roman fiction || fiction et abstraction

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Armand Colin Fiction et abstraction Author(s): TIPHAINE SAMOYAULT Source: Littérature, No. 123, ROMAN FICTION (SEPTEMBRE 2001), pp. 56-66 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704825 . Accessed: 16/06/2014 05:18 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.21 on Mon, 16 Jun 2014 05:18:52 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Fiction et abstractionAuthor(s): TIPHAINE SAMOYAULTSource: Littérature, No. 123, ROMAN FICTION (SEPTEMBRE 2001), pp. 56-66Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704825 .

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■ TIPHAINE SAMOYAULT, UNIVERSITÉ PARIS 8

Fiction et abstraction

Fiction Mais graphique,

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termes. bio- Mais je commencerai par les lier sur le mode de l'évidence bio-

graphique, évidence qui en fait à plus d'un titre une idée négative. Pour avoir travaillé près de dix ans sur le roman à l'occasion d'une thèse, pour en avoir aussi écrit quelques-uns, sans jamais, mais jamais, me poser la question de ce qu'était la fiction, je présuppose d'abord que celle-ci constitue un point aveugle que je me propose abusivement d'étendre à sa caractérisation. Je remarque en second lieu que la fiction est (presque) toujours définie pour ce qu'elle n'est pas. Elle est ce qui n'est ni l'autobiographie ' ni l'histoire, ni la philosophie. Comme l'écrit Alexis Tadié dans « La fiction et ses usages », article qui servira de point de départ à mon hypothèse, la fiction ne peut pas s'entendre comme un absolu, mais comme « un concept limite, qui permet de fixer des bornes, de définir négativement d'autres champs : la fiction se mani- feste quand l'histoire cesse d'être récit historique, quand la philosophie renonce à être enquête rationnelle, quand la vérité perd ses droits et le mythe son efficace» 2. Pour autant, ce qui se caractérise négativement donne lieu à des formes positivement stables qu'il semble possible d'identifier.

D'où l'intérêt de partir de la question de l'usage pour tenter non une définition, mais une caractérisation ontologique de la fiction en pro- posant de la confronter à une autre valeur qui pourrait sembler s' «opposer» à la fiction et qui est l'idée d'abstraction. L'abstraction ne peut constituer un point de départ pour la fiction, comme par exemple pouvait le faire le mythe, mais elle peut être la forme ultime que lui donne un récit3.

LA FICTION EST UNE IDÉE ABSTRAITE QUE L'AUTEUR, COMME LE LECTEUR, RÉALISENT

Prenant pour point de départ l'article d'Alexis Tadié, puisque aussi bien je me propose moi aussi de travailler l'usage, j'en résume l'argu- 1. En ce sens, un des rares praticiens des genres à en faire (malgré lui) un objet et à la nommer est Philippe Lejeune, qui la voit comme l'antithèse principale dans tout son système définitoire de l'écriture de soi. 2. Alexis Tadié, « La fiction et ses usages », Poétique, n° 1 13, 1998, p. 1 1 1-125, p. 1 13. 3. C'est l'hypothèse que fait aussi Isabelle Daunais pour parler de la « condition moderne du roman », dans La Place du personnage: le roman réaliste et ses fictions , 2001 (à paraître) : « C'est lorsque toutes les fic- tions sont vaincues ou abolies, c'est-à-dire toutes les fictions comme écarts, comme possibilités, comme re- présentations autres, qu'apparaît l'abstraction, qui n'est pas une forme transcendante ou plus idéelle que les autres mais la seule forme possible qui ne soit pas une variation. »

