Éthique et identité...
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Epistrophè
Revue d’Éthique Professionnelle en Philosophie et en Éducation. Études et Pratiques
Journal of Professional Ethics in Philosophy and Education. Studies and Practices
[EPREPE]
vol. 1, 2017-2018
http://eprepe.pse.aegean.gr/
ISSN: 1234-5678-9000
Éthique et identité professionnelle
Ethics and professional identity
Jean-François Dupeyron
Université de Bordeaux
EA SPH 4574
Ce texte questionne quelques aspects de la place de
l’éthique dans la construction de l’identité professionnelle
chez les éducateurs et chez les enseignants. À l’époque
actuelle, cette implication éthique se fait dans le contexte
de la «gouvernementalité néolibérale» telle que Michel
Foucault l’a définie comme un mode de gouvernement des
individus et des populations transférant toute la charge de
la responsabilité sur l’agent éthique lui-même. Les
embarras et les contradictions de la notion d’«identité
professionnelle» sont donc examinés avant que le texte
pointe quelques caractéristiques de l’identité
professionnelle: une question collective, pratique et
d’«écologie politique».
Μots-clés: identité, professionnelle, éthique, vie
professionnelle
This text challenges some aspects of the place of ethics
within the construction of professional identity by the
educators and the teachers. Nowadays, this ethical
implication is done in the context of the «neo-liberal
governmentality» as Michel Foucault defined it; namely as
a form of government of the individuals and populations
transferring the whole load of the responsibility onto the
ethical agent himself. Thus, embarrassments and
contradictions of the concept of «professional identity» are
examined, before the text points to some characteristics of
the professional identity which is seen here as a collective
question, a question of practice and a question of «political
ecology».
Κeywords: professional, identity, ethics, professional life
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
2
Introduction
Nous proposons dans les lignes suivantes de questionner
quelques aspects de la place de l’éthique 1 dans la
construction de l’identité professionnelle chez les
éducateurs et chez les enseignants. La raison principale de
ce focus sur l’éthique tient au caractère doublement
essentiel du souci éthique dans l’entreprise éducative, en
ce sens que l’éducation concerne éminemment ce que
nous faisons à autrui et implique une certaine conception
d’une vie digne d’être vécue: éduquer, c’est agir sur et avec
autrui au nom d’un idéal partageable de vie dont la
poursuite dessine les contours de la vie éthique des agents.
Il serait donc vain de prétendre définir l’identité
professionnelle des éducateurs sans tenir compte de leur
implication dans les problématiques éthiques.
À l’époque actuelle, cette implication éthique se fait dans le
contexte de la gouvernementalité néolibérale telle que
Michel Foucault a commencé de l’étudier dès la fin des
années 1970 dans les cours Sécurité, territoire, population2
(1977-1978) puis Naissance de la biopolitique (1978-1979). Ce
mode de gouvernement des individus et des populations
repose sur l’axiome suivant: on gouverne d’autant mieux
qu’on gouverne le moins possible. La frugalité et
l’autolimitation sont donc au principe de ce gouvernement
néolibéral qui doit savoir «comment gouverner juste
assez» 3 , à la différence du gouvernement disciplinaire
classique, beaucoup plus sujet à l’encadrement strict des
individus et à l’excès de contention et de répression. Cela
étant, cette approche néolibérale n’exclut en rien le
recours à l’autoritarisme et au contrôle disciplinaire des
individus: le néolibéralisme constitue davantage un
1 Conformément aux usages d’auteurs tels que Monique Canto-
Sperber ou Eirick Prairat (mais à la différence de Paul Ricœur), nous ne distinguons pas ici la morale de l’éthique. 2 Foucault, M., Sécurité, territoire, population, Paris: Gallimard, 2004. 3 Foucault, M., Naissance de la biopolitique, Paris: Gallimard, 2004, p. 20.
raffinement et un prolongement du gouvernement
autoritariste qu’une alternative à celui-ci.
Dans ce contexte, la réflexion sur la question de la
responsabilité éthique n’est plus une méditation sur le sens
des théories morales abstraites mais peut devenir une
enquête sur la configuration suscitée concrètement par le
transfert de la charge de la responsabilité sur l’agent
éthique, qui est désormais lui-même le seul garant de la
moralité de ses actes à l’heure où la force morale de
l’institution scolaire s’est grandement dissipée. Ce transfert
de charge se relie évidemment à l’inscription de l’éthique
dans le référentiel des compétences professionnelles de
l’éducateur et de l’enseignant. Ainsi, pour ce qui est du
système scolaire français, le Référentiel de compétences
professionnelles des enseignants et des éducateurs
scolaires prescrit une «compétence éthique». Après une
première formule ayant suscité de vastes polémiques –
«agir en fonctionnaire de l’État et de façon éthique et
responsable» 4 – cette compétence est actuellement
formulée ainsi: «agir en éducateur responsable et selon des
principes éthiques»5. Il y aurait donc une «compétence
éthique» clairement définie et participant pleinement à la
construction de l’identité professionnelle au sein de la
corporation des enseignants et de celle des éducateurs
scolaires. C’est en tout cas ce que veulent croire les
ministres successifs et les autorités académiques.
