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De l'illusion transcendantale par Robert Theis, Luxembourg A Frank O'Farrell On sait que la deuxieme partie de la Logique transcendantale dans la Critique de la Raison Pure, c'est-ä-dire la Dialectique transcendantale, est introduite par un court chapitre qui s'intitule «De l'illusion transcendantale». Fait curieux, a premiere vue, car le lecteur de la Critique s'attendrait, apres l'Analytique des concepts et celle des principes qui correspondent, selon le plan de la Logique, aux deux premiers moments de la doctrine elementaire, a l'expose d'une Analytique des Idees dont le correspondant, au niveau de la_ Logique, est la partie portant sur le syllogisme 1 . Si donc Kant fait preceder la theorie de la raison comme faculte des principes ainsi que celle des idees proprement dites par ce chapitre sur Pillusion, c'est que, par la- meme, il entend donner ä cette deuxieme partie de la Logique transcendantale une orientation particuliere qui ne se laisse plus expliquer ä partir de Phomogeneite toute formelle avec le plan de la Logique. En effet, c'est dans le theme de Pillusion que le sens meme de l'enquete transcendantale, a savoir la question de la possibilite d'un discours metaphysique objectif, vient ä son achevement. Si l'Esthetique transcendantale et la premiere partie de la Logique transcendantale ont montre que la connaissance objective doit se limiter aux seuls objets d'une experience possible, le but de la Dialectique est de devoiler les apories qui decoulent d'un usage non-critique (au sens kantien) des conditions de la connaissance objective. Or Villusion transcendantale est le concept meme quipermet de donner a la Dialectique cette orientation critique legitime, et cela en raison du fait qu'elle est affirmee etre naturelle et inevitable 2 . Le present propos entend etudier ce qu'il sera permis d'appeler le «probleme» de Tillusion, c'est-ä-dire ses antecedents dans le developpement de la pensee de Kant, son Statut exact dans la Critique de la Raison Pure ainsi que la valeur de necessite. 1 Voir la division de la Logik de Kant, editee en 1800 par Jäsche. La doctrine elementaire comporte 1) une etude des concepts (§$1-14), 2) une etude des jugements ($§15-^°)» 3) une etude des syllogismes (§§41-93). 2 Ci.Kr.d.r.V. B353.

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De l'illusion transcendantale

par Robert Theis, Luxembourg

A Frank O'Farrell

On sait que la deuxieme partie de la Logique transcendantale dans la Critique de laRaison Pure, c'est-ä-dire la Dialectique transcendantale, est introduite par un courtchapitre qui s'intitule «De l'illusion transcendantale». Fait curieux, a premiere vue, carle lecteur de la Critique s'attendrait, apres l'Analytique des concepts et celle desprincipes qui correspondent, selon le plan de la Logique, aux deux premiers momentsde la doctrine elementaire, a l'expose d'une Analytique des Idees dont le correspondant,au niveau de la_ Logique, est la partie portant sur le syllogisme1.

Si donc Kant fait preceder la theorie de la raison comme faculte des principes ainsique celle des idees proprement dites par ce chapitre sur Pillusion, c'est que, par la-meme, il entend donner ä cette deuxieme partie de la Logique transcendantale uneorientation particuliere qui ne se laisse plus expliquer ä partir de Phomogeneite touteformelle avec le plan de la Logique. En effet, c'est dans le theme de Pillusion que le sensmeme de l'enquete transcendantale, a savoir la question de la possibilite d'un discoursmetaphysique objectif, vient ä son achevement. Si l'Esthetique transcendantale et lapremiere partie de la Logique transcendantale ont montre que la connaissance objectivedoit se limiter aux seuls objets d'une experience possible, le but de la Dialectique est dedevoiler les apories qui decoulent d'un usage non-critique (au sens kantien) desconditions de la connaissance objective. Or Villusion transcendantale est le conceptmeme quipermet de donner a la Dialectique cette orientation critique legitime, et cela enraison du fait qu'elle est affirmee etre naturelle et inevitable2.

Le present propos entend etudier ce qu'il sera permis d'appeler le «probleme» deTillusion, c'est-ä-dire ses antecedents dans le developpement de la pensee de Kant, sonStatut exact dans la Critique de la Raison Pure ainsi que la valeur de sä necessite.

1 Voir la division de la Logik de Kant, editee en 1800 par Jäsche. La doctrine elementaire comporte1) une etude des concepts (§$1-14), 2) une etude des jugements ($§15-^°)» 3) une etude dessyllogismes (§§41-93).

2 Ci.Kr.d.r.V. B353.

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120 Roben Theis

1. Le theme de la critique de la metaphysique dans les ecrits de 1765-1770

1. C'est dans les Reves d'un visionnaire suivis de reves metaphysiques de 1765 que setrouve la premiere ebauche d'une critique de la metaphysique. Celle-ci est un des effetsde la «crise» empiriste que traverse Kant dans la premiere moitie des annees soixame.Quels sont les themes centraux de cette premiere critique du discours metaphysique?

Cet ecrit au titre insolite est, a premiere vue, une polemique contre les dieses d'unvisionnaire suedois, E. Svedenborg. Mais le sens profond, le «but»3 de l'ecrit, resideailleurs et consiste en une critique de la metaphysique ä partir de la discussion d'unconcept de la psychologie rationnelle, celui d'esprit. En fait, les pemieres ebauches de laposition kantienne de 1765 remontent jusqu'ä un ecrit de 1763, Essai sur lesgrandeursnegatives (Versuch, den Begriff der negativen Größen in die Weltweisheit einzufüh-ren4), oü Kant traite des consequences methodiques d'une diese enoncee dans un autreecrit de la meme annee 1763, celui sur \Sunique preuve de l'existence de Dieu (Dereinzig mögliche Beweisgrund zu einer Demonstration des Daseins Gottes)5, ä savoir lathese selon laquelle Pexistence n'est pas un predicat, mais la position absolue d'unechose6. Dans les ultimes pages de l'ecrit sur les grandeurs negatives, Kant applique cettethese au probleme de la causalite qui ne lui semblait plus pouvoir etre resolu par lesseuls moyens d'une metaphysique purement analytique: «Comment dois-je compren-dre que, puisque quelque chose est, quelque chose d'autre soit?»7 Teile est la question,mais dans cet ecrit, Kant avait conclu de maniere encore hesitante qu'il lui paraitdouteux que « puisse dire quelque chose de plus que ce que j'en ai dit, ä savoir eneffet, que cela n'a pas Heu (geschehe) par le principe de contradiction.»8

Quelles sont les theses centrales des Reves en ce qui concerne le probleme de lametaphysique? On peut, nous semble-t-il, les regrouper autour de deux affirmations:

(1) aucun concept de Pexperience ne saurait convenir au suprasensible, ce quiimplique que celui-ci ne peut etre pense positivement9.

(2) Si neanmoins le discours metaphysique a Heu, il repose* sur des conceptssubreptices («erschlichene Begriffe»10) dont la valeur cognitive est nulle.

Ces deux affirmations sont sous-tendues par une nouvelle these au sujet de laconnaissance - these qui deviendra paradigmatique ä partir de la Dissertation de 1770 - äsavoir que la connaissance presuppose l'experience. Cette these est l'effet, comme nousl'avons dejä suggere, de la conception enoncee des 1762, conception selon laquelle lesjugements existentiels ne sont pas des propositions analytiques (ou: l'existence n'est pasun predicat).3 Träume eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik (ehe: Träume), A114—115

(Ak II, 367-368).4 Cite: Negative Größen.5 Cite: Beweisgrund.6 Beweisgrund A 8 (Ak II, 73).7 Negative Größen A 68 (Ak II, 202).8 Negative Größen A 71 (Ak II, 203).9 Cf. Träume A 80 (Ak II, 351).10 Träume A10, note (Ak II, 320).

