qu est-ce que la philosophie -...
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Qu’est-ce que la philosophie ?
L’érotique du Mot
L’ambition de ce travail est de trouver la définition de la philosophie, de lui donner sa
noblesse et son ambition. La démesure orgueilleuse de cette entreprise est certaine. Elle se justifie
car, en dernière analyse, la philosophie elle-même, dès lors que nous savons son Nom, est une
telle outrance.
___________________________________La philosophie est l’amour de la sagesse.! 2
Il faut passer de philein à --------------------------------------------------------- eros. 2
-----------------------------------------------------------Le philosophe est-il le sage ? 2
_________________________En son fond, la sophia n’est pas sagesse, mais savoir.! 4
-------------------------------------Le savoir n’est pas la connaissance historique. 5
La philosophie est une érotique de la vérité qui exige le systè -------------me. 7
__________________________________Le philosophe veut le principe ou le Mot.! 9
------------------------------------Le principe est l’accomplissement de la sophia. 9
------------------------------------------------------------------Le principe est le Mot. 12
_______________________________La philosophie est une métaphysique outrée.! 15
-------------------------La sophia se distribue dans l’histoire de la philosophie. 15
Il n’y a d’essentiel que la mé -------------------------------------------taphysique. 18
La pensé ----------------------e contemporaine erre car elle refuse le principe. 20
-----------------------------------------------------------Le philosophe est-il Faust ? 23
La réalisation du désir suppose une fulguration réservée à des é ---------lus. 26
_________Conclusion : la philosophie est l’érotique du savoir absolu principiel.! 29
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
1
La philosophie est l’amour de la sagesse.
Il faut passer de philein à eros.
La philosophie parle grec ; le mot «philosophia» se compose du verbe φιλεῖν et de σοφία.
La compréhension de ces termes renseigne sur la DÉFINITION originelle de la philosophie. Le verbe
philein renvoie premièrement au sentiment noble d’une amitié profonde, véritable, à l’image de
celle liant jadis Montaigne et La Boétie. Le philosophos est immédiatement l’ami de la sophia, celui
qui se tient près d’elle.
Mais philein est aussi EROS, une DYNAMIQUE, une poussée AMOUREUSE et DÉSIRANTE
vers l’être ou la chose désigné(e). Le philosophe tend vers l’objet de son amour et vers
l’effectuation de ce dernier. Il cherche une pénétration - avec le poids de la métaphore sexuelle -
unissante avec la sophia aimée et désirée. Platon met en lumière cet élan sensuel. Le discours de
Diotime de Mantinée, dans le Banquet, témoigne admirablement de cette ÉROTIQUE
ASCENSIONNELLE qui se dirige vers le monde intelligible identifié à la sophia. - Car c’est
précisément la détermination de la sophia qui demeure problématique.
Le philosophe est-il le sage ?
Dès l’Antiquité puis au Moyen-âge, la sophia est la SAGESSE PRATIQUE, un art de conduire
sa vie selon le bien. Elle se résume à une dimension morale. Le philosophe est celui qui tend vers la
sagesse qu’il aime ; son archétype est le vieillard mesuré, méditant sur la fugacité des choses
humaines. La présence des vanités dans la représentation picturale de la sagesse en apporte
confirmation. La sagesse se réduit à une prise de distance envers l’agitation démesurée des
personnes prises dans l’instantanéité affairée et le mouvement permanent de la vie quotidienne. La
sophia est une sagesse empirique, acquise par l’expérience de celui qui a vécu.
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
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L’admirable tableau de REMBRANDT,
intitulé Philosophe en méditation,
datant de 1632, conservé au musée du
Louvre, exemplifie parfaitement cette
représentation commune. Le
philosophe peint est un vieillard
méditant, se désintéressant de l’activité
affairée de la dame au premier plan
occupée à entretenir l’âtre. L’homme
est éclairé par la lumière issue de la
fenêtre, il entre dans une proximité
avec la révélation divine métaphorisée
par cet éclat solaire. L’OPINION commune actuelle n’est pas si éloignée de cette représentation : elle
attend du philosophe une parole de sagesse, elle lui demande la clé du bonheur empirique et
concret. L’expression «prendre les choses avec philosophie» témoigne de cette assimilation du
philosophe et du sage1.
Pourtant, cette image simpliste du vieux sage est fort insuffisante. L’appel à la lumière
divine dans le tableau précité insiste sur la connaissance, mieux encore sur le SAVOIR, qui est le
propre du philosophe. Les Médiévaux ne se contentent pas du sage méditant, le philosophe est en
outre l’homme disposant d’un savoir supérieur. L’alchimiste, le mage spécialiste ès sciences
occultes et hermétiques, en sont aussi des figures. - Il n’en demeure pas moins que le philosophe,
dans la représentation du sens commun, se caractérise davantage et avant tout par un mode de vie
spécifique régi par le bien moral ou par le bonheur.
Ce n’est que par suite de la sagesse que le philosophe est un citoyen. L’activité politique
demeure l’un des enjeux de la philosophie antique ; le rapport du philosophe aux choses humaines
réelles est attesté sans conteste. Mais il n’agit dans la cité que parce qu’il est antérieurement habité
par la sophia. Dans la République de Platon, le philosophe est appelé à diriger la cité idéale parce
que, auparavant, il dispose de la sophia. La sagesse pratique précède l’activité politique.
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
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1 Tout l’effort de ce travail consiste à montrer la fausseté, ou minimalement le caractère partiel, tronqué, de cette expression issue de la représentation commune, de l’opinion.
En son fond, la sophia n’est pas sagesse, mais savoir.
Cette sagesse pratique éthique morale, non sans intérêt, n’épuise néanmoins pas la sophia.
Cette dernière, par-delà ou en-deçà de sa portée sapientielle, est le SAVOIR ou la SCIENCE. Cette
dimension INTELLECTUELLE de la philosophie est primordiale et constitue le centre de sa définition.
Avant d’être une sagesse morale ayant des conséquences dans le domaine politique, la philosophie
est un savoir intellectuel.
Dans le Banquet de PLATON, la fin ou le but de l’érotique de la sophia n’est pas la sagesse
pratique, mais le savoir ou la connaissance de l’intelligible. Avant d’être le sage que Rembrandt
représente, le philosophe contemple les formes ou les Idées ; il augmente son savoir.
L’ÉPICURISME révèle de cette antécédence de la science sur la sagesse. On le conçoit
communément comme une sagesse morale, une incitation et une règle pour mener une vie bonne.
Ce pôle éthique et pratique est assurément présent ; mais il n’est que L’EFFET d’un savoir
théologique et cosmologique. Soit le précepte de ne pas craindre la mort. Cette invocation éthique,
déterminant un art de conduire sa vie, s’adosse et se fonde dans la physique atomiste matérialiste
quasi-athée. Les hommes ne doivent pas craindre la mort car elle n’est que la dissolution des atomes
dont l’assemblage produit le corps aussi bien que l’âme. La mort n’est que la résolution d’un
ensemble composé en sous-ensembles plus simples. Elle est une absence de sensation et, dans cet
univers matériel, rien ne la suit. L’atomisme détruit l’interrogation sur une récompense ou un
châtiment post mortem ; l’angoisse de l’au-delà s’évanouit. Le précepte éthique n’est que la
conséquence ou la suite logique de ce savoir.
La sophia entendue comme savoir scientifique est le FONDEMENT de la sophia entendue
comme sagesse éthique pratique, elle-même fondant l’application politique. La philosophie ne doit
pas seulement aimer le savoir, mais le RÉALISER, le RENDRE EFFECTIF. HEGEL formule cette
ambition dans le cinquième paragraphe de la Préface à la Phénoménologie de l’Esprit :
«Mon propos est de collaborer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de
la science - se rapproche du but, qui est de pouvoir se défaire de son nom d’amour
du savoir et d’être savoir effectif. [Daran mitzuarbeiten, daß die Philosophie der
Form der Wissenschaft näher komme - dem Ziele, ihren Nahmen der Liebe zum
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Wissen ablegen zu können und wirkliches Wissen zu seyn - ist es, was ich mir
vorgesetzt]»2.
Le savoir n’est pas la connaissance historique.
Le philosophe rend le savoir effectif ; la philosophie se constitue comme science. Cette
vocation serait condamnée à l’échec irrémédiable si nous n’entendions qu’un savoir en EXTENSION.
Ce serait croire que la philosophie savante aurait pour projet de connaître le plus de choses
possibles, de se constituer en somme partes extra partes, sur un mode cumulatif. Contre ceci, il faut
un ou plutôt le savoir en COMPRÉHENSION, qualitatif, principiel, encyclopédique, qui se donne un
universel et qui cherche le Mot ultime.
Un amas de connaissances n’est pas le savoir véritable. Cette accumulation est seulement
un assemblage non vivant et non conceptuel, seulement historique, de connaissances collées les
unes aux autres, sans rien qui les organise - sans principe. Cette connaissance seulement
HISTORIQUE est dénoncée comme fausse par HEGEL dès le premier paragraphe de la Préface de la
Phénoménologie de l’Esprit. En comparant la philosophie à l’anatomie, Hegel montre qu’un
«agrégat de connaissances […] ne porte pas, et à bon droit, le nom de science [car
il n’est que] la façon historique et non conceptuelle du parler du contenu
proprement dit»3.
