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SI LA MISÈRE HUMAINE

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DU MÊME AUTEUR

Chez le même éditeur

A tous les marginaux de France, Préface du Colonel Rémy.

Le parfum répandu — Journal d'un prêtre II.

Chez Desclée

L'aube de minuit — Journal d'un prêtre I — Préface d'Edmond Michelet, ministre d'Etat. Couronné par l'Académie des Sciences

morales et politiques.

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René-Francis DELISSALDE

SI LA MISÈRE HUMAINE Préface du Cardinal H. De LUBAC

de l'Institut

ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 68, rue Jean-Jacques-Rousseau - 75001 Paris

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Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage ?

Envoyez simplement votre carte de visite aux ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE

Service « Vient de paraître » 68, rue J.-J.-Rousseau, 75001 Paris,

et vous recevrez régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d'information qui présentent nos différentes collections,

que vous trouverez chez votre libraire. © Editions France-Empire, 1987.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

IMPRIMÉ EN FRANCE

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« Mon cœur se brise quand l'évi- dence de la détresse universelle a trop éclaté, par dessus ma propre détresse »

(Léon BLOY)

« Si la misère humaine comme la fumée pouvait s'élever de terre elle obscurcirait le monde »

(Poème persan)

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PRÉFACE

Vous savez toujours allier le pittoresque à la charité.

Nous avons besoin de quelques voix de prêtres s'élevant au-dessus de la mêlée pour nous rendre confiance et même allégresse au service des blessés de la vie.

On trouve dans vos écrits des situations dramatiques, des réflexions savoureuses, des prises de position courageuses. Et toujours, au moment voulu, la parole d'un vrai prêtre qui donne des leçons de sagesse avec amour, fruit d'une brûlante expérience humaine et spirituelle.

Merci, Père Delissalde !

Cardinal Henri de LUBAC S.J. de l'Institut

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INTRODUCTION

Lorsque le 9 septembre 1976 Jacques Chancel a pré- senté aux millions d'auditeurs de Radio-Scopie mon « Aube de minuit » — Journal d'un prêtre — j'ai atteint un tour- nant décisif de ma vie. Cette émission, que j'ai d'abord refusée, aura officiellement consacré mon apostolat de plus de quarante ans au service des marginaux. Les marginaux : ces pauvres très jeunes de notre monde moderne que la société rejette ou qui, pour des raisons dramatiques, ont pris leurs distances avec cette société. Avant que je parle d'eux, Chancel a tenu à ce que je parle en premier lieu de moi- même à seule fin de situer mon très spécial ministère dans son contexte historique et psychologique. Tout est question d'éclairage. On ne communique pas le secret d'une vie comme une recette de cuisine. Il faut paradoxalement une forte dose d'humilité pour accepter de se livrer au public. Le contraire du vedettariat et de l'exhibitionnisme. L'intimité des hommes et des femmes qui ont souffert a ses arcanes. Y pénétrer sans y être invité ressemble à une effraction. Redoutable affrontement que celui des mass media. Nul

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n'imagine l'angoisse qui étreint celui qui se présente devant le micro, la caméra de la télévision ou face à une meute de journalistes. On peut le comparer à un prestidigitateur jon- glant non avec des assiettes ou des épées de feu mais avec des phrases, des idées, des sentiments. Les mots ont toujours une force explosive. A Chancel, Bouvart, Pivot, Devillers, Huleu, qui m'assuraient, l'émission terminée : « Vous ne vous en êtes pas trop mal tiré. Allons arroser ça ! » je répli- quai : « Vous m'avez donné des sueurs froides. J'accepte votre Champagne. » Je pensai à Lacordaire descendant de la chaire de Notre-Dame. A l'archevêque de Paris qui le félicitait, le dominicain célèbre avoua : « J'ai peur de ce succès. » Moi aussi j'ai eu peur du succès, tout succès draî- nant une frange d'écume et créant des remous. Parmi les admirateurs sincères d'une vedette du jour se trouve inévi- tablement un arrière-ban d'envieux, d'imbéciles et de profi- teurs. Aux reporters qui sollicitent avec bienveillance le témoignage d'un homme hors du commun, ce dernier doit se montrer vrai, sans coquetterie, ni tricherie, ni concession. L'image de tout invité des mass media sera définitivement fixée par cette authenticité.