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De l'illusion transcendantale 121

II importe d'etudier l'argumentation de Kant en ce qui concerne la constitution desconcepts subreptices, car eile est caracteristique de la maniere dont va s'articuler, plustard, la critique du discours metaphysique.

Dans le cadre de la discussion du concept d'esprit, Kant se demande, de manieregenerale quelle est l'origine des concepts metaphysiques. Ainsi, le concept d'esprit parexemple ne peut pas etre obtenu par abstraction ä partir de concepts d'experience, cardans ce cas, il faudrait pouvoir produire les realites sensibles qui seraient ä son origine.Quelle en est des lors l'origine? Et Kant de repondre: «Beaucoup de conceptss'originent (entspringen) sur la base de conclusions secretes et obscures a l'occasion desexperiences et se propagent par apres sur d'autres sans la conscience de l'experience oude la conclusion qui a produit le concept sur celle-lä. De tels concepts peuvent etreappeles subreptices.»11 Ceux-ci sont partiellement une «folie» (Wahn) de Timagination,c'est-ä-dire purement illusoires, partiellement vrais, mais accidentellement seulement.12

Ce qui est frappant, dans la maniere de voir de Kant, c'est le fait que la raison ultimedu passage des concepts de leur champ signifiant ä un champ insignifiant n'est paselucidee (des conclusions «secretes et obscures»). Or il faudra attendre pratiquementjusqu'a la Critique de la Raison Pure pour etre renseigne sur ces raisons.

Des deux affirmations enoncees plus haut decoule un corollaire quant au Statut de lametaphysique: la metaphysique est definie par Kant en reference au concept deconnaissance dont eile devient la «science des limites»13. Or ceci constitue une rupture,non seulement par rapport ä la conception traditionnelle de la metaphysique qui sedefinissait, d'apres Baumgarten, comme une «scientia primorum principiorum inhumana cognitione»14, mais aussi par rapport ä la conception kantienne de la metaphy-sique .dans les annees 50, et qui pouvait alors encore se traduire dans la tentative d'enreformuler le projet dans une Principiorum primorum cognitionis metaphysicae novadiluadatio™.

Retenons de ce premier ecrit que c'est a partir du fait critique lui-meme, fonde dansune redetermination du concept de connaissance qu'est modifie le sens meine de la tächede la metaphysique.

2. La Dissertation de 1770 dont Pinterrogation porte sur le Statut de la connaissancedu monde, donc sur un probleme d'ordre gnoseologique, prolonge les theses des Revestout en leur donnant une allure plus rigoureuse et plus systematique. En redefinissant lametaphysique, ä la fin des Reves, comme «science des limites de la raison», Kant avaitnote ne pas encore avoir determine ici la limite de maniere precise16. Or ce sera laprecisement une des taches de la Dissertation.

11 Träume A 9-10, note (Ak II, 320).12 Cf. ibid.13 7n*«meA115(AkII,368).M Baumgarten, Metapkysica, 1779, 71ed, $1.15 Cet ecrit fut publie en 1755. *" Träume A116 (Ak II, 368).

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122 Robert Thcis

Dans la cinquifcmc et dernifcre partie, la Dissertation traite du probleme de lamctaphysique sous Ic titre «De mcthodo circa sensitiva et intellectualia in Metaphysi-cis». Lc titre de cette scction est revelateur: en effet, le theme des «sensitiva* aPintericur du discours metaphysique fait penser immediatement a la critique desReves". Mais, a y regarder de pres, la problematique est de loin plus complexe.

On sait que la Dissertation definit, dans la deuxieme et dans la troisieme section, demanicre programmatique, les reseaux cognitifs de la connaissance sensible (pFescientifi-que aussi bien que scientifique). Les concepts majeurs en sont Pespace et le temps.Ccux-ci, consideres comme des intuitions pures11, sont les principes formels1* quirendent possibles la constitution de representations des choses telles qu'elles nousapparaissent20. Leur competence est limitee au domaine de la connaissance sensible dontils garantissent la verite21.

La Dissertation distingue positivement entre la connaissance sensible ou la connais-sance circa sensitiva d'une part, la connaissance intellectuelle d'autre part. Certes, lamaniere dont Kant definit Pobjet de cette derniere est significative: «quod autem nihilcontinet, nisi per intelligentiam cognoscendum, est intelligibile.»22 L'objet intelligibleest defini implicitement par rapport au sensible, et cela parce que Yintelligentia elle-meme est comprise comme «facultas subiecti, per quam, quae in iensus ipsius, perqualitatem suam, incurrere non possunt, repraesentare valet.»23 Qu'une connaissanceintellectuelle soit possible et meme reelle, Kant n'en doute pas. Son Statut est d'etresymbolique24, un terme que le philosophe reprend de la tradition de Pecole: «Si signumet signatum percipiendo coniugitur, et maior est signi quam signati perceptio, cognitiotalis symbolica dicitur; si maior signati repraesentatio quam signi, cognitio erit intui-tiva.»2$

Les concepts propres a signifier les objets non-sensibles ou noumenes sont <deduits>de Pentendement dans son usage logique et constituent l'entendement dans son usagereel26. Ces concepts sont appeles «representations pures»27.

Sur la base de ces distinctions preliminaires, nous pouvons desormais reprendrel'enquete initiale. Comme nous l'avons dejä fait remarquer, la probleme portera sur lamethode au sujet des «sensitiva» et des «intellectualia» dans le domaine de la metaphysi-que. Plus exactement: le probleme portera sur les effets d'une transgression des

17 Cf. la lettre de Kant a J. H. Lambert, datee du 2 septembre 1770.11 De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et prindpiis, Königsberg 1770, (ehe: Dissertation),

§ 14.3 /15 C.19 Cf. Dissertation §§14.7715 E.20 Cf. Dissertation §4.21 Cf. Dissertation §12.22 Dissertation §3.23 Dissertation §3.24 Cf. Dissertation §10.25 Baumgarten, Metaphysica, §620.26 Voir la distinction dans la Kr. d. r. V. entre Paspect logique et Paspect transcendantal de

Pentendement.27 Dissertation § 6 (ideae purae).

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De rillusion transcendantale 123

principes.de la connaissance sensible au-delä des limites de leur usage signifiant, c'est-ä-dire sur le Statut d'une saisie cognitive des intellectualia (objets non-sensibles) au moyende principes servant au niveau de la connaissance sensible. En d'autres termes, leprobleme porte sur Yillusion dans le domaine de la connaissance metaphysique28.

