quand le calcul s'incarne : l'interaction avec les artefacts numériques. bruno bachimont...
TRANSCRIPT
Quand le calcul s'incarne : l'interaction
avec les artefacts numériques.
Bruno Bachimont
Université de technologie de Compiègne
Institut National de l’Audiovisuel
Démarche
• Aborder le numérique :– Sa définition et ses conséquences
• Une illustration des problèmes soulevés
• La tension propre au numérique– Entre codage et calcul
• Vers une raison computationnelle ?
Le numérique…
• Discrétisation:– Se ramener à un ensemble fini d’entités primitives
et élémentaires:• Vides de sens;• Indépendantes les unes des autres;• Distinguables de manière univoque et mécanique.
• Manipulation:– Appliquer des règles formelles (vides de sens) à
ces entités:• Applicables par une machine.• Neutre par rapport à l’utilisation prévue.
Caractéristiques du numérique
• Autothéticité:– Le numérique n’a pour seule effectivité que lui-
même sans référence à d’autres ordres de réalité.
• Double coupure:– Coupure sémantique :
• Le numérique n’a pas de sens ou d’interprétation propre;
– Coupure matérielle:• Le numérique n’a pas d’ancrage matériel : il est neutre
fonctionnellement vis-à-vis de la matière qui le réalise.
Noème du numérique
Photographie(Barthes)
• Ça a été !
Numérique(BB, anonyme du XXIe siècle)
• Ça a été manipulé !
Tendance du numérique
Fragmenter et recomposer
• Le numérique fonctionne comme une bombe à fragmentation car il explose le discrétisé en unités arbitraires par rapport à son sens éventuel ;
• Le recomposition obéit à des lois du calcul: les unités arbitraires sont recombinables et recombinées librement, sans contrainte liée au sens.
Les machines à calcul
• Le numérique se présente comme une manipulation aveugle et désincarnée.
• Cette conception rencontre une réalisation :– Des machines exécutent le numérique ;– Elles donnent lieu à un usage reproduisant ces
propriétés : répétabilité, arbitraire et a-sémantisme.
– Espace de jeu clos (coupure sémantique vis-à-vis de l’extérieur et de l’ancrage).
Numérique : éternité (1)
• Un présent élargi :– Le résultat est la conséquence de la manipulation à travers
une suite finie d’étapes.– La répétabilité et la nécessité de la manipulation induit un
rapport au temps qui n’est plus ouvert à ce qui peut arriver, mais tendu sur ce qui va arriver.
– Le résultat est aussi certain que la donnée présente, il est aussi présent en termes de certitude.
– Le seul élément temporel est le temps que la manipulation prend, qui est arbitraire :
• Elle peut être aussi rapide que l’on veut,
• Elle peut paraître instantanée.
Numérique : éternité (2)
• La manipulation permet de tout ramener à ce qui est calculable à partir du présent– Démon de Laplace
• La temporalité est modifiée en un présent répété et certain.
Numérique : ubiquité
• La manipulation apporte la possibilité de reproduire un contenu parfaitement identique à un autre, au bit près.
• Il en ressort la possibilité d’avoir le même contenu à différents endroits.
Numérique : double tendance
• Le numérique semble apporter la possibilité de :– Abolir la distance temporelle
• Tout est rapporté à une manipulation calculable homogène au présent
– Abolir la distance spatiale• La distance n’est plus un facteur de
différenciation (être spatialement différent n’implique pas une différence de propriété)
Conclusion provisoire
• Principe:– Numérique = manipulation codée et a-sémantique
• Conséquence:– Ubiquité et éternité
• Mais :– On ignore du coup ce qui, dans la mise en œuvre,
viendra du plongement sémantique et de l’ancrage matériel
• Question :– Qu’en est-il en pratique ?
L’exemple de la préservation patrimoniale
du numérique
Du rêve à la réalité
Du phantasme à la réalité
• Deux âges :– Le numérique comme solution à la conservation du
patrimoine ;• Réponse à la
– Corruption des supports : la recopie parfaite – Accessibilité des contenus :
» l’ubiquité garantie, » l’instantanéité de l’accès.
