoses et les symboles de la Libido. La première version du texte date de 1912 mais il sera repris de nombreuses fois, jusqu’au changement du titre pour devenir Métamor-phoses de l’âme et ses symboles, 1950. 9 Tristan Tzara, « Note pour les bourgeois » (1916), in Dada est Tatou. Tout est Dada, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 320-321. 10 Hugo Ball, Dada à Zurich : Le mot et l’image, Dijon, Les Presses du Réel, 2006, p. 25.
151
expose le conflit entre la vox humana et un monde qui la menace, l’infiltre et la
détruit sans qu’elle puisse échapper à son rythme et au déferlement de ses
bruits.11
Comment expliquer cette mobilité du sens donnée au poème simultané, alors que
Karawane et L’Amiral Cherche une Maison à Louer sont exactement contemporains ?
3. Mémoire et mobilité de la réception
Pour comprendre cette difficulté à saisir ce qu’est le poème simultané, il est important
de se souvenir également de la genèse du mouvement Dada, et de la trajectoire de ses
membres fondateurs. Il n’y a pas d’unité du mouvement au départ, et il n’y en aura jamais
vraiment. Le terme Dada recouvre un espace esthétique flou, dont les frontières bougent en
fonction de la date et de ses membres. Dès 1917, la cohésion entre les quatre auteurs des
poèmes simultanés étudiés s’effrite pour des raisons idéologiques et pratiques ; partir de
Zurich et choisir soit la France, soit l’Allemagne, c’est aussi réévaluer a posteriori les projets
de Dada.
Alors que Tristan Tzara part pour Paris en janvier 1920, suite à l’invitation de Francis
Picabia, et y devient un chantre de la pure provocation – il suffit de lire les témoignages
d’André Breton et des autres Dadaïstes parisiens pour s’en rendre compte – Richard
Huelsenbeck et Hugo Ball prennent des routes divergentes. Le premier repart à Berlin en
1917 et y publie le premier « Manifeste Dada » en avril 1918. Là-bas, il se consacre à la
création d’un dadaïsme berlinois dont la raison d’être devient politique. Son essai L’Homme
nouveau12 paraît en 1917 et en février 1918, à la galerie Neumann de Berlin, il donne une
conférence dans laquelle il raconte l’aventure Dada commencée à Zurich. Cet événement est à
l’origine de la formation du premier groupe d’intellectuels révolutionnaires sous l’impulsion
du dadaïsme. Les idées contenues dans le Manifeste reprennent celles qui donnèrent naissance
à Dada à Zurich : cosmopolitisme, proclamation de Dada comme « disposition de l’esprit » et
opposition à toute tendance éthique et esthétique.
Hugo Ball, à l’inverse, quitte Dada dès 1917 pour écrire plusieurs essais politiques à
tendance mystique sur l’Allemagne. Il finit sa vie en Suisse avec sa compagne Emmy
Hennings, totalement reclus. Pendant cette période, Ball corrige son journal intime afin de faire
coïncider ses réflexions de 1916 - 1917 avec sa nouvelle conception mystique et chrétienne du
monde. Les témoignages qui nous sont donc donnés à lire ne correspondent pas néces-
11 Ibid., p. 25. 12 Richard Huelsenbeck, Der Neue Mensch (L’Homme nouveau),in Neue Jugend, n° 1, mai 1917.
152
sairement à ce qui a eu lieu à l’époque, mais ce sont des reconstructions a posteriori
d’analyses politiques engagées. La définition qu’il donne du poème simultané, la façon de
relater son expérience sur scène et la réception des spectateurs, tous ces éléments sont voués à
être lus avec la plus grande distance critique.
Un second élément à prendre en compte pour comprendre la mobilité du poème
simultané est la multiplication a posteriori des témoignages le concernant. Si, faute de
moyens techniques, les performances scéniques des poèmes simultanés n’ont pas pu être
enregistrées, les documents postérieurs à ces réalisations sont très nombreux et ont tendance à
noyer les informations sous une masse de points de vue divergents. Si les querelles quant à la
paternité du nom Dada sont souvent citées, celles à propos du sens du poème simultané ne
manquent pas non plus, comme le laissent entrevoir les témoignages de Tzara, Ball et
Huelsenbeck que nous avons reproduits ici.
Le poème simultané, en tant qu’objet d’étude, soulève certains problèmes liés à la
recherche sur les matériaux vivants et mobiles, étant à la fois une performance et une œuvre
collective. Mobile par sa forme nouvelle, en pleine construction, il l’est aussi par l’évolution
des artistes qui lui ont donné naissance. L’exemple d’Hugo Ball et de Tristan Tzara nous
montre également à quel point il est important de définir l’espace géographique et historique
dans lequel un certain type d’œuvres est appréhendé, et dans ce cas précis, de remarquer
combien cet espace est mobile au fil du temps, du fait de l’évolution de ses acteurs. Ainsi, le
poème simultané nous renseigne-t-il autant sur l’esthétique du mouvement Dada, et sur la
nature de ses expériences scéniques, que sur les processus de mythification, de transformation
et de mobilité des mouvements d’avant-garde.
Notice bio-bibliographique : Emmanuel Cohen ([email protected]) prépare une thèse sur le théâtre des avant-gardes historiques et de Gertrude Stein (« Le Théâtre non-dramatique : le théâtre des avant-gardes parisiennes (1910-1930) »), sous la direction de Christophe Bident (Université Paris Diderot - Paris 7, puis Université de Picardie-Jules Verne) et Wendy Steiner (Université de Pennsylvanie). Il a écrit un article pour la revue Théâtre Public, « Principes cinématographiques contre théâtralité empêchée, ou l’esthétique théâtrale de Gertrude Stein » (à paraître en juin 2012).
153
Georges Perec et l’infra-ordinaire, tentative d’épuisement d’un lieu quotidien
Raoul DELEMAZURE Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - CÉRILAC)
L’intérêt que Perec porte à la notion de quotidien s’inscrit dans une époque où la
quotidienneté surgit comme question1. Dans la lignée de l’école des Annales, c’est toute une
pensée du quotidien qui s’élabore, par le biais notamment des analyses d’Henri Lefebvre2 ou
de Michel de Certeau3. Dans une approche singulière, Georges Perec fait subir à cette notion
une double inflexion : la première se fait sous l’influence de la revue Cause Commune, fondée
par Jean Duvignaud et Paul Virilio en 1972, et à laquelle Perec contribue. Cause Commune
veut « mettre en cause les idées et les croyances de notre culture », afin d’« entreprendre
autant que faire se peut une anthropologie de l’homme contemporain », qui passe par « une
investigation de la vie quotidienne à tous ses niveaux dans ses cavernes généralement
dédaignées ou refoulées »4. Ainsi, les participants à la revue se réclament-ils d’une approche
ethnologique sur leur propre quotidien, proche et pourtant étranger. Le deuxième numéro de
la revue porte en couverture le titre suivant :
ordinaire
infra
quotidien
La revue substitue donc à la notion de quotidien le concept d’« infra-quotidien », dans
la mesure où, dans les années 1970, on prend conscience que le quotidien, objet d’étude
marginal, est en fait ce par quoi les appareils d’État, ce par quoi les institutions de la société
bureaucratique, dirigent la consommation et maîtrisent le corps social. Le pouvoir ayant prise
sur lui, toute analyse du quotidien ne fera en fait que répéter le discours de l’institution. C’est
pourquoi la revue crée ce concept d’« infra-quotidien », que Perec reprend à son compte sous
le nom d’« infra-ordinaire » : ce qui est en deçà du discours sur le quotidien et qui permet
1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en février 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 2 : Espaces quotidiens. 2 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, Le sens de la marche, 1968. 3 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, tome I. 4 Cité par Claude Burgelin, Georges Perec, Seuil, 1988, p. 119.
154
d’en rendre compte. En effet, pour Perec, il y a deux strates opaques qui recouvrent notre
espace quotidien, et qui nous empêchent de le percevoir : d’une part la hiérarchisation sociale
– à laquelle il s’intéresse notamment quand il décrit des bureaux de chefs d’entreprise dans
son texte Le saint des saints5 – et d’autre part, la réduction fonctionnaliste :
Une chambre, c’est une pièce dans laquelle il y a un lit […] ; une chambre
d’enfant, c’est une pièce dans laquelle on met un enfant ; un placard à balais,
c’est une pièce dans laquelle on met les balais et l’aspirateur […].
De cette énumération que l’on pourrait facilement continuer, on peut tirer ces
deux conclusions élémentaires que je propose à titre de définitions :
1. Tout appartement est composé d’un nombre variable, mais fini, de pièces.
2. Chaque pièce a une fonction particulière.6
La seconde inflexion que Perec fait subir à la notion de quotidien est celle d’un
ancrage autobiographique, mettant ainsi en lumière la tension inhérente à l’espace quotidien,
entre idiosyncrasie et générique. Dans son projet Lieux, Perec avait choisi douze lieux
parisiens auxquels il était lié pour différentes raisons : familiales, amicales, amoureuses.
