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Claude Nicolet Prosopographie et histoire sociale : Rome et l'Italie In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 5, 1970. pp. 1209-1228. Citer ce document / Cite this document : Nicolet Claude. Prosopographie et histoire sociale : Rome et l'Italie. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 5, 1970. pp. 1209-1228. doi : 10.3406/ahess.1970.422266 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1970_num_25_5_422266

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Claude Nicolet

Prosopographie et histoire sociale : Rome et l'ItalieIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année, N. 5, 1970. pp. 1209-1228.

Citer ce document / Cite this document :

Nicolet Claude. Prosopographie et histoire sociale : Rome et l'Italie. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 25e année,N. 5, 1970. pp. 1209-1228.

doi : 10.3406/ahess.1970.422266

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1970_num_25_5_422266

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PROSOPOGRAPHIE

Prosopographie et histoire sociale :

Rome et l'Italie à l'époque républicaine

Le Ve Congrès de la Fédération Internationale d'Études Classiques, qui s'est tenu à Bonn du 7er au 6 septembre 1969 était consacré, d'une façon générale, aux problèmes ď « Interprétation ». Dans le cadre de ce programme, une séance a été spécialement affectée à « L'interprétation prosopographique de l'histoire romaine ». Bien que l'histoire romaine ne soit pas, à coup sûr, le seul domaine où se soient développées, depuis la fin du XIXe siècle, des études « pro- sopographiques », // est certain qu'elle en a été un champ d'application privilégié, et que c'est en particulier en histoire romaine que le mot a été pour la première fois employé. Les lecteurs des Annales seront peut-être intéressés par les réflexions que l'emploi de cette méthode (qui n'a certainement pas la prétention de constituer une discipline nouvelle en soi) a pu inspirer à deux des rapporteurs de cette séance, C. Nicolet et A. Chastagnol. Leurs contributions, qui venaient s'ajouter à celles de T. R. S. Broughton, Senate and senators of the roman republic 1 et de W. Den Boer, Die prosopographische Méthode in der modernen Geschichtsschreibung der Hohen Rômischen Kaiserzeit 2, sont discontinues dans le temps, l'une traitant spécialement de la république tardive, l'autre du Bas-Empire, Mais il n'est pas arbitraire de les publier conjointement, parce qu'elles étaient assez différentes des contributions américaine et hollandaise. Ces dernières (on le verra plus amplement dans les notes de C. Nicolet) faisaient à la méthode prosopographique un procès d'intention parfois assez sévère : c'est que T. Broughton et W. Den Boer, ayant dans l'esprit les premières applications, celles qu'on pourraient appeler « pionnières » ou « classiques », de la prosopographie, la considèrent essentiellement comme une méthode d'interprétation de l'histoire politique qui avait abouti parfois à des explications trop systématiques. C. Nicolet et A. Chastagnol, au contraire, pouvaient être beaucoup plus favorables dans leur appréciation, parce qu'ils la considèrent avant tout comme

1. Sera publiée dans Volumes in honour of Professor J. VOGT, Berlin, De Grruyter 1970. 2. Publiée dans Mnemosyne XXII, 1969, fasc. 3.

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Annales (25* année, septembre-octobre 1970, n° 5) 1

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PR0S0P0GRAPH1E

une méthode d'histoire sociale. La prosopographie — dont les principes sont extrêmement simples — ne met en cause, nous le verrons, aucune technique spéciale; ce n'est ni une manière de raisonner spéciale, ni même l'étude d'une catégorie particulière de documents. Au sens premier (on se reportera à l'excellente description donnée liminairement par A. Chastagnol), c'est l'établissement et la juxtaposition de notices individuelles : et il fallait bien les conditions d'exceptionnelle pénurie documentaire caractérisant l'histoire ancienne, pour que ce travail de simp e élaboration documentaire méritât qu'on lui donnât un nom! En serait- on resté là, que la prosopographie, dans l'éventail des méthodes de travail, ne mériterait pas plus d'attention que, par exemple, l'établissement des Dictionnaires : une préoccupation purement professionnelle d'éditeur. Mais il se trouve que, vers la fin du XIXe siècle, ou le début du XXe, l'utilisation de ces notices individuelles, dans un domaine d'abord précis (l'étude de familles de la nobilitas romaine républicaine, de leurs alliances matrimoniales et politiques), produisit une mutation totale dans les systèmes d'explications traditionnels ; et que peu à peu la recherche systématique de ces connexions, désignée là encore par le mot « prosopographie », s'étendit à toutes les périodes de l'histoire romaine, ou de l'histoire grecque, depuis la prosopographie des compagnons d'Alexandre \ jusqu'aux travaux monumentaux de l'équipe de W. Peremans à Louvain sur la Prosopographia Ptolemaica 2. A ce gain en extension, s'ajoutait une modification en profondeur : si les premiers résultats spectaculaires auxquels était parvenue la prosopographie, avec Gelzer et Munzer, touchaient plutôt à l'histoire politique (tout en en modifiant complètement les données), bientôt la prosopographie devenait plus spécialement une méthode d'histoire sociale. Dès le départ, d'ailleurs, et par ce glissement sémantique insensible, elle mettait en évidence une des particularités les plus fascinantes des sociétés anciennes, et surtout de la société romaine, à savoir leur caractère essentiellement civique, où le social et le politique sont plus étroitement liés qu'ailleurs. C'est principalement à dégager quelques aspects de ces problèmes que s'attachaient les rapports que nous publions ici.

La prosopographie n'est à coup sûr, en aucune manière, la seule méthode 8 utilisable en histoire romaine, et au demeurant les querelles de méthode sont toujours un peu puériles. Plutôt que d'essayer de la critiquer a priori, que ce soit

1. H. BERVE, Das Alexanderreich aus prosopographischer Grundlage, 2 vol., Munchen, 1926.

2. W. PEREMANS, E. VAN'T DACK, Prosopographia Ptolemaica, Louvain, 1950 (en cours de publication).

3. H. HILL, dans son compte rendu de mon livre L'Ordre équestre à l'époque républicaine, I, Paris, 1966, dans Journ. Rom. Stud., 1968, p. 260, me prête à tort cette affirmation (p. 7). Il s'agissait uniquement des moyens de faire progresser l'histoire de l'ordre équestre, et ces mots caractérisaient la dissertation de P. SCHMIDT, Die rômischen Ritter von den Gracchen bis zum Tode Ciceros, Diss. Breslau, 1912. H. Hill veut bien concéder que « prosopography is a useful tool for the historian ».

Il serait intéressant de faire l'histoire du mot. Son plus ancien emploi, à ma connaissance, remonte aux appendices de l'édition du Codex Theodosianus de J. Godefroy (Ed. Weidmann, 1743, VI, 2, pp. 35-94, dressés, je crois, par J. -Daniel Ritter) : Prosopographia seu index per- sonarum omnium quarum fit mentio in codice Theodosiano numero cir citer DccL. Le Dictionnaire de Littré, en 1863, donne la définition suivante : « Terme de rhétorique. Espèce de des-

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ROME A L'ÉPOQUE RÉPUBLICAINE С. NICOLET

pour montrer son intérêt ou ses dangers, il vaut mieux, croyons- nous, essayer de faire l'inventaire des travaux déjà réalisés grâce à elle, des perspectives qu'ils ont ouvertes, et de ce qui reste à faire. Cet « état de la question » permettra seul, je pense, d'apprécier objectivement une méthode en soi passablement neutre, et de voir sa portée et ses limites. Peut-être d'ailleurs nous permettra -t- il de préciser notre vocabulaire, et, lorsque nous serons arrivés à définir « la » prosopo- graphie, de nous apercevoir qu'on peut et qu'on doit dépasser à son égard les procès d'intention.

