traduction du coran et traduction selon le coran : aspects
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Revue de Traduction et Langues Volume20 Numéro 01/2021, pp. 112-144
Journal of Translation and Languages ۧÙŰȘŰ±ŰŹÙ Ű© ÙۧÙÙŰșۧŰȘ Ù ŰŹÙŰ© ISSN (Print): 1112-3974 EISSN (Online): 2600-6235
Lâauteur correspondant : GeneviĂšve Gobillot
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Traduction du Coran et traduction selon le Coran :
Aspects dâune ProblĂ©matique Intemporelle Quran Translation and Translation through Quran:
Aspects of a Timeless issue
Dr. GeneviĂšve Gobillot
Université Lyon III Jean Moulin-France
0000-0002-2718-0350
Pour citer cet article :
Gobillot, G. (2021). Traduction du Coran et traduction selon le Coran : Apects dâune problĂ©matique
intemporelle. Revue Traduction et Langues 20 (1), 112-144.
Reçu : 20/3/2021 ; Accepté : 19/06/ 2021, Publié : 31/08/2021
Abstract: The translation of the Quran, a text which declares itself impossible to equal, has always posed
a problem, whatever the language concerned, since, obviously, its inimitability is linked to its composition
in Arabic. The question which arises above all from this fact is that of the grasp of its meanings and the
criteria of their approach. It seems logical to try to answer it by questioning it directly, since it expresses
itself in a clear and detailed way both on the accession to the meanings of the divine messages and on their
possible translation. It emerges from this first exploration that, as a certain number of theologians and
mystics had thought, i'jĂąz resides in the perfection of the relation between the meaning and the mode of
composition of the sacred text, itself an exegesis, definitive and complete of all previous revelations. This
perfection, which is expressed both by the precision and by the richness of meanings, implies in particular,
on the one hand the absence of any absolute synonymy, on the other hand, an extensive use of polysemy,
which goes up to the production of entirely bisemic sentences and passages, which play an essential
educational role. The cases which have been discussed in this paper revealed that it would seem that the
only possibility of faithful translation consists in presenting the two meanings: âGod guides whom he wills
and misleads whom he willsâ or âGod guides who wants it and lets whoever wants to go astrayâ
accompanied by a commentary, as was imposed in the situation of non-synonymy illustrated by âthe
mountâ and âthe mountainâ. Such an explanation should, of course, be completely neutral, objective and
non-binding, knowing that, from the Quranic perspective, each theological-moral position taken during a
reading that engages the whole being and influences its future, is called to be adopted in an absolutely free
manner. Herein lies the crux of the problem encountered by translators who, not being able to report these
cases directly, are in principle obliged to accompany their text with a certain number of explanations.
However, such a situation confirms the Quranic declaration of perfection and inimitability of the Arabic
text. On the one hand, the translation thus proposed cannot constitute a unified and an autonomous text,
since it is interspersed with considerations and explanations. Moreover, whatever the effort of neutrality
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deployed by the translator, the presentation of bisemic sentences can never leave the reader free, if only
the possibility of 'ignore - voluntarily or not - their very existence, as well as the process to which they
come, and their repercussions on the appropriation of meaning. It should be noted however that, for the
translator plagued by doubts and difficulties, the Quran offers, through the example of the translation of
the passage from the Torah into Arabic (shemanou ve assinou) by (sami'nĂą wa-ataânĂą) and not by (sami'nĂą
wa-'asayna), a rule of which the Quran iteself guarantees. This is the choice to be taken in the case of
ambiguity which would surely lead to an error, by opting without hesitation for the translation which
explicitly accounts for the meaning which leads to the right path not that of delusion. This suggestion
should be essentially free from scruples related to the impossibility, duly noted, to imitate the inimitable in
its pedagogy of which only the Arabic language allows an accomplished expression, by simply striving to
respect the truthfulness of the Quranic teaching. The presentation of these few emblematic examples, far
from claiming to lead to a new theory of the translation of the Quran, has set itself the goal of proposing
the experience of a renewal of all the problems posed by any search for an equivalent of the Arabic text, to
the principle of perfection of Revelation.
Keywords: Quran translation, translation through Quran, inimitability, modes of composition, rules of
composition, Arabic language.
Résumé : La traduction du Coran, texte qui se déclare impossible à égaler, a toujours posé problÚme,
quelle que soit la langue concernée, puisque, de toute évidence son inimitabilité est liée à sa composition
en arabe. La question qui se pose de ce fait avant tout est celle de la saisie de ses sens et des critĂšres de
leur approche. Il apparaĂźt logique de tenter dây rĂ©pondre en lâinterrogeant directement, puisquâil
sâexprime de façon claire et dĂ©taillĂ©e Ă la fois sur lâaccession aux significations des messages divins et sur
leur Ă©ventuelle traduction. Il ressort de cette premiĂšre exploration que, comme lâavaient pensĂ© un certain
nombre de thĂ©ologiens et de mystiques, lâiâjĂąz rĂ©side dans la perfection de la relation entre le sens et le
mode de composition du texte sacrĂ©, lui-mĂȘme exĂ©gĂšse dĂ©finitive et complĂšte de toutes les rĂ©vĂ©lations
antĂ©rieures. Cette perfection, qui sâexprime Ă la fois par la prĂ©cision et par la richesse des significations,
implique en particulier, dâune part lâabsence de toute synonymie absolue, dâautre part, un usage Ă©tendu de
la polysĂ©mie, qui va jusquâĂ la production de phrases et de passages entiĂšrement bisĂ©miques, qui jouent un
rĂŽle pĂ©dagogique essentiel. Câest lĂ que rĂ©side le nĆud du problĂšme rencontrĂ© par les traducteurs qui, ne
pouvant pas rendre compte directement de ces cas de figure, se voient en principe obligĂ©s dâaccompagner
leur texte dâun certain nombre dâexplications. Or, une telle situation entĂ©rine la dĂ©claration coranique de
perfection et dâinimitabilitĂ© du texte arabe.
Mots clés : traduction du Coran, traduction selon le Coran, inimitabilité, modes de composition, rÚgles de
composition, langue arabe.
1. Traductions dâOrient et dâOccident
La traduction du Coran a, depuis ses débuts, soulevé des questions et suscité des
rĂ©flexions qui sâavĂšrent toujours dâactualitĂ©. La formule « Essai dâinterprĂ©tation du Coran
inimitable » adoptée par Denise Masson pour titre de sa version bilingue de 19771,
évoque les principaux aspects de cette problématique.
Dâun cĂŽtĂ© elle souligne lâimpossibilitĂ© a priori de produire lâĂ©quivalent dâun corpus
qui se dĂ©finit lui-mĂȘme comme inĂ©galable. De lâautre, elle pose le problĂšme de lâaccĂšs au
sens de ses contenus, en rappelant quâavant dâentreprendre un acte de translation dont le
rapport au texte source est censĂ© se rapprocher, dans un tel cas, de lâinterprĂ©tation la plus
fidĂšle dâune partition musicale, il faut avoir accĂšs Ă sa juste lecture. Ă cet Ă©gard, les
traductions peuvent ĂȘtre situĂ©es par rapport Ă deux modalitĂ©s dâapproche.
1 Traduction revue par Sobhi Saleh, Dùr al-kitùb allubnùnß, Beyrouth, plusieurs fois rééditée. Pickthall avait
auparavant utilisĂ© la formule: âThe meaning of the glorious Qurâan, an explanatory translationâ, (first ed.
1930). André Chouraqui celle de : « Traduit et présenté », (éd. Robert Laffont, 1990). Quant à Maurice
Gloton , il a intitulé la sienne Essai de traduction et annotations, (éd. Albouraq, 2014).
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La premiÚre se fonde sur les interprétations tirées des exégÚses (tafùsßr), inspirées
de la Tradition prophétique (sunna) et des historiographies, ainsi que des traités de
« circonstances de la rĂ©vĂ©lation » (asbĂąb al-nuzĂ»l) et « dâabrogeant et abrogĂ© » (nĂąsikh
wa-mansĂ»kh). La seconde rĂ©sulte dâun travail de dĂ©voilement du sens du texte de façon
directe Ă partir de lui-mĂȘme. Elle a Ă©tĂ© mise en Ćuvre par lâun des plus anciens
traducteurs europĂ©ens, Nicolas de Cues (m. 1464), dont la mĂ©thode peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e
comme un exemple Ă cet Ă©gard2.
à partir du XVIIIe siÚcle, dans la ligne de la démarche développée par Louis
Marracci (m. 1700) pour sa traduction commentée parue en 1698, le recours quasi-
systématique aux exégÚses traditionnelles les plus répandues dans le monde musulman
est devenu majoritaire3. Toutefois, Ă la suite dâAndrĂ© du Ryer (m. 1672)4, plusieurs
spĂ©cialistes, surtout en Allemagne, ont conservĂ© une certaine fidĂ©litĂ© Ă lâaxe des pionniers
de lâOccident mĂ©diĂ©val5. De nos jours, les traductions se rĂ©partissent, Ă des degrĂ©s divers,
entre ces deux pĂŽles6.
Les mĂȘmes problĂ©matiques ont concernĂ© Ă©galement dâautres rĂ©gions du monde, le
Coran ayant Ă©tĂ© appelĂ© trĂšs tĂŽt Ă ĂȘtre traduit en Orient, en particulier dans lâaire
persanophone. Lâune des plus anciennes attestations de rĂ©flexion thĂ©orique sur le sujet est
un court traitĂ© dâal-HakĂźm al-TirmidhĂź (m. circa 900) portant sur les questions affĂ©rentes
Ă la traduction persane de la formule LĂą ilĂąha illa-l-LĂąh7. Lâargumentation de ce
2 Il sâagit en particulier de son concept de pia interpretatio, qui consiste Ă sâattacher Ă deux aspects du
Coran : le fait quâil se prĂ©sente lui-mĂȘme, mais aussi quâil soit considĂ©rĂ© par un grand nombre dâhommes,
comme une voie permettant dâatteindre « la paix dans le siĂšcle futur » et le fait quâil contienne beaucoup
plus de rĂ©fĂ©rences aux Ecritures saintes, et en particulier Ă lâEvangile, quâil nây paraĂźt Ă premiĂšre vue. Voir
Ă ce sujet notre article : « La singuliĂšre clairvoyance de Nicolas de Cues Ă lâĂ©gard du Coran », Nicolas de
Cues et lâIslam, sous la direction de HervĂ© Pasqua, Louvain la Neuve, Editions de lâInstitut supĂ©rieur de
philosophie, Louvain-Paris, Editions Peeters, 2013, pp. 35-87. 3 Maurice Borrmans a donné dans son article « Ludovico Marracci et sa traduction latine du Coran »,
Islamochristinana, 2002, n° 28, pp. 73-86, lâinventaire complet des documents utilisĂ©s par Marracci. 4 Comme le montre lâexcellente thĂšse de Asmaa Aoujil, « Le Coran en français : AndrĂ© Du Ryer (1580-
1672), premier traducteur de lâAlcoran de Mahomet (1647) », dir. Christian Belin, soutenue le 30-11-2018
Ă Montpellier, Ă©cole doctorale langues, littĂ©ratures, cultures et civilisations. 5 Il convient de mentionner ici Pierre le VĂ©nĂ©rable, si ce nâest en raison de la premiĂšre traduction latine du
Coran quâil a seulement supervisĂ©e, du moins pour son commentaire, basĂ© sur une analyse trĂšs approfondie
dont lâune des caractĂ©ristiques est dâĂȘtre fondĂ©e en grande partie sur lâintertextualitĂ© et lâinterculturalitĂ©
avec le domaine chrĂ©tien. Voir Ă ce sujet lâensemble des documents figurant dans le corpus dit « De
TolĂšde » (Corpus Toledanum) dont lâoriginal se trouve Ă Paris, Bibl. de lâArsenal, 1162, ainsi que son
Liber contra sectam sive heresim sarracenorum, Manuscrit 381 de la BibliothĂšque municipale de Douai, f.
180rd. Il en a Ă©tĂ© de mĂȘme pour lâApologia de Bibliander Voir Ă ce propos : Le Coran Ă la renaissance,
plaidoyer pour une traduction , Théodore Bibliander, introduction, traduction et notes de Henri Lamarque,
textes interlangues, Presses universitaires du Mirail, 2007. 6 La traduction de RĂ©gis BlachĂšre : Le Coran, Maisonneuve et Larose, Paris, 1980, par exemple, se fonde Ă
la fois sur lâintertextualitĂ© et la mise en Ćuvre dâun raisonnement logique. Celle de Denise Masson,
particuliĂšrement riche du point de vue de lâintertextualitĂ©, est par ailleurs largement inspirĂ©e des exĂ©gĂšses
musulmanes « classiques ». Les auteurs du Coran des historiens, Sous la direction de Mohammad Ali Amir
Moezzi et Guillaume Dye, 3 tomes, Le Cerf, Paris, 2019, se sont fondés, quant à eux, pour leurs traductions
et leurs commentaires, presque exclusivement sur les donnĂ©es provenant de lâintertextualitĂ©, qui ne
constitue quâune partie des principes thĂ©oriques de composition du texte coranique. 7 Il sâagit de lâĂ©pĂźtre intitulĂ©e LĂą ilĂąha illĂą-l-LĂąh, Ă©ditĂ©e par Paul Nwyia : « Al-HakĂźm al-TirmidhĂź et le LĂą
ilĂąha illa-l-LĂąh », MĂ©langes de lâUniversitĂ© Saint Joseph, n° XLIX, Beyrouth, 1968, pp. 741-765. Elle
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mystique, versĂ© en sciences du langage autant quâen logique et en thĂ©ologie, est la
suivante : La majorité des gens, tout comme les exégÚtes et les traducteurs (tarjumùn), se
sont trompĂ©s au sujet de lâinterprĂ©tation de cette formule. Ils ont traduit en persan « lĂą »
par « nist », qui est lâĂ©quivalent de laysa en arabe. Ils nâont pas vu que « nist Khodha »
(laysa ilaha) est une nĂ©gation totale et absolue de lâexistence dâune divinitĂ©, qui ne
touche pas seulement les fausses divinitĂ©s, mais aussi le Dieu unique lui-mĂȘme. En
revanche, « lù », correspondant à « nah » en persan, est une exemption catégorique
(tabriâa) que Dieu a utilisĂ©e (dans le Coran) pour nier tout ce qui est adorĂ© en dehors de
Lui : « Ne vois-tu pas que si tu dis « laysa ilah » tu démens le nom de la divinité qui est
vraiment divinité ? Mais si tu dis « lù ilaha » tu nies le nom de la divinité emprunté et
attribuĂ© Ă tort. Car Dieu, exaltĂ© soit-Il, tâa appelĂ© Ă proclamer son unicitĂ© et Ă nier ce qui
nâest pas lui et qui porte son nom « AllĂąh », au sujet duquel ils (les polythĂ©istes et les
Gens du Livre qui dĂ©clarent quâil sâest donnĂ© un fils) ont prĂ©tendu quâil est Dieu en
dehors de Lui (âŠ) Par contre, il tâa invitĂ© Ă Le glorifier et Ă nier tout autre que Lui ou
tout autre qui serait associé à Lui dans Sa royauté. Il a délié ta langue pour que tu dises
« lù ilaha » ce qui correspond en persan à « nah Khodha ist » « Pas de Dieu », ce dieu
que vous prĂ©tendez ĂȘtre en dehors de mon Dieu et auquel vous avez donnĂ© le nom
« Allùh ». Puis tu ajoutes « illa-l-Lùha », en persan « jozan Khodha » « excepté Dieu »,
celui à qui est dû le nom « Allùh »8.
TirmidhĂź avait ainsi engagĂ© le dĂ©bat sur la base dâune relation entre le texte et sa
traduction, sans autre outil exĂ©gĂ©tique quâun effort dâapprofondissement rationnel fondĂ©
sur les informations quâil vĂ©hicule. Dans une telle perspective, câest la rĂ©vĂ©lation
coranique qui dĂ©finit et rĂšgle elle-mĂȘme lâaccĂšs Ă ses propres sens, et non pas les
interventions individuelles Ă lâĆuvre dans la plupart des exĂ©gĂšses.
Il sâagit dâune position restĂ©e en gĂ©nĂ©ral minoritaire dans lâhistoire de la pensĂ©e
musulmane. Elle a Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©e au Moyen Ăge par les thĂ©ologiens muâtazilites, dont
les écrits furent massivement dispersés et détruits9, ainsi que par des philosophes et des
mystiques dont les enseignements ne circulaient que dans des cercles restreints,
essentiellement en raison du caractĂšre Ă©litiste de leur niveau dâĂ©laboration. Parmi ces
derniers, lâun des auteurs les plus cĂ©lĂšbres, le thĂ©osophe andalous Ibn âArabĂź (m. 1240), a
fait Ă©merger lâĆuvre de TirmidhĂź de lâoubli dans lequel lâavait plongĂ©e une longue
« conspiration du silence » selon une expression de Michel Chodkiewicz.
