sarton - l'histoire de la science
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8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
1/45
The History of Science Society
L'Histoire de la ScienceAuthor(s): George SartonSource: Isis, Vol. 1, No. 1 (1913), pp. 3-46Published by: The University of Chicago Press on behalf of The History of Science SocietyStable URL: http://www.jstor.org/stable/223804Accessed: 18/09/2008 05:29
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8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
2/45
L'Histoire
de
la
Science.
La
revue
Isis
a
l'ambition de reunir
et
de soumettre
a
la
critique
les etudes relativesa l'histoirede la science.pour exposer son but et
son
programme,
il
sera donc
n6cessaire et
il
suffira
d'exposer
le
but
et les
m6thodes
de cette
discipline
nouvelle,
dont
elle
est
destinee
a
devenir
l'organe.
Bien
entendu,
pour
ne
pas
allonger
outre mesure
cette
introduction,
je
devrai
souvent 6noncer
des
propositions
sans
pouvoir,
ni
les
demontrer,
ni
les
critiquer,
mais ce sera
pr6cisement
une des
fonctions
de
la
revue
nouvelle,
de
reprendre
une
a
une,
pour
les
examiner
d'une maniWre
pprofondie,
toutes les
questions
que
j'aurai
du me borner a
esquisser
ici.
Pour les
traiter
avec
toute l'am-
pleur
indispensable,
et notamment en les illustrant
d'exemples
con-
crcts
et
nombreux,
il
ne
suffirait
pas
d'un
article,
il
faudrait 6crire un
volume.
Je
dois
encore
faire
observer,
pour pr6venir
des
critiques
trop
hatives,
que
le
programme que
j'expose
ici
est
un
programme
ideal,
que
la
revue
la
mieux
equip6e
ne
pourrait pretendre
r6aliser
du
pre-
mier
coup:
je
ne
promets
donc
pas
que
mon
programme
sera
realise
des
les
premiers
num6ros,
mais
tous
mes
efforts tendront
A
ce
qu'il
le
soit
le
plus
rapidement
et le
plus completement possible.
I.
-
SCIENCE
ET
PHILOSOPHIE.
Mais avant
de d6finir
l'objet
de nos
recherches,
il
est
utile
de
faire
sentir
les besoins
intellectuels
auxquels
elles
doivent
donner
satis-
faction.
A
mesure
que
la
science
progresse
et
que
son
domaine
s'accroit
inrdefiniment
n etendue
et
en
profondeur,
les connaissances
scienti-
fiques
deviennent
aussi
plus
nombreuses
et
plus complexes.
Depuis
le
siecle
passe,
cette
complexite
est
devenue
telle,
que
la
sp6cialisa-
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
3/45
GEORGE SARTON.
tion
des savants
dans
une
aire
de
plus
en
plus
restreinte,
est
apparue
comme
la
condition
premiere
d'un
travailvraiment fructueux
et d'une
decouverte originale. La n6cessite mdme de s6parer les difficultes,
pour
mieux
les
r6soudre,
a 6t6 la cause
ininterrompue
d'une
division
du
travail
scientifique,
qui
semble
etre arriv6e
a
ses
derniMresimites.
Que
cette
tendance,
que
l'on
peut
appeler
la
tendance
analytique,
a
6te
extremement
utile,
toute
la
science
moderne
est
lA
pour
en temoi-
gner;
toutefois,
sa
domination exclusive
presente
augsi de
grands
inconvenients,
dont
on
n'a
pu s'apercevoir
au
debut,
mais
qu'une
accumulation
prolongee
a
rendus
trEs
sensibles. C'est
qu'en
offet
la
science
n'a
pas
pour
but
la
decouverte
de faits
isol6s,
mais
la
coordi-
nation de ces faits et leur explication r6ciproque.A force de diss&-
miner
ses
efforts,
la science
risquerait
de
perdre
de vue son
objet
propre;
les
connaissances
scientifiques
auraient
beau
se
multiplier,
l'esprit
scientifique s'appauvrirait.
Mais
a
c6te
de
ce
danger
d'ordre
scientifique
ou
philosophique,
des
tendances
analytiques
trop
exclusives,
priv6es
de tout
contrepoids,
presenteraient
un
danger
encore
plus
grave:
ce n'est
pas
seulement
la
science
qui
menacerait d'etre
d6sagr6g6e,
mais la
vie
sociale
elle-
mAme. Loin de
pouvoir
songer
A
unir les
hommes
par
des
points
de
vue
communs,
les savants finiraient
par
ne
plus
se
comprendre
eux-
memes.
Ce
rythme
essentiel
de
notre
pens6e, qui
nous
fait ressentir
plus
fortement,
tour
A
tour,
le
besoin
d'analyse
ou
le
besoin
de
synth6se,
se retrouve dans la
conception changeante que
les
hommes
se
font
des
rapports
entre la
philosophie
et
la
science:
il
y
correspond
un
rythme
synchroniquequi,
tour
a
tour,
6carteou
rapproche
es
uns des
autres,
les savants et
les
philosophes.
C'est,
en
effet,
ce
qu'une
etude
comparative
de
l'histoire
de
la science
et de
l'histoire
de
la
philoso-
phie
permet
assez
facilement de vErifier.
Les
savants de
genie
-
j'appelle
ainsi
ceux
qui
bouleversent
les
idles
revues
et
instituent des recherches
d'ordre radicalement
nou-
veau
-
ont
toujours
exercE
une action
considerable
sur
les
progrEs
de
la
philosophie.
Eux-memes,
d'ailleurs,
devaient
Etre
des
esprits
trEs
synthEtiques,
et
avaient
du
faire
des
emprunts
plus
ou
moins
conscients
A
cette reserve d'idees
g6n6rales
qu'est
la
philosophie,
pour
formuler
leurs
theories r6volutionnaires.
Songez
a
G^lille,
i
Kepler,
a
Newton,
i Darwin...
Leur
oeuvre
et
leur
influence
ne sont
comprehensibles que
si l'on
admet
des
echanges
d'idtes
continuels
entre la
philosophie
et la
science
: ils
ont
puise
dans
la
philosophie
4
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
4/45
L'HISTOIRE
DE LA SCIENCE.
de
leur
temps
le
desir
de creer
une
synthkse
nouvelle,
et,
d'autre
part,
c'est en
modifiant
profondement
la
pensee
philosophique
par
leurs decouvertes que leur action s'est &tenduebien au dela du
domaine
scientifique auquel
ils
l'avaient
appliqu6e.
De
meme,
les
grands
philosophes
-
ceux
qui
ont vraiment
renouvelM
'ideologie
de
leur
6poque
-
ont exerc6
une
influence
non
moins
considerable
sur
l'6volution de la
science.
S'ils
n'etaient
point
eux-m6mes
des
savants
cr6ateurs,
du
moins
ils
connaissaient toute
la
science
de
leur
temps. Songez
a
Platon,
a
Aristote,
i
Descartes,
i
Leibniz,
A
Kant...
Ici
encore,
il
est
indispensable
de
concevoir
un
double courant
d'idees
entre la
philosophie
et la
science: c'est
la
science de leur
temps qui
leur a donne a la fois l'intuition et les mat6riaux d'une syst6matisa-
tion
nouvelle,
et
celle-ci,
a
son
tour,
a
transform6
l'atmosphere
phi-
losophique
dans
laquelle
la
science
allait
continuer son
develop-
pement.
Nous
pouvons
tout
de
suite en tirer cette
consequence, que
si
I'historien
de
la
science
doit
connaitre
l'histoire de
la
philosophie,
des raisons
identiques
obligent
imp6rieusement
'historien
de la
phi-
losophie
i
etudier
l'histoire de
la science.
C'est
une
lourde
obligation
pour
le
philosophe,
mais
il ne
me
parait pas qu'il
puisse
s'y
d6rober.
L'etude de la
pens6e
des
grands
philosophes
-
qui
sera
toujours
la
partie
essentielle et
la
plus
excitatrice de l'histoire
de la
philosophie
-
est
evidemment
trop incomplete,
si
l'on
neglige
d'etudier
le
patri-
moine
scientifique
qu'ils
ont
utilise,
le milieu
scientifique
dans
lequel
ils ont
v6cu
et
l'influence
qu'ils
ont
exercee
sur
la
marche de
la
science.