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FICTION ET ABSTRACTION ■

mentation. S' inspirant des travaux de Richard Wollheim sur l'art4, il reconnaît qu'on ne peut définir la fiction, qui ne peut être dès lors que propriété des œuvres de fiction (je ne peux pas la définir mais je peux en donner des exemples). Il admet également, au cours d'une argumentation plus linguistique où il prend en compte la question des contrefactuels, qu'il n'est pas nécessaire d'établir une dichotomie ontologique entre le langage de fiction et le langage non fictionnel. Enfin, il insiste sur le rôle du lecteur et sur les principes qui gouvernent son rapport au texte: « le lecteur d'une fiction se trouve [...] dans une position de négociation des différents actes de narration qu'il articule pour "faire semblant".»5 Ou encore : « la relation fictionnelle n'est pas dépendante d'une sémantique, elle opère à un niveau différent de celui de la signification intrinsèque des énoncés: elle relève de leur usage et de leur interpréta- tion, c'est-à-dire, me semble-t-il, d'une pragmatique. En ce sens, la fic- tion ne s'oppose pas à la vérité mais procède d'une pratique langagière et cognitive indépendante d'une relation de vérité ou de fausseté»6. Il me semble qu'Alexis Tadié se propose ici deux objets distincts: une caracté- risation positive de la fiction entendue comme catégorie et une analyse pragmatique, fondée exclusivement sur le rôle du lecteur. A l'impossibi- lité de l'une, il répond par l'autre, comme si l'examen de la relation entre le langage et le lecteur tenait lieu, presque par défaut, de définition de la catégorie. En outre, il présente cette relation comme un processus visant au bout du compte à «faire semblant».

Il y a là, me semble-t-il, une autre difficulté ; en effet, il serait possible de renverser cette proposition : le lecteur de fiction articule aussi les différents actes de narration afin de produire la fiction: non pas seu- lement de la faire fonctionner (mais Alexis Tadié, comme Jean-Marie Schaeffer, comme beaucoup d'autres, ont une position fonctionnaliste à son égard), mais encore de savoir que « cela est fiction » (position onto- logique). Si le lecteur constitue bien un rouage important dans la chaîne de production de la fiction, c'est d'abord dans l'actualisation, pour son propre compte, des énoncés, et non dans l'interprétation ou pire, dans la croyance. Pour le lecteur, la fiction est l'abstraction des énoncés qu'il lit et dès lors réalise: lire un texte de fiction, lire un texte comme fiction, c'est ainsi, en dernière analyse, produire l'idée de la fiction - et l'indis- cernabilité des énoncés référentiels et des énoncés fictionnels, sur laquel- le bute pour une large part la théorie, semble venir renforcer cette hypothèse en ce qu'elle postule que la différenciation ne se fait pas à ce niveau. Plutôt alors que de recourir à des signaux d'intentionnalité exter- ne (ce que propose Searle), comme de se fier au paratexte ou à un savoir latéral, il me paraît important de poser des formes internes de l'intention

4. Richard Wollheim, Art and its Objects, Cambridge University Press, 1980. 5. Alexis Tadié, art. cité, p. 120. 6. Ibid.

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■ ROMAN FICTION

touchant, du côté de l'auteur comme de celui du lecteur, la formation d'une idée abstraite: la fiction.

Pour lever d'emblée les objections qui ne manquent pas de surgir dès que l'on parle d'intention, je propose de définir celle-ci comme un cercle qui va de l'auteur au lecteur et dont tout le centre est le texte. Je précise aussi que je n'entre pas dans le débat, ouvert dès 1946 par « The Intentional Fallacy » de Wimsatt et Beardsley 7, portant sur l'intention d'auteur comme critère ou non d'interprétation, mais que je comprends l'intention au plus près de l'idée très générale d'une intentionnalité de l'art. Le deuxième chapitre du livre de Michael Baxandall, Formes de l'intention 8, fournit quelques éléments d'analyse: sa définition de l'inten- tion vise à comprendre les conditions d'apparition d'un objet et s'appli- que aux tableaux plutôt qu'aux peintres. On pourrait aussi recourir à la notion husserlienne d'objet investi d'esprit {Ideen II, 56h), traitée par Jean-Marie Schaeffer dans un article intitulé « Littérature et intentionnalité»9, et sa difficulté d'usage dans le vocabulaire littéraire: cette notion permettrait d'intégrer l'action de l'œuvre à l'œuvre, ce qui pourrait être une autre manière de poser la structure ď intentionnalité de la fiction. À partir de là, on peut faire l'hypothèse que l'auteur n'a pas besoin de la fiction, d'y réfléchir ou de la penser pour écrire un roman ou une nouvelle, pas plus que le lecteur n'est obligé de la prendre en compte pour lire un roman ou une nouvelle. Dans la structure ď inten- tionnalité de l'œuvre littéraire, la fiction est sans doute à l'horizon le plus lointain; plus proches et concrètes sont les façons dont le genre, le langage, les personnages l'inscrivent.