La première étape г des recherches prosopographiques pour l'histoire romaine de la République a consisté essentiellement, si l'on veut simplifier les choses, dans la constitution d'instruments de travail de deux sortes. D'une part, des ouvrages qu'on peut ranger sous le nom générique d'Onomastica, c'est-à-dire, en quelque sorte, de dictionnaires biographiques. Ils pouvaient être de portée générale, comme les plus anciens, ceux de Glandorp 2 ou de Forcellini-De-Vit 3. Ou bien de portée plus restreinte, et ne s'intéresser, par exemple, qu'à un auteur ou à une période particulière, comme le toujours très utile Onomasticon Tul- lianum de J. С Orelli et J. С Baiter 4. Cette catégorie d'ouvrages touche d'ailleurs, par une frontière impossible à tracer vraiment, au domaine de la philologie, et il faudrait compter, parmi les instrumenta les plus utiles pour nous, les indices nominum de telles grandes éditions d'auteurs classiques 5.

cription qui a pour objet de faire connaître les traits extérieurs, la figure, le maintien d'un homme d'un animal. » En 1896, dans la préface à la première édition de la PIR {PIR2, p. VI), Mommsen écrivait : « Prosopographia haec cum appellavimus vocabulo non optimo, sed recepto... » Le mot, on le verra, commençait à être employé par des savants comme C. Cichorius, en Allemagne, y compris pour la période républicaine, dans les premières années du XXe siècle. Le Dizzionario Enciclopedico Italiano, 1958, outre ce sens, en donne un second : « Raccolta di notizie su per- sonnaggi di una epoca (o di una città, etc.) disposti in ordine alfabetico. » Le Grand Larousse Encyclopédique, 1963, VIII, p. 845, donne, sous le mot « Prosographie » (sic) : « Science auxiliaire de l'épigraphie et de l'histoire ancienne, qui étudie la filiation et la carrière des grands personnages. »

1. Cf. ci-dessus le rapport de T. R. S. BROUGHTON, et surtout sa claire et excellente Préface à ses Magistrates of the Roman Republic, I, 1951, pp. VII-XIII. La méthode est exposée sans que son historique soit véritablement fait, par J. SUOLAHTI, Junior officers of the Roman Army in the republican period, 1952, pp. 15-20; id., The Roman censors, 1963, pp. 8-9; elle est évoquée, pour l'ensemble de l'Histoire romaine, par S. J. DE LAET, « La composition de l'ordre équestre sous Auguste et Tibère », Rev. Belg. Phil. Hist., 1941, p. 512, n. 2.

2. J. Glandorp (1501-1564), de Munster; élève de Melanchton. Il a publié une Descriptio gentis Antoniae (Leipzig, 1557) et Familiae gentis Juliae (Bâle, 1576) ; son fils publia en 1589 son Onomasticon Historiae Romanae, Francfort, 4°, 970 p. (Alfgemeine Deutsche Biogr., IX, 208).

3. Forcellini n'avait pas eu le temps de mener à bien la confection d'un Onomasticon, qu'il avait prévue comme suite à son Lexicon Totius Latinitatis. Il fut réalisé (de A à O) par Vicenzo DE-VIT (1869-1892).

4. J. С ORELLI et J. G. BAITER, Onomasticon Tullianum (tome VII de l'édition complète des œuvres de Cicéron), 658 p., Thuringe, 1838. Comprend les noms propres des œuvres de Cicéron, Varron, César, Asconius et les Scoliastes de Cicéron, Salluste. Il est fait en partie à partir de I. A. ERNESTI, Clavis ciceroniana sive indices rerum et verborum, 1 re éd. 1739.

5. Le meilleur exemple reste P. FABIA, Onomasticon Taciteum (Annales Univ. de Lyon, nouv. série. II, lettres 4), Paris, 1900. Citons aussi H. SMILDA, Index historicus, tome IV de l'éd. P. Boissevain (1926) de Dion Cassius. Rares sont les bons indices nominum pour les auteurs intéressant l'époque républicaine : on les trouvera, à la date de 1926, dans P. FAI DER, Répertoire des index et lexiques des auteurs latins, Paris, Belles-lettres, 1926, et pour 1938, dans N. HERESCU, Bibliographie de la littérature latine. Paris, Belles-lettres, 1943. Pour les auteurs

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PROSOPOGRAPHIE

C'est à, si l'on veut, la première étape de la recherche prosopographique; première logiquement, s'entend, car, même à l'heure actuelle, elle est loin d'être achevée, surtout en ce qui concerne la période républicaine. C'est en quelque sorte l'étape destinée à fournir le matériel de base, et, à la limite, elle devrait aboutir à la constitution d'une sorte de fichier général ou d'album (quelle que soit la forme de la ou des publications qui les contiennent) groupant tous les individus connus, de quelque manière que ce soit, à titre individuel, pour la période considérée. Les historiens de l'Empire, en avance sur nous à cet égard, disposent heureusement des deux éditions, l'une complète et l'autre en cours de publication de la monumentale Р./.Я. \ encore que, par convention, un très grand nombre d'individus — tous les représentants des strates inférieurs de la société — soient absents de ce recueil. La constitution d'une Prosopographia liberae reipu- blicae avait été projetée, avant la Première Guerre mondiale, par С Cichorius, ses collègues et ses élèves de Breslau 2, et c'est là à coup sûr une entreprise très utile qu'il conviendrait peut-être d'envisager à nouveau. Mais même en l'absence d'un projet aussi grandiose et systématique, nous disposons déjà de quelques réalisations considérables, quoique très différentes, à commencer par la fameuse Geschichte Roms... de W. K. Drumann, complétée par P. Groebe 3, qui, si elle comportait un index, couvrirait l'ensemble des strates supérieurs de la société romaine du Ier siècle avant notre ère. Mais surtout nous disposons des notices individuelles, regroupées par gentes, de la Real- Encyclopédie, dues, en ce qui nous concerne, successivement à E. Klebs, et surtout à F. Munzer et à ses successeurs 4.

La deuxième tendance des recherches prosopographiques a consisté (et c'était déjà une deuxième étape, dans le sens de la précision de la méthode) dans le regroupement des individus qui présentaient des caractéristiques communes, et d'abord de ceux qui avaient exercé les mêmes fonctions. C'est-à-dire, en bref, dans l'établissement des Fasti des magistrats, de la liste des sénateurs,

grecs intéressant Rome, aucun répertoire systématique. Citons : Polybe, Ind. Nom. de l'éd. Butiner- Wobst (Teubner, 1904); Plutarque (Vitae) : Lindskog-Ziegler, Teubner, 1956; Dio- dore : Russel M. Geer, dans l'éd. Loeb (1967). Pour Tite-Live, il faut consulter à la fois le vieil index de l'éd. Lemaire, Paris, 1825, tome XII, 434 p., qui comprend malheureusement les références aux « suppléments » de Freinscheim, et celui de R. M. Geer au tome XIV de l'éd. Loeb (1959). Cf. С NICOLET, L'Ordre équestre, I, pp. 147-151.

1. Cf. ci-dessus le rapport général de H. G. PFLAUM. Prosopographia Imperii Romani, 1 re éd. par E. Klebs, H. Dessau, P. von Rohden, Berlin, 1893. 2e éd., en cours de publication, commencée par E. Groag, A. Stein, et L. Wickert, Berlin, 1933.

2. P. SCHMIDT, Die rômischen Ritter..., Diss. Breslau, 1912, Praef., attribue formellement ce projet à son maître Cichorius. Outre celle de Schmidt, je compte six Dissertations de Breslau, entre 1908 et 1911, consacrées aux Fasti d'époque républicaine. On en trouvera aisément la liste, ainsi que des autres Dissertations de Bonn, de Berlin ou de Leipzig de même objet, dans T. R. S. BROUGHTON, The Magistrates of the Roman republic. II, 1952, p. 503.

3. W. K. DRUMANN, Gesch. Roms in seinem Uebergange von der republicanischern zu monarchischen Verfassern, oder Pompeius, Caesar, Cicero und ihre Zeitgenossem. Nach geschlechtern und mit genealogischen Tabellen, 1834-1844. 2e éd. par P. Groebe, Berlin, 1899- 1908 (six tomes).

4. C'est en 1 893 que Wissowa offrit à F. M iinzer de reprendre à partir de la lettre С les articles de prosopographie républicaine jusque-là rédigés par E. Klebs dans la Real-Encyclopàdie. (Sur F. Munzer, né en 1868 à Oppeln, et mort en 1942 à Theresienstadt, cf. M. GELZER, « Friedrich Munzer in memoriam », Kleine Schriften, III, 345-348, paru d'abord dans Historia, II, 1953.) Les articles républicains de la R.E. sont désormais signés H. Gundel.