Réglé par un programme sur douze ans7, il s’agissait de produire douze descriptions
« objectives », sur place, de chacun de ces douze lieux – la série intitulée « réels » –
descriptions dédoublées par autant de tentatives d’évocation des souvenirs liés à ces lieux :
soit un programme de 288 textes8. Perec n’a pas mené son projet à son terme et ce, semble-t-
il, pour deux raisons majeures : la volonté d’anamnèse ne semble produire qu’une dérision de
souvenir9, et l’un des lieux décrits, la rue Vilin, dans le XXe arrondissement, là où Perec a
grandi avec ses parents, est progressivement détruit et se révèle en fait une impasse. On peut
ainsi dire que Perec passe d’une quête sur les lieux de mémoire à une réflexion sur les lieux
communs, l’espace du quotidien.
Comparé à l’ampleur du projet, le résultat est somme toute assez dérisoire. Perec joue
à qui perd gagne et transforme son grand projet autobiographique en exploration systématique
de l’échec : le projet abandonné, la stratégie de publication de Perec est celle de la dispersion,
5 Texte d’abord publié dans Vogue Hommes n° 42, septembre 1981, puis repris dans le recueil L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, La librairie du XXe siècle, 1989 p. 89-95. 6 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, L’Espace critique, 1974, p. 57-58. 7 Le projet devait s’étaler sur la période 1969-1980, mais Perec, déjà en retard sur son plan de travail, s’interrompt définitivement en 1975. 8 Pour plus de renseignements sur le projet Lieux, voir Philippe Lejeune, La Mémoire et l’oblique, Paris, P.O.L, 1991 p. 141-209. 9 De plus, ce travail d’anamnèse est pris en charge par l’élaboration, entre 1970 et 1975, de W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975.
155
qui fait paraître séparément des textes issus de la série « réels » dans différentes revues
(revues très différentes qui plus est) à la fin des années 70 : « Guettée » dans Les Lettres
nouvelles, « Vues d’Italie » dans la Nouvelle revue de psychanalyse, « La rue Vilin » dans
L’Humanité, « Allées et venues rue de l’Assomption » dans L’Arc et « Stations Mabillon »
dans Action poétique. Cette stratégie a une double conséquence : elle met l’accent sur la
fragmentation de l’espace, qui ne peut plus être subsumé à l’intérieur d’un projet
contraignant, donc rassurant, et elle conduit d’autre part à une autonomisation de la série
« réels », ce dont témoignent la description du carrefour Mabillon réalisée pour France
Culture et le texte Tentative d’épuisement d’un lieu parisien10 qui utilisent la même méthode,
et portent sur les mêmes lieux, mais qui n’ont pas été écrits comme partie intégrante du projet
Lieux. C’était à l’origine un projet sur le temps : Perec en parlait comme de « bombes du
temps »11 qui enregistreraient le vieillissement des lieux, le vieillissement de ses souvenirs et
le vieillissement de son écriture, mais l’autonomisation de la série « réels » l’a transformé en
une réflexion sur l’espace.
On le voit, la spécificité de l’espace quotidien est d’être un point d’articulation entre
temps et espace, qui trouve son espace littéraire propre dans celui de la série, entre répétition
et variation : série des 288 textes du projet Lieux, ou série des neuf textes qui composent la
Tentative d’épuisement. L’approche sérielle du quotidien, consubstantielle à son objet, a pour
but d’en proposer un déchiffrement. Perec, dans le prière d’insérer d’Espèces d’espaces, tente
de cerner son entreprise : « Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-
inventer (…) mais de l’interroger, ou, plus simplement, de le lire… »12. À la suite de Roland
Barthes13 et de Michel Foucault14, Perec propose un déchiffrement textuel de l’espace
quotidien : lire la ville comme un texte et la décrire dans l’espace du texte.
Georges Perec publie en 1975 un texte intitulé Tentative d’épuisement d’un lieu
parisien, qui tente de décrire l’infra-ordinaire de la place Saint-Sulpice. Pour l’écrire, Perec
s’installe trois jours durant, du 18 au 20 octobre 1974, place Saint-Sulpice. Il ne veut ni faire
l’historique de la place, ni même simplement décrire la place, mais tenter de l’épuiser :
10 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1975. 11 Georges Perec, Espèces d’espaces, op. cit., p. 109. Les textes, mis sous scellé dans des enveloppes, ne devaient être ouverts qu’en 1980. 12 Ibid. 13 Roland Barthes, « Sémiologie et urbanisme », in Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Paris, Seuil, t. II, 1993, p 440. 14 Michel Foucault, « Le langage de l’espace », Critique n° 203, avril 1964, repris in Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, volume I, p. 407-412.
156
Il y a beaucoup de choses place Saint-Sulpice, par exemple : une mairie, un
hôtel des finances, un commissariat de police, trois cafés dont un fait tabac, un
cinéma, une église […].
Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées,
photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent
a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne
se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se
passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages.15
Cette tentative d’épuisement est mise en scène par Perec comme une expérience
scientifique. Ainsi, avant la première description, peut-on lire :
La date : 18 octobre 1974.
L’heure : 10 h 30.
Le lieu : Tabac Saint-Sulpice.
Le temps : Froid sec. Ciel gris. Quelques éclaircies.16
Ces informations ressemblent aux comptes rendus d’observations expérimentales
publiés dans des articles scientifiques, dans lesquels les conditions d’observation sont données
puisqu’elles peuvent influer sur le résultat de l’expérience17. Mais ce que ces informations
nous livrent de fondamental, c’est le fait que le temps de la perception correspond au temps
de la rédaction : en prise directe avec le réel, la tentative d’épuisement est consubstantielle au
temps de sa propre écriture, dans une sorte de déchiffrement de l’espace quotidien en acte,
comme l’application d’un des travaux pratiques que Perec proposait dans Espèces
d’espaces18. Perec entreprend ce déchiffrement de l’espace en combinant un inventaire de ce
qu’il voit et un récit de l’espace perçu.
Le premier écueil que rencontre Perec est celui de la distorsion entre sa volonté de
saisir l’événement dans sa singularité et la nécessité de classer ces informations pour que le
texte soit lisible. Le premier texte est l’exemple même de cet écueil, puisqu’il est le seul à
15 Ibid. p. 11-12. 16 Ibid. p. 12. 17 Annelies Schulte Nordholt rapproche ces indications du travail en série des Impressionnistes dans son article « Georges Perec : topographies parisiennes du flâneur », RELIEF, Revue électronique de littérature française 2 (1), mars 2008, p. 66-86. 18 « Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps (…). Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable (…). Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne », op. cit., p. 100.
157
tenter de classer les informations selon des catégories19 : lettres de l’alphabet, couleurs ou
trajectoires. Non seulement certaines catégories n’ont pas d’éléments à classer, telle la
catégorie « véhicule » dont l’« inventaire reste à faire », mais, de plus, la catégorie
« trajectoires » recense des éléments qui ne la concernent pas :
Le 63 va à la Porte de la Muette
Le 86 va à Saint-Germain-des-Prés
Nettoyer c’est bien ne pas salir c’est mieux
Un car allemand20
Perec est confronté à un second écueil : le réel qu’il note et tente de déchiffrer dépend
de sa condition d’observateur. Perec le sait et le note dans son deuxième texte :
Limites évidentes d’une telle entreprise : même en me fixant comme seul but de
regarder, je ne vois pas ce qui se passe à quelques mètres de moi : je ne
remarque pas, par exemple, que des voitures se garent.21
En effet, celui qui observe est aussi celui qui sélectionne l’information, celui qui
remarque même ce qui n’est pas remarquable. Le texte de Perec n’est pas un dédoublement de
l’espace réel, il lui faut faire un tri, dont le texte rend compte. Perec observe, mais il doit aussi
noter ce qu’il observe. Il se trouve alors face à un dilemme : s’il veut épuiser le lieu, il lui faut
tout écrire, mais plus il écrit, et moins il peut observer ce qu’il faut épuiser. Défaut de
l’entreprise de description de l’espace quotidien, cette inscription de l’observateur élabore en
creux une nouvelle forme de subjectivité qui fait que celui qui écrit est à l’œuvre dans son
texte, non en tant qu’auteur, mais en tant que scripteur et en tant que foyer optique. Puisque la
tentative d’épuisement est réalisée en temps réel, le texte est à la fois la description de l’espace
et le récit de Perec en train de décrire l’espace. À la fin du deuxième texte, on peut lire :
Un 63
Le tocsin s’arrête
Un 96
Il est trois heures moins le quart
Pause22
19 À la manière de l’enregistrement de la description du carrefour Mabillon réalisé pour France Culture, et édité en coffret par André Dimanche Éditeur, 1997, dans lequel Perec monte parallèlement sa description en temps réel du carrefour et un texte, Inventaire, lu par Claude Piéplu, qui classe les éléments décrits par catégories. 20 Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, op. cit., p. 15. 21 Ibid., p. 26. 22 Ibid., p. 28.
158
Dans le quatrième texte, Perec complexifie cette inscription du scripteur dans le texte,
puisqu’il mentionne sa propre présence : « C’est à peine si je peux voir l’église, par contre, je
vois presque tout le café (et moi-même écrivant) en reflet dans ses propres vitres »23. Le texte,
d’apparence neutre, simple enregistrement des faits, matérialise en son sein la présence de
celui qui enregistre ces faits, dans un unique mouvement. Les faits déjà consignés qui se
répètent sont intégrés à une mémoire interne du texte qui appelle la mémoire du lecteur :
« Une voiture jaune (la même) émerge de la rue Saint-Sulpice… »24.