Dès que l'on tente d'envisager la fiction à partir des formes (par exemple le roman) et non à partir des énoncés, on la voit s'éloigner, s'évanouir ou devenir caduque. Où est-elle, à quoi sert-elle dans et pour des textes comme la Recherche ou Mort à crédit ? La discrimination des énoncés référentiels et fictionnels est impossible et se ramènerait à une simple recherche de signes autobiographiques, obligeant à recourir à du matériau externe. C'est là que les deux positions antagonistes sur la fic- tion me semblent mal s'appliquer. La position anti-référentialiste n'est pas tellement plus satisfaisante que la position référentialiste : elle cor- respond à ce que j'appellerai la fausse révolution copernicienne du struc- turalisme. Si elle constitue un principe méthodologique efficace pour découper les textes et les envisager de façon isolée, elle n'obéit pas nécessairement au travail propre du texte. Il me paraît au contraire évi- dent que le roman comme forme et comme art estompe la distinction

7. W.K. Wimsatt et Monroe Beardsley, «The Intentional Fallacy » [1946], dans Monroe Beardsley, The Verbal Icon. Studies in the Meaning of Poetry, University of Kentucky Press, 1954. 8. Michael Baxandall, Formes de l'intention, sur l'explication historique des tableaux, Jacqueline Cham- bón, 1991. 9. Dans Littérature et théorie ( intentionnalité , décontextualisation, communication), Champion, 1998.

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FICTION ET ABSTRACTION ■

nette entre réalité et fiction. Pour preuve, l'attachement du lecteur pour le texte romanesque, qui ne peut s'analyser qu'en termes d'ouverture, de prolongement ou d'augmentation: l'enveloppement de la vie du lecteur dans le temps de sa lecture (plus que dans celui du livre), est moins une confusion entre le monde de la fiction et monde réel, ou un remplace- ment provisoire (bovarysme), qu'un débordement significatif de l'un par l'autre. J'aime citer, pour illustrer cette idée, une très belle lettre d'Henri Legrand, envoyée à Jules Romains après la publication du vingt- septiè- me volume des Hommes de bonne volonté et où son auteur exprime un échange de propriété entre la fiction et la «vraie vie» : « En refermant un roman, j'ai toujours eu l'impression que les héros du livre étaient au bout de leur vie, que leur fiction s'évanouissait et que moi je restais le vivant, le survivant. [...] Mais cette fois-ci, je n'ai pas ressenti une pareille assurance... A cette dernière étape du Banquet, j'ai éprouvé que c'était moi qui partais, qui quittais un monde peuplé de beaucoup de vivants, bien vivants, que j'avais accompagné pendant bien des années. Soudainement, ils m'ont tous quitté, pour continuer leur vie sans moi, sans que je puisse encore les regarder et marcher avec eux. Celui qui meurt, à la fin des H.B.V. , c'est le lecteur.» 10 La durée inverse deux mondes; le lecteur devenu personnage est abandonné par l'auteur, mais aussi par les autres habitants de la fiction. Ce prolongement, cette ouver- ture, indiquent qu'il peut y avoir problème à toujours traiter de la fiction en terme de référence, c'est-à-dire finalement comme intermonde entre vrai et faux.

Peut-être, c'est une hypothèse, serait-il préférable de parler en terme ď intensité ou ď accélération. Intensité de l'apparition ou de la présence, accélération du réel dans ou par la fiction, intensité de la pré- sence du réel dans le langage: ces propositions nous permettraient peut- être de sortir du dilemme de la référence; il s'agirait moins de déter- miner la différence entre les deux mondes, encore moins de fixer des bornes-frontières à la fiction romanesque que d'écarter leurs modèles convenus pour examiner des influences réciproques: il ne s'agit plus de repérer des concordances ou des points communs, mais des mouvements et des forces actives dans le rapport des deux.