Si l'on se
borne,
par
exemple,
a 6tudier les
idles
philosophiques
de
Descartes,
sans
s'occuper
du retentissement
de
ces
idees
sur
la
meca-
nique,
l'astronomie,
la
physique,
la
medecine,
la
botanique...,
il
est
Evidemment
mpossible
de nous donner
de
son
g6nie
une
reconstruc-
tion
complete,
ni
meme
exacte. Et
de
plus,
il
est
indispensable
d'ex-
pliquer
les
repercussions
des
idees cart6siennes
sur toute
la
science
des xvIP
et
xvIIe
sikcles,
et
sur
la
science
contemporaine,
et
c'est 1l
vraiment
une
tiche
considerable,
mais
ce
n'est
qu'A
ce
prix
que
la
personnalite
de
Descartes
nous
apparaitra
sous son
vrai
jour.
Tout
le
monde
se
rappelle
ces
grandes
epoques
de
synthese,
dont
l'antiquite
grecque
nous
a
donne
plusieurs
fois
le
spectacle,
et
plus
pres
de
nous,
la
Renaissance et le
cart6sianisme. Au
contraire,
ce
sont
surtout les
tendances
analytiquesqui
ont
predomine pendant
le
xixe
sikcle.
Ce
discredit des
constructions
synthetiques
etait
cause,
en
partie, par
l'engouement
extraordinaire
et
tres
justifie,
d'ailleurs,
5
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GEORGE SARTON.
dont les
sciences
positives
etaient
devenues
l'objet
et,
en
partie, par
le
degout qu'avaient
aiss6
les
audaces
et
les debauches
intellectuelles
des m6taphysiciens,plus ou moins mystiques, issus de Kant.
Quoi
qu'il
en
soit,
une reaction
philosophique
etait inevitable:
c'est
cette
reaction
qui
dure encore
maintenant,
et
dont
notre revue
est
un
resultat,
parmi
beaucoup
d'autres.
Elle ne
remonte
gu6re plus
loin
qu'au
d6but de ce siecle
et est
due,
pour
une
large
part,
aux
decou-
vertes
retentissantes de
la
science
contemporaine.
Tout
d'abord,
les
progres
de
la
physique
ont entraine
un
conflit,
qui paraissait
inso-
luble,
entre les
theories
mecaniques classiques
de
Galilee,
de
Huygens
et
de
Newton,
et les theories
ilectromagnetiques
de
Maxwell,
de
Hertzet de Lorentz, et ont ainsi remis en question les principes fon-
damentaux
de la
mecanique
et de la
physique.
En meme
temps,
la
decouverte
d'le'ments nouveaux
jouissant
de
proprietes
au
premier
abord
paradoxales,
l'utude des radiations
nouvelles,
les recherches
sur
le
mouvement
brownien...
rallumaient toutes
les controverses
sur
la theorie
atomique
et
sur
les
doctrines
6nerg6tiques,
et
obligeaient
les savants
a
refaire
une
6tude
apprefondie
des
principes
de
la
chi-
mie
et
a reviser leurs idees sur
la
constitution
de la
matiere.
Enfin,
les
experiences
des
biologistes
contemporains
et l'exhumation
des
idees de Mendelprovoquaientune crise des theories transformisteset
rendaient
indispensable
une
nouvelle mise
au
point
de
nos
idees
sur
l'evolution
des etres
vivants.
Mais si
la
renaissance
philosophique
a
laquelle
nous assistons
en
ce
moment
est
principalement
due
a
la
science
et ne
s'est
manifest6e
que
depuis
une
quinzaine
d'annees,
le
mouvement
d'idees
qui
l'a
len-
tement
preparee
est
evidemment
plus complexe
et
plus
ancien.
I1
faut
tout
d'abord
tenir
compte
des
travaux
scientifiques
du
si6cle
passe, qui
sans
provoquer
de
crise
aigue,
comme
les
d6couvertes
aux-
quelles
j'ai
fait allusion tout a
l'heure,
nous ont
cependant obliges
a
modifier
et a
hausser
peu
a
peu
notre
point
de
vue. Je
n'en
citerai
aucun,
parce qu'il
me
faudrait
en
citer
trop.
Mais
rappelons
cepen-
dant
que
quelques-uns
de
ces
savants
du
XIXe
iecle,
notamment
Helmholtz,
Claude
Bernard, Berthelot,
ont
deja
fait eux-memes ceuvre
de
synth6se
philosophique.
De
plus,
une
ecole de
philosophie
avait
aussi
largement
contribue
a
cette
renaissance :
je
veux
parler
de
l'ecole
positiviste,
representee
en
France
par
Auguste
Comte
et,
en
Angleterre,
par
Stuart Mill et Herbert
Spencer.
Nos efforts
sont cer-
tainement une
consequence
directe
de
leur activite. On
pourrait
dire,
du
reste,
que
les
conceptions positivistes
n'ont
jamais
ete
mieux
com-
6
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
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L'HISTOIRE
DE
LA
SCIENCE.
prises
ni
plus
populaires
que
maintenant. Mais ne
nous
y
trompons
pas.
Le
positivisme
(i)
avait
eu tout
d'abord,
par
ses
tendances
agnos-
ticistes un peu etroites, une influence plut6t fAcheuse ur 1'volution
de la
philosophie.
Ce
n'est
que
depuis que
les
progres
de
la
science
ont
attenue a la
fois
le
dogmatisme
et
I'agnosticisme
de
la
premiere
ecole
positiviste,
et rendu son ideal
plus souple
et
plus
large,
que
le
positivisme
donne
tous
ses fruits.
VoilA
donc une
premiere
Evolution
dont
il
me
fallait rendre
compte
pour
faire voir
la
genese
de
nos
idees:
des
decouvertes
retentissantes,
ayant
dEtermine
une crise
profonde
des theories
scientifiques
qui
paraissaient
es
mieux
6tablies,
donnent ainsi
a
la
philosophie,
long-
temps dedaignee, un nouvel essor; cette philosophie nouvelle n'est
autre
que
la
philosophie positive,
assouplie
et
devenue
plus
realiste.
Ceci est d'autant
plus remarquable,
que
cette
philosophie
positive
n'avait
pu
d'elle-meme
triompher
de l'indiffrence des
savants
pour
qui
elle etait
faite,
et
qu'elle n'y
est
enfin
parvenue qu'apres
avoir
echoue,
et
grAce
au bouleversement
complet
de
nos
idEes
et
a la revi-
sion,
reconnue
n6cessaire,
des
principes
de
la science.
Mais
cette crise
n'est
point
la
seule
que
traversent a
la
fois
la
phi-
losophie
et
la
science modernes.
11
en est une
autre,
qui
semble etre
arrivee a ce moment a son
paroxysme,
et dont
je
dois dire
quelques
mots. Le
triomphe
des
idees
positivistes
etait
plut6t
un
triomphe
pour
la
science
que
pour
la
philosophie.
Bien
mieux,
pour
beaucoup
il
semblait
que
la
philosophie
allait
etre
definitivement
absorbte
par
la
science.
Elle
serait une
philosophie
des
sciences,
elle
graviterait
tout entiMre
utour
de la
science,
ou
elle ne serait
plus.
Sa
fonction
serait
de
(c
penser
la science
),
rien de
plus.
De
telles
exagerations,
une
telle
miconnaissance
du
r61e
historique
de
la
philosophie-
avant-garde
hardie et
independante, grenier
d'idees
generales
extraites
non seulement
de la
science,
mais
de
toute
i'exp6rience
humaine
-
devaient
evidemment amener une nouvelle reaction.Cette
reaction,c'est
le
mouvement
bergsonien,
humaniste,
pragmatiste
(2).
Je
ne
puis
songer
A
l'analyser
ici. Mais en affirmant
hautement
les droits
de
l'in-
tuition,
elle
affirmait
du
meme
coup
la
possibilite
et
les
droits
a l'exis-
(1)
Ce
que
j'appelle
le
positivisme
d'Auguste
Comte,
c'est
la
doctrine
enseignee
dans le
Cours de
philosophie positive.