Deux affirmations nous semblent centrales dans ce contexte. Lzpremiere porte sur ladelimitation du champ cognitif sensible par rapport ä l'intellectuel: «Sollicite cavendumesse, ne principia sensitivae cognitionis domestica terminos suos migrent ac intellectua-lia afficiant.»29 Precepte de prudence qui semble aller de soi, une fois que les cadresrespectifs de la connaissance ont ete etablis, comme cela a ete fait aux sectionsprecedentes. La seconde affirmation porte sur les raisons de la transgression de la limitelaquelle est ä la base de la formation d>axiomes ou de principes subreptices: «Quodautem intellectus huic subreptionis vitio tarn facile subiiciatur, inde est: quia subpatrocinio alius cuiusdam regulae verissimae deluditur. Recte enim supponimus: quic-quid ullo plane intuitu cognosd non potest, prorsus non esse cogitabile, adeoqueimpossibile. Quoniam autem alium intuitum, praeter eum, qui fit secundum formamspatii ac temporis, nullo mentis conatu ne fingendo quidem assequi possumus, accidit:ut omnem omnino intuitum, qui hisce legibus adstrictus non est, pro impossibilihabeamus [...],' ideoque omnia possibilia axiomatibus sensitivis spatii ac temporissubiiciamus.»30

L'explication que donne Kant du vice subreptice qui a pour consequence la produc-tion de «phenomenes intellectues»M est, ä notre avis, extremement importante, mais enmeme temps extremement ambigue. Elle part d'une regle tres vraie dont Kant dit qu'elleest presupposee ä bon droit. D'apres cette regle, tout ce qui ne peut pas etre connu parintuition (sensible) est strictement impensable et par consequent impossible. De cetteregle decoule que tout ce qui doit pouvoir etre pense (possible) doit etre soumis auxconditions spatio-temporelles. Les choses en soi ne sont donc pensables, d'apres cetteregle, que pour autant qu'elles sont soumises aux conditions spatio-temporelles, end'autres termes: si elles sont «phenomenalisees». La connaissance etant de l'ordre dujugement, cela signifie que les sujets (representant les choses en soi) sont soumis auxconditions sensibles des predicats32.

Que faut-il penser de l'explication de Kant? En premier Heu, ce qui est frappant, c'estla forme universelle et exclusive que prend la regle exprimant la correlation entrePintuition et la pensabilite. D'autre part, cette regle semble assimiler le connaissable äl'intuitionnable. Or ceci pose probleme par rapport ä la distinction meme de Kant. Eneffet, la connaissance intellectuelle n'y est nullement presentee comme une connaissance

21 Cf. Dissertation $23 (fin).29 Dissertation §24.

Dissertation § 25.31 Dissertation §24.32 Nous n'insisterons pas sur la conceptlon de la logiquc sous-jacente ä cette affirmation. A ce

propos, on consultera utilement Tarticle de F. Kaulbach, Kants transzendentale Logik zwischenSubjektlogik und Prädikatlogik, dans: Zur Kantforschung der Gegenwart. Ed. par P.Heintel ?tL. Naßl, Darmstadt 1981, pp. 122-145.

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124 Robert Theis

intuitive, mais comme une connaissance rationnelle ou discursive. Elle se constitue,comme nous Pavons signale, au moyen de «representations pures». En d'autres termes,Puniversalite de la regle est contredite par la distinction meme operee par Kant entredifferents genres de la connaissance. Enfin la regle met sur un pied d'egalite leconnaissable et le pensable. En fait, Kant ne distingue pas encore, du moins explicite-ment, dans la Dissertation, entre connaitre et penser, mais la distinction entre laconnaissance sensible et la connaissance intellectuelle autorise le lecteur a assimiler leconnaissable a Pactivite specifique de la connaissance sensible, le pensable en revanche acelle de l'entendement dans son usage reel. Or si tel est le cas, on voit mal ce qui justifiePassimilation, au niveau de la regle generale, respectivement du connaissable et dupensable et du non-connaissable et du non-pensable.

Meme si on fait abstraction de la troisieme objection, il n'en reste pas moins quePexplication que donne Kant de la transgression est insatisfaisante, et ceci essentielle-ment pour la raison qu'il pose comme non exclusive une regle dont Puniversalite n'estjustifiee theoriquement a aucun moment de son discours. Ceci a pour consequence quele vitium subreptionis dont il s'agissait d'expliquer Porigine, reste finalement inex-plique.

Ainsi, la Dissertation, malgre sä rigueur plus grande que les Reves, ne permet pasd'aboutir a une clarte plus grande en ce qui concerne l'explication du passage dudomaine du sensible a celui de Pintelligible, cause de connaissances illusoires. II devientclair, toutefois, des ici, que le theme de Pillusion porte sur le point de la presence dusensible - ici sous la forme de principes sensibles - ä Pinterieur du champ dePintelligible. Ce qu'il importe de noter, dans le contexte du point de vue de 1770, c'estque la discussion kantienne de ce probleme s'oriente, non vers une destruction dudiscours metaphysique, mais vers la mise ä nu de Pillusion d'un certain type d'objecti-vation. Au niveau de Pelaboration theorique de 1770, cette critique se limite aux seulesformes de la connaissance sensible, mais on verra qu'elle va s'etendre et prendre laforme d'une critique generale du discours objectivant. Le «probleme tie la metaphysi-que» prendra alors la forme d'un debat sur le Statut d'un discours a propos d'objetsnon-objectifs et non-objectivables, mais fonctionnant necessairement dans les condi-tions de Pobjectite.

2. Les developpements du probleme de l'illusion dans la periode de 1770-1781

En 1771, Kant fait part, dans une lettre ä Marcus Herz, de son intention de redigerun ouvrage portant le titre «Les limites de la sensibilite et de la raison»33. Le meme sujetrevient dans la celebre lettre du 21 fevrier 1772, ou le projet est esquisse dejä de maniereplus claire. La question qui y est soulevee et qui constitue la «cle de la metaphysiquecachee» est la suivante: «Je me demandais en effet sur quel fondement repose le rapport

33 Lettre de Kant ä M.Herz du 7 juin 1771.

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De Pillusion transcendantale 125

de ce qu'on appelle en nous representation, avec Pobjet,»34 Le probleme pose ici estPeffet d'une reinterpretation de la signification des concepts purs de Pentendement dontla fonction etait, dans la Dissertation, de representer les choses «sicuti sunt».35 Dans lalettre de Herz, le champ d'applicabilite des concepts a change: de representations deschoses en elles-memes, ils deviennent des representations a priori - puisque non derivesde Pexperience - des objets d'experience; d'oü la question: «Par contre, en ce quiconcerne les qualites, comment mon entendement peut-il former entierement a priorides concepts des choses avec lesquels les choses doivent necessairement concorder?Comment peut-il projeter des principes reels de leur possibilite avec lesquels Pexpe-rience doit fidelement concorder quoiqu'ils soient independants d'elle? Cette questionlaisse toujours trainer une obscurite sur le pouvoir de notre entendement: d'oü lui vientcette conformite avec les choses elles-memes?»36

Quelles sont les consequences de cette restriction des concepts de l'entendement auseul champ de Pexperience possible au niveau de la critique du discours metaphysique?II faut, nous semble-t-il, distinguer a ce propos deux phases dans Pevolution de Kantdans la decennie qui precede la publication de la Critique de la Raison Pure.

1. Dans la premiere phase qui va jusque vers 1775, le probleme du Statut du discoursmetaphysique n'est thematise qu'indirectement. II a certainement du etre present al'esprit de Kant, mais Pelaboration de la nouvelle theorie de la rationalite occupe lepremier plan des recherches du philosophe telles qu'elles nous restent accessibles dansles Reflexions.