Or «un philosophe ne peut pas reprendre une question
exactement telle qu’elle est posée dans le débat politique
et annoncer qu’il va donner sa réponse»6, nous conseille
Vincent Descombes, ne serait-ce que pour ne pas laisser les
mots et les slogans penser à notre place. Nous proposons
4 Ministère de l’Éducation nationale (France), Bulletin Officiel du 22/07/2010. 5 Ministère de l’Éducation nationale (France), Bulletin officiel du 25/07/2013. 6 Descombes,V., Exercices d’humanité, Paris: Les petits Platons, 2013, p. 67.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
3
donc d’examiner maintenant la notion d’identité
professionnelle dans ses ambiguïtés et dans les
contradictions dont elle est porteuse dès lors qu’elle est
connectée à la notion de responsabilité éthique.
L’identité, un concept embarrassant
Pour commencer, demandons-nous ce que signifie le
concept d’identité. Dans son enquête analytique, Vincent
Descombes pose que celui-ci peut s’entendre en trois sens
différents, ce qui en fait une véritable «énigme lexicale»7.
C’est cette énigme (comment un même concept peut-il
porter des sens si différents?) qu’il faut d’abord exposer afin
de savoir si la notion d’identité professionnelle peut être
clairement définie.
L’identifiant
En un premier sens, l’identité est résumée par la série des
identifiants qui permettent de nommer et de reconnaître
une entité. Décliner son identité, c’est s’identifier, se faire
reconnaître au moyen d’une convention: par exemple un
nom et un prénom, un numéro, un code, un titre (et de
façon complémentaire: des traits physiques distinctifs, des
empreintes, un signalement, une combinaison d’ADN, etc.).
En clair, c’est ici le sens utilisé par l’état civil et les fichiers
policiers. C’est aussi la conception hégémonique sur les
applications informatiques et sur le réseau internet: avec
son login et son code, une personne peut s’identifier, c’est-
à-dire laisser penser qu’elle est bien celle qu’elle prétend
être – et donc qu’elle doit être reconnue comme telle,
même si elle usurpe habilement l’identité utilisée.
Ce premier sens, à l’évidence, ne nous renseigne guère sur
la nature de l’identité professionnelle d’un éducateur ou
d’un enseignant. S’il s’agit d’identifier un enseignant (par
7 Descombes,V., Les embarras de l’identité, Paris: Gallimard, 2013, p. 15.
exemple par son numéro matricule national)8, alors la
question est administrative et ne nous apprend rien sur le
contenu de la professionnalité ainsi désignée. Elle signifie
toutefois qu’à partir du moment où un sujet est identifié
comme enseignant, il doit se comporter comme tel s’il veut
continuer d’être reconnu comme tel. En résumé, ce
premier sens indique que certains identifiants permettent
d’identifier une personne et donc de lui conférer une
identité, sans tenir compte nécessairement de ce qu’est
«vraiment» cette personne. Une usurpation d’identité est
toujours possible: il suffit, afin de se faire passer pour un
enseignant, d’adopter les identifiants et les codes
d’identification de la profession, même si la
professionnalité est totalement absente des actes de
l’agent usurpateur. N’est-ce pas dans bien des cas le
résultat de procédures de recrutement que n’accompagne
aucune réelle formation professionnelle? Identifiés comme
enseignants sans pouvoir vraiment agir comme des
enseignants professionnels, les jeunes enseignants sont
placés devant la lourde responsabilité d’avoir à se
comporter comme si leur identification officielle en tant
que professionnels suffisait à construire leurs savoir-faire
et, pour ce qui nous intéresse ici, suffisait à provoquer
l’émergence de leur «compétence éthique». Dotés d’une
profession identifiée, ils doivent se débrouiller pour exercer
tant bien que mal leur métier.
L’identique
En un second sens, le concept d’identité est utilisé depuis
longtemps en philosophie pour formuler des jugements
logiques: «dire que la chose A est identique à la chose B,
c’est dire qu’il n’y a en réalité qu’une seule et même chose,
que nous appelons tantôt A tantôt B»9. Autrement dit, ce
sens indique une coïncidence totale entre deux éléments,
8 Dans le cadre du ministère de l’Éducation nationale française, il s’agit du NUMEN. 9 Descombes, V., Les embarras de l’identité, op. cit., p. 13.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
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qui du coup n’en font qu’un. Rapporté à ce sens, le concept
d’identité désigne également le fait d’être identique à soi,
d’être «le même que soi». Cela s’avère doublement
absurde.
Primo c’est une proposition qui énonce un non-sens ou qui
ne dit rien de consistant sur moi: comme le constate
cruellement Wittgenstein, «dire de deux choses qu’elles
seraient identiques est une absurdité, et dire d’une chose
qu’elle serait identique à elle-même, c’est ne rien dire du
tout»10.
En clair, affirmer l’identité de deux choses c’est affirmer
que ces deux choses n’en sont en fait qu’une seule et
même, tandis qu’affirmer qu’une chose est identique à elle-
même est une tautologie sans grand intérêt. «Nous ne
savons donc pas quoi faire d’une propriété qui consiste à
être identique»11, commente Descombes.
Secundo c’est une proposition qui se heurte à la fluence de
tout ce qui vit. À quoi suis-je identique puisque je ne cesse
de changer? Il semble en effet très approximatif de dire
que je suis le même, c’est-à-dire identique à moi-même,
tout au long de mon existence, quel que soit mon âge, mon
humeur, mon état physique, l’état de mes relations, etc.