La sophia est un SAVOIR CONCEPTUEL SCIENTIFIQUE et non un simple agrégat de
connaissances juxtaposées. Cette critique d’une connaissance historique vient de KANT.
«La connaissance historique est cognitio ex datis, tandis que la connaissance
rationnelle est cognitio ex principiis.»4
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2 Nous citons la Préface dans l’édition séparée, bilingue, enrichie de nombreux commentaires, que propose Jean Pierre Lefebvre, chez GF. Ici donc : Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §5, page 39 ((page VI de l’édition allemande). Tout le reste de ce travail consiste en un commentaire de ce cinquième paragraphe de la Préface, en tant qu’il conduit à cette formulation exigeante follement orgueilleuse, mais qui seule situe l’exigence philosophique à son niveau véritable.
3 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §1, page 35 (II)
4 Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, Architectonique de la raison pure, A836/B84, page 676 (édition Aubier - traduction d’Alain Renaut)
La connaissance historique se réduit à l’apprentissage extérieur de résultats ou de données
brutes. Ceci est
«donné d’ailleurs, que ce soit par une expérience immédiate ou par un récit, ou
encore par un apprentissage (des connaissances générales).»5
L’écolier apprend par cœur des dates associées à des événements, mais sans comprendre
véritablement ce dont il s’agit. À l’encontre de cet apprentissage historique subjectif scolaire, KANT
- et en cela HEGEL lui est plutôt fidèle - promeut
«les connaissances de la raison si sont objectivement telles (c’est-à-dire qui ne
peuvent provenir originairement que de la propre raison de l’homme) ne peuvent
dès lors porter aussi subjectivement ce nom que si elles ont été puisées aux
sources générales de la raison […], c’est-à-dire si elles ont été puisées à des
principes.»6
Ce terme de «principes» est d’une importance essentielle, comme nous le verrons par la
suite. - La connaissance rationnelle dont parle KANT est dans son fond ce que HEGEL nomme le
savoir, en tant qu’il oppose ce dernier à la seule connaissance. Le savoir incombe à la raison et vise
une TOTALITÉ organique, tandis que la seule connaissance est le fait de l’entendement et produit
uniquement des objets séparés. La sophia relève du savoir rationnel et non de la connaissance
historique.
Ce savoir scientifique appartient à la QUALITÉ et non à la QUANTITÉ. La connaissance
historique emmagasine le plus grand nombre possible de connaissances positives, à apprendre pour
ainsi dire par cœur une quantité sans cesse croissante de faits, de définitions, de dates, etc. L’idéal
de cette connaissance en régime quantitatif est l’assimilation de l’ensemble des connaissances
disponibles en son temps. Cette connaissance GÉNÉRALE - non encore UNIVERSELLE -, si elle était
encore possible quelques siècles en arrière (en pensant à Pic de la Mirandole) est radicalement
impossible. Il n’est pas à la mesure de l’esprit humain d’apprendre pour les réciter l’ensemble des
livres disponibles sur la surface de la terre. Contre ceci, un savoir dirigé par la qualité cherche une
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5 Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, Architectonique de la raison pure, A836/B84, page 676 (édition Aubier - traduction d’Alain Renaut)
6 Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, Architectonique de la raison pure, A836/B84, pages 676 et 677 (édition Aubier - traduction d’Alain Renaut)
compréhension et non seulement un apprentissage. Le savoir est en compréhension là où la
connaissance n’est qu’en extension.
Le savoir rationnel suppose des connaissances historiques. Nul historien ne pourrait
prétendre savoir l’histoire sans accumuler préalablement des connaissances positives, un ensemble
de repères chronologiques, de noms, de lieux, etc. Nul philosophe ne pourrait prétendre être sophos
et posséder un savoir rationnel sans connaître préalablement les grandes élaborations et les grandes
pensées se déployant dans l’histoire de la philosophie7. La quantité de connaissances est un pré-
requis pour l’élaboration d’un savoir qualitatif, mais n’en constitue que l’antichambre et non la
totalité du château.
Le langage commun parle de «SAVOIR ENCYCLOPÉDIQUE» pour désigner une importante
somme quantitative de connaissances historiques. Or cette expression est fausse. Le savoir
encyclopédique renvoie bien plutôt au savoir rationnel qualitatif. Au sens hégélien, il est identique à
la science, au système, au savoir absolu. L’ENCYCLOPÉDIE véritable8 est qualitative et non
quantitative.
La philosophie est une érotique de la vérité qui exige le système.
La philosophie est l’érotique qui tend à rendre effectif le savoir rationnel. Ce dernier ne se
confond pas avec la connaissance historique ; de la même manière la qualité se distingue de la
quantité9. Cette dernière est la VÉRITÉ. La philosophie est l’érotique qui atteint la vérité comme
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7 Ceci pose le problème de la dette du philosophe envers ses prédécesseurs, du lien unissant un élève à son maître. La prétention de penser par soi-même, sans influence extérieure, outre le fait qu’elle soit impossible (puisque nous sommes nécessairement quoique partiellement conditionnés, ne serait-ce que par une langue, une époque, un milieu social), ne produirait le cas échéant que des lieux communs, des opinions toutes faites, des idioties indignes. Celui qui prétendrait penser par lui-même ne serait qu’un donneur d’avis subjectifs (opposés au savoir rationnel absolu, objectif et subjectif tout à la fois), à peine digne des discussions de bistrot.
8 L’encyclopédie, par son étymologie, renvoie au cercle. Hegel lui-même définit son système comme «cercle de cercles», et que cette figure est l’un des axes majeurs de la géométrie sacrée dont parle René Guénon. Ce mot «cercle» est en outre une invention de Rabelais, dont nous aurons à traiter la suite. Le cercle, en tant qu’il est la figure parfaite, infinie, universelle, est l’analogon spatial du savoir absolu et principiel. Ce savoir absolu, qui n’est pas sans rappeler la tradition primordiale au sens de Guénon, ou encore ce que nous appellerons le Mot, est précisément le centre du cercle ou de la spirale. Le savoir est cette spirale vertigineuse qui par approfondissement vise à atteindre le centre. La philosophie est alors cette spirale érotique qui vise à accéder au centre. Le centre, c’est-à-dire le savoir absolu, c’est-à-dire le principe, c’est-à-dire l’universel, c’est-à-dire le Mot ; voici ce qui est proprement la sophia. La question angoissante est de savoir si ce centre n’est pas désormais un trou. Il se pourrait que le centre tant espéré s’avère indisponible pour les Modernes.
9 Nous empruntons ces deux concepts opposés - qualité et quantité - à René Guénon, qui montre que l’âge moderne se définit comme la descente de la qualité à la quantité, de l’essence à la substance, de la forme à la matière. Cf Guénon, Le règne de la Quantité et les Signes des Temps, NRF Gallimard, 1945
autre nom du savoir. Le savoir, la sophia, s’identifie à la vérité. HEGEL précise que le savoir, dans sa
différence d’avec la connaissance et dans son identité à la vérité, est le SAVOIR ABSOLU. Ce
dernier s’exprime dans et se conquiert par le SYSTÈME se réalisant 10.
«La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne peut être que le système
scientifique [wissenschaffliche System] de celle-ci.»11
La philosophie produit le système, l’encyclopédie, le cercle : par ce moyen seulement elle
trouve son point d’achèvement. Le système est la FORME de la philosophie. Cette dernière cherche à
rendre effectif le savoir ou la vérité ; elle ne le peut que grâce au système12.
Ce dernier doit atteindre L’UNIVERSEL, lequel est l’autre nom de la vérité. La
philosophie est une érotique (eros ou philein) du savoir absolu (sophia) qui cherche à atteindre la
vérité ou l’universel par la production du système. Cette érotique est une dynamique amoureuse
ascensionnelle exposant
«le développement progressif de la vérité [Entwiklung der Warheit]»13.
La vérité ou l’universel ou le savoir absolu ne s’énoncent pas sous la forme d’un résultat
figé, car ce dernier est un «CADAVRE» ayant abandonné le dynamisme productif engendrant le
système.
«La chose-même, en effet, n’est pas épuisée dans la fin qu’elle vise, mais dans le
développement progressif de sa réalisation14, pas plus que le résultat n’est le tout
effectif : il l’est conjointement à son devenir ; la fin pour soi est la généralité non
vivante, de même que la tendance n’est que la pure poussée encore privée de son
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10 Donc par l’encyclopédie, donc par le cercle. À titre d’hypothèse, nous rapprochons ce savoir absolu hégélien de ce que Guénon appelle la tradition primordiale ou la spiritualité primordiale. Cette identification pose certainement des problèmes écrasants. Guénon écrit des pages très violentes, notamment dans La crise du monde moderne (cf page 200 dans l’édition Folio Essais), contre la philosophie et contre le rationalisme. Pourtant il est sans doute le philosophe par excellence, dans la mesure où il cherche cette sophia. Rapporter la spiritualité primordiale au savoir absolu semble faire œuvre de trahison, aussi bien à Guénon qu’à Hegel. Cependant le savoir absolu et la tradition primordiale sont deux déterminations possibles de la sophia.
11 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §5, page 39 (VI). Cette phrase est immédiatement suivie par celle sur le passage de l’amour du savoir au savoir effectif.