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ROME A L'ÉPOQUE RÉPUBLICAINE С. NICOLET

ou de celle des titulaires de certaines fonctions plus ou moins apparentées aux magistratures \ Ces travaux, inaugurés de longue date, systématisés par ce qu'on peut appeler l'école de Breslau plus haut citée, complétés par les monographies comme celles de P. Willems 2 ou de G. Niccolini 3, plus récemment par celles de J. Suolahti 4, ont abouti à la magnifique synthèse que nous devons à T. R. Broughton 5 : je n'y insisterai pas, car chacun a pu mesurer leur utilité. Je veux simplement remarquer que ce n'est pas un hasard, si, s'agissant de l'histoire romaine, la prosopographie s'est dirigée de préférence dans cette voie : cela tient à une des particularités les plus intéressantes des structures sociales et politiques de Rome. Dans d'autres cités, en effet, où l'attribution des magistratures, par exemple, serait due pour une large part au tirage au sort, l'établissement de Fasti, essentiel pour la chronologie, aurait beaucoup moins de portée et de signification. Pour Rome, il en va tout autrement : l'exercice des magistratures est lié à certaines conditions, de fait ou de droit, qui en restreignent le

1. Les sacerdoces (et il faut citer, entre autres, F. MÛNZER, Die rômischen Vestalinnenn bis zur Kaiserzeit, Philologus 92, p. 47, 199 et son rapport sur les Pontifices Maximi, His- torische und Antiquarischen Gesellschaft in Basel, 1916) (cf. Adelsparteien, p. 414) ; lestribunats militaires et les préfectures (on trouvera cette bibliographie ancienne dans les deux livres plus bas cités de J. Suolahti), les équités (cf. le livre de P. Schmidt cité Infra), les praefecti fabrum (H. C. MAUÉ, Der praefectus fabrum. Halle 1887). On ajoutera K. PINK, The triumviri moneta/es and the structure of the coinage of the roman republic. Amer. Num. Soc, Numis. Stud. 7, New York, 1952; mais, pour la personnalité des monétaires, il faut toujours recourir à l'ouvrage vieilli de E. BABELON, Les Monnaies de la République romaine, Paris, 1885-1886.

2. Le plus ancien de ces ouvrages, me semble-t-il, est celui de E. W. PIGHIUS, Annales Romanorum (1599-1615). Pour les sénateurs, outre P. WILLEMS, Le Sénat de la République romaine, Louvain, 2 vol., 1878, 1883, cf. P. RI В BECK, Senatores Romani qui fuerint idibus Mart, ann. a U.C. 710, Diss. Berlin, 1899 et L. Ross TAYLOR, The Voting districts of the roman republic, Mem. Amer. Acad. Rome, 1960, p. 167 et suiv. (tous les sénateurs connus avec leur tribu).

3. G. NICCOLINI, / Fasti dei tribuni délia plèbe, Milano, 1943 (mais Niccolini avait déjà publié des Fasti tribunorum plebis 494-23 a.C., Pisa 1898).

4. J. SUOLAHTI, Junior Officers of the Roman army in the republican period, Helsinki, 1955 (ouvrage tout à fait neuf, inspiré, comme l'auteur le dit lui-même formellement, p. 5, par l'exemple de travaux d'histoire sociale moderne, et où le traitement sous forme de tableaux comparatifs et statistiques accompagne, comme un complément à nos yeux nécessaire, les « listes » prosopographiques des pages 306 à 398; si la discussion de détail peut amener à faire, sur telle ou telle identification, ou sur tel classement, des réserves inévitables, ce livre marque incons- testablement une date dans nos études. Il est vrai que le matériel lui-même — à savoir les noms des tribuni militum et praefecti — était neuf, je veux dire que c'était là un groupe social, des fonctions qui avaient échappé jusque-là à l'attention des historiens, centrée surtout sur les sénateurs). On ne peut sans doute pas dire la même chose de l'ouvrage du même auteur, The Roman Censors, Helsinki, 1963, 837 p. Bien qu'extrêmement complet et utile, puisqu'il rassemble toute la documentation et les Fasti complets jusqu'en 73 ap. J.-C, les résultats en sont beaucoup moins inattendus — car, comme l'auteur le reconnaît lui-même p. 518, « it is natural that thouse who held the highest office of censors, and who were elected chiefly from former consuls, should have come from old gentes etc. ». Disons que les résultats sont moins importants pour l'histoire sociale que pour l'histoire politique du petit groupe des familles consulaires intéressées par la censure. J. Suolahti, dans une lettre du mois de mai 1969, veut bien m'annon- cer qu'il prépare un livre du même type sur Les Ediles romains d'époque républicaine.

5. T. R. S. BROUGHTON, The magistrates of the Roman Republic, vol. I, 1951; vol. II, 1952; Supplement, 1960; à compléter avec : E. BAD IAN, Gnomon, 1961, pp. 492-498; les suppléments donnés par R. SYME, Missing senators, Historia, 1955, pp. 52-71, ont été intégrés par T. R. S. Broughton dans son Sup. de 1960. Depuis, ont paru diverses études de même type concernant des magistrats ou des sénateurs : A. LIPPOLD, Consules..., von 264 bis 201 v. C, Bonn, 1963; N. MARINONE, / questori e i legati di Verre in Sicilia, Atti Acad. Torino, 1965-1966, pp. 219-252.

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PROSOPOGRAPHIE

recrutement à certains milieux sociaux, et en ce sens la liste sera déjà en soi significative; une certaine tendance à l'hérédité se manifeste, au moins, par exemple, dans la constitution d'une nobilitas : et c'est bien à la méthode prosopo- graphique, utilisée par M. Gelzer, F. Munzer et A. Afzelius \ que nous devons quelques-unes des plus fructueuses remarques sur la composition et la définition de la noblesse aux diverses époques. D'autre part, l'accès aux magistratures apparaît vite comme un des éléments fondamentaux, pour ne pas dire le seul, de la hiérarchie sociale dans la cité romaine d'époque républicaine. Étudier le recrutement des magistratures, non seulement d'après le droit 2, mais dans les faits, concrètement, grâce à la méthode prosopographique, n'est donc pas seulement intéressant pour l'histoire politique ou pour celle du Droit public : c'est essentiel pour l'histoire sociale, puisque la société presque tout entière, du moins dans l'image normative qu'elle se donne d'elle-même, se modèle principalement sur la hiérarchie des ordines, dont le principal, dans la cité (le primus ordo civi- tatis), est précisément l'ordre sénatorial, qui peut se définir, sous réserve de discussions ultérieures sur ce point, comme comprenant les sénateurs (en gros, les anciens magistrats) et leurs proches. Si nous définissons, comme j'aurais tendance à le faire avec R. Mousnier et B. Cohen 3( avec quelques restrictions), la société romaine comme une société d'ordres (ou du moins une société dont la structuration dominante est celle des ordres), nous voyons que dès lors la prosopographie va devenir significative non plus seulement pour évaluer, comme l'avait fait F. Munzer *, les fluctuations des alliances politiques, mais, dans le

1. M. GELZER, Die Nobilitàt der rômischen Republik, 1912 = /C.S. I, pp. 40-41 et 50-60 (listes prosopographiques) ; F. MUNZER, Rômische Adelsparteien und Adelsfamilien, Stuttgart, 1 920 ; A. AFZELIUS, Zur Definition der rôm. Nobilitàt in der Zeit Caesars, Class, et Mediaev. I, 1938, 40-94; id., Zur Def. der rôm. Nobil. vor der Zeit Ciceros, Class, et Mediaev., Vil, 1945, pp. 150-288.

2. Autres exemples d'enquêtes sur le sens de mots comme principes ou proceres : L. WIC- KERT, Princeps, R.E., col. 2014-2030; A. MAGDELAIN, Pročum patricium, Studi in onore di Ed. Volterra, 1969, II, 247-266.

3. R. MOUSNIER (et alii). Problèmes de stratification sociale. Deux cahiers de la noblesse pour les États généraux de la Fronde (1649-1651), Publ. Fac. Lettres de Paris, 1965; id.. Problèmes de stratification sociale. Actes du Colloque international (1966), P.U.F., 1968, 283 p.; id.. Les hiérarchies sociales, de 1450 à nos Jours, Paris, P.U.F., 1969; B. COHEN, The Roman ordines. Thèse de l'Université de Tel Aviv, en préparation.