Qu’est-ce qui ne change jamais en moi et qui donc, en
toute logique, pourrait constituer la base matérielle et
intemporelle de mon «identité»? Conçu ainsi, on voit que le
concept d’identité a quelque chose de réifiant et de
naturalisant. Il tente de figer ce qui ne cesse de bouger, ce
qui est vivant, mobile, fluent. Il ne nous dit pas si l’identité
se construit par accumulation ou si elle ne concerne qu’un
«noyau» permanent dans la personne.
Bien évidemment, la modernité a donc tenté d’historiciser
ou plutôt de biographiser la notion d’identité pour un sujet
humain, en la couplant à la notion de conscience de soi:
10 Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, (proposition 5.5303), Paris: Gallimard, 1961. 11 Descombes,V., Les embarras de l’identité, op. cit., p. 61.
l’identité d’un moi conscient repose alors sur la conscience
d’être le même sujet pensant, dans la mémoire plus ou
moins précise de ses états conscients successifs et dans la
continuité de la conscience de son existence. On retrouve
ici une définition assez habituelle de l’identité du moi
comme persistance de la conscience d’être soi, persistance
qui peut s’abîmer dans des cas de pathologie psychique ou
mentale. Mais dans ces cas, dira-t-on pour autant que le
sujet, parce qu’il «n’est plus lui-même», a perdu son
identité?
Bref, trois forts arguments font obstacle à l’usage
philosophique du concept d’identité: un argument logique
(l’identité est un concept vide de sens), un argument
physique (tout change donc rien ne demeure identique à
soi) et un argument psychologique (réduire l’identité à la
persistance biographique de la conscience de soi
s’accommode difficilement des pathologies de la
conscience et de la mémoire humaines, ou de l’état de
premier âge).
De plus, on ne sait pas trop quoi faire d’une telle
conception fixiste d’une identité professionnelle qui serait
éternellement «identique à elle-même», à l’heure où les
métiers du professorat, de l’éducation et de la formation
ne cessent d’évoluer et où les acteurs eux-mêmes voient
leur implication et leur posture changer selon les
contextes, les priorités, l’état d’épuisement, etc. Le registre
éthique, d’ailleurs, se prête particulièrement au
dédoublement et au glissement progressif des agents,
puisque, selon la définition qu’en donne Foucault,
l’éthique est «la façon dont les sujets se constituent eux-
mêmes en tant que sujets moraux dans leur activité, leur
action, etc»12. Ce mouvement métamorphique qui traverse
la vie éthique des agents fait que celle-ci peut être perçue
comme «une expérience dans laquelle l’agent se
12 Foucault, M., La culture de soi, Paris: Vrin, 2015, p. 114.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
5
transforme en orientant le sens de ses pratiques»13, selon la
définition qu’en donne Didier Moreau. On se demande bien
ce que le principe logique de l’identique pourrait avoir à
faire dans cette construction, d’autant plus que les
évolutions des métiers vont dans le sens d’un
enrichissement du périmètre de chacun, comme le montre
l’empilement des compétences dans le référentiel officiel
(l’enseignant est aussi éducateur, conseiller,
accompagnateur, détecteur, médiateur, par exemple). Ces
nouvelles identités professionnelles composites, plurielles
et évolutives se prêtent donc mal à la logique de l’identique
à soi.
L’identitaire
En un troisième sens, le concept d’identité désigne un
ensemble de qualités qu’une chose conserve dans le
temps: un caractère, une «âme», une personnalité, une
permanence; ainsi dira-t-on par exemple d’un petit port de
pêche italien qu’il a su «garder son identité» au fil du
temps. L’identité, ici, c’est l’identitaire, le caractère
distinctif propre, ce qui reste quasiment inchangé au fil du
temps, ce qui résiste à l’évolution voire à la disparition
inéluctable de tout ce qui vit.
En d’autres termes, il s’agit d’une forme, d’une structure,
d’une organisation qui se maintiennent alors même que
leurs composantes peuvent avoir changé. «Paris sera
toujours Paris», dit le bon sens populaire; plus
sérieusement, Aristote a montré que l’être formel d’une
chose peut se maintenir quand ses éléments matériels
changent, telle une Cité qui dépend de la pérennité de sa
constitution et non de l’impossible immortalité de ses
citoyens. En ce sens, Athènes ne cesse pas d’être Athènes
chaque fois que certains de ses citoyens meurent et sont
13 Moreau, D., «La citoyenneté comme éducation de soi-même: les
enjeux contemporains d’un enseignement de la morale à l’école»,
dans: Dupeyron, J.,-F., - Miqueu, C., (dir.), Éthique et déontologie
dans l'Éducation Nationale, Paris: Armand Colin, 2013, p. 122.
numériquement remplacés par les nouveaux-nés, car
Athènes n’est pas qu’une collection: elle est une Cité assise
sur une politeia, une constitution, une structure politique.
