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Revue française de sociologie Sur La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron Renaud Sainsaulieu Citer ce document / Cite this document : Sainsaulieu Renaud. Sur La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. In: Revue française de sociologie, 1972, 13-3. pp. 399-412; http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1972_num_13_3_2083 Document généré le 02/05/2016

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Revue française de sociologie

Sur La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude PasseronRenaud Sainsaulieu

Citer ce document / Cite this document :

Sainsaulieu Renaud. Sur La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. In: Revue française de sociologie,

1972, 13-3. pp. 399-412;

http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1972_num_13_3_2083

Document généré le 02/05/2016

NOTES CRITIQUES

Sur La Reproduction

de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron *

par Renaud Sainsaulieu

Pierre Bourdieu et Jean- Claude Passeron présentent un ouvrage lucide et condensé sur le système scolaire français, en s'appuyant sur les résultats de nombreuses recherches empiriques et d'observations cliniques sur les rapports entre étudiants et professeurs. Deux passés d'élèves, deux expériences d'enseignement supérieur en Faculté de Lettres, deux pratiques de recherche sociologique s'interpellent et répondent en 250 pages à l'interrogation actuelle sur la signification de notre formule française d'enseignement, au moment où sa crise paraît ébranler les fondement de l'héritage culturel de notre société contemporaine. Sans jouer les prophètes, refusant toute vision aventureuse de prospective ou de futurologie, les deux auteurs de cette somme de réflexions sur travaux et sur expérience clinique, nous donnent à lire, dans le fonctionnement et la structure du système scolaire, le dévoilement du mécanisme complexe et efficace de la reproduction des structures de classe d'une société industrielle. Que l'ordre social ne soit pas seulement le produit des rapports de force, qui se nouent autour et à propos du contrôle de l'appareil économique, et que les conditions de la reproduction de cet ordre soient directement liées à l'institution scolaire, voilà une vérité sociale dont la démonstration par les sciences humaines est à porter au crédit scientifique des sociologues Bourdieu et Passeron.

Le dévoilement de la fonction idéologique du système scolaire

L'analyse des auteurs révèle un fonctionnement idéologique latent de l'appareil scolaire, qui, au nom de sa gratuité, de son recrutement ouvertement démocratique et de la formalisation de ses règles, réalise en fait une sélection sociale sur des critères culturels de la classe dominante. La fonction technique de transmission de connaissances est en réalité utilisée pour faire accéder les héritiers de l'ordre social aux bénéfices du pouvoir, que confère la réussite scolaire et universitaire. Cette sélection sociale est non seulement effective, mais de plus rendue acceptable aux exclus et aux défavorisés de l'ensei-

* Bourdieu (Pierre), Passeron (Jean-Claude) : La Reproduction. Eléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris, Editions de Minuit, 1970, 283 p., tabl., graph., dépl., index. 20F. (Le Sens commun).

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gnement par un processus de production idéologique, dont le résultat admirable sera de ne laisser filtrer vers les sommets de l'école et du pouvoir que des individus intégrés aux valeurs de la classe bourgeoise. Les élèves de classes populaires ou moyennes trouveront à légitimer leur basse condition sociale par leurs échecs scolaires, alors qu'à l'école ils font surtout l'expérience d'un décalage insurmontable entre leur culture familiale d'origine et les critères culturels de la réussite scolaire.

Cette fonction du système scolaire, qui est de masquer les mécanismes idéologiques de la reproduction des conditions du maintien de l'ordre social, révèle, selon les auteurs, une autonomie relative du système d'enseignement dans l'édification des structures de la société, dont la mise en évidence fait voler en éclats toute une série de lieux communs sur la fonction propre d'un système d'enseignement. Le thème, longuement répandu en milieu industriel surtout, de l'université au service des besoins techniques et scientifiques de l'appareil économique, tombe sous les coups de la mise en évidence d'une fonction idéologique propre de l'institution scolaire. Si l'école transmet effectivement des connaissances, ce n'est pas sa fonction principale autour de laquelle les efforts de tous devraient s'ordonner, puisque les produits du système universitaire sont d'abord des enfants de bourgeois, avant d'être choisis et formés selon leurs aptitudes intellectuelles. Le point de vue technocratique d'asservissement de l'école à l'industrie, si défendu par les responsables de l'industrie et des affaires, serait ainsi le reflet du fonctionnement idéologique de l'institution scolaire.

La volonté de transformer les pratiques scolaires et leurs effets sélectifs par une pédagogie révolutionnaire, qui rendrait à chaque élève la liberté réelle d'apprendre, est une autre illusion, qui se dissout dans le bain corrosif des analyses de La Reproduction. Croire qu'une attitude enseignante libertaire, non directive, sincèrement soucieuse d'abandonner le pouvoir du savoir, puisse diminuer le handicap culturel des enfants d'origine modeste face au destin scolaire, c'est oublier la force de l'effet systémique de l'institution. Les enseignants sont eux-mêmes le produit de l'inégalité du système, tandis que les élèves sont condamnés par lui à retourner leurs échecs scolaires en preuves de leurs inaptitudes fondamentales à progresser dans l'échelle de la réussite sociale. Ou bien la pédagogie non directive s'adresse à des étudiants qui sont déjà le produit de la sélection culturelle par l'école et les jeux sont quasiment faits; ou bien la bonne volonté créative des enseignants du secondaire ou du primaire à développer le travail en équipe, plus ou moins autogéré, ne suffira pas à bouleverser un ordre des programmes et des examens dont l'institution soutient l'ordre social tout autant que les carrières professorales.

L'espoir de renouveler l'efficacité des méthodes de l'enseignement, qui naît du développement des techniques de communication de masse, tout autant que de la recherche docimologique appliquée au perfectionnement de l'objectivité des examens, ne résiste pas à la découverte de la fonction proprement idéologique du système d'enseignement. On peut bien mettre sur pied de vastes formules d'enseignement programmé; envisager l'enregistrement des cours magistraux et leur retransmission audiovisuelle; inventer de nouvelles procédures d'interrogation et de correction d'épreuves; toutes ces techniques, objectives en apparence, seront toujours utilisées et orientées par les maîtres du système d'enseignement qui, consciemment ou non, ne peuvent penser le contenu des programmes et des exercices scolaires sans faire référence aux valeurs et à la forme d'esprit qu'ils tiennent de leur passage dans le système scolaire.