Dans la R flexion (R) 4673 (redigee apres le 28 avril 1774), Kant reprend, dans lecontexte d'une elaboration sur Pespace et le temps, un argument dejä expose dans laDissertation: «Si donc un sujet est une chose en general et le predicat est Pespace et letemps ou un concept construit la-dessus comme sä condition, alors le jugement esttranscendant.»37 Ce qui est frappant, dans cette remarque, c'est le fait que Kant envisagele probleme du jugement transcendant, c'est-ä-dire du jugement intellectuel, non plusexclusivement du point de vue des conditions spatio-temporelles, appliquees a un sujetintellectuel, comme ce fut le cas pour la Dissertation, mais qu'il Petend aux concepts.De quels concepts s'agit-il? II n'y a, en Poccurrence, qu'une seule possibilite: ce sont lesconcepts a priori dont parle la lettre a M. Herz et qui ont ete definis comme conceptsd'une experience possible. Cette extension de la critique de la Dissertation est donc toutä fait logique du point de vue de la maniere dont Kant envisage le probleme de laconnaissance. Dans la R citee, Kant ajoute: «Je ne dis pas qu'il [= jugement transcen-

34 Lettre de Kant ä M. Herz du 21 fevrier 1772.35 C'est vraisemblablement cette reinterpretation qui fait dire a Kant (Lettre a M. Herz du 7 juin

1771) que la Dissertation avec ses fauteS n'est pas digne d'une reedition.36 Lettre de Kant a M.Herz du 21 fevrier 1772. Voir ä ce sujet notre article Le silence de Kant,

dans: Revue de Metaphysique et de Morale, 2/1982, pp. 209-239," surtout: pp.210 ss.37 Les RR sont citees d'apres Pedition complete des ceuvres de Kant (Akademie-Ausgabe = Ak)

avec indication du tome et de la page, R 4673, Ak XVII, 637-638.

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126 Robert Theis

dant] soit faux; il ne conclut pas, non liquet. Ce qui est faux, c'est que de ce subjectifdecoule (folgen sollte) quelque chose d'universel et d'objectif.»51

Dans la R 4676" apparait, dans le cadre d'une discussion de Pusage des «principes dela raison», pour la premiere fois le terme «dialectique». Kant distingue entre une«thetique transcendantale» et une «antithetique»; la premiere ayant pour objet «laconstruction des principes de la raison pure», la seconde «Pusage (naturel«) de cesprincipes en general». Or les «regles generales ou les principes de la pensee en generalsans des objets determines ou sans determination de la connaissance a partir de larelation a des objets, sont toujours dialectiques.»40

De quels principes est-il question dans cette /?? II faut penser, comme le suggered'ailleurs la R 46784! que Kant avait bien en vue, des cette epoque, les principes a prioride la connaissance synthetique. Or ce qui est significatif, a leur egard, c'est qu'ils sontqualifies de principes de la pensee en general, c'est-ä-dire de la pensee en tant quepensee. On verra que c'est ce point precis qui constituera le pivot de la discussion futuredu Statut de la metaphysique.

On voit donc que c'est des 1775 qu'on dispose, in nucleo, des elements basiques de lacritique de la metaphysique teile qu'elle sera exposee dans la Dialectique transcendan-tale:- il existe un usage naturel des principes (encore que le <naturel> soit une ajoute) et celadans la mesure ou les principes sont qualifies de «principes de la pensee en general». Cetusage naturel s'etend donc egalement au-delä des limites de Pexperience possible;- a ce niveau, les principes fonctionnent sans etre appliques ä des objets determines;- dans ces conditions, leur usage est dialectique.

Cette R peut etre prolongee par une autre qui contient une esquisse du plan de laCritique: «II y a un usage naturel de notre raison pure, mais celui-ci est dialectique.Pour le placer dans des limites, il faut une discipline de la raison pure et apres celle-ci uncanon. Mais avant, dans la logique transcendantale, Panalytique des concepts de base etdes principes; Petendue et les limites de la connaissance a priori.»42 · ·

Dans deux RR, posterieures au Duisburger Nachlaß, Kant envisage un programmedialectique qui comprend une dialectique de la sensibilite et de Pentendement (R 4756)ainsi que des regles de la dialectique (R 4757): «1. ne pas juger selon des regles desphenomenes ce qui ne fait pas partie des phenomenes... 3. ne pas tenir pour impossiblece qui ne peut pas etre compris (begriffen) (g et ce qui ne peut pas etre represente dans

38 Ibid. 638; cf. par contre R 4638 (XVII, 669): „Ein synthetischer Satz, der von allen Dingenüberhaupt gilt, ist falsch, und der überhaupt, dessen Subjekt ein reiner Verstandesbegriff ist. Essei denn, daß er nicht objektive gelten soll, sondern nur unter der subjektiven Restriktion desGebrauchs der Vernunft.*

39 Cette R fait partie d'un groupe de RR, appelees „Lose Blätter aus dem Duisburg'schenNachlaß" datees aux environs de 1775.

40 R 4676, Ak XVII, 656-657.41 Ak XVII, 660 ss.42 R 4762, Ak XVII, 718; cf. aussi R 4772, Ak XVII, 723.

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De Pillusion transcendamale 127

une Intuition): la totalite de Pinfini ou de la division infinie. En outre, ne pas melangerles principes de Punite absolue de la raison avec ceux de Tunke empirique.»43

Remarquons, d'une part, Videntite de ce programme (point 1) avec la position de laDissertation (§24), d'autre part la difference en ce qui concerne le connaissable et lepensable (point 3) (voir Dissertation §25)".

Les indications precedentes montrent que la position du probleme de la critique de lametaphysique, teile qu'elle prend forme dans cette premiere moitie des annees 70, estmarquee par un double deplacement, au moins par rapport a la Dissertation. D'unepart, ce n'est plus exclusivement de Pespace et du temps, c'est-ä-dire des structures de laconnaissance sensible en tant que celles-ci sont appliquees a du non-sensible, qu'il estquestion, mais de maniere plus generale de la raison ou de la pensee discursive. D'autrepart, et c'est peut-etre lä le point le plus important, ce n'est plus sous le couvert d'uneregle applicable au seul domaine du sensible que la connaissance transgresse les limitesde celui-ci, mais le passage de la raison (des principes de la pensee) au-dela des limites dePexperience est considere comme naturel. Le probleme dont la solution contient lalegitimite du discours metaphysique est de savoir pourquoi Pusage de la raison au-delades limites de Pexperience est naturel. En effet, ce n'est que si on reussit a montrerqu'un tel usage est inscrit dans la nature meme de la raison, c'est-a-dire qu'il estinevitable (ä moins que le concept meme de la raison ne devienne inconsistant) que lanecessite de Pillusion qui decoule d'un tel passage est justifiee ou fondee.

2. Peut-on s'attendre ä voir la solution, ou du moins Pebauche d'une solution, dansles RR de la seconde moitie des annees 70?

C'est un fait que le plan de la logique transcendantale est etabli des 1776 environ.Comme Pindiquent plusieurs RR datees de cette epoque, celle-ci se divisera enAnalytique et en Dialectique transcendantales45. Les themes, propres ä chaque partie,sont connus: PAnalytique consiste en une auto-consideration de Pentendement (R4896) et a pour but la mise en place de connaissances immanentes a priori (R 5127).Dans ce sens, eile est une «logique de la verite» (R 4896). La Dialectique en revanchetraite de Pentendement en tant qu'il «parle» a priori d'objets (R 4896). Dans ce sens, eileest une critique de Pillusion, critique qui etablit h fait de Pillusion et entend en fournirPexplication(Ä5114).