Ce troisième sens est bien plus parlant en ce qui concerne
l’identité professionnelle car il invite à se focaliser sur les
caractéristiques propres à une profession, à son cœur de
métier, à sa déontologie et à ses pratiques, ainsi qu’aux
compétences que doivent posséder ceux qui exercent
cette profession, quelles que soient par ailleurs leurs
caractéristiques personnelles (à condition que celles-ci
n’entravent pas l’exercice du métier de référence). De plus
il tisse inévitablement un lien entre ce qu’est une
profession (sa définition) et ce que doivent faire les
membres de la corporation qui en relève (son exercice
concret). L’avantage est donc à double détente: en premier
lieu la dimension identitaire d’une profession rassemble les
éléments qui en définissent le périmètre et qui font sa
spécificité par rapport à des professions voisines; en
second lieu cette dimension identitaire ne dépend pas de
ce que sont les membres de la profession (ceux-ci changent
constamment en tant que personnes) mais de ce qu’ils
sont censés faire (et qui est encadré entre autres par des
éléments de pratique, d’éthique et de déontologie
professionnelle). Autrement dit, nous avons ici les bases
possibles d’une conception de l’identité professionnelle qui
évite la confusion entre la personne et l’agent
professionnel et qui reste à distance d’une définition
abstraite et achronique de l’exercice d’un métier. C’est
donc ce sens que nous allons utiliser par la suite.
Un usage philosophique du concept d’identité
professionnelle
À partir des enseignements procurés par l’examen des trois
sens principaux du concept d’identité, nous pouvons
proposer un usage philosophique du concept d’identité
professionnelle, rapporté aux métiers de l’enseignement et
de l’éducation. Il faut remarquer ici qu’il ne s’agit pas
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
6
d’oublier les intéressants travaux déjà existants sur
l’émergence de l’identité professionnelle dans les métiers
du professorat et de l’éducation14, mais de compléter ceux-
ci en tenant compte à la fois des embarras du concept
d’identité et du contexte de la gouvernementalité
néolibérale.
Une question collective
Premier enseignement: la question de l’identité
professionnelle est mal posée tant que l’agent la comprend
comme une invitation à se demander qui il est
professionnellement parlant. Ce questionnement paraît
comporter trois défauts: primo, il utilise plutôt le deuxième
sens du concept d’identité (l’identique), sens dont nous
avons rappelé les limites; secundo, il centre exagérément le
problème sur le niveau de l’agent individuel, avec tout le
risque de confusion personnel/professionnel que cela
comporte (alors qu’il s’agit, non de s’effacer complètement
devant ses obligations professionnelles, mais au moins
d’être «remplaçable» par un autre professionnel sans que
le service ait à en souffrir); tertio, il semble postuler la
permanence d’une essence fixe de l’identité
professionnelle, alors que justement les métiers du
professorat et de l’éducation subissent, à l’instar de bien
des métiers, des mutations accélérées à l’heure du
numérique, de l’économie de la connaissance, de la
désinstitutionnalisation de l’École et de l’extension de
l’idéologie propre au marché néolibéral.
Il apparaît plus productif de réintégrer dans la réflexion sur
l’identité professionnelle une dimension collective. La
dimension collective donne du corps à l’idée que le
caractère identitaire d’un groupe professionnel (son
14 Par exemple Gohier,C., (dir.), Identités professionnelles d’acteurs de l’enseignement, Montréal: Presses de l’Université du Québec, 2007, Goigoux, R., Ria, L., Toczek-Capelle, M.,-C., (dir.), Les parcours de formation des enseignants débutants, Clermont-Ferrand: Presses Universitaires Blaise Pascal, 2009, Rayou, P., (dir.), «Des enseignants pour demain», Éducation et Sociétés, n° 23, Bruxelles: De Boeck & Larcier, 2009.
caractère propre) ne se détermine pas en collectionnant
des façons particulières à chacun d’exercer le métier, mais
est nécessairement inscrit dans une entité collective, au
sein d’un ensemble social doué de consistance et de
permanence en tant que sujet collectif. La construction de
ce sujet collectif bien défini et stabilisé (par exemple: le
corps des enseignants publics) devrait être une priorité
dans la formation professionnelle, surtout lors de la
formation initiale. En effet, au lieu de faire reposer la
professionnalisation sur l’effort individuel des agents en
vue de la maîtrise d’un référentiel commun de
compétences défini de façon technocratique, l’institution
scolaire devrait avant toute chose mobiliser ses ressources
de formation afin de pouvoir fonctionner avec des sujets
collectifs. Cela suppose de remettre l’accent sur le «cœur»
de chaque métier, à savoir ce qui constitue le sens même
de l’activité professionnelle, ou encore l’idéal-type de celle-
ci. La connaissance de ce cœur de métier doit être une
propriété collective de la majorité des formateurs, afin de
constituer le socle d’une sagesse collective sur laquelle se
greffe «l’identitaire» professionnel. En clair, il s’agit de
poser la question fondamentale du sens et des principes de
l’action professionnelle (c’est l’approche philosophique
d’un métier par sa finalité et ses «valeurs») avant même de
poser la question de la maîtrise individuelle des
compétences prescrites (c’est l’approche technocratique).
Ce primat de la définition du sens et des principes du
métier est aussi le primat d’une approche collective sur une
approche individualisée. C’est en effet par une
construction commune continue qu’une profession conçoit
et stabilise sa cohésion. Or, pour ce qui est du système
éducatif français, cette construction, qui n’est d’ailleurs
guère présente dans les maigres temps de formation des
enseignants et des éducateurs, souffre de l’absence d’un
code de déontologie que le Ministère de l’Éducation
nationale n’a jamais cru utile de formaliser et que la
rhétorique de «l’école républicaine» ne suffit pas à
constituer. Ce déficit dans l’identité du sujet collectif ne
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
7
saurait toujours être compensé par l’engagement éthique
plus ou moins solitaire de l’agent, surtout dans les
établissements où les collectifs de travail font défaut, où
les temps de concertation sont minorés et où la vision du
métier est polluée par l’urgence de la survie
professionnelle face aux difficultés du métier.