– Le numérique comme problème pour la conservation du patrimoine;
• Obstacles dus à:– La prolifération des formats– La mutabilité des contenus– La complexité du numérique.
Ça partait pourtant bien…
• Pour : en théorie, le numérique permet: – Recopie parfaite entre les exemplaires;– Ubiquité : accès non concurrentiel au contenu ;– Universalité : tout contenu peut être numérisé;– Homogénéité : le cycle de vie est intégré dans un même
système technique interopérable.
• Contre : en pratique, on est confronté à :– Nouveaux formats et obsolescence logique du contenu;– Prolifération de copies transformées, adaptées.– Environnements complexes et hétérogène de lecture.
De la théorie à la pratique
0010111001110110001100100010010001111101000101
Universel: tout est numérique
Homogène: tout est traitable numériquement
Copie : au bit près: c’est parfait et éternel
Ubiquité: on a tous accès à la même chose
De la théorie à la pratique
0010111001110110001100100010010001111101000101
Mais, en fait….
De la théorie à la pratique
0010111001110110001100100010010001111101000101
Formats (codage) : unicode, ascii, iso-latin1, mpeg, jpeg,tiff,aiff, pdf…
Formats (métadonnées) : XML, LaTeX, mpeg-7, mxf, rdf, TEI,…
Environnements : Word, WMP, Realplayer, VLC, EMACS, VI….
Avec le numérique…
• Le contenu n’est pas préservé:– On ne conserve que les ressources et les outils ;– On reconstruit le contenu ;– Le contenu n’est accessible qu’à travers les
fonctionnalités des outils.
• Conséquences:– La reconstruction est variable ;– Les outils d’accès conditionnent l’interprétation.
Prolifération des variantes
• De nombreuses versions d’un « même » contenu sont en circulation:– Altération technique (codage)– Altération éditoriale
(habillage)– Altération sémantique (ce qui
est représenté).
• La question se repose sur:– Ce qui fait l’identité d’un
contenu– Les variations acceptables;– distinguer les variantes de/s
l’original/aux.
Interprétation dépendant des outils
• Documents numériques:– Les ressources en mémoire
permettent la publication de multiples vues différentes du contenu.
– Les données stockées sont inaccessibles en tant que telles.
– Le contenu n’est accessible qu’à partir des vues multiples publiées.
– Les conditions d’interprétation sont définies par les fonctionnalités des outils de lecture.
Retour arrièreAnnotationImagetteSegmentEtc.
Dilemme du numérique
• Préserver l’authenticité:– Il faut garder le contenu dans son intégrité physique, logique et
sémantique;• Mais lequel ?
– Il faut le préserver de toute altération.• Mais on risque de ne plus pouvoir le lire…
• Garantir l’accessibilité:– Il faut faire évoluer le contenu pour que le contenu reste
accessible selon l’environnement technologique du moment• Mais on risque de l’altérer et de ne plus pouvoir assurer la fidélité ni
l’authenticité.
– L’évolution du contenu permet d’enrichir ses conditions d’accès et d’interprétation
• Mais on modifie alors ses conditions de réception et d’analyse.
Une autre vision du numérique
Du codage au signal
De la forme à la matière
2 traditions:
• La tradition du codage :– L’information est considérée indépendamment de
son ancrage matérielle et rapportée à une pure combinatoire
• Shannon, Turing, le cognitivisme computationnel.
• La tradition du signal :– L’information est considérée comme une
description d’un phénomène physique• Wiener, la cybernétique.