Reste à déterminer ce que cette tentative d’épuisement produit réellement : Perec se
donne trois jours, il ne peut donc pas consigner tout l’infra-ordinaire que provoque la place
Saint-Sulpice, ni même consigner tout ce qui se passe durant ces trois jours. Le texte ne peut
pas, à proprement parler, épuiser le lieu. Ce texte est curieux, puisqu’à la lecture, il rend
l’espace décrit complètement irréel : l’inventaire des micro-évènements, sans causalité qui les
relie, sans autre récit que celui de Perec en train d’écrire, provoque un effet inattendu, celui
qui tend à faire que le lieu décrit se « dé-localise ». Comme le note Perec, ce n’est pas
seulement la place Saint-Sulpice qui est donnée à voir :
En ne regardant qu’un seul détail, par exemple la rue Férou, et pendant
suffisamment de temps (une à deux minutes), on peut, sans aucune difficulté,
s’imaginer que l’on est à Étampes ou à Bourges, ou même quelque part à Vienne
(Autriche) où je n’ai d’ailleurs jamais été.25
La tentative d’épuisement, qui est une tentative de déchiffrement, recompose un
espace qui cesse d’être un espace réel, un espace vécu : la mise en série et l’accumulation
produisent en fin de compte une dispersion de l’espace, une dé-référentiation qui tend à faire
que le plus quotidien se défamiliarise. Certes, la tentative d’épuisement d’un lieu parisien ne
parvient pas à donner du sens à l’espace quotidien de la place Saint-Sulpice, dans un
mouvement de duplication de l’échec, mais elle crée tout de même un espace nouveau :
l’espace de l’œuvre, dans lequel se déploie l’infra-ordinaire, dans lequel quelques signes ont
été arrachés à la réalité pour recomposer, et rendre visible, l’espace invisible de la
quotidienneté. Perec est parvenu à élaborer une nouvelle mise en forme de l’espace et un
nouveau dispositif de lecture du quotidien qui sont autant d’invitations, d’incitations à faire de
même pour appréhender l’espace quotidien différemment.
23 Ibid., p. 38. 24 Ibid., p. 58. 25 Ibid., p. 59.
159
Notice bio-bibliographique : Raoul Delemazure ([email protected]) est doctorant contractuel en lettres mo-dernes à l’Université Paris Diderot - Paris 7. Il prépare une thèse sous la direction d’Éric Marty et la co-direction de Yannick Séité sur la matrice bibliothécaire de l’écriture dans l’œuvre de Georges Perec. Principales publications : « Portrait de l’artiste en singe savant : Perec ou la rhétorique de l’autoportrait », Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perec-quiennes, http://associationgeorgesperec.fr/IMG/pdf/RDelemazure.pdf, juin 2011 ; « Perec dans le XVIIIe siècle », coécrit avec Yannick Séité, Europe, janvier-février 2012, n° 993/994, p. 195-213.
161
Protestantisme mouvementé, la mobilité religieuse de George Keith (1639-1716)
Louisiane FERLIER Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR Études Anglophones - LARCA)
La trajectoire biographique1 de George Keith (1639-1716)2 permet de décliner de
plusieurs façons l’idée de mobilité religieuse. Né dans une famille presbytérienne du nord de
l’Écosse, il poursuit des études théologiques afin d’intégrer le Kirk3 mais rejoint en 1665 la
Société des Amis, plus connus sous le nom de Quakers4. Au sein de la Société, il se révèle
être un pamphlétaire prolifique et un prosélyte infatigable, ce qui le mène en mission à travers
les Provinces-Unies puis à émigrer en Pennsylvanie en 1689, dans la colonie fondée par le
Quaker William Penn. Déçu de l’incurie doctrinale des colons quakers, il rompt avec les
institutions centrales du quakerisme. La consommation de cette rupture se fait à Londres, où,
après avoir bataillé avec ses anciens coreligionnaires, il se convertit à l’anglicanisme en 1698
et devient missionnaire puis ministre du culte pour l’Église anglicane.
Les deux conversions de Keith, l’une vers la marginalité puis l’autre vers la
conformité, s’accompagnent d’une transformation de son rapport à l’espace. En effet,
l’absence de hiérarchie ecclésiastique chez les Quakers se traduit par des déplacements basés
sur des réseaux sociaux informels alors qu’à la fin du XVIIe siècle l’anglicanisme met en
place de nombreuses sociétés réformatrices afin d’organiser le plus efficacement possible son
prosélytisme. Le cas de Keith permet donc d’illustrer les corrélations entre mouvement 1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en mars 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 1 : Mobilités. 2 Sur la biographie de John Keith, voir : Ethyn Williams Kirby, George Keith, D. Appleton Company, New York, 1943. Kenneth Shelton, « The keithian schism in an English enlightenment context », thèse de doctorat, Boston College, 2009. 3 Le Kirk est le nom écossais de l’Église nationale d’Écosse. Jusqu’en 1660 le presbytérianisme est la religion officielle de l’Église d’Écosse, Charles II instaure l’épiscopat au moment de la Restauration de la monarchie britannique. 4 Le terme Quaker est passé dans le vocabulaire français sous sa forme anglaise dès le Dictionnaire philosophique de Voltaire de 1764 (articles « Église Primitive » et « Quakers »). Le dictionnaire Littré définit ainsi le terme : « Membre d’une secte chrétienne, qui s’éleva, en Angleterre, vers 1650, et qui compte des prosélytes dans ce pays, aux États-Unis et en Hollande ; elle enseigne que Dieu donne à tous les hommes une lumière intérieure, qui dispense de l’intervention des prêtres ou pasteurs ; et qu’il n’est permis ni de faire aucun serment, ni de plaider en justice, ni de faire la guerre, ni de porter les armes ».
162
religieux et déplacement géographique. Ses conversions successives se manifestent tout
d’abord comme des réactions à un contexte géopolitique, qui peuvent être présentées comme
des mouvements par rapport à une orthodoxie protestante. Ces changements d’affiliation
établissent un nouveau rapport au prosélytisme qui se lit dans son rapport à l’espace et dans
ses écrits sur les mouvements religieux.
1. Les conversions de Keith : la mobilité religieuse en contexte
La conversion de Keith au quakerisme en 1665 se fait dans le contexte d’un
bouleversement religieux national en Écosse. Le rétablissement de la monarchie britannique
en 1660 entraîne l’instauration d’une église nationale écossaise épiscopale alors que la
majorité de la population était presbytérienne. Cette transformation ecclésiastique donne lieu
à une vague de conversions (choisies ou forcées) et fait de l’identité religieuse une donnée
fluide et modifiable. Cependant, Keith rejoint un courant dissident et marginal du
protestantisme. Cette marginalité est tout d’abord numérique : nous avons pu recenser un total
de 1200 membres de la Société en Écosse en croisant les Minutes des Synodes Annuels ayant
lieu à Édimbourg entre 1650 et 17705 avec un répertoire manuscrit réalisé par W.F. Miller en
17706. Les doctrines et pratiques religieuses des Amis sont également perçues comme des
transgressions de l’orthodoxie protestante. Cette image provient des pratiques de la première
génération de Quakers (entre la création de la secte en 1640 et 1660) dont les transes
expliquent que leurs opposants les aient appelés les « trembleurs », et qui prêchaient nus sur
la place publique, interrompaient les cérémonies religieuses ou se prétendaient guérisseurs.
En dépit du fait que le quakerisme écossais de 1665 ait éradiqué ces pratiques, la doctrine
quaker demeure dans l’hétérodoxie. Par exemple, il n’existe pas de ministre du culte quaker,
la Société reconnaît aux femmes un statut égal à celui des hommes et le culte religieux se
résume à un moment de silence. Le mouvement de Keith vers la marginalité religieuse ne
signifie néanmoins pas qu’il abandonne sa révérence au canon orthodoxe. Il cherchera au
contraire à remettre la Lettre au cœur du quakerisme en écrivant plusieurs dizaines de traités
théologiques et en exhortant ses condisciples à revenir vers les écrits sacrés et un savoir
livresque.
5 Library of the Religious Society of Friends, Londres, Miller MSS. 6 William F. Miller, A Dictionary of all Names of Persons mentioned in the Meeting Books belonging to Edinburgh Yearly Meeting of the Society of Friends (Commonly called Quakers) from the first recorded date 1656 to about 1790. With some additional illustrative notices principally from the meeting books of Aberdeen Yearly Meeting. Compiled by W. F. Miller, vol.1.
163
Bien que cette intention de « normalisation » et d’intellectualisation du mouvement
soit partagée par d’autres piliers de la deuxième génération quaker, tels Robert Barclay,
George Whitehead ou William Penn, chez Keith elle va être exacerbée par la découverte des
pratiques quakers en Pennsylvanie. Pour évoquer brièvement les spécificités des pratiques
religieuses de la Société des Amis dans la colonie, on peut souligner que les Quakers y sont
majoritaires du fait de migrations massives à partir de 1660 et qu’ils y jouissent d’une place
politique particulière grâce à la constitution rédigée par William Penn, propriétaire de la
colonie. Bien que Penn ne fasse pas du quakerisme la religion officielle et qu’il institue la
tolérance religieuse comme principe premier, il offre tout de même aux Quakers les fonctions
de magistrats et d’édiles. Keith s’oppose à cette institutionnalisation géopolitique du
quakerisme, ce qui va l’amener à être expulsé de la Société des Amis. Il considère que le
quakerisme est incompatible avec toute forme de pouvoir politique et dénonce le fait que ces
magistrats créent des milices armées alors que les Quakers sont non-violents.