Les RR 5552 ss4* contiennent, sans aucun doute, Pexpose le plus complet en ce quiconcerne le probleme du Statut du discours metaphysique47. C'est ici qu'apparait, pourla premiere fois, l'articuUtion du rapport entre l'Inconditionne et l'illusion dialectique.Or, cette articulation n'est devenue possible que parce que Kant a reussi ä montrer quelest le rapport entre le domaine de Pobjectivement connaissable et le domaine propre dela metaphysique. En d'autres termes, c'est ici que Kant entreprend de montrer pour la

43 R 4757, Ak XVII, 704-705. |44 Cf. aussi R 5596, Ak XVIII, 245. · . (45 Voir RR 4762,4896,5063,5127. ' ' . l44 Ak XVIII, 218-232. - J47 Voir notre article Le silence de Kant, pp. 231-239, praes. 234 ss. ' j

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premiere fois pourquoi la raison depasse naturellement les limites de l'experience etdonc pourquoi l'illusion dialectique est inevitable.

Examinons de plus pres les arguments de l'auteur! II nous semble qu'il faut distinguerentre deux series d'arguments, d'une part ceux qui concernent la mise en place del'Inconditionne, d'autre part ceux qui ont trait a l'explication de l'illusion.

En ce qui concerne les premiers, la R 5553 presente une elaboration qui contient lesprincipaux elements de ce qui corre^pond a la deuxieme introduction et au premier livrede la Dialectique transcendantale. La mise en place de l'Inconditionne sous la formed'idees se fait par le biais de l'articulation du Statut de la raison. Kant en determine lafonction par rapport a rentendement. De meme que l'entendement confere auxphenomenes leur unite conceptuelle, c'est-ä-dire les determine en tant qu'objets, dememe la raison confere aux concepts leur unite rationnelle. En quoi consiste au juste ladetermination conceptuelle au niveau de l'entendement? Elle vise ä ramener les multi-ples representations sous des conditions generales qui en contiennent le contenu apriori, moyennant lesquels donc les representations sont pensables ä titre d'objets,c'est-ä-dire sont connus. Le rapport qui existe entre les phenomenes (representations)et les concepts de l'entendement ou categories est un rapport de conditionne ä säcondition (en l'occurrence condition de pensabilite). Or c'est le meme rapport qui existeentre l'emendement et la raison. Cette derniere ramene la multiplicite des connaissancessous des conditions generales ultimes que Kant designe du terme a'idees. Celles-ciconstituent les conditions absolument dernieres, c*est-a-dire celles qui achevent la seriedes conditions48. Dans ce sens, les idees sont des conditions inconditionnees.

Comment la raison parvient-elle ä leur etablissement et quelles sont elles? Lescategories de la relation - decouvertes en premier lieu par Kant - indiquent «Punite duconditionne et de sä condition»49 et servent ainsi de fil conducteur dans la recherche desconditions ultimes du savoir. De meme donc qu'il y a trois fagons de ioncevoir cetteunite du conditionne et de sä condition, de meme la raison se rapporte-t-elle de troisfagons possibles a l'entendement. La raison, dans la mesure oü eile rajnene le particulierä une condition generale qui en renferme la raison (Grund), remonte ainsi, par le moyende prosyllogismes, ä des conditions de plus en plus generales et etablit ainsi troisconditions inconditionnees («la raison ne fait qu'accroitre (steigern) cette relationjusqu'ä la condition qui est elle-meme inconditionnee»50).

Ces trois conditions inconditionnees sont:

«La condition inconditionnee subjective de la penseeLa condition inconditionnee objective des phenomenesLa condition inconditionnee objective de tous les objets en general.»51

Les idees transcendantales en tant que conditions inconditionnees sont donc fondeesdans la raison elle-meme. Ceci signifie qu'elles sont necessairement donnees ä titre

48 Cf. R 5633, Ak XVIII, p. 265, lignes 9-10.49 R 5553, Ak XVIII, p. 222, lignes 25-26.50 Ibid., lignes 26-27.51 R 5553, Ak XVIII, 226, lignes 6-8.

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d'idees ä chaque fois qu'une connaissance est constituee52. Car chaque connaissance(= jugement) n'est fondee que si eile est pensee comme inscrite dans la totalite absoluedes conditions53, c'est-ä-dire si eile se laisse ramener a une condition inconditionnee.

Or c'est par rapport ä cette Organisation naturelle de la raison que doit etre pose etarticule le probleme de l'illusion et donc de Pusage dialectique de la raison. Nousprendrons, pour expliciter ce probleme, essentiellement appui sur les remarques de la R55S354. La question centrale est la suivante: «D'oü vient l'illusion dialectique ä proposdes idees transcendantales?»55 D'apres Kant, eile est Peffet d'une confusion (Ver-wechslung) des conditions subjectives de la pensee avec les conditions objectives56.Cette these se retrouve egalement dans d'autres RR et s'avere etre l'argument centraldans l'explication de Pillusion57. Que signifie-t-elle? Afin d'en saisir le sens, il faudras'interroger sur la signification du couple subjectif/objectif. Les categories sont lesconditions objectives de la connaissance et, plus generalement, de la pensee discursiveen tant que teile. Dans ce sens, elles constituent les determinations que l'entendementimpose aux phenomenes, en d'autres termes, elles determinent les phenomenes a titred'objets. Les categories ne refletent donc pas les qualites intrinseques ou la nature deschoses. De cet aspect objectif, il faut bien distinguer Paspect subjectif ou les conditionssubjectives de la pensee. Celles-ci ont trait ä la consistance interne du concept meme dela connaissance (une connaissance n'est connaissance, c'est-ä-dire que son concept n'estconsistant que dans la mesure ou eile est fondee), c'est-ä-dire qu'elles en enoncent lescaracteristiques structurelles necessaires. Dans ce sens, elles ne se referent jamais ä desobjets ou ä un donne - du moins ne s'y referent elles pas immediatement - maisuniquement ä la structuration des connaissances en tant que celles-ci renvoient, auniveau de leur intelligibilite meme, ä des principes unifiants.

Or l'illusion repose precisement sur le fait que les conditions subjectives sont prisespour des conditions objectives, confusion qui est caracterisee d'inevitable. Pourquoi enest-il ainsi? Kant ecrit: «Celle-ci [= l'illusion R. T.] nous ne pouvons l'eviter, parce quenous devons penser un objet de maniere inconditionnee et nous n'avons pas d'autremoyen pour le penser que celui qui est lie ä la nature particuliere de notre sujet.»58

Comment faut-il comprendre cette explication de Kant? La difficulte du texte residedans la premiere partie de la justification: «parce que nous devons penser un objet demaniere inconditionnee (weil wir ein Objekt unbedingt denken müssen)». II faut eviterici en premier lieu un malentendu. Kant ne dit pas: parce que nous devons penser un

52 Par idee, Kant entend «un concept qui est suffisamment fonde dans la raison, mais auquel nepeut correspondre aucun objet dans une experience possible.» (R 5553, Ak XVIII, 226, lignes9-11; cf. aussi ibid. 228, lignes 24-25; R 5555, Ak XVIII, 232, linges 1-2.)

53 Cf. R 5553, Ak XVIII, 223, lignes 14 ss.54 Les RR oü Kant parle du probleme de l'illusion sont les suivantes: RR 4896, 4930, 4952, 4999,

5015, 5057, 5058, 5060, 5063, 5114.55 R 5553, Ak XVIII, 227, lignes 11-12. '54 Ibid. lignes 12-13.57 Cf. RR 5015,5057,5596. ' . ·" R 5553, Ak XVIII, 227, lignes 13 ss.