Mais il ne suffit pas de dénoncer le manque de fondement des idées techni-

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cistes, généreuses, égalitaristes ou technocratiques, dont l'effervescence autour de l'école suffirait déjà à prouver qu'elle est un objet de convoitise idéologique. Encore faut-il démonter l'influence de l'origine sociale sur la réussite scolaire, sans s'arrêter au simple constat chiffré de l'inégalité d'origine sociale des étudiants qui achèvent le cursus universitaire. Et c'est précisément à ce carrefour de la preuve que les sociologues étaient attendus et qu'ils ont répondu sérieusement en démontant les mécanismes de l'autonomie relative du système scolaire et de ses transformations.

Les mécanismes de la reproduction

La classe sociale d'origine des élèves et étudiants est dispensatrice d'un capital culturel, qui va influer sur la réussite scolaire dans la mesure où l'ethos du système d'enseignement lui-même se rapproche davantage de la culture bourgeoise que de la culture populaire. Mais cette détermination sociale et culturelle de l'apprentissage scolaire ne peut être comprise comme une causalité directe, mais comme le résultat d'un processus qui met en jeu toute la structure de l'institution. L'aventure scolaire est en effet remplie d'options entre des cycles longs ou courts d'orientation vers des établissements de niveaux différents, lycée, C.E.S., C.E.G., C.E.T.; de choix entre des disciplines scientifiques, littéraires ou techniques, à l'intérieur desquelles les spécialisations de classes terminales et d'études universitaires élargissent la trame formelle des possibles. Or les niveaux de réussite aux examens et les types d'options ressèrent progressivement les choix à venir pour l'élève, au cours de sa carrière scolaire et diminuent ou augmentent, selon sa réussite antérieure, les chances objectives de poursuivre les études ou de s'arrêter en route, avec toutes les conséquences sociales qui en découlent. C'est donc le modèle diachronique des carrières et des biographies qui rend compte de l'influence réelle de l'origine sociale sur les chances objectives de poursuite, transformées à chaque étape de carrière selon la structure même du système d'enseignement.

En d'autres termes l'analyse des chances objectives de carrière scolaire en fonction du capital culturel fourni par l'origine sociale, ne se perçoit que par cette analyse de la structure de l'institution et des processus de choix qui s'y déroulent objectivement. Le système est constitué de chances objectives de réussites aux diverses filières d'études, et ces chances s'ouvrent ou se ferment, pour les survivants de la lutte, avec les éliminations successives qui s'opèrent au long des carrières. Une sous-sélection des élèves de classe populaire est ainsi graduellement réalisée à coup d'orientations vers des options sans issues, des enseignements faibles et des établissements de faible cote. C'est donc la carrière scolaire qui est l'élément explicatif de la relation classe -f- ethos = réussite scolaire.

Mais cette approche de causalité structurale, si elle dévoile le processus suivant lequel une transmission de connaissances est davantage le résultat d'inégalités culturelles de départ que des efforts et de l'intelligence des élèves, ne suffit pourtant pas à en expliquer le mécanisme, alors que personne ne met en doute la bonne foi des enseignants à faire de leur mieux pour que tous les élèves apprennent et retiennent le message qu'on leur transmet. Bourdieu et Passeron se proposent ici de raisonner sur le rapport maître-élève en le comparant à un pur processus de transmission d'une information entre un émetteur et un récepteur, de façon à faire ressortir la rentabilité de cette communication. L'une de leurs principales découvertes est de faire ressortir clairement que dans le contexte idéologique du système d'enseignement, cette communication

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ne peut être que d'un rendement dérisoire. Pourquoi faut-il que les professeurs déplorent en toute sincérité la nullité de la grande majorité des élèves en qui ils s'ingénient à rechercher de futurs professeurs, c'est-à-dire la confirmation de leur propre réussite scolaire ? Pourquoi trouve-t-on tellement de copies insipides et d'idées creuses et vagues des élèves, dont la conduite révèle davantage un souci de protection qu'une volonté d'apprendre ? La communication qui passe dans le rapport pédagogique est à ce point mauvaise, parce que chacun des partenaires s'interdit de fournir à l'autre les moyens de vérifier la rentabilité de son travail, et cette double tactique exprime un jeu fondamental autour de l'influence de l'origine sociale dans la fonction technique du système scolaire. En effet, sélectionnés selon des critères culturels d'origine sociale, par leur passage dans le cheminement scolaire, les professeurs ne peuvent enseigner autre chose que ce qui les a fait roi, et face à des élèves qui utilisent le formalisme des exercices oraux et de dissertations pour se défendre, les professeurs ne peuvent protéger leur statut et l'institution qui les fait vivre, qu'en acceptant de ne pas savoir ce qui passe de leur enseignement. Les élèves de leur côté, pour rester dans l'institution doivent faire croire suffisamment qu'Hs comprennent, sans toutefois dévoiler trop précisément leurs difficultés qui pourraient les exclure du privilège social de la réussite scolaire.

Pour ne pas voir que la faiblesse de la communication dénonce ainsi le privilège de classe, issu des pratiques sélectives de l'institution, chacun des partenaires de la relation pédagogique accepte une communication fictive et se plie aux exigences de sa logique absurde.

Les mécanismes de la sursélection scolaire des élèves d'origine modeste n'est pas seulement explicable par la position des partenaires de la communication pédagogique, c'est le véhicule même de cette communication, le langage scolaire qui élimine les enfants de culture populaire. L'acquisition du maniement de la langue scolaire, elle-même différente des langues maternelles, populaires ou bourgeoises, est profondément influencée par les dispositions à s'exprimer, acquises dans la famille, et se répercute gravement sur la réussite scolaire, mondaine et sur la possibUité de jouir de l'avantage du rôle d'intellectuel dans la société française. Cette étude des conditions sociales du rapport au langage et de la structuration de la langue comme conséquence d'un système d'attitudes envers le langage est une des pierres précieuses de cet ouvrage, car elle permet d'éclairer un des processus les plus cachés de l'apprentissage culturel.