Quand
je parle
du
positi-
visme anglais,je pense surtout aux idees de Spencer. On ne peut etre bref
sans
faire
des
reticences nombreuses.
(2)
Dans
la
suite,
j'emploierai implement
le
mot
pragmatiste.
7
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
7/45
GEORGE
SARTON.
tence d'une
philosophie
ind/pendante
des
sciences
positives.
C'est
lA
le seul
point
qui
nous
int6resse. Et
il
est
d'autant
plus
utile de
le
mettre en Evidence,que c'est, a mon avis, la meilleure manifre de
faire entrevoir
que
si
le conflit
entre
positivistes
-
je
ferais
mieux
de
dire entre
nEo-positivistes-et
pragmatistes
a
quelque
chose
d'irr6duc-
tible,
il n'est
cependant pas
aussi
grave
qu'il peut paraitre
A
premiere
vue.
N'oublions
pas,
tout
d'abord,
que
notre
but
A
tous,
philosophes,
historiens,
savants,
est
identique
:
nous
voulons
expliquer,
g6n6ra-
liser,
approfondir,
simplifier
les donn6es
de
l'experience.
Et nos
m6thodes
m6mes,
si
elles
ne
sont
pas identiques,
ont
cependant
d'6troites
analogies
:
toutes nos
connaissances
sont,
i
quelque degr6,
des connaissances scientifiques, et le pragmatistemEmeadopteune
attitude
scientifique
dans
l'examen de ses intuitions. De
plus,
la
cause
profonde
de
ce
conflit entre
le
point
de
vue
positiviste
et
le
point
de
vue
pragmatiste,
ne
residerait-elle
pas
dans
la
complexit6
mdme
de
nos besoins
intellectuels: besoins
A
la fois
pratiques,
utilitaires
et
thtoriques, esth6tiques;
besoin
de
penser
et de
comprendre
et besoin
d'agir?
Ne
residerait-elle
pas
aussi
dans
la
complexit6
des
probl6mes
que
soulNve
a
vie
multiple
et
changeante,
et
qui
obligent
les
agnosti-
cistes
les
plus
resolus
a
raisonner
parfois
comme
des
pragmatistes,
et
reciproquement?
Cescauses
profondes,
inh6rentes A notre nature et
a la
nature
des
choses,
ne
rendraient-elles
pas
compte
de la
persis-
tance
de ces
deux
tendances
oppos6es
a
travers
toute
l'histoire
de
notre
pensee?
Car
il
ne
faut
pas
s'y
tromper
:
si
le
pragmatisme
s'est
manifeste
avec 6clat
sous
des
formes
nouvelles,
grice
au
genie
de
Bergson
et
de
James,
le conflit lui-meme
est
aussi
vieux
que
la
science
humaine.
I1 m'a
paru
utile
de faire
ces r6flexions
pour
bien
faire
voir
que
cette
crise,
qui
n'est
pas pros
de
finir,
ne
doit
pas
troubler
notre acti-
vitY.
D'ailleurs,
pragmatistes
et
positivistes
sont d'accord
pour
res-
pecter
la
science
et
reconnaissent
6galement
la
necessite
de
la
bien
connaitre et
d'y
recourir
sans
cesse.
Ils
ont
un
inter6t
6gal
a
connaitre
les
principes
et
l'histoire
de la
science;
leur conflit
est
6tranger
a
nos
travaux.
II
vaut
donc
mieux
l'accepter simplement
comme
une mani-
festation de la
complexite
de
l'esprit
humain et
d6barrasser,
une
fois
pour
toutes,
nos
recherches
historiques
de
toutes
digressions
inutiles
sur
ce
sujet.
Si ce
r6sultat est
obtenu dans
notre
revue,
ces
prelimi-
naires
n'auront
pas
ete
trop longs.
On
peut
conclure,
de tout
ce
qui precede,
que
savants
et
philosophes
sont
unanimes a
desirer
que
les
tendances
gen6rales
et
les
principes
8
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
8/45
L'HISTOIRE
DE LA
SCIENCE.
fondamentaux de
la
science
soient
constamment
degages,
pr6cis6s,
critiques.
Ils
sentent
que
c'est
la
pour
eux
tous,
en notre
Ipoque,
une
condition essentielle de progr~set de s6curit6. Maiscommentconci-
lier ce
besoin
de
synth6se
et la
n6cessit6
pratique
de
la
division du
travail
?
I1
semble bien
que
la
seule
solution
possible
soit
celle
pr6conis6e
par
Auguste
Comte,
et
qui
a d'ailleurs
et6 realis6e
par
lui et
par
ses
disciples:
c'est
(
de
faire
de
l'ttude
des
g6n6ralites scientifiques
une
grande
spkcialite
de
plus
).
Les
inconv6nients de
la
sp6cialisation
excessive
sont ainsi
heureusement contre-balanc6s
par
cette
discipline
nouvelle,
qui
sollicite les efforts
convergents
des
philosophes,
des
historiens et des savants.
Que
le
meilleur
instrument
de
synth6se
et
que
le
trait
d'union
le
plus
naturel
entre
les
philosophes
et
les savatntseur
sont fournis
par
l'histoire de
la
science,
c'est ce
qui
resultera
de
la
suite de mon
expose.
II.
-
HISTOIREDE
LA
SCIENCE.
C'estAUGUSTEONTEui doit 6treconsidere comme le fondateur de
l'histoirede la
science,
ou tout au
moins
comme
le
premier
qui
en eut
une
conception
claire
et
precise,
sinon
complete.
Dans son
Cours
de
philosophie
positive, publie
de
1830 a
1842,
il
a bien
mis en
6vidence
les trois notions
fondamentales
que
voici :
1?
qu'une
oeuvre
synth6-
tique
telle
que
la sienne ne
pouvait
6tre raalis/e sans avoir
constam-
ment
recours
&
l'histoire;
20
qu'il
est
indispensable
d'6tudier l'6volu-
tion
des
sciences
pour comprendre
le
d6veloppement
de la
pens6e
humaine,
et
l'histoire
m6me
de
l'humanite;
3o
que
c'est
l'histoire
de
la science tout
entiere
qu'il
importe
de
connaitre,
et non l'histoire
d'une
ou de
plusieurs
sciences
determinees.
Ajoutons
a
cela,
que
d6s
1832,
Auguste
Comte sollicitait du ministre
Guizot,
la
creation
d'une chaire
d'histoire
gen6rale
des
sciences
(i).
On
sait
que
cette
chaire ne fut
finalement
erigee
au
Coll6ge
de
France
que
soixante ans
plus
tard,
trente-cinq
ans
apres
la
mort
de
Comte,etconfiee,
en
1892,
a
Pierre Laffitte.
II
faut reconnaitre
que
P.
Laffitte
ne
comprit pas
la
(i)
J'appelle
histoire
de
la
science,
ce
que
Comte
appelait
<
histoire
gene-
rale
des
sciences
).
9
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
9/45
portee
reelle d'un
pareil enseignement,
qu'il
n'etait
gu6re
pr6par6
donner. Un autre
philosophe
francais,
Antoine
Cournot,
contribua
i
pr6cisernos idees sur l'histoire de la science, notammentparla publi-
cation,
en
1861,
de son
Traite
de
l'enchainement
des
idees
fondamen-
tales dans les
sciences et dans
l'histoire.
Mais
le vrai h6ritier de la
pens6e
de
Comte,
au
point
de
vue
special
qui
nous
int6resse,
c'est
PAUL
ANNERY.I est
A
peine
besoin
de
parler
de
lui,
car
tous
ceux
qui
s'occupent
si
peu
que
ce
soit
d'histoire des
sciences,
ont encore
pre-
sents a
l'esprit
ses
m6moires
nombreux,
si
remarquables
par
leur
ori-
ginalite
et leur
precision.
Paul
Tannery
a
tenu
plusieurs
fois
a
mon-
trer
lui-meme
la
filiation
intellectuelle
qui
le
rattachait
a
Comte et
't
temoigner
son admiration
pour
le fondateur du
positivisme.
I1 est
assez
remarquable
qu'il
soit restk
a
peu pros
seul
a
continuer
l'aeuvre
de
synthese historique,
dont A.