Précocement meurtri par le démembrement de mon foyer, ma mère m'ayant délaissé pour repartir aux Etats-Unis et mon père étant mort tragiquement sous mes yeux, je pres- sentai, à l'âge de treize ans, qu'il fallait transférer dans un cahier la substance de ma vie déracinée. C'est des centaines de cahiers que j'ai noircis. Les enfants abandonnés ou orphelins deviennent hypersensibles et volontaires. Ayant perçu une valeur ils entendent se l'imposer à soi-même

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d'abord avant de la faire découvrir aux autres. Il y a une technique du journal personnel. Elle consiste à engranger quotidiennement sur le papier l'essentiel d'une idée, d'une émotion, d'un événement. Un journal intime est un métal en fusion. Attendu que rien n'est banal dans mon existence depuis ma naissance à San Francisco — j'ai été kidnappé par un nègre à trois ans et retrouvé au quartier chinois — j'ai eu l'intuition que le récit de ces épisodes hors série qui ont été mon lot pendant cinquante ans pouvait intéresser le public, l'enrichir, devenir pour lui un document de réflexion. Ma première enfance dans un ranch californien, une adoles- cence austère au Pays Basque et au Béarn, les études théo- logiques dans les Landes et à Paris, l'engagement à titre individuel dans la Résistance sous la forme de l'assistance aux persécutés de la Gestapo, notamment les Juifs et les Polonais, la traversée épique de la France occupée pour rejoindre la Côte d'Azur en plein hiver 1942, l'apostolat à Nice auprès des vieillards indigents, des pupilles de l'Assis- tance publique, des clochards, des délinquants, au lendemain de mon ordination, le 4 mars 1944, la campagne lointaine dans la Marine de combat en Indochine, le long séjour en Amérique du Sud, la reprise de l'action sociale et rédemp- trice auprès des déshérités à Montmorency, en Normandie, à Grenoble et dans les Alpes-Maritimes : toute cette exis- tence mouvementée, si diversifiée, tenterait un romancier, sinon un metteur en scène. On ne traverse pas un demi-siècle d'aventures dans les bas-fonds internationaux, de voyages autour du globe sans se heurter à des difficultés de toute espèce, des déchirements dont la variété n'a d'égal que l'in- tensité : épreuves de santé, déchirement des séparations, pauvreté, faim, assaut désordonné ou orchestré des cabales, échecs, humiliations cruelles, rejet même. Mais il y aura eu aussi d'éclatantes réussites, d'éblouissantes récompenses, de

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passionnantes rencontres. Je ne parle pas des situations innombrables où le comique le dispute à l'incroyable. Et pourtant tout cela est arrivé, souvent pêle-mêle, et j'ai fini par m'habituer à la douche écossaise, par acquérir des nerfs d'acier. Dès lors la trame de mon journal autobiographique était tissée, la matière de mes livres déjà composée : « les Chemins écartés », « J'étais aumônier en Indochine », L'aube de minuit », « A tous les marginaux de France », « Le parfum répandu ».

C'est au nom de cette expérience vécue que j'ai toujours entendu m'exprimer. Pour comprendre un auteur, il faut aller à son foyer réel. Un lecteur averti décèlera la vérité profonde sur laquelle cet auteur s'est construit. Dans la couleur d'une existence marquée par l'insolite apparaît une nuance domi- nante. Suggérer, raconter, témoigner : oui. Contraindre, critiquer, blesser : non. Je déteste la polémique, imitant le vieux Renan qui répondait à tout interlocuteur : « Vous avez mille fois raison. » Il me semble plus sage de ménager les issues, d'entrouvrir les portes, de ne briser aucun contact, de découdre éventuellement l'étoffe, non de la déchirer. Jeu stérile et négatif que de s'affirmer en s'opposant systémati- quement.