Une question pratique
Une deuxième dimension à intégrer dans l’usage
philosophique de l’identité professionnelle est la dimension
pratique: est pratique ce qui relève d’un choix (donc d’une
délibération) et ce qui se concrétise dans des actes. Ici
l’enjeu de l’identité est moins la définition d’une «essence»
abstraite que la pratique des décisions et des actes
quotidiens par lesquels un agent exerce son métier. Il va
sans dire que cela est particulièrement prégnant dans ce
point vélique de la professionnalité que constitue
l’engagement éthique, engagement par lequel les agents
prennent des décisions qui ont un impact sur autrui et qui
dessinent les contours de la vie professionnelle
concrètement vécue. La question «que dois-je tenter de
faire?» supplante donc la question «qui suis-je
professionnellement?». Plus généralement, la
question «comment vivre sa vie professionnelle?» est le
point de jonction de l’éthique et du professionnel – et ce
n’est que de façon seconde que «l’identité» de l’agent
émerge comme un style plus ou moins stabilisé par lequel
on le reconnaît à travers la diversité et l’historicité de ses
actes.
Nous pourrions presque oser dire ici que, dans la définition
de la professionnalité, la construction du sujet moral est
seconde (elle suit les actes, elle les accompagne mais ne les
précède pas). Il s’agit même de protéger les agents de
l’éternel moralisme culpabilisant qui leur commande d’être
de «bons» enseignants ou éducateurs, c’est-à-dire des
professionnels vertueux. Ce faux aristotélisme, très lourd à
supporter pour les agents dans des contextes souvent
difficiles, utilise un artefact moderne détournant le
message essentiel des éthiques grecques antiques pour
lesquelles la question majeure est de savoir comment
l’homme agit et non de «mesurer» ses vertus comme si
celles-ci étaient des éléments principiels dont on peut tout
déduire. Comme le rappelle Monique Canto-Sperber, chez
Aristote «la vertu est une disposition à faire de qui est bien;
mais ce qui est bien n’est pas défini ou justifié dans les
termes de cette disposition», contrairement aux ambitions
normatives du «courant philosophique contemporain
intitulé ‘éthique de la vertu’»15.
Ainsi, comme le remarque Foucault, «il ne s’agit pas de
découvrir une vérité dans le sujet. […] Il s’agit tout au
contraire d’armer le sujet d’une vérité qu’il ne connaissait
pas et qui ne résidait pas en lui»16. En ce sens, la pratique
éthique et professionnelle est créatrice tout autant qu’elle
est une création; elle n’exprime pas le «sujet» mais imprime
en lui des significations nouvelles.
Une question d’écologie politique
Enfin une troisième dimension marque le fait que la
question de l’identité professionnelle est inséparable de la
nature et de la qualité du milieu professionnel dans lequel
cette identité se constitue. C’est ce que nous appelons la
dimension politico-écologique de la pratique
professionnelle.
Il ne s’agit évidemment pas de définir ici un «milieu»
ambiant, autrement dit un environnement, dont les effets
quasiment mécaniques s’exerceraient de l’extérieur sur les
individus qui y seraient «plongés». Au contraire, dans le
sillage des travaux de Canguilhem, nous concevons le
milieu à la fois comme ce qui est produit par la vie et
15 Voir à ce sujet Canto-Sperber, M., Éthiques grecques, Paris: Presses universitaires de France, 2001, p. 27. 16 Foucault, M., «L’herméneutique du sujet», Dits et écrits II, Paris: Gallimard, 2001, p. 1181.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
8
comme ce qui agit sur la vie. Cela signifie que la vie éthique
ne se déploie pas dans un environnement déjà-là, auquel
elle devrait plier son organisation. La vie n’existe pas
«dans» un environnement (l’image obtenue par cette
formule est erronée), elle structure au contraire son propre
milieu par les mille canaux de son pouvoir de normativité17.
Les agents sont donc partiellement «responsables» de la
qualité de leur milieu professionnel, puisque celui-ci est en
quelque sorte créé quotidiennement par leurs actes, leurs
postures, leurs attitudes, leurs pratiques et leurs discours:
nos «petits» actes ordinaires, qu’il s’agisse d’engagements
ou de renoncements, ont en ce sens toute leur importance
dans l’écriture de vies dignes d’être vécues. Toutefois le
rôle majeur joué par ces gestes simples ne saurait
dédouaner de leur responsabilité ceux qui ont en charge la
conception et l’organisation du milieu professionnel,
autrement dit la hiérarchie académique et la direction de
l’établissement scolaire. Comment peut-on simultanément
laisser se dégrader les conditions matérielles et
idéologiques du fonctionnement de l’École (notamment en
pliant celle-ci aux normes du marché néolibéral et au
dogme de la Révision générale des politiques publiques)18
et exiger des agents qu’ils se comportent de façon
«éthique et responsable», comme si leur milieu
professionnel faisait concrètement la promotion active
d’une forme de vie républicaine et démocratique? Le hiatus
croissant entre les principes affichés par l’École et la réalité
de son fonctionnement effectif produisent en effet une
situation inextricable pour les agents éthiques, qui sont mis
en demeure de «sauver l’honneur» de l’institution alors
même que celle-ci est devenue un lieu non-éthique19.