Paradoxalement, le mouvement pris par la secte dans le contexte colonial pousse Keith
vers une religion d’état par définition mêlée au pouvoir politique. La conversion à
l’anglicanisme implique en effet qu’il se soumet à l’autorité religieuse londonienne. Cette
deuxième conversion correspond donc à un mouvement vers la norme religieuse. La position
occupée par l’individu dans l’espace religieux le conduit à envisager différemment l’espace
géographique, comme l’illustrent les différents modes de prosélytisme adoptés par chacune
des communautés religieuses.
2. Un prosélytisme en mouvement
Les premiers mouvements prosélytes de la carrière quaker de Keith sont ses allers-
retours dans les geôles écossaises. La prison devient un lieu de rédaction significatif qui
figure en page titre des pamphlets de Keith et lui permet de s’insérer dans une martyrologie
quaker. Il rapproche en effet ses souffrances de celles de George Fox, le fondateur du
quakerisme, emprisonné de multiples fois. Pour Keith, ses emprisonnements prouvent que les
autres religions persécutent, et il s’en sert pour défendre les positions quakers. Ils lui
permettent par la même occasion d’établir son statut à l’intérieur de la Société. La répression
se traduit également dans l’espace quand les autorités écossaises l’expulsent du territoire
164
national. Cette expulsion, combinée aux velléités migratoires des Quakers écossais vers les
colonies américaines7, jette Keith dans une vie d’errance pendant presque deux décennies.
Il effectue tout d’abord une mission religieuse dans les Provinces-Unies et la Rhénanie
en 1677 au nom de la Société des Amis8. Ce voyage fait suite à une décision de la
communauté quaker de Londres et réunit les plus grands noms du quakerisme du
XVIIe siècle : George Fox, William Penn, Robert Barclay et George Keith. Il ne s’agit pas de
la première mission quaker puisque plusieurs individus ont déjà tenté de porter la « parole
vraie » à la Barbade ou à Rome (deux Quakeresses ont été emprisonnées au Vatican pour
avoir tenté de convertir le Pape). C’est cependant de la première fois qu’un groupe de quakers
organise un séjour visant à convaincre dans des nations où la tolérance passive est instituée et
où des branches « enthousiastes » du protestantisme comme les labadistes ou les mennonites
sont vivaces. On peut brièvement noter que cette mission correspond à une redéfinition à
l’échelle internationale des prêches itinérants, une des pratiques qui a fondé l’identité quaker.
Redéfinition en effet, parce que le prêche itinérant était jusque-là une pratique individuelle
alors que la mission est motivée et organisée par la communauté à la demande d’émissaires
néerlandais. Mais comme pour les premiers missionnaires quakers, la mission consiste en une
série de rencontres et de disputes religieuses entre les Quakers et des sectes indépendantes,
des discussions théologiques avec des théologiens calvinistes ou avec la Princesse Elizabeth
du Palatinat à Herford. En plus de servir au développement de la Société des Amis, le résultat
de la mission est l’organisation formelle de la Société dans les Provinces-Unies. La
géographie mise en place est en partie affranchie des considérations démographiques,
puisqu’elle relie des lieux favorables au développement de mouvements religieux marginaux,
qu’ils soient situés à l’écart des grands axes de communication comme Harlingen, ou qu’ils
jouissent d’une protection politique locale comme à Herford9. Le réseau formé par la mission
fait donc se rejoindre des espaces marginaux, à l’inverse de la mission que Keith effectuera
une fois converti à l’anglicanisme pour la Société de Propagation des Évangiles à l’Étranger,
qui se restreint aux espaces déjà balisés. 7 Le généalogiste David Dobson a dressé une liste complète des Quakers écossais qui ont émigré vers les colonies américaines : il en recense 500 entre 1650 et 1700. David Dobson, Scottish emigration to colonial America 1607-1785, 2004, Athens, University of Georgia Press, p. 48. 8 Nous avons pu reconstituer le trajet, les lieux de prêches ainsi que le nombre de convertis et les débats les plus intéressants grâce au carnet de voyage rédigé par le secrétaire de George Fox, intitulé The Haistwell Diary (Edward Haistwell), et le Journal de William Penn pour l’année 1677, ainsi que les récits des hôtes des quakers telle que la Princesse Elizabeth et des minutes des synodes visités. 9 Certes le réseau synodal comporte des villes importantes comme Alkmaar, Haarlem ou Amsterdam, mais également de petites villes comme Harlingen, Emden ou Herford. De plus Keith y effectue des séjours en moyenne plus longs que dans des villes plus importantes telles que Cologne ou Düsseldorf.
165
La conversion de Keith à l’anglicanisme a été effectuée sous les auspices de l’évêque
de Londres Henry Compton et l’archevêque de Canterbury Thomas Tennison, tous deux
soucieux de réintégrer dans l’Église anglicane les protestants dissidents. C’est dans le but
d’opérer cette réintégration que sont créées les premières Sociétés missionnaires, la Société
pour la Promotion du Savoir Chrétien (Society for Promoting Christian Knowledge) et sa
branche internationale, la Société pour la Propagation des Évangiles à l’Étranger (Society for
the Propagation of the Gospels in the Foreign Parts – SPG). Cette branche fut créée par
l’évêque Compton dans le but d’envoyer clercs et enseignants dans les colonies américaines
et dans les Antilles en 1700 et Keith en sera le premier missionnaire. La mission, qui aura lieu
entre 1702-1703, vise explicitement les Quakers puisqu’elle se déroule en Pennsylvanie et
dans les deux Jersey, où ils sont largement majoritaires. L’organisation spatiale et le
règlement financier de la mission ont préalablement été décidés par une commission de la
SPG. Elle suit donc une trajectoire linéaire, à l’inverse de la mission aux Provinces-Unies et
en Allemagne qui dessinait des allers-retours et était parsemée d’arrêts imprévus. De même,
alors que le réseau synodal de la Société des Amis avait été tracé sur place, Keith ne prend
aucune initiative organisationnelle durant la mission de 1702, il se contente d’établir un
rapport à partir duquel les décisions seront votées à Londres à son retour. Enfin, si les tâches
durant les deux missions sont similaires – convertir, prêcher, recenser et organiser – la
mission quaker sera racontée par le biais de journaux personnels, et donc d’une littérature
largement subjective, alors que le journal de voyage de Keith est le résultat d’une double
relecture et d’une censure par la SPG qui expurge toute impression personnelle pour en faire
un rapport chiffré. L’opposition entre ces deux pratiques spatiales témoigne d’une part de la
hiérarchisation de l’Église anglicane et de l’autre de l’égalitarisme de la Société des Amis.
Les mobilités géographiques et religieuses de Keith le conduisent également à réévaluer ses
écrits antérieurs et à considérer les différences entre les mouvements religieux.
3. La mobilité discursive du converti
En changeant de courants religieux, Keith s’expose nécessairement à la controverse.
Les accusations les plus fréquentes sont celles d’inconstance et de contradiction. Afin de
répondre à ces attaques en donnant une cohérence à ses conversions, le converti peut choisir
soit de rejeter ses écrits antérieurs soit de les réinterpréter à la lumière de ses nouvelles
doctrines. Chez Keith, cette réinterprétation se fait par la mise en valeur des éléments
orthodoxes présents dans ses premiers écrits, en particulier sa christologie duelle. Il adopte
également une stratégie discursive traditionnelle du discours de conversion et reconnaît avoir
166
commis une erreur partielle en postulant que la partie ne fait pas le tout. Chez Keith, ce rejet
partiel est placé en référence au converti le plus célèbre du christianisme, St. Paul :
Because St. Paul once thought he ought to do many things against the Name of
Jesus, must his Conversion be call’d an Argument of his Insincerity? Must he be
thought an unfound Christian, because he was once a Jew, and continue a
Persecutor and a Blind leader of the Blind for fear of being call’d an Apostate
from the Principles which he imbibed in the days of Ignorance? Away with these
ridiculous Notions, which are but the Evasions, Quiblings, and Shiftings of the
Party, which by muddying the Water, hope to escape undetected.10
Pour Keith, les « dérobades », les « faux-fuyants » et les « changements » sont donc
l’apanage de ses opposants, et il prétend à l’inverse que son changement théologique le
rattache à une vérité stable. Il utilise une multitude d’expressions qui placent l’instabilité du
côté des Quakers, les accusant par exemple d’avoir établi leur doctrine sur des fondations de
sable, ou en rappelant les tremblements des premiers Quakers. La réévaluation du converti
passe ainsi par un refus des mouvements associés à son ancienne foi. Sa conversion se
manifeste donc non seulement par une transformation doctrinale et (?) par l’utilisation de
nouveaux réseaux de diffusion du prosélytisme, mais également par un nouveau rapport au
mouvement religieux. Selon Keith, la conversion signifie l’abandon des mouvements
instables qu’il associe au quakerisme et l’adhésion à un mouvement dont la progression est
linéaire et stable. Cette réévaluation du geste religieux permet au converti de justifier sa
propre évolution puisqu’elle présente le changement d’un courant à l’autre du protestantisme
comme un trajet vers la vérité.