Attention au piège du narcissisme, qui revêt des formes différentes : effusions faussement mystiques, esprit puéril de contradiction, modestie affectée, prétention intellectuelle, délectation morbide de ses problèmes. Dire la vérité sur soi- même demeure une opération difficile, la vérité se refusant à la prise intérieure. L'application même à se décrire frac- tionne cette vérité. On prend le risque de modeler un per- sonnage, de dessiner un masque. Et comme les physiciens

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constatent la lumière, en observent les modifications sans prétendre trouver la vérité de la lumière, à plus forte raison s'avère-t-il compliqué de capter la vérité de soi-même, la vérité humaine se faisant si fuyante, si provisoire, si relative. C'est pourquoi il nous faut un témoin, un supérieur, un ami loyal et lucide pour nous aider à éviter l'hypertrophie du moi et finalement à donner toute notre mesure. Toujours recourir à une norme objective. Un écrivain se nourrit de toutes les substances en attendant de devenir lui-même une source riche de tous les sels de l'expérience.

Un écrivain s'apparente à un magicien. Il recrée la vie à partir de son invention personnelle et cette invention devient vérité par l'intensité qu'il lui donne. Il trouve dans l'univers de sa propre création l'apaisement en même temps que l'excitation de sa soif d'absolu. Traduisant l'étendue de son espace intérieur il rejoint l'homme universel et l'exprime dans sa double dimension sociale et spirituelle. Tout dans mon adolescence me laissait insatisfait. Cette adolescence frustrée se réveillait, revendiquant une compensation. C'était là mon tourment que seuls dissipaient ces longs soleils du soir mourant à Hossegor sur l'océan. Un journal intime prend du volume, une tonalité croissante dans la mesure même où celui qui le rédige en fait une mélodie. Toute œuvre d'art est mélodie. Confiant à mes cahiers colorés tout

ce que je ressentais et surtout tout ce que j'apprenais je m'efforçai non d'échapper à mon destin mais de le pénétrer en lui donnant un sens, créant ainsi le champ même de ma liberté intérieure au milieu des déterminismes environnants.

Exercice exigeant que celui de la rédaction d'un journal

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personnel. Il s'agit en fait d'un travail d'historien : lire beau- coup, interroger, tout vérifier, écouter, noter inlassablement. Cette méthode faite de rigueur permet d'éviter les déborde- ments romantiques. Une liberté n'est jamais anarchique, elle se veut constructive. Effacer pour recommencer. Aban- donner une règle mais pour en adopter une autre. Au faîte de la célébrité, Mehudi se mettait à l'étude des principes fondamentaux de la technique du violon. Sibelius détruisait les deux mouvements de la Huitième Symphonie après les avoir achevés. J'ai visité l'Ecole d'art floral d'Ikinobo au Japon. Là, les élèves enfermés volontairement dans une pièce travaillent devant un seul modèle. Pour les voir attein- dre la perfection du style qui consiste à tirer en quelques traits l'essentiel d'une branche de pêcher ou d'un bouquet d'aubépine le professeur les invite à cumuler les essais jus- qu'à la maîtrise totale de leur art. Il apprend à composer un bouquet. Chaque feuille s'ordonne à cet ensemble d'équilibre et de beauté. Sortant, émerveillé, de l'école d'Ikinobo j'ai compris qu'il faut s'enfermer en Dieu seul pour réaliser sous son regard l'ébauche de notre propre accomplissement. Pre- nant le thé à Biarritz en 1955, à l'Hôtel du Palais, avec Charlie Chaplin, je lui demandai comment on devient un génie. Et le créateur du Kid de répondre, le regard bleu foncé se faisant soudain grave :

— Father, on devient un génie quand on a le courage de travailler et de souffrir jusqu'à la limite de la folie.