17 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Paris: Vrin, 1965, p. 214. 18 La Révision générale des politiques publiques (RGPP) est une politique de réforme de l’État lancée en France en juillet 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Elle s’est traduite par la suppression de milliers d’emplois de fonctionnaires. La Modernisation de l’action publique (MAP) en a prolongé les effets principaux en 2012. 19 Dupeyron, J.,-F., «La responsabilité morale des enseignants et des éducateurs scolaires», dans: L’idée de valeur en éducation,
Habiter la vie scolaire pour y déployer son éthique est donc
devenu une gageure, donc une forme de
«violence éthique» faite aux agents, comme le rappelait
Adorno20 , il est vrai dans des circonstances bien plus
tragiques. C’est la question que soulève Judith Butler dans
ses lectures d’Adorno21: comment mener une vie bonne
dans une vie mauvaise22?
Ainsi, la question initiale de l’identité professionnelle (quel
éducateur dois-je tenter d’être?), dont nous avons montré
qu’elle est essentiellement une question éthique (quelle vie
professionnelle doit-je tenter de mener?), se trouve en fait
être aussi une question politique et écologique (quelle
forme collective de vie vivons-nous?). C’est donc sur la
qualité du milieu que doit porter l’effort éthique: pour
prendre soin d’autrui et de soi-même, il faut aussi et
surtout se soucier du milieu social que nous fabriquons.
Comme l’affirme Adorno,
«tout ce que nous pourrions appeler moralité aujourd’hui
s’inscrit dans la question même de l’organisation du
monde. […] Nous pourrions aller jusqu’à dire que la quête
de la vie juste est la quête de la forme juste de la
politique»23.
Cependant, comme la question éthique n’est pas qu’une
question politique, on peut légitimement se demander
quelle est sa spécificité, dès lors que nous l’avons ainsi
Actes du colloque de la SofPhied (Strasbourg, juin 2015), Paris: Hermann, 2016 (à paraître). 20 Adorno, T., Problems of moral philosophy, Cambridge: Polity Press, 2000. 21 Butler, J., «Contre la violence éthique», Rue Descartes, 2004/3, n° 45-46, pp. 193-214, & Butler,J., Qu’est-ce qu’une vie bonne?, Paris: Payot & Rivages, 2014. 22 Le titre de l’édition française de l’ouvrage de Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne?, est une traduction du titre original: Can One Lead a Good Life in a Bad Life?. D’ailleurs la traduction de la phrase d’Adorno («Es gibt kein richtiges Leben im falschen») par Judith Butler peut être discutée car Butler parle de «vie bonne» alors que nous avons choisi de traduire par «vie juste» (ou «vie droite»), ce qui paraît plus conforme à l’intention d’Adorno. 23 Adorno, T., op. cit., pp. 138 et 176.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
9
déportée vers une réflexion critique sur la forme collective
de vie dans une société. Une réponse possible – mais elle
n’est pas la seule – consiste à insister sur le caractère
critique, interrogatif, résistant, de la posture éthique: elle
n’est pas, elle n’est jamais une acceptation naïve ou
cynique de la configuration mondaine. C’est encore Adorno
qui nous l’indique fermement:
«Compte tenu de la manière dont le monde est organisé,
la plus élémentaire exigence d’intégrité et de décence ne
peut que pousser chacun d’entre nous à protester. […] La
seule chose qu’on puisse dire peut-être, c’est que la vie
bonne consiste aujourd’hui à résister à toutes ces formes
de fausse vie que les esprits les plus progressistes ont
analysées et examinées de manière critique»24.
Quelques éléments de structure de l’identité
Le triple focus précédent sur une approche collective,
pratique et politico-écologique de l’identité professionnelle
ne saurait nous faire oublier la force actuelle de la question
identitaire telle qu’elle est prise «au pied de la lettre» par
les acteurs, nonobstant les difficultés pointées en début du
présent texte. C’est pourquoi nous allons clôturer notre
argumentation par l’exposé de quelques éléments de
définition de l’identité en croisant des travaux assez
récents25.
Qu’est-ce donc que l’identité pour que tels enjeux vitaux
pour l’individu occidental y soit projetés, à une époque où
24 Ibid., p. 167. 25 La conception présentée synthétise des éléments présents dans certaines théories sociologiques de l’identité (Kaufmann, J.,-C., L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Lahire, B., Dans les plis singuliers du social, Ehrenberg, A., L’individu incertain), et dans l’approche ricoeurienne et herméneutique de la construction identitaire, sans oublier ni le travail philosophique de Paul Audi sur l’engagement éthique, ni la déconstruction grammaticale menée patiemment par Vincent Descombes quant à l’idiome philosophique du sujet (Le complément de sujet). Bien évidemment les références à la psychologie sociale sont aussi de bon conseil sur cette question.
«la vie se transforme en maladie identitaire chronique»26,
selon le mot d’Alain Ehrenberg? Nous proposons ci-dessous
une réponse provisoire à cette question, en sachant
pertinemment que d’autres constructions conceptuelles
existent et ont aussi leur légitimité. L’identité est alors
définie en vertu des éléments suivants.