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objet inconditionne (ein unbedingtes Objekt), mais: un objet de/ inconditionne. Leprobleme de l'illusion doit ainsi etre pose au niveau de la pensee de Pobjet. Qu'est-ce ädire? Nous savons que la connaissance objective reside dans le fait que des phenomenesdonnes sont ramenes a l'unite des concepts, et, qu'en tant que tels, ils son determines atitre d'objets. Nous savons d'autre part que la connaissance ne correspond ä sonconcept que dans la mesure oü eile est rattachee ä des conditions ultimes. Ceci fait que,ä chaque fois qu'une connaissance objective est constituee au niveau de l'entendement,la raison y pense la totalite des conditions ou l'inconditionne, et cela de fagonnecessaire. L'inconditionne est, de ce fait, pose dans chaque position d'un conditionne,ou dans chaque constitution d'un objet de la connaissance. Or ceci ne signifie riend'autre que les conditions, initialement et par principe subjectives de la pensee sontcommuees en conditions objectives et cela dans la mesure oü la constitution objective del'objet le requiert comme sä condition de pensabilite. De ce fait l'illusion est inevitable.

On dispose donc, des la fin des annees 70» des elements centraux de la theorie del'illusion teile qu'elle va trouver son articulation dans la Critique de la Raison Pure. Leselaborations de cette derniere periode ont ceci de particulier par rapport aux dieses de laDissertation et aux RR des premieres annees 70 qu'elles presentent le probleme dudepassement des limites de la raison dans sä coherence interne, c'est-ä-dire dans sonunite. En effet, comme l'ont montre les analyses precedentes, la discussion d'un usagesubreptice des principes de la connaissance sensible (dans les Reves et dans la Disserta-'tion) partait du fait de J'independance des discours. Or de cette maniere, ce qu'il y a dereellement problematique dans le depassement des limites ne devient pas evident dans sänecessite. La nouveaute du point de vue critique - tel qu'il est expose dans les RR desdernieres annees 70 - reside1 en ceci que Kant y montre qu'il n'y a pas, en fait, plusieursdiscours, mais une seule rationalite du discours et que c'est sur la base de cette rationaliteunique qu'il faut poser et resoudre le probleme de differents niveaux discursifs(scientifique/metaphysique) tant en ce qui concerne leurs differences qu'en ce quiconcerne leurs rapports. Le theme de l'illusion s'inscrit dans ce projet comme etant lelieu meme de l'explicitation de la difference necessaire dans l'identite inevitable desdiscours.

Comment Kant en traite-t-il dans la Critique de la Raison Pure'i

3. L'illusion transcendantale dans la Critique de la Raison Pure

C'est dans l'introduction ä la Logique transcendantale qu'apparait, pour la premierefois dans la Critique de la Raison Pure, la reference au Schein. Parlant de la division de lalogique en analytique et en dialectique, Kant y differencie entre la logique considereed'une part comme canon, d'autre part comme organon, cette derniere etant a compren-dre comme une «logique de l'illusion»59. L'illusion semble donc etre l'effet, sur lesimple vu de la distinction precedente, d'un certain usage des principes logiques. Enquoi consiste-t-il exactement?59 Kr.d.r.V. B 86.

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De l'illusion transcendantale 131

Kant distingue entre une logique generale et une logique particuliere60. La premierepeut etre pure ou appliquee. La logique generale pure porte sur les regles generales de lapensee et cela d'une part, abstraction faite de tous les objets possibles ou de tous lescontenus de la pensee, de toute matiere a penser (= aspect general), et d'autre part,abstraction faite de tous les facteurs subjectifs qui peuvent intervenir dans Pacte depenser, comme par exemple la memoire, l'imagination etc. (= aspect pur)". Dans cesens, la logique generale pure est une discipline purement formelle, eile ne considereque «la forme logique dans le rapport des connaissances»62. Elle considere donc lesconditions formelles sous lesquelles une connaissance est vraie. Dans ce sens, les reglesgenerales ou les principes qui fönt Pobjet de la logique sont les criteres formels de laverite d'une connaissance. En d'autres termes, une connaissance est vraie, du point devue formel, dans la mesure ou eile est conforme aux principes logiques. «C'est dans laconfprmite aux lois de Pentendement que consiste Paspect formel de toute verite.»63 Cesprincipes logiques sont au nombre de trois: le principe d'identite, de raison süffisante etdu riers exclu64. La logique comme canon est Pexpose exhaustif de ces principes65. Danssä premiere partie, c'est-ä-dire en tant qu'analytique, la logique est donc canonique.

C'est par rapport au probleme de la verite de la connaissance qu'est discutee lapossibilite d'un usage illegitime des principes logiques et que prend origine la possibilitede Pillusion. En effet, la conformite purement formelle d'une connaissance auxprincipes logiques ne constitue qu'une condition minimale d'une connaissance vraie. Endehors de sä forme, une connaissance a toujours un contenu. Or les criteres formels (ouprincipes logiques) ne garantissent pas la verite de la connaissance du point de vuemateriel. Cependant, dit Kant, il existe quelque chose de tellement seduisant dans cettediscipline purement formelle qu'elle est utilisee egalement a titre d'organon, c'est-ä-direpour «produire» des contenus de connaissances66. La logique, ainsi deviee de son usagelegitime, est appelee Dialectique ou logique de l'illusion67. Dans cette presentation de laDialectique, Kant n*explique toutefois pas comment s'effectue ni comment est fondeeen fait cette transgression.

Le probleme de l'illusion reapparait quand Kant parle du programme de la logiquetranscendantale. Le concept d'une logique transcendantale est developpe, d'une partpar Opposition a la logique formelle, d'autre part en analogie avec PEsthetiquetranscendantale:- par Opposition a la logique formelle qui, comme nous le savons, fait abstraction detout contenu, la logique transcendantale ne fait pas abstraction du contenu de la pensee;- en analogie avec PEsthetique transcendantale qui distingue entre Pintuition pure et

60 Kr. d. r. V. B 76; cf. aussi Logik, Introduction L« Cf. Kr. d. r. V. B 78; cf. aussi B VIIL« Kr.d.r.V. B79.0 Kr. d. r. V. B 350; cf. aussi B 83-84.64 Cf. Logik, Introduction VII.65 Cf. Kr.d.r.V. B 824." Ci. Kr.d.r.V. B85. * · - , . ·67 Cf. Kr. d. r. V. B 86; cf. aussi B 349. <

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Pintuition empirique et qui n'expose que les intuitions pures (espace et temps), lalogique transcendantale n'expose que les contenus purs ou a priori d'un objet** et celadu point de vue de leur origine, de leur champ d'applicabilite ainsi que de celui de leurslimites.

Or le lecteur de la Critique sait" que Pentendement et la sensibilite sont Orientes Tunvers Pautre de teile sorte que les concepts de Pentendement, c'est-ä-dire le contenutranscendantal de la connaissance, ne prennent signification que dans la mesure oü ils serapportent a des objets possibles, c'est-ä-dire a des contenus d'imuition. «Car sansIntuition, toute notre connaissance manque d'objets (Objekte) et demeure alors com-pletement vide.»70

L'expose de la logique transcendantale, qui porte sur les concepts a priori en tant quec'est par leur moyen que se constitue un objet de la connaissance, s'appelle Analytiquedes concepts. Celle-ci est une logique de la verite71.