Des tests de compétence linguistique associés à l'observation méthodique du comportement d'expression orale des étudiants montrent que les enfants d'origine modeste doivent, pour acquérir le langage universitaire, vivre une expérience de dédoublement ou de résignation passive à l'abandon de leur univers culturel populaire expressionniste, illustratif, concret, et faisant difficilement le passage entre la connaissance du monde et la reconnaissance par le sujet de ce qu'il sait. En revanche la compétence linguistique bourgeoise, faite d'aisance, d'abstraction, de retenue et de facilité à parler avec détachement même des sentiments, s'est opérée par familiarisation insensible dans le miïieu familial et donne aux étudiants le moyen de maîtriser complètement la langue scolaire en autorisant jusqu'aux allusions et aux complicités cultivées. Mais la culture scolaire, édifiée par les professeurs, eux-mêmes les plus purs produits du système d'enseignement, est en réalité très proche du mode d'acquisition bourgeois de la langue, en ce sens qu'elle consacre la prépondérance absolue d'une transmission orale extrêmement formalisée où l'important est de pouvoir s'exprimer comme un livre. C'est ainsi que les élèves d'origine

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modeste qui résistent à la mortalité du système, payent leur survivance au prix d'une déculturation, c'est-à-dire qu'ils doivent abandonner leur culture d'origine et vivre les conséquences de ce déchirement. Un travail laborieux et sérieux des textes et des écrits ne compensera cependant pas le handicap par rapport à ceux qui abordent l'apprentissage du langage scolaire avec l'atout supérieur d'une maîtrise linguistique acquise en famille.

Il faut bien voir que si le système scolaire est accepté, alors qu'il remplit mal ses fonctions techniques, c'est qu'il doit bien satisfaire à d'autres exigences de respect des structures sociales et de leurs hiérarchies en place. Dans ces jeux, l'examen n'est qu'une iïlusion de sélection technique, car on n'a pas besoin de lui pour éliminer les modestes; une bonne part de la sélection sociale par l'école s'opère par le choix des options des établissements et des disciplines. Il y a ainsi de multiples et sournoises formules de mortalité scolaire. L'angoissante question de l'examen, être reçu ou être collé, n'épuise certainement pas le problème de la sélection à l'école, car ceux qui ont le droit de vivre ces angoisses ont déjà été socialement sélectionnés par les processus d'auto- élimination continus. Les auteurs démontrent que les probabilités de passage d'un cycle scolaire à l'autre font ressortir de beaucoup plus grandes inégalités entre les classes que les probabiïités de réussite aux examens. Mais les compositions, l'examen de passage, le baccalauréat, les concours, les agrégations, etc., sont à ce point développés dans le système d'enseignement car ils y jouent une fonction sociale cachée fondamentale. L'extrême valorisation de l'examen comme procédé de sélection objectif des connaissances acquises, est indispensable au système scolaire pour faire croire à la pureté de sa fonction technique de transmission de connaissances, et mieux cacher du même coup les processus d'élimination socio- culturelle qui s'y développent.

Toute la structure du système d'enseignement et les processus de sélection, communication et de production linguistique, qui s'y opèrent tout au long d'une carrière scolaire, contribuent ainsi à renforcer la fonction idéologique de reproduction d'un ethos de classe et de l'ordre social qui en résulte.

Classe moyenne et bureaucratie

L'école est répressive et maintient l'ordre en excluant de ses filières vers le pouvoir les classes populaires, mais aussi l'école fait accéder aux valeurs de la bourgeoisie les éléments de la classe moyenne qui ont pu faire une carrière scolaire à force de labeur. L'institution scolaire intervient donc très différemment sur les classes sociales en fonction de leurs chances culturelles de départ. L'école exclut les classes populaires, ouvrières et paysannes, de ses privilèges sociaux et le problème sociologique posé est ici celui de la légitimation de cette fonction d'exclusion ou de sursélection. L'école redouble les avantages culturels des catégories bourgeoises, qui à la limite pourraient presque se passer de l'école pour eux-mêmes, mais alors quelle est l'utilité d'un système scolaire dans toute formation de jeunes ? L'école enfin est le lieu même de la constitution des valeurs et de la position sociale de la classe moyenne, qui doit aussi accepter la fonction de gardienne des ordres et de la hiérarchie bourgeoise. Mais alors comment expliquer la cohérence de l'éthos de cette classe, étirée entre ses origines et ses aspirations et condamnée à exécuter les ordres de ceux qu'elle voudrait remplacer ? Comment s'opère effectivement

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la domination bourgeoise sur cette catégorie sociale qui tire parti au maximum de l'aventure scolaire ?