Cette brève présentation ébauche la trajectoire biographique particulièrement riche de
Keith. Au croisement de ses mobilités religieuses, géographique et discursive se pose
néanmoins le problème de la ligne de cohérence. En un certain sens, l’écriture d’une
biographie intellectuelle nécessite que l’on fasse apparaître une cohérence, que l’on tire les
fils qui sont aux origines de la pensée contradictoire d’un personnage. Cependant, en
dépassant ces contradictions et en présentant sa trajectoire de façon linéaire, nous faisons-
nous les relais de l’intégrité religieuse que le converti recréé a posteriori ? Le « cas Keith »
pose donc au biographe le défi d’expliquer objectivement les contradictions, les va-et-vient,
10 George Keith, Mr. George Keith’s Reasons for Renouncing Quakerism, and entering into Communion with the Church of England, Londres, imprimé et vendu par les librairies de Londres et Westminster, 1700, p. 8.
167
mais également les constances et les cohérences intellectuelles à partir de sources qui les
présentent comme les étapes d’une trajectoire vers la vérité.
Notice bio-bibliographique : Louisiane Ferlier ([email protected]) est en doctorat d’Études Anglo-phones à l’Université Paris Diderot - Paris 7 au sein du laboratoire LARCA et de la Humfrey Wanley Fellow de la Bodleian Library d’Oxford pour l’année 2012. Sous la direction du Professeur Robert Mankin, elle réalise la biographie intellectuelle de George Keith (1639-1716) intitulée « Entre orthodoxie protestante et hétérodoxie quaker, discours de la conversion chez George Keith ».
169
L’extraordinaire au quotidien : L’espace merveilleux dans Thirsis et Uranie de Jean-Baptiste de Crosilles
Esther JAMMES Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - LCAO)
Dans le cadre de cette réflexion commune sur la notion d’« espaces quotidiens »1, je
propose d’aborder la question, au premier abord paradoxale, de l’extraordinaire au quotidien
telle qu’elle apparaît dans la pastorale dramatique de l’abbé Jean-Baptiste de Crosilles,
publiée en 1633 et intitulée Les Parfaits bergers, Thirsis et Uranie ou la Chasteté invincible2.
Cette pastorale a en effet la particularité de développer plus que d’autres la relation entre
l’espace quotidien de ses personnages et l’espace de l’extraordinaire3.
Le sujet de la pastorale est assez traditionnel : Thirsis aime Uranie qui veut rester
chaste et le repousse. Il a beau lui parler d’amour dans les termes les plus galants, sauver son
faon des mains de barbares au péril de sa vie, s’évanouir de douleur quand elle l’abandonne,
rien n’y fait. Poussé aux extrémités du désespoir, Thirsis se tue. Uranie qui n’était pas
complètement insensible laisse apparaître sa tristesse. Thirsis est alors ramené à la vie d’un
baiser, et épouse Uranie dans une union des âmes et non des corps qui respecte sa chasteté.
La pièce contient de nombreuses intrigues secondaires, plus ou moins liées à l’intrigue
principale, qui permettent de montrer des scènes diverses : joute verbale entre la médisante
bergère Driope et ceux qu’elle calomnie aussi bien que satyre poursuivant une nymphe dans
la forêt. C’est un schéma d’intrigue et une construction habituels de la pastorale, dans laquelle
il n’y a pour ainsi dire pas d’évolution, et où la résolution intervient rapidement dans les
dernières pages, souvent avec l’aide d’un deus ex machina, ici, le retour de Thirsis à la vie.
Même ce simple résumé suffit sans doute à comprendre que la notion d’espace
quotidien n’est sans doute pas la préoccupation principale de l’auteur. Il y a pourtant un
1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en février 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 2 : Espaces quotidiens. 2 Jean-Baptiste de Crosilles, Thirsis et Uranie ou la Chasteté invincible, Paris, Simon Février, 1633. 3 J’entends ici par « espace quotidien » un espace défini par une relation de répétition journalière avec les individus qui l’habitent. Sous le terme d’« extraordinaire » je fais référence aux fontaines enchantées, miroir magiques, métamorphoses, monstres mythologiques et autres êtres merveilleux que l’on retrouve dans le genre théâtral de la pastorale.
170
« espace quotidien » dans Thirsis et Uranie, mais, comme dans nombreuses autres pastorales
dramatiques, on ne peut pas le définir si l’on s’appuie uniquement sur le texte de la pièce.
Proche parente de l’utopie, la pastorale représente la vie quotidienne idéale des bergers
galants d’une Antiquité rêvée. Or cette vie rêvée ne peut avoir lieu que dans un pays idéal :
l’Arcadie, terme qui renvoie d’une manière générale à un monde fictionnel commun aux
œuvres pastorales4. Ce monde fictionnel de la pastorale s’est constitué progressivement de la
somme de la littérature qui l’a imaginé, depuis Théocrite, Virgile et Ovide jusqu’aux
pastorales espagnoles et italiennes du XVIe siècle.
En 1630, en France, l’Arcadie est une Antiquité rêvée, rassurante et innocente, une
source d’images et de situations connues de tous, un espace mythologique dans lequel un
auteur peut situer ses fantaisies comme ses idéaux. Puisque ce monde existe, les pastorales
dramatiques ne cherchent pas à créer leur propre monde quotidien, elles empruntent celui de
l’Arcadie mythique. L’inscription de Thirsis et Uranie dans cet espace fictionnel de référence
se remarque à différents niveaux : le nom des personnages, par exemple Thirsis, Ménalque,
Amarille ou Licandre, qui sont les noms caractéristiques du genre ; les types de personnages
également, comme les satyres et les nymphes. Autant de références simples qui permettent au
lecteur de resituer immédiatement l’histoire dans un espace préexistant. Au théâtre, le décor
également aide le spectateur à imaginer l’espace. Si l’on s’en réfère au Mémoire de Mahelot5
et aux exemples de décors qu’il contient, les décors de pastorales sont alors constitués des
mêmes éléments organisés différemment selon les besoins de la pièce, créant ainsi un espace
commun, familier et immédiatement identifiable. Le décor de Thirsis et Uranie, s’il a existé, a
dû en être assez proche, permettant de créer l’espace quotidien des bergers à partir de son
espace fictionnel de référence. L’espace quotidien de la pastorale dramatique ne se conçoit
donc pas comme un espace quotidien particulier à chaque pièce, mais comme un espace
fictionnel commun, un monde dans lequel les personnages de la pièce vivent ou ont vécu.
La particularité de cet espace fictionnel arcadien qui nous intéresse ici est son statut
d’espace merveilleux. J’entends par là un espace qui non seulement accueille le merveilleux –
on trouve par exemple dans Thirsis et Uranie de nombreux personnages liés à l’extraordinaire
comme un sacrificateur, un devin, un magicien, un satyre et une nymphe – mais qui présente 4 Thirsis et Uranie se passe, selon le prologue, en Thessalie, pays voisin et équivalent de l’Arcadie. Sur la notion d’Arcadie dans la pastorale dramatique, sa signification et son évolution, voir notamment : Françoise Lavocat, « L’espace pastoral ou les métamorphoses du fleuve » dans Littérature et espaces, Actes du XXXe Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée, Limoges, 20-22 septembre 2001, p. 377-385. 5 H. C. de Lancaster (éd.), Le Mémoire de Mahelot, Laurent et d’autres décorateurs de l’hôtel de Bourgogne et de la Comédie Française, Paris, Champion, 1920.
171
en outre une topographie de l’extraordinaire. En effet dans cette pastorale l’extraordinaire
s’inscrit très clairement dans un espace fréquenté quotidiennement par les protagonistes,
comme nous allons le voir.
Tout d’abord, la nature, qui constitue le paysage de l’Arcadie, est dans la pastorale
dramatique une nature magique, infusée de merveilleux. Voici Ménalque, gouverneur de
Thirsis, citant l’exemple d’un berger dont le sort a été similaire à celui de Thirsis : « Combien
de fois les Chênes se sont-ils fendus de douleur, oyant les Dryades leurs sœurs en sangloter
sous leur écorce ? Combien de fois les Rochers ont-ils répondu à ses plaintes, et les vallons
ont-ils mêlé leurs eaux à ses pleurs ? »6 Les chênes abritent des nymphes, les rochers
soupirent et les rivières sont les larmes des vallées : le paysage naturel dans lequel évoluent
les personnages est intrinsèquement un espace extraordinaire, animé.