Mais, dit Kant, du fait que Pentendement s'avance au-delä des limites de Pexperience,Pusage formel (au sens transcendantal) est commue en usage materiel de teile sorte quePentendement juge sur des objets qui ne correspondent pas aux conditions de Pobjec-tite. L'usage materiel des categories est dialectique. La logique en tant qu'elle critiquecet usage illegitime doit etre comprise au sens d'une «critique de Pillusion dialectique».72

Cette premiere presentation de Pillusion dans la Critique ne depasse donc pasfondamentalement, du point de vue des informations obtenues, les remarques des RRayant trait a Porganisation de Pceuvre. Qu'en est-il au niveau de la deuxieme reference aPillusion, c'est-ä-dire dans la premiere introduction ä la Dialectique transcendantalelQuel y est Pexpose du probleme de Pillusion? Quelle est la justification de sä necessite?Quelle en est la signification dans Pensemble du projet de la Critique'}

Le probleme de Pillusion n'est comprehensible que sur la base de la conceptionkantienne de la verite. C'est ici que se prolongent donc les remarques faites au debut dela Logique transcendantale oü Kant avait expose les projets respectivement de la logiqueformelle et de la logique transcendantale. Comprendre comment Pillusion prendnaissance signifie donc etudier les raisons qui fönt qu'un jugement ne dise pas vrai. Uneteile enquete nous achemine ainsi vers une etude du jugement en tant qu'il est, enpremier Heu et essentiellement le siege de la verite. Dans son cours de Logique, Kantdefinit le jugement comme etant «la representation de Punite de la conscience dedifferentes representations, ou la representation de leur relation (Verhältnis) en tantqu'elles constituent un concept.»73 Cette definition rejoint celle de la Critique oü lejugement est defini comme «fonction de Punite entre nos representations»74, unite qui

68 CLKr.d.r.V. B80.69 Ct. Kr. d. r. V. B 75-76.70 Kr. d. r. V. B 87.71 Cf. ibid.72 Kr. d. r. V. B 88.73 Logik §17.74 Kr.d.r.V. B 94.

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n'est rien d'autre que la «representation de la representation»75 d'un objet. Dans lamesure oü le jugement represente des representations, il a un contenu; dans la mesure oüil represente des representations, c'este-ä-dire exprime la maniere dont les representa-tions sont reliees dans une conscience transcendantale, il a une forme. L'analyse duProbleme de la verite du jugement renvoie ainsi ä une double enquete et, dans ce sens, ilfaut distinguer entre un aspect formel (ou objectif) et un aspect materiel (ou subjectif)de la verite de la connaissance. II a dejä ete question de l'aspect formel de la verite lorsde la presentation du projet d'une logique generale. On sait donc que le critere formelde la verite consiste dans le fait qu'une connaissance est en conformite avec elle-meme76.

Les difficultes surgissent lorsqu'il s'agit d'etablir un critere materiel de la verite. Eneffet, quel devrait etre le Statut d'un tel critere? En tant que critere general, il devraitvaloir pour tous les objets possibles, c'est-a-dire qu'il devrait porter sur Pobjet en tantque tel, abstraction faite de toute specificite ou caracteristique individuelle. Mais en tantque critere materiel, il devrait precisement respecter la specificite ou particularite desobjets en question, car ce n'est qu'ä cette condition que peut etre decide, du point devue materiel, si une connaissance est vraie. Ainsi Kant en vient ä la conclusion qu'on nesaurait etablir un critere general materiel de la verite77.

Examinons davantage en detail la these relative au critere formel de la verite. Nousdisions qu'une connaissance est vraie, d'un point de vue formel, si eile est en conformiteavec elle-meme. Il faut envisager, au niveau des jugements (nous ferons abstraction desraisonnements), deux cas possibles: celui des jugements analytiques et celui desjugements synthetiques. Un jugement analytique est vrai, si les deux concepts, celui dusujet et celui du predicat, sont identiques (absolument ou relativement). Mais la verited'un jugement synthetique ne repose pas sur Pidentite des concepts, parce que laSynthese relie precisement ce qui est, de soi, heterogene. Sur quoi repose-t-elle alors?La reponse ä cette question se confond avec l'enseignement kantien sur la possibilited'une connaissance objective (c. ä. d. avec PAnalytique transcendantale qui, de ce fait,est appelee une «logique de la verite»).

A quelles conditions une connaissance est-elle vraie? Cette question coincide avecune autre: ä quelles conditions une connaissance est-elle objective? Nous devons nouslimiter ici ä quelques remarques tres elementaires.

Pour Kant, la connaissance objective (= le jugement synthetique a priori) est leresultat d'une constitution complexe dans laquelle interviennent, comme nous l'avonsdejä signale, au moins deux facteurs: la sensibilite et l'entendement78. Dans la sensibi-lite, l'objet est donne en tant que phenomene, dans l'entendement il est pense en tantque Gegenstand. Or la determination de l'objectivite de l'objet, c'est-ä-dire de ce qui estindependant de la presentification dans une conscience empirique, donc sä presentifica-

* Kr.d.r.V. B93.76 Cf. Logik, Introduction VII.77 Ci. ibid.71 Cf. Kr. d. r. V. B 29. Nous faisons abstraction ici du probleme delicat de l'imagination: voir ä ce

sujet notre article V Argument kantien dans la deduction transcendantale t dans: Revue Philpso-phique de Louvain 1983/2, pp. 204-223.

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tion dans une conscience transcendantale, consiste ä ramener, dans im jugement, lesrepresentations phenomenales a i'unite d'un concept pur (representation pensee), c'est-ä-dire ä y determiner le contenu a priori. Dans ce sens, on peut dire que la constitutionde de l'objet-Gegenstand consiste dans le fait d'un Hineinlegen des formes (concepts) apriori dans une matiere donnee necessairement a posteriori.

Dire que la verite d'une connaissance consiste, d'un point de vue formel, dans laconformite d'une connaissance avecrelle-meme signifie donc que l'entendement recon-nait, dans une representation, la matiere a priori qu'ily a determinee et se trouve, de cefait, en conformite avec soi.

C'est par rapport ä ce point de vue qu'il s'agit maintenant de developper le problemede Pillusion. Plus precisement, la discussion de ce probleme doit etre entamee ä partirde l'oppose de la verite, c'est-ä-dire l'erreur. A quelles conditions une connaissance est-elle fausse dans la perspective esquissee ci-dessus? Selon Kant, l'erreur est produite par«l'influence inaper$ue de la sensibilite sur l'entendement; cette influence fait que lesprincipes subjectifs du jugement se confondent avec les principes objectifs et les föntdevier de leur destination.«7* Que signifie cette explication? L'erreur semble reposer, enpremier lieu, sur une inattention («l'influence inapergue»), Dans ce sens, tout suggerequ'elle est evitable. Sur quoi «porte» cette inattention - s'il est permis d'utiliser ce verbedans un contexte pareil? Elle porte sur l'influence de la sensibilite sur l'entendement.Que faut-il entendre par la? Kant sousentend, nous semble-t-il, dans cette remarque,tout le projet de la revolution copernicienne: la connaissance objective n'est pensableque dans la mesure oü l'entendement determine les representations sensibles; dans cesens, la connaissance est vraie; eile est fausse dans la mesure ou les representationssensibles determinent Pentendement ä juger. Dans ce dernier cas, l'objectivite de laconnaissance reposerait sur la reunion toute subjective des representations. Kantqualifie le genre d'illusion qui s'ensuit et qui consiste ä prendre le faux pour le vraid'illusion empirique. On peut affirmer a propos d'elle qu'elle est evitable du moment'qu'on adopte, en ce qui concerne la connaissance, le point de vue critique.

L'illusion transcendantale en revanche se distingue precisement de l'illusion empiri-que par le fait qu'elle n'est pas evitable, c'est-a-dire qu'elle subsiste, en depit de lacritique. D'oü resulte-t-elle?

