richard!abibon! les avatars&de&l’âge · 2019. 6. 21. · richard!abibon!...
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Richard Abibon
Les avatars de l’âge
A propos de Sils Maria D’Olivier Assayas.
J’ai souvent repéré dans mes rêves et dans les rêves de gens que j’écoute, une
représentation du sujet comme machine à représenter : machines diverses produisant quelque chose, et plus spécifiquement, ordinateurs, qui combinent la mémoire des représentations avec leur affichage sur l’écran, cinémas ou projecteurs de cinémas, scènes de théâtre, ou évocation de celles-‐ci par des déguisements divers.
A son tour, sur la scène du cinéma, Olivier Assayas fait monter la scène du théâtre et du cinéma, en une sorte de représentation au carré. C’est un procédé qui a souvent été utilisé, par Abdelatif Kechiche, (L’esquive, avec Marivaux) ou par Philippe Le Guay (Alceste à bicyclette, avec Molière). Le ressort en est l’effet de résonnance d’une représentation théâtrale sur la vie des acteurs qui incarnent les personnages. Coïncidence exceptionnelle ? Non, mise en scène et en abyme, de ce travail d’auteur et de metteur en scène que produit sans cesse l’appareil psychique, mettant en résonnance plusieurs facettes de nous-‐même, ce que nous sommes et ce que nous voudrions être, ce que nous croyons être et ce que nous ne voulons pas être. Ces différentes marionnettes, nous avons besoin de les jouer, de les voir jouer, de les faire jouer, parce que nous cherchons sans cesse qui nous sommes, celui qui tire les ficelles, celui qui se laisse manipuler, ou le spectateur qui s’enchante ou s’effraie des conflits, accords et désaccords ainsi plus ou moins mis au jour. Tout cela explique le succès mondial de Pinocchio.
Voici comment Olivier Assayas en pose l’intrigue. Maria Sanders, une célèbre comédienne, la quarantaine, se voit offrir un rôle dans la pièce d’un auteur qu’elle aime beaucoup, Benjamin Melchior. L’œuvre, « Le Serpent de Majola », expose l’histoire d’amour de deux femmes, la patronne et son assistante, de sa naissance à sa fin. Lorsqu’elle avait 20 ans, elle avait été choisie par Melchior pour interpréter l’assistante, de 20 ans plus jeune que la patronne. Ça avait été le début de sa carrière d’actrice et de sa célébrité ; elle était d’ailleurs restée très amie avec Melchior et sa compagne, Rosa. En route pour Zürich où elle doit remettre un prix littéraire à Melchior, elle apprend la mort de ce dernier. Dans le même temps, un jeune et talentueux metteur en scène, Klaus, lui
propose de remonter le « Serpent de Majola », mais en lui confiant cette fois le rôle d’Helena, la femme de quarante ans.
D’abord Maria refuse : elle se sent comme Siegrid, la femme de 20 ans dont elle a interprété le rôle à 20 ans. Elle n’a pas changé, elle reste cette rebelle séductrice, elle n’est pas cette bourgeoise rangée dont Helena lui offre l’image. Klaus tente de lui démontrer que Siegrid et Helena ne sont que les deux facettes d’une seule et même
personne. Il a déjà trouvé la jeune actrice qui devra interpréter le rôle de Siegrid, une très jolie jeune femme, Jo-‐Ann, qui vient tout juste d’accéder à la célébrité grâce à son rôle dans un film de science fiction au succès planétaire.
Et puis le visionnage de quelques reportages sur cette jeune femme, et du fameux film de science fiction la font changer d’avis. Elle est en quelque sorte séduite par ce personnage de femme rebelle dans la vie comme dans le film où elle interprète une sorte de Juliette amoureuse du chef des ennemis de son camp.
Peut-‐être la beauté de la jeune fille n’est-‐elle pas étrangère à la séduction. Une autre jeune femme l’a aidée dans ce retournement d’opinion : Valentine, son
assistante, elle aussi très belle, mais dans un style totalement différent, plus intello et moins Barbie. On comprend peu à peu que l’histoire d’amour que raconte la pièce et déjà en train de se jouer dans la vie entre elle et cette jeune femme. En effet, elles ont aussi vingt ans d’écart, elles vivent ensemble quasiment 24h sur 24. Valentine s’occupe de tout, de son agenda, de ses rendez-‐vous, de ses voyages, des billets, des hôtels. Elle la conseille, lit les scenarios qu’on lui propose et lui donne la réplique quand elle répète. Cependant, point de sexualité entre elles. Seulement une grande complicité, des éclats de rire partagés, et une subtile sensualité très diffuse, par moments.