Partant du principe que la seule vĂ©ritable garantie dâaboutissement dâune lecture
« non-interventionniste » est la possibilitĂ© de sâadosser Ă des rĂšgles de composition fixes,
constitue une partie du Livre de la Profondeur des choses (Kitùb ghawr al-umûr). Voir Al-Hakßm al-
Tirmidhß, le Livre de la Profondeur des choses, étude historique et thématique, suivie de la traduction par
GeneviĂšve Gobillot, Ă©d. du Septentrion, Lille, (seconde Ă©dition 2015), pp. 241-244. 8 Ibid., p. 243. 9 On possĂšde cependant la reconstitution partielle dâun tafsĂźr de la pĂ©riode du plein dĂ©veloppement de cette
tendance, réalisée par Daniel Gimaret à partir de bribes de textes polémiques de ses adversaires sunnites ;
(Une lecture Mu'tazilite du Coran: Le TafsĂźr d'AbĂ» ŐAlÄ« al-DjubbĂą'Ăź (m. 303/915) partiellement reconstituĂ©
Ă partir de ses citations. (BibliothĂšque de l'Ăcole des Hautes Ătudes, Section des Sciences Religieuses, vol.
CI, Louvain-Paris: Peeters, 1994. Ce texte permet de se faire une idée claire de la méthode exégétique de
ces théologiens, fondée sur la pure raison.
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nettement dĂ©finies et permettant dâĂ©clairer lâensemble des interrogations susceptibles de
se présenter, il a repris et développé les solutions que son prédécesseur avait proposées.
Câest Ă travers ce type dâapproche du mushaf - exception faite pour les passages de
période dite « médinoise » qui renvoient à des évÚnements comme la bataille de Badr (C
3, 123), liés de maniÚre obvie au contexte historique de la vie du prophÚte Muhammad10 -
, que seront abordées ici quelques-unes des questions soulevées par la traduction du texte
coranique.
Mais avant dâexposer les critĂšres dĂ©finis par ces deux grands reprĂ©sentants de la
spiritualitĂ© dans le monde musulman et dâen proposer quelques vĂ©rifications, il nous est
apparu primordial dâexaminer ce que le Coran lui-mĂȘme dĂ©clare au sujet des
problĂ©matiques liĂ©es Ă lâexĂ©gĂšse et Ă la traduction. On prendra Ă tĂ©moin dans cette
perspective un certain nombre de versets et de passages qui concernent, dâune part les
modalitĂ©s dâaccĂšs au sens de la RĂ©vĂ©lation divine, dâautre part la traduction en arabe
dâune expression de la Bible hĂ©braĂŻque.
2. LâaccĂšs au sens des textes rĂ©vĂ©lĂ©s selon le Coran
2.1 Le commentaire, lâexplication dĂ©taillĂ©e et lâapprofondissement
Le vocabulaire coranique concernant lâaccĂšs au sens des textes rĂ©vĂ©lĂ©s par Dieu est
diversifié, tant par ses origines que par ses acceptions. Les trois principaux termes utilisés
sont : tafsĂźr, taâwĂźl et tafsĂźl. On peut les prĂ©senter en rĂ©sumĂ© comme suit :
Tafsßr apparaßt une seule fois en (C 25, 33) : « Ils (les mécréants définis comme :
« ceux qui recouvrent la vĂ©ritĂ© par lâerreur » : kuffĂąr) ne te proposent aucun fragment
textuel (ou « exemple », ou « parabole » : mathal) sans que Nous (Dieu) nâapportions la
vĂ©ritĂ© avec la meilleure exĂ©gĂšse (tafsĂźr) ». Ce verset figure dans un contexte oĂč les gens
auxquels sâadresse le Messager coranique dĂ©clarent que « le discriminant » (al-furqĂąn),
que Dieu fait descendre sur lui consiste en des « histoires légendaires des
anciens (asĂątĂźr al-awwalĂźn) », que lâon recueille pour lui par Ă©crit et quâon lui dicte
matin et soir (C 25, 5).
Une attestation de lâauthenticitĂ© de son message est immĂ©diatement opposĂ©e Ă ces
critiques. Le locuteur (ici Dieu) déclare que la révélation confiée au Messager coranique
recÚle la lecture la plus juste et la plus complÚte des Livres détenus par les kuffùr en
question, câest-Ă -dire leurs Ăcritures. Dans cette perspective, le terme mathal, traduit ci-
dessus par « fragment textuel » correspond à un « extrait » ou à un exemple tiré des
textes sacrĂ©s antĂ©rieurs. Il est susceptible de dĂ©signer aussi bien un rĂ©cit complet quâune
citation, une parabole, une image, ou encore une allusion, et son champ sémantique peut
ĂȘtre Ă©tendu Ă toute « leçon textuelle » prĂ©sentĂ©e selon une formulation ayant pu appeler
une explication. Le terme kuffùr, souvent traduit de façon assez vague par « mécréants »,
désigne ici des personnages qui ont « masqué » pour diverses raisons le véritable sens de
certains passages de leurs Ăcritures11. Eu Ă©gard Ă lâensemble du contexte, cette
10 Ces parties peuvent en effet ĂȘtre Ă©clairĂ©es, du moins en partie, par un recours Ă la Tradition prophĂ©tique
et aux ouvrages dâhistoriographie. 11 Il sâagit gĂ©nĂ©ralement de raisons liĂ©es Ă la satisfaction dâaspirations personnelles qui poussent ces kuffĂąr,
terme dont lâĂ©tymologie renvoie Ă lâidĂ©e de dissimulation, Ă cacher le sens de certains passages de leurs
textes sacrĂ©s. Cette dissimulation est lâun des Ă©lĂ©ments de la dĂ©formation du sens que le Coran dĂ©nonce en
(C 2, 75) : « Comment pouvez-vous dĂ©sirer quâils vous croient, alors quâune grande partie dâentre
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appellation peut correspondre Ă des Gens du Livre, juifs et chrĂ©tiens, mais aussi Ă
dâautres groupes se rĂ©clamant de tout ou partie de la Bible, comme les baptistes et
certaines branches du gnosticisme, dont lâexistence est Ă©voquĂ©e dans les listes des versets
(C 2, 62 et 5, 69), en particulier sous le nom gĂ©nĂ©rique de sĂąbiâĂ»n12. Le Coran invite
ainsi Ă rĂ©aliser quâil contient, en langue arabe, les explications renvoyant au vĂ©ritable
sens des passages de textes en hébreu, grec, syriaque, latin ou araméen, que les kuffùr
présentent en quelque sorte comme des énigmes à résoudre. Ce rappel confirme son
caractĂšre miraculeux et exclut dâemblĂ©e toute fraude selon laquelle lâenseignement quâil
prodigue proviendrait dâinformations fournies de lâextĂ©rieur au Messager. Câest ce que
confirme le verset (C 16, 103) « Nous savons quâils disent : - Câest seulement un mortel
(bashar) qui lâinstruit ! Mais celui auquel ils pensent parle une langue Ă©trangĂšre
(aâjamĂź), alors que ceci (la langue de ce Coran) est une langue arabe claire ». En
revanche, ce cas de figure soulĂšve de toute Ă©vidence le problĂšme du passage dâune
langue Ă lâautre et, donc, de la traduction des textes antĂ©rieurs, en particulier la Bible.
TafsĂźr (racine f.s.r.) revĂȘt donc dans le Coran une signification trĂšs proche de son
sens en araméen, langue dans laquelle « pishrù » (racine P. SH.R, le P correspondant au
F et le SH au S dans les langues sémitiques) est fréquemment cité dans le Livre de Daniel
pour indiquer le déchiffrement symbolique des songes de Nabuchodonosor ou de
lâinscription Ă©nigmatique tracĂ©e sur le mur par la main de lâange13.
Selon AndrĂ© Caquot et Marc Philonenko, « il est certain que ce terme sâapplique Ă
la traduction en clair dâun message chiffrĂ© de Dieu »14. Son utilisation dans le Coran
consiste ainsi Ă laisser entendre quâen tant que dernier message divin, il est lui-mĂȘme le
« commentaire rĂ©vĂ©lĂ© » de toutes les Ecritures antĂ©rieures. Il nây dĂ©signe donc pas,
contrairement Ă lâacception qui lui a Ă©tĂ© confĂ©rĂ©e par la suite, une explication du Coran
selon des critÚres qui seraient fixés par un exégÚte humain.
TafsĂźl (racine f.s.l.), peut ĂȘtre traduit par « explication dĂ©taillĂ©e ». Il dĂ©signe le
Coran dans les versets (C 10, 37-39) et (C 12, 111), (C 17, 12), auxquels il faut ajouter
eux (les Gens du Livre, mĂȘme expression quâen (C 2, 100) entend les paroles de Dieu, puis les altĂšre
(yuharrifĂ»n : pratique du tahrĂźf, lâaltĂ©ration des textes) aprĂšs les avoir correctement comprises, en toute
connaissance de cause. (âŠ) (78) Certains dâentre eux sont des ignorants. Ils ne connaissent pas le
Livre, sauf Ă travers des aspirations inconscientes (amĂąnĂź). Ils ne font que se livrer Ă des
conjectures ». 12 Les sĂąbiâĂ»n coraniques sont des personnages qui, bien quâhabituellement dĂ©signĂ©s par le terme
« SabĂ©ens » en français, nâont aucun rapport avec les SabĂą du YĂ©men, le nom des premiers sâĂ©crivant avec
un sĂąd, celui des seconds avec un sĂźn. Câest pourquoi il semble prĂ©fĂ©rable dâutiliser, pour dĂ©signer les
premiers, le terme de Sabiens, comme le fait Michel Tardieu (« Sùbiens coraniques et « Sùbiens » de
Harrùn », Journal asiatique, vol. 274, p. 18-19). Ce spécialiste suggÚre également, en évoquant
ShahrastĂąnĂź, que sĂąbiâĂ»n dans le Coran aurait dĂ©signĂ©, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les gnostiques prĂ©sents en
Arabie dans son milieu dâĂ©mergence, c'est-Ă -dire entre autres des Archontiques et des SĂ©thiens. Cette
dĂ©finition semble pertinente dans la mesure oĂč lâutilisation par le Coran dâun pluriel brisĂ© indique quâil ne
sâagit pas dâun seul groupe homogĂšne - qui correspondrait Ă la forme « sĂąbiâa » sur le modĂšle de
« nasĂąrĂą » - mais dâune pluralitĂ© de groupes simplement dotĂ©s dâune orientation commune et rassemblĂ©s
autour dâun certain nombre de notions, comme lâorigine purement divine de la rĂ©vĂ©lation, la transcendance
absolue de Dieu et la doctrine du salut individuel. 13 Voir lâIntroduction gĂ©nĂ©rale aux Ecrits intertestamentaires, BibliothĂšque de la PlĂ©iade, NRF Gallimard,
1987, p. LV. 14 Ibid. mĂȘme page.
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ceux contenant la forme mufassil (C 6, 114 ; 7, 133), qui correspond au mĂȘme champ
sĂ©mantique, mais avec une nuance de « mise en Ćuvre de la capacitĂ© dâexpliquer ».
Le premier verset décrit une autre polémique entre le Messager et les kuffùr :
« (37) Ce Coran nâa pas Ă©tĂ© inventĂ© par un autre que Dieu, mais il est la confirmation de
lâauthenticitĂ© de ce qui existait avant lui (tasdĂźq alladhĂź bayna yadayhi), lâexplication
détaillée (tafsßl) du Livre, envoyée par le Seigneur des univers, qui ne renferme aucun
doute ». Il développe le thÚme du Coran comme critÚre de lecture, aussi bien des textes
révélés avant lui que de ses propres contenus, qui, ensemble, constituent le Livre complet
de Dieu. De nombreux traducteurs en ont donnĂ© pour Ă©quivalent : « les Ăcritures »15,
terme entrant dans la composition de lâexpression Coranique ahl al-kitĂąb « familiers des
Ăcritures », une traduction proposĂ©e par Maurice Gloton Ă la place de celle, plus connue,
de « Gens du Livre »16 .
Le second verset contenant le terme tafsßl conclut la sourate Yûsuf (12) laquelle,
tout en se rattachant de façon obvie au texte biblique, y introduit une réflexion
complĂ©mentaire, qui correspond, comme lâa notĂ© Michel Cuypers, au motif prĂ©sentant
« Joseph, prophĂšte du monothĂ©isme »17. Il sâagit ici de lâapport dâune prĂ©cision destinĂ©e Ă
diriger le lecteur vers une méditation renouvelée de la lecture du passage de la GenÚse
qui lui est consacré. Ce cas illustre le fait que le Coran se donne pour fonction, non
seulement dâexpliquer en dĂ©tail les contenus des Livres antĂ©rieurs, mais aussi de
souligner certains aspects de la vérité qui pourraient avoir échappé pour diverses raisons
Ă au moins une partie de leurs destinataires. Lui-mĂȘme prĂ©sente par lâintermĂ©diaire de
cette fonction un argument en faveur de sa propre authenticitĂ©, liĂ©e Ă celle des sens quâil
met en lumiĂšre au cĆur de ces Livres. Il fait par-lĂ en quelque sorte « dâune pierre deux
coups » (C 12, 111) « Ceci (le Coran) nâest pas un rĂ©cit inventĂ©, mais une confirmation
de lâauthenticitĂ© de ce qui existait avant lui (tasdĂźq alladhĂź bayna yadayhi) et une
explication dĂ©taillĂ©e de toute chose (tafsĂźl kulli shayâin)».
Le troisiÚme verset est le (C 17, 12) « Nous avons fait de la nuit et du jour deux
signes. Nous avons rendu sombre le signe de la nuit et clair le signe du jour pour que
vous recherchiez la faveur (fadlan) de votre Seigneur et que vous connaissiez le calcul
(divin) des annĂ©es (âadad as-sinĂźn) et le calcul du temps (tel que les hommes le rĂ©alisent :
wa-l-hisùb). Nous avons donné une explication parfaitement détaillée de toute chose (wa
kullu shayâin fassalnĂąhu tafsĂźlan) ». La fonction du Coran est, sur ce point, distincte de
celle de la Torah, qui apporte une explication détaillée « pour toute chose » (likulli
shayâin) selon le verset (C 6, 154) : « Nous avons ensuite donnĂ© le Livre Ă MoĂŻse. Il est
une perfection pour celui qui lâobserve de son mieux et apporte une explication dĂ©taillĂ©e
pour toute chose (tafsĂźlan likulli shayâin) ». Cette derniĂšre expression figure aussi au
verset (C 7, 145), qui prĂ©cise que « lâexplication dĂ©taillĂ©e pour toute chose » figurait sur
15 Traduction donnée par M. Savary : Mahomet, le Koran, Classiques Garnier, Paris, 1951, p. 254. BlachÚre
traduit, pour sa part : « lâEcriture », Le Coran traduction RĂ©gis BlachĂšre, Maisonneuve Larose, Paris,
1989, p. 237. Kazimirski opte, quant à lui, pour : « les Ecritures », Le Coran, traduction intégrale des 114
sourates, SACELP, Paris, 1980, p. 144. 16 Voir Ă ce sujet Une approche du Coran par la grammaire et le lexique, 2500 versets traduits, Ă©d.
Albouraq, 2002, p. 359. 17 Voir M. Cuypers, « Structure et interprétation de la sourate Joseph », Studi del quinto convegno RBS
Rhetorica Biblica et Semitica XI, Peeters, Leuven, Paris, Bristol, 2017, pp. 295-311, p. 297.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
119
les premiÚres Tables de la Loi confiées à Moïse : « Nous avons écrit pour lui (Moïse) sur
les Tables un conseil et une explication détaillée pour toute chose. Prends-les avec
fermetĂ© et ordonne au peuple de les prendre avec tout le bienfait quâelles contiennent
(ihsĂąn) ». Elles Ă©taient en effet censĂ©es conduire les Fils dâIsraĂ«l Ă une « Ă©lĂ©vation »
directe aux cieux, comme le suggÚre la description du Mont Sinaï lors de leur arrivée18.
Le Coran revendique une pĂ©dagogie dâĂ©dification sensiblement diffĂ©rente, qui
consiste à « rendre compte de tout ce qui existe », au niveau de lâessence ainsi que de la
chaßne des causalités.
TaâwĂźl (approfondissement, racine a.w.l), est citĂ© dix-sept fois, dont une seule pour
dĂ©signer lâexĂ©gĂšse textuelle. Dans ses autres occurrences, ce terme se rapporte en premier
lieu Ă lâinterprĂ©tation des messages cĂ©lestes en gĂ©nĂ©ral (taâwĂźl al-ahĂądĂźth) : (C 12, 6), (C
12, 21), (C 12, 101), science conférée par Dieu à Joseph, fils de Jacob. Celui-ci a reçu la
science de la signification des rĂȘves (taâwĂźl al-ahlĂąm), ce en quoi le taâwĂźl coranique est
proche des sens de tafsßr dans les langues sémitiques anciennes. Les versets (C 12, 36,
37, 44 et 45), Ă©voquent lâinterprĂ©tation des rĂȘves de lâĂ©chanson et du panetier de Pharaon,
correspondant au passage de la Torah (GenĂšse, 40, 8-22), tandis que le verset (C 12,
100), qui renvoie Ă GenĂšse, 37, 6-10, mentionne la science des visions (taâwĂźl al-ruâya)
par laquelle Joseph explique celle quâil a eue de son pĂšre, de sa mĂšre et de ses frĂšres,
comme représentés respectivement par le soleil, la lune et les étoiles prosternés devant
lui.