La lecture de La Reproduction pose toutes ces questions et il n'est pas sûr qu'elle fournisse toutes les réponses; au moins est-il possible de discuter des implications sociales et théoriques des réponses proposées par Bourdieu et Passeron. Le drame scolaire de la classe moyenne est en effet de devoir son ascension sociale à un système d'enseignement qui lui offre comme univers de référence et d'identification culturelle les valeurs aristocratiques et distinguées du don et de la grâce de la bourgeoisie, alors qu'il lui offre les valeurs de l'ascèse laborieuse pour faire carrière dans l'école malgré son handicap culturel d'origine sociale modeste. Le drame social de la classe moyenne est ensuite de retirer de la fonction idéologique de l'école une justification générale de ses meilleurs éléments par le mérite, le don et la compétence, alors que son niveau réel de réussite lui assignera précisément les places d'exécution hiérarchique intermédiaire dans les organisations industrielles et administratives, où le métier et la compétence sont remplacés par les carrières sociales à l'ancienneté; les protections dysfonctionnelles de strates à tous les étages des pyramides bureaucratiques, et les cliques de complicité informelle, qui assouplissent les règles en les court-circuitant. Ce double drame débouche sur la discussion théorique entre Michel Crozier et Bourdieu et Passeron à propos du rôle culturel de la bureaucratie qui est en fait, par la division de ses tâches et la complexité de ses hiérarchies, le lieu même d'insertion sociale des classes moyennes. Cette discussion théorique prend quelque peu les allures de l'histoire de la poule et de l'œuf. Crozier constate que le fonctionnement de cercles vicieux des appareils bureaucratiques repose sur l'existence d'un modèle de relations ou l'égalitarisme de strate et la formalisation des rapports sociaux se combine à la méfiance interpersonnelle, au refus des activités de groupe et à la prouesse individualiste. Retrouvant ces normes, notamment à l'intérieur de l'appareil scolaire, û en déduit l'existence d'une tendance générale de la société française à la formalisation et au ritualisme individualiste dans les rapports sociaux qui, venant d'une histoire lointaine de la société, rendrait assez bien compte de l'excessif développement bureaucratique de tout appareil organisé de production ou de services. Bourdieu et Passeron, renversant l'analyse, constatent que les traits culturels de la bureaucratie administrative sont aussi ceux de la classe moyenne, qui habite les hiérarchies intermédiaires et qui proviendraient très directement de son expérience scolaire; d'autant que les traits culturels des groupes dirigeants ressemblent fort, selon eux, aux normes aristocratiques des meilleurs produits du système scolaire. Bref, le passage à l'école venant avant l'âge du travail, ce sont les normes du système scolaire qui diffusent sur la société adulte et non l'inverse. Lier l'expérience scolaire à l'expérience bureaucratique c'est incontestablement un pas dans l'analyse de l'originalité culturelle de la classe moyenne. Mais comment s'opère la reproduction, ou si l'on préfère, l'occultation du mérite dans les hiérarchies sociales pour des gens qui en sont pétris au cours de leur carrière scolaire ? Dire qu'à l'école on apprend la hiérarchie et l'inégalité en vivant la sélection au nom du mérite et de la compétence des survivants du système, n'est pas suffisant pour expliquer qu'on accepte les hiérarchies bureaucratiques, alors qu'elles en suppriment la compétence comme principe de promotion.

C'est donc tout le problème de la stratégie de la classe dominante adoptée pour maintenir la classe moyenne dans cette situation troublée qui est posé. Il ne suffit pas de dire que la bourgeoisie est au pouvoir pour justifier que les conditions de son pouvoir se reproduisent. C'est en ce sens que le processus d'entretien des structures des systèmes scolaires et administratifs nous

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Notes critiques

paraissent beaucoup plus associées et interdépendantes que dans un rapport de dépendance absolue.

Pour faire accepter à la classe moyenne les stagnations hiérarchiques de ses appareils administratifs, les castes au pouvoir demandent à l'école d'enseigner autre chose à ses élèves laborieux que l'inexorable réalité des inégalités et les hiérarchies qui en découlent. D'une part il faut que l'enseignement apprenne à l'avance qu'une organisation rationnelle du travail peut être scientifiquement fondée, et d'autre part il faut que ce même système habitue les gens à l'avance à considérer qu'une bureaucratie, dès lors qu'elle est rationnelle, œuvre pour l'intérêt de tous et de chacun, en un mot qu'elle est démocratique. Et c'est ici que je vois s'ouvrir des perspectives de recherches complémentaires aux analyses de Bourdieu et Passeron, qui ne prennent pas assez en compte l'étude des effets culturels et sociaux du contenu même de l'enseignement aux différentes étapes du cursus scolaire.

Il semble en effet que l'idéologie démocratique ne vienne pas de l'air du temps mais très directement du programme de l'enseignement primaire, tel que nous l'avons en gros hérité d'une bourgeoisie très soucieuse de protéger son pouvoir politique par la diffusion obligatoire et la consolidation de l'idée républicaine, contre les menaces réelles de retour d'ordre impérial ou aristocratique de la fin du xixe siècle (1). Il est quand même frappant de constater que le programme rendu obligatoire dans le primaire dispense les éléments nécessaires à la compréhension et à la pratique des institutions républicaines, beaucoup plus qu'il ne prépare à une fonction technique précise. A l'école primaire on apprend la France, sa géographie des départements et l'histoire de son Etat aboutissant à la centralisation républicaine; on apprend aussi à lire pour s'informer des opinions et de l'état de la société actuelle et pour s'acquitter correctement de son devoir de voter; on s'imprègne enfin des grandes vertus et des grands exemples du service de l'Etat et de la défense de la patrie et de l'intérêt général de la nation.

L'autre arme de la bourgeoisie est l'apprentissage scolaire de la valeur de la rationalité, qui peut, à notre avis, être une conséquence majeure de l'enseignement scientifique dispensé au cours des deux cycles primaire et secondaire. Et nous touchons ici une autre lacune de l'analyse du système scolaire de Bourdieu et Passeron. Leur raisonnement repose principalement sur les études de lettres. Ils évoquent rapidement les travaux de M. de Saint-Martin (2), pour montrer que les études scientifiques sont également sélectives, selon l'origine sociale et culturelle. Le rapport à la langue intervient en effet dans la maîtrise logique des opérations abstraites, et Д existe une hiérarchie des disciplines, des mathématiques pures aux sciences naturelles, qui reproduit la hiérarchie des disciplines dans les lettres et réintroduit la sursélection entre les options et les établissements. Mais l'on pourrait aussi suggérer que l'enseignement obligatoire des sciences, même en dose variant selon les options, inocule aux survivants du système scolaire, d'une part l'aptitude à croire aux solutions cumulatives et absolues, dès lors qu'on peut démontrer scientifiquement, et d'autre part l'idée technocratique et rationaliste d'une élimination des privilèges et des arbitraires sociaux grâce aux vertus de la science.