En quête du sacerdoce dans l'exigence d'une foi toujours plus décantée, j'éprouvai le besoin d'une présence, d'une amitié, non d'une démonstration apologétique ou d'un ser- mon moralisateur. Comme ces galets des plages landaises

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dont les angles s'arrondissent sous la pression des marées je m'attachai à m'adapter à mes successives conditions de vie. Tour à tour garçon de bistrot à Bayonne, marchand de sardines, livreur d'épicerie, bûcheron, gardien de vaches, donneur de leçons de français à des fils à papa collés au baccalauréat j'aurai touché à tout. Maladroitement d'ailleurs car j'aurai cassé beaucoup de bouteilles, abîmé des outils, distribué trop de sardines, égaré des vaches, ironisé sur l'ignorance des fils à papa. Dans ces divers milieux pas plus qu'au séminaire je n'aurai rencontré de confident. Nul ne m'aura invité à sa table, ni les prêtres, ni ces bonnes familles catholiques passant par la pâtisserie au retour de la messe dominicale. Prenant, résigné, mon parti de cette situation de fait je n'avais plus que la ressource de suivre ma trajec- toire personnelle en me cultivant, me déterminant par la fusion des contraires complémentaires. Les enfants délaissés, les orphelins, ont tendance à s'isoler. L'isolement engendre chez eux un complexe d'infériorité quand il ne le jette pas dans la révolte. J'aurai du moins appris à travers ces mises à l'écart qui ont duré dix ans que seul le dépassement de la rancœur trempe l'acier des âmes. Je pense à ces massifs de corail des mers du Sud s'épanouissant sous l'eau. Il faut à un éducateur, un enseignant, un prêtre une grande sensi- bilité intuitive pour découvrir chez les jeunes blessés de la vie ces fleurs de corail. Mais la blessure apparaîtra toujours comme une tache rouge sous un pansement.

Combien me disent : « Vous avez de la chance ! Quelle existence mouvementée, heureuse ! La consécration litté- raire, les voyages autour de la planète, des relations au plus

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haut sommet. » Si la chance réside dans cet enchaînement d'avantages d'une qualité rare elle ne peut être que le fruit d'une constance sans défaillance dans l'effort, d'un renonce- ment volontaire à tout ce qui peut distraire du but poursuivi : la fuite des milieux mondains, l'excès de confort, la disper- sion de soi. Il est un facteur primordial de chance : il réside dans la culture de ces valeurs fondamentales que sont la fidélité, la discrétion, la reconnaissance, l'intelligence du cœur.

Une relation ne s'improvise pas : elle se crée. Les cir- constances les engendrent. C'est ainsi que la Guerre, la Résistance, la Marine, l'apostolat caritatif m'ont donné d'approcher, souvent dans le malheur, des gens appartenant à des sphères sociales fort différentes et que les événements ont conduit à la fortune ou à la célébrité. J'ai eu l'honneur de me faire des amis sincères et efficaces parmi eux. Mes archives sont pleines de témoignages émanant d'hommes d'Etat, de chefs illustres de guerre ou de Résistance, d'acadé- miciens, de journalistes, d'artistes de cinéma, d'industriels ou de négociants de haut vol. Leur commerce me change et me repose de mes habituelles fréquentations : alcooliques, drogués, gangsters, handicapés, clochards, délinquants de tout poil, prostitués, garçons et filles, vagabonds et j'en passe. Il était sans doute écrit dans les astres que mon destin me forçait de vivre à très haute fréquence sur le plan de l'émotion, de l'aventure et de l'exceptionnel.