Dans la sourate 18, le terme taâwĂźl dĂ©signe le sens des Ă©vĂšnements Ă©nigmatiques,
en lâoccurrence les actes voilĂ©s de mystĂšre quâaccomplit un « serviteur juste » envoyĂ© par
Dieu Ă MoĂŻse pour lâinitier. Il est inclus dans la pĂ©riphrase : « lâinterprĂ©tation de ce dont
tu nâas pas la patience (dâattendre que se dĂ©voile le sens profond) » : (taâwĂźl mĂą lam
tastatiâ alayhi sabran) qui figure en (C 18, 78) et en (C 18, 82). Câest sans doute en
raison de ces connotations dâordre initiatique que le sens de taâwĂźl est devenu, au cours
des premiers siĂšcles, celui « dâexĂ©gĂšse inspirĂ©e », ce qui explique quâil soit le plus
souvent utilisé pour désigner les commentaires ésotériques, mystiques et chiites.
En (C 7, 53) la mention du taâwĂźl suit celle du tafsĂźl pour dĂ©signer ceux qui, le Jour
du Jugement, voient clairement le vĂ©ritable sens de lâaccomplissement du Livre (taâwĂźl
dĂ©signe ici la rĂ©alisation dâune annonce qui en Ă©claire le sens), Ă savoir le retour des
crĂ©atures Ă la vie : « Ceux qui lâavaient oubliĂ© disent alors : « Les messagers qui nous
avaient été envoyés avaient apporté la vérité ». Cette mention de tous les messagers
souligne que le taâwĂźl en question concerne lâensemble des RĂ©vĂ©lations, dĂ©signĂ© ici par le
terme « Livre » qui, dans ce passage Ă©galement, ne se rapporte pas au Coran seul, mais Ă
la totalitĂ© des Ăcritures, toutes ayant appelĂ© Ă se prĂ©parer pour le Jugement, comme le
rappelle le contexte immédiat du verset.
Ainsi, nulle part le Coran nâincite son lecteur Ă rechercher un quelconque sens
originel (taâwĂźl) de son propre contenu. Par contre, il se prĂ©sente comme la rĂ©vĂ©lation qui
permet dâaccĂ©der Ă une comprĂ©hension de lâunivers crĂ©Ă© et de son devenir, conforme aux
voies de la Sagesse divine, grĂące aux lumiĂšres qui rendent manifestes les sens originels
18 Voir à ce sujet infra le paragraphe intitulé : Le mont Sinaï (tawr) et « la montagne » (jabal) dans leur
rapport Ă lâAlliance.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
120
de toutes les Ăcritures antĂ©rieures. Le verset (C 10, 39), qui fait suite Ă une occurrence de
tafsßl, est explicite à ce sujet : « Ils ont crié au mensonge au sujet de ce dont ils ne
possĂ©daient pas la science, et ce dont le sens profond ne leur est pas accessible (le taâwĂźl,
apportĂ© par le Coran, quâils nâarrivent pas Ă saisir). Câest ainsi quâavaient criĂ© au
mensonge ceux qui avaient vécu avant eux ».
Il ressort de ce verset que lâapprofondissement qui donne accĂšs aux racines des
réalités sacrées provient exclusivement de Dieu. Il se trouve confirmé par le (C 3, 7), qui
contient aussi une rĂ©fĂ©rence au taâwĂźl : « Câest Lui (Dieu) qui a fait descendre (anzala)
(en une seule fois) sur toi le Livre. On y trouve des versets muhkamĂąt (mot souvent
compris comme désignant ce qui est clair dans le message ou bien ce qui a valeur de loi,
alors quâil sâagit en rĂ©alitĂ© de « signes fondĂ©s en vĂ©ritĂ© », câest-Ă -dire qui expriment
fidÚlement la Vérité), la mÚre du Livre (ou matrice du Livre : Umm al-kitùb, qui, selon
le verset (C 43, 4), contient le Coran) et dâautres mutashĂąbihĂąt (terme ayant reçu de la
majoritĂ© des commentateurs lâacception dâ« obscur » alors quâil sâagit, littĂ©ralement, de
« signes fondĂ©s seulement en apparence sur la vĂ©ritĂ© » câest-Ă -dire qui semblent exprimer
une vĂ©ritĂ©, mais sâen Ă©loignent plus ou moins en rĂ©alitĂ©). Ceux dont le cĆur est habitĂ©
dâun penchant dĂ©viant sâattachent Ă ce qui, en lui, nâest fondĂ© quâen apparence sur la
vĂ©ritĂ© (mĂą tashĂąbahu minhu). Ils recherchent la discorde et sont fĂ©rus dâinterprĂ©tation.
Nul autre que Dieu ne connaĂźt le sens profond (taâwĂźl) du Livre (il sâagit ici du « grand
Livre de Dieu » qui englobe et rassemble toutes les révélations faites aux hommes au
cours du temps) ».
Ce dernier verset a été interprété de maniÚre générale comme une suggestion
invitant Ă rĂ©aliser par soi-mĂȘme lâexĂ©gĂšse du Livre en prenant simplement un certain
recul Ă lâĂ©gard de ses passages ambigus19. Or, une telle position revient Ă faire fi de la
déclaration explicite selon laquelle « Nul autre que Dieu ne connaßt le sens profond
(taâwĂźl) du Livre ». Il en rĂ©sulte que lâexpression « seuls ceux dont le cĆur est habitĂ©
dâun penchant dĂ©viant (zayr) », - sâapplique Ă tous ceux qui se risquent Ă mettre en Ćuvre
le taâwĂźl, relatif ici Ă la recherche des dispositions originelles de la totalitĂ© des messages
divins, en se fiant Ă leurs ressources personnelles.
Il ressort de cet ensemble de dĂ©clarations que câest « par le Coran » et par lui seul,
en tant quâappartenant au Umm al-kitĂąb, prototype du « Livre » divin entiĂšrement fondĂ©
en vĂ©ritĂ©, que peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© le taâwĂźl de la totalitĂ© des Ăcritures dont il fait lui-mĂȘme
partie et auxquelles il apporte lâauthentification finale. Il est, de mĂȘme, le tafsĂźr et le
tafsĂźl de ces Ăcritures.
Un tel cas de figure confirme lâimportance fondamentale de la mĂ©thode dite du
tafsĂźr al-qurâĂąn bi-l-qurâĂąn, (explication du Coran par le Coran), iqtisĂąs selon SuyĂ»tĂź20 Ă
19 Câest lâopinion de MuqĂątil Ibn SulaymĂąn (150/767), mentionnĂ©e par Daniel De Smet, art. « Lettres
isolées », Dictionnaire du Coran, dir. M. A Amir-Moezzi, coll. Bouquins, Robert Lafont, Paris, 2007, p.
480. 20Il sâagit de ce qui est « extrait ». Cette catĂ©gorie apparaĂźt lorsquâune dĂ©claration dans une sourate est
extraite dâune autre dĂ©claration dans la mĂȘme sourate ou dans une autre sourate. Les applications quâen
propose Suyûtß, citant Ibn Fùris, sont toutefois limitées par rapport à toutes les possibilités de
lâintratextualitĂ©. Voir Al-itqĂąn fĂź-âulĂ»m al-qurâĂąn, Ă©d. Muhammad SĂąlim HĂąshim, DĂąr al-kitĂąb al-âilmiyya,
Beyrouth, Liban, tome II, p. 173.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
121
laquelle de trÚs nombreux auteurs, dont en particulier Ibn Taymiyya21se sont référés. Ce
qui diffĂ©rencie leur attitude de celle adoptĂ©e par TirmidhĂź et Ibn âArabĂź est que ces deux
mystiques invitent Ă la pratiquer de façon prioritaire et presque exclusive, alors quâils ne
lâutilisent en gĂ©nĂ©ral que comme supplĂ©ment dâun commentaire fondĂ© sur les Traditions
prophétiques.
Dans la continuité des définitions ci-dessus, il convient de considérer, pour finir, un
terme construit sur le mĂȘme schĂšme morphologique que tafsĂźr, tafsĂźl et taâwĂźl. Il sâagit de
tasdĂźq, par lequel le Coran sâautodĂ©signe Ă plusieurs reprises. Il apparaĂźt dans deux
versets : (C 10, 37) et (C 12, 111), aux cĂŽtĂ©s de tafsĂźl, selon une prĂ©sentation qui invite Ă
comprendre que leurs acceptions se complĂštent. Par le tasdĂźq, il confirme dâabord
lâauthenticitĂ© de « ce qui lâa prĂ©cĂ©dĂ© » (alladhĂź bayna yadayhi), câest-Ă -dire ici les
contenus véridiques des Révélations antérieures, et, à partir de cela, il apporte par le tafsßl
une explication détaillée de tout ce qui existe. Le verset (C 6, 92) le désigne également
comme musaddiq des Ăcritures antĂ©rieures : « Ceci (hadhĂą, ce Coran que vous entendez
ou lisez Ă lâinstant mĂȘme) est un Ă©crit que nous avons fait descendre, un Livre bĂ©ni,
confirmant lâauthenticitĂ© de ce qui Ă©tait avant lui (musaddiqu-l-ladhĂź bayna yadayhi) ».
Ces occurrences sont les seules dans lesquelles tasdĂźq et musaddiq sont construits
avec un complĂ©ment au cas direct sans particule. Elles servent Ă dĂ©finir lâauthentification,
dans un sens qui correspond Ă une « apprĂ©ciation globale portĂ©e sur la vĂ©ridicitĂ© ». Câest
ce quâillustre le verset (C 12, 111) qui, partant de lâexemple de la capacitĂ© de Joseph Ă
confirmer le caractÚre véridique des songes, rend compte, par élargissement du concept,
des fonctions du Coran : proclamer lâauthenticitĂ© de tout ce qui, avant lui, a Ă©tĂ©
communiquĂ© de vrai en matiĂšre de RĂ©vĂ©lation, et accompagner cette dĂ©marche dâune
explication qui rende compte de lâessence de toutes choses. Câest en ce sens quâil dit de
lui-mĂȘme quâil est un livre « authentifiant » par excellence et par nature (C 46, 12) :
« Ceci est un âauthentifiantâ (furqĂąn) en langue arabe destinĂ© Ă avertir les injustes et Ă
annoncer la bonne nouvelle à ceux qui font le bien ».
3. Le texte coranique, garant de ses propres significations
La logique la plus Ă©lĂ©mentaire voulant quâun texte qui se prĂ©sente comme un
commentaire explicatif des Ăcritures antĂ©rieures nâait pas vocation Ă faire Ă son tour
lâobjet dâune exĂ©gĂšse, on doit admettre que le Coran dĂ©tient en lui-mĂȘme les clĂ©s de sa
propre lecture. Plusieurs dĂ©clarations sâinscrivent dans le sens de cette disposition.
La premiĂšre est lâĂ©vocation rĂ©currente dâune « intellection » du message qui
consiste, littĂ©ralement, à « Ă©tablir des liens » (âaqala) entre les « signes » (ayĂąt) porteurs
des sens du texte, tout comme on peut le faire en contemplant la création, ainsi que
lâindique le verset (C 22, 46 : « Est-ce quâils ne parcourent pas la terre et nâont pas des
cĆurs avec lesquels ils Ă©tablissent les liens entre les choses ? ») qui prĂ©cise que le cĆur
est lâorgane de la « vision intĂ©rieure » : « Ce ne sont pas leurs yeux qui sont aveugles,
mais leurs cĆurs qui sont aveugles dans leurs poitrines ».). On compte 49 occurrences
du verbe âaqala. Le terme auquel il est le plus souvent associĂ© est Ăąya (signe divin) au
21 Selon qui « La mĂ©thode la meilleure consiste Ă expliquer le Coran par le Coran, dans la mesure oĂč ce qui
est sommairement exposé dans un endroit est détaillé dans un autre; et ce qui est dit briÚvement dans un
passage est développé dans un autre », Majmû'a Fatùwù Ibn Taymiyya, 13/363.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
122
singulier et au pluriel (treize occurrences : (C 2, 73 ; 2, 164 ; 2, 242 ; 3, 118 ; 13, 4 ; 16,
12 ; 16, 67 ; 24, 61 ; 29, 35 ; 30, 24 ; 30, 28 ; 45, 5 ; 57, 17). Ces signes concernent la
Résurrection, la Toute puissance et la bonté de Dieu, la nécessité de se comporter avec
bontĂ© (C 2, 44) et piĂ©tĂ© (taqwĂą) (C 7, 169 ; 12, 109). âAqala est Ă©galement liĂ© Ă la saisie
du sens des paraboles (amthĂąl) en (C 26, 43) ; Ă ceux du Livre en (C 2, 44 ; 21, 10) et
particuliĂšrement du Coran en arabe (C 12, 2 ; 43, 3). Il y a aussi dans cette racine verbale
une nuance de « mise en mouvement de lâesprit » : ce Ă quoi lâon a rĂ©flĂ©chi et pour quoi
on a établi les « relations intellectives » élémentaires, se présente comme une
propĂ©deutique au progrĂšs et Ă lâĂ©volution. Ces constatations lĂ©gitiment lâimportance que
les Muâtazilites ont accordĂ©e, en science thĂ©ologique, au âaql (intellect), terme tirĂ© de la
racine âa qa la.
La seconde dĂ©claration est lâinvitation Ă user de patience lors de la lecture du Coran
afin dâaccĂ©der au vĂ©ritable sens, qui Ă©chappe Ă ceux qui agissent dans la prĂ©cipitation. Il
sâagit de ses injonctions Ă ne pas se prĂ©cipiter sur les significations qui se prĂ©sentent
comme Ă©videntes, mais peuvent sâavĂ©rer erronĂ©es lors dâun examen plus approfondi,
comme en tĂ©moigne le verset (C 20, 114), qui sâadresse en premier lieu au Messager
coranique pour ce qui concerne la récitation du texte, mais peut aussi concerner ses
destinataires : « Ne te prĂ©cipite pas (lĂą taâjal) au sujet du Coran avant que lâinspiration
ne te soit complÚtement parvenue. Dis : « Mon Seigneur augmente ma science ». Il en est
ainsi parce que ce texte a Ă©tĂ© dotĂ© dâune organisation faisant lâobjet dâune science. Or,
pour décrire cette disposition, le Coran fait usage du verbe fassala en (C 7, 52) : « Certes
Nous (Dieu) leur avons apporté un Livre que Nous leur avons rendu intelligible en détail
(fassalnĂąhum) en fonction dâune science qui donne une direction et apporte misĂ©ricorde
au groupe de ceux qui croient ».
Ce verset est dâune importance capitale pour la question qui nous intĂ©resse ici. En
effet, quelle que soit la signification que lâon attache au terme « Livre », il confirme que
ce qui en est expliquĂ© lâest toujours par Dieu et par Lui seul. Sâagissant des textes
antĂ©rieurs, lâexplication, qui correspond Ă une science spĂ©cifique, rĂ©side dans le Coran.
Ce point est confirmé par les versets (C 11, 1 ; 41, 3 et 41, 44). Le premier en donne une
description qui montre que son intelligibilité dépend de Dieu seul : « Alif, Lam, Ra,
(Voici) un Livre (le Coran) dont les signes ont été fondés en vérité, puis disposés de
maniĂšre intelligible dans le dĂ©tail, de la part dâun Sage parfaitement informĂ© ». Les deux
derniers soulignent la relation qui existe entre sa composition en langue arabe et la
disposition intelligible de ses signes linguistiques : « Voici un Livre dont les versets sont
disposés de maniÚre intelligible, un Coran arabe, destiné à un groupe qui sait », et « Si
nous en avions fait un Coran en langue non-arabe ils auraient dit : -Pourquoi ses signes
nâont-ils pas Ă©tĂ© disposĂ©s de maniĂšre intelligible dans le dĂ©tail ? (âŠ). », ce qui laisse
entendre que cette langue est bien celle qui répond le mieux à une telle exigence.
Le terme mufassal apparaĂźt dans un contexte comparable en (C 6, 114) :
Chercherai-je une autre rĂ©fĂ©rence stable (hakaman : il ne sâagit pas ici Ă proprement
parler dâun juge, mais de celui qui dĂ©tient le vĂ©ritable critĂšre de vĂ©ritĂ©) que Dieu ? Câest
Lui qui a fait descendre sur vous le Livre exposé de façon intelligible (mufassalan :
lâĂcriture sacrĂ©e en situation dâĂȘtre comprise de façon dĂ©taillĂ©e, grĂące au Coran arabe qui
en est la derniÚre manifestation). Ceux auxquels Nous (Dieu) avons donné le Livre
auparavant (les Gens du Livre) savent quâil a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© par ton Seigneur en toute vĂ©ritĂ©
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
123
(bi-l-haqqi : selon la VĂ©ritĂ© ou/et « avec la VĂ©ritĂ© » que Dieu est seul Ă dĂ©tenir et Ă
pouvoir permettre de formuler de maniĂšre parfaitement intelligible).
Dâautre part, le Coran donne un certain nombre dâinformations relatives Ă sa propre
lecture Ă travers ses rĂšgles de composition, que lâon peut rĂ©partir en deux catĂ©gories :
formelles et théoriques.