Les contenus de l'enseignement primaire et secondaire semblent ainsi entrer puissamment dans les armes dont la classe au pouvoir doit user pour museler

(1) Je m'appuie ici sur les éléments d'un cours effectué en commun avec Werner Ackermann dans le cadre de l'U.E.R. de sciences humaines cliniques de Paris VII en 1970. Cours ronéoté.

(2) M. de Saint-Martin. « Les facteurs de l'élimination et de la sélection différentielle dans les études de science ». Rev. française Sociologie, № spécial 1968.

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la classe moyenne et la maintenir emprisonnée dans les échelons intermédiaires de toute hiérarchie, au nom d'une croyance, inculquée dès l'école, et dans la satisfaction démocratique de l'intérêt général par les institutions républicaines.

Cette évocation des atouts, dont dispose la classe dominante pour imposer à la classe moyenne l'impasse de sa subordination dans les hiérarchies bureaucratiques comme aboutissement de leur entraînement scolaire à l'effort et au mérite fondé sur le sérieux de l'étude laborieuse, n'a pas de prétention à l'exhaustivité, mais pose le problème méthodologique des modalités de démonstration de la notion de système comme principe explicatif de la reproduction de la fonction idéologique et sélective de l'école.

Les auteurs font apparaître une interdépendance entre la structure du système scolaire et la structure des rapports de classe. C'est par la médiation d'habitudes de comportements et de valeurs intériorisés au cours de la carrière scolaire que se perpétuent les rapports de domination entre classes de la société, qui à leur tour engendrent des conditions économiques et sociales de rapport au langage et à la culture à l'intérieur de la famille. Ces inégalités sociales et culturelles familiales prédisposent à leur tour les enfants à une sélection différentielle au cours de leur passage dans le système d'enseignement. Ce processus de détermination circulaire, ou en spirale, si l'on introduit le décalage du temps entre les générations, place les mécanismes de reproduction sociale à l'intérieur du système scolaire uniquement. Nous venons cependant de montrer que si le vécu scolaire intervient dans les structures de rapport de domination sociale, et c'est l'apport des auteurs d'avoir révélé cette fonction de l'institution scolaire, il n'est pas suffisant pour justifier une reproduction des rapports de classe. Un système est un ensemble d'éléments associés dont il s'agit de prouver l'interdépendance. Parler ici de détermination de la classe sociale par l'école c'est envisager une relation de dépendance absolue, qui ne paraît pas analysable par la seule prise en compte des péripéties de la carrière scolaire, même si elles interviennent au début de l'existence sociale. Il n'y a pas de rapport simple entre structure et culture. Depuis Weber et Durkheim l'étude empirique de la complexité des organisations a précisément débouché sur la possibilité de démontrer qu'une structure sociale est le résultat de jeux stratégiques entre les acteurs, qui utilisent les moyens de pression, qu'ils obtiennent de leur position officielle et officieuse, pour maintenir leur domination sur leurs partenaires. П est aussi presque impossible de parler de structure objective d'un système dans la mesure où les conditions de sa reproduction sont toujours le résultat instable de relations de pouvoir. L'équilibre d'un système social n'est ainsi que de façon très exceptionnelle le résultat d'une domination à sens unique, et bien plus souvent la conséquence de jeux réciproques, dont la règle du jeu informelle peut, pour un temps, donner l'illusion à l'observateur des conditions objectives de reproduction du système.

Les habitudes de conduites sociales et scolaires de la classe moyenne sont donc aussi le résultat des rapports de force qui se déroulent dans les appareils bureaucratiques, où elles interviennent dans les rapports de production. Les conflits internes à ces bureaucraties deviennent ainsi des éléments constitutifs de la reproduction du système scolaire, de même que les conflits qui se déroulent à l'intérieur de l'appareil administratif et syndical de l'administration scolaire. En recourant à une explication de causalité structurale on devrait donc s'interdire de parler en termes de détermination, sous peine de ne pouvoir justifier la permanence de la structure.

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Notes critiques

La crise du système d'enseignement bourgeois

bes auteurs constatent que la démocratisation de l'enseignement secondaire et supérieur, qui se traduit par un accroissement numérique considérable de la population scolaire, ne met pas fondamentalement en question l'effet de reproduction du système d'enseignement. Fonctionnant, en supposant présent un capital linguistique et culturel, sans l'exiger ni le transmettre explicitement, l'institution scolaire ne peut réagir à l'augmentation du nombre des élèves d'origine modeste qu'en posant le problème de la pédagogie pour améliorer la communication entre professeurs et enseignés. On sort du paradis pédagogique de l'époque, où la sélection implicite faisait que l'enseignant ne s'adressait qu'à des privilégiés de la culture, capables de la comprendre sans qu'il se préoccupe de pédagogie. Mais cette question pédagogique issue de la crise, si elle révèle la nature idéologique de l'appareil scolaire, fait porter les réformes sur des aspects superficiels de la communication sans attaquer la structure du système. Atteint par des événements économiques et démographiques extérieurs, le système scolaire ne peut y réagir que dans sa logique propre et avec toute la force de son autonomie relative. П у a davantage d'élèves et d'étudiants mais ils continuent d'être sélectionnés en fonction de leur origine cuturelle et sociale par les jeux complexes des options vers des cycles longs ou courts, des orientations entre disciplines plus ou moins fructueuses sur le plan social, et par des affectations dans des établissements scolaires et universitaires de qualités très différentes.

Toute cette analyse, dont l'observation de la pratique scolaire et universitaire actuelle confirme bien des éléments, pose tout de même la question de la réaction des classes modestes à la mise à jour de l'harmonie préétablie du système. Pourquoi ces catégories sociales, davantage sensibilisées au processus de sursélection qui les atteint par l'accroissement du nombre de victimes, continueraient- elles d'accepter la légitimation du verdict, en continuant de s'auto-éliminer du système scolaire, au nom du fait que leurs enfants ne seraient pas doués ? Il convient de s'interroger ici sur le processus de l'incul- cation de l'habitus de classe, qui est le résultat du travail pédagogique, dont le but est de reproduire les conditions sociales de la domination de l'arbitraire culturel de la classe au pouvoir.