12 Les penseurs actuels dénonçant la systématicité, s’ils sont parfois forts compétents, ne sont cependant pas dignes de vocation primordiale de la philosophie entendue comme érotique du savoir. Ils ne produisent que des connaissances historiques régionales, sans jamais parvenir, faute d’en trouver la forme, au centre qu’est le savoir absolu ou la vérité.
13 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §2, page 35 (III)
14 «le développement progressif de sa réalisation» est une paraphrase qui correspond à un seul mot allemand : Ausführung.
effectivité, et que le résultat nu est le cadavre qui a laissé cette tendance derrière
lui.»15
La philosophie atteint son but de réalisation du savoir ou de la sophia par l’exposition du
mouvement même par lequel cette dernière parvient à sa formulation. Le livre du philosophe est
l’exposition lente et patiente du système par lequel il atteint son but.
On objecterait que cette exigence systématique conduit à un formalisme abstrait, à un pur
fait de langage oubliant le monde réel concret. Cette réfutation est fausse, ne serait-ce que parce que
le savoir présuppose des connaissances historiques. Surtout ce système est dialectique ; il inclut en
soi le particulier comme sa différence posée puis ressaisie (aufgeboben). Conciliant le sens de
sophia comme savoir absolu, vrai, universel et la nécessité de la forme systématique, HEGEL définit
la philosophie :
«la philosophie est essentiellement dans l’élément de l’universalité qui inclut en
soi le particulier […die Philosophie wesentlich im Elemente der Allgemeinheit ist
…].»16
Le philosophe veut le principe ou le Mot.
Le principe est l’accomplissement de la sophia.
KANT, dans le texte sur la distinction entre la connaissance historique et le savoir rationnel
emploie le mot «PRINCIPE», archè. Ce principe est unique. Il est l’élément qualitativement
supérieur, originel, qui préside et commande à tout ce qui advient concrètement. Chez ARISTOTE,
archè est le fondement de la science et qui gouverne le déploiement ou la réalisation. Ce terme est
une autre façon de nommer la sophia, le savoir absolu, la vérité, le centre du cercle, l’universel se
réalisant systématiquement. Le désir animant la philosophie est la remontée au principe de toute
chose, c’est-à-dire à la qualité, c’est-à-dire au savoir absolu, c’est-à-dire à l’universel. Le principe
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15 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §3, page 37 (V ).
16 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §1, page 33 (II).
est la fine pointe, le terme ultime parachevant la pensée et le savoir. La vérité recherchée trouve son
achèvement dans la formulation du principe résolvant non seulement la connaissance humaine, mais
encore tout l’univers.
La tradition nomme ce principe : DIEU. La sophia, loin de s’enclore dans un mode de vie
éthique ni dans une connaissance historique, trouve une ambition démesurée : connaître Dieu, en
tant qu’il est principe de tout ce qui est. ARISTOTE comprend parfaitement ceci. Sa Métaphysique se
dirige vers une théologie rationnelle. Archè est LOGOS, au sens du prologue de l’évangile selon
SAINT JEAN.
«Au commencement était le Verbe, [Logos] et le Verbe était auprès de Dieu et le
Verbe était Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien de fut. Ce qui fut en lui était la
vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les
ténèbres ne l’ont pas saisie.»17
Le principe, le logos, Dieu, dès les premiers mots de l’évangile johannique, sont cette clé
qui donne un savoir total et une compréhension achevée de l’univers. Ce logos divin y apparaît dans
le double sens de commencement et de commandement. JEAN insiste sur le caractère total, donc
absolu, du logos, du principe. Le savoir absolu rationnel et principiel. Le rapport à la lumière n’est
pas sans rappeler l’illumination du philosophe dans l’œuvre de REMBRANDT : donc la méditation
sur la sagesse n’est pas, même chez REMBRANDT l’essentiel, elle n’est possible que par cette
aspiration à la lumière ou au principe. La traduction de logos par Verbe anticipe le rapport langagier
de ce principe. Le logos dit dans la Bible ce que ARISTOTE entend pas archè.
La philosophie est l’érotique principielle du savoir absolu résolvant l’ensemble de l’être
par la remontée au principe suprême universel ; lequel principe peut être aussi nommé logos ou
Dieu. La philosophie est le désir de savoir Dieu - non sur un mode d’inféodation à une théologie
appartenant en propre à une religion déterminée ou positive, mais sur la compréhension d’un savoir
absolu qui, comme le propose aussi THOMAS D’AQUIN dès les premières lignes de la Somme
théologique, un savoir ou une science de Dieu18.
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
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17 Jean I, 1-5
18 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima pars, Première question. Cette science de Dieu, cette doctrina sacra, rappelle la science sacrée de Guénon. Thomas pense que celle-ci doit être révélée par Dieu ; postulons que la philosophie, par la force de la raison, s’en approche. Nous verrons avec Dante qu’il faut cependant une fulguration pour réaliser complètement ce savoir, ce qui cette être mis en dialogue avec la Révélation thomiste. Thomas suppose que cette Révélation ne s’accomplit que dans et par l’adhésion à un christianisme vatican ; ce qui pose de lourds de problèmes, notamment par rapport au statut et aux dérives des Églises constituées.
Il ne faut pas entendre ici un passage à la théologie positive, académique, telle que le
christianisme ou l’islam l’entendent. Il ne s’agit pas de s’enfermer aveuglement dans une religion
positive, chrétienne ou musulmane. Sans doute promettent-elles de donner l’intelligence du
principe, mais cette promesse, qui accomplirait l’essence de la philosophie, cède bien souvent place
à un endoctrinement fanatique qui, bien loin d’accéder au savoir absolu ou au principe, conduit à
des dérives quasi-sectaires. La théologie chez ARISTOTE est la science de Dieu en tant qu’il est
principe. La raison interrogeant l’être en tant qu’être en vient à penser Dieu. Au livre A de la
Métaphysique, le philosophe achève son savoir par la science des premiers principes. La fin de
Métaphysique, E, 1, semble annoncer un passage de l’ontologie à la théologie. L’allusion à Dieu
n’est pas le signe d’une soumission aveugle (ne contemplant pas le principe, donc conduisant à
l’échec de la philosophie) à Allah ou au Dieu du Vatican. Car ce Dieu principiel est sans doute aussi
le TAO originel et matrimonial du Tao Te King, chapitre 1. Le secret, le fond unique, sont les
appellations taoïstes du principe.
«Le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même ;
le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat.
Sans nom, il représente l’origine de l’univers ;
avec un nom, il constitue la Mère de tous les êtres.
Par le non-être, saisissons son secret ;
par l’être, abordons son accès.
Non-être et Être sortant d’un fond unique
ne se différencient que par leurs noms.
Ce fond unique s’appelle Obscurité.
Obscurcir cette obscurité,
voilà la porte de toute merveille.»19
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
1119 Lao-Tseu, Tao Te King, Folio, traduction de Liou Kia-hway, chapitre 1, page 11
Le principe est le Mot.
RABELAIS comprend ce désir de savoir et cette aspiration de remontée au principe
résolvant l’univers. Le principe est chez lui nommé MOT ; par où nous retrouvons le Verbe de
l’évangile. Ce Mot est aussi un Nom, et, pour reprendre l’évangile, la philosophie ne cherche pas
seulement à connaître des propriétés divines, mais à dire le Nom de Dieu ou le secret du Tao. La fin
ultime de la philosophie est la FORMULATION du Mot - ce qui n’est pas sans lien avec la KABBALE.
Dans la Genèse, Dieu crée le monde en parlant. Quel est le premier mot, le premier son, la première
vibration d’air, le premier souffle sortant de la bouche de Dieu ?
Ce Mot-principe accomplit la sophia ; il est l’objet du désir du philosophe. La NOBLESSE
DE LA LANGUE et L’IVRESSE POÉTIQUE sont, comme l’établissement systématique, les opérateurs de
la réalisation de l’érotique philosophique20. RABELAIS exprime ce désir du Mot dans un poème. Dès
lors il donne la définition exacte de la philosophie : L’ORACLE de la dive bouteille21
O Bouteille,
Plaine toute
De misteres,
D'une aureille
Je t'escoute
Ne differes,
Et le mot proferes,
Auquel pend mon cœur.
En la tant divine liqueur,
Qui est dedans tes flancs reclose,
Baccus, qui fut d'Inde vainqueur,
Tient toute vérité enclose.
Vin tant divin loin de toy est forclose
Toute mensonge, et toute tromperie.
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
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20 Cette noblesse de la langue est la même que celle de la philosophie. Ce rapport à la noblesse, à une dimension aristocratique (non financière ou terrienne, mais intellectuelle), vient de l’exigence d’une langue élevée. Le rapport au chant («sonne») dans l’oracle de la dive bouteille montre aussi la voie de la musique. Au cœur de l’érotique du Mot, la poésie et la musique sont des outils magnifiques. Dante, dans De l’éloquence en vulgaire, accomplit cette recherche d’une noblesse de la langue.
21 Autant que possible, nous devons comprendre ce message, du moins quelques unes des ses significations essentielles et profondes.
En joye soit l'Aire de Noach close,
Lequel de toy nous fist la temperie.
Sonne le beau mot, je t'en prie,
Qui me doit oster de misere.
Ainsi ne se perde une goutte.
De toy, soit blanche ou soit vermeille.