La premiÚre des rÚgles formelles est celle du binarisme. Elle est évoquée dans le
verset (C 39, 23), qui est le seul dans lequel figure une description du texte coranique
incluant la notion de ressemblance : « Dieu a fait descendre le plus beau des
récits (hadßth) ; un livre dont les parties se ressemblent deux à deux (mutashùbih
mathùnß) (littéralement un livre composé selon le principe de « ressemblance binaire) ».
En raison de son utilisation du qualificatif mutashùbih, il a été adopté comme argument
par ceux qui ont défendu la thÚse selon laquelle le Coran contiendrait des mutashùbihùt.
Les différences de formes grammaticales éclairent toutefois les particularités de
chaque terme ; le mot mutashĂąbihĂąt dĂ©signe une pluralitĂ© de passages des Ăcritures
antérieures, alors que mutashùbih(an), appliqué au Coran, est un hùl, un « qualificatif
situationnel » qui rend compte de la globalité du corpus, et non pas de détails de son
contenu. Qui plus est, le verset précise clairement que la ressemblance en question est
interne et porte sur deux parties du texte.
En revanche, les mutashùbihùt sont identifiées dans le verset (C 3, 7) au moyen de
leur diffĂ©renciation dâavec les muhkamĂąt (signes totalement fondĂ©s en vĂ©ritĂ©), ce qui
revient Ă dire que ce Ă quoi elles ressemblent en mĂȘme temps quâelles sâen diffĂ©rencient
ne peut ĂȘtre, prĂ©cisĂ©ment, que ces muhkamĂąt, considĂ©rĂ©es comme un ensemble complet.
Câest pourquoi les mutashĂąbihĂąt correspondent Ă des signes « qui semblent seulement
ĂȘtre fondĂ©s en vĂ©ritĂ© » (mais ne le sont pas, ou du moins pas totalement) par opposition
globale aux muhkamùt. Ce sont les signes des textes antérieurs que le Coran propose
dâĂ©clairer par une rectification de leur sens.
Ainsi, lorsquâil dĂ©clare ĂȘtre entiĂšrement construit selon le principe de ressemblance
de ses composants deux Ă deux, le Coran ne dit pas quâil « contient » des mutashĂąbihĂąt,
mais quâil « fonctionne selon un principe de ressemblance binaire ». En aucun cas cette
description ne peut ĂȘtre prise comme argument Ă lâappui de la prĂ©sence de mutashĂąbihĂąt,
lesquelles se prĂ©senteraient dâun cĂŽtĂ© comme des Ă©lĂ©ments contrastant (au niveau de la
dĂ©finition) avec lâensemble des muhkamĂąt, dâun autre comme des causes de confusion
(au niveau de la lecture). Il reste donc Ă se demander ce que peut signifier cette
affirmation selon laquelle il est tout entier composĂ© dâĂ©lĂ©ments « se ressemblant deux Ă
deux ».
Comme lâa remarquĂ© Michel Cuypers, il pourrait sâagir lĂ dâune autodĂ©finition
relative à sa construction rhétorique fondée sur les rÚgles de la symétrie et du
parallĂ©lisme22. Mais il peut aussi ĂȘtre question dâune description des versets qui se
22 Roland Meynet définit ainsi la rhétorique (binaire) dans son article « Rhétorique biblique, rhétorique de
lâĂ©nigme » Rhetorica, Vol. XXXIII, Issue 2, pp. 147â180, ISSN 0734-8584, electronic ISSN 1533- 8541.
©2015 : La binaritĂ©ÂŽ est le fait que dans la Bible le plus souvent les choses sont dites deux fois ou quâelles
sont prĂ©sentĂ©es deux par deux, et cela Ă tous les niveaux dâorganisation des textes ». On consultera
Ă©galement de cet auteur lâarticle suivant, qui se rapporte Ă la problĂ©matique de la traduction : âSi ces
structures rhĂ©toriques existent, [...] elles devraient ĂȘtre traduitesâ. RhĂ©torique biblique et traduction », Ch.
Balliu, ed., Colloque du 50e anniversaire de LâISTI, 14-15 octobre 2008. Traduire : un mĂ©tier dâavenir,
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
124
complÚtent les uns les autres, quelle que soit leur position dans le texte ; procédé vérifié
par de nombreux commentateurs dans le cadre de leur explication du Coran par lui-mĂȘme
(tafsĂźr al-qurâĂąn bi-l-qurâĂąn). En troisiĂšme lieu, cette dĂ©finition peut aussi correspondre
au fait que le Coran use en maintes occasions de la mĂ©thode dâanalogie verbale qui
consiste à éclairer un mot ou une expression donnés par une autre occurrence, ailleurs
dans le texte, de cette mĂȘme expression ou de ce mĂȘme mot. Elle fonctionne en effet
fréquemment sur la base de deux occurrences, c'est-à -dire selon un « redoublement » de
mots, utilisĂ© en gĂ©nĂ©ral dans des contextes diffĂ©rents et dont les acceptions sâĂ©clairent
mutuellement23.
Pour finir, une derniĂšre hypothĂšse ne peut ĂȘtre ignorĂ©e. Il sâagit de la bisĂ©mie de
phrases entiÚres, dont on présentera un exemple ici.
On peut alors supposer que le verset (C 39, 23) évoque la totalité des
fonctionnements relatifs Ă la binaritĂ© du texte coranique qui viennent dâĂȘtre Ă©numĂ©rĂ©s, Ă
savoir :
1) Le principe global de symétrie correspondant à sa composition rhétorique
formelle au sens oĂč lâentend Michel Cuypers.
2) Les rapports qui doivent ĂȘtre Ă©tablis au cours de la lecture entre les passages
contenant soit des correspondances au niveau de contenus qui se complĂštent
entre eux24, soit des analogies verbales portant sur un terme ou une expression.
3) Enfin ses phrases bisĂ©miques, composĂ©es selon le principe dâune dualitĂ©
virtuelle.
Cet ensemble de caractéristiques fait du Coran un texte mutashùbih mathùnß à tous
les niveaux de sa composition. NĂ©anmoins, dans la mesure oĂč un grand nombre de ces
stratégies de discours semblent avoir, pour des raisons diverses, échappé à la vigilance
des exĂ©gĂštes, ceux-ci nâont pu trouver dâautre solution que de lui attribuer un certain
nombre de passages correspondant Ă la notion de mutashĂąbihĂąt, dâailleurs trĂšs vague
pour la plupart dâentre eux et en opposition frontale avec un autre de ses principes : celui
de non-contradiction.
Traductologie, Les Ăditions du Hazard, Bruxelles 2008, 155- 179. Voir aussi lâarticle de A.S. Boisliveau
Self-referentiality in the Qurâanic Text: âBinarityâ as a Rhetorical Tool, al-BayĂąn, 2014 (volume 12, Issue
1) pp. 55-74. 23 On peut en donner tout de suite un exemple, celui du mot qitr, airain, qui nâapparaĂźt que deux fois dans le
Coran, aux versets (C 34, 12) « Asalna lahu âayn al-qitr » (Nous avons fait couler pour lui (Salomon) la
mer dâairain) et (C 18, 96). Dans le premier il sert Ă dĂ©signer « la mer dâairain », immense bassin aux
ablutions construit par Salomon devant le temple de JĂ©rusalem (2 Chroniques, 4, correspondant Ă 1, Rois 7,
23-26), dans le second, le matériau avec lequel Dhû-l-qarnayn (Alexandre) construisit le mur qui doit
retenir Gog et Magog jusquâĂ la fin des temps. Le point commun qui Ă©claire les deux passages est le thĂšme
de la purification : Salomon purifie les religieux qui entrent dans le temple, Alexandre purifie la terre de
ces peuples impurs. Lâanalogie invite Ă comprendre que dâune part la terre tout entiĂšre est appelĂ©e Ă ĂȘtre le
temple de Dieu, dâautre part Ă comprendre que les actes de ces deux personnages se complĂštent par-delĂ le
temps. 24 Un exemple de cet aspect complĂ©mentaire est celui du refus dâIblĂźs de se prosterner devant Adam, qui
mobilise mĂȘme sept passages ou versets rĂ©partis dans plusieurs sourates : (C 7, 12-13 ; 38, 75-78 ; 15, 32-
35 ; 17, 61 ; 2, 34 ; 18, 50 ; C 20, 116). Ces références, éparpillées dans tout le texte, présentent la question
sous divers angles et selon plusieurs degrés et points de vue, allant de la perspective apparemment la plus
concrĂšte (Adam a Ă©tĂ© crĂ©Ă© dâargile et IblĂźs de feu) Ă de subtiles considĂ©rations dâordre psychologique
relatives Ă lâorgueil dâIblĂźs et Ă sa jalousie cachĂ©e.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
125
Ce dernier correspond à la déclaration du verset (C 4, 82) : « Ne méditent-ils pas
le Coran (de façon mĂ©thodique) (a-fa-lĂą yatadabbarĂ»n). Si celui-ci venait dâun autre
que Dieu (mais ce nâest pas le cas comme lâindique lâutilisation de la particule law qui
indique une condition qui présente toutes les chances de ne pas se réaliser), ils y trouveraient
beaucoup de contradictions ». Si le Coran ne contient aucune contradiction, il ne peut pas
comporter de signes « fondés seulement en apparence sur la vérité », ce qui contredirait le rapport
parfait et absolu quâil entretient avec elle.
On mentionnera enfin les rÚgles de composition thématiques et théoriques dont voici
deux exemples :
1) le « bien-penser », quâIbn âArabĂź dĂ©finit comme (husn al-zann)25 associĂ© Ă un
« bien-dire » Ă lâĂ©gard de Dieu, de ses anges et de ses messagers, comme le
laisse entendre le verset (C 2, 98) : « Celui qui est ennemi de Dieu, de ses
anges, de ses messagers, de Gabriel et de MikaĂ«l- Dieu est lâennemi des
incrédules ». En effet, on ne peut se montrer ennemi de Dieu et de ses anges
que par une position mentale et psychologique susceptible de se manifester Ă
travers des discours dans lesquels on sâexprime nĂ©gativement Ă leur sujet. Une
telle attitude se répercute au niveau de la lecture du texte coranique, de
laquelle se trouve ainsi exclue a priori toute dĂ©rive qui tendrait Ă donner dâeux
une image négative26.
2) Le fait que le Coran confirme son usage de lâintertextualitĂ© au moyen de
plusieurs références qui invitent explicitement le lecteur à en tenir compte
pour comprendre ses significations.
Le verset (C 21, 105) contient une référence explicite et précise à un Psaume de
David : « (101) Ceux qui auront déjà reçu de notre part la trÚs belle récompense (husnù)
en seront Ă©cartĂ©s (de la GĂ©henne) (102) Ils nâentendront pas son bruit (hasĂźsahĂą) et ils
seront pour toujours dans ce que leurs ùmes désirent (le Paradis) (103) La grande
frayeur ne les affligera pas. Les anges les accueilleront : « Voici le Jour qui vous a été
promis ; (104) Le Jour oĂč nous plierons le ciel comme on plie une tablette dâargile pour
les Ecritures27. De mĂȘme que nous avons initiĂ© la crĂ©ation Ă son dĂ©but, nous la ferons
ĂȘtre Ă nouveau. Câest une promesse qui nous engage ; oui, nous lâaccomplirons. (105)
Nous avons Ă©crit dans les Psaumes (laqad katabnĂą fĂź-z-zabĂ»ri), aprĂšs le Rappel (baâda-
25 Comme le remarque Pierre Lory « Pour la thĂ©ologie sunnite, les prophĂštes doivent ĂȘtre exempts de
toutes les passions des hommes ordinaires. Elle ne peut admettre quâils versent Ă des degrĂ©s quelconques
dans le crime, lâinjustice et la luxure. Plusieurs exĂ©gĂštes affirment donc que lâĂgyptien est mort pour une
raison autre que le coup de Moïse ». Voir : art. « Moïse », Dictionnaire du Coran, op. cit., p. 559. Or, il se
trouve que cette théologie est, pour ce qui concerne ce point, strictement inspirée du Coran, qui insiste tout
particuliĂšrement, dâune part sur le repentir des prophĂštes et des messagers, comme, par exemple, Salomon
(C 38, 34) : « Oui, nous avons éprouvé Salomon en plaçant un corps sur son trÎne ; mais il se
repentit ensuite » et Adam (2, 36-37) : « Adam revint vers Dieu et Dieu revint vers lui », traits qui ne
figurent pas dans la Bible. 26 Une telle position est confirmée par plusieurs versets dans lesquels les messagers divins sont exemptés
de toute faute aprĂšs le dĂ©but de leur mission. 27 Litt. : « Le jour oĂč nous plierons le ciel comme on plie un siÄill pour les Ă©crits (yawma natwi-s-samĂąâa
katayyi-s-siÄilli lil kutubi) ». Câest-Ă -dire quâĂ la fin des temps le ciel de ce monde, c'est-Ă -dire la voĂ»te
cĂ©leste et tout ce quâelle contient sera pliĂ©e et repliĂ©e comme une pĂąte argileuse Ă lâinstar de celle des
tablettes sur lesquelles on Ă©crit. Il nây aura plus alors de diffĂ©rence entre le monde et le Livre divin.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
126
dh-dhikri) : « En vérité mes serviteurs justes (sùlihûn) hériteront la terre ». (106) Ceci
nâest autre quâune communication adressĂ©e Ă un groupe dâadorateurs (serviteurs) ».
Un tel renvoi semble unique en son genre dans le Coran par son caractĂšre
explicite, qui consiste Ă prĂ©senter assez dâĂ©lĂ©ments pour que lâon puisse repĂ©rer
immédiatement le passage concerné des Psaumes (zabûr, sing. zibr), lesquels sont
mentionnés sans citation précise dans deux autres versets (C 4, 163) : « Nous avons
donné à David des Psaumes (ataynù Dùwûd zabûran) » et en (C 17, 55) : « Nous avons
favorisĂ© certains prophĂštes par rapport Ă dâautres ; Nous avons donnĂ© Ă David des
Psaumes ».
Il est aisé de vérifier que la citation du Coran propose une traduction arabe presque
in extenso de la premiÚre partie du verset 29 du Psaume 37 « Les justes hériteront la
terre, ils y vivront en paix ». De plus, il semble clair que par rapport au contexte
biblique le « Rappel », dhikr (dans lâexpression « aprĂšs le dhikr ») terme dont les
acceptions coraniques les plus courantes correspondent Ă la mention de Dieu, de ses
attributs et de ses noms ou de ses bienfaits, renvoie au verset précédent, le 28, dans lequel
figure, justement, le nom de YahvĂ© : « Car YahvĂ© aime quâon suive le droit ».
En deuxiĂšme lieu, le Coran cite en (C 20, 133) des corpus auxquels il donne le nom
de : « premiers feuillets (al-suhuf al-âĂ»lù», que les versets (C 87, 18-19) invitent Ă
identifier, au moyen dâune apposition, avec « les feuillets dâAbraham et de MoĂŻse » : al-
suhuf al-âĂ»lĂą, suhuf IbrĂąhĂźm wa-MĂ»sĂą (« les premiers feuillets, feuillets dâAbraham et de
Moïse »), expression qui figure également au verset (C 53, 36). Le fait que ces textes,
attribués nommément à Abraham et à Moïse, et présentés comme faisant partie du Livre
révélé de Dieu (kitùb), soient désignés par des appellations spécifiques, qui les
diffĂ©rencient de façon claire de la Torah et de lâEvangile, plaide pour leur appartenance Ă
la littĂ©rature parabiblique. Mais câest leur contenu qui permet de conclure28 que ces
expressions renvoient Ă trois apocryphes de lâAncien Testament : Le Testament
dâAbraham, Le Testament et la mort de MoĂŻse, et enfin LâApocalypse dâAbraham29.
Enfin, le passage (C 3, 92-95) montre bien que la Torah est une authentique
rĂ©vĂ©lation divine, conforme Ă la milla dâAbraham et Ă la hanĂźfiyya si lâon en exclut les
passages affectĂ©s de tahrĂźf, quâil sâagisse de composition ou dâinterprĂ©tation : « Dis :
apportez donc la Torah si vous ĂȘtes vĂ©ridiques (94) Quant Ă ceux qui forgent ensuite un
mensonge contre Dieu, voilà ceux qui sont injustes (95) Dis : Dieu est véridique. Suivez
la tendance religieuse (milla) dâAbraham, un hanĂźf qui nâĂ©tait pas au nombre des
polythéistes ».
Dans lâexemple qui suit la question de la traduction est prĂ©cisĂ©ment liĂ©e Ă celle de
lâintertextualitĂ©.
samiânĂą wa-âasaynĂą et sami ânĂą wa-ataânĂą : un problĂšme de traduction de la Torah
28 Il sâagit dans les trois cas de la promesse divine de rĂ©surrection et de vie Ă©ternelle. Voir Ă ce sujet notre
article : « Le Coran, guide de lecture de la Bible et des textes apocryphes », in : Controverse sur la Bible,
PardĂšs, Ă©d. In Press, 2011, pp. 131-154. 29 Ces trois textes, datĂ©s dâentre le premier siĂšcle avant et le premier siĂšcle aprĂšs J-C, sont traduits en
français, annotĂ©s et commentĂ©s dans La Bible Ăcrits intertestamentaires, BibliothĂšque de la PlĂ©iade, NRF
Gallimard, 1987.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
127
Lâabondante intertextualitĂ© qui caractĂ©rise le Coran pose le problĂšme de la
traduction des textes auxquels il renvoie. Il sâagit essentiellement de corpus bibliques et
parabibliques, bien quâils ne soient pas les seuls concernĂ©s.