Comte
avait
montre
l'impor-
tance,
au
point
qu'il
pouvait
6crire
en
1904,
l'ann6e m~me de sa
mort,
sans etre
dementi
par
personne:
c
actuellement,
l'histoire
g6nerale
des
sciences
n'est
rien...
qu'une
conception
individuelle
).
La
philosophie
de
P.
Tannery
est bien
differente
de celle
de
Comte,
mais
ce
qui
cr6e
surtout
entre
eux
une
difference
essentielle,
c'est
que
Comte ne
connaissait
que
bien mal
l'histoire
de
la
science,
tandis
que
Paul
Tannery,
servi
par
une
erudition extremement
6ten-
due
et
solide,
et
qui
avait
d'ailleurs a sa
disposition
des travaux
historiques
de
haute
valeur
qui
n'existaient
pas
encore
vers
1830,
la connaissait
parfaitement,
mieux
que personne
au monde. Si
c'est
Auguste
Comte
qui
a
eu
l'idee
premiere
de
cette
discipline,
c'est
incontestablementa
Paul
Tanneryque
revient
l'honneur
des
premieres
realisations.
En
ce
moment,
l'histoire
de
la
science n'est
pas
encore
constitute
en
discipline independante, ayant
ses
methodes
propres
et
ses instru-
ments
de
travail
:
manuels,
bibliographies,
etc. Elle
n'est
gu6re
enseign6e
dans
les
universites.
Malgre
tant
de
travaux
admirables,
malgr6
tant
de
syntheses
partielles
et
provisoires,
la
synthsse g6ne-
rale
n'est
pas
encore
edifiee;
l'histoire de
la
science reste
encore
(
une
conception
individuelle ).
I1
y
a,
en
somme,
plusieurs
conceptions
en
presence;
mais
il
importe
de
constater
d6s a
present,
que
celles-ci ne
s'opposent
pas;
au
fond,
on
pourrait
dire
qu'il
ne
s'agit
que
d'une
seule
conception
en
des
stades
evolutifsdifferents,et devenuechaquefois plus completeet plus
extensive. En
particulier,
le
lecteur
qui
voudra
se donner
la
peine
de
lire
jusqu'au
bout cette
esquisse,
verra
que
ma
conception
ne diffrre
10
GEORGE SARTON.
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
10/45
L'HISTOIRE
DE
LA SCIENCE.
sensiblement de celle
de
Tannery
que par
l'importance
plus
consi-
derable
que j'attribue
au
point
de
vue
psycho-sociologique.
Avant
de definir
l'histoire de la
science,
il
est
utile
de
repondre
a
une
question
prejudicielle,
que quelques
savants ont
soulevee.
L'histoire
de
la science
est-elle
possible
? II
est evident
qu'on peut
toujours
etablir l'histoire d'une science
determinee,
ou d'un
groupe
de
sciences
assez
voisines,
mais
l'histoire
de
la
science
-
concue
comme
distincte de
la
somme
de ces histoires
particulieres (et
c'est
bien ainsi
que
Comte la
concevait)
-
est-elle
r6alisable en ce mo-
ment
? Le sera-t-elle
jamais
?
En d'autres
termes,
sommes-nous
en
etat de
repondre scientifiquement
aux
questions
relatives
a
l'his-
toire
commune
des
sciences
:
leur
origine,
les lois
generales
de
leur
developpement,
la
raison de
leurs
analogies
et de leurs
rapproche-
ments,
la
cause
de la
preponderance
de
l'une d'elles
A
une
6poque
determinee ?
Toutes
ces
questions,
et
beaucoup
d'autres
encore,
ressortissent
6videmment
a
l'histoire
de
la
science
et
lui
constituent
un
domaine
propre.
Est-il
possible
de
les resoudre des maintenant? En tout
cas,
c'est
deja
faire
oeuvre
scientifique
que
de bien
poser
et
de
preciser
les
questions
a
resoudre.
Il est
toujours possible
de
com-
mencer une etude determinee: cette
premiere
etude
ne
sera
peut-6tre
qu'une
approximation
assez
lAche,
mais elle sera en
tout cas indis-
pensable pour
permettre
une etude ulterieure
plus
serree
et
plus
complete.
D'ailleurs,
ces
premieres approximations
ont
ete
faites,
et
sans
parler
des oeuvres
ragmentaires
de
Tannery
et
de
Milhaud,
les essais de
synthese
de
Siegmund
Gunther
et
de
Friedrich Danne-
mann sont
d6ja
tres
remarquables
(1).
Ce
qui
a
pu
faire
croire
a
quelques
bons
esprits
-
a
Cournot,
par
exemple,
-
que l'histoire de la science etait impossible a r6aliser,
c'est
qu'ils
ont oublie
de
faire
une
distinction,
assez
naturelle
cepen-
dant,
entre la
science
passee
et la science
qui
se
fait.
Pour
apprecier
avec
objectivit6
la
valeur
des
theories
scientifiques,
il
faut 6videm-
ment
pouvoir
les
contempler
et
les
comparer
avec
un
certain
recul;
il
faut
qu'elles
ne
soient
plus
directement melees
a
notre
vie,
et
que
des
questions
de
personnalites
n'obscurcissent
pas
les
questions
de
(1)
II
s'agit
d'essais
elementaires,
ne
retraQant
que
les
grandes
lignes
de
l'histoire
de
la
science. Les
travaux
de
synthese
se
rapportant
a une
epoque
determinee
(les
etudes
sur
la
science
grecque,
par
exemple)
sont
trop
nombreux
pour
que
je
les
enumere ici.
11
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
11/45
GEORGE SARTON.
faits. Mais
il n'en est
pas
moins
indispensable
de
connaitre aussi
parfaitement que
possible
la
science
moderne,
parce qu'ainsi
nous
pouvons d'autant mieux appr6cierl'ivolution accomplie.
Les
progr6s
de
la
science
contemporaine
ne
peuvent
etre
Etudies
A
l'aide des
mdmes
m6thodes.
D'ailleurs,
la science
qui
se fait
ecrit
elle-m6me
sa
propre
histoire
-
une histoire
provisoire,
il
est
vrai,
-
et la
maniere
la
plus
rationnelle
et la
plus simple d'enseigner
les
theories
r6centes,
encore
imparfaites,
c'est d'en
faire
l'historique.
Dans ce
qui
suit,
quand
nous
parlerons
d'histoire
de
la
science,
il
fau-
dra
donc entendre
par
1
l'histoire
de la science devenue
classique,
la
science
qui
est
enseignee
dans les
lyc6es
et
dans
les
cours
encyclop6diquesdes facult6s,et qui constitue, ou detrait constituer,le
bagage
intellectuel
de tout homme cultiv6.
Mais
l'6tude de l'histoire
de
la
science
(opposee
a
l'histoire
des
sciences)
n'est
pas
seulement
possible:
elle est
necessaire.
Cette
n6ces-
site
rEsulte
de ce
fait
que
les
classifications
des
objets
d'6tude,
exig6es
par
notre
esprit,
sans dtre
tout
a
fait
arbitraires,
sont
cependant
arti-
ficielles
et
toujours
pr6caires.
La division
du travail
scientifique
s'est
faite
simultanement
dans des
directions
tres
differentes
et,
par
suite,
la classification des sciences n'a jamais cess6 d'evoluer. Et, Amesure
que
les sciences
se sont
perfectionn6es,
on
a
decouvert
entre elles
des
rapports
de
plus
en
plus
nombreux;
chacune
d'elle
etend
sans
cesse
de
nouvelles
ramifications dans le domaine
de
toutes
les
autres,
et
c'est cela
mdme
qui
nous
fait
croire,
malgre
sa
complexite
croissante,
A
l'unite
de la
science.
Auguste
Comte avait bien vu
les
mille liens
enchev6tr6s
qui
reliaient
d6ej
les sciences a
son
epoque,
mais il
ne
semble
pas qu'il y
ait
attache
autant
d'importance
qu'il
aurait
fallu.
S'il
avait
compris,
d'ailleurs,
que
ces
interactions
n'ont
pas
cesse
d'avoir ieu - en toussens -
depuis
que
la science humaine
existe,
le
cadre
trop
rigide
de
son
Cours de
philosophie
n'aurait-il
pas
et
brisE
?