Tel est le point de résonnance entre la représentation de la vie de l’actrice et les rôles dont elle doit se charger. Cela la confronte à l’ennemi de tout le monde, mais des femmes en particulier : le temps. Il lui a donc fallu un certain temps et l’aide de son assistante pour admettre qu’elle pouvait passer du rôle de la jeune femme rebelle à celui de la femme mûre installée dans la vie et dans sa profession. Le temps, c’est l’approche du vieillissement et l’enfoncement dans un possible oubli. Il faut laisser tomber une défroque pour en adopter une autre. Mais là-‐dessous se cache un autre aspect des rôles. La jeune actrice, Jo-‐Ann, représente le ça, l’aspect désirant d’une jeune fille qui casse tous les tabous, se fait arrêter par la police, brise un ménage en séduisant le mari, bref, fait ce qu’elle veut sans trop se soucier de la société, ou plutôt, en s’en préoccupant au sens de la provocation. De ce point de vue, le temps peut parfois raboter cet aspect rugueux de la personnalité, parfois non. Dans le premier cas, cela peut conférer à la personne une amabilité sociale pouvant éventuellement compenser ce que la beauté et le dynamisme de la jeunesse avait autorisé.
A l’inverse Valentine, qui a pourtant le même âge, représente son opposé : stable, posée, organisée, intellectuelle, elle est l’assistante parfaite. Je ne dirais pas qu’il s’agit du surmoi, mais de la personnalité tempérée par le surmoi. Elle conseille Maria un peu à la façon du Jimmy Criquet de Pinocchio. Cela va dans le sens des intérêts professionnels de l’actrice. Elle n’hésite pas à lui proposer sa propre lecture de la pièce, qui n’est pas toujours celle de Maria.
Ainsi Maria change-‐t-‐elle de rôle, dans la vie comme à la scène. Elle coupe ses longs cheveux, laisse tomber le maquillage. Elle arbore une veste de costume masculin. Avec ses cheveux courts et cet accoutrement, elle commence à ressembler à un homme. La transformation sera totale à la fin, lorsque, dans le rôle d’Helena, elle se présente sur scène avec des cheveux encore plus courts, gominés, et un complet costume d’homme affaire. Est-‐ce à dire que l’âge masculinise ? Pas toujours, on le sait bien. Mais c’est le
témoin de son assomption de deux rôles : celui d’une personne de la quarantaine (voire de la cinquantaine, qui sait ?), celui d’amant de la jeune femme (et non plus d’amante).
Dans l’histoire, lors d’une randonnée dans la montagne, elle aura perdu Valentine.
Dans la pièce de théâtre, c’est Helena qui disparaît, façon de dire : place aux jeunes, c’est aux vieux de disparaître. Mais là, puisque c’est elle le personnage central du film, et que c’est toujours sa partenaire qui s’évanouit, et bien, cette fois c’est la jeune qui s’efface, sans prévenir ni rien dire. Logique : l’assomption de l’âge fait disparaître la marionnette « jeune femme ». L’intelligence du scénario nous fait vivre cette disparition au moment où elles s’apprêtent à observer le « Serpent de Majola » qui donne son titre à la pièce de Melchior, au lieu même où ce dernier a été retrouvé mort. Il faut dire qu’elles répètent l’œuvre dans le chalet suisse de l’auteur, que sa veuve leur a prêté pour l’occasion. Le serpent en question est un phénomène météorologique présent dans les environs : une coulée de nuages franchit le col et se déverse dans la vallée en serpentant.
On connaît bien le caractère phallique du serpent. S’il franchit le col, nous
pouvons sans crainte évoquer celui de l’utérus, puisqu’il s’agit de deux femmes et de leur histoire d’amour, puisqu’il s’agit du destin temporel de la femme. Que s’agit-‐il de féconder ? Rien moins qu’une représentation. Ici je dois faire appel à l’interprétation de mes rêves qui me montre toujours le phallus et la machine à représenter comme limite du Réel. La machine à représenter, c’est le théâtre, c’est le cinéma, c’est l’appareil psychique. Ce dernier se trouve toujours mis en échec devant le sexe féminin qui, pour les enfants, reste sans représentation. En regard, la représentation de la femme comme telle reste suspendue à ce manque.