Dimitri Florinski, fils d'un universitaire russe fusillé par les Soviétiques, répliqua un jour à un ami qui s'étonnait de le voir toujours membre du parti communiste : « Si votre père avait été écrasé par un tramway, cesseriez-vous de pren-

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dre le tramway ? » J'ai vu beaucoup de prêtre écrasés par le tramway-Eglise, manquant de peu moi-même de passer sous ses roues. Et pourtant je suis resté dans l'Eglise. Cer- tainement en vertu d'une grâce spéciale du Seigneur. Mys- tère de nos destinées sacerdotales. Il demeure non moins vrai

que des gens d'Eglise m'ont aidé à prendre le tramway et à y tenir ma place, encore que pas très confortable cette place. Mais enfin je roule en tramway, assuré que j'irai jusqu'au bout du voyage, à moins que le tramway déraille. Instruit par deux mille ans de conduite, le tramway-Eglise ne dérail- lera pas, ses wattmen se montrant experts en la matière.

Dans tout système religieux on trouvera toujours, comme dans un Rembrandt, des coins noircis d'ombre. C'est ainsi que par leur intolérance, leur manque de charité, certains ecclésiastiques ont failli me faire perdre la foi. Ils préten- daient agir au nom du Saint-Esprit mais ce n'était pas des saints et ils n'avaient pas d'esprit. S'exhibant sur tous les tréteaux, crachant leurs critiques sur des confrères qu'ils ne connaissaient pas, ces Trissotin se montraient l'image de la médiocrité, de la sotte suffisance. C'est à l'un d'eux qu'un jour, je jetai le mot cinglant de Talleyrand : « Messieurs, lorsque je m'examine, je m'inquiète, mais lorsque je me com- pare, je me rassure. » D'autres hommes d'Eglise, en revan- che, prêtres, religieux ou évêques, m'ont aidé dans la tra- versée du désert. Dieu parfois disparaît du champ de notre vision et la digue de notre foi risque de céder sous les vio- lentes poussées de la mer. Combien de prêtres, au bord du découragement intégral, sont prêts à amener pavillon ! Mais il y a le sacrement de réconciliation. Faisant nos aveux, nous abattons le barrage qui sépare deux lacs. Après quelques instants les niveaux sont devenus égaux, les eaux se sont confondues. Nous remontons lentement mais sûrement de cette mine où le doute, le désespoir même nous avaient

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emmurés. Subir avec humilité la déchirante dialectique du salut entre la révolte et le Fiat du jardin de Getsemani. Laissons mûrir notre grappe, germer notre blé. La nuit finira et le dernier méandre du fleuve cache toujours la mer. « 0 Bienheureux Purgatoire », murmurait à son agonie mon- sieur de Sacy, ami de Pascal. Ce cri bouleversait l'agnostique Sainte Beuve.

Voici l'heure venue de publier SI LA MISÈRE HUMAINE, tome III, de mon JOURNAL D'UN PRÊTRE. La misère humaine : ceux-là seuls qui l'ont assumée, la leur propre ou celle des autres, ont le droit d'en parler. Infiniment plus qu'une réussite littéraire, le résultat valable de la publication d'un livre n'est-il pas de frapper l'opinion, de susciter des vocations, de pacifier les cœurs meurtris ?

Gardant les vaches à Ustaritz pendant l'été de 1938, je lisai la biographie du Père Chocart, missionnaire en Chine. Enthousiasmé par lui, je rêvai à mon tour d'aller porter l'Evangile sur les rives du Fleuve Bleu. Les aléas de la guerre mondiale en ont décidé autrement. « L'événement c'est Dieu. » Ce mot de Péguy m'a toujours fasciné. La veille de son départ pour le Yunnam, le Père Chocart écrivait sur son carnet de notes dans la chapelle des Missions étrangères de la rue du Bac à Paris : « Passer les mers, sauver une âme et mourir. »

Au soir d'un long, amer mais exaltant voyage, je n'ai plus qu'une ambition : lancer ce livre, comme on jette une bouteille à la mer, sauver une âme et mourir.

R-F D. Jeudi-Saint 1987