On
pourrait
donc
pr6tendre
que
ce
qui
est
vraiment
impos-
sible,
ce n'est
pas
d'tablir
l'histoire
de
la
science,
mais
bien
plut6t
de
degager
de
ce
reseau
inextricable
le
d6veloppement
d'une
seule
branche
de la
pens6e
humaine. Bien
plus,
il
est
facile
de
voir
qu'il
est
impossible
d'ecrire
l'histoire
complete
d'une
decouverte
un
peu
importante,
sans
esquisser
par
le
fait
meme
un
chapitre
de
l'histoire
de la
science.
Comment erait-on
comprendre,
par
exemple,
la
decou-
verte de la circulation du
sang,
si l'on n'etudiait l'evolution des
idees
sur
l'anatomie,
sur
la
zoologie
comparee,
sur
la
biologie
g/n6-
12
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
12/45
L'HISTOIRE
DE LA
SCIENCE.
rale,
sur
la
physique,
sur
la
chimie,
sur la
mecanique...?
De
meme,
pour expliquer
comment on
est
parvenu peu
a
peu
& dEterminer es
longitudes en mer, il faut recourir B l'histoire des mathematiques
pures
et
appliquees,
a
l'histoire de
l'astronomie
et
de
la
navigation,
i
l'histoire de
l'horlogerie,
etc.
11
serait
evidemment
facile
d'allonger
cette
Enumeration.
Enfin,
I'histoire
de
la
science
entiere
nous
permet
seule,
d'apprecier
justement
l'evolution
scientifique
A une
6poque
ou dans un
milieu
d6termin6.
I1
est
arrive
souvent,
en
effet,
qu'une
science
a
cess6 d'Wtre
cultivee,
tandis
qu'une
autre
progressait,
ou bien
que
la
culture
scientifique
se
deplaeait
dans
l'espace,
emigrant
d'un
peuple
i
l'autre.
Mais l'historien de la science, qui fait constamment la synth6se de
tous
les efforts
disperses,
ne
s'imagine
pas
alors
que
le
genie
humain
se
rallume
ou
s'Wteint
brusquement,
car
il
voit le flambeau
de
lumiere
se transmettre d'une science
A
l'autre,
ou
d'un
peuple
a
l'autre.
II
apercoit
mieux
que
personne
la
continuite
de la
science
dans
l'espace
et dans
le
temps,
et
est
ainsi
mieux
a
m6me
d'estimer
les
progres
de l'humanite.
L'historien
de
la
science
ne
doit
pas
se contenter
d'6tudier
de
quelles
manieres les
sciences
n'ont
cesse
de
r6agir
les
unes sur les
autres, il doit aussi
analyser
les interactions
qui
se sont constamment
produites
entre
les
idWes
scientifiques
et les
autres
phenomenes
intellectuels
ou
6conomiques.
Je sais bien
qu'on
a dit
que
l'ana-
lyse
de ces
interactions,
de
tres
haute
importance
pour
l'Ftudede
la
vie
antique,
plus
synth6tique
et
plus homogene
que
la
n6tre,
en a
beaucoup
moins
pour
la
comprehension
de notre
vie
moderne.
Mais,
cela est-il
bien vrai
?
Ne
parait-il pas
plus
vraisemblable,
au
con-
traire,
que
la
complexite
et
l'enchevdtrement
croissants
de notre vie
sociale
augmentent,
au
contraire,
dans
une
mesure
immense,
les
chances d'interaction?... Quoi
qu'il
en
soit,
l'utudede ces interactions
occupera
souvent
notre attention.
Mais
elle
ne
doit
point
nous faire
perdre
de
vue
que
notre
objet
propre
de
recherches
est,
avant
tout,
d'Mtablir'enchainement
des idWes
scientifiques.
Tous
les
ph6no-
m6nes
naturels,
psychologiques
ou
economiques qui
ont
pu
influen-
cer
et
modifier l'6volution
des
ph6nomenes scientifiques
seront
etudiks dans
notre
revue,
non
pour
eux-memes,
mais
accessoire-
ment
et
seulement
A
titre
explicatif.
En
resum6,
l'histoirede la science a
pour
but d'Ytablira
genese
et
l'enchatnement
des
faits
et des
iddes
scientifiques,
en
tenant
compte
de
13
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
13/45
GEORGE SARTON.
tous les
echanges
intellectuelset de toutes les
influences
que
le
progres
mmee
de
la
civilisation met
constamment
en
jeu.
Et il
resulte
immediatement de cette definition que la seule mani6rerationnelle
de
((
decouper
)
l'histoire
de la
science,
c'est
de
la
decouper
non
pas
par
pays,
ni
par
sciences,
ni
de toute autre
maniere,
mais
seulement
par 6poques.
Bien
entendu,
pour
rendre cette histoire
possible,
il
peut
etre utile
et meme
necessaire
d'ecrire
des
monographies
et des
syntheses
partielles
de
diverses
esp6ces.
Ainsi,
la
consultation
des
archives
d'un lieu
determine
conduira naturellement a la
redaction
d'une
etude
sur
l'histoire
des sciences en cet
endroit.
Un savant
sera
plutot
tente de rechercher
la
filiation d'une idee
scientifique
qui
l'int6resseparticulierement,ou de reconstituer la vie d'un pred6ces-
seur dont
il
aura,
mieux
que personne, compris
l'oeuvre
et
le
genie.
Mais toutes ces recherches
sont
necessairement
incomplhtes
et
n'acqui6rent
oute
leur
signification
que
lorsqu'elles
ont ete
mises a
leur
place
dans une
histoire de la
science
a
l'epoque
consideree.
11
est
bon
d'ajouter
encore
que
toutes les
monographies
ne
sont
pas
egalement
utiles:
il
en
est
de
saugrenues
et de
maladroites
qui
embrouillent
et
retardent
inutilement
l'oeuvrede
synthese.
Toute
synthese
implique
une
selection
prealable.
II est
clair,
par
exemple, qu'une histoire de la science ne peut viser, sous peine de
devenir
incomprehensible,
a
reproduire
tous
les
details
techniques
qu'un
savant
pourrait
exiger
pour
satisfaire
a
des
besoins
tres
spe-
ciaux.
Aussi,
a
c6te
de l'histoire
generale
des
sciences,
il
y
aura
tou-
jours place,
pour
des
histoires
plus
speciales,
dont
le but sera
plut6t
scientifique
et
technique
que
philosophique,
et
qui
se
limiteront
a
l'6tude
plus approfondie
d'une
ramification de la
pensee
scientifique.
Je
n'ai
pas
besoin
de
dire
que
ces
histoires
sp6ciales
seront
rendues
plus
faciles
lorsque
l'histoire
de
la
science
leur servira
a
la
fois de
cadre et de guide. Elles seront surtout n6cessaires pour les periodes
les
plus
rapprochees
de
nous
et
devront, d'ailleurs,
etre
completees
et
couronnees
elles-nlemes
par
une
histoire des
idees
generales.
L'elaboration
de
l'histoire
de la
science necessite
l'emploi
des
methodes
et
des
sciences auxiliaires
de l'histoire
proprement
dite,
pour
etablir
la
critique
externe
et
interne des
mat6riaux
utilises.
Ces
methodes ont
et6
parfaitement
decrites
et
discut,es
dans des
manuels
classiques
-
ceux
de
Bernheim
et
de
Langlois
et
Seignobos,
par
exemple
-,
mais
elles
doivent
etre
completees,
a
l'usage
des
historiens
de la science, pardes methodesplus speciales. Je ne puis songer a les
exposer
ici. Mais on
comprendra
aisement
que
pour
etablir,
par
14
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
14/45
L'HISTOIRE
DE
LA SCIENCE.
exemple,
la
date
a
laquelle
une
decouverte
a
reellement
penetr6
dans
la
science
et
est venue enrichir
l'experience
humaine,
la
critique
his-
torique doit etre doubl6e d'une critique scientifique, empruntantses
ressources
et ses
arguments
aux sciences
positives.