4. Pour bien comprendre le renversement de point de vue qu'apportait la prosopographie, il n'est pas inutile de rappeler comment se posaient, traditionnellement, les problèmes d'interprétation de la politique romaine d'époque républicaine, jusqu'au XIXe siècle. Depuis Mommsen, d'abord dans sa Rômische Geschichte, en 1 854-1 856, puis surtout dans son Staatsrecht (1 871 - 1878), la vieille trame annalistique transmise essentiellement par Tite-Live, Denys d'Halicar- nasse, puis par Diodore, Appien et Plutarque, avait été utilisée pour reconstituer une histoire intérieure caractérisée essentiellement par ce qu'on peut appeler son juridisme : une histoire en quelque sorte « constitutionnelle », et même, pour une bonne part, « parlementaire ». Ce n'est pas que, pour Mommsen, le droit primât le fait : mais l'érudition s'était donné pour tâche, tout au long du XIXe siècle (tâche d'ailleurs indispensable), de reconstituer un « Droit public » romain, et de ce droit public se dégageaient des rapports essentiellement juridiques entre des « entités » constitutionnelles, le « popu/us », la « plèbe », le Sénat, la magistrature; il ne fait aucun doute (on pourrait, dans le détail, en administrer la preuve), que l'école historique allemande du XIXe siècle, influencée par la littérature des Lumières, et en particulier, par Montesquieu et Rousseau, avait implicitement une théorie des pouvoirs dont l'histoire romaine devenait — avec sa république censitaire et «constitutionnelle» — un champ d'application particulier. Le peuple, dans ses assemblées, le Sénat, la magistrature devenaient les trois réalités autonomes dont les rapports changeants allaient constituer la trame même de l'histoire politique. Une république cons-

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ROME A L'ÉPOQUE RÉPUBLICAINE С. NICOLET

moyen terme ou le long terme, la composition interne d'un ordre, ou d'une assemblée comme le Sénat, l'aire de recrutement de ses membres, tant du point de vue

titutionnelle, d'autre part, ne se conçoit pas sans « partis » : Niebuhr d'abord, Mommsen à son tour, enfin des épigones comme J. B. Mispoulet, s'attachèrent à en dégager l'existence à Rome; mais ces « partis » étaient conçus, là encore, sur un modèle moderne, parlementaire et constitutionnel : Mommsen parlait du « parti populaire » comme d'un parti d'opposition, du parti aristocratique comme d'un parti du gouvernement. (Cf. sur ce point la bonne introduction de F. CASSOLA, / gruppi politici romani Trieste, 1962, p. 5 et suiv.; L. Ross TAYLOR, Party Politics in the age of Caesar, 1949, p. 192, n. 51, analysant l'œuvre de W. WACHSMUTH, Geschichte der politischen Parteieungen alter und neuer Zeit, 1853). Naturellement des savants comme Mommsen savaient, dans le détail, se garder des anachronismes dans lesquels pouvait tomber un demi- amateur comme J. B. Mispoulet : il n'empêche que la référence à l'Angleterre, voire à la France de la Révolution, ou même à l'Allemagne du XIXe siècle, était constamment et peut-être inconsciemment présente chez Mommsen. (Cf. à ce sujet, C. NICOLET, Introduction à Г Histoire Romaine de T. Mommsen, Paris, Laffont, 1970, sous presse).

La première réaction d'importance contre cette conception fut celle de M. GELZER, Die Nobilitàt der rômischen Republik, Leipzig- Berlin, 1912 = Kleine Schriften (1962), pp. 19- 135. Son propos était d'ailleurs plus de faire une « sociologie » ou une « Gesellschaftgeschichte » (cf. K.S., p. 17) que de l'histoire politique; et l'ouvrage se présente d'abord comme une analyse de « catégories » : Ritterstand, Nobilitas (avec analyse de mots comme clarissimi, principes civitatis, etc.). Viennent ensuite des chapitres sur les liens de dépendance, la clientèle, le patronat, l'amitié politique : on voit que celle-ci n'intervient que dans une série de relations où le social explique et sous-entend le politique. Le point de vue était nouveau et fécond. Nouvelle aussi était la méthode, prosopographique par bien des aspects : pour la compréhension du terme nobilis, ou clarissimus (K.S., pp. 40-54), le dénombrement des individus connus pour l'époque cicéronienne, même non exhaustif, donne immédiatement une clef extrêmement importante (« Das Gemeinsame an diesen Namen ist, dass sie consularische Familien angehôren, das heisst solchen, die fruher dem Staat schon einem Consul gestellt haben »), même si par la suite, des études comme celles de A. Afzelius (citées p. 1214, n. 1) sont venues nuancer cette première approximation. Le livre de Gelzer est de 1912. C'est presque vingt ans auparavant, en 1893, que Fr. Munzer avait été chargé, par Wissowa, de reprendre, à partir de la lettre C, les notices prosopographiques de la Real-Encyclopàdie. Le matériel ainsi réuni lui inspirait l'idée et lui donnait la possibilité d'aborder, enfin, l'étude renouvelée à la fois de la noblesse (Adel) et des partis, c'est-à-dire de donner une interprétation unitaire de la vie politique des IVe-1er siècles av. J.-C. D'abord, cette vie se trouve en quelque sorte confinée dans un monde restreint, d'où les entités constitutionnelles de Mommsen, le peuple et même le Sénat, se trouvent exclus : la politique est le fait exclusif des « grandes familles », de celles qui forment une « noblesse », et les « partis », même ceux qui se présentent comme « populaires » (du moins jusqu'aux Gracques) ne sont que des partis à l'intérieur de la noblesse. Mais encore ? Ces partis ne sont — et c'est là l'essentiel des thèses de Munzer — que des alliances de familles, entraînées dans une lutte pour le pouvoir lui-même, par une sorte de nécessité quasi biologique. Ces conclusions, Munzer les tirait ouvertement de la prosopographie. Par exemple, il fut le premier à étudier systématiquement les élections consulaires des IVe et IIIe siècles, en recherchant la répétition des alliances de noms, ou les liens matrimoniaux qui pouvaient exister entre telles ou telles familles, reconstituant ainsi des jeux d'alliances, des monopoles électoraux, etc. De l'alliance de deux noms dans les Fastes consulaires, répétés ou non à plusieurs années de distance, on déduisait l'existence de clientèles (une famille patricienne, une plébéienne, par exemple) qui suffisait à expliquer l'existence d'un « parti ». La méthode a pu être critiquée par ceux-là même qui pourtant l'avaient inspirée (cf. M. GELZER, c. r. de F. Munzer, K.S., 197), car la présence à une même magistrature collégiale n'implique pas toujours communauté de vue ou d'intérêts; il est incontestable pourtant que cette approche prosopographique a renouvelé les données mêmes que nous devons utiliser pour interpréter à notre tour (et différemment de Munzer parfois) la politique romaine : une des grandes découvertes restera celle de l'appui fourni aux premières familles plébéiennes parvenues aux magistratures au IVe siècle (les Licinii, les Marcii, les Publilii) par certaines familles patriciennes; une autre, celle de l'importance des allogènes, Campaniens, Tusculans, Étrusques, dans les alliances matrimoniales et dans les Fastes romains de la même période (MUNZER, p. 62 et suiv.; cf. J. HEURGON, Capoue préromaine, 1942, p. 260 et suiv.). C'était cela, l'apport fondamental de la prosopographie. Le reste, c'est-à-dire la théorie, forcée, sur le caractère purement factionnel des partis, sur l'absence de motivations purement politiques (d'ailleurs démenti,

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géographique (lequel d'ailleurs, dans une société dont l'horizon demeure la cité, est aussi un point de vue social et politique x) que du strict point de vue social. Encore faut-il, nous le verrons, que la prosopographie, pour aboutir à des résultats parlants, dépasse le point de vue strictement biographique ou même généalogique et, en pratiquant systématiquement la mise en série, accepte de déboucher sur les méthodes de l'histoire sociale.

On passe donc insensiblement, dans les recherches prosopographiques, de l'établissement et de l'étude des Fasti à ceux des groupes, au sens large. Il s'agit cette fois d'une mise en série qui procède non plus des structures apparentes de la société politique romaine, mais d'un choix délibéré de l'historien, qui comporte donc forcément, puisqu'il faut bien faire des hypothèses de travail, une part d'arbitraire. L'historien va isoler un ou plusieurs groupes, et il va en faire la « prosopographie » sur une plus ou moins longue période. Certains de ces groupes — très proches en cela de ceux que forment les titulaires ou les anciens titulaires d'une même magistrature — s'imposent d'eux-mêmes à la recherche, car ils étaient reconnus comme tels par les contemporains, ils entraient parfaitement dans le cadre des divisions censitaires ou juridiques de la cité — par exemple lorsqu'ils constituaient un ordo officiel. Dans ce cas, les frontières de ce groupe sont en général assez nettes; on connaît avec une relative exactitude les membres de cet ordo et on peut les faire figurer à coup sûr sur nos listes. Il faut d'ailleurs

au fil du livre, par des incidentes de Munzer lui-même, comme le remarque Gelzer, o.c, p. 198) reste matière à discussion.