Pour que le système scolaire se perpétue, il faut que les classes populaires apprécient leurs espérances subjectives de réussite scolaire en fonction de leurs probabilités objectives de succès. Le système des dispositions, ou éthos, ou habitus, qui va réguler cette adéquation des espérances aux probabilités de succès, prend naissance dans le groupe social d'interconnaissance où les aspirations se définissent par rapport aux groupes de références disponibles, à condition que l'écart entre les probabilités objectives de classe d'appartenance et celles du groupe de référence ne soit pas trop grand pour permettre les identifications. Cette notion d'habitus recouvre donc un calcul du genre : avoir peu de chances conduit à ne rien tenter et à s'éliminer du système. Mais quelles sont les références qui justifient un tel calcul ? Selon quel processus s'opère le choix des groupes de références ? Telles sont les questions, impliquées par le concept d'habitus auxquelles les auteurs ne répondent pas.

La sursélection imposée par le système scolaire aux classes modestes leur impose en effet de supporter un jugement social, fort sévère, d'échecs individuels et collectifs; il faudrait alors comprendre les raisons de l'acceptation d'un verdict aussi fort. Pour prendre un groupe social que j'ai quelque peu

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étudié (3), le groupe ouvrier, il me semble que plusieurs conditions doivent être reproduites pour que leur habitus entretienne le système scolaire.

Tout d'abord il faut que des membres du groupe ouvrier, supérieurement doués sur le plan intellectuel, puissent effectivement franchir toutes les barrières et arriver au pinacle de l'école, pour entretenir l'idée chez leurs frères de classe que leur absence de dons est bien à l'origine de leurs échecs scolaires. Et sur ce point des voies positives de la sursélection imposée aux ouvriers, il semble que les auteurs ne parlent pas assez du rôle qu'ont pu jouer en la matière les filières scientifiques et l'entrée aux grandes écoles, où l'accent mis sur les mathématiques, offraient peut-être davantage de chances aux enfants des classes modestes et paysannes de progresser sur leurs « bosses des maths ».

Il importe également que les jeunes ouvriers, qui ont des aspirations scolaires exacerbées par des références sociales exceptionnelles, puissent être réintégrés dans le système scolaire. On voit ici tout le rôle d'appoint qu'ont pu jouer les écoles de rattrappage, comme le C.U.C.E.S., dont il a été largement prouvé, que le public ouvrier était composé presque exclusivement d'individus ayant des parents ou des proches appartenant aux classes moyennes ou supérieures (4).

Mais il faut surtout que la très grande majorité du groupe ouvrier, frappé de nullité individuelle au cours de son passage à l'école, puisse se reconstituer une autre forme d'identité sociale, qui ait suffisamment de poids pour lui faire négliger le verdict scolaire. Et c'est ici que nous sommes renvoyés à l'univers social du travail et probablement aussi du quartier, tout autant qu'aux valeurs du travail de métier par lesquelles se définissent collectivement des individus privés d'existence scolaire. L'habitus ouvrier nécessaire à la reproduction du système scolaire, tel qu'il est décrit par les auteurs, suppose qu'on analyse le processus d'accès à l'identité de classe par référence aux luttes et aux moyens d'exister autour du métier et du travail simplifié, qui sont les structures sociales d'accueil pour les gens tôt frappés de « mortalité scolaire ». On retrouve donc ici la critique du mode de démonstration de la reproduction, déjà faite à propos de classes moyennes. La formation d'un éthos de classe ne peut se comprendre sans l'étude des luttes qui fondent les rapports sociaux aUleurs et dans l'école, surtout pour ceux qui en sont très rapidement exclus.

Or il semble bien que la démocratisation de l'enseignement perturbe à plus d'un titre les conditions sociales de la reproduction de cet habitus de classes. En effet l'augmentation massive du nombre d'étudiants diminue sensiblement la valeur économique des diplômes obtenus, qui ne sont plus dispensateurs de carrières et d'argent. L'intégration par l'école des surdoués d'origine modeste est donc remise en question et du même coup la légitimation du système scolaire par l'idéologie du don auprès des classes populaires. L'élargissement du nombre d'étudiants de toutes origines sociales, à l'intérieur de l'école et de l'université, élargit le fossé d'incommunicabilité entre les professeurs, héritiers des valeurs de l'école bourgeoise, et les récepteurs. L'arbitraire de la culture dominante devient ainsi plus conscient, et la fonction idéologique de l'école perd son masque et sa légitimité apparente. En conséquence le nombre des individus de la classe moyenne, capables de supporter la stagnation dans les étages intermédiaires des hiérarchies bureaucratiques, risque fort de diminuer, et Д ne serait pas impossible de lier le malaise des cadres au travail à la crise du système scolaire. Enfin les jeunes travailleurs

(3) Thèse en cours de rédaction sur l'apprentissage culturel, fondée sur des enquêtes en milieu ouvrier, employés et cadres.

(4) Je fais ici référence aux travaux de Lesne et Montlibert de l'I.N.F.A. parus notamment dans la Revue française de Sociologie.

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Notes critiques

manuels ne supportent plus, après leur passage à l'école, plus long que celui de leurs aînés, les conditions et structures émiettées du travail manuel, ainsi que l'interdiction d'évoluer que l'on y rencontre partout. Des revendications dont les gauchistes se font les porte parole dans le monde du travail et de la hiérarchie peuvent ainsi être considérées comme des tendances allant contre les possibilités de reproduction du système scolaire.

On voit ainsi que la crise de l'enseignement modifie sérieusement les conditions de reproduction de la logique propre au système scolaire, parce que le processus de sa légitimation met en jeu des équilibres culturels qui ne dépendent pas seulement du passage dans l'institution scolaire.