En
somme,
tous
nos
efforts
doivent
tendre
a
ranger
les faits
scientifiques
dans
un
ordre
d6termine,
donc
A
leur
assigner
a
chacun une date aussi
precise
que possible,
non
pas
la date
de
leur naissance ni de leur
publication
mais
celle de
leur
incorporation
effective
dans
la
pens6e
scientifique.
De
m6me,
les
biographes
doivent s'efforcer
de nous delimiter
avec
precision
les
periodes
pendant
lesquelles
l'influence
des savants
de
genie
s'est
fait sentir avec
le
plus
d'intensite,
pour
pouvoir
les
ranger,
une ou plusieurs fois, dans des series chronologiques. Oncongoitque
cela
pr6sente
parfois
de
tres
grandes
difficultes,
mais
j'y
ai insiste
pour
faire voir ce
qu'on
exige
de
l'erudition
historique, qui
est
la
base
indispensable
de
toutes nos
recherches.
Ces
quelques remarques
completent
et
precisent
notre
definition
de
l'histoire
de
la
science.
Mais,
pour
achever
de
determiner
notre
pro-
gramme,
il est
necessaire
d'examiner
d'un
peu
plus
pros
les diverses
categories
d'influences
qui
peuvent
modifier l'evolution
des idees
scientifiques
-
et c'est ce
que
nous
ferons
maintenant.
Puis,
dans
les
chapitres suivants, je mettrai en evidence sous quels points de vue il
est le
plus
utile
de
contempler
cette evolution
pour
en faire
une etude
approfondie
et
vraiment
fructueuse.
Nous
examinerons successivement
l'interet
que
pr6sentent
pour
nos
etudes:
1o
l'histoire
de
la
civilisation;
20
I'histoire
de
la
technologie;
30 l'histoire
des
religions;
4? l'histoire des
beaux-arts,
enfin
5o les
recherches
archeologiques,
anthropologiques
et
ethnologiques.
1?
Science
et
civilisation.
-
Depuis
le
xviii
sikcle,
et
notamment
sous l'influence des idees de Vico, de Montesquieuet de Voltaire, la
conception
de
l'histoire
n'a
cesse
de devenir
plus
synthetique,
et
l'histoire
gienrale
d'autrefois,
dont
l'interet
principal
r6sidait dans
les fastes
militaires,
est devenue
peu
a
peu
une
histoire
de la
ciyilisa-
tion.
L'importance
de connaitre
cette
histoire,
ne
fit-ce
que pour
pouvoir
situer les
evenements
scientifiques
dans
le milieu
qui
leur a
donn6
naissance,
est
evidente.
Aussi,
presque
tous
les
historiens
de
la
science sont-ils
d'accord
pour
admettre,
comme
l'a
propose
Cantor,
que
l'histoire
de
la
civilisation constitue
en
quelque
sorte le
fond
du
tableau sur lequel se detachera au premier plan l'objet de leurs
recherches.
2
15
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
15/45
GXEOROE
ATON.
Mais,
d'autre
part,
I'historien
proprement
dit,
devenu
par degr6s,
un
historien
de
la
civilisation,
ne
peut
plus ignorer
l'histoire de
la
science. La synth6se que notre revue se propose d'6laborer l'intW-
resse
done
directement.
Deja,
les
grandes
histoires
universelles
les
plus
recentes
contiennent
des
chapitres
consacres
A
l'histoire des
sciences.
II
est
vrai
que
la
place
leur
y
est
avarement
mesur6e,
mais
il
est
a
prevoir
qu'a
mesure
que
l'histoire
de la
science
sera
mieux
synthetisee
et
deviendra
plus
famili6re
a l'historien
proprement
dit,
celui-ci
s'en
effrayera
moins
et lui donneraune
plus
large
hospitalitY.
Une
nouvelle
evolution
de
l'histoire,
completant
celle
a
laquelle j'ai
fait
allusion
plus
haut,
augmentera
peu
a
peu l'importance
relative
accordeea l'histoire de la science, et peut-6trecelle-ci deviendra-t-elle
un
jour
l'61ementcentral
de l'histoire de
la
civilisation,
celui
autour
duquel
tous
les
autres 616ments
se
grouperont pour
l'expliquer
et
le
mieux
faire
ressortir.
La
science
n'est-elle
pas
le
plus
puissant
facteur
de
l'Nvolution
humaine? Et
d/s
lors,
ne serait-il
pas lbgitime
que
tous
les autres
facteurs
lui
fussent
subordonnes dans
le
r6cit de
cette
Evolution
?
Quelques
exemples
feront
mieux
comprendre
la
portke
explicative
de l'histoire
de la civilisation.
Pourquoi
l'astronomie
s'est-elle
consti-
tuee en doctrinedans la Chaldee,et non
pas
dans d'autresmilieux
phy-
siques
identiques?
Un
sociologue,
Waxweiler
(1),
croit en
d6couvrir
la
cause
dans
l'existence
d'c<
rchives
))
-
il existe
des
inscriptions
sumeriennes
vieilles
de
cinquante
sidcles.
Comment se
fait-il
que
les
manuscrits
latins,
contenant
les
traductions
d'auteurs
grecs
6tablies
d'apres
les
textes
arabes,
aient
si
longtemps
arrWte
'essor
des
traduc-
tions latines
imprimies
qui
avaient ete
etablies
directement sur des
textes
grecs?
Les
premieres
traductions
etaient
cependant
bien infe-
rieures. A.-A.
Bjirnbo
en
a
donne
des
raisons
qui
paraissent
tr8s
plau-
sibles : c'est la
rarete
croissante des
imprimes qui
s'6puisaient,
relati-
vement aux
manuscrits sans cesse
recopies
et
qui
done
se
multipliaient;
c'est
l'ignorance
et le
manque
d'esprit
critique
des
copistes;
enfin,
c'est
le
prestige
exerce
par
toute la
litterature
arabe,
en
partie
a
cause
de son
abondance
(2).
Pour
expliquer
la
creation
du
systeme
m6trique
(')
E.
WAXWEILER,
Sur les conditions sociales
de la formation
et de la
diffusion
d'une
doctrine
cientifique
ansses
rapports
avec la
religion
et
la
magie ,
Bull. de l'Institut
Solvay,
n?
21, p. 916-936,
(
Archives sociolo-
giques
,
n?
336,
Bruxelles,
1912.
(2)
A.-A.
BJORNBO,
Die
mittelalterlichen
ateinischen
Uebersetzungen
us
16
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
16/45
L'HISTOIRE DE LA SCIENCE.
par
les
r6volutionnaires
franais,
il
faut
y
voir
non seulement
une
rtforme
scientifique,
mais aussi
-
pour
une
part
-
une
reaction
contre le (pied du roi ) de Fancien regime(1). Des mesures fiscales,
ou
la
promulgation
de
lois
protegeant
le
capital
ou
le
travail,
peuvent
modifier
l'orientation
industrielle et
commerciale d'un
pays,
et
retentir
indirectement sur
sa
production
scientifique.
Pour
com-
prendrel'origine
et le
developpement
de la
geographie,
il
faut
tenir
compte
d'une foule de
mobiles
tout
i
fait
etrangers
a la
science,
par
exemple:
la
recherche de tr6sors
fabuleux,
I'ambition
des
conqut-
rants,
le
proselytisme religieux,
les instincts
aventureux
des
explora-
teurs...
Enfin,
il
est
de
la
plus
haute
importance
de bien
connaitre
l'histoire des epidemies,notammentdes
6pid6mies
medievales,et d'6tu-
dier
tous
les
phenom/nes
sociaux
qui
en
ont
6tE
es
causes
et
les
conse-
quences,
pour apprecier
sous son vrai
jour
l'evolution des
idees
medicales.
On
a
pretendu quelquefois que
l'histoire
des
sciences,
comme aussi
celle des beaux-artset des
lettres,
serait
moins
complexe
et
beaucoup
plus
facile
a etablir
que
l'histoire
gen6rale.
En
effet,
l'histoire
g6n6rale
du
passe
est
l6aboreetout entiWre
ur
la
foi de
t6moignages
de
seconde
main;
au
contraire,
les
materiaux
qu'utilise
l'historien de la
science
sont
presque
toujours
les
ceuvres
memes
des savants.