Les expressions samiânĂą wa-âasaynĂą et samiânĂą wa-âataânĂą figurent au verset (C
4, 46) (la premiĂšre figure aussi en C 5, 7) et la seconde en (C 2, 93) et en C 24, 51). Elles
apparaissent dans le contexte dâune polĂ©mique sâadressant Ă des adeptes du judaĂŻsme,
qui commence au verset 44. Ils sont dĂ©signĂ©s tout dâabord comme « ceux auxquels une
partie du Livre (la Torah) a Ă©tĂ© donnĂ©e » et se trouvent accusĂ©s dâacheter lâĂ©garement et
de vouloir attirer des croyants hors de la voie droite. Vient ensuite le verset en question :
(46) « Certains, parmi ceux qui ont suivi le judaïsme (alladhßna hùdû) altÚrent le sens
des paroles révélées ; ils disent : « Nous avons entendu et nous avons désobéi »
(samiânĂą wa-âasaynĂą) et « Entends » dâune maniĂšre inaudible (smaâ ghayru musmaâ) : «
Ils disent aussi « Favorise-nous » (rĂącinĂą) (۱ۧŰčÙۧ) en tordant leur langue et en
sâattaquant (par-lĂ ) (au sens de dĂ©roger) Ă ce qui est dĂ» Ă Dieu (Ă ce quâil est permis de
dire Ă Dieu) ». Mais sâils avaient dit : « Nous avons entendu et nous avons obĂ©i »
(samiânĂą wa-ataânĂą), « Entends » (ismaâ) (sous-entendu : « de maniĂšre audible ») et
« Regarde-nous » (ou prends-nous en pitiĂ©) (unzurnĂą) câeĂ»t Ă©tĂ© certainement meilleur
pour eux et plus droit. Mais Dieu les a maudits pour leur incrédulité et ils ne croient
pas, Ă lâexception dâun petit nombre ».
Ce verset mentionne des formules, prononcĂ©es par ces gens, quâil prĂ©sente
comme pouvant prĂȘter Ă confusion et pour lesquelles il propose une traduction adĂ©quate
en arabe. Le verset (C 4,47) confirme la position du Coran à ce sujet : « à vous à qui le
Livre a été donné, croyez à ce que nous vous avons révélé (par le Coran) mettant en
lumiĂšre la vĂ©ritĂ© de ce que vous possĂ©diez (en fait de RĂ©vĂ©lation) (âŠ) ».
Dans ce contexte, samiânĂą wa-âasaynĂą reprĂ©sente la transposition en arabe dâun
extrait du DeutĂ©ronome (5, 23)30 (VĂ©shamanou vĂ© âassinou : ÖŒŚŚ Ś Ś©ÖŽŚ ŚÖ·ŚąÖ°Ś ŚÖŒ ŚÖ°ŚąÖžŚ Nous » (ŚÖ°Ś©ÖžŚ
avons Ă©coutĂ© et nous avons obĂ©i » (Ă ce que Dieu tâa rĂ©vĂ©lĂ©, ĂŽ MoĂŻse) ». Les JudĂ©ens
ont dit cela aprĂšs avoir entendu la voix de Dieu lors de la seconde remise des
commandements, au pied de la montagne (jabal selon le verset (C 7, 171) et ressenti une
grande frayeur en raison du feu qui sortait de son sommet : « Ce grand feu pourrait
nous dévorer » (Deut. 5, 25), situation qui correspond dans le Coran à la menace du
« couvercle » (zulla) : « Ils pensaient quâil (ce couvercle ignĂ©) allait tomber sur eux ».
Selon le Deutéronome, les chefs des tribus ont demandé à ce moment-là à Moïse
dâĂ©couter seul le message divin et de le transmettre ensuite au peuple : « (27) Toi,
approche pour entendre tout ce que dira Yahvé notre Dieu, puis tu nous répÚteras ce
que YahvĂ© notre Dieu tâaura dit (aprĂšs) que nous ayons Ă©coutĂ© et obĂ©i ». Cette
traduction de lâhĂ©breu, qui nous a Ă©tĂ© transmise par Bernard Barc31, va Ă lâencontre de la
majoritĂ© de celles que lâon trouve habituellement, et qui rendent en gĂ©nĂ©ral
30 Pour (C 4,46) et (C 2,93), samiânĂą wa-âasaynĂą, R. Paret dans sa traduction, ainsi que H. Speier dans
son Die biblischen ErzĂ€hlungen im Qoran, Hildesheim, G. Olms, 1961 (rĂ©impr. de lâĂ©dition de 1931), p.
301-303, signalent la rĂ©fĂ©rence Ă DeutĂ©ronome 5,24. 31 Auteur, en particulier de : Les arpenteurs du temps. Essai sur lâhistoire de la JudĂ©e Ă la pĂ©riode
hellénistique Histoire du texte biblique 5, éditions du ZÚbre, Lausanne, 2000 et Siméon le Juste : l'auteur
oublié de la Bible hébraïque, Turnhout, éd. Brepols, 2015.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
128
Véshamanou véassinou par un futur : « Nous écouterons et nous mettrons en
pratique ». Or, selon les rÚgles de la langue biblique mises en lumiÚre par ce spécialiste,
et qui correspondent pour lâessentiel Ă celles dont le Coran fait usage, un verbe au passĂ©
ne peut exprimer quâune idĂ©e au passĂ©, ici en lâoccurrence au passĂ© antĂ©rieur.
Il sâagit dâune formulation qui exprime un engagement Ă se comporter dâune toute
autre maniĂšre que celle adoptĂ©e lors de la remise des premiĂšres Tables, qui nâavait Ă©tĂ©
suivie dâaucune Ă©coute ni obĂ©issance, puisque les Fils dâIsraĂ«l sâĂ©taient auparavant livrĂ©s
au culte du veau. Moïse détruisit alors ces Tables et ils reçurent un peu plus tard, aprÚs
sâĂȘtre repentis, les secondes, qui, selon la Torah, portent la mĂȘme Loi, mais Ă laquelle le
Coran nâattribue pas le titre de « consĂ©quente » rĂ©servĂ© Ă la premiĂšre proposition
dâAlliance (mĂźthĂąq ghalĂźz), ce qui suggĂšre que, selon lui, elles ne sont pas identiques.
Lâexplication de B. Barc, fondĂ©e sur les principes de la lecture tannaĂŻtique de Rabbi
Aqiba, permet de comprendre les raisons de cette diffĂ©rence. Elle suggĂšre que lâAlliance
prĂ©sentĂ©e la seconde fois ne prendra tout son sens quâau moment oĂč le peuple dâIsraĂ«l
sera en mesure de recevoir pleinement le sens de la parole confiĂ©e Ă MoĂŻse, câest-Ă -dire
aprĂšs quâils auront Ă©coutĂ© et pratiquĂ© les commandements de maniĂšre consciente et
responsable, et non pas de façon sommaire, sous lâeffet de la contrainte, comme cela se
serait produit au moment oĂč ils sont censĂ©s sâĂȘtre exprimĂ©s en DeutĂ©ronome 5, 27. Le
Coran met lâaccent sur ce point par sa description des phĂ©nomĂšnes qui se sont produits
sur la montagne au pied de laquelle les Fils dâIsraĂ«l ont Ă©tĂ© amenĂ©s Ă recevoir la Loi sous
la contrainte de la peur, conformément aux descriptions de Deutéronome 5, 6-22 et du
Livre de lâExode 34, 12-27.
La dĂ©claration « VĂ©shamanou vĂ© âassinou » projette donc sa connotation de passĂ©
dans une situation Ă venir, lorsque les destinataires du message de MoĂŻse auront, Ă la fin
des temps, aprÚs moultes épreuves et pérégrinations ici-bas, réussi à harmoniser la raison
et la foi. Or, il sâagit dâune rĂ©alisation Ă laquelle le Coran dĂ©clare participer pleinement,
en se prĂ©sentant comme le dernier auxiliaire de lâĂ©volution de lâhumanitĂ© vers une
contribution volontaire au projet divin de salut des créatures évoqué dans le verset (C 23,
115) : « Pensiez-vous que Nous vous avions créés sans but, et que vous ne seriez pas
ramenés vers Nous ? ». Ce projet ayant nécessité un déploiement progressif de la
pédagogie divine qui a débuté avec un appel essentiellement adressé à la foi par
lâintermĂ©diaire des miracles bibliques, la derniĂšre des rĂ©vĂ©lations apparaĂźt comme
lâultime clĂ© offerte par Dieu en vue de cette participation, qui implique une instauration
dĂ©finitive de la paix et de la comprĂ©hension universelles entre les peuples. Sâils y
parviennent, les hommes seront alors en mesure de recevoir lâAlliance dans sa
perfection, en tant que « porte vers le monde futur », comme le suggĂšre lâĂ©lĂ©vation du
mont SinaĂŻ lors de la remise des premiĂšres Tables. Ils se retrouveront dans la situation
qui leur avait Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e Ă ce moment-lĂ , comme si les Tables dont lâadoption conduit
à une montée au ciel32 leur étaient dévoilées une seconde fois dans des conditions
identiques, câest-Ă -dire en vue dâune Alliance « consĂ©quente » (mĂźthĂąq ghalĂźz)
correspondant Ă la dĂ©claration divine de Deut. 5, 25 : « Ah ! Si leur cĆur pouvait
toujours ĂȘtre ainsi, pour me craindre et garder mes commandements en sorte quâils
32 Voir à ce sujet infra, dans le paragraphe intitulé Le mont Sinaï (tawr) et « la montagne » (jabal) dans leur
rapport Ă lâAlliance.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
129
soient heureux Ă jamais, eux et leurs fils (âŠ) ». Cette derniĂšre rĂ©vĂ©lation avant la fin des
temps, qui nâest autre que le Coran, apporte, de plus, lâexplication dĂ©taillĂ©e de toute
chose.
Celui-ci se prĂ©sente de ce fait comme lâultime chance de lâhumanitĂ©, et pas
seulement des Fils dâIsraĂ«l, de se mettre en Ă©tat de conclure avec Dieu lâAlliance qui doit
conduire au bonheur Ă©ternel. Câest dans cette perspective quâil commence par
dĂ©noncer le caractĂšre erronĂ© de la transposition en arabe de la dĂ©claration dâobĂ©issance
des HĂ©breux et prĂ©conise sa traduction dans cette langue au moyen dâun terme qui ne
prĂ©sente aucune ambiguĂŻtĂ© : « samiânĂą wa-ataânĂą » (ŰłÙ ŰčÙۧ Ù ŰŁŰ·ŰčÙۧ) : « Nous avons Ă©coutĂ© et
nous avons obéi ».
Il se trouve en effet que lâexpression hĂ©braĂŻque vĂ©âassinou est susceptible de
revĂȘtir un caractĂšre nĂ©gatif lorsquâelle se trouve transcrite phonĂ©tiquement en arabe, wa-
âasaynĂą exprimant le rejet et la dĂ©sobĂ©issance, ainsi substituĂ©s Ă lâadhĂ©sion Ă lâordre
divin. Certains parmi les Judéens (alladhßna hùdû) sont donc accusés, dans le verset (C
4, 46), dâavoir repoussĂ© la RĂ©vĂ©lation confiĂ©e au Messager coranique en tirant prĂ©texte
de ce phĂ©nomĂšne quâils auraient interprĂ©tĂ© comme une invitation Ă ne pas adhĂ©rer Ă ce
Coran arabe aprĂšs lâavoir entendu, et Ă ne suivre aucune de ses injonctions, puisque la
transcription de leur dĂ©claration dâobĂ©issance en hĂ©breu exprime, dans cette langue, la
désobéissance33.
Si lâon admet que la situation ainsi dĂ©crite correspond Ă une rĂ©alitĂ© historique, on
acquiert la certitude que les individus dont il est question ici Ă©taient capables de jouer
avec les « faux amis » rĂ©sultant du passage de lâhĂ©breu Ă lâarabe. Câest aussi le cas des
opposants que le Coran fait sâexprimer au verset (C 16, 101), puisquâils reprochent au
Messager dâavoir « affabulĂ© » en lisant les Ăcritures lorsquâils sâaperçoivent quâil a
substituĂ© un signe Ă un autre. Or, ce dernier sâexprime en arabe et les passages quâil a
remplacĂ©s sont formulĂ©s Ă lâorigine dans une autre langue : hĂ©breu pour la Torah,
syriaque, grec, latin, guĂšze ou aramĂ©en pour lâĂvangile.
On pourrait voir lĂ un indice significatif concernant le milieu de diffusion du
Coran. Mais il est Ă©galement possible quâil sâagisse dâune simple « mise en scĂšne »
textuelle servant Ă prĂ©venir ce qui serait susceptible dâarriver si de telles transpositions
Ă©taient retenues lors du passage du texte de la Bible en langue arabe. Quel que soit le
cas, lâexistence, Ă lâĂ©poque, de groupes bilingues, voire mĂȘme plurilingues, ne fait aucun
doute.
Pour pallier ces problĂšmes, le Coran propose la traduction : samiânĂą wa-ataânĂą ;
« aprÚs que nous ayons écouté et obéi », qui donne priorité au sens du texte source sur
les facilités trompeuses issus de la parenté des langues sémitiques qui pourraient
lâaffecter de maniĂšre importante.
33 Ceux-lĂ nâont pas compris que le Coran contenait, prĂ©cisĂ©ment, le contenu de lâAlliance « consĂ©quente »,
câest-Ă -dire la vĂ©ritable Loi divine complĂštement Ă©laborĂ©e quâil destinait aux hommes, qui lâavaient refusĂ©e
au SinaĂŻ. Une Loi beaucoup plus vaste, universelle et spirituelle que les dix commandements. Le Coran est
en effet le furqĂąn qui avait Ă©tĂ© donnĂ© Ă MoĂŻse, et Ă lui seul, puisquâil nâa pas pu le communiquer aux Fils
dâIsraĂ«l.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
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4. Les rĂšgles de composition du Coran selon al-HakĂźm al-TirmidhĂź et Ibn
âArabĂź en accord avec lâi âjĂąz
Le principal fil conducteur de la théorie du Sage de Tirmidh concernant la lecture du
Coran est sa réflexion autour de deux caractéristiques de la langue arabe : absence de
vraie synonymie et polysémie, qui lui confÚrent conjointement des propriétés
exceptionnelles de profusion et de rigueur34.
Si lâon admet le bien-fondĂ© de son raisonnement, il apparaĂźt quâayant Ă©tĂ© composĂ©
dans cette langue, le texte sacrĂ© prĂ©sente ces mĂȘmes spĂ©cificitĂ©s.
Concernant la rigueur, il sâagit de la clartĂ© de « ce qui est Ă©vident » (mubĂźn),
comme le rappelle le verset (C 5, 15) : « De la part de Dieu, vous sont venus une lumiÚre
et un livre dâune clartĂ© Ă©vidente » ainsi que de lâefficacitĂ© dâun propos « qui atteint son
but » (ballĂągh) (C 24, 54) : « Quâincombe-t-il aux messagers, sinon une transmission
efficiente, parfaitement claire ? ». Or, en vertu dâune prĂ©cision dont il va de soi que le
degrĂ© maximal est atteint lorsquâĂ tout signifiĂ© correspond un signifiant unique, un objet,
quelle que soit sa nature, ne peut ĂȘtre nommĂ© quâau moyen dâun seul terme, sauf au cas
oĂč la pluralitĂ© des appellations a pour fonction de mettre en lumiĂšre les diffĂ©rents angles
sous lesquels il est appréhendé35. 34 La contestation du bien-fondé de la synonymie par Tirmidhß, qui apparaßt totalement novateur pour son
Ă©poque oĂč lâopinion dominante chez les grammairiens Ă©tait au contraire que la richesse de la langue arabe
rĂ©side dans lâabondance de ses synonymes, est exposĂ©e dans son KitĂąb al-furĂ»q wa manâ al-tarĂąduf (Le
livre des nuances et de lâimpossibilitĂ© de la synonymie, traduction et commentaire par G. Gobillot, Ă©d.