Pour ce comprendre, il faut s'interroger sur la dynamique interne de la raison laquelleest exposee dans la deuxieme introduction ä la Dialectique transcendantale.80 La raisonest la «faculte des principes»81. Comme teile, eile est definie, tant par rapport ä sonaspect logique que par rapport ä son aspect transcendantal. Dans son usage logique, lafonction propre de la raison consiste ä ramener le particulier ä l'universel ou ä deduire leparticulier de l'universel. La forme specifique de cette Operation est le syllogisme. Laraison, dans son usage logique, entend ramener la multiplicite des connaissances sous

79 Kr. d. r. V. B 350-351; cf. aussi Logik, Introduction VII.80 Kr.d. r. V. B 355-366.81 Kr.d.r. V. B356.

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De Pillusion transcendantale 135

Punite la plus elevee: «... voit que la raison cherche dans le raisonnement(Schließen) a ramener a un tres petit nombre de principes (de conditions generales) lagrande variete des connaissances de Pentendement et ä y operer ainsi l'unite la plushaute.»82 Dans ce sens, la raison remonte de condition a condition jusqu'ä unecondition ou un principe qui soit lui-meme inconditionne. Tel est le principe propre dela raison dans son usage logique. -

Qu'en est-il de Pusage transcendantal de la raison? Et tout d'abord: que faut-ilentendre par usage transcendantal de la raison?

On sait que, pour Kant, la reflexion sur le transcendantal prend toujours son point dedepart dans la reflexion sur le logique83. La question qui se pose donc est de savoir quelest le contenu a priori ou transcendantal propre ä la raison. Pour le determiner, il fauts'interroger sur les formes fundamentales de Poperation logique de la raison. Dans lamesure ou la raison ramene une connaissance donnee (un jugement) ä un principe (unjugement plus general qui contient la condition de pensabilite du premier), eile etablitune relation entre une condition et un conditionne. Or les formes logiquementpossibles de la relation sont au nombre de trois, de teile sorte que les syllogismespossibles se ramenent aux trois types que sont: le categorique, Phypothetique et ledisjonctif84. C'est par rapport a ces trois types de syllogismes, et donc de series deconditions, qu'il faut s'interroger sur Pusage transcendantal de la raison. Que signifie,transcendantalement, ramener le conditionne a une condition? C'est determiner a priorila condition inconditionnee qui le fonde ou, la poser comme necessaire. De cette fagon,Kant peut ecrire: «Si le conditionne est donne, soit aussi donnee (c'est-ä-dire contenuedans Pobjet et dans sä liaison) toute la serie des conditions subordonnees, serie qui, parsuite, est elle-meme inconditionnee.»85 En d'autres termes, du moment qu'une connais-sance est donnee (sous forme de liaison de representations dans un jugement), la raisona pose a priori toute la serie des conditions, c'est-ä-dire que Pinconditionne est donnelui aussi.

Or c'est exactement cela que Kant qualifie d'illusion transcendantale. Pour cecomprendre, il faut revenir a une distinction etablie plus haut, ä savoir celle entre lesconditions subjectives et les conditions objectives du jugement ou de la connaissance.En effet, le principe de la raison qui consiste ä remonter ä une condition inconditionneeest un principe subjectif, c*est-ä-dire un principe qui touche ä Porganisation interne de laraison et non ä Porganisation des objets. Or l'illusion consiste en ceci que ce principe estpris pour un principe objectif, c'est-a-dire en tant qu'il permet de determiner a prioriune representation qua objet.

« Kr. d. r. V. B 361.0 C{. Kr. d. r. V. B 363.« Ci. Kr. d. r. V. B 361.« Kr. d. r. V. B 364.

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136 Robert Theis

De cctte Illusion, Kant affirme qu'elle n'est pas evitable: «Une illusion qu'il estimpossible d'eviter»14 et «Nous avons ä faire, en effet, a une illusion naturelle etinevitable»17. C'est cette affirmation qu'il s'agit d'analyser, car c'est de sä verite quedepend la valeur de la critique de ce que Kant appelle «les syllogismes transcendantauxet dialectiques.»11 Car si Pillusion transcendantale n'est pas fondee dans la nature meinede la raison, la critique des raisonnements dialectiques tels qu'ils caracterisent lesmetaphysiques historiquement donnees, serait injustifiee, puisqu'elle partkait d'unprincipe critique (precisement le point de vue de la Critique) qui serait exterieur,epistemologiquement parlant, ä ces discours. Ce n'est que dans la mesure oü Kant peutmontrer qu'il appartient ä l'essence meine de la raison de donner lieu ä l'illusion qu'il estlegitime de critiquer les discours metaphysiques traditionnels comme etant des discoursinevitablement dialectiques.

En quel sens donc, l'illusion transcendantale est-elle inevitable? Ceci decoule de lanature meme du principe de la raison pure qui pose que la serie complete des conditionsest donnee (determinee) dans Vobjet de la connaissance. L'inevitabilite decoule donc dufait qu'en determinant des representations ä titre d'objets, la raison y determinenaturellement le contenu a priori qu'est l'inconditionne (ou la serie complete desconditions) et qu'elle doit le determiner comme donne dans l'objet. De cette maniere, leprincipe subjectif est necessairement pris pour un principe objectif.

L'enquete sur l'illusion transcendantale dans la Critique de la Raison Pure montreque le traitement kantien de l'illusion se caracterise par un deplacement de l'imerroga-tion vers la structure transcendantale du phenomene de l'illusion, et, par consequent,par une differenciation entre une illusion fondamentale (celle que nous venons d'etu-dier) et des illusion subsequentes qui se manifestent dans le deploiement discursif del'inconditionne (les «syllogismes transcendantaux et dialectiques»). Or c'est cettedifferenciation qui caracterise l'approche de la Critique par rapport aux elaborations desannees 70.

Nous allons conclure cette etude en nous interrogeant sur la signifiCation du chapitresur rülusion transcendantale au debut de la Dialectique transcendantale. Nous avons vuque l'illusion consiste dans le fait qu'un principe subjectif est inevitablement pris pourune principe objectif. Or ceci presuppose que soit faite la distinction entre principessubjectifs et principes objectifs. En d'autres termes, l'illusion n'est reconnaissabiecomme illusion que si, prealablement, clarte a ete faite sur la nature de la raison en tantque teile. Dans ce sens, le fait que le chapitre sur l'illusion transcendantale inaugure laDialectique transcendantale est inintelligibile du point de vue de la construction del'ceuvre, car, le Statut de la raison, et donc egalement son rapport ä l'entendement, et,par consequent, la valeur de ses principes ainsi que leur Statut methodologique, ne sontexposes que dans ce qu'il est convenu d'appeler la deuxieme introduction ä la Dialecti-

86 Kr.d.r.V. B 353.87 Kr.d.r.V. B354.88 Kr.d.r.V. B366.

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De Tillusion transcendantale 137

que. En revanche, cette Inversion dans l'ordre de la presentation semble avoir unevaleur programmatique. En effet, par la mise en evidence du fait de l'illusion, lephilosophe entend faire comprendre,/?o«r^woz la Dialectique doit etre comprise commeune critique des discours metaphysiques en tant que discours necessaires, mais en tantque necessairement dialectiques. Par la mise en evidence de ce processus natarel qu'estl'illusion, nous sommes confrontes a une des convictions profondes de Kant, ä savoirPaffirmation de la necessite d'une metaphysique; par la mise en evidence du caractereillusoire de ce processus naturel, nous sommes confrontes ä la limite d'une metaphysi-que. Penser la possibilite de la metaphysique, c'est commencer par penser la mediationentre ces deux dimensions.