O Bouteille
Plaine toute
De mysteres,
D'une aureille
Je t'escoute :
Ne differes.22
PANURGE demande à l’oracle de proférer
le Mot auquel pend son cœur. Le Mot résout la
sophia ; ce cœur qui pend est l’image de l’érotique
de philein. La bouteille contient dans ses flancs
une divine liqueur, la vérité. La fonction
oraculaire consiste de faire passer cette vérité, ce
beau mot, à l’extérieur. Comme le buveur ouvre la
bouteille pour en boire le vin, l’oracle dévoile et
ouvre23 en le chantant (sonne) le Mot-vérité jadis
renfermé. Loin des erreurs, des mensonges, le Mot
ôte la misère des hommes. Cette dernière n’est pas
seulement les affres de la condition humaine si
défaillante, mais elle tient à l’insatisfaction du
désir (eros). Désirant ce Mot, PANURGE, comme le
philosophe cherchant le principe ou la vérité ou le
savoir absolu, demeure dans un état de non-repos,
d’inquiétude, d’angoisse. Nul n’est aussi torturé
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
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22 Rabelais, Cinquiesme livre, chapitre XLIII, page 832 (péliade)
23 Ce rapport de l’ouvert et du fermé est central chez Rabelais ; entre l’ouverture de Marie pour enfanter Jésus et la fermeture de Gargamelle qui doit expulser Gargantua par son oreille. La question des trous est également omniprésente.
que le philosophe cherchant le Mot.
Une fois proféré, ce Mot, dans la mesure où il réalise et achève le savoir, libère de ce poids
d’angoisse. Il achève la philosophie en rendant complètement effectif le savoir. Alors le but est
atteint, et tout le reste peut s’ensuivre. Le VOILE D’ISIS est levé. Mais ce Mot peut-il jamais arriver à
profération ?
RABELAIS insiste sur le caractère mystérieux de l’entreprise philosophique. L’oracle devant
proférer le mot tant désiré est empli de MYSTÈRES. Le poète invite à ne jamais sous-estimer l’aspect
ÉSOTÉRIQUE de cette quête. Le rapport à l’oracle et aux mystères, souligné par la convocation du
culte à BACCHUS, indique que la solution, la profération du Mot, est peut-être réservée à l’accès à
un savoir secret ou voilé mais délivré par le biais d’une INITIATION. Seule l’initiation à ces mystères
- ceux de BACCHUS ? - lèverait le voile d’Isis et découvrirait la vérité de la sophia. Si la philosophie
est le parcours d’une SPIRALE jusqu’à l’appui sur le CENTRE, RABELAIS laisse supposer que ce
centre, lieu de mystère, demeure caché. Ainsi est revendiquée la dimension ésotérique de la
philosophie : si cet ésotérisme est actuellement fort décrié, il jouissait d’un prestige inouï dans
l’Antiquité - l’existence d’un côté ésotérique du platonisme est tout à fait attestée. GUÉNON est ici
rabelaisien dans la mesure où il suppose que seule l’initiation restituerait quelque chose de ce qu’il
nomme SPIRITUALITÉ PRIMORDIALE, et qui est ce que nous appelons principe ou Mot.
Dans l’âge moderne de l’Occident, l’initiation a disparu24 ; quand bien même elle serait
encore possible, nous ne saurions ni ne pourrions la supporter. Admettons qu’une initiation encore
disponible (ce qui n’est sans doute plus le cas) lève le voile d’Isis, sonne le Mot : comme dans le
récit mythique, ne sommes-nous pas condamnés à mourir après avoir entendu (même pas lu) ce
Mot ? L’Ancien testament, notamment le livre de l’Exode, interdit d’accéder au nom de Dieu. Ce
serait pourtant l’achèvement de la philosophie. Cet achèvement est donc probablement impossible. -
Nous verrons par la suite, avec FAUST et NERVAL, que, si cet achèvement est possible, si nous
regardons Isis ou si nous prononçons le nom de Dieu, nous devons en mourir. La question est de
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24 La perte du compagnonnage est révélatrice de l’oubli de l’initiation. Dans ce tableau rapidement brossé, peut-être exagéré, le rôle de la Franc-Maçonnerie est réservée. Elle jouit d’une représentation publique qui la distingue des sociétés parfaitement secrètes ; et dispose d’une tradition séculaire non négligeable. On peut imaginer qu’elle occupe un rôle affectif et de premier plan dans cette érotique du savoir ; et qu’elle ne s’abaisse pas à être une pseudo-initiation. Cependant seule une fréquentation intérieure pourrait donner une réponse. Elle constitue le point aveugle de ce travail ; et n’entre dans aucun des cadres généraux qui sont ici esquissés - bien qu’elle soit, l’image est volontaire, au centre de notre interrogation. Ignorants et ne sachant pas quoi dire, nous n’avons pas d’autre choix que de la mettre de côté, sans la louer mais aussi sans la dénoncer. À titre de postulat, nous lui faisons crédit d’un mérite insigne, tout en craignant qu’elle ne soit pas actuellement, ou seulement exceptionnellement, à la hauteur qui fut la sienne jadis. En somme, dans tous les développements ici présents sur l’initiation, il conviendrait à chaque fois de réserver et pour ainsi dire de mettre en parenthèses, faute de savoir suffisant, la question de la Franc-Maçonnerie.
savoir s’il faut aller jusqu’au bout, franchir la porte, entendre le nom de Dieu, lever le voile - quitte
à en mourir -, ou s’arrêter sur le seuil.
Le parcours de la spirale désigne les étapes de l’initiation, et le centre est ce savoir ou cette
spiritualité ou ce principe ou ce Mot ultime. Pour les Modernes, le parcours de la spirale,
l’initiation, n’est plus disponible. Faut-il alors admettre que ce Mot est perdu ; que le centre est
désormais un point aveugle ou un trou ? Ceci condamne la philosophie à l’impuissance puisque son
échec est inéluctable. Plus que l’initié contemplant Isis, le philosophe est plutôt MOÏSE. Parvenant
au prix des efforts les plus grands à la porte de la Terre Sainte, à un souffle du beau mot, il ne
l’entend cependant pas, comme jadis Moïse ne rentra pas dans le pays où coulent le lait et le miel.
De même que, dans Le Procès de KAFKA, Joseph K ne franchit pas dans les portes de la Loi qui
pourtant n’étaient là que pour lui, le philosophe moderne, privé d’initiation, se trouve parfois sur le
seuil du Mot, à une distance la plus faible possible du centre, mais sans jamais entrer dans ce Mot ni
faire le pas nécessaire. - Rabelais, cependant, donne le Mot. Le rigolard porte à son terme ultime et
refermer en l’achevant la philosophie dans la formulation du Mot. Mais comprenons-nous vraiment
ce dernier ?
«Lors fut ouy ce mot : Trinch.»25
La philosophie est une métaphysique outrée.
La sophia se distribue dans l’histoire de la philosophie.
La philosophie est une érotique qui tend vers un but, et celui-ci se détermine de plusieurs
façons : le savoir absolu, la qualité, la vérité, le centre, l’universel, le principe, le Mot. Comment
accéder au contenu du savoir absolu. Comment remonter au principe ? Comment formuler le Mot ?
Comment trouver le centre ? Deux voies coexistent. Soit, comme chez Rabelais, une initiation
donne accès à un savoir ésotérique. Or une telle initiation est désormais impossible ou
insupportable ; et nous ne comprenons pas complètement TRINCH. Soit, et cette seconde voie est la
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
1525 Rabelais, Cinquiesme livre, chapitre XLIII, page 833
seule qui demeure, nous cherchons un système scientifique qui approche la vérité. Ceci donne
cependant lieu à deux difficultés qu’il faut résoudre.
La diversité des systèmes ayant existé dans l’histoire conduirait à un relativisme. Le Mot
étant unique, il ne doit exister qu’un seul système qui arrive à le formuler. Or il existe de nombreux
systèmes antagonistes. Donc la guerre existant entre eux conduit à réfuter l’idée même qu’il y a le
(et non un) Mot, le Nom, la vérité, le savoir, le principe, le centre. Contre cette dérive relativiste, la
lecture que HEGEL propose de l’histoire de la philosophie est pertinente. Le système n’est pas
formel ni figé, mais il est le développement progressif de la vérité. De la même manière que la
vérité se réalise de manière processuelle dans le système se formulant, elle s’exprime par la
succession des systèmes particuliers tels qu’ils apparaissent dans l’histoire. Le développement
progressif joue à l’échelle de l’histoire de la pensée de la même manière qu’il se vérifie dans un
système défini. Le relativisme issu de la perception des contradictions existant entre les systèmes
n’est qu’une ineptie appartenant à l’opinion immédiate dénuée de toute réflexion et de toute pensée.
«[L’opinion] conçoit moins la diversité des systèmes philosophiques comme le
développement progressif de la vérité qu’elle ne voit dans cette diversité la seule
contradiction.»26
Les systèmes sont certes contradictoires entre eux ; mais, selon la méthode dialectique
établie par la logique, cette contradiction se résorbe dans une unité supérieure, le Mot EN TRAIN DE
SE PROFÉRER. Chaque système particulier possède une TRACE ou une partie de la Vérité ; laquelle
n’est elle-même que par la saisie unitaire du contenu spirituel se dévoilant de manière fragmentaire
dans chacun des systèmes réels27. Dans chaque système, une lettre parvient à la profération ; le Mot
n’est entièrement formulé que par la réunion de ces lettres éparses dans l’histoire de la science - non
seulement dans la philosophie même si elle en est le site privilégié, mais encore dans l’ensemble
des productions du savoir humain.