Geuthner, Paris, 2006-2007) et lâimportance de la polysĂ©mie, en particulier dans son TahsĂźl nazĂąâir al-
qurâĂąn (Ă©d. HusnĂź Nasr ZaydĂąn, Matbaâat al-saâĂąda, Le Caire, 1969). Pour le premier postulat, il semble ne
pas avoir eu de prĂ©dĂ©cesseur. Il a Ă©tĂ© suivi en revanche par AbĂ» HilĂąl al-âAskarĂź (linguiste khuzistanien m.
vers 396/1005), auteur dâun Mucjam al-furĂ»q fĂź-l-lugha ayant dĂ©fendu le mĂȘme point de vue environ un
siÚcle plus tard, en reprenant, semble-t-il, certains de ses arguments. Cette position a ensuite été soutenue
par un certain nombre de grammairiens, comme AbĂ» âAlĂź al-FĂąrisĂź (m. 377/987), Ibn JinnĂź (m. 392/1002) et
al-JurjĂąnĂź (m. 471/1078), citĂ©s par M. ShahrĂ»r, qui a lui-mĂȘme adoptĂ© le principe de non-synonymie pour
sa lecture du Coran. Voir Al-kitĂąb wa-l-qurâĂąn, qirĂąâa muâĂąsira, DĂąr al-ThĂąqĂź, deuxiĂšme Ă©dition, Beyrouth,
2013, ch. II, pp. 20-27. Son second postulat sâinscrit dans la tradition mystique exĂ©gĂ©tique du wujĂ»h
(existence de divers aspects des mots du Coran) et des nazĂąâir initiĂ©e par MuqĂątil b. SulaymĂąn, Ă laquelle il
a apportĂ© des dĂ©veloppements inĂ©dits, comme lâa montrĂ© Paul Nwyia : ExĂ©gĂšse coranique et langage
mystique, nouvel essai sur le lexique technique des mystiques musulmans, Recherches premiÚre série :
PensĂ©e arabe et musulmane, n° 49, Ă©d. DĂąr el-Machreq, Beyrouth, 1986. 35 Il sâagit de rendre compte de deux points de vue diffĂ©rents sur une mĂȘme rĂ©alitĂ©, comme par exemple les
bijoux ayant servi Ă fabriquer le veau dâor, qui, pour Dieu, sont des breloques sans valeur, alors que pour
les Fils dâIsraĂ«l ils revĂȘtent un caractĂšre prĂ©cieux. Pour le locuteur coranique (ici Dieu lui-mĂȘme selon le
texte), ces bijoux ne sont que des hulĂźy, pluriel de hilya, c'est-Ă -dire, si lâon se base sur toutes les autres
occurrences de ce mot dans le Coran, des « bagatelles », des « colifichets » de métal fondu, tout comme le
sont les outils, et sans plus de valeur que des colliers de coquillages ou de corail (C 13, 17) « Ce que lâon
fait fondre dans le feu pour en retirer des colifichets (de peu de valeur) (hilya) et des outils », (C 16,
14) : « Câest lui qui a mis la mer Ă votre service pour que vous en retiriez une chair fraĂźche et les
colifichets dont vous vous parez », (C 35, 13) et (C 43, 18) « Eh quoi, cet ĂȘtre (la femme) qui (selon
certains inconscients) grandit parmi les colifichets ». En revanche, aux yeux des Fils dâIsraĂ«l, ils sont une
zĂźna, câest-Ă -dire, en fonction des autres occurrences de ce terme, des parures de grand prix dâun point de
vue social, ce mot servant dans dâautres contextes Ă dĂ©signer une faveur divine (C 7, 32) « Dis, qui donc a
dĂ©clarĂ© illicites la parure que Dieu a produite pour ses serviteurs et les excellentes nourritures quâil
vous a accordées » ; (C 10, 88) ou encore (C 16, 8) : « (Il vous a donné) les chevaux, les ùnes et les
mulets pour que vous les montiez et pour lâapparat (zĂźna)».
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
131
Concernant la richesse de lâexpression liĂ©e Ă la polysĂ©mie, TirmidhĂź montre dans
son TahsĂźl nazĂąâir al-qurâĂąn comment la capacitĂ© des mots Ă revĂȘtir diverses nuances de
sens y est sollicitée pour moduler le discours de la Révélation36. En ce sens, les exégÚtes
ont constaté depuis toujours que le discours sacré est, en diverses occasions, susceptible
de répondre à des aspirations différentes, voire opposées, ce qui correspond à la
possibilitĂ© dâau moins deux niveaux de lecture pour de trĂšs nombreux passages,
correspondant à la bisémie à laquelle il a été fait allusion plus haut. Il se trouve que le
Coran les dĂ©finit lui-mĂȘme comme correspondant aux quĂȘtes respectives de la vie
présente et de la vie future (C 42, 20) : « Celui qui désire le « champ cultivé » de la vie
future (câest-Ă -dire qui cherche Ă mĂ©diter sur les sens du texte qui sây rapportent), nous
lâaugmentons pour lui ; quant Ă celui qui recherche le « champ cultivĂ© » de ce bas-
monde (câest-Ă -dire qui ne sâintĂ©resse quâĂ ce qui peut sâappliquer, dans le texte sacrĂ©, Ă
sa vie en ce monde), nous le lui donnons, mais il nâaura aucune part Ă la vie derniĂšre »).
Cette affirmation, Ă©clairĂ©e dâun cĂŽtĂ© par le contexte proche oĂč figure la « voie religieuse
rĂ©vĂ©lĂ©e par Dieu » (C 42, 21), dâun autre par le sens que le mot harth revĂȘt, en position
dâanalogie verbale, en (C 21, 78) : « le champ cultivĂ© de lâĂcriture » (la lecture
authentique)37, témoigne que la polysémie coranique est, ainsi que le souligne Tirmidhß,
un procédé voulu et maßtrisé, dont la langue arabe se présente comme un outil
particuliĂšrement adaptĂ©. Ce nâest nullement un phĂ©nomĂšne subi en raison des
caractéristiques intrinsÚques de cet idiome, en vertu desquelles tout un chacun pourrait
faire dire au texte ce qui répondrait sans aucune limite à ses préoccupations personnelles
immĂ©diates. Lâun des exemples les plus significatifs est celui du verset (C 2, 102)
concernant Hùrût et Mùrût et leur mission à Babel.38
36 Pour expliquer en quoi ce principe ne présente rien de contraire à celui de la non-synonymie, Tirmidhß
donne lâexplication suivante : « On trouve souvent dans le Coran un mĂȘme mot commentĂ© selon divers
aspects. Or, au moyen dâun examen plus approfondi, on sâaperçoit que, bien que les vocables servant Ă
lâexplication soient variĂ©s, ils peuvent tous ĂȘtre ramenĂ©s Ă un seul terme, lâimpression de diversitĂ©
apparente de sens provenant des « mises en situation », dans la mesure oĂč le mĂȘme mot peut, par
exemple, dĂ©signer des Ă©tats intĂ©rieurs aussi bien que des Ă©vĂšnements extĂ©rieurs ». TahsĂźl nazĂąâir al-
qurâĂąn, op. cit., p. 19. 37 Celui des HĂ©breux, dispersĂ©s dans leur comprĂ©hension du « champ cultivĂ© de la RĂ©vĂ©lation » selon le
verset (C 21, 78), verset bisémique dans lequel pÚre et fils sont mentionnés : « David et Salomon ont reçu
pouvoir (de jugement) sur le champ cultivĂ© (c'est-Ă -dire ici la comprĂ©hension des rĂ©vĂ©lations faites Ă
MoĂŻse : harth) dans lequel les brebis du peuple (ghanam al-qawm) (les brebis dâIsraĂ«l, le troupeau de
Yahvé) paissaient de maniÚre dispersée (nufûsh) (éparpillés et sans pasteur). Nous avons été témoins de
la maniĂšre dont ils ont pris en charge ce qui leur avait Ă©tĂ© confiĂ© ». Il sâagit lĂ dâun exemple de lecture
intratextuelle entrant dans le cadre dĂ©fini comme Ă©tant celui de lâanalogie verbale, au sens oĂč, par son
utilisation dâun mot dans un contexte diffĂ©rent, le Coran donne une indication sur le sens qui peut lui ĂȘtre
confĂ©rĂ©. 38 Il sâagit du cas de figure selon lequel une partie du verset (C 2, 102) mĂą unzila âalĂą al-malakayn bibĂąbil
Hùrût wa-Mùrût peut avoir les deux sens suivants : (1) (exégÚse des commentateurs en général) : « Ce (la
magie, sihr) qui avait Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© aux (âalĂą) deux anges (dĂ©chus), HĂąrĂ»t et MĂąrĂ»t Ă (bi) Babel. » et : (2)
(lecture que nous proposons) : Ce (le préjudice, qui correspond dans ce cas, en raison de son contenu, au
terme durr) qui sâest abattu subitement, par lâintermĂ©diaire (âalĂą) des deux anges (envoyĂ©s par Dieu),
sur (bi) Babel. (Il sâagit de) HĂąrĂ»t et MĂąrĂ»t : Lâexpression anzala (forme active) ou unzila (forme
passive) âalĂą (C 29, 51), de mĂȘme que anzala (ou unzila) ilĂą, est utilisĂ©e dans toutes ses occurrences
coraniques sans exception pour désigner la descente de quelque chose de supérieur ou de bon qui vient du
ciel de la part de Dieu : les anges (C 25, 21), un verset (C 10, 20), mais surtout le Livre (C 6, 157). Cette
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
132
Si de nombreux exégÚtes contemporains considÚrent que cette polysémie participe
de lâinimitabilitĂ© au sens oĂč la souplesse de lecture quâelle favorise concourrait Ă ce que
les significations du Coran sâadaptent aux circonstances de la vie des hommes Ă toutes
les époques39, pour Tirmidhß, elle constitue au contraire un procédé de composition censé
aboutir à sa seule lecture souhaitée, aprÚs que celle correspondant au « champ cultivé de
ce bas-monde » ait Ă©tĂ© Ă©cartĂ©e. Câest cette lecture « haute » qui sâadresse aux humains en
tout temps, en les invitant à élever leur pensée au niveau de son essence universelle et
transcendante. Lâenseignement coranique est ainsi censĂ© ne jamais varier avec les
circonstances, dans la mesure oĂč il ne dĂ©pend dâaucun paramĂštre immanent, ce qui ne
sâoppose en rien Ă ce quâil puisse concerner, en vertu mĂȘme de son intemporalitĂ©, tous les
Ă©tats de lâunivers et des crĂ©atures.
On peut constater Ă©galement quâen se fondant sur les principes de non-synonymie
et de polysémie, Tirmidhß a proposé quelques exemples de lecture du texte sacré
sâappuyant sur le procĂ©dĂ© dâanalogie verbale qui en dĂ©coule.
Il se trouve que ces critĂšres sâavĂšrent conformes, dans leur ensemble, Ă ceux de
lâinimitabilitĂ© : iâjĂąz, terme que les exĂ©gĂštes ont tirĂ© de la racine âa.ja.za, utilisĂ©e dans
certains versets pour dĂ©signer les phĂ©nomĂšnes surnaturels, mais aussi lâimpossibilitĂ©,
pour les signes de Dieu, dâĂȘtre abolis par des humains : (C, 22, 51) « Ceux qui sâefforcent
en vain dâabolir nos signes (alladhĂźna saâĂ» fĂź ayĂątinĂą muâĂąjizĂźn) ». Plusieurs dâentre eux
en ont tiré parti pour théoriser, à partir de ses autoqualifications de « discriminant »
(furqùn) (C 25, 1 : « Béni soit celui qui a fait descendre sur son serviteur le
discriminant ») et de sublime (majĂźd) (C 50, 1 : « Par le Coran sublime »), lâincapacitĂ©
dâĂ©galer la perfection de son mode dâĂ©nonciation, du double point de vue de la richesse et
de la précision40.
prĂ©cision dâordre linguistique confirme les dĂ©clarations dâIbn âArabĂź selon lesquelles dâun cĂŽtĂ© ce qui
« descend » de la part de Dieu ne peut ĂȘtre ni mĂ©crĂ©ance, ni Ă©garement et ne peut donc pas ĂȘtre de la magie,
et dâun autre cĂŽtĂ© « ce que » HĂąrĂ»t et MĂąrĂ»t enseignent nâest pas de la magie, mais autre chose, touchant au
domaine de lâinformation. Par ailleurs lâexpression « anzala (ou unzila) bi » (C 7, 81) a un sens spĂ©cifique,
qui renvoie Ă la survenue subite dâune catastrophe ou dâune Ă©preuve qui sâabat sur des coupables. Dans ce
cas, âalĂą, associĂ© au mĂȘme verbe, pourrait dĂ©signer « celui par lâintermĂ©diaire de qui » ce prĂ©judice est mis
en Ćuvre. Pour le verset (C 2, 102) deux possibilitĂ©s de lecture se prĂ©sentent donc, puisque unzila y est
construit successivement avec âalĂą et avec bi. Il sâagit dâun exemple de verset bisĂ©mique sur presque toute
sa longueur au sens oĂč plusieurs mots peuvent revĂȘtir deux sens diffĂ©rents. Selon la particule choisie pour
dĂ©signer le destinataire de « ce qui est descendu » (a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ©) ou bien « sâest abattu ». Toutefois, la
premiĂšre hypothĂšse impliquant lâusage du concept « dâanges dĂ©chus » sâinscrit en contrepoint de la rĂšgle
morale concernant les anges, qui, comme les messagers, ne sont pas censĂ©s commettre de fautes. Dâautre
part la seconde trouve une explication dâordre intertextuel dans le passage biblique de lâĂ©preuve de la
confusion des langues à Babel (GenÚse 11, 1-9) : (6) « Voici que tous font un seul peuple et parlent une
seule langue et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant aucun dessein ne sera possible pour
eux. (7) Allons ! Descendons et lĂ confondons leur langage pour quâils ne sâentendent plus les uns les
autres », sans oublier que, selon le Livre des Jubilés (X, 23-24), Dieu aurait fait accomplir cette correction
par des anges. 39 A lâinstar de ce que prĂ©conise Muhammad al-GhazĂąlĂź (m. 1996), Kayfa nataâamal maâa al-QurâĂąn
(comment nous comporter avec le Coran), DĂąr Nahdat Misr, Le Caire, 7e Ă©dition, 2005, p. 148. 40 SuyĂ»tĂź, entre autres, met lâaccent sur la complĂ©mentaritĂ© des deux aspects : le Coran, par sa perfection,
peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un phĂ©nomĂšne miraculeux, cette situation ayant pour consĂ©quence que les
hommes sont incapables de produire quelque chose qui lui soit comparable.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
133
On peut voir aussi dans ces dĂ©clarations une allusion Ă lâimpossibilitĂ© de le falsifier
ou de le dĂ©valoriser au moyen dâimitations, ainsi quâen tĂ©moignent plusieurs versets,
comme : (C 10, 38 : « Produisez donc une sĂ»ra (une unitĂ© de rĂ©vĂ©lation) semblable Ă
celle-ci ») et (C 11, 13) : « Quand bien mĂȘme hommes et djinns sâuniraient pour apporter
le semblable de ce Coran, ils nâen sauraient apporter le semblable, mĂȘme sâils se
soutenaient les uns les autres »).
La connaissance des Ăcritures, approfondie autant que variĂ©e, qui caractĂ©rise la
pensée du Sage de Tirmidh, constitue une seconde modalité de sa lecture du texte
coranique dont la congruence ne laisse de nos jours place Ă aucun doute. Il est, de fait,
lâun des rares auteurs, si ce nâest le seul, toutes Ă©poques confondues, Ă avoir puisĂ©
ouvertement dans un Apocryphe du Nouveau Testament convoqué implicitement par le
Coran pour finaliser la lecture des versets qui sây rapportent41. Son libre usage de ces
corpus, dont des rappels de plus en plus nombreux sont mis en Ă©vidence par les
spĂ©cialistes actuels dans les textes fondateurs, tĂ©moigne que la dĂ©fiance Ă lâĂ©gard des
sources constituĂ©es par les Ăcritures antĂ©rieures, est aussi injustifiĂ©e quâinvalidante pour
la recherche. Si un savant en matiĂšre religieuse tel que lui, attentif et rĂ©vĂ©rencieux Ă
lâĂ©gard de la foi, lâa franchie avec une telle aisance, nos contemporains devraient pouvoir
envisager la question avec un regard exempt de tout préjugé.
Ce point de vue de TirmidhĂź sur la lecture du Coran sâapparente Ă lâattitude
minoritaire des commentateurs42 qui ont donnĂ© prioritĂ© Ă lâĂ©tude directe du texte sur les
informations issues de la Sunna et des critÚres qui en ont été tirées a posteriori, comme
les asbùb al-nuzûl. Or, il va de soi que pour en réaliser une telle approche « non-
interventionniste » il faut pouvoir sâappuyer sur un panel particuliĂšrement Ă©tendu de
rĂšgles de composition Ă lâĂ©tablissement duquel TirmidhĂź nâest pas le seul Ă avoir
contribué.