VERS UNE ANALYSE PRAGMATIQUE DE LA FICTION

Sur le déplacement des termes dans lesquels nous pouvons envisa- ger la fiction, on pourrait se servir de ce que dit Giorgio Agamben dans le premier chapitre de Ce qu'il reste d'Auschwitz u, de cette nécessité où

10. Henri Legrand, « Lettre à Jules Romains», publiée dans Cahiers Jules Romains , 6, Flammarion, 1985, p. 350. 11. Giorgio Agamben, Quel che resta di Auschwitz, l'archivio e il testimone, Homo Sacer III, Bollati Boringhieri, 1998, p. 15.

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■ ROMAN FICTION

la littérature s'est trouvée après la Seconde guerre mondiale de déplacer ses critères vers la notion de témoignage, ce qui invite là aussi (même si le roman a su trouver une réponse pour déplacer à son tour ce déplace- ment) à ne plus faire de la référence le seul horizon problématique de la fiction. D'où l'inanité des débats à n'en plus finir sur certains cas histo- riques récents d'indiscernabilité. Le problème statutaire se pose à propos de certains de ces textes, comme il s'est posé avec les Lettres portugaises : c'est notamment le cas de l'étonnant texte de Zvi Kolitz, Yossel Rakover s'adresse à Dieu , qui raconte l'histoire d'un livre qui éclipse son auteur. Longtemps, beaucoup ont cru que Yossel Rakover s'adresse à Dieu était un témoignage authentique, effectivement caché dans une bouteille - ainsi que le précise le court prologue - au milieu des décombres fumants du ghetto, comme par exemple la chronique d'Emmanuel Ringelblum, Le Chant du peuple juif assassiné d'Itzhak Katzelnelson découvert dans le camp de Vittel ou encore le récit de Simha Guterman retrouvé à Radom. Le retentissement considérable du texte conduisit son véritable auteur, encore vivant aujourd'hui, à se désigner comme tel: il est traité d'imposteur. A dire vrai, l'histoire de la propagation et de la dispersion du texte, telle que la raconte Paul Badde, le journaliste qui a mené l'enquête, est assez embrouillée. Zvi Kolitz, son auteur, est en fait un journaliste et agent secret d'origine juive litua- nienne qui le fait paraître en 1946 - il a vingt-six ans - dans une revue yiddish de Buenos Aires: le texte lui a été demandé pour le numéro de Yom Kippour, alors qu'il faisait une tournée mondiale pour défendre l'idée de la création d'un état d'Israël. La rédaction de ce texte doit être ainsi lue en étroite dépendance avec cette activité militante et prosélyte 12, qui lui donne sans doute une part de sa puissance, notamment si l'on considère le travail sur le mot de vengeance et sur le fait d'être juif. Traduite en anglais, la prière paraît dès 1947 à New York; elle est ensui- te republiée en 1954 dans une revue yiddish, donnée pour un témoignage authentique du ghetto, connaît une version allemande en 1955 et, la même année, une version en français, toujours anonyme, dans le journal sioniste La Terre retrouvée. Pour brouiller encore les pistes, chaque nou- velle traduction s'éloigne un peu plus de l'original. Une analyse fait même de la version originale la version en anglais, qui aurait été traduite en yiddish pour la revue argentine! Au cours de son enquête, Paul Badde a recherché frénétiquement cet original yiddish de Zvi Kolitz, qu'il a fini par découvrir dans la bibliothèque juive de la Calle Pasteur, à Buenos Aires, un an avant que celle-ci ne fût détruite lors d'un attentat.

12. Arrivée de Lituanie en Italie dans les années trente, Zvi Kolitz mène dès 1940 en Palestine un combat extrême au sein de l'Irgoun pour la création d'un État juif, qui lui vaut de se retrouver par deux fois dans les prisons britanniques. Mais pour des raisons tactiques, il a aussi terminé la guerre dans les rangs de l'ar- mée d'Angleterre.