Un processus biographique
L’identité n’est pas une donnée fixe, une substance
singulière que l’on pourrait désigner et déterminer avec
précision. Elle est plutôt une construction biographique
permanente, un ensemble toujours évolutif, une réalité
«extraordinairement complexe, mouvante, insaisissable»27.
Ce dont on parle en la désignant est un processus, pas un
état, comme aimait à le dire Norbert Elias. De même
Ricœur a posé que l’identité relevait d’un rapport
historique à soi: l’ipséité.
Ce processus, qui s’effectue toujours en combinant des
mouvements subjectifs et une pression sociale, comprend
de ce fait une double hélice: une socialisation normée et
une subjectivation normative. L’identité est en quelque
sorte emportée constamment par un double courant et par
les remous provoqués par la confluence des deux branches
principales de ce double courant: la norme et la
normativité. On doit toutefois veiller à ne pas opposer ces
deux courants, ce qui pourrait conduire à des analyses
erronées: la liberté du sujet ne s’oppose pas à l’oppression
produite par les normes sociales. Celles-ci participent elles
aussi à la construction autonome du sujet, elles sont de ce
fait une matière sociale incorporée par l’individu, un
matériau qui n’agit pas contre son processus identitaire
(comme le dit la vulgate individualiste), mais au cœur
même de celui-ci.
26 Ehrenberg, A., La fatigue d’être soi, Paris: Odile Jacob, 1998, p. 205. 27 Kaufmann, J., -C., L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris: Armand Colin, 2004, p. 22.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
10
Une constitution de soi
L’individu n’a pas d’identité définie de «sujet». Il n’est pas
une substance ferme et identifiable, en dépit de la
croyance, issue d’une philosophie spontanée mais aussi de
toute une tradition subjectiviste, en la permanence d’un
sujet doué de capacités telles que l’auto-positionnement, la
transparence à soi et la souveraineté. La force des
représentations centrées sur l’individu est telle que cette
croyance persiste et perturbe grandement les travaux de
recherche eux-mêmes, en faisant entrer par la fenêtre un
concept de sujet que de nombreuses analyses ont chassé
par la porte en l’accusant de manquer de clarté, d’unité et
de pertinence. Ainsi, pour Descombes, le concept de sujet
est surtout un «complément d’agent», autrement dit une
facilité linguistique pour exprimer le fait que les humains
agissent d’eux-mêmes28. Il convient donc de ne pas aligner
le concept d’identité sur celui de sujet, mais de distinguer
les deux.
Au niveau de l’individu, il s’ensuit que l’identité est «un
enveloppement conférant l’évidence de soi»29, c’est-à-dire
que la quête identitaire prend la forme d’une recherche
synthétique de clôture du sens de soi-même et son
existence. Le processus identitaire se déploie donc comme
une visée de cohérence, comme un récit de soi pour soi
s’effectuant sous le jugement réel ou potentiel d’autrui –
ou de «Dieu». Dans cette optique, l’identité est bien au
cœur de cette formation/création continuée de soi, de ce
souci perpétuel de soi dont parle Foucault.
Qu’est-ce que l’éthique? C’est, je crois, la façon dont les
sujets se constituent eux-mêmes en tant que sujets moraux
dans leur activité, leur action, etc. Le problème n’est donc
pas de développer le soi, mais de définir quel type de
relation à vous-même est capable de vous constituer en
28 Descombes, V., Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris: Gallimard, 2004. 29 Kaufmann, J.,-C., op. cit., p. 55.
tant que sujet éthique. Il ne s’agit pas du développement
de soi, mais du problème de la constitution de soi30.
Un mouvement herméneutique d’identification
Il convient d’ailleurs de parler d’identification, plus que
d’identité, pour souligner à la fois la labilité de l’identité, la
lisibilité que le sujet recherche pour lui-même et aux yeux
des autres, et l’efficience de la quête identitaire dans la
formation/transformation de soi. Dans une société
désormais peu holiste, chacun cherche à s’identifier, doute
de son identification et connaît peu ou prou l’inquiétude de
soi. Ego n’est pas ce qu’il dit de soi, mais ce qu’il veut dire
de soi, ou plus exactement le mouvement d’identification
et de recherche de clôture de sens. Ce mouvement est sans
fin, à moins que l’on ne considère l’accession à une sagesse
suffisante comme une stabilisation sereine de la quête de
sens.
«L’identité est une fermeture et une fixation du sens de la
vie, aux formes et aux modalités multiples. [...] L’identité
est un système de fermeture du sens, et la perception
d’un enveloppement (surtout si ce dernier est
physiquement ressenti) est apparemment une des
modalités les plus simples permettant de réaliser cette
fermeture»31.
La stabilisation relative de l’image de soi et la constitution
du récit de soi sont alors deux des grands vecteurs de la
construction identitaire. Cela est d’autant plus vrai dans la
phase actuelle de la modernité (l’hypermodernité), qui
condamne l’individu à se constituer coûte que coûte
comme «sujet», autonome, responsable, suffisamment
stable pour être conforme aux normes sociales mais
suffisamment transformable pour être adaptable à la
diversité et à l’instabilité de ces mêmes normes sociales. Il
s’ensuit des pathologies de l’ego dont divers courants de
30 Foucault, M., La culture de soi, op. cit., p. 114. 31 Kaufmann, J.,-C., op. cit., pp. 112-113.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
11
pensée ont pu faire la description, et que résume cette
formule de Marcel Gauchet: «Il finit par naître une
incertitude radicale sur la continuité et la consistance de
soi»32.