Le livre de Munzer est de 1920. Tous ceux qui s'intéressent à l'historiographie ont remarqué qu'à l'époque même où l'interprétation de la politique romaine descendait du domaine un peu idéal du constitutionnalisme parlementaire à la Mommsen dans celui de la prosopographie politique, une révolution analogue se produisait en Angleterre : l'œuvre de Sir Lewis NAMIER, qui interprétait le « two-parties system » du XVIIIe siècle à la lumière de la sociologie et des interrelations familiales {The structure of politics at the accession of George III, 1929; England in the age of the american Revolution, 1930). On ne peut noter aucun rapport entre Namier et Munzer. Mais, de l'avis d'un bon observateur comme A. Momigliano, et malgré Y understatement et la discrétion de Syme, il y a une « namierization » certaine de l'histoire romaine dans l'œuvre monumentale, et si bien dans la ligne munzerienne, de R. SYME, Roman Revolution (1939) (cf. A. MOMIGLIANO, Introduzione a Ronald Syme, Einaudi, 1 962 = Terzo Contributo alla Sto- ria degli Studi classic/, Roma, 1966, p. 730; et « Lo storicismo nelle pensiero contemporaneo », Rivista storiae italiana, 1961, pp. 104-1 19 = Terzo Contributo, p. 273). (Sur tous ces points, cf. le rapport de T. R. BROUGHTON, « Senate and senators of the Roman Republic », qui sera publié dans les Volumes... J. Vogt). Il peut être i ntéressant de signaler une entreprise historique moderne, inspirée par les travaux de sociologie politique de Sir Lewis Namier, et qui adopte délibérément la forme prosopographique : La grande History of Parliament, dont une première tranche, The house of Commons, 1754-1790, 3 vol. (dont 2 de prosopographie) vient d'être publiée à Londres (1964) par les soins de J. BROOKE. Cf. infra, p. 1226, n. 3.

1. Pour l'Italie de l'époque républicaine, l'étude de l'origine locale des gentes revêt aussi un intérêt politique évident, puisque les différentes collectivités italiennes ne jouissaient pas, du point de vue de la citoyenneté romaine, des mêmes droits : il faut distinguer entre les gens des municipes, les Latins, les simples Socii. Sur l'ensemble de ce problème, cf. essentiellement A. N. SHERWIN-WHITE, The roman citizenship, 1939. Comme exemple de monographie prosopographique, cf. M. W. FREDERIKSEN, « Republican Capua, a social and economic study », Papers Brit. School Rome, 1959, pp. 80-130. Lorsqu'il s'agit d'essayer de deviner l'origine locale de tel individu ou de telle gens attestés par les textes, en dehors des inscriptions dont le lieu de trouvaille est en général connu, on est tributaire de l'onomastique, avec toutes les difficultés que cela implique. Cf. ci-dessous, p. 1228, n. 1.

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ajouter que, s'il s'agit d'un des ordines officiels de l'État \ nous disposons la plupart du temps de renseignements de nature juridique ou normative sur l'importance, la place, la dignité, les fonctions, les honneurs attachés collectivement à cet ordo. Ces renseignements sont naturellement toujours sujets à caution, précisément parce qu'ils reflètent toujours soit la volonté du législateur 2 (laquelle ne coïncide presque jamais avec la réalité sociale, mais tend à la corriger) soit avec les illusions, les préjugés, les souhaits ou les rancœurs d'un individu : exactement comme le livre de Charles Loyseau (et R. Mousnier 3 l'a bien montré) ne fait que nous offrir un subtil mélange de constatations objectives et de prétentions subjectives propres à un représentant typique de la classe des officiers royaux. Lorsqu'il s'agit de « sociétés d'ordres », nous sommes donc à la fois trop et pas assez renseignés sur les ordres pris collectivement, puisqu'ils font intrinsèquement partie de ce qu'on peut appeler la « constitution civile » d'une société donnée, et que ce caractère figé, dans sa rigueur juridique, est en contradiction permanente avec les tensions et les dynamismes sociaux. C'est ici que l'emploi de la méthode prosopographique est le complément indispensable du recours aux sources textuelles.

J'ai pu, je crois, l'expérimenter moi-même en étudiant Yordo equester*.

1. Le mot ordo, comme le montrera B. COHEN, a naturellement d'un simple point de vue philologique, et pris en lui-même, une acception très lâche. Mais, suivi d'un mot au génitif pluriel ou d'un adjectif, il prend alors un sens extrêmement précis, juridique et officiel ou « fonctionnel ». B. Cohen en a dénombré 28 pour toute la durée de l'histoire romaine. Il est surtout remarquable qu'on ne puisse l'appliquer à n'importe quel groupe ou n'importe quelle classe. Cette étude détaillée confirme donc ce qui avait été entrevu par J.-B. MISPOULET, « Études sur les chevaliers romains », dans Études ď Institutions romaines, 1887, par J. HELLEGOUARC'H, Le Vocabulaire latin des relations et des partis politiques, Paris, 1 963, pp. 428-440 ; et С N I CO LET, L'Ordre équestre, I, pp. 163-176.

2. Quand on dit qu'un ordo est défini juridiquement, on veut dire par-là qu'il a un statut légal et que sa composition est en principe contrôlée par l'État. Mais cela ne signifie absolument pas que cette composition soit stable, ni que la situation juridique de Yordo coïncide toujours, en toute façon, avec les structures réelles : le droit est en avance, ou en retard, sur la réalité; il y a des périodes de relâchement ou, au contraire, de réaction (pensons à la réaction nobiliaire sous Louis XVI), qui ont des causes politiques et sociales indépendantes du droit. Mais à un moment ou à un autre, il faudra bien qu'il y ait ajustement du droit au fait, parce que Yordo n'est pas seulement un groupement de fait, mais a pour particularité de réclamer un statut et des honneurs extérieurs. Les meilleurs exemples de ces tensions et de ces conflits entre le droit et le fait sont dans CICÉRON, Verrines, III, 183-184 (rapports entre l'ordre équestre et l'ordre des scribes), et la longue et passionnante discussion sur la signification (variable dans le temps) du titre eques Romanus dans PLINE, N.H., XXXIII, 29-36; j'ai insisté sur ces deux textes dans un article, « Les finitores ex equestri loco de la lex Servilia de 63 », à paraître dans Latomus; pour les promotions dans l'ordre équestre à l'époque impériale, et le contrôle exercé par l'État, cf. mon article « Eques Romanus ex inquisitione, à propos d'une inscription de Prousias de l'Hypios », B.C.H., 1967, 2, pp. 411-422. Pour un exemple des généralisations orientées des contemporains, voir la formule célèbre de Cicéron, publicani, hoc est équités Romani (Verr., Ill, 1 69), que je discute, pour en montrer l'exagération, dans L'Ordre équestre, I, pp. 317-355, grâce précisément à la méthode prosopographique.

3. Charles LOYSEAU, « Cinq livres du droit des offices, suivi du livre des seigneuries et de celui des ordres », Paris, 1610, in-f° (R. MOUSNIER, La Participation des gouvernés aux activités des gouvernants dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècle. Études suisses d'Histoire générale, 1962-1963, pp. 200-229, qui montre, par exemple, que les officiers prétendaient que la seule noblesse était celle de robe fondée sur les fonctions royales, que la noblesse d'épée prétendait avoir le pas sur l'ordre du clergé, en droit le premier, etc.). Le chapitre II du Livre des Ordres est consacré aux « Ordres Romains ».