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Si l'enquête, telle que Paul Badde en a dévoilé le terme en 1993 en Allemagne, atteste bien l'autorité de Zvi Kolitz, l'histoire reste celle, fascinante, d'une dépossession, éclairée par le contenu même de la priè- re, dont le destinataire est Dieu. Dire à Dieu qu'il s'est voilé la face (ce qui se nomme Hastores Ponim : Dieu a voilé Sa face), c'est courir le risque de se voir disparaître soi-même en tant que créateur. C'est que le texte est une prière contre Dieu, même s'il affirme qu'on peut continuer à croire en Dieu quand il se tait, comme le dit la magnifique épigraphe au livre. Les crimes commis contre les Juifs transforment le rapport du narrateur à Dieu, mais non sa foi. Ils font désespérément trembler Y absence. Il y a là, dans toute cette histoire, un débordement de la fiction qui se joue à deux niveaux: il englobe les conditions de produc- tion du texte, d'une part, il reconduit la fiction au réel, d'autre part. Puisque justement, le second trouble que fait naître l'ouvrage tient à la réflexion qu'il permet de mener sur la relation entre témoignage et fic- tion. Lorsqu' Emmanuel Lévinas lit le texte sans nom d'auteur et qu'il écrit un article publié en 1963 dans Difficile liberté , il le reconnaît comme « un texte beau et vrai, vrai comme seule la fiction peut l'être», il le reconnaît comme « fiction littéraire, certes ; mais fiction où chacune de nos vies se reconnaît avec vertige». À l'encontre d'une idée fort répandue qui voudrait que le témoignage soit plus vrai que la fiction, ce texte, son analyse et son destin affirment la profonde vérité de la fic- tion, celle que l'on ne peut confondre avec l'authenticité, et qui fait son universalité.

Or, à regarder attentivement le texte, on s'aperçoit qu'il présente des signaux formels de fictionnalité qui tiennent non à l'étape d'emprunt au réel, mais à un autre travail de modélisation reposant sur l'emprunt à la fiction, ou plus généralement à la bibliothèque. Cette attention particulière à la référence littéraire pour les textes qui posaient un pro- blème de statut m'a été soufflée par la double structure de W ou le sou- venir d'enfance de Georges Perec. Le travail de suture entre les deux parties (qu'à fort bien analysé Bernard Magné) permet de lire le livre comme une autobiographie, c'est-à-dire comme un texte référentiel. Or la fiction de l'île de W présente des signes explicites de fiction, dont le seul, à mon sens, qui ne tienne pas à des arguments externes ou emprun- tés à la vraisemblance et au sens commun, est la reprise quasi littérale de certaines pages ď Utopia de Thomas More : ce qui n'empêche pas l'autobiographie de fonctionner comme telle, et qui place la fiction dans un mouvement constant entre référence (au double sens du terme) et isolement (renforcé s'il en était besoin par le caractère retranché et étan- che du lieu décrit). Ce détour m'a permis de repérer, dans Yossel Rakover , les marques d'un recours semblable à la référence et à la modélisation secondaire: la réécriture des lamentations de Job dément structurelle-

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■ ROMAN FICTION

ment le caractère spontané et urgent de la confrontation directe à la mort, sans rien retirer de sa force pour le lecteur 13. Ainsi, la distinction communément admise entre littérature référentielle et littérature non référentielle se trouve bousculée quelque peu par l' intertexte qui intro- duit un troisième pôle, pour lequel j'ai proposé le néologisme de réfé- rencialité , pour le différencier de la référentialité et qui correspondrait bien à une référence de la littérature au réel, mais médiée par la référen- ce proprement intertextuelle 14. Ainsi posée, la référencialité empêche-t- elle toute possibilité référentielle en renvoyant toujours la littérature à elle-même ou bien règle-t-elle Y aporie de l'hétérogénéité? Les formes du travail de l'emprunt ne se font pas sous les mêmes modalités selon qu'il s'agisse d'emprunt au réel ou d'emprunt à la littérature. Ce dernier se trouve en conséquence doté de caractères différents, puisque l'énoncé emprunté est d'emblée un énoncé fictionnel et qu'il ne fait donc pas l'objet d'un processus de fictionnalisation (même s'il peut éventuelle- ment être refictionnalisé).