De plus, en prenant au sérieux l’idée selon laquelle seule une initiation ferait sonner le
beau Mot, cette confrontation avec l’histoire de la philosophie, dans la mesure où elle reste
EXOTÉRIQUE, ne conduit jamais au Mot lui-même. Le fait que l’histoire de la pensée ne s’arrête pas
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26 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, §2, page 35 (III)
27 Cette lecture unifiante et continuelle de l’histoire de la pensée humaine est le principe organisateur par lequel Hegel lit et relie l’histoire de la philosophie. Les Leçons sur l’histoire de la philosophie portent la trace de ce développement.
témoigne de cette insatisfaction tenant au fait que le Mot ne s’est encore pas énoncé de manière
définitive. Le philosophe est à jamais insatisfait puisque le Mot, même quand il l’approche au plus
près, fait irrémédiablement défaut. Seule une approche ASYMPTOTIQUE du Mot reste possible. Sans
initiation, jamais la courbe de la pensée humaine ne coïncide avec la ligne figurant le Mot. Cette
insatisfaction consubstantielle à la philosophie est-elle un obstacle aussi désolant ?
D’une part, dans la mesure où cette approximation est la seule chose qui soit pour nous
possible, il nous faut nous en contenter - et elle n’est pas si mal. Elle permet en outre de ne pas se
laisser abuser par des sectes pseudo-initiatiques (que GUÉNON dénonce au nom de la vraie
initiation, celle qui est perdue) ni de sombrer corps et biens dans des religions dont la tendance
naturelle au fanatisme n’est plus à prouver. D’autre part, la thèse selon laquelle seule une initiation
profèrerait le Mot, pour prodigieuse qu’elle soit, souffre d’une ambivalence regrettable. Il ne s’agit
pas, comme le fait à tort la bêtise générale propre aux Modernes (dont GUÉNON montre que le
positivisme scientiste matérialiste et le pragmatisme sont la religion nouvelle28), de se gausser de
cette tradition fort ancienne ; seulement de remarquer que l’idée selon laquelle elles accomplissent
la philosophie en donnant le Mot peut être remise en doute. Il faut se méfier à la fois de la querelle
violente gratuite et non fondée ; de l’attrait d’un exotisme sans lien avec la profondeur noble de la
chose ; d’une crédulité ouvrant à de graves déconvenues. Seul un initié est certain que l’initiation
possède un savoir ultime qui est comme son domaine réservé. S’il s’avère que ce savoir existe et
qu’il est réservé, l’initié, pour n’être point un infâme profanateur, ne l’exprime pas de manière
exotérique. Inversement, s’il n’y a aucun savoir à dévoiler, s’il n’y a pas d’Isis derrière le voile, si la
société initiatique n’est qu’une farce servant les intérêts particuliers de ses membres (comme ceci se
produit dans certaines dérives ou déviations eu égard à la fonction ou à la finalité initiales), l’initié,
par corporatisme et pour ne point nuire aux bénéfices qu’il espère glaner, ne dévoile pas la
supercherie. Le point de vue exotérique qui est le nôtre ne permet pas de décider de la vérité de la
thèse initiatique - qui est dès lors une hypothèse plus qu’une thèse.
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
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28 «Nous disons que le ‘pragmatisme’ représente l’aboutissement de toute la philosophie moderne et son dernier degré d’abaissement ; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie, un ‘pragmatisme’ diffus et non systématisé, qui est à l’autre ce que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond avec ce que le vulgaire appelle le ‘bon sens’. Cet utilitarisme presque instinctif est d’ailleurs inséparable de la tendance matérialiste : le ‘bon sens’ consiste à ne pas dépasser l’horizon terrestre, aussi bien qu’à ne pas s’occuper de tout ce qui n’a pas d’intérêt pratique immédiat ; c’est pour lui surtout que le monde sensible seul est ‘réel’, et qu’il n’y a pas de connaissance qui ne vienne des sens ; pour lui aussi, cette connaissance restreinte ne vaut que dans la mesure où elle permet de donner satisfaction à des besoins matériels, et parfois à un certain sentimentalisme, car, il faut le dire nettement au risque de choquer le moralisme contemporain, le sentiment est en réalité tout près de la matière. Dans tout cela, il ne reste aucune place à l’intelligence, sinon en tant qu’elle consent à s’asservir à la réalisation de fins pratiques, à n’être plus qu’un simple instrument soumis aux exigences de la partie inférieure et corporelle de l’individu humain, ou, suivant une singulière expression de Bergson, ‘un outil à faire des outils’ ; ce qui fait le ‘pragmatisme’ sous toutes ses formes, c’est l’indifférence totale à l’égard de la vérité.» Guénon, La crise du monde moderne, pages 151 et 152. Guénon comprend le pragmatisme et le matérialisme comme les derniers traits d’une philosophie entièrement dégénérée. Nous ne le suivons pas dans cette critique globale, mais il nous semble que sa critique du pragmatisme et du matérialisme est fort pertinente.
Face à cette difficulté, le recours à la compréhension elle-même systématique de l’histoire
des systèmes de la pensée humaine, quand bien même elle n’est qu’une approche asymptotique de
la vérité nous laissant insatisfaits, demeure une voie d’issue non négligeable, et la seule qu’il reste.
Encore ne faut-il pas réduire l’histoire de la pensée à des sources trop scolaires. Dans cette
recherche du Mot, avec l’idée que ce denier est peut-être le nom de Dieu lui-même, les
déploiements de la mystique rhénane, les pensée orientales, mais aussi le gnosticisme médiéval, ou
encore le symbolisme et l’allégorie poétique sont des ressources interminables, quand bien même
l’air du temps s’en méfie en s’en défie en vertu de présupposés incompréhensibles.
Il n’y a d’essentiel que la métaphysique.
Définir la philosophie comme une érotique cherchant la profération du Mot, la remontée au
principe, l’accomplissement du savoir absolu, le dévoilement de la vérité isiaque ; supposer que la
compréhension systématique de l’histoire de la pensée humaine est la voie de réalisation de cette
érotique ; tout ceci indique que l’essence de la philosophie est la MÉTAPHYSIQUE. Cette dernière est
le fondement de toute réflexion ultérieure. Toute élaboration intellectuelle non rattachée à cette
érotique principielle ou ne s’ancrant pas dans la recherche d’un savoir ultime renonce à la vérité au
profit de variations plus ou moins intéressantes. Toute pensée ne prenant pas appui sur un universel,
ne s’adossant pas à au désir, fût-il éternellement insatisfait, d’un principe supérieur, doit être
regardée comme vaine car inessentielle. Les connaissances philosophiques régionales ne sont pas
dénuées de valeur ni ne sont sans importance, mais la connaissance appliquée, régionale,
postérieure, doit, pour être pertinente, se fonder sur un savoir universel et nécessaire, rationnel,
absolu, principiel. Le verbiage qui se cache aujourd’hui souvent sous le nom de science vient de la
dénégation de ce raccordement principiel. GUÉNON dénonce la SCIENCE PROFANE en tant qu’elle
s’oppose à la SCIENCE SACRÉE. Il ne s’agit pas de se jeter aux pieds d’un Dieu ou d’embrasser
aveuglement n’importe quelle secte ou religion déterminée. Mais la connaissance historique doit
s’enraciner dans un principe supérieur qualitativement, sacré. Toutes les phrases prononcées avec
une présentation de réflexion ou de science n’ont de réelle valeur que si elles émanent du Mot
primordial. GUÉNON formule admirablement ceci en termes de symbolisme spatial.
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«Toute explication doit procéder de haut en bas et non pas de bas en haut ; et cette
remarque est particulièrement importante pour nous, car elle donne
immédiatement la raison pour laquelle la science moderne est en réalité dépourvue
de toute valeur explicative.»29
Les variations de la pseudo-science moderne n’expliquent rien car elles ne se fondent pas
dans le principe. Il n’aurait aucun sen de critiquer aveuglement la science dite dure. Mais tout
discours qui se prétend scientifique ne doit pas à bon droit revendiquer ce titre si noble s’il oublie
son fondement principiel.
L’image cartésienne de la science comme un arbre (Lettre-Préface des Principes de
philosophie) prend tout son sens. Si la totalité de la science est un arbre avec des branchages de plus
en plus variés, allant par exemple de l’éthique animale à l’astrophysique, cet arbre croît et donne ses
plus beaux fruits si et seulement si les RACINES métaphysiques, celles qui prennent leur force dans
l’érotique du principe, sont vivaces. DESCARTES lui-même, mais encore LEIBNIZ (entre autres),
savent parfaitement ceci. Comment LEIBNIZ eût-il découvert le calcul infinitésimal sans la
monadologie ? Comment DESCARTES eut-il travaillé en médecine sans avoir réduit le corps à un
mécanisme et la matière à une substance étendue ? Le plan du Discours de la méthode témoigne de
cette primauté métaphysique. Pour parvenir à la présentation du fonctionnement du cœur dans la
cinquième partie, il faut auparavant mettre en évidence les principes métaphysiques essentiels
(quatrième partie). Même si la première certitude au sens de DESCARTES n’épuise pas la recherche
du Mot total et primordial, elle illustre la nécessité d’adosser ou de fonder toute connaissance sur
une philosophie métaphysique antérieure - même si cette dernière est asymptotique et
insatisfaisante. L’objection de l’échec annoncé de la quête du Mot n’est pas valable ; même si la
raison humaine ne parvient jamais à en trouver la formulation, il est nécessaire de postuler la vérité
de ce Mot pour servir de point d’appui ou de fondement à toute élaboration intellectuelle DÉRIVÉE.