La perte de l'autorité pédagogique

La démocratisation, au moins quantitative, de l'école pose donc le problème des modalités concrètes de l'application du rêve de Bourdieu et Passeron sur une pédagogie, qui minimiserait les pertes d'information en livrant, en même temps que le message, les moyens nécessaires à son déchiffrement par l'utilisation des codes culturels déjà maîtrisés par les sous-groupes sociaux. Que serait une école où les enseignants ne seraient plus seulement recrutés selon les normes de l'élite sociale, où les divers groupes sociaux prendraient plus rapidement conscience des possibilités de manipulation qu'offre l'utilisation des règles formelles de la transmission de connaissances ? Les diverses utopies, qui naissent actuellement de cette interrogation sur le rôle de l'école, prennent les formes extrêmes et opposées de la suppression de l'école, la politisation de ses membres ou d'un « retraitisme » généralisé des élèves. Comment répondre à ces questions, souvent angoissées, à propos d'un avenir déjà engagé par la crise du système scolaire, en s'appuyant sur les mécanismes de la reproduction dévoilés par Bourdieu et Passeron ?

Le fondement de l'autorité pédagogique ne repose pas, dans l'analyse de ces auteurs, sur une compétence spécifique du maître, mais sur le fonctionnement idéologique du système scolaire. Pour assurer la légitimité de son travail pédagogique d'inculcation de l'habitus nécessaire à la reproduction du système, l'institution doit produire les conditions du fondement de son pouvoir, qui est de masquer son rapport à la classe dominante. Du seul fait de transmettre un message dans un rapport de communication pédagogique, déjà axé sur la culture présentée comme légitime, de la classe dominante, le professeur est investi de l'infaillibilité et de l'assurance des moyens de protection que lui procurent les règles formelles de l'institution : langage magistral, aménagement des salles, types d'exercices admis, etc. Mais que reste-t-Д de ce fondement institutionnel de l'autorité pédagogique dès lors que la fonction idéologique est compromise ? Telle est la question que les auteurs ne peuvent aborder parce que, à notre avis, ils oublient qu'un système social est peuplé de sujets individuels, qui y vivent des processus psychosociologiques de relation et d'identification très forts à l'occasion de l'acquisition du savoir.

Sans analyser explicitement les processus de cette relation, les auteurs signalent qu'une relation pédagogique se modèle sur la relation au père. Mais il faut voir qu'une relation d'enseignement met en jeu les aspects affectifs et cognitifs de la personnalité des partenaires, avec cette note très spécifique d'insister beaucoup sur la dimension cognitive au nom de l'institution et du savoir. L'intervention du professeur entraîne donc sans cesse l'élève à la lisière de ses connaissances. L'enseignement peut ainsi être regardé comme une

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Revue française de sociologie

projection constante de l'enfant dans l'inconnu et la perte de signification des expériences antérieures. L'enfant risque, à ce jeu, l'équilibre de son univers de relations affectives, sur lequel il ne peut plus appliquer le même code de compréhension des autres. L'expérience de la déculturation et de ses graves risques affectifs n'est donc jamais très éloignée de l'effort intellectuel et de l'augmentation du champ des connaissances. Les possibilités de retrait ou d'apathie scolaire, pour préserver un univers affectif anciennement établi avec des parents ou des amis sont toujours grandes. Et si l'enfant est soutenu et stimulé dans l'effort scolaire par la croissance physique et nerveuse de ses possibilités, sa demande profonde à l'égard des autres est celle d'une aide pour regarder et supporter l'expérience de l'accès aux différences psychologiques et sociales qu'entraînent les efforts intellectuels exigés par l'école. Il n'est pas étonnant alors que dans cette quête de soi par la découverte des différences l'élève cherche à s'identifier à son professeur qui lui sert tout à la fois de sens et de force dans la quête de cohérence.

En face de cette demande multiforme d'identification, le problème du professeur n'est pas de transmettre un savoir qu'il maîtrise, mais d'assurer les conditions affectives de son passage, en répondant le plus possible aux demandes de chaque élève. Mais l'organisation bureaucratique et centralisée de l'administration scolaire, des horaires, des programmes, des manuels... lui interdit puissamment de répondre à cette demande. Il lui est donc impossible de comprendre la nature de ses élèves, seule la pratique des notations peut fournir le moyen de personnaliser quelque peu le rapport pédagogique. Rejeté par l'enseignant, chaque élève se tourne vers le groupe des pairs pour organiser une tactique collective de résistance à la pression du savoir sur chacun, résistance qui peut aller jusqu'à jouer les professeurs les uns contre les autres en utilisant la spécialisation bureaucratique des enseignants; et jusqu'à jouer les parents contre les professeurs, quand ceux-ci provoqueraient des engagements intellectuels trop forts, à l'occasion des discussions politiques par exemple. Contre cette tactique de résistance (5) collective, le professeur est obligé de recourir davantage au formalisme des règles de l'école, à la distance et aux sanctions.

Cette analyse rapide et trop abstraite des processus psychosociologiques de la relation d'enseignement souligne cependant que l'autorité pédagogique s'inscrit dans un univers de relations de pouvoir entre élèves et professeurs, où chacun vit profondément le processus d'accès à l'identité. Sans rompre l'hypothèse de la communication fictive engendrée par l'école de la classe dominante, cette analyse en évoque certaines conditions sociales qui pourraient ne plus se reproduire de la même façon dans une société au recrutement scolaire plus démocratique. C'est ainsi que dans le cadre de l'analyse des auteurs le processus d'identification au professeur est probablement très développé chez les enfants de la moyenne, car leur réussite scolaire les déculture puissamment par rapport à leur milieu fanùlial. En revanche c'est l'identification parentale qui reste la plus forte chez les enfants de la bourgeoisie, tandis que les enfants d'ouvriers, exclus de l'école et souvent en face de parents peu considérés par la société, sont à la recherche de figures de remplacement.

Mais il semble bien que la communication fictive dans le rapport pédagogique, encore renforcée par l'identification des élèves, surtout d'origine modeste, au professeur, ne soient plus les mêmes qu'aux temps des beaux jours du

(5) Où nous retrouvons une certaine justification du modèle de la communauté délinquante, évoquée par J. S. Pitts dans A la Recherche de la France, Paris, Le Seuil, 1964.