J'ai ainsi proposé d'identifier trois modalités grâce auxquelles la référence intertextuelle, tout en maintenant le discours dans les règles de l'énoncé littéraire, permettait de faire signe du côté du monde: sans y conduire, elles ont une certaine manière de le rendre présent; elles sont les trois lieux où s'exhibe la référencialité. Uintertextualité substitutive signale l'impossibilité de l'écriture littéraire référentielle en même temps qu'elle la pallie. Devant la difficulté à rendre compte du monde en tant que tel, l'écrivain recourt à la bibliothèque, solution médiane entre la fiction et le compte rendu d'expériences référentiellement acceptable. Uintertextualité ouverte permet de voir dans les textes, au-delà de leurs caractères propres, des signes du monde: sans être directement réfé- rentiels, ceux-ci renvoient au monde comme généralité, à l'histoire, au social. Uintertextualité intégrante donne provisoirement le monde à lire en direct, par des procédures de collage. Des fragments de réel (prospec- tus, articles de journaux, dessins) peuvent migrer dans la littérature sans que cette dernière en soit totalement affectée. Au lecteur de pratiquer les aller-retours qui s'imposent.

Dans tous ces cas, c'est l'intertextualité comme mécanisme tout entier qui fait signe vers le monde, son geste autant que son résultat. Ce jeu de l'intertexte surmonte, d'une certaine manière, l'abstraction de la fiction en faisant d'elle, toujours dans une perspective pragmatique, un corpus. C'est pourquoi je la saisis à travers ses formes (concrètement le roman) et son ontologie mais par une ontologie élargie, plus que par la

13. Dans quelques rares cas, le repérage de ces signaux de fictionnalité bute sur une impossibilité. Et si Fragments d'une enfance de Benjamin Wilkomirski est devenu une affaire d'imposture, c'est d'abord parce que le dédoublement de personnalité a permis à son auteur d'écrire un texte où rien ne vient signaler la fic- tion. Règle-t-on correctement la question en parlant d'imposture ? Que devient l'idée même de fiction ? Sur ce sujet, voir Elena Lappin, L'Homme qui avait deux têtes , L'Olivier, 2000. 14. T. Samoyault, L'intertextualité, mémoire de la littérature, Nathan, « 128», 2001.

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poétique qui, décidément, ne lui convient pas (même si, du coup, les problèmes augmentent!). Ce n'est pas une ontologie restreinte, comme la propose Genette dans L'Œuvre de lfart afin d'élargir la poétique 15 et qui semble décalquée de la problématique qu'ont rencontrée les philoso- phes analytiques américains - Comment rendre compte des objets fictionnels? - , ontologie qui se double d'une pragmatique considérant, à la suite de Searle et de Goodman, les actes de langage; mais il s'agit d'une ontologie qui déplace précisément le roman hors de la poétique (ou plus exactement qui ne permet plus de le saisir dans les termes de la poétique), et une ontologie totale puisque le défaut qui caractérise le roman n'est pas un défaut d'être mais précisément un défaut de généri- cité. Cette ontologie est interrogation sur le monde et ses expériences- limites, sur le temps et son expansion infinie.

Un principe conducteur me semble régir la forme du roman jus- qu'à sa réception, qui est à la fois au fondement de son mode et de son action : la continuité. Il définit assez exactement l'ontologie de sa forme informe, à tout le moins se constitue-t-il en rouage majeur de sa logique. Si l'on veut faire reposer cet examen ontologique sur des pré- ceptes dynamiques, comme ceux d'augmentation ou d'accélération, la continuité paraît essentielle en étant le moteur à la fois de la durée et de l'illimité. L'itinéraire du commencement à la fin conduit alors l'écrivain sur un chemin qui peut être celui décrit par Claude Simon comme la voie ouverte par la cécité ď Orion, manière dont le xxe siècle poursuit le trajet du roman vers l'art: «Parce qu'il est bien différent, écrit-il dans Orion aveugle , du chemin que suit habituellement le romancier et qui, partant d'un "commencement" aboutit à une "fin". Le mien, il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un voya- geur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou guidé?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents et qu'il croit reconnaître... [...] Aussi ne peut-il avoir d'autre terme que l'épuisement du voyageur explorant ce paysage inépuisable.» 16 La con- tinuité est ici soutenue par la possibilité du recommencement. Elle ne se présente plus comme le dépli d'un monde infini mais mystérieux dans ses replis (ce que l'on éprouve au plus haut point dans La Bataille de Pharsale par exemple).