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
1929 Guénon, Le règne de la Quantité et les Signes des temps, Chapitre II, page 23
La pensée contemporaine erre car elle refuse le principe.
La philosophie contemporaine comporte trois voies majeures - même si par la suite elle se
divise en routes et chemins fort multiples. Sans tout réduire à cette tripartition, elle incarne les
lignes de forces les plus marquées de la pensée en vogue.
Premièrement, la philosophie positiviste tisse un dialogue avec les sciences dites dures. Le
débat avec les neurosciences autour de la relation entre l’esprit et le corps en est le modèle. Ce
dialogue est assurément fécond et amène à des constructions du sujet humain non négligeables.
Mais cette réflexion abandonne la métaphysique comme le signe des errances natives de l’homme.
Cet orgueil anti-métaphysique donne lieu à un nouveau fanatisme et à une intolérance abjecte
conduisant à considérer, dans la ligne de la théorie des âges de COMTE, les métaphysiciens comme
des arriérés ou des gens n’ayant pas évolué. Le positivisme, le pragmatisme, l’empirisme logique ;
mais aussi le néo-spiritualisme (qui est leur inverse, mais partage bon nombre de conséquences
fâcheuses) et la philosophie du vivant représentent ces développements parfois pertinents mais
insuffisants.
Deuxièmement, les phénoménologues épigones de MERLEAU-PONTY et adeptes de la
déconstruction FOUCALDIENNE, en dépit de leur différence, constituent la seconde voie, sans doute
dominante. Sous prétexte de combattre la systématicité dans laquelle ils se piquent de voir des
éléments terrifiants (ce qui témoigne d’une lecture partiale et partielle des grands systèmes de
l’Occident), ils abandonnent toute ambition intellectuelle véritable. S’abaissant parfois à un pur
verbiage pseudo-poétique (sans rien de commun avec la noblesse poétique dont Rabelais donne un
exemple) opérant par jeux de mots plus que par analyse conceptuelle, ils se méfient du Mot et du
savoir. Ce faisant ils renoncent à la vérité, et tombent à leur tour sous l’accusation que Guénon
adresse aux matérialistes (même s’ils ne le sont pas explicitement ; Guénon montre par ailleurs que
toute la science moderne, même le spiritualisme, est en dernier recours un matérialisme30). En
prétendant être attentifs à la phénoménalité ou à la chair du monde, ils n'expliquent rien, car ils
renoncent à l’érotique constitutive de la définition de la philosophie. Ceci eut sans doute fort diverti
les esprits les plus brillants de l’histoire, mais peut-être pas davantage. Ce n’est que l’expression
fort imagée de platitudes ou de choses naturellement évidentes. De plus, à leur insu, ces gens à la
mode en viennent à formuler un dogmatisme nouveau, mais inversé et insensé. Sous le prétexte
d’un réalisme sans saveur, ils développent une haine féroce de ceux qui ne les suivent pas, c’est-à-
dire qui portent encore l’exigence métaphysique jusque dans sa démesure. L’infini, le système, le
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2030 Guénon, La Crise du monde moderne. Voir notamment le chapitre sur la civilisation matérielle.
savoir absolu, la vérité, le principe et le Mot : voilà ce qu’ils abhorrent et qui leur est totalement
étranger, alors que c’est la définition primordiale de la sophia.
Enfin, l’éthique contemporaine, associée à l’herméneutique, constitue la troisième voie.
Elle veut reformuler une éthique - bien plus qu’une morale - après les désastres du vingtième siècle.
JONAS s’intéresse à la responsabilité que nous portons sur les temps futurs ; LEVINAS renonce à la
totalité sous prétexte de penser l’apparaître éthiquement exigeant et du visage de l’autre31. De cette
voie dérivent de près ou de loin les interrogations sur l’éthique animale (question en fin de compte
insensée, puisque la coutume éthique séculaire et le bon sens le plus simple y répondent
immédiatement), sur le care, sur l’écologie. Sans être aussi agaçante que la phénoménologie
triomphante, cette éthique frôle parfois le sentimentalisme un peu mièvre. Certaines de ses
interrogations, portées à un niveau d’exigence intellectuelle satisfaisant, sont parfaitement précises
et légitimes ; ainsi la question de la responsabilité de l’homme comme terme de la création envers la
chose créée qui lui est soumise se fait pressente dans le contexte actuel32. Il n’en demeure pas moins
que, là encore, le rapport au Mot est absent.
Cette présentation rapide, sévère et parfois caricaturale des préoccupations du temps
présent ne signifie pas que le débat avec la science, l’attention au monde et l’enjeu éthique ne soient
que des choses médiocres. Des philosophes parfaitement intelligents et compétents y travaillent, et
ces domaines contribuent à améliorer le savoir humain. Mais, pour reprendre l’expression de
GUÉNON, ce n’est que de la science profane et non de la science sacrée. Trop nombreux sont ces
développements qui oublient de se fonder dans la sophia. L’application de la réflexion
philosophique à la cité est chose importante. Il ne s’agit pas de condamner péremptoirement
l’application de la philosophie au monde ambiant. Le philosophe a aussi pour tâche d’intervenir
dans les débats de société ; par exemple, sa présence dans le monde de l’éthique médicale, ou
auprès de responsables politiques est nécessaire, il doit s’immiscer dans les débats soulevés par la
théorie des genres. Son éclairage - disons, son expertise - sont demandés, il est juste et bon de le
consulter. Pour autant, dans ces applications concrètes, le philosophe n’est pas et ne doit pas un être
un donneur d’avis, fût-il un peu plus réfléchi que les autres. HEGEL le disait justement ; la tâche du
philosophe n’est pas de donner son avis, mais de penser ce qui est, de saisir son temps en pensée(s).
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31 Le pire est qu’il prétend renoncer à la totalité au nom de l’infini. Quiconque comprend Hegel sait que cette position est logiquement erronée.
32 En prenant au sérieux la Genèse, l’homme apparaît comme le terme ultime de la création ; et le Dieu créateur lui soumet le reste. Ce faisant l’homme acquiert une responsabilité sur la nature. Une telle fondation de la question écologique est légitime, et en 2012 plus que jamais. La Naturphilosophie est aussi un axe important. Mais rares sont les écologistes à s’élever à ce niveau d’intelligence.
«Conceptualiser ce qui est, c’est la tâche de la philosophie, car ce qui est est la
raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est de toute façon un fils de son
temps ; ainsi, la philosophie est elle aussi son temps appréhendé en pensées. Il est
tout aussi sot de rêver qu’une quelconque philosophie surpasse le monde présent,
son monde, que de rêver qu’un individu saute au-delà de son temps, qu’il saute
par-dessus Rhodes. Si sa théorie va vraiment au-delà, s’il s’identifie au monde tel
qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, - élément
moelleux dans lequel tout ce qu’il y a de gratuit se laisse imprimer.»33
Penser ce qui est suppose cette fondation de la réflexion dans le savoir absolu ; car alors
seulement la philosophie est, comme le demande HEGEL, rationnelle. La raison «qui est» fait signe
vers le logos ou vers le Mot qui se profère continuellement. - La phénoménologie se donne aussi
pour tâche de penser ce qui est ; mais elle oublie ou refuse de rattacher ceci à la raison. Elle veut
penser l’être, mais refuse que l’être soit la réalisation de la raison ; ce qui est une autre manière de
dire que le monde est engendré par le principe et que les phrases sont des déploiements du Mot. - Si
l’ensemble de l’univers se résout dans la formulation du Mot qui en est la raison, le philosophe
n’intervient à bon droit que dans la mesure où, pour reprendre Rabelais, son cœur pend vers ce beau
Mot. S’il peut délivrer une expertise, celle-ci doit être la conséquence appliquée ou dérivée à partir
de sa recherche du principe ou du Mot. Il s’agit d’un double regard : certes en tant que membre
d’une société, qu’homme parmi les hommes, que citoyen du monde, le philosophe regarde et
intervient dans les choses humaines ; mais ceci ne lui est possible que parce l’autre œil, son cœur ou
son esprit, cherchent à formuler le Mot. L’intervention du philosophe dans la cité, à l’instar de son
rapport à la sagesse pratique, n’est qu’un effet de surface, effet qui trouve son fondement dans la
recherche du savoir absolu ou du Mot.
La philosophie est eros et sophia. Elle est une érotique, un désir, qui cherche la sophia.
Avant d’être une sagesse pratique, la sophia a un sens intellectuel. Elle est une science qu’il faut
rendre effective. Cette science à réaliser est une quête, une érotique. La philosophie est en dernier
recours le désir d’accéder au savoir absolu, la recherche de la vérité et de l’universel. Elle vise à
remonter au principe, à trouver le centre, à formuler le Mot résolvant tout l’univers. Ces termes de
sophia, de savoir absolu, de vérité universelle, de centre, de principe, de Mot, sont en dernier
recours identiques : ils expriment tous, chacun dans un style spécifique ou avec une tonalité précise,
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
2233 Hegel, Principes de la philosophie du droit, PUF, traduction de Kervégan, Préface, page 106
ce que le philosophe aime et désire. Pour s’approcher de la réalisation de ce désir, ou encore pour
parvenir à un savoir effectif, une seule voie est désormais (sachant l’indisponibilité et le caractère
aporétique de l’initiation) possible : chercher dans l’histoire de la pensée les reflets de ce principe.