4. L'Ordre équestre à l'époque républicaine, I, Définitions juridiques et structures sociales,

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D'autant plus que, comme on le sait, dans ce cas précis, le problème de délimitation exacte de l'ordre se posait de façon particulièrement délicate. Du fait de l'imprécision relative de certains textes anciens, certains savants modernes avaient fini par considérer que l'ordre équestre était en réalité un groupe très vaste et de recrutement assez lâche, puisqu'il aurait été fondé sur le seul critère censitaire 1. De même, sur le plan individuel, le titre correspondant, eques Romanus, n'aurait guère été qu'un titre de politesse accordé pratiquement à tout homme

Paris, 1 966 ; tome II, Corpus des chevaliers romains d'époque républicaine, 524 f. dact., à paraître. Les résultats des données prosopographiques sont traités en détail tome I, p. 147 à 464, et résumés dans Inf. Lit , 1967, pp. 62-70. L'étude des chevaliers posait un problème exceptionnel : d'une part, il fallait trancher la question de savoir s'il y avait, à notre époque, deux sortes de chevaliers, ceux qui, ayant le cheval public, faisaient partie des centuriae equitum Romanorum equo publico, et d'autres, qui auraient eu droit au titre sans faire partie de ces centuries. Avant les Gracques, et sans doute même avant Sylla, très vraisemblablement seul l'octroi officiel du cheval public donnait droit au titre de chevalier. La question est plus douteuse pour la période révolutionnaire qui va de 89 à Auguste. D'autre part, il fallait se demander si, comme le voulaient certains, de Belot à H. Hill, le titre de eques Romanus était automatiquement pris partousles citoyens possesseurs d'un cens suffisant : auquel cas, leur relevé prosopographique s'avérerait à la fois impossible et inutile; l'ordre équestre ne serait qu'une « classe » timocratique aux contours très flous. Une étude prosopographique passait donc d'abord, dans ce cas précis, par une étude de titulature. Nous verrons infra les apports de ce genre de recherches pour divers aspects de l'histoire sociale romaine : l'usage des titres, en effet, est minutieusement réglé, soit par l'usage, soit même par le législateur, tout comme l'usage des insignia, à l'époque républicaine comme à l'époque impériale. Cf. Paul, Sent., 5,25, 12 : qui insignibus altioris ordinis utun- tur militiamque confingunt..., humiliores capite puniuntur, honestiores deportantur. Le titre eques Romanus, à l'époque républicaine comme à l'époque impériale, est une dignitas (NICO- LET, L'Ordre équestre, I, pp. 236-241). Il était donc légitime de faire, comme déjà l'avaient vu C. Crchorius et son élève P. Schmidt, une prosopographie dressée à partir d'abord des seuls équités certi, c'est-à-dire ceux pour lesquels le titre est formellement attesté. La liste de 1 96 noms obtenue par Schmidt peut être cependant assez considérablement augmentée : 1° avec les tribuni militum et les praefecti qui, sauf exceptions remarquées, sont presque tous, lorsqu'ils ne sont pas de l'ordre sénatorial, de l'ordre équestre (C. CICHORIUS, « Das Offizierkorps eines rômische Heeres aus dem Bundegenossenkrieg », Rômische Studien, pp. 241-257, avec étude prosopographique de l'inscription ILS 8888) ; 2° avec des personnages pour qui le titre n'est pas formellement attesté, mais qui portent des qualificatifs de prestige, comme splendidus; 3° des personnages qui ont reçu l'anneau d'or (avec des restrictions et des précautions) ; 4° des personnages qui sont de très proches parents (frères, fils, cousins) de sénateurs; 5° certains sénateurs de la fournée de Sylla, visiblement pris parmi les anciens juges équestres; 6° il est certain qu'on aurait pu, sans grand risque d'erreur, compter presque tous les senatores novi comme d'origine équestre, étant donné les règles générales du jus honorum; mais cela aurait démesurément gonflé les listes, et aurait rendu moins nette l'analyse de la structure de l'ordre équestre que nous voulions tenter. On a donc préféré confier le sujet à quelqu'un d'autre : cf. ci-dessous, p. 1222, n. 1. Compte tenu de ces ajouts de chevaliers presque certains, on a abouti à une liste de 375 équités, soit 1 80 de plus, à peu près, que P. Schmidt.

1. E. BELOT, Histoire des chevaliers romains..., I, Paris, 1866; II, 1873; et surtout H. HILL, The Roman middle class in the republican period, Oxford, 1952; dans le même sens : M. GEL- ZER, Die Nobilitàt..., I. Ritterstand, 1912 = K.S., I, pp. 20-31 ; H. SCHAEFFER, « Der Ritterstand der rômische republik », dans Problème der a/ten Geschichte..., Góttingen, 1963, pp. 337-352, qui résume des séminaires consacrés à ce sujet et annonce des recherches prosopographiques qui, à ma connaissance, n'ont jamais été publiées (« ich selb habe mich seit zwanzig Jahren mit desem problem fur die republikanische Zeit beschaftigt, viel prosopographische material gesam- melt und môchte hier eine kurze Skisse vorlegen »). Indépendemment de moi, et sans recourir à la méthode prosopographique, P. A. BRUNT était arrivé à des résultats assez analogues, The Equités in the late republic. Deux Conf. Int. d'Hist. Econ., Aix, 1 962 (Paris, 1 965), pp. 1 1 7-1 37 : bien qu'acceptant la très lâche définition censitaire de l'ordre équestre, il a bien vu que ce dernier n'est pas composé uniquement de banquiers ou de publicains; cf. son compte rendu de mon livre, « Les Equités Romains à la fin de la république», Annales E.S.C., 1967, 1090-1098.

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riche. L'ordre équestre aurait donc été une « middle class », et, pour ce qui est de sa définition, l'accent aurait été mis essentiellement sur les critères économiques. Si tel était véritablement le cas, l'aide que l'on pouvait attendre d'une étude pro- sopographique était assez limitée : car effectivement il aurait fallu inclure dans les listes dressées tous ces individus qui, par leur richesse ou leurs activités, semblaient correspondre à l'idée qu'on se faisait des chevaliers romains. Mais précisément, je crois que dans ce cas la prosopographie obligeait l'historien à une précision très grande d'abord dans le vocabulaire, et, par conséquent, dans la définition même du groupe qu'il s'agissait d'étudier. En particulier, l'étude attentive de la titulature montre que le prédicat eques Romanus ne peut pas être dispensé ou utilisé ad libitum : son emploi n'est pas arbitraire. (Cf. les cas de Volcatius, Verr., Il, 58; de С Cluvius, Pro Q. Roscio, 42; et l'étude de l'emploi du titre par Cicéron et Pline dans Nicolet, L'Ordre équestre, I, pp. 194-212 1). Dans un cas comme celui-ci, l'étude de la série permet donc de corriger ce que les références textuelles, même celles d'allure juridique, peuvent avoir de vague ou d'orienté. Elle permet, par exemple, de montrer que lorsque Cicéron emploie les mots ordo equester dans un sens apparemment très large2, qui semble englober dans la dignité de l'ordre des individus qui peut-être n'avaient pas droit, à titre individuel, au titre eques Romanus, c'est toujours par une sorte d'abus de langage volontaire, pour flatter un public. Si, au contraire, nous pouvons aligner dix, vingt exemples qui prouvent de façon formelle que tel ou tel individu avait ou n'avait pas droit à cette appellation, cette constatation viendra valoriser à nos yeux les références qui donnaient à l'ordre équestre une constitution beaucoup plus stricte et aux mots eques Romanus la valeur d'un véritable titre nobiliaire 3. Du coup, nous serons obligés de rejeter — sauf peut-être pour certaines périodes pendant lesquelles le système des ordines et des classes censitaires s'est relâché, comme pendant les années qui vont de Sylla à Auguste 4 — la conception d'un ordre équestre assimilé à une « classe sociale ».

Mais en somme le cas de l'ordre équestre, qui posait en quelque sorte limi- nairement ce problème de délimitation, est exceptionnel. Les autres ordines — qu'il s'agisse de l'ordre sénatorial, des tribuni aerarii, des judices, ou des scribes,

1. Le nomen, le titre officiellement reconnu, est essentiel : cf. le cas de L. Gellius L.f., CIC, Pro Flacco, 1 10 : indignus... equestri ordine cujus ille ordinis nomen retinet, orgamenta confecit; intéressant aussi le maniement du titre par César, en B.G., III, 7, à comparer avec B.G., III, 10; et le cas de Trebonius, le père du tribun de 55, CIC, Phil., XIII, 23.

2. A propos des tribuni aerarii de la lex Aurélia, par exemple (cf. NICOLET, L'Ordre équestre, \, pp. 593-613). Il est vrai que les tribuni aerarii peuvent être à la fois chevaliers et tribuns, comme on peut être à la fois chevalier et scribe. Pourtant, Dion Cassius, XLIII, 25, semble bien vouloir dire que certains d'entre eux au moins étaient « ex plèbe ». Quoi qu'il en soit, lorsqu'il s'adresse aux jurés, Cicéron se garde bien de le préciser, et n'évoque que des senatores et des équités Romani.

3. Cf. les exemples cités ci-dessus, note 1 ; et, pour la dignitas, NICOLET, L'Ordre équestre, I, pp. 237-241, avec entre autres, CIC, Verr., Il, 73; Pro Caelio, 3; Nepos, Vita Attici, 1, 1 . Ce caractère de titre de noblesse a été bien vu par J. NAUDET, De la noblesse et des récompenses d'honneur chez les Romains, Paris, 1863, pp. 48-49 et passim. Sur la titulature à l'époque impériale, С NICOLET, « Remarques épigr. sur la titulature des chev. rom. », Mél. Saumagne, Tunis, 1968, pp. 79-84 et « La titulature des chevaliers romains à l'époque impériale, I, la Gaule Cisalpine », Mél. Renard, Coll. Latomus, Bruxelles, 1969, pp. 547-565, avec la référence topique de Censorinus, Ad Diem Nat., 15, 4.