De
plus,
les
ouvrages
r6diges
par
ceux-ci
sont en
genEral
beaucoup plus
desint6-
resses,
plus
exacts et
plus
precis
que
ne
le
sont
les
relations
d'evene-
ments
politiques,
presque
toujours
passionn6es
et
fatalement
vouees
a
l'inexactitude
Cette
remarque
contient une
grande
part
de
verite,
mais
il
faut
y
faire
de nombreuses restrictions
qui
en
enervent
beau-
coup
la
valeur.
Tout
d'abord,
l'historien
de
la
science ne
peut
se
borner
a
l'etude
des
decouvertes
proprement
dites,
mais il
doit
y
joindre
1'etudede
la
mentalite
et
des
milieux
scientifiques.
De
plus,
comme
je
l'ai
deja
dit
plus
haut,
il ne
suffit
pas
de
savoir
quand
une
dkcouvertea
ete
publiee,
mais
quand
elle
a et0
reellement
incorporee
dans
la
science,
et
cela
necessite une
critique
trWs
6netrante
non
pas
seulement
des
memoires
originaux,
ni
des
ouvrages
de
vulgarisation,
mais aussi
des
temoignages
des
contemporains.
D'ailleurs,
pour
ce
qui
concerne
les
temps
ant6rieurs
a
l'imprimerie,
nous
ne
possedons
dem
Griechischen auf
dem
Gebiete
der
mathematischen
Wissenschaften
?,
Archiv . Gesch.d. Naturw. u. d. Technik, . 1,1909,p. 385-394.
(1)
HENRI
BOUASSE,
La
science et
I'histoire de
la
civilisation
?,
Revue
du
moi,
t.
I,
p.
56-479,
Paris,
4906.
17
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
17/45
GEORGE
SARTON.
gmenralementplus
les
ouvrages
originaux,
et nous ne
pouvons
les
rttablir
qu'en
nous
livrant
B
des
conjectures
nombreuses.
Enfin,
il
faut se rappelerque la loyaute scientifiquen'estqu'uneconqudteassez
r6cente.
Les anciens
auteurs
ne se
gdnaient
guere pour
se
plagier
de
la mani6re a
plus
6hont6e,
et
ils
oubliaient
frequemment
de
citer
leurs
sources.
La
remarque
est
peut-tre
plus
vraie
pour
l'histoire
contemporaine,
car
de nos
jours
les
idees
et 13s aits
scientifiques
sont
immediatement
publies
et
codifies,
et des
academies,
des
archives et des
recueils de
toutes sortes
exercent
une
surveillance
constante
et
vigilante
sur la
production
scientifique
du monde entier.
Mais,
de
toutes
manieres,
le travailcritique de l'historien de la science, s'il est susceptible d'une
plus grande
precision
que
celui
de l'historien
proprement
dit,
n'en
est
pas
moins
complexe,
ni
moins
difficile
:
il
est
different.
2o
Science et
technologie.
Les
besoins industriels
posent
sans
cesse de nouveaux
problemes
A
la
science,
et
contribuent
ainsi
direc-
tement a d6terminer
la
marche de son evolution. D'autre
part,
les
progres
de
la science font naitre
incessamment
de nouvelles
indus-
tries,
on
en
ressuscitent
d'anciennes.
II
en
rksulte
que
l'histoire de
la
science
et
celle de
la
technologie
sont
si
intimement
enchevAtrees,
qu'il
n'est
pas
toujours
possible
de les
degager
l'une de
l'autre,
et
que
I'historien
de la
science
est
irresistiblement entrain
'a
Etudier1'evo-
lution
des sciences
appliquees.
E.
Gerland
(1)
a
montr6
que
c'est le
besoin de
bonnes
pompes
a
vide
qui
a fait
apparaitre
A
Leiden,
au
commencement
du
xviII?
si6cle,
les
premiers
ateliers
pour
la
construc-
tion
d'instruments
de
precision,
et
je
n'ai
pas
besoin de dire
de
quelle
importance
ces
ateliers
ont
ete,
dans la
suite,
pour
les
progres
de
la
physique.
Mais
voici
des
exemples,
sinon
plus
suggestifs,
du moins
plus retentissants. On salt qu'il suffit d'une decouverte geologique
pour
transformer
un
peuple
d'agriculteurs
en un
peuple
industriel,
c'est-a-dire
pour
modifier
de fond
en
comble
ses besoins
scienti-
fiques. L'exploitation
des
mines a
exerce,
de tout
temps,
une telle
influence sur
le
developpement
de
la
science,
que
L.
De
Launay
n'hesite
pas
A
ecrire:
o
II
n'est
peut-etre
pas
exag6r6
de
comparer
la
place que
la
mine a
tenue
dans
l'histoire
des
sciences,
avec
celle
du
temple
dans
l'histoire des arts
(2).
O
Le
m6me
auteur
a
fait
ressortir,
(i)
E.
GERLAND,
Das Handwerkin der Geschichteder Physik ),
Arch. f.
Gesch.
d.
Naturw.
u. d.
Tech.,
t.
1,
1909,
p.
347-353.
(2)
L.
DE
LAUNAY,
a
conquete
min6rale,
Paris,
1908,
p.
271.
18
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
18/45
L'HISTOIRE
DE LA
SCIENCE.
avec
beaucoup
de
clarte,
le
r61e
historique
immense
que
les mines
d'argent
du
Laurion
ont
jouW
dans le
developpement
de
la
puissance
attique, c'est-i-dire dans l'histoire de la civilisation indo-europ6enne
tout
enti6re. L'histoire de la
chimie serait
parfois
incomprehensible,
si l'on
n'y
associait
celle des
industries
chimiques: rappelez-vous
I'actionexercee
par
l'industrie
des
matieres
colorantes sur les
progres
de la chimie
organique,
et,
inversement,
l'heureuse
influence con-
stamment exercee sur
cette industrie
par
la
Soci6tt
chimique
alle-
mande et
par
ses
Berichte;
c'est
1h,
il
est
vrai,
un
exemple
vraiment
remarquable
et
peut-etre unique
dans
sa
continuite,
de
l'entr'aide
que
la
science
et
l'industrie
peuvent
s'accorder.
Mais on
sait assez
i
quel point
les industries
chimiques
sont intimement liees a la civili-
sation
generale
:
chaque
synthese
d'un
produit
naturel
(indigo,
garance,
vanille, caoutchouc,
etc.)
met
en
peril
une industrie
agricole
et bouleverse l'economie d'un
pays.
Les
inventions
techniques
(1)
sont
parfois
si etroitement conditionn6es
par
les
necessites
industrielles,
que
le hasard
et la
fantaisie
personnelle
des
inventeurs
semblent
elimines.
A
chaque
moment,
l'industriel
peut
dire:
((
Voila l'inven-
tion
qui
devrait
etre
faite
pour
ameliorer mon
rendement,
et
i
mesure
que
l'industrie devient
plus scientifique,
il
arrive
qu'il
peut
definir
cette
invention avec une
precision
telle
que
le
probleme pose
a
l'inventeurest enti6rement
determine.
De
plus,
chaque
invention
en
declanche
une
serie
d'autres,
que
la
premiere
a
rendues
n6cessaires,
ou
qu'on
n'aurait
pu
realiser
ni
meme
concevoir
auparavant.
Enfin,
les
besoins
du commerce retentissent
constamment
sur le
developpement
des
sciences,
non seulement
sur
le
developpement
de
la
geographie
et,
par
ricochet,
des
sciences
naturelles
(c'est trop
evi-
dent,
pour que
je
m'y arr6te),
mais
aussi
sur le
developpement
des
mathematiques.
II
faut,
en
effet,
tenir
compte
des besoins
comptables
de
leur
epoque,
pour
apprecier
et
critiquer
justement
l'introduction
des
chiffres
arabes
en
Occident
vers
le
xIIi"
i6cle,
et
des notations
relatives
aux
fractions
d6cimales
a
la fin du xvi
siecle.
Ce sont encore
des
necessites
commerciales
qui
ont
entraine les
perfectionnements
successifs
de la
navigation,
done de
l'astronomie,
et
qui
ont deter-
mine,
en
grande
partie,
1'evolutiondes
systemes
de
poids
et
mesures.