En second lieu, et cela est plus particulier à Thirsis et Uranie, cette impression d’une
topographie de l’extraordinaire tient aux références au merveilleux, qui sont souvent liées
directement à la représentation spatiale. Un premier exemple est celui d’Astrée proposant à
Thirsis de se promener pour le distraire de sa tristesse : « Pour cet effet change d’air nous
irons paître nos troupeaux au pâtis de Penée, là tu verras le lieu où Daphné fille de ce fleuve
frustra l’attente d’Apollon. »7 L’image qui se dégage de l’espace dans lequel évoluent ces
personnages est celle d’un espace mythologique, où il suffit de marcher quelques minutes
pour trouver l’endroit où Daphné a été métamorphosée. Il y a une inscription presque concrète
de l’extraordinaire dans l’espace quotidien des bergers de Thirsis et Uranie. Un autre exemple
est le discours de Ménalque sur les vertus de cette retraite simple dans le monde des bergers :
Après, est-il question des plaisirs honnêtes, si la conversation fleurie agrée à
quelqu’un, pourvu qu’il ne soit pas du tout ignorant, elle ne lui manque non plus
que les prés et les jardins, témoins les Hyacinthes, les Acis, les Narcisses, les
Adonis, les Léandres. Si on aime l’Histoire récréative, il y en a des Biblio-
thèques de même étendue que tout l’Orizon, qui contient autant de Romans que
d’animaux et de plantes. J’admire souvent Galantis accourcie en belette, Daphnée
allongée en laurier, Aglaure durcie en pierre, Esculape rampant en serpent, Echo
voûtée en caverne.8
Ici, c’est tout le paysage de la pastorale qui est marqué par les références au monde
mythologique. Ménalque peut entretenir une conversation fleurie, parce qu’il converse avec
6 J-B de Crosilles, Thirsis et Uranie, op. cit. Acte II, scène II, p. 66. 7 Ibid., Acte V scène III p. 197. 8 Ibid., Acte V, scène I, p. 184.
172
des fleurs qui étaient des hommes. Le « J’admire souvent » nous invite à imaginer le
personnage dans un rapport quotidien avec cet espace naturel marqué par l’extraordinaire. La
Bibliothèque – c’est-à-dire la représentation spatiale de la littérature – est associée à l’Orizon,
créant ainsi une sorte de sur-impression de l’espace littéraire fictif sur l’espace naturel de la
pastorale. Ménalque n’a plus besoin de lire des histoires récréatives comme Les Méta-
morphoses d’Ovide, parce que le monde qui l’entoure est la réalité de cette fiction. La
mythologie devient histoire et la fiction littéraire devient la réalité de la pastorale dramatique.
Dans ce monde où l’espace quotidien est l’espace de l’extraordinaire, apparaît la
question suivante : peut-on toujours parler d’extraordinaire ? Il pourrait sembler logique de
dire que ce qui est extraordinaire pour nous lecteurs ou spectateurs, ne l’est pas pour les
bergers de la pastorale qui le vivent au quotidien.
Cependant, dans Thirsis et Uranie, le merveilleux est toujours présenté comme
extraordinaire parce qu’il est remis en question par certains personnages de la pièce. Thirsis et
Uranie est en effet l’une des quelques pastorales qui abordent directement la question de la
croyance ou non à l’extraordinaire. L’exemple le plus clair de cette incrédulité face à la magie
est donné par Driope, la méchante de la pièce, qui doute devant le magicien Licandre.
Lorsque Licandre raconte comment il a rencontré la déesse de la magie au beau milieu d’une
nuit sombre, le dialogue qui s’ensuit commence ainsi :
DRIOPE : Comment la vois-tu de nuit ?
LICANDRE : Pour cela, il faut avoir les yeux du métier.
DRIOPE : Et pour le croire il en faudrait les oreilles.9
Pour Driope, ces phénomènes extraordinaires n’existent pas, justement parce qu’ils
sont extraordinaires, parce qu’ils ne font pas partie de l’ordre des choses telles qu’on peut les
vérifier au quotidien. Dans la suite de ce dialogue, le magicien propose à Driope de lui faire
une démonstration, mais à chaque phénomène surnaturel qu’il suggère, Driope lui oppose un
phénomène naturel semblable :
LICANDRE : Veux-tu que je fasse descendre d’Ossa et de Perlion, les aunes et
les pins ? Et puis je les ferai danser en rase campagne.
DRIOPE : Les coups de hache les font descendre tous les jours ; et les flots les
font danser quand ils servent de mats de navire.
LICANDRE : Veux-tu que je fasse venir les ténèbres en plein midi ?
DRIOPE : Une tonne, un berceau, un bois fort épais feront tout de même.
9 Ibid., p. 111.
173
LICANDRE : Veux-tu que je fasse marcher les ombres ?
DRIOPE : Chacun fait marcher la sienne, pourvu qu’il se pourmeine au Soleil.
LICANDRE : Veux-tu que je fasse revenir les esprits ?
DRIOPE : L’eau jetée sur le visage n’y manque point.
LICANDRE : Veux-tu que je fasse parler les rochers et les arbres ?
DRIOPE : Tirsis le fait en y gravant ses vers, et avec tant de perfection, que c’est
un vrai miracle.
LICANDRE : Veux-tu que je fasse soupirer le marbre et revivre les morts ?
SIREINE : Driope, laisse moi parler à mon tour. Licandre tu m’offres de faire
soupirer le marbre, je l’accepte, fais seulement que Uranie soupire pour Thirsis.
Tu m’offres de ressusciter les morts ? fais que Thirsis soit aimé d’Uranie, après
ces deux miracles là, je croirai tous les autres.10
On voit ici que la magie de Licandre est toujours considérée comme extraordinaire,
puisqu’elle doit être démontrée pour être crue, et qu’elle est opposée à l’ordre naturel des
choses.
Mais ce même dialogue entre Driope et Licandre montre également que si le
merveilleux est bien toujours de l’ordre de l’extraordinaire, c’est un extraordinaire en quelque
sorte littéraire : ce dialogue présente la magie, le phénomène extraordinaire, dans un rapport
net avec la métaphore. Uranie est effectivement assez insensible pour être considérée « de
marbre » et Thirsis se meurt d’amour. On peut en voir un autre exemple tiré du monologue de
Thirsis qui, au moment où il veut se tuer, imagine sa métamorphose en fleur :
Grands Dieux qui métamorphosez les misérables amants, disposez maintenant
de moi, que voulez-vous que je devienne ? Je n’ignore pas le rang qui m’est du
là-haut dans le Ciel avec mes ancêtres mais puisque Uranie est sur la terre, je
quitte le rang des Astres pour celui des Fleurs ; après mon changement je me
tournerai toujours devers elle, elle me permettra bien ce que le Soleil permet à
Clithie qu’il hait, possible qu’elle se contentera de m’avoir foulé aux pieds
durant cette vie ; toutefois si elle s’obstine à me continuer ce mépris, vous savez
que j’ai vécu plein d’épines, ôtez-les moi, de peur qu’en marchant elle ne vint à
se piquer.11
10 Ibid., p. 113. 11 Ibid., Acte V scène IV, p. 204.
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Une vie pleine d’épines, métaphore d’une vie douloureuse, se mue réellement en fleur
épineuse dans la transformation magique. Il y a dans ces deux exemples une sorte de passage
direct, d’équivalence entre la métaphore et la magie.
Il y a bien un extraordinaire dans cette pastorale dramatique, mais qui n’a rien de
l’extraordinaire inquiétant de certaines pièces plus anciennes. En créant une équivalence entre
l’espace quotidien extraordinaire et l’espace fictionnel littéraire, la pastorale a également créé
une équivalence entre la transformation magique et la transformation littéraire qu’opère la
métaphore. Pour conclure, j’aimerais revenir brièvement à la notion d’espace, en proposant un
autre lien, cette fois avec l’idée d’espace théâtral.
Il y a dans Thirsis et Uranie un pendant à l’incrédulité de Driope, la méchante de la
pièce : c’est l’éloge de la crédulité fait par Uranie. Il est dit dans la pièce qu’Uranie aime être
accompagnée de deux enfants, et une scène la montre discutant avec eux12. Le discours
qu’elle leur adresse est une sorte d’éloge de l’innocence et du bonheur de ceux qui croient ce
qu’ils voient :
URANIE : Je rachèterais volontiers au prix de tout ce que j’ay en ce monde
l’humeur et l’innocence où j’étais alors : plut aux Dieux qu’il me fut encor
bienséant de m’imaginer que le bout de ma vue est le bout du monde, et qu’il ne
faut que monter dessus une colline pour toucher au étoiles : plut à Dieu que je
fusse encore celle que j’étais lorsque l’eau me semblait contenir ce qu’elle
représente, dussé-je craindre derechef de tomber dans le Ciel et sur les nues :
mais ces enfants icy sont-ils comme je l’étais en leur âge, venez ça, ne pensez
vous pas quelque fois que le Ciel est dans les ruisseaux ou le bord de la rivière ?
PHILIS : Et nous le voyons tous les jours.
URANIE : Durant que vous croyez ainsi qu’il est sous nos pieds, vous n’aurez
que plaisir et que repos d’esprit, ou plutôt vous serez semblable aux Dieux qui
marchent sur les Astres. Dès que cela ne sera plus, la peine et l’affliction
commenceront à vous saisir13.
Contrairement à Driope qui doute, Uranie souhaiterait croire tout, dans un état
d’innocence bienheureuse.
12 Il s’agit de la scène II de l’acte IV. 13 Ibid., p. 137
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On peut avancer l’idée qu’à travers l’éloge de l’innocence, Uranie fait un éloge de la
capacité de croire, tout en sachant que ce à quoi on croit n’est pas vrai. Cet éloge correspond à
une sorte d’acte de foi dans l’extraordinaire mais aussi dans le théâtre. En effet le théâtre dans
ce qu’il a de « théâtral », d’artificiel, de merveilleux, permet de voir des choses qui ne sont
pas vraies, et le spectateur trouve son bonheur justement dans le fait d’y croire.