La reconstruction d’un système historique de la pensée humaine est la voie d’approche (et
non d’atteinte réelle) de la sophia. La quête désirante de la métaphysique se place au centre de la
philosophie ; et nous sommes invités à explorer universellement l’ensemble des pensées disponibles
pour amener cette asymptote la plus près possible du principe. Cette perspective historique implique
que le Mot n’est jamais une parole figée, mais qu’il ne cesse de se prononcer dans l’élaboration des
systèmes de la pensée humaine - que ce soit des système philosophiques comme ceux de PLATON,
de LEIBNIZ, de HEGEL, etc, ou des systèmes sociologiques, ethnologiques, mythologiques,
artistiques, etc. Toute production de l’esprit humain et de l’intelligence humaine, en tant qu’elle
aspire à découvrir ce Mot ou ce principe, participe de l’élaboration de ce savoir absolu et vrai, de la
sophia. Les connaissances régionales ou appliquées n’ont de valeur qu’en tant qu’elles trouvent leur
fondement dans cette érotique de la sophia.
Le philosophe est-il Faust ?
Cette définition de la philosophie comme érotique du principe n’est pas sans OUTRANCE.
Elle est extrêmement orgueilleuse, aristocratique (au sens premier du mot), élitiste. Elle témoigne
de ce que la philosophie n’est pas un métier, ni une occupation, mais une vocation obsédante. Cette
démesure intellectuelle, dans ce qu’elle a d’écrasant et d’angoissant, d’autant plus qu’elle est vouée
à une approche asymptotique et non à une réalisation effective et complète, doit être parfaitement
assumée. Elle constitue la noblesse de l’homme. Le modèle du philosophe n’est alors plus le
personnage de REMBRANDT, mais le FAUST de GŒTHE qui, dans la nuit, demande, comme jadis
PANURGE, à entendre le Mot. Toute la connaissance historique n’est rien par rapport au désir, au feu
dévorant, de savoir le principe. - Cette figure nocturne, inquiétante, tourmentée, implorante, en
attente de la délivrance, est-elle le vrai visage du philosophe ?
Comme celui qui déchire le voile d’Isis est condamné à périr, le salut dernier du
philosophe ne peut pas venir des connaissances finies. Il ne peut venir que d’une fulguration, d’une
grâce maudite. FAUST demande, dans le monologue inaugural, qu’un secret - le Mot - lui soit
dévoilé, pour connaître
Anthony Rousset - 17 et 18 février 2012
23
«ce qui assure l’intime cohésion de l’univers, [… pour contempler] toutes les
forces actives et semences des choses»34.
Cette traduction est de NERVAL. NERVAL demande lui aussi d’entendre le mot. Peut-être
l’a-t-il entendu ; et il en est mort - car alors il savait tout. L’impossibilité finale d’entendre le Mot
est une déception cruelle, mais elle est le prix de la vie. GŒTHE n’est ni FAUST ni NERVAL : il
implore d’entendre le Mot, il ne l’écoute pas jusqu’au bout.
Ce poète allemand, dont l’existence est l’une des plus accomplie, doit-il servir de
paradigme et de modèle, plus que NERVAL et plus que FAUST ? Il demande le Mot sans cesse, mais
s’accommode de la déception - pour ne pas mourir comme Nerval ou pour ne pas pactiser avec
MÉPHISTOPHÉLÈS comme FAUST. Peut-être que ce Mot, qui est le but ultime de la philosophie, n’est
disponible que dans le pacte avec le Diable. Mais l’écoute se paie au prix fort, l’annihilation de soi.
La profanation de l’interdit de la prononciation du nom de Dieu conduit au même sort funeste et
funèbre. Le contentement parfait du désir du philosophe, l’entente du Mot, est sa propre
destruction35.
Nous avons à choisir entre deux déceptions. Soit nous entendons le Mot, et alors nous
mourrons. Telle est la conséquence de l’initiation, qui s’apparente au pacte funeste que Faust
contracte avec MÉPHISTOPHÉLÈS. Notre quête est accomplie, mais elle conduit à une impuissance,
puisque le savoir du Mot ne peut pas porter de fruits. Soit nous acceptons de demeurer insatisfaits,
de ne jamais entendre le Mot. Nous le désirons inlassablement, mais, si d’aventure nous arrivons au
moment où il va être dit, nous nous bouchons les oreilles. Sans jamais cesser de désirer d’ouïr le
Mot, le philosophe accepte de ne jamais l’entendre totalement. Il préfère que sa quête demeure
inaccomplie plutôt que de mourir. - Seul ULYSSE entendit le chant des sirènes, le Mot, sans mourir.
Il voit Isis derrière le voile ; mais, attaché au mât par les cordes, il ne meurt pas. Le philosophe
s’apparente davantage aux marins : soit il accepte d’entendre le chant des sirènes et d’en périr ; soit
il s’en approche au plus près mais, au dernier moment, se bouche les oreilles avec de la cire.
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34 Gœthe, Faust I et II, Petits classiques Larousse, page 52. (traduction de Nerval revue par Jean-Pierre Frantz.
35 Nous avons mentionné Faust. Un exemple littéraire antérieur porte la même signification : le cycle du Graal. Le Graal est le Mot. Un homme peut-il boire dans cette coupe sans mourir ? Le Graal n’est-il, comme le Mot, qu’un objet inatteignable, à moins d’être à Avalon, c’est-à-dire d’accepter la mort ?
Que choisir ? Entendre et mourir ; ou chercher à entendre sans cesse mais finalement y
renoncer ? La réponse est dans le mot de philosophie. Elle est une érotique, une dynamique, un
développement progressif toujours en train de se réaliser. Elle n’est jamais une réalisation achevée.
Elle n’est jamais dans le mot, seulement vers lui, dans une démarche d’approche, sans conclusion.
La philosophie, écrit HEGEL dans le cinquième paragraphe de la Préface à la Phénoménologie de
l’Esprit,36 doit se «rapprocher», näher kommen, de son but, qui est d’être savoir effectif, vérité
accomplie, Mot proféré, principe atteint. Mais jamais elle ne réalise définitivement son but. Elle le
cherche, s’en approche, mais ne le pénètre pas. Si le Mot était entendu, la dimension érotique, qui
est la définition de la philosophie, serait supprimée. Le principe dynamique serait aboli dans sa
réussite. Il n’y a de philosophie que dans la mesure où le Mot n’est pas encore proféré, où le savoir
n’est pas encore absolument effectif.
Le mot «philosophie» invite à être plus GŒTHE que NERVAL. La philosophie inscrit au
cœur de l’homme un désir inextinguible d’entendre le Mot. Cette érotique de la vérité invite à
tendre sans cesse au savoir absolu. Mais ce dernier n’est jamais un résultat, toujours un mouvement
ou un développement en train de s’effectuer. Le mot n’est jamais entièrement proféré ; il est
toujours en train de se dire. Le philosophe n’a pas à être un FAUST. Il doit cependant consacrer toute
sa force à contempler dans l’histoire systématique de la pensée humaine les reflets du principe,
faute de savoir le principe lui-même. Son désir de savoir l’entraîne vers une élaboration
intellectuelle cherchant dans les livres la trace du Mot. L’aspiration de FAUST est la sienne ; mais, à
la différence du personnage de fiction, le philosophe est plus proche du dramaturge. Cet eros
assume la démesure outrancière de son exigence et l’impossibilité pour le plus grand nombre de se
conclure. L’achèvement de sa quête est impossible pour les hommes. Mais, si d’aventure ce désir
pouvait trouver satisfaction, ce serait à un tel prix qu’en dernier lieu il faudrait renoncer à
l’assouvir. À moins d’être un ÉLU, nul ne peut regarder le soleil en face sans devenir aveugle. À
moins d’être un ULYSSE, nul ne peut écouter le chant des sirènes ou lever le voile d’Isis ou entendre
le Mot sans mourir. Pour ne pas périr, il faut renoncer à l’accomplissement du désir. Ceci ne signifie
pas l’abandon de l’érotique elle-même, mais l’acceptation de son caractère asymptotique.
Telle est l’image ouvrant la première intervention de FAUST dans l’acte premier du Faust
II. L’accomplissement de la philosophie consisterait dans le fait de plonger son regard dans le soleil,
de CONTEMPLER37 cette image du savoir absolu. Mais cette vision parfaite serait pourvoyeuse de
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36 Cf texte ci-dessus.
37 Le savoir, en Grec, est theoria, donc contemplation.
mort. Mieux vaut pour nos yeux mortels regarder le reflet lumineux du soleil dans la cascade.
L’histoire de la philosophie est l’ensemble de ces éclats dérivés38.
L’astre surgit !… Hélas, aveugle déjà, je me détourne, les yeux pénétrés de
douleur.