Par le brumeux du Serpent de Majola, le film accentue le côté fantomatique du
phallus féminin, seule représentation substitutive disponible. En regard, la femme n’a plus, pour se définir, que tout ce qui entoure le sexe : le corps dans sa globalité, comme bord de l’absence. D’où l’importance de la beauté qui, lorsqu’elle est jeune, fait d’elle le point de mire des tous les regards, et qui avec la croissance de l’âge, pâlit comme le paysage dans le brouillard.
Une scène finale achève le tableau. Maria-‐Helena et sa jeune partenaire sont en répétition sur la scène du « Serpent de Majola ». Est-‐ce l’absence de maquillage ou un habile stratagème d’éclairage, le visage de Maria est extraordinairement pâle au sommet de son costume noir d’homme d’affaires. Elle demande à Jo-‐Ann si, dans la scène finale, alors qu’Helena la supplie à genoux de ne pas l’abandonner, si elle peut se retourner un instant pour lui lancer un dernier regard montrant qu’Helena existe encore, malgré ce départ. La réponse de la jeune actrice est sans hésitation et sans appel. Ah non ! Non, l’histoire est finie, Helena est finie, lessivée, on passe à autre chose. Maria ne peut qu’accepter cette condamnation à l’oubli. Le temps fait son œuvre. Place aux jeunes.
La vraie vie est un peu plus compliquée. On sait très bien qu’une femme se définit aussi par ses enfants. Elle va continuer de vivre à travers eux, proclamant partout qu’ils sont sa plus belle réussite, qu’elle ait par ailleurs réussi sa vie professionnelle ou pas. Cette vie professionnelle aura bien été, pour pas mal d’entre elles, un bon support de définition, mais toujours un degré en deçà de la réussite des enfants. C’est bien le cas de Maria, mais elle n’a pas d’enfant, et son métier repose en grande partie sur l’attrait physique, même si le talent reste indispensable. Cela, c’est la représentation dans la réalité, où son métier consiste justement à contribuer à l’érection des représentations. Elle pâlit et disparaît comme le serpent de Majola dans la vallée sans nom.
Pour être homme, je n’en suis pas moins à ce même point. Quant à sa capacité de séduction, un homme pourra peut-‐être durer un peu plus longtemps. Mais il y a un jour où ça s’arrête. Il faut bien accepter de changer de défroque. Une partie de l’habillement reste collée à ma peau : les lunettes de l’âme qui, dans la réalité qui m’entoure, ne me permettent de distinguer que les jeunes femmes. Mais je sais bien que je ne peux pas leur apporter ce qu’elles désirent avant tout : de l’amour, et un père pour leurs enfants. Sauf exception rarissime, ça, ça ne marche plus. Et peut-‐être bien aussi dois-‐je faire le deuil de la beauté d’un être jeune, voire plus mûr, mais pas vieux, indispensable aux illusions que le désir impose à l’amour. Pour une femme, ce serait l’inverse : les illusions que l’amour impose au désir.
Il ne me reste donc plus qu’à faire avec, d’une part cet appareil d’optique invalidant, et d’autre part un corps cheminant vers l’invalidité. Ce n’est certes encore pas le cas. Je suis en pleine forme. Ça ne m’empêche pas de savoir mon âge qui ne peut que faire croître la distance d’avec les objets de mon désir. Je dois faire monter sur scène une représentation de moi-‐même handicapé de la séduction, tournant mes regards et ambitions vers tout le reste, qui m’a cependant accompagné la vie durant : la passion pour mon métier, pour la recherche, pour la théorisation à partir de la pratique.
Chacun a sa façon de faire avec l’âge. Les solutions sont multiples. Je n’ai cité la mienne qu’à titre d’exemple, certainement pas de modèle. Ce qui est universel dans l’histoire, et ce que met en valeur le film, c’est cette nécessité de trouver la nouvelle représentation de chaque âge de la vie, ou de chaque situation qui, ayant changé, nous oblige à faire monter un autre personnage sur scène. La machine symbolique, pilotée ou non par le sujet, ne cesse de s’y employer. Il n’est peut-‐être pas trop de dire qu’ainsi le sujet ne cesse pas de se mettre au monde, de manière discontinue. C’est là qu’intervient
l’image du serpent, venant féconder le nouveau personnage. J’ai souvent rêvé de naissance, ou de quelque chose pouvant être interprété comme tel. Le décodage qui suit consiste à promouvoir cette représentation comme ce qui manque à mon passé – je n’ai pas de souvenir de cet instant originaire-‐ ou alors, comme ce qui est en train de se produire en fonction des événements – le décours ou la fin d’une analyse, une séparation, une rencontre, l’âge.
14 févr. 15