Si l’espace fictionnel littéraire de l’Arcadie est pour ainsi dire décalqué sur l’espace de
la pastorale, en en faisant un lieu à la fois quotidien et extraordinaire, cet espace merveilleux
de la pastorale se retrouve transporté à son tour sur l’espace théâtral où il est joué.
J’espère avoir ainsi montré comment la notion d’espace quotidien, a priori étrangère
aux pastorales, permet en fait d’avoir un aperçu du rapport particulier qu’entretient ce genre
théâtral avec l’espace fictionnel dans lequel il se situe.
Notice bio-bibliographique : Esther Jammes ([email protected]) est en doctorat à l’Université Paris Diderot - Paris 7, rattachée aux UFR LAC et LCAO. Elle prépare une thèse intitulée : « Représenter la métamorphose sur scène : la théâtralité baroque française au miroir du kabuki japonais », sous la direction des Professeurs Françoise Lavocat et Cécile Sakai. Elle étudie cette année (2011-2012) à l’Université de Tokyo sous la direction de Patrick De Vos en tant que Visiting Research Fellow.
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La mise en scène photographique chez Mohamed Bourouissa : comment témoigner d’une génération de « jeunes de banlieues » ?
Anaël MARION Université Paris Diderot - Paris 7 (UFR LAC - CÉRILAC)
C’est en 1839 que le premier appareil photographique, le « daguerréotype », nommé
du nom de son inventeur, est mis à disposition du public. La photographie apparaît ainsi avec
les villes modernes et se développe tout d’abord en leur sein1. Les clichés de paysages ne
viendront que dans un second temps avec « des projets de maîtrise, de conquête ou de
contrôle du territoire lancés à partir des capitales »2 comme le rappelle André Rouillé. Ce
contrôle de la périphérie lancé par le centre est aussi au cœur de la première définition de la
banlieue. En effet, au Moyen Âge, ce terme désigne l’étendue de pays d’une lieue (3,2 km)
autour d’une ville centre. La ville y exerce alors son pouvoir juridictionnel par un droit de
ban. Ce n’est qu’au XIXe siècle que le terme acquiert une connotation négative visant la
population proche de la ville, dont les mœurs ouvrières ne correspondent pas à la bienséance
de mise en centre-ville. On retrouve cette critique dans Les Misérables de Victor Hugo,
notamment dans les paroles de la chanson que Gavroche, le gamin des rues, entonne en défi
aux balles des gardes nationaux avant de mourir sur les barricades de la rue Saint-Denis, lors
de l’Insurrection républicaine de juin 1832 contre la Monarchie de Juillet, à Paris :
On est laid à Nanterre, C’est la faute à Voltaire, Et bête à Palaiseau, C’est la faute à Rousseau. […] Je ne suis pas notaire, C’est la faute à Voltaire, Je suis petit oiseau, C’est la faute à Rousseau3. […]
1 Cet article résume la participation au séminaire de l’École Doctorale 131 en mars 2011, thème 2010-2011 : L’espace, séance 3 : L’espace de la ville. 2 André Rouillé, La photographie, Paris, Gallimard, Folio Essais, p. 49. 3 Victor Hugo, Les Misérables [1862], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 1240.
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Pour cet épisode, Victor Hugo s’est probablement inspiré du tableau d’Eugène
Delacroix, La Liberté guidant le peuple (1830), où l’on retrouve un jeune Gavroche aux côtés
de l’allégorie de la liberté. Plus d’un siècle et demi plus tard, Mohamed Bourouissa4 s’inspire
lui aussi de ce tableau lors de la révolte de jeunes dans des banlieues françaises en 2005, pour
donner le drapeau à ce nouveau Gavroche de banlieue que l’on peut voir sur la photographie
intitulée La République.
La République, 2006 © Mohammed Bourouissa
Cette image, issue de la série de photographies Périphéries5 réalisée entre 2005 et
2008, représente pour Mohamed Bourouissa moins la liberté que l’idée de justice, qu’il faut
4 Mohamed Bourouissa est un jeune photographe français. Après un DEA en Arts Plastiques à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2004), un diplôme des Arts Décoratifs de Paris (2006), c’est en devenant lauréat du prix des Voies Off d’Arles en 2007 qu’il se fait vraiment connaître, entrant ainsi sur la scène internationale. Il termine ensuite ses études au studio du Fresnoy en 2009 où il se met à la vidéo. Actuellement photographe et vidéaste à part entière, il est représenté par la galerie Kamel Mennour à Paris. 5 On retrouve une partie des photographies de la série dans l’ouvrage : Mohamed Bourouissa, Périphé-rique, Paris, Galerie municipale du Château d’eau, 2009.
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retrouver aujourd’hui face à cette mise au ban d’une partie de la population de la périphérie de
Paris, condamnation morale et médiatique plus que judiciaire. Prenant le parti de jouer avec
les codes visuels du photojournalisme, l’artiste parvient à déplacer le lieu d’exposition de ces
images – du journal à la galerie – et à faire ainsi entrer cette génération dont il fait partie dans
les lieux de l’art, contribuant par là même à en garder une trace. Génération que j’ai appelée,
me prenant à son jeu de déconstruction de stéréotypes, et bien que l’artiste ne la nomme
jamais de la sorte : « jeunes de banlieues ». Ce déplacement du journalisme vers l’artistique se
cristallise chez Mohamed Bourouissa dans la construction de l’espace photographique, qui ne
peut quant à lui être séparé du rapport à l’espace et des rapports dans l’espace qu’entretien-
nent les jeunes en question. L’analyse de la photographie Carré rouge (2005) va nous
permettre de voir comment ces rapports se construisent et se manifestent.
1. « Jeunes de banlieues »
Chercher à donner une réalité anthropologique à cette expression, c’est se heurter,
dans un premier temps, à la difficulté de la localisation. L’espace de la banlieue n’étant
aujourd’hui plus sous la juridiction du centre, il se compose d’autant de réalités différentes
que d’entités administratives. Pourtant, ce terme est couramment employé aussi bien par les
médias que par la population. D’après le sociologue Cyprien Avenel, « amplifié par le traite-
ment médiatique sensationnaliste des événements, les banlieues sont devenues le symbole
même de l’extériorité sociale et culturelle. Parler des banlieues dans la société française, c’est
devenu mobiliser un mythe, au sens de représentations collectives qui structurent la société. »6
C’est précisément ce plan des représentations collectives qui intéresse l’artiste.
Une première série de photographies, jamais exposée, nous renseigne à ce propos.
Influencé par le travail de Jamel Shabazz7 et ses portraits frontaux des jeunes noirs américains
des rues de New York dans les années 1980 visant l’exposition de codes communs, Mohamed
Bourouissa tente d’imprimer la trace d’une culture à laquelle il s’identifie, pour nous montrer
les ambiguïtés de ses codes. Celle-ci se manifeste par l’écoute du rap, un code vestimentaire –
qui se résume dans cette première série à la marque Lacoste – et la fréquentation d’un lieu
donnant son titre à la série : Châtelet les Halles. Deux précisions sont nécessaires : premiè-
rement, ce lieu, au centre, la station de métro des Halles, correspond avec la Gare du Nord au
point de rassemblement et d’arrivée de nombreux trains provenant des différentes périphéries.
Deuxièmement : l’utilisation de la marque Lacoste est un code identitaire, bien qu’on puisse 6 Cyprien Avenel, Sociologie des « quartiers sensibles », Paris, Armand Colin, 2007, p. 11. 7 Plus précisément par le livre de Jamel Schabazz, Back in the days, New York, Powerhouse Books, 2001.
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noter le décalage avec l’image de marque qui correspond à la bourgeoisie parisienne, et non
« la pommade » que cherche ironiquement le rappeur Disiz la Peste pour effacer « les
stigmates, de ce milieu, de ma peau mate » dans sa chanson « Jeunes de banlieues »8.
Le stéréotype « jeunes de banlieues » correspond finalement plus à une apparence et à
des habitudes qu’à une « origine géographique contrôlée », bien que celle-ci soit nécessaire à
la pratique journalistique. Qu’il s’agisse de Pantin, Grigny, Clichy Montfermeil, Argenteuil,
ou encore de Toulouse – d’où le pluriel que j’ai donné à « banlieues » – l’artiste ne nous
donne aucun indice précis permettant de reconnaître la provenance des clichés. Plus que par
des entités urbaines, les jeunes se définissent par des espaces beaucoup plus restreints, de
l’ordre du quartier, voire de la « barre d’immeuble », par la manière dont ils l’occupent et
l’investissent émotionnellement. Ce qui est l’objet de la seconde série nommée Périphéries.
2. Choix d’un espace : construction d’un espace ou espace de construction ?
Voyons à présent comment l’artiste met en scène cette génération, non plus à travers
des codes communs, mais dans des scènes quotidiennes et banales. Frontale dans la première
série, face à face entre le portrait et le spectateur, la tension se trouve déplacée dans cette
seconde série au sein la photographie, où elle vient organiser l’espace entre les protagonistes.
Pour parvenir à cette fin, Mohamed Bourouissa travaille selon un processus divisé en
quatre temps : d’abord, il rencontre les gens sur les lieux et prend ses premières photographies
de repérage, visant à interroger l’espace. « J’essaie de voir comment fonctionne l’espace dans
lequel je me trouve et la manière dont les gens s’approprient le lieu ».9 Ensuite, il choisit chez
lui la mise en scène qu’il désire à l’aide de dessins préparatoires et des premières images. Puis
il demande aux gens sur place, ou à des amis, de se placer dans l’espace et de (re) jouer la
scène. Enfin, il fait parfois certaines retouches informatiques.