4. Comme je l'ai admis et dit moi-même (cf. en dernier lieu l'article annoncé supra, p. 1217, n. 2), et comme le soutient E. BADIAN, Roman Imperialism, 2eme éd., p. VIII et IX.

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des lictores, des viatores, des publicains, etc. — ne posent pas, du point de vue de l'enquête prosopographique, de difficultés de ce genre. L'apport de cette dernière n'en est pas moins important. D'abord en ce qui concerne la composition du groupe considéré. Le fait d'appartenir au même ordo, en effet, n'implique absolument pas, dans une société de ce type, une communauté d'origine ou d'intérêts : Yordo est une notion juridique ou du moins constitutionnelle (« sta- tale ») 1. Pas plus que tous les magistrats ou tous les tribuns militaires ne proviennent des mêmes milieux et des mêmes horizons, tous les équités Romani, ou même tous les publicains — ces derniers bien que constituant en principe un groupe défini et solidaire 2 — n'ont une origine semblable. L'établissement de la prosopographie du groupe va permettre de faire en quelque sorte l'analyse spectrale de sa composition. Le modèle d'une analyse de ce genre aurait été fourni par le livre magistral d'A. Stein 3, voici déjà quarante-deux ans, si ses chapitres si remarquables sur la composition, les contacts, le devenir de l'ordre équestre à l'époque impériale, appuyés sur une très grande érudition surtout épigraphique, avaient été systématiquement exhaustifs. C'est là une première règle que nous devons retenir : la prosopographie (dont nous verrons qu'elle doit tendre vers l'exactitude quasi statistique) ne peut procéder par « sondages » ou par « exemples ». La mise en série doit être aussi complète que possible. C'est ce qu'a fait, par exemple, J. Suolahti dans sa monographie remarquable sur les Junior Officers 4.

Il est peut-être bon de se demander maintenant comment doit procéder la prosopographie dans la tentative d'analyse du groupe que nous venons d'évoquer. A vrai dire, il n'y a ni méthode, ni réponse uniques. Tout dépend de ce que l'on cherche, et donc, d'abord, de la nature, de la vocation et des activités du groupe que l'on considère. Lorsqu'il s'agit de magistrats ou de titulaires de certaines fonctions, comme les tribuns militaires ou les préfets, les questions diverses qui se posent se ramènent, me semble-t-il, à trois principales : 1° ce qu'on peut appeler le recrutement de la fonction : d'où provenaient ses titulaires, tant du point de vue géographique (lequel, nous l'avons dit plus haut page 1216) est toujours lié à des considérations sociales et politiques) que du point de vue social; 2° ce qu'on peut appeler la valeur d'avancement, ou la place de la fonction dans le déroulement d'une carrière individuelle; 3° enfin, l'influence que peut avoir l'accès à cette fonction dans le destin collectif d'une famille.

Il s'agira donc d'interroger le fichier prosopographique que l'on aura réuni

1. B. Cohen distingue les ordines du système « servien », et les ordines qu'il appelle politiques et administratifs. Certains ordines avaient un statut juridique spécial : les sénateurs, par exemple, quant au quaestus, depuis la lex Claudia de 218; les équités Romani, sans doute depuis les Gracques, quant à l'immunité judiciaire; d'autre, qui sont de droit commun du point de vue juridique, comme les scribae ou les publicani, forment pourtant des « compagnies » et sont désignés par les magistrats.

2. Sur le rôle de l'armée comme facteur de promotion sociale, outre J. Suolahti cf. С NICO- LET, Armée et société à Rome sous la République, à paraître dans Problèmes de la Guerre à Rome (sous la direction de J.-P. Brisson, Paris, 1 969). Sur le problème de la solidarité des équités et des publicains, L'Ordre équestre, \, pp. 317-355; P. A. BRUNT, The équités..., pp. 119-124. Je compte revenir sur ces problèmes, en particulier en faisant une prosopographie des publicains, dans un séminaire prochain à l'École Pratique des Hautes Études (IVe Section) à Paris.

3. Rômische Ritterstand, Munchen, 1927; résultats statistiques donnés rapidement (et seulement pour ceux des équités dont l'origine lui était connue), p. 412 et suiv.

4. Qui étudie 394 trib. mil., 8 llviri navales, 376 praefecti, en 285 gentes.

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en fonction des questions de ce type, de façon à faire apparaître des corrélations, des constantes, des incompatibilités. C'est la méthode des « tableaux » (Birley, Dobson, etc.) г employée constamment par H. G. Pflaum pour les carrières de l'époque impériale, qui doit être étendue non seulement aux détails du cursus, mais encore aux diverses réponses que l'on veut obtenir. Autant dire qu'il conviendra de dresser des tableaux avec autant d'entrées qu'on jugera utile pour que les paramètres ou les variables du problème soient manifestes : origine géographique, suite de la carrière, descendance, ascendance, relations familiales; et naturellement, si l'on peut, variantes chronologiques. J. Suolahti a pu ainsi faire apparaître, dans des tableaux chiffrés 2, le pourcentage relatif, selon les époques, des tribuns et préfets d'origine sénatoriale (patricienne et plébéienne), ou d'origine équestre. J'ai pu, pour ma part, dénombrer et comparer ceux des équités Romani qui, ayant fait une carrière sénatoriale, comptaient une ascendance sénatoriale indirecte, ou ceux dont les descendants étaient devenus sénateurs 3. Pour une autre période, la méthode des tableaux aux entrées diverses m'a permis, je crois, de préciser la nature, la date et l'aire de recrutement des tribuni militum a populo 4.

La méthode, on le voit, est indispensable lorsqu'il s'agit de groupes fortement constitués, comme les ordines ou les magistrats, supérieurs ou inférieurs. Elle seule, vraisemblablement, permettra de résoudre certains problèmes délicats de l'histoire politique ou sociale de notre période. Je citerai trois exemples, qui tous trois font l'objet de travaux en cours entrepris en France récemment. J'évoquerai seulement pour mémoire le premier, qui concerne plus spécialement les magistrats. Il s'agit des tribuns de la plèbe 6. Tout ce que les textes littéraires, juridiques et historiques nous ont transmis comme témoignage sur l'origine, la nature, le recrutement de cette magistrature exceptionnelle a été réuni, critiqué et commenté par la science moderne depuis très longtemps. Pourtant bien des questions demeurent : par exemple, quel est le niveau social exact, selon les époques, du recrutement du tribunát ? Pourquoi cette magistrature redevient- elle révolutionnaire vers les années 150 av. J.-C. 6 ? Quel était le sens exact de la mesure restrictive prévue par Sylla pour la carrière future des tribuns ? Comment, avant et après la lex Atinia (si mal connue) les tribuns furent-ils admis dans le Sénat ? Les textes à ce sujet sont muets ou contradictoires. Seule, une étude prosopographique détaillée fournira peut-être une réponse. Ce n'est pas que les tribuns n'aient pas été étudiés individuellement : nous disposons des beaux Fasti dei tribuni délia plèbe de G. Niccolinl 7. Mais là apparaît bien la différence

1. Et employée couramment aussi par les épigraphistes anglais, particulièrement E. Birley, B. Dobson et, tout récemment, R. Duncan-Jones.

2. 23 tableaux différents et 2 cartes. 3. Tableaux, par activités essentiellement. Cf. spécialement tableau I. 4. « Tribuni militum a populo», Mél. Arch. Hist., 1967, 29-76. 5. C'est le sujet de thèse inscrit par M. J. Maurin, maître-assistant à la Faculté des lettres

de Tananarive. 6. Cf. L. Ross TAYLOR, « Forerunners of the Gracchi », Journ. Rom. Stud., 1962, pp. 19-27. 7. Cf. ci-dessus, p. 1213, n. 3.

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qui existe entre des Fasti et une véritable étude prosopographique : d'une part, chaque tribun, dans le livre de Niccolini, n'est étudié que pour lui-même, et non dans la continuité de sa famille, dans ses origines, dans sa parentèle, dans sa descendance. Une enquête prosopographique, nous y reviendrons, doit être régressive et progressive, et comporter une enquête onomastique et généalogique. D'autre part, la présentation simplement chronologique des Fasti interdit les recoupements et les corrélations dont nous parlions plus haut. Une étude prosopographique du tribunát de la plèbe sera donc très utile.