Câest en particulier le cas dâIbn âArabĂź, qui a axiomatisĂ© le commentaire du Coran
en affirmant que pour le lire de maniĂšre prĂ©cise, il faut partir du double principe quâil
bannit tout usage de la synonymie et tire parti de lâensemble des possibilitĂ©s offertes par
41 TirmidhĂź fait allusion, pour sa part, au passage suivant : Les Questions de BarthĂ©lĂ©my (4, 59) (Il sâagit
dâun apocryphe chrĂ©tien en langue grecque ; IIIe-Ve s. Voir : Ecrits apocryphes chrĂ©tiens, I, La PlĂ©iade,
NRF, Gallimard, 1997, pp. 255-295) « Et voici ce que (moi le Diable) jâimaginai : je pris dans la main une
coupe, jây raclai la sueur de ma poitrine et de mon poil, et je la rĂ©pandis aux embouchures des eaux, Ă
lâendroit dâoĂč sâĂ©coulent les quatre fleuves (les fleuves terrestres qui se rejoignent au Paradis). Et Eve en
but et fut gagnĂ©e par le dĂ©sir. Car si elle nâavait pas bu de cette eau-lĂ , je nâaurais pas Ă©tĂ© capable de la
tromper ». Il dit en effet dans le Livre de la profondeur des choses, op. cit. p. 280 : « Si le Maudit ou lâun
de ses auxiliaires veut sâapprocher dâun descendant dâAdam, lâĂąme intĂ©rieure le reconnaĂźt Ă son odeur (âŠ)
Elle sâĂ©panouit Ă son approche, elle se dilate et se dĂ©lecte. Alors Satan pĂ©nĂštre en se coulant dans les veines
et il transpire Ă cause de lâintensitĂ© de la joie et du bonheur et parce quâil rampe dans un passage Ă©troit. A
ce moment-lĂ sa sueur se mĂ©lange Ă lâeau de la MisĂ©ricorde qui coule dans le passage des veines et son
impuretĂ© souille le conduit. Lâeau et le sang sont imprĂ©gnĂ©s de son impuretĂ©, de sa sueur, de son
déshonneur, de sa pollution, de son mensonge, de sa vanité et de son obscurité. Tout cela se multiplie et
sâĂ©tend et, plus cet Ă©coulement dure et persiste, plus les veines, avec ce quâelles contiennent dâeau de la
MisĂ©ricorde, sâassombrissent et sâalourdissent. Elles charrient une boue Ă©paisse et dense qui se dĂ©pose sur
les bords des fleuves qui ne sont autres quâelles-mĂȘmes ». 42 On a attribuĂ© Ă TirmidhĂź un tafsĂźr complet du Coran aujourdâhui perdu, citĂ© par HujwirĂź, Kashf al-
mahjûb,141.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
134
la polysémie des termes arabes43. Cette position aboutit, comme chez Tirmidhß, à une
prise en compte du procĂ©dĂ© dâanalogie verbale, dont il fait pour sa part amplement
usage44.
Si lâon ajoute Ă ces principes ceux que le Coran dĂ©signe de maniĂšre obvie, Ă savoir
la non-contradiction, la construction binaire et les critÚres théoriques comme la prise en
compte du recours Ă lâintertextualitĂ© et le « bien-penser » Ă lâĂ©gard de Dieu, il est
possible de présenter quelques exemples de lectures susceptibles de conditionner les
méthodes de traduction de ce texte.
5. Deux exemples des problÚmes de traduction liés au mode de composition du
Coran
Les exemples qui suivent illustrent chacun lâune des particularitĂ©s du texte coranique
dont tout traducteur serait censĂ© tenir compte au cas oĂč il admettrait la validitĂ© des
critĂšres qui viennent dâĂȘtre mis en Ă©vidence. Le premier concerne lâabsence de
synonymie, lâautre la construction bisĂ©mique, qui concerne de nombreux passages.
1) Le mont SinaĂŻ (tawr) et « la montagne » (jabal) dans leur rapport Ă
lâAlliance.
(4) Coran (4, 154) (3) Coran (2, 93) (2) Coran (2, 63-
65)
Coran (7, 171)
« Nous avons élevé (wa-
rafaânĂą fawqakum at-
tawr) le Mont au-dessus
dâeux en vue (ou : Ă
lâoccasion) de leur
alliance (bi-mĂźthĂąqihim).
Nous leur avons dit :
âFranchissez la porte en
vous prosternant
(udkhulĂ»-l-bĂąba
sujjadan). Nous leur
avons dit : âNe
transgressez pas le
sabbat ! Nous avons
Lorsque Nous avons
contracté votre
alliance et élevé
(rafaânĂą fawqakum
at-tawr) le Mont au-
dessus de vous ;
âPrenez avec fermetĂ©
ce que nous vous
avons donné et
Ă©coutez !â Ils
rĂ©pondirent : âNous
avons écouté et nous
avons dĂ©sobĂ©i â. Ils
avaient été abreuvés
« Lorsque Nous
avons contracté
votre alliance
(mĂźthĂąqakum) et
élevé le Mont au-
dessus de
vous (rafaânĂą
fawqa-kum at-tawr)
: « Prenez avec
fermeté ce que nous
vous avons
donné et rappelez-
vous son contenu.
Peut-ĂȘtre craindrez-
« Et lorsque nous
avons projeté la
Montagne (nataqnĂą
al-jabal fawqa-
hum) au- dessus
dâeux comme si
câeĂ»t Ă©tĂ© un
couvercle (zulla) Ils
pensaient quâil
allait tomber sur
eux : âPrenez avec
fermeté ce que nous
vous avons donné
et rappelez-vous
43 Michel Chodkiewicz, dans Un ocĂ©an sans rivage, Ibn âArabĂź, le Livre et la Loi, Le Seuil, coll. La
librairie du XXe siĂšcle, 1992, a donnĂ© des exemples de la pensĂ©e dâIbn âArabĂź aussi bien Ă lâĂ©gard de la
non-synonymie que de la polysémie dans le Coran : « Toute atteinte portée à la lettre est une forme de ce
tahrßf, de cette altération de la Parole de Dieu qui est reprochée aux Gens du Livre (C 2, 75, 5 13) » (p. 45),
et « compte tenu de la trÚs riche polysémie du vocabulaire arabe, la rigoureuse fidélité à la lettre de la
RĂ©vĂ©lation nâexclut donc pas, mais implique nĂ©cessairement, au contraire, la multiplicitĂ© des
interprĂ©tations (au sens ici, de âlectures objectivesâ) » (Ibid., p. 51). 44 TirmidhĂź semble avoir Ă©tĂ© le premier Ă pratiquer cette mĂ©thode de lecture. Ibn âArabĂź lâa Ă©tendue Ă de trĂšs
nombreux cas. La diffĂ©rence essentielle entre les deux auteurs est leur angle dâapproche des questions. Ibn
âArabĂź formule directement le principe de non synonymie absolue dans le cadre de sa lecture du Coran,
tandis que TirmidhĂź part du point de vue quâil sâagit dâun phĂ©nomĂšne propre Ă la langue arabe. A lâinverse,
il aborde directement les questions affĂ©rentes Ă la polysĂ©mie des termes du Coran, tandis quâIbn âArabĂź
prĂ©sente comme point de dĂ©part de sa pratique exĂ©gĂ©tique cette caractĂ©ristique de lâarabe. On peut donc
considérer que leurs approches se complÚtent mutuellement sur le plan théorique de la lecture du Coran.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
135
accepté de conclure avec
eux une alliance
conséquente (mßthùq
ghalĂźz).â »
du veau en leur cĆur
Ă cause de leur
incrĂ©dulitĂ©. Dis : âSi
vous ĂȘtes croyants, ce
que vous ordonne
votre foi est trĂšs
mauvaisâ »
vous Dieu. (64)
Vous vous ĂȘtes
ensuite détournés.
Sans la grĂące et la
miséricorde de
Dieu, vous seriez
au nombre des
perdants (65) Vous
connaissez ceux des
vĂŽtres qui ont
transgressé le
sabbat. Nous leur
avons dit : âSoyez
des singes abjectsâ
son contenu. Peut-
ĂȘtre craindrez-vous
Dieuâ ».
Le Coran présente le thÚme de la remise des Tables de la Loi en plusieurs passages
correspondant Ă diverses variantes, qui, selon le classement chronologique retenu par R.
BlachĂšre, seraient apparues dans lâordre suivant :
Le verset considĂ©rĂ© comme le plus ancien (C 7, 171, sourate al-AârĂąf, datĂ©e de la
troisiĂšme pĂ©riode mekkoise selon BlachĂšre), attire directement lâattention en se
distinguant sur deux points essentiels.
Tout dâabord il parle dâune « montagne » (jabal), alors que les trois autres, classĂ©s
en période médinoise, évoquent un « mont » (tawr). Or, ce terme désigne dans le Coran
un seul mont : le Sinaï, nommé de façon explicite au verset (C 23, 20) : « Un arbre sort
du mont SinĂąâ (tawr sinĂąâ) (âŠ) »).
En vertu de lâexigence coranique de perfection du texte Ă travers la prĂ©cision de
lâexpression, le verset (C 7, 171) ne peut pas dĂ©signer la mĂȘme rĂ©alitĂ©, ce dont il rĂ©sulte
que « la montagne » doit ĂȘtre envisagĂ©e comme une Ă©minence distincte du « mont »
SinaĂŻ.
Ensuite, cette montagne est « projetĂ©e » au-dessus des Fils dâIsraĂ«l (nataqnĂą
fawqakum al-jabal) Ă la maniĂšre dâun couvercle (zulla) prĂȘt Ă tomber sur eux45, tandis
que les autres versets parlent dâun mont « Ă©levĂ© au-dessus dâeux » (rafaânĂą fawqakum at-
tawr), ce qui confirme quâil nâest pas question du mĂȘme contexte.
Le passage relatif Ă la montagne renvoie, en raison des dĂ©tails prĂ©cis quâil contient,
aux événements décrits en Deutéronome 5, 22 et 24-25 : « Il vous parla du milieu du feu,
dans la nuée et les ténÚbres », « Lorsque nous eûmes entendu cette voix sortir des
ténÚbres, alors que la montagne était en feu » et « Et maintenant pourquoi devrions-nous
mourir, car ce grand feu pourrait nous dévorer ? », qui ont accompagné, selon la Torah,
45 Ce qui sâest par contre produit, selon le verset (C 26, 189) au dĂ©triment des ashĂąb al-Ayka (« les
occupants du bosquet », groupe de madianites auxquels a Ă©tĂ© envoyĂ© Shuâayb/JĂ©thro) : « Ils ont traitĂ©
Shuâayb de menteur. Le chĂątiment du Jour du couvercle les a saisis/ ce fut le chĂątiment dâun Jour
conséquent (et terrible) ».
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
136
la descente des secondes Tables, imposées par la crainte aprÚs la destruction des
premiĂšres par MoĂŻse Ă sa descente du SinaĂŻ, en raison de lâĂ©pisode du veau dâor46.
Ainsi, mĂȘme si la fin du verset (C 7, 171) : « Prenez avec fermetĂ© ce (lâAlliance)
que nous vous avons donné et rappelez-vous son contenu (les commandements de Dieu)
» - trĂšs proche, comme nous lâavons signalĂ© plus haut, de Deut. 5, 29, oĂč il est regrettĂ©
que les Fils dâIsraĂ«l aient manquĂ© de conviction dans leur rĂ©ception des commandements
â qui Ă©voque la question de la montagne, figure aussi en (C 2, 63) et en (C 2, 93), qui
évoquent le mont, la clarté et la précision revendiquées par le Coran rendent impossible
de les superposer pour ce qui concerne le lieu concernĂ© autant que les faits qui sây sont
produits.
Seuls les trois derniers passages du tableau ci-dessus Ă©voquent donc de maniĂšre
certaine le mont SinaĂŻ.
1) Le (C 2, 63-65) rappelle que les Fils dâIsraĂ«l se sont dĂ©tournĂ©s des
commandements, mais que Dieu leur a fait miséricorde.
2) Le verset (C 2, 65) ajoute que certains dâentre eux ont transgressĂ© le
sabbat et quâIl a donnĂ© lâordre quâils se transforment en singes, rĂ©tribution
qui correspond, comme lâa signalĂ© Denise Masson, Ă celle que lâon trouve
décrite dans un récit talmudique (Sanhédrin 109, a).
3) Le verset (C 2, 93) apporte une information relative Ă un refus de la Loi,
correspondant à la déclaration : « Nous avons écouté et nous avons
dĂ©sobĂ©i ». Il ajoute ensuite un dĂ©tail relatif Ă lâĂ©pisode du veau, qui peut
ĂȘtre compris ici comme une explication de leur attitude de dĂ©sobĂ©issance,
puisque cet évÚnement est censé, selon la Torah, avoir précédé la
présentation des commandements, gravés sur les premiÚres Tables de la
Loi « écrites du doigt de Dieu »47 (Exode 31, 18), puis détruites par Moïse
en raison du comportement de son peuple, comme le commente le Coran :
« Ils furent abreuvĂ©s du veau, en leur cĆur, Ă cause de leur incrĂ©dulitĂ© ».
4) Dans le verset (C 4, 154), lâexpression « Franchissez la porte en vous
prosternant » pourrait faire allusion à un contexte identifié par Denise
Masson comme relevant de traditions judaïques : « Entrez par la porte des
commandements et prosternez-vous en signe dâacceptation »48. Mais elle
renvoie avant tout à une signification coranique liée à son identification
avec lâattitude dâapaisement prescrite en situation Ă©ventuelle de conflit :
(C 2, 59) « Franchissez-en la porte (la porte de la citĂ©, en lâoccurrence
Madian) en vous prosternant et dites « le pardon (vous est accordé) »
(hitta) ».
46 Lâimage du couvercle est dâautre part mentionnĂ©e dans le Talmud (Chabbat 88) « Nous avons brandi
au-dessus dâeux (les Fils dâIsraĂ«l) le Mont SinaĂŻ, comme si câeĂ»t Ă©tĂ© un tonneau (pour les forcer Ă saisir
les commandements) 47 Expression reprise « Ă la lettre » par al-HakĂźm al-TirmidhĂź pour dĂ©signer lâĂ©criture du Coran par Dieu.
Voir KitĂąb al-amthĂąl min al-kitĂąb wa-l-sunna, Ă©d. âAlĂź Muhammad al-BijĂąwĂź, DĂąr al-Nahda al-Misriyya, le
Caire, 1975, p. 57. 48 Elle cite: Mekilta Bahodesh, 3 (65a); âAbodah Zarah, 2b; Midrash Cantique 44a, D. Masson, Essai
dâinterprĂ©tation du Coran inimitable, op. cit., p. 784.
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Enfin le verset (C 4, 154) rappelle lâobligation du sabbat, qui, dans la Torah, figure
en Exode 31, 12-17 et 15, 1-3.
Devant des situations de ce genre, la majorité des commentateurs ont estimé que le
texte coranique fonctionne selon une mĂ©thode qui consiste Ă exposer dâabord une
version simplifiée des contenus, à laquelle sont ajoutés progressivement divers détails,
conformément à une logique de progression cumulative, qui aboutit à une transformation
plus ou moins profonde. Câest la thĂšse qui a Ă©tĂ© adoptĂ©e par ceux qui ont Ă©laborĂ© la
jurisprudence musulmane Ă partir de la doctrine de lâabrogation du Coran par le Coran,
en supputant lâexistence dâune pĂ©dagogie allant, du point de vue des efforts demandĂ©s,
du plus aisĂ© au plus difficile, comme dans le cas de lâalcool, qui aurait dâabord Ă©tĂ©
simplement déconseillé, puis interdit dans certains cas, et enfin, totalement prohibé.
Mais on doit admettre quâun tel modĂšle nâest pas applicable ici, dans la mesure oĂč
aucune des versions ne peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme la remplaçante dâune autre, les
sujets évoqués étant tous différents. Le verset (C 2, 93) ignore la question du sabbat, qui
ne se trouve rappelĂ©e quâau verset (C 4, 154), lequel ne mentionne pas, en revanche, la
transgression concernant le veau, ni le pardon divin. Quant au passage relatif Ă la
montagne, qui semble correspondre Ă la seconde proposition dâAlliance de la Torah, il
pose problÚme relativement à la chronologie traditionnelle de la révélation coranique,
puisque selon cette classification il serait le plus ancien de tous, alors quâil devrait en
principe clĂŽturer cette liste.
Les quatre versets Ă©chappant Ă toute tentative dâordonnancement, la seule solution
envisageable est quâils se complĂštent mutuellement pour former un ensemble
synchronique quâil incombe au lecteur de reconstituer.
La mise en évidence de ce type de situation a pour conséquence directe de montrer
que des passages que certains ont pu prendre pour de simples répétitions ou des reprises
successives nâen sont pas en rĂ©alitĂ©, mais rĂ©pondent Ă lâintention de prĂ©senter au lecteur
plusieurs facettes diffĂ©rentes dâun mĂȘme Ă©vĂ©nement, dâun mĂȘme rĂ©cit ou dâune mĂȘme
idĂ©e. En effet, si lâon se limite Ă un point de vue gĂ©nĂ©ral, ces versets concernent tous le
problĂšme de lâacceptation de la Loi proposĂ©e pour lâAlliance. Cependant, une lecture
attentive permet de dĂ©couvrir que le Coran met en rĂ©alitĂ© lâaccent sur lâimportance
fondamentale de comportements diffĂ©rents, qui relĂšvent eux-mĂȘmes de deux catĂ©gories
distinctes, liées aux lieux et aux circonstances :
1) Dâune part lâacceptation des commandements par crainte (de recevoir le
sommet de la montagne (jabal) sur la tĂȘte) correspond Ă une rĂ©action dâordre
psychologique. Dans ce cas, lâexpression bisĂ©mique khuzĂ» biquwwatin peut
ĂȘtre comprise, aussi bien comme « Saisissez (les commandements) par la force
(de la menace), que comme « Saisissez avec force les commandements », « bi »
pouvant signifier aussi bien « avec » que « par ».