Si nous nous
placons
maintenant au
point
de vue de
l'industriel,
il
est
facile
de voir
qu'il
a
un
intre't
tres
serieux
a
bien
connaitre
(')
Cfr. G.
DE
LEENER,
Bull. de
l'Institut
Solvay,
a
Archives sociolo;
giques
,
ns
190 et
2b6,
1911,
et no
322,
1912,
Bruxelles.
19
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
19/45
GEORGE SARTON.
l'histoire
de
la
technologie,
done aussi
l'histoire de
la
science.
Mais,
malheureusement,
si
l'evolution des
techniques
prehistoriques
a fait
l'objet d'6tudes trhs nombreuses, l'histoire de la technologie pen-
dant
les
derniers
siecles
presente
encore d'6normes
lacunes
Cela
est
dui
en
grande
partie
au
fait
que
les d6couvertes
industrielles
sont
souvent
enveloppees
de
mystere.
II faut
encourager
d'autant
plus
les
recherches
monographiques
dans ce
domaine;
il
est
extrmmement
utile,
par
exemple,
de faire
des etudes
critiques
sur la vie et l'oeuvre
des inventeurset des
grands
industriels.
3?
Science
et
religion.
-
La
science et la
religion
n'ont
jamais
cesse
de
rbagir
'une sur I'autre, meme en notre temps et dans les pays oi
la
science
a
atteint
un
haut
degr6
de
perfection
et
d'independance.
Mais,
bien
entendu,
ces interactions
sont
d'autant
plus
nombreuses
et
plus profondes que
l'on
considere
des
epoques
plus
eloignees
de
nous,
et une
science
plus jeune.
Les
peuples primitifs
ne savent
pas
encore
faire
le
depart
des
idWes
cientifiques
et des idees
religieuses,
ou
plus
exactement,
cette
classification
n'a
pour
eux
aucun sens.
Plus
tard,
quand
la division du
travail
a
cre6
des
techniciens ou des savants
distincts
des
prdtres,
ou
des
prdtres plus
specialisEs
dans
la science
que
d'autres,
l'interpretation
des
livres
saints
et l'observation des
rites,
les besoins de
l'agriculture
et de
la
m6decine,
et l'on
pourrait
ajouter,
tous
les
d6sirs,
toutes
les
craintes,
toutes
les
inquietudes
d'une
existence
pr6caire
et
mysterieuse
ont
fait naitre et ont
entretenu
des
rapports
constants
entre
la
science
et la
religion.
Les
grandes
6pid6mies,
dont
j'ai
d6jt
indique
l'intkrdt,
eten
g6n6ral
tous
les cata-
clysmes
ont eu
pour consequence
des mouvements
ntenses de ferveur
et
de fanatisme
religieux,
dont la science a
subi
le
contre-coup.
Ce
sont
plus
d'une
fois les
th6ologiens qui
ont
assure
la transmission
des
idees
scientifiques;
ce fut
le
cas,
par
exemple,
pour
la
periode
qui
s'est
kcoul&e
ntre
la decadence de la
seconde
Ecole
d'Alexandrie
et
le
Ix*
siMcle;
on
sait,
en
effet,
que
c'est
en
grande partie
aux
PNres
de
1'iglise
latine
et
a
l'heresie nestorienne
que
nous
devons
sinon le
progr6s,
du
moins
la conservation
de
la
science
&
cette
epoque.
Des
phenomenes religieux
ont eu
parfois
sur les
progres
de
la science
des
repercussions
moins
directes,
mais non
moins
importantes
:
ainsi,
A.
de
Candolle
a
prouv6
que
la
population
protestante,
expuls6e
des
pays catholiques au xvr, au xvll et mdme au
xvnI?
siecle, a pro-
duit
un
nombre
de
savants
distingues,
tout i fait
eKtraordinaire;
oila,
certes,
une
consequence
bien
impr6vue.
20
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
20/45
L'HISTOIRE
DE LA
SCIENCE.
Ces
interactions
entre la
science et la
religion
ont
pris
le
plus
sou-
vent
une
forme
agressive.
Mais
quand
nous
parlons
de
conflits
entre
la science et la religion, il s'agit, en fait, de conflitsentre la science et
la
theologie,
ou,
si l'on
veut,
d'un
conflit
perp6tuel
entre les
ten-
dances
scientifiques
et
les
tendances
cl6ricales.
I1
est vrai
que
le
public
distingue
mal
ce
qui
est
sentiment
religieux
et
croyance
inn6e de ce
qui
est
dogme,
rite,
formalisme
et
convention,
et les
th6ologiens,
en
Pffectant
de considerer les
attaques
dont ils
6taient
l'objet
comme
des
attaques
contre
la
religion
meme,
n'ont
cesse
d'aggraver
cette
equi-
voque,
au
lieu de
la
dissiper:
il en
est
resultW
ue
des Amessincres et
vraiment
religieuses
ont
souvent
traite
la
science
en
ennemie.
C'est
ainsi que l'histoire de la science s'entremdleconstammentA 'histoire
des heresies
religieuses.
40
La
science
et l'art.
-
Quelques
remarques
pr6liminaires
sur
les
caracteres
propres
du
travail
scientifique
et du
travail
artistique
sont
indispensables
pour
faire voir dans
quelles
limites nos
comparaisons
doivent
etre
comprises
pour
6tre
vraiment
utiles
et
significatives.
On
attribue
g6neralement
peu d'importance
aux
questions
tech-
niques
dans
l'histoire de l'art.
Sans
doute,
ces
questions
jouent
un
assez grand r61edans les arts decoratifset l'architecture,mais elles y
relivent
plut6t
de la
technologie
et sont
mdme
l'objet
d'un
enseigne-
inent
distinct de
l'enseignement
artistique proprement
dit.
En
tout
cas,
on
concoit
tres
bien une
histoire de
l'art oh
les
questions
de
tech-
nique
ne soient
que
rarement
6tudiees,
et c'est
ainsi
d'ailleurs,
que
presque
toutes
les histoires
de
l'art sont
faites.
Y
a-t-il
beaucoup
de
personnes
qui
se demandent
quelles
couleurs
Botticelli
utilisait?
ou
quel
etait
le
vocabulaire
de
Platon
ou
de Goethe?
Nous
aimons
l'oeuvre
d'art
pour
elle-meme
:
c'est le
resultat
surtout
q.ui
nous
int6resse,
et
dont
nous nous
efforcons
de conserver
le
souvenir;
au
contraire,
dans
le
domaine de
la
science,
le
resultat
nous
int6resse
en
general
beau-
coup
moins
que
les
methodes
qui
nous
ont
permis
de
l'obtenir. C'est
que
l'histoire
de la
science n'est
pas
seulement
une histoire
de
l'intel-
ligence,
mais
aussi
-
et
pour
une
part
beaucoup
plus large
-
une
histoire
des
instruments
materiels et des
instruments
logiques
succes-
sivement
crees
par
cette
intelligence
pour
en
etre
aidee,
et encore: une
histoire
de.
l'experience
humaine. Cette
exp6rience
a,
en
effet,
une
signification
et
une
valeur
beaucoup plus
considerables
pour
le savant
que
pour
l'artiste.
L'artiste
admire,
mais le
savant
utilise
l'oeuvre
de
ses
predecesseurs;
l'artiste s'en
inspire,
mais
le
savant
s'efforce
de
21
-
8/17/2019 Sarton - l'Histoire de La Science
21/45
GEORGE
SARTON.
l'incorporer
tout
entiere
dans
l'oeuvre
nouvelle. Aussi
bien,
la
notion
de
progr&s
rtistique
me
parait
bien difficile
i
6tablir.
Rodin
sculpte-
t-il mieux que Verrocchio,ou que Polyclete?Lestableaux de Carriere,
de Watts
ou
de
Segantini
sont-ils
plus
beaux
que
ceux de Fra
Ange-
lico,
des
Van
Eyck
ou de
Moro?Ces
questions
ont-elles
meme un
sens?
II
y
a
eu a
toutes
les
6poques
de
grands
artistes
et
des
artistes
m6diocres. On oublie