Il en est donc ainsi, lorsqu’un ardent espoir croit avoir atteint l’objet suprême de
son désir et trouve ouvertes les portes de l’accomplissement. Voilà qu’un
déferlement de flammes s’élance des profondeurs éternelles, et nous nous
arrêtons, interdits. Nous ne voulions qu’allumer le flambeau de la vie, et c’est une
mer de flammes qui se répand autour de nous ! Et quelles flammes ! Est-ce amour,
est-ce haine, qui nous entourent de leurs replis brûlants dans une alternance
formidable de douleur et de joie ? Et nous nous retournons bientôt vers la terre
pour nous réfugier sous le voile de la plus tendre jeunesse !
Que le soleil luise donc derrière moi ! La cascade bruit sur les récifs. C’est elle
que je contemple avec un transport qui s’accroît sans cesse. De chute en chute,
elle se roule, s’élançant en mille et mille flots, et jetant aux airs l’écume sur
l’écume bruissante. Mais que l’arc bigarré issu de cette tempête se courbe avec
majesté dans sa permanence sans cesse renouvelée ! Tantôt en lignes pures, tantôt
se fondant dans l’air, et répandant autour de la cascade une fraîche bruine
vaporeuse. C’est là l’image de l’aspiration humaine ; médite à son sujet et tu
comprendras mieux : tenir son reflet chamarré, c’est tenir la vie même !39
La réalisation du désir suppose une fulguration réservée à des élus.
DANTE ne monte pas sur la montagne mais doit entrer dans l’Enfer. Le philosophe désire
ardemment le Mot rendant le savoir totalement effectif mais accepte de ne jamais mettre un point
final à sa quête. DANTE sortant de la forêt, c’est-à-dire entrant en philosophie, veut tout de suite
gravir (nous retrouvons l’idée d’une érotique ascensionnelle, de l’importance du haut chez
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38 Il y a donc, semble-t-il, deux aspects de Faust : celui qui accepte le risque de la mort, et celui qui détourne les yeux.
39 Gœthe, Faust I et II, Petits classiques Larousse, pages 239 et 240. (traduction de Nerval revue par Jean-Pierre Frantz.
GUÉNON) la montagne, entendre le Mot. Mais il ne le peut ; il doit (d’abord) passer par les Enfers.
VIRGILE comprenant la quête de DANTE, celle du philosophe, lui répond :
«Il te convient d’aller par un autre chemin» 40.
S’il poursuivait sa route vers la montagne, DANTE serait dévoré par les trois bêtes apparues
sur son chemin. Pour ne pas périr, le philosophe doit, sans renoncer à atteindre le sommet de la
montagne, à ouïr le Mot, passer par ailleurs, et accepter d’ajourner sa quête. Il ne cesse pas de
désirer le Mot et de travailler à rapprocher le savoir de son effectivité. Mais il lui faut renoncer à
une réalisation complète de son désir. - La philosophie est un apprentissage de l’échec. Est-ce
vraiment le cas ? La philosophie est-elle condamnée à l’échec ? Un homme peut-il, sans périr, ne
pas rester dans l’approche mais accomplir la sophia ?
La voie dantesque répond. La réalisation du désir est pour lui seulement ajournée. DANTE,
à la fin de son VOYAGE, contemple le principe, progressivement, dans les trois derniers chants du
Paradis. L’érotique philosophique trouve dans la vision béatifique dantesque sa réalisation et son
assouvissement sublime. L’épreuve de la philosophie n’est pas toujours celle de l’échec, mais de la
médiation et de la patience. Elle se réalise parfois, et c’est ce qui est donné à DANTE. Pour lui,
contrairement à FAUST, cette satisfaction totale n’est pas une mort, car DANTE reste vivant. Au
demeurant cet accomplissement suppose que le philosophe, comme DANTE, soit frappé par un
éclair, qu’il se situe hors de l’espace et du temps, à la limite de l’expression. Le principe n’est
entendu que par grâce, dans un état d’extase et de FULGURATION. Ceci n’est pas donné à tous les
philosophes ; dans l’histoire de l’humanité, seuls quelques élus ont droit à cet achèvement donné
dans une fulguration41 - pour les autres, il reste, et ce n’est pas rien, à savoir l’histoire de la pensée.
Les hommes ne voulant pas mourir cherchent le reflet du Mot dans la bibliothèque du savoir, il est
parfois donné à quelques élus, comme de surcroît, d’entendre ce Mot sans périr. Pour les élus, à
l’exemple de Dante, une fulguration est donnée. Ce n’est plus l’intelligence humaine, car elle n’a
pas assez de puissance pour accéder au centre du cercle. Seule une fulguration ou une
ILLUMINATION donnent le principe et font sonner le Mot. Pour arriver à cette satisfaction il faut tout
le voyage, voire toute l’initiation, des chants antérieurs. Cette fulguration est l’étape ultime de
l’initiation comprise comme un voyage. Ce n’est plus celle des sociétés ésotériques véritables qui
n’existent plus ou dont les rejetons faux se réduisent à des cercles de réflexion encore profane (au
sens de GUÉNON) voire d’exercices d’influences bien plus empiriques ; mais, en un sens plotinien,
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40 Dante, La Divine comédie, L’Enfer, Chant I
41 Nous comprenons qu’il s’agit ici d’un saut qualitatif et non d’un cumul quantitatif.
cette initiation est une CONVERSION de l’esprit intelligent ; conversion que la fulguration parachève
et sublime.
La philosophie n’a pas à conduire à une extase emprunte de sentimentalisme42 : elle doit et
ne peut être que rationnelle, mais au terme de l’élaboration conceptuelle la plus rigoureuse qui soit,
une fois que la pensée est la plus proche du Mot ou du savoir absolu - et c’est à cette proximité que
se tiennent l’immense majorité des hommes, car rares sont les élus -, il peut arriver qu’une
fulguration achève le système. Même si une fulguration est donnée, HEGEL apprend qu’il ne faut
pas renoncer à la démarche rationnelle, conceptuelle, systématique. La fulguration ne peut être
offerte que comme couronnement de ce travail, du long et douloureux travail dont concept.
Les derniers vers du Chant XXXIII du Paradis résument ainsi toute la philosophie. Dante y
entend le Mot UNIQUE, cette CONTEMPLATION est l’achèvement de l’érotique philosophique. Il est
question de la lumière, du désir (eros) et du cercle rotatif. Et DANTE donne le Mot : AMOUR.
Tel est le géomètre attaché tout entier
à mesurer le cercle, et qui ne peut trouver
en pensant le principe qui manque,
tel j’étais moi-même à cette vue nouvelle :
Je voulais voir comment se joint
l’image au cercle, comment elle s’y noue ;
mais pour ce vol mon âme était trop faible :
sinon qu’alors mon esprit fut frappé par un éclair qui vint à son désir.
Ici la haute fantaisie perdit sa puissance ;
mais déjà il tournait mon désir et vouloir
tout comme roue également poussée,
l’Amour qui meut le Soleil et les autres étoiles.»43
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42 C’est tout le sens des paragraphes qui viennent après le cinquième dans la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit. En rappelant l’exigence rationnelle et en dénonçant l’édification sentimentalisme, ces textes sont les instruments privilégiés de la critique des divagations phénoménologiques et de l’éthique larmoyante qui séduisent tant de monde.
43 Dante, La Divine comédie, L’Enfer, Chant I, traduction de Jacqueline Risset, édition Diane de Selliers «la petite collection», page 458
Conclusion : la philosophie est l’érotique du savoir absolu principiel.
La philosophe est l’érotique du principe, le désir d’entendre le Mot. Par-delà
l’impossibilité de la satisfaction complète pour les hommes de ce désir et par-delà la nécessité de
renoncer à son achèvement sans abandonner le désir lui-même, la philosophie n’est pas seulement
un amour de la sagesse, ni même un amour du savoir, mais le désir (l’érotique) de rendre ce savoir
effectif, de parvenir au savoir absolu. L’effectivité de ce savoir absolu est l'accession à la vérité, la
remontée à un principe ultime, à la formulation du Mot qui soit la résolution de l’Univers ou, pour
reprendre l’expression de PASCAL, la CLÉ DU CHIFFRE.
La seule voie qui reste et qui soit possible (à côté de l’initiation et de l’achèvement funeste
dans la mort ou le pacte diabolique) est le savoir des systèmes de la pensée humaine. En eux,
comme par transparence le reflet du principe dans la production de l’intelligence humaine, apparaît
la trace écrite dans la bibliothèque universelle de la profération du Mot. Cette érotique du savoir,
pour orgueilleuse qu’elle est, constitue la noblesse de l’humanité, tout autant qu’elle est le
fondement des connaissances dérivées. Cette outrance métaphysique, principielle, est, plus que la
définition, le Nom de la philosophie - laquelle est par essence rationaliste.
Même si seuls des élus y accèdent, l’accomplissement de la sophia est pourtant possible.
Dante est l’image ultime du philosophe qui, dévoré de désir pour le principe, doit subir la longue
médiation pour que son aspiration s’accomplisse. Ceci est généralement impossible à l’homme (ou
à condition de mourir) ; mais une sorte de grâce permet à des élus d’accéder à cette réalisation
totale. Le savoir est devenu pleinement effectif, la vérité est atteinte, Isis est dévoilée, Dieu est
nommé, le principe est connu, le Mot est proféré. Ce beau mot, auquel nos faibles intelligences -
nous ne sommes ni Dante, ni Rabelais, ni Hegel - ne comprennent rien, s’est manifesté deux fois :
Rabelais entend Trinch, Dante contemple l’Amour.
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