Ces photographies nous montrent autant de lieux communs, lieux de passage, sans
identité propre, qui peuvent être investis : halls d’immeubles, couloirs, dessous de pont,
impasses… Ils ne sont pas choisis au hasard, car à l’image de la gare des Halles, il s’agit de
lieux de rencontres. Mais cette fois-ci, avec la photographie Carré rouge, nous ne sommes
plus à l’extérieur, dans un point de rencontre entre les différentes « banlieues », mais à
l’intérieur, dans l’espace d’habitation, dans le territoire investi comme tel par les habitants. Le
8 Disiz La Peste, « Jeunes de banlieue », dans Les Histoires extra-ordinaires d’un jeune de banlieue, Barkley, 2005. 9 Dans une interview réalisée par Alexandrine Dhainaut pour le site internet Parisart, « Interviews : Mohamed Bourouissa » [en ligne], 11 novembre 2008 : http://www.paris-art-test.com/interview-artiste/ Mohamed%20Bourouissa/Bourouissa-Mohamed/225.html [consulté le 10 mars 2012].
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hall d’entrée qui donne son cadre à la photographie est un lieu « au statut incertain et mal
défini de ces espaces "interstitiels", entre le domaine public et le domaine privé »10. Il est vécu
comme l’extension de l’espace privé, car en tant que lieu commun à tous les habitants de
l’immeuble, il est aussi l’endroit où tous passent. Vide, l’espace est totalement neutre. Il ne
prend sens qu’avec les rencontres qui organisent des « réseaux d’interconnaissances »11.
L’étendue du réseau définit le périmètre du territoire. En ce sens, il s’agit d’un lieu pré-privé,
d’un seuil avec l’extérieur, où il faut faire ses preuves pour avoir le droit d’entrer.
Carré rouge, 2005 © Mohammed Bourouissa
Construisant son image sur le modèle du tableau La Flagellation du Christ (1450-60)
de Pierro della Francesca, l’artiste dispose les deux groupes de droite dans l’espace architec-
tural qui sert de scène. Il y ajoute ensuite un troisième groupe pour accentuer le rapport de
tension qui n’est pas propre à chaque groupe, comme chez le peintre, mais se trouve
véritablement entre les groupes. La composition ternaire est parfaite et rappelle le dispositif
du triptyque. Cependant, l’analyse de la perspective montre qu’il s’agit d’un montage :
chaque groupe est pris de face pour pallier les déformations des corps aux marges de l’image
lorsque l’angle de prise de vue est trop important. Il reconstitue ensuite l’image, qui est ainsi
plus vraisemblable que conforme à la vue. L’accent est mis sur le rendu des corps plutôt que
sur la cohérence de l’espace.
10 David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, [1997], Paris, Odile Jacob, 2001, p. 55. 11 Ibid, p. 122.
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Si la scène est posée, elle garde la fraîcheur de la spontanéité car les acteurs re-jouent
leur propre rôle suivant les indications de l’artiste. La visée est esthétique, mais le résultat
dépasse la simple apparence pour interroger la capacité qu’a toute photographie à rendre
compte de la réalité. Elle est certes capable de saisir la géométrie des corps à un instant donné,
mais qu’en est-il des émotions qui les animent, des rapports de forces qui les lient et les
rendent vivants ?
3. Mise en scène : mise en tension des corps et « géométrie émotionnelle »12
Malgré l’impression de réalité qui se dégage des photographies, rendant troublante la
comparaison avec des clichés de photojournalistes, les photographies de l’artiste sont on ne
peut plus construites. Car la prise directe, ou prise sur le vif, rendue nécessaire par l’obli-
gation de témoigner d’un événement dans un temps court, ne permet que rarement de capter
les regards tout en soignant l’esthétique. Bourouissa ne veut pas rendre la vérité (ce qui est de
toute façon illusoire), il veut être au plus juste. Pour cela, il lui est nécessaire de pouvoir
intervenir sur les gestes, la lumière et la composition. Ce qui fait toute la différence avec le
photographe de presse qui prend une photo, mais ne la fait pas, car il n’en a pas le temps.
L’artiste construit des fictions qui miment la réalité pour en rendre le moment le plus
décisif, celui où tout peut basculer, mais où rien ne s’est encore passé. Dans Carré rouge, les
groupes qui animent la fiction n’organisent pas l’espace selon différents pôles clos sur eux-
mêmes, au contraire, ils semblent ouverts à un événement, l’arrivée du jeune à la veste rouge,
qui polarise leurs regards vers un même lieu. Il entre, passant ainsi le seuil. Mais est-ce
quelqu’un de connu ? Aura-t-il le droit d’entrer ?
C’est alors au spectateur de se faire sa propre histoire, sa propre interprétation.
Bourouissa sème des indices visant à interroger le regard et à déjouer la crédulité. C’est
autour de tels moments de tension que les corps s’animent et occupent l’espace qu’ils s’appro-
prient. Aussi banale soit-elle, cette tension organise l’espace comme le point esthétique de
toute relation. Contrairement au photographe Jeff Wall dont il s’inspire, il n’y a pas d’abord
un lieu qui devient ensuite la scène d’une narration : l’un et l’autre naissent ensemble.
Témoigner de cette génération serait ainsi, pour Mohamed Bourouissa, témoigner de et dans
ce rapport à l’espace.
12 La paternité de l’expression revient à Florence Paradeis que Mohamed Bourouissa a eu pour enseigante à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris.
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Critiquant les médias et leur capacité à rendre justice à l’événement, Bourouissa vise
la multiplication des images qui dictent une réalité portée par le scoop. Saturées de pathos, ces
images ne laissent plus de place à l’analyse.
Les photographies de l’artiste, quant à elles, sont souvent ouvertes sur un hors champ,
sur une possibilité autre, un extérieur, comme pour signifier – maintenant toutefois une certaine
ambiguïté – qu’il ne s’agit que d’une partie bien cadrée de la réalité. C’est ce que nous montre
de manière exemplaire L’Impasse (2007) figurant des jeunes rassemblés autour d’une voiture
brûlée. Bourouissa joue avec les présupposés du public : ces jeunes ne sont pas à l’origine de
l’état de la voiture, ils en sont plutôt les investigateurs. La voiture devient un objet esthétique
autour duquel l’image se construit et l’émotion gravite. L’événement et son explication sont
hors champ comme nous le suggère le personnage à la tête coupée par le cadrage. Les
protagonistes ne sont que les héritiers d’une situation qu’on leur impose et avec laquelle ils
doivent composer. Si Mohamed Bourouissa crée ses images à partir d’une narration ou d’un
fait, ce n’est qu’une base lui permettant d’organiser l’espace et de composer la photographie.
Il cherche ensuite à effacer toute factualité pour ne pas imposer d’interprétation au spectateur.
L’Impasse, 2007 © Mohammed Bourouissa
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Finalement, le photographe ne part pas en banlieue pour en conquérir le territoire. Il
part de la banlieue avec un objet plastique et esthétique qu’il veut faire entrer dans l’histoire
visuelle développée par le centre. Il ne s’agit pas de ramener une copie du réel, mais de
donner un regard juste. Il tente de redonner ainsi à cet espace tant médiatisé, mais mal
interprété, un regard calme et esthétique où la tension compose plus qu’elle n’explose.
Notice bio-bibliographique : Anaël Marion ([email protected]) est doctorant moniteur à l’UFR LAC (ED 131) et fait partie de l’équipe de recherche CÉRILAC. Il est en troisième année de thèse sous la direction d’Évelyne Grossman et de Clélia Nau. Sa thèse s’intitule : « De la ruine à l’œuvre dans la littérature et les arts visuels aux XXe et XXIe siècles ».
Imprimerie Paris Diderot
Novembre 2012
Tél. : 01 57 27 63 03 [email protected]
Édition Université Paris Diderot - Paris 7 École doctorale 131 Langue, littérature, image : Civilisation et sciences humaines (domaine francophone, anglophone et d’Asie Orientale) Direction : Évelyne Grossman
Coordination : Sarah Clément ([email protected]) Diane Massone ([email protected])
Couverture – Mise en page et enrichissement typographique : Bureau des publications Université Paris Diderot - Paris 7
Université Paris Diderot - Paris 7
École doctorale 131
Travaux en cours
N° 8 - 2012
Actes des journées d’études Antonin Artaud, Samuel Beckett, Maurice Blanchot
Séminaire des Doctorants de l’ED 131
Édition établie par Sarah Clément et Diane Massone Avec la participation de Valérie Alias et Pénélope Patrix
Contributions de Cécile Beaufils, Camille Bui, Laurence Cazeneuve-Guégan, Sarah Clément, Emmanuel Cohen, Laure Couillaud, Élodie Degroisse, Raoul Delemazure, Marco Della Greca, Nicolas Doutey, Louisiane Ferlier, Guillaume Gesvret, Esther Jammes, Atsushi Kumaki, Paola Lalario, Ayelet Lilti, Anaël Marion, Athina Markopoulou, John Mckeane, Alexandre Massipe, Esteban Restrepo Restrepo, Philippe Roy, Céline Sangouard-Berdeaux, Julia Siboni.