C’est dans ce cadre que la quête de fermeture constitue un
enjeu vital pour l’individu. Par cela, la question identitaire
peut être abordée pour ce qu’elle est: une pièce majeure
de la dimension herméneutique de l’existence humaine. La
vie des acteurs scolaires finit par être en son intimité
singulière une vie herméneutique. Cela confirme que la
constitution du Soi humain se déploie comme une partie du
souci de soi, c’est-à-dire comme «un travail avec ses
procédés et ses objectifs» par lequel le Soi veut «s’établir
auprès de soi-même, ‘résider en soi-même’», en accord
avec l’exemple stoïcien, entre autres33.
Ainsi, qu’est-ce que l’éthique? C’est un aspect principiel de
cet exercice de soi en quoi consiste la pratique de la
philosophie; en tant que telle, elle vise une vie digne et
cohérente, ce qui explique qu’elle se déploie
majoritairement comme une herméneutique du sujet ayant
pour but de «lier la vérité et le sujet», autrement dit de
travailler à une clôture de sens toujours à venir. Comme le
dit Michel Fabre quand il commente Ricœur: «Le sens de
mes actes et de mes œuvres ne se livre pas
immédiatement; ils ne valent que comme signes à
déchiffrer»34.
Conclusion
On ne conclut pas un débat sur la nature de l’éthique car ce
serait nier son caractère herméneutique et la figer dans un
sens définitif et universel. Toutefois il est possible de
32 Gauchet, M., «Essai de psychologie contemporaine, I», La démocratie contre elle-même, Paris: Gallimard, 2002, p. 257. 33 Foucault, M., «L’herméneutique du sujet», op. cit., pp. 1174-1175. 34 Fabre, M., «Quelle éducation pour un monde problématique?», dans: Kerlan, A., & Simard, D., (dir.). Paul Ricœur et la question
éducative, Québec: Presses de l’université de Laval, 2011, p. 61.
confirmer qu’il n’y pas de construction identitaire
professionnelle possible sans y intégrer une réflexion sur la
vie professionnelle digne d’être vécue, autrement dit une
conception évolutive du questionnement et de
l’engagement éthique. Ainsi, en dépit des embarras
sémantiques et conceptuels qu’elle recèle, la notion
d’identité professionnelle nous permet de rappeler la
supériorité de la dimension éthique pour dessiner le sens
de nos vies, pour donner de la substance à leur cours et
pour cheminer vers la vie philosophique dont parlait déjà
Socrate.
Bibliographie
- Adorno, T., Problems of moral philosophy,
Cambridge: Polity Press, 2000.
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- Ministère de l’Éducation nationale (France),
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Dupeyron, J.,-F., - Miqueu, C., (dir.), Éthique et
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Armand Colin, 2013.
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- Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus,
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Bibliographie Supplémentaire
- Dupeyron, J.,-F., - Miqueu, C., (dir.) Éthique et
déontologie dans l'Éducation Nationale, Paris:
Armand Colin, 2013.
Jean-François Dupeyron
[email protected] http://jfdupeyron.over-blog.com/ Ex-instituteur public, est agrégé de philosophie et maître de
conférences HDR en philosophie à l'Université de Bordeaux. Il est
impliqué depuis 1998 dans la formation des enseignants et des
personnels d'éducation. Il y assume la responsabilité du master
«Encadrement éducatif» et dirige le site de formation des Landes.
Il est membre de l'équipe de recherche SPH (EA 4574). Ses
travaux philosophiques empruntent trois axes de recherche:
l'enfance et les éléments de l'éducation; la souffrance et le bien-
être à l'école, dans une approche phénoménologique et
herméneutique; les questions d'éthique et de déontologie dans
les métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation.
Associate Professor of Philosophy at the University of
Montesquieu Bordeaux. Since 1998 he trains teachers and staff
associated with education. He is scientific director of the graduate
program «Encadrement éducatif» and a member of the research
team SPH (EA 4574). His philosophical works are in three areas of
research: 1. childhood and the elements of education, 2. pain and
well-being at school, in the light of a phenomenological and
interpretive approach, and 3. the moral and ethical issues in the
context of teaching, education and training.
Parmi ses publications les plus récentes sont: Among his recent publications are:
- Dupeyron, J.,-F., «Foucault et la forme scolaire», in:
Prairat, E.,
(dir.), A l'école de Foucault. Nacy: Presses Universitaires,
2014.
- Dupeyron, J.,-F., Montaigne et les Amérindiens,
Bordeaux: Le Bord de l'Eau, 2013. Dupeyron, J.,-F.,
Ethique et déontologie dans l'Education Nationale,
Paris: Armand Colin, 2013.
Jean-François Dupeyron: Éthique et identité professionnelle
13
- Dupeyron, J.,-F., «L'enfance de l'hypermodernité. Le
problème de l'autorité», in: Kerlan, A., - Loeffel, L., (dir.),
Repenser l'enfance, Paris: Hermann, 2012.
- Dupeyron, J.,-F., Nos idées sur l'enfance, Paris:
L'Harmattan, 2010.