Un paradoxe travaille ainsi la notion de continuité, et c'est en cela qu'elle est productive: elle peut à la fois signaler l'absence d'œuvre - et se donner comme principe ontologique - et constituer l'horizon loin-

15. En s 'interrogeant sur les modes d'être de l'œuvre d'art, Gérard Genette place d'abord l'analyse du côté de l'ontologie; la démarche est toute provisoire et ne réduit pas l'œuvre à son immanence. En s 'interrogeant ensuite sur les modes d'agir, Genette déplace la perspective ontologique du côté d'une perspective pragma- tique. Je ne considère pas pour ma part que des questions fonctionnelles (« À quoi ça sert?» ou « Comment ça marche?») soient à exclure de l'ontologique 16. Claude Simon, Orion aveugle , Skira, 1970, [p. 13-15].

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■ ROMAN FICTION

tain et infini de l'œuvre, ce qui en fait bien un principe esthétique 17 . Elle permet d'envisager à la fois la continuité plurielle de l'action de l'œuvre dans son horizon de réception (le déploiement de l'œuvre dans la durée de ses lectures successives); la continuité de l'œuvre en train de se faire, que son inachèvement perdure; la continuité de l'œuvre qui réfléchit la représentation dans son horizontalité, en dehors de tout acte transcendant ou de tout geste créateur surplombant; la continuité, enfin, de l'œuvre qui prend acte de la multiplicité déliée des objets qui s'offrent à la représentation et tente de les saisir, pourtant, dans le mou- vement continu de l'œuvre. La notion de continuité est paradoxale à plusieurs titres si l'on souhaite en faire un principe de la forme, et dans ce paradoxe se déploie son activité. Paradoxalement dynamique s' agis- sant de la forme, elle l'est aussi pour le rapport du roman à la représen- tation, que l'on considère l'éventuelle continuité entre monde et représentation de monde ou que l'on ne fasse pas de la continuité un principe du mimétisme mais que l'on choisisse de penser la continuité de l'œuvre qui réfléchit la représentation dans son horizontalité. La continuité n'est plus, dès lors, le principe esthétique d'un monde sans rupture mais le lieu d'exposition d'un monde sans envers, qui admet des solutions de continuité sans pour autant faire de la discontinuité un principe absolu.

Faire de la continuité un principe de modélisation de la forme esthétique (plus que de la mise en forme du réel), c'est aussi en faire une modélisation de l'expérience de l'art, de la création, « ce danger couru, écrit Rilke, cette expérience conduite jusqu'au bout, jusqu'au point où l'homme ne peut plus continuer». En outre le principe s'histori- cise dans la mesure où il inclut un regret du continu, devenu une notion problématique en un temps où l'interruption fait sens et où la rupture fait forme. Il apparaît ainsi comme un objet à plusieurs entrées, principe syntaxique: de causalité, comblement de la lacune, de resserrement du tissu de l'œuvre; principe sémantique: de représentation et d'inclusion de la temporalité (linéarité, durée) ; principe syntaxico-sémantique aussi, (principe du rhizome), à condition que la continuité admette la disconti- nuité, que la totalité admette le fragmentaire.

La croyance, dès lors, ne s'adresse plus à un autre monde. Ce que le roman raconte (comme ce que le cinéma montre, selon Deleuze), c'est seulement le lieu de cette croyance au monde. Le rapport entre continu

17. Lorsque le modèle épistémologique majeur était l'organique (modèle visé par le classicisme: voir Can- guilhem, Connaissance de la vie, Vrin, «Machine et organisme», 1992, p. 101-127), la continuité allait de soi ; les passages de la partie au tout et du tout à la partie, considérés comme équivalents, ou tout simplement métonymiques, ne posaient pas de problème. Avec l'abandon des systèmes universalistes, l'apparition, dans les sciences, de notions telles que le fractal, la catastrophe ou le désordre, la crise de la représentation porte aussi sur le refus du continu. Alors que ce refus provenait, chez Valéry, de ce que le continu était considéré comme la mort de l'œuvre, il procède désormais de l'impossibilité ou de difficultés épistémologiques po- sées au nom des singularités.