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Notes critiques

paradis pédagogique. Plusieurs phénomènes associés d'évolution de classe se combinent pour perturber l'ancienne harmonie de la reproduction.

H faut bien constater en effet que le contenu même de l'enseignement, que ce soit dans les lycées ou dans les universités, est très tôt contesté dans les classes scolaires ou autrefois l'attention admirative et la passivité résignée à l'auto-élimination dessinaient toutes les nuances de l'intégration au système. La baisse de valeur des diplômes, tout autant que l'ampleur et la vivacité des informations acquises sur le monde par l'école parallèle (6) et ses canaux de transmission audiovisuels, déprécient l'intérêt du message scolaire formalisé; tandis que dans toutes les classes sociales le changement des conditions matérielles d'existence urbaine enlève aux parents la possibilité d'asseoir leur autorité sur des conseils directement tirés de leur propre expérience de jeunesse. Ainsi dépossédés de la possibilité de faire confiance et de s'identifier à des figures précises pour reconstituer des plages de cohérence dans l'acquisition de connaissances, les élèves du temps moderne sont affrontés à un univers de sens plus éclaté et morcelle que celui de leurs parents au même âge. En face de cette double difficulté scolaire et familiale, les élèves et les étudiants sont conduits à demander davantage de comptes aux enseignants, qui se trouvent ainsi acculés à un dialogue imprévu dans le système scolaire qui les a formés. La société des pairs devient plus importante car la faillite des adultes rejette les enfants vers leurs voisins d'école ou de quartier. Il faudrait alors davantage étudier les conditions de socialisation et d'accès au savoir dans ces univers d'égaux. Les difficultés d'y vivre des processus de confiance et d'identification peuvent jouer aussi bien dans le sens d'une culture « jeune » fondée sur la communication sans conflit (musique, pot, peace and love) que sur l'extrême dépendance à l'égard d'idéologies politiques fortement structurées. En tout état de cause la reproduction du système scolaire antérieur ne peut plus se faire qu'à l'abri de ces phénomènes, ou bien de façon adjacente mais en jouant un rôle moins important qu'autrefois dans la vie des jeunes, qui n'ont plus tant de raisons d'accepter les nécessités formelles et hiérarchiques de l'école.

En conclusion de ce long cheminement avec la pensée de Bourdieu et Passeron, il importe de souligner à quel point l'intérêt pour leur ouvrage et pour les questions qu'H soulève l'emporte sur la critique. La lecture de ces pages convainct de plusieurs phénomènes essentiels à la compréhension de la société française. L'école a été un lieu central d'élaboration de la structure de classe, et même si ce n'est pas le seul, il était indispensable que cette démonstration du rôle culturel et social de l'institution scolaire soit faite. Par ailleurs le message des auteurs est absolument novateur quand ils nous parlent de la classe moyenne comme façonnée dans ses valeurs et dans ses pratiques par son passage à l'école. Si l'exploitation paysanne est le lieu de la culture paysanne, l'usine celle des ouvriers et la grande famille urbaine, celle de la bourgeoisie, il fallait encore découvrir que l'école républicaine était le lieu culturel de la classe moyenne.

En revanche la thèse de la reproduction du système scolaire, dans la mesure où elle implique la reproduction de la structure sociale de classe, convainc beaucoup moins. Les auteurs ne semblent pas avoir utilisé les outils conceptuels et méthodologiques suffisants pour prendre en compte tous les mécanismes impliqués dans le vaste mouvement de reproduction qu'ils évoquent. Et il n'est pas certain que s'ils avaient pu mener à son terme une aussi vaste tâche, ils aient

(6) Article de Georges Friedmann, « L'école parallèle », Le Monde, 7-8-11 et 12 janvier 1966.

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conclu à la reproduction d'un système social, dont précisément la crise de l'outil scolaire paraît bien révéler une interrogation générale sur les fonctions idéologiques et techniques d'une école qu'un monde bourgeois et républicain s'était donné il y a près de cent années.

Renaud Sainsaxjlieu Centre de sociologie

des organisations, Paris.

POST-CONCLUSION En tant qu'enfant de la bourgeoisie moyenne, passé au collège et au lycée, puis

en faculté de sciences humaines, je me sentais au fil de ma lecture de La Reproduction progressivement « déterminé » à la prouesse laborieuse, car comprendre la pensée de Bourdieu et Passeron n'est pas une mince entreprise, quand on considère les multiples barrières de style qu'ils élèvent sur le passage harassé de leur lecteur. Je me suis souvent demandé, au plus fort de ma rage de comprendre le fil de leur pensée sociologique pourquoi ils la cachaient derrière une telle effervescence de vocabulaire : scolie, habitus, sociodicée, enculturation...

De même et sans exclure les très bonnes formules comme mortalité scolaire, survivant du système... je me suis heurté aux phrases où le même mot est répété intentionnellement 8 fois « acquérir », p. 145; 6 fois « force », p. 29; « manière », 4 fois en deux lignes p. 163... « que trahit le système d'enseignement lorsqu'il dévalorise les manières trop scolaires de ceux qui lui doivent leurs manières, désavouant par là sa manière propre de produire des manières »...

Peut-être ont-ils voulu aider le lecteur à faire l'expérience concrète des facilités de classe, qui l'ont conduit à vivre l'école, puisque selon eux «l'aisance dans le maniement du langage peut aller jusqu'à la désinvolture lorsqu'elle est associée à la certitude de soi que procure l'appartenance à une catégorie privilégiée » (p. 148) . En tous les cas, un tel procédé de sursélection prolongée au delà de l'université ne suffit pas à convaincre de la reproduction totale du système.

Une critique approfondie du style des auteurs et ce qu'il révèle peut-être, de leurs motivations sociales et politiques a été faite par A. Prost dans la revue Esprit (n° 12-1970). Il ne me semble pas utile de revenir ici sur ce débat sauf pour prévenir à nouveau les lecteurs que La Reproduction est un ouvrage difficile à lire.

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