2) Dâautre part, dans le cas du mont, le respect de lâUnicitĂ© divine (Ă travers une
allusion au veau), la propagation de la paix et la pratique du pardon (invitation Ă
entrer par la porte), enfin la purification par le jeûne du sabbat, sont des options
religieuses et spirituelles mentionnées dans le contexte du mont (tawr) et
suggérées par son « élévation » physique. Dans un tel cas il va de soi que khuzû
biquwwatin fait allusion à une force issue de la détermination : « Saisissez (les
commandements) avec force (la force de votre conviction).
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
138
Cet exemple sâinscrit en faveur de lâexistence dâun corpus coranique synchronique
beaucoup plus Ă©tendu que lâon ne pourrait le croire Ă la lecture des commentaires
classiques.
Un autre point commun entre ces passages et versets qui se complĂštent et
sâexpliquent mutuellement est quâils se rapportent aux contenus dâun ou mĂȘme de
plusieurs textes antĂ©rieurs, ce qui suggĂšre lâintĂ©rĂȘt dâune approche qui tienne compte des
diverses combinaisons possibles entre procédés intratextuels et intertextuels. En
témoignent les exemples de parallélisme avec plusieurs extraits bibliques des passages
consacrĂ©s Ă des descriptions de la montagne et du mont SinaĂŻ qui, dans la mesure oĂč ils
représentent deux lieux différents, semblent pouvoir éclairer la problématique, restée
sans solution encore Ă ce jour, du SinaĂŻ et de lâHoreb.
Il va de soi quâen pareil cas la traduction du texte ne peut pas ĂȘtre prĂ©sentĂ©e sans
un commentaire qui rende compte de lâensemble de la question. 1) Un cas de bisĂ©mie : les versets concernant la guidance (bonne direction) et
lâĂ©garement.
Plusieurs versets mentionnent la guidance et lâĂ©garement, Ă lâinstar du (C 14, 4) :
« Nous nâavons jamais missionnĂ© un messager si ce nâest dans la langue de son peuple
afin quâil (le message) soit clair pour eux. Dieu fait en sorte que soit Ă©garĂ© qui le veut
(qui veut lâĂȘtre) et guide qui le veut (qui veut ĂȘtre guidĂ©)». Il est le Glorieux, le Sage ».
Ils contiennent presque tous, Ă quelques variantes prĂšs, lâexpression « AllĂąhu yahdĂź man
yashĂąâ wa-yudillu man yashĂąâ » que la majoritĂ© des exĂ©gĂštes, suivis en cela par la
plupart des traducteurs, ont présentée comme une déclaration en faveur de la
prédestination (qadar), à savoir : « Dieu égare qui il veut et guide qui il veut ». Cette
traduction est largement majoritaire. On la trouve, entre autres, chez Denise Masson,
BlachÚre et Gabriel Said Reynolds49 en dépit de leur approche qui laisse une part
importante Ă lâĂ©tude raisonnĂ©e du Coran.
Tous concordent dans lâaffirmation que Dieu seul est dĂ©tenteur de la bonne
direction, comme de lâĂ©garement. Mais de lĂ Ă conclure quâil les distribue de façon
arbitraire, il y a un grand pas que, semble-t-il, le Coran se garde de franchir. En effet, en
dehors de toute autre considĂ©ration, de nombreux indicateurs textuels invitent le lecteur Ă
se diriger vers la lecture que nous avons proposée ci-dessus.
Le premier est la forme grammaticale. En effet, adalla (modĂšle afâala, IVe forme)
signifie prĂ©cisĂ©ment « rendre effectif lâĂ©garement », que nous avons traduit par « faire en
sorte que soit Ă©garĂ© ». Dans un tel cas, lâaction nâest pas commanditĂ©e par Dieu, mais par
lâhomme qui suit la voie de lâĂ©garement. Dieu permet seulement que cet Ă©garement se
trouve parachevĂ©, conformĂ©ment au vĆu lâhomme, sans ĂȘtre celui qui lâa Ă©garĂ©. Il en va
de maniÚre sensiblement différente pour la bonne direction, puisque dans ce cas Dieu se
fait directement le guide de celui qui a voulu ĂȘtre guidĂ©
Le deuxiÚme argument est celui de la non-contradiction nécessaire avec
lâaffirmation de lâeffectivitĂ© dâune responsabilitĂ© plĂ©niĂšre concernant les Ćuvres (C 74,
38) : kullu nafsin bimĂą kasabat rahĂźna) « Tout ĂȘtre est responsable de ce quâil a
acquis ».
49 The Qurâan and the Bible, text and commentary, Yale University Press, 2018, p. 395.
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
139
Le troisiÚme argument confirme le précédent. Il entre dans le cadre de la
thématique de la guidance divine, complétée par celle de la liberté de choix des humains.
Sâagissant de la fonction de guide, le Coran est explicite : nul en dehors de Dieu
nâest susceptible de lâexercer, comme le confirment les versets suivants : (C 39, 23) : «
Dieu a fait descendre le plus beau des récits : un Livre dont les parties se ressemblent et
se répÚtent. La peau de ceux qui redoutent leur Seigneur en frissonne, puis leur peau et
leur cĆur sâadoucissent Ă lâinvocation du nom de Dieu. VoilĂ la Direction de Dieu
dâaprĂšs laquelle il dirige qui le veut. Mais celui dont Dieu rend lâĂ©garement effectif nâa
pas de guide » ; (C 22, 54) : « Quant à ceux qui ont reçu la science, ils reconnaissent que
ceci (le Coran en tant que lecture de lâensemble des Ăcritures) est la VĂ©ritĂ© venue de la
part de ton Seigneur : ils y croient et leurs cĆurs sâhumilient. Dieu est certes le guide de
ceux qui croient, vers une voie droite) » ; (C 39, 36) : « Dieu ne suffit-il pas à son
serviteur (le messager coranique), alors que les gens te font peur avec ce quâils adorent
en dehors de lui ? Celui que Dieu laisse sâĂ©garer nâa pas de guide » ; (C 40, 33) : « Le
jour oĂč vous vous dĂ©tournerez, vous ne trouverez alors aucun dĂ©fenseur contre Dieu.
Celui que Dieu laisse sâĂ©garer nâa pas de guide », et enfin le verset (C 30, 53) qui
affirme que le Messager coranique ne peut rien faire pour les gens qui se complaisent
dans lâincrĂ©dulitĂ© : « Tu nâes pas le guide des aveugles qui les fait sortir de leur
Ă©garement. Tu ne fais entendre que ceux qui croient Ă nos signes et qui ont totale
confiance en Lui. ». Enfin, Dieu exerce cette fonction de guide pour tous les peuples sans
exception, comme lâindique le verset (C 13, 7) : « Les incrĂ©dules disent : -Pourquoi nâa-
t-on pas fait descendre sur lui (le Messager coranique) un signe de la part de ton
Seigneur ? Tu nâes quâun avertisseur. Un guide est donnĂ© Ă chaque peuple ». Dans cette
perspective, les envoyés ne sont « que des avertisseurs » ou des annonciateurs de bonne
nouvelle, comme le dit le verset (C 35, 24) : « Nous tâavons envoyĂ© avec la VĂ©ritĂ© comme
annonciateur de bonne nouvelle et avertisseur. Il nâexiste pas de communautĂ© oĂč ne soit
passé un avertisseur ». Chaque peuple a reçu son envoyé annonciateur et/ou avertisseur,
mais Dieu seul est le guide de tous les peuples. Il se présente comme le guide unique de
tous ceux qui « veulent ĂȘtre guidĂ©s », ceux qui ont choisi lâĂ©garement se trouvant sans
guide par leur propre faute.
Dans le prolongement de cette thématique, seul Dieu peut rendre la vue aux
aveugles, câest-Ă -dire, au plan spirituel, Ă ceux qui se repentent aprĂšs avoir optĂ© pour
lâĂ©garement. En dâautres termes, la RĂ©vĂ©lation, qui est susceptible de les guĂ©rir de leur
infirmitĂ©, est revĂȘtue de ce pouvoir par Lui seul. Le verset (C 13, 7) confirme ce point en
dĂ©finissant la fonction du Messager : il nâest quâun avertisseur (mundhir), le guide (hĂąd)
de chaque peuple nâĂ©tant autre que Dieu lui-mĂȘme, en raison de sa Toute-connaissance
évoquée dans les versets qui suivent (C 13, 6-12).
Concernant la question de la responsabilité, ce sont surtout les versets (C 74, 18-
20) qui apportent une réponse décisive. Ils mettent en scÚne un homme qui a eu une vie
heureuse, remplie de toutes les satisfactions et de tous les agréments et qui, malgré cela,
se dĂ©tourne des signes de Dieu et mĂȘme sây montre hostile. Ces versets concluent : « (18)
Il a rĂ©flĂ©chi et il a dĂ©cidĂ© (fakkara wa-qaddara) (19) Quâil pĂ©risse comme il lâa dĂ©cidĂ©
(fa-qutila kayfa qaddara) (20) Puis quâil pĂ©risse encore comme il lâa dĂ©cidĂ© (thumma
qutila kayfa qaddara)». Cet homme nâaura Ă subir que ce quâil aura dĂ©cidĂ© lui-mĂȘme, Ă
savoir les deux morts successives â suggĂ©rĂ©es par la rĂ©pĂ©tition de « quâil pĂ©risse » - qui
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
140
correspondent Ă lâĂ©preuve qui attend les criminels selon le Coran. Les deux morts y
apparaissent comme réservées aux damnés, la premiÚre correspondant à celle que doit
subir tout humain ici-bas et la seconde â que les justes nâauront pas Ă subir -50 Ă
lâanĂ©antissement qui mettra fin Ă son sĂ©jour en Enfer lors de la disparition totale du Feu
infernal, dernier vestige de lâunivers crĂ©Ă©. Dans tous les cas il nâarrivera Ă un homme qui
adopte de tels comportements que ce quâil aura dĂ©crĂ©tĂ© pour lui-mĂȘme. Comme lâavaient
remarquĂ© les thĂ©ologiens qadarites et Ă leur suite les muâtazilites, selon le Coran lâhomme
est le seul responsable de son qadar (destin) individuel, mĂȘme si les effets de celui-ci se
trouvent limités par le qadar divin qui correspond à la prédominance de la miséricorde
décrétée pour toutes les créatures.
On en trouve une confirmation particuliĂšrement claire dans le verset (C 13, 27) :
« qul inna-l-LĂąha yudillu man yashĂąâu wa-yahdĂź man anĂąba » (Dieu rend effectif
lâĂ©garement de celui qui le veut et guide qui se repent). De plus, toutes les autres
occurrences de yudillu vont dans le mĂȘme sens : (2, 26), (9, 115) ; (14, 27) ; (16, 37) ;
(16, 93 : vous serez interrogés sur ce que vous faisiez) ; (35, 8) ; (40, 8 : Dieu rend
effectif lâĂ©garement de celui qui est pervers et qui doute) ; (40, 74 Dieu rend effectif
lâĂ©garement des incrĂ©dules) (74, 31).
Le quatriĂšme argument confirme tout ce qui prĂ©cĂšde. Il sâagit de lâidĂ©e que Dieu
nâa pas voulu imposer la VĂ©ritĂ© aux humains, lâexercice de cette libertĂ© ayant eu pour
résultat leur division en différentes communautés. Parmi les versets allant dans ce sens,
on peut mentionner : (C 5, 48) : « Si Dieu lâavait voulu, il aurait fait de vous une seule
communautĂ© (umma), mais il a voulu vous Ă©prouver par le don quâil vous a fait ». (C16,
93) « Si Dieu lâavait voulu, il aurait fait de vous une seule communautĂ©, mais il rend
effectif lâĂ©garement de celui qui le veut, il dirige qui le veut, vous serez interrogĂ©s sur ce
que vous faisiez », (C 42, 8) « Si Dieu lâavait voulu, il aurait rĂ©uni les hommes en une
seule communauté, mais il fait entrer qui le veut (vraiment) dans sa miséricorde. Les
injustes ne trouveront ni patron ni auxiliaire ».
Ces passages sont assez explicites pour rappeler que, dans sa misĂ©ricorde, Dieu nâa
toujours voulu pour les humains que le Bien et la Vérité, ainsi que le prouve en
particulier le fait quâil a rendu son message le plus clair possible grĂące Ă la langue quâil a
choisie pour chaque étape de la Révélation, comme le précise le verset (C 14, 4).
Seulement en vertu de cette mĂȘme misĂ©ricorde, il a voulu les laisser libres dâaccepter ou
non cette Vérité et ce Bien, comme en témoigne le verset (4, 79) : « Tout bien qui
tâarrive vient de Dieu. Tout mal qui tâatteint vient de toi-mĂȘme ». Comprendre les choses
autrement reviendrait à mettre en doute la bonté et la miséricorde divines.
Puisque le Coran se présente comme venu de Dieu, les phrases bisémiques dont il
fait usage doivent ĂȘtre envisagĂ©es comme des occasions dâexercer cette libertĂ© lors de sa
lecture, Dieu se limitant Ă donner des indications, Ă travers les signes qui le composent
pour accéder à la vérité, tout en laissant à chacun la responsabilité de les découvrir. En ce
sens leur existence constitue le tĂ©moignage de lâun des aspects de la perfection, en
lâoccurrence pĂ©dagogique et morale, de ce texte.
50 Des habitants du Paradis déclarent : « Ne sommes-nous donc morts que de notre premiÚre mort sans
avoir subi le chùtiment ? Ceci est vraiment un bonheur sans limite » (C 37, 58-60).
Revue de Traduction et Langues Journal of Translation and Languages
141
6. Conclusion
Dans les cas qui viennent dâĂȘtre prĂ©sentĂ©s, comme pour tous ceux qui entrent dans les
mĂȘmes catĂ©gories, il semblerait que la seule possibilitĂ© de traduction fidĂšle consiste Ă
présenter les deux significations : « Dieu guide qui il veut et égare qui il veut /ou bien/
Dieu guide qui le veut et laisse sâĂ©garer qui le veut » accompagnĂ©es dâun commentaire,
comme cela sâest imposĂ© dans la situation de non-synonymie illustrĂ©e par « le mont » et
« la montagne ». Une telle explication se devrait, bien entendu, dâĂȘtre totalement neutre,
objective et non-contraignante, sachant que, dans lâoptique du Coran, chaque prise de
position thĂ©ologico-morale au cours dâune lecture qui engage tout lâĂȘtre et influe sur son
devenir, est appelĂ©e Ă ĂȘtre adoptĂ©e de façon absolument libre.
Câest sans aucun doute sur ce point que lâinimitabilitĂ© du texte arabe se trouve
mise en lumiĂšre de la façon la plus Ă©vidente. En effet, dâune part, la traduction ainsi
proposĂ©e ne peut pas constituer un texte unifiĂ© et autonome, puisquâelle se trouve
entrecoupĂ©e de considĂ©rations et dâexplications. De plus, quel que soit lâeffort de
neutralité déployé par le traducteur, la présentation des phrases bisémiques ne pourra
jamais laisser au lecteur une libertĂ© aussi totale que celle quâelle prĂ©serve dans le Coran
arabe, ne serait-ce que la possibilitĂ© dâignorer â volontairement ou non â leur existence
mĂȘme, ainsi que le procĂ©dĂ© dont elles relĂšvent, et leurs retombĂ©es sur lâappropriation du
sens.
On notera cependant que, pour le traducteur en proie aux doutes et aux difficultés,
le Coran propose, Ă travers lâexemple de la traduction en arabe du passage de la Torah
(shemanou ve assinou) par (samiânĂą wa-ataânĂą) et non pas par (samiânĂą wa-âasayna),
une rĂšgle dont il se porte lui-mĂȘme garant. Il sâagit du choix consistant, dans le cas dâune
ambigĂŒitĂ© qui aboutirait sĂ»rement Ă une erreur, Ă opter sans hĂ©siter pour la traduction qui
rend compte de façon explicite du sens qui conduit au chemin du Vrai et non pas à celui
de lâĂ©garement. Cette suggestion devrait en principe libĂ©rer des scrupules relatifs Ă
lâimpossibilitĂ©, dĂ»ment constatĂ©e, dâimiter lâinimitable dans sa pĂ©dagogie dont seule la
langue arabe permet une expression accomplie, en sâefforçant simplement de respecter la
vĂ©ridicitĂ© de lâenseignement coranique.
La présentation de ces quelques exemples emblématiques, loin de prétendre
aboutir Ă une thĂ©orie nouvelle de la traduction du Coran, sâest fixĂ© pour but de proposer
lâexpĂ©rience dâune reconduction de lâensemble des problĂšmes que pose toute recherche
dâun Ă©quivalent du texte arabe, au principe de perfection de la RĂ©vĂ©lation. Pour le
rĂ©aliser, cet essai sâest appuyĂ© sur des critĂšres de composition dont tout lecteur pourra,
sâil le souhaite, conformĂ©ment Ă une invitation rĂ©itĂ©rĂ©e du Coran, vĂ©rifier le bien-fondĂ©
en passant lui-mĂȘme au crible de la rigueur intellective les corrĂ©lations entre les
différents versets et passages qui ont permis de les mettre en évidence.
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