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FICTION ET ABSTRACTION ■

et discontinu est ainsi étroit puisque, même dans ses formes les plus extrêmes, il y une forme de continu que le discontinu recouvre, mouve- ment du corps vers le sens qui ne rend pas forcément le continu discon- tinu mais les fait exister l'un par l'autre en une relation consubstantielle. Et c'est, fondamentalement, ce qui relie la continuité à l'inachevable plus qu'à l'unité totalisée. On trouve peut-être le meilleur exemple de cette hantise dans l'œuvre de Virgina Woolf. C'est Rhoda qui parle dans The Waves : «Il y a un frein dans le flot de mon être. Un courant pro- fond se tasse contre l'obstacle, il frappe par à-coups, il tire, un nœud tout au centre résiste. Oh! c'est une douleur, cela, c'est l'angoisse. Je faiblis. J'échoue. » Ici, le discontinu tente d'arrêter le continu, le mouve- ment continu de l'être qui sombre, il est un obstacle mais il est aussi un temps d'arrêt: voilà peut-être une des manières de caractériser le discon- tinu, un temps d'arrêt sur le chemin qui conduit à la mort, la possibilité d'une renaissance ou d'un recommencement, même s'il est en même temps une suspension qui ressemble à la mort. Ainsi, me semble-t-il, la continuité se saisit dans un cercle qui la fait être un principe de la forme, puis la modalité du langage de la représentation et enfin l'être dans ce langage qui à son tour donne forme. Mais il convient de marquer une différence avec l'esthétique mélancolique. La forme du défaut de forme comporte bien un deuil, s'établit sur des décombres, mais elle n'a pas vocation à exprimer un désastre. Sans rendre le continu à la béatitude du lié, à l'unité et à l'harmonie, il faut le rattacher plus exactement à l'inclusion du temps, et du monde, dans le roman.

CONCLUSION: L'ABSTRACTION COMME ESPACE LIMITE DU ROMAN

L'abstraction peut être au point d'arrivée du roman, de la fiction envisagée pragmatiquement à travers le roman, mais elle en constitue en même temps l'envers et la limite. Pour Wallace Stevens, la fiction suprê- me est nécessairement abstraite. Dans ses « Notes toward a Supreme Fiction» il précise que celle-ci doit être abstraite18, parce qu'elle corres- pond au moment où la contingence devient forme : les choix des don- nées contingentes ont été préalablement faits, il ne reste plus que l'idée. Mais le roman (et la prose narrative dans son ensemble), contrairement à la poésie et aux arts visuels, peut difficilement se débarrasser de la fic- tion et de sa durée. Les formes de totalité que sont les récits de Borges comme les expériences de l'épuisement conduites par les textes de Beckett permettent d'atteindre des manières d'indivision de l'objet. D'un côté, la forme s'accomplit dans la clôture du récit, ou dans l'objet parfaitement spéculaire qu'est l'aleph (que, pas plus que la bibliothèque totale, le lec- 18. Wallace Stevens, The Collected Poems, New York, Vintage Books, 1990. « You must become an igno- rant / And see the sun again with an ignorant eye / And see it clearly in the idea of it. » (p. 380)

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■ ROMAN FICTION

teur ne peut se représenter), de l'autre, l'écriture inscrit dans le roman la possibilité de sa disparition. Mais ces propositions qui ont mené la fic- tion jusqu'à l'abstraction n'ont pas foncièrement modifié ses usages. Elles les ont cependant tourmentés en montrant d'une part qu'ils pou- vaient avoir un envers - un récit n'a pas nécessairement besoin d'une fiction qui oblige le lecteur à «faire semblant» - , en proposant d'autres modes pour caractériser les formes. Par rapport aux lieux de l'abstrac- tion que sont l'essence, l'idée, le résumé, la suspension, la fiction inscrit encore des lieux inverses: la durée, la variation des possibles, l'amplifi- cation.

Proposer une recherche sur les frontières esthétiques et ontologi- ques de la fiction suppose ainsi de relayer les catégories statiques, topo- logiques, géographiques de la poétique par des principes actifs, voyageurs dans le temps de mouvement, d'augmentation, d'accélération, de continuité. On comprend ainsi, en théorie comme en histoire, com- ment, une fois épuisées les fictions comme possibles, le roman comme art «dégénère» du roman comme genre. On saisit mieux, aussi, pourquoi il continue à se dépenser dans tant de lieux différents: distinguer les deux (l'art et le genre) permet, outre de mesurer une évolution du roman, de distinguer son versant récréatif de son versant combatif.

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