La machine de Turing
a0 a0 a0 a0 a1 a2 a1 a1 a1 a0 a0 a0 a0
Si je lis a1et je suis q0, Alors état q0, écrire a0, aller à droite ;
Si je lis a2et je suis q0, Alors état q0, écrire a0, aller à droite ;
Si je lis a0et je suis q0, Alors état qH, écrire a0, aller à droite ;
q0
Governor de Watt
• Perfectionna la machine à vapeur de Newcomen ;
James Watt: 1736-1819
Les systèmes rétro-actifs
capteur
processus
De l’énergie à l’information
• Physique du 19è siècle :– Maxwell voulut formaliser la régulation par des équations
différentielles;
• Physique du 20è siècle :– Au lieu de considérer qu’il s’agit d’un transfert d’énergie,
on théorise que c’est un transfert d’information
Deux visions d’un même problème : répliquer une intelligence
Wiener• Avoir une
description informationnelle de chaque composant physique ;
• La reconstruire à partir de là.
Minsky• Avoir une
description du programme de la pensée.
• La répliquer sur un hardware quelconque.
De la calcul à la matière
• Le calcul ne se réduit pas à une manipulation – Non-indépendance vis-à-vis de la matière
• Le calcul ne se réduit pas à un encodage du matériel– Abstraction mais non indépendance vis-à-vis de la
matière
• Le calcul doit se matérialiser pour donner lieu à un rapport incarné à l’usage et l’utilisateur.
Rapport au numérique
• Enjeu:– Définir une phénoménologie du numérique.
• Tension:– Un rapport abstrait et manipulatoire:
• Éternité et ubiquité – Abolition des distances spatiales et temporelles
– Un rapport concret et incarné:• Précarité, hétérogénéité, temporalité
– Épreuve du temps qui passe et de l’espace qui différencie.
Qualifier le rapport concret
• Un modèle : la raison graphique– Rendre matériellement perceptible dans un
rapport de simultanéité spatiale ce qui est sinon dispersé dans la succession et évanescence temporelle:
• Retenir et fixer, appréhender et recombiner.
• Une analogie : la raison computationnelle– Rendre matériellement perceptible ce qui est dans
dans le feu de l’action: fixer l’action par un calcul à déclencher, rendant accessible et perceptible ce qui reste inenvisageable sinon.
Raison computationnelle
Raison graphique
• Liste• Tableau• Formule
Incarnation spatiale
Raison computationnelle
• Programme• Réseau• Couche
Incarnation temporelle
Requalifier la tension
• La raison computationnelle doit donc se construire à travers :– L’incarnation temporelle de l’action– L’abolition des distances liées au temps et à
l’espace
• Et aussi entre :– Abstraction idéalisante du calcul– Concrétisation et inscription de l’artefact
numérique.
Synthèse :
00101110011101100011001000100100011111010001
Calculidéal
Ancrage matériel
Plongement sémantique
Interprétation
Interaction
Couplage ? Humains(concrets)
Ubiquité
Éternité
CodageHétérogénéité
Précarité
Signifiant
Quelles tendances ?
• Abstraction idéalisante:– Profusion des langages et des codes ;– Arbitraire des manipulations soumises aux
seules contraintes du calcul
• Concrétisation matérielle:– Économie de la variante et du provisoire;– Décomposer la complexité par l’opération
ramenée à un déclenchement (le clic).
Et le couplage alors ?
• Le couplage est le lieu de l’incarnation spatiale et temporelle.
• Il est le cœur de la tension, là où elle se noue et se joue.
• Mais le couplage n’est pas seulement la rencontre d’un sujet et d’un outil, mais d’une visée (l’abstraction) et d’une réalisation (la concrétisation).
• Le couplage n’est pas seulement le lieu de l’émergence, mais aussi la rencontre d’une hétérogénéité. Ces hétérogénéités ne sont pas que matérielles.
Conclusion (provisoire…)
• Couplage aux artefacts numériques ?– Une raison computationnelle qui se construit entre
• une abstraction idéalisante matérialisée par une combinatoire aveugle
• Une concrétisation vécue comme une incarnation spatiale ou temporelle.
– La manipulation aveugle permet l’incarnation temporelle et de faire émerger un ailleurs de l’artefact, en quoi il est médiateur.
– Le couplage est donc cette rencontre de la manipulation et de l’incarnation, caractérisée dans la numérique par le fait que la manipulation est définie comme pur codage désincarné.