Le deuxième exemple concerne les magistrats inférieurs, essentiellement les triumviri moneta/es, les triumviri capitales, et les questeurs *■ (on considérera que sous réserve de corrections de détail, les tribuns militaires et les praefecti ont été définitivement traités par J. Suolahti). Là encore, les Fasti à proprement parler sont pratiquement dressés, et, grâce à T. R. S. Broughton, nous les avons commodément à notre disposition. Mais le statut politique et même juridique de ces magistratures du début du cursus est encore bien incertain. Sont-ce vraiment (mise à part la questure) des magistratures ? Leurs anciens titulaires sont-ils vraiment sénateurs ? Enfin, et surtout, quel est leur recrutement ? Quelle est la proportion des équités Romani, voire des simples plébéiens, qui y accèdent — et qui y demeurent ? Là encore, ce n'est que lorsqu'on aura dressé le catalogue, fait des tableaux, classé systématiquement le matériel prosopographique, que l'on pourra peut-être fournir des réponses précises à ces questions.

Le troisième exemple est celui des magistrats et décurions municipaux 2. Ici, nous pénétrons dans un domaine un peu différent. Il ne s'agit plus d'étudier un ordre propre à la civitas romana, mais d'essayer de voir si à travers Г « Italie profonde », en voie d'urbanisation sous l'effet de la conquête depuis le IIIe siècle av. J.-C, mais faite, jusque vers les années 80, d'une véritable mosaïque de collectivités ou de communautés très diverses, se dégage ou non un groupe, ou une classe, d'une tout autre ampleur quantitative que les ordres romains 3, qui présente des caractères communs. On a beaucoup étudié, depuis Rosenberg, Rudolph, Sherwin-White, Degrassi et d'autres 4, le problème des magistratures municipales italiennes, mais presque toujours du point de vue du droit public, et, plus étroitement encore, des constitutions locales. Des monographies ont pu être consacrées à telle ou telle cité (comme aux Salvii Othones de Ferentinum) 5. Une étude d'ensemble manque encore. Pourtant les problèmes soulevés sont essentiels : on sait que depuis la fin du IIe siècle sans doute, l'exercice d'une

1 . Ce sujet doit être traité, dans un livre achevé, par P. Wiseman, de l'Université de Leicester. 2. Sujet de thèse inscrit par Mlle Cébeillac, assistante à la Faculté des lettres de Clermont-

Ferrand, membre de l'École française de Rome. 3. Cf. С NI CO LET. L'Ordre équestre, p. 401. 4. A. ROSENBERG, Der Staat der a/ten Italiker, Berlin, 1913; H. RUDOLPH, Staat und

Stadt im rômischen Italien, Leipzig, 1935; A. N. SHERWIN-WHITE, The Roman citizenship, Oxford, 1939; E. MAN NI, Per la storia dei municipii fino alla guerra sociale, Roma, 1947; E. GABBA, « Le Origine délia guerra sociale y>. Athenaeum, 1954, p. 60, en particulier (traitement prosopographique); G. TIBILETTI, The comitia during the decline of the Roman Republic, St. Doc. Hist. Jur., 1959, p. 94.; A. DEGRASSI, « Questori in colonie romane e in municipi retti da duoviri », Mem. Accad. Lincei, VIII, 2, 1949, pp. 281-344 = Scritti di varia Ant., Roma, 1962, 1, p. 99.

5. A. DEGRASSI, « II sepolcro dei Salvii a Ferento e le sui iscrizioni », Atti Pont. Accad. Rom. Arch., Rend., XXXVI, 1961, pp. 59-77.

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magistrature était, dans les communautés de droit latin, un moyen régulier d'obtenir la citoyenneté romaine *. On sait également que le problème des revendications réelles des Italiens entre 129 et 91 av. J.-C. est l'un des plus discutés de l'histoire de la République tardive : quelles étaient les couches sociales qui réclamaient l'intégration dans la civitas romana, et pour quelles raisons ? Pour ne pas être tenues à l'écart des réformes agraires, pour obtenir l'accès, à plus ou moins long terme, aux magistratures romaines, ou du moins à l'ordre équestre ? 2 Les quelques indications très sommaires des auteurs comme Appien, Cicéron ou Velleius nous laissent dans l'incertitude. La prosopographie doit être, là encore, d'un grand secours. J'ai pu moi-même montrer, par exemple, que les équités Romani d'origine municipale (ou italienne) sont très peu nombreux avant — 89 D'une façon générale, 1 sur 5 seulement des chevaliers recensés pour la période républicaine ont une origine sûrement non-romaine (la proportion était peut-être un peu plus forte dans la réalité) 3; mais surtout, sur les quelque 75 chevaliers « italiens » repérés, il est tout à fait significatif que ceux qui sont antérieurs à la Guerre Sociale proviennent tous des territoires de Yager Romanus, Latium, Cam- panie, et naturellement colonies romaines 4. La carte du recrutement ne s'élargit que dans les années 70-50. Mon enquête ne portait que sur les équités. En l'étendant à toute la « classe » municipale, avec un matériel beaucoup plus nombreux, dont une grande partie est épigraphique, et en utilisant la méthode des tableaux à entrées multiples, on pourra voir concrètement, je pense, comment s'est opérée la municipalisation de l'Italie, et quelle réalité sociale se trouvait derrière les proclamations pro-italiennes d'un Scipion, d'un Livius Drusus, d'un Cicéron ou, plus tard, d'un César et d'un Auguste.

Quelle réalité sociale : car c'est bien là, à notre sens, le but ultime des recherches prosopographiques. Lorsqu'il s'agissait d'étudier ces groupes très cohérents, officiels et fonctionnels que constituent les titulaires d'une même magistrature, ou les membres d'un ordo restreint, l'effort principal peut consister légitimement à rechercher et à établir des règles d'avancement aussi précises que possible : c'est en somme la méthode qu'a illustrée magistralement H. G. Pflaum pour ses procurateurs équestres impériaux. Elle est indispensable pour l'étude des sénateurs : si l'origine de ces derniers — à toutes les époques — peut être diverse (et l'on rencontre des fils d'affranchis même sous la République) le statut officiel du sénateur lui interdisait, du moins légalement, certaines activités, et tout au plus peut-on être tenté de dresser la carte, par exemple, des fortunes foncières de l'ordre sénatorial à telle ou telle époque 5. Mais dès

1. ASCONIUS, p. 3 C. ; cf. D. W. BRADEEN, Roman citizenship per magistrátům, C/as. Journ., LIV, 1959, pp. 221-228.

2. Sur ce point, parmi une bibliographie immense, cf. essentiellement E. T. SALMON, The cause of the social war. Phoenix, XVI, 1962, pp. 107-114; P. A. BRUNT, « Italian aims the times of the social war », Journ. Rom. Stud., 1 965, pp. 90-1 09 ; et С. NICOLET, L'Ordre équestre, pp. 408-415.

3. NICOLET, L'Ordre équestre. Tableaux, pp. 416-422; il s'agit seulement des équités dont l'origine non romaine est attestée, soit par une mention formelle, soit parce que le nom est très caractéristique d'une région. Sur les problèmes si délicats posés [par l'onomastique, cf. ci-dessous, p. 1228, n. 1.

4. NICOLET, L'Ordre équestre, pp. 406-408; les cartes seront données dans l'Appendice du tome II, Corpus des chevaliers, à paraître.

5. Cf. M. JACZYNOWSKA, The economic différenciation of the roman nobility at the end

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qu'on quitte la fonction au sens rigoureux du terme (et on la quitte, à l'époque républicaine, dès qu'on aborde l'ordre équestre), les impératifs ou les interdictions d'ordre politique, juridique ou économique se font plus lâches. La société d'ordres, contraignante au sommet de la hiétarchie, l'est moins à mesure que l'on descend l'échelle des dignitates. A ces niveaux inférieurs, elle interfère avec d'autres systèmes de différenciation sociale, pour lesquels les critères économiques entre autres deviennent de plus en plus importants \ C'est pourquoi l'enquête prosopographique, à ce niveau, ne devrait pas porter seulement sur les carrières et sur les familles (ascendants et descendants), mais s'ouvrir sur un éventail beaucoup plus large de paramètres. Et d'abord, s'il se peut, sur la fortune et sur les activités (économiques ou autres) des intéressés. En essayant de les déterminer en ce qui concerne les équités, j'ai pu montrer, me semble-t-il, que les activités dominantes de ce groupe n'étaient pas celles que |es témoignages textuels laissaient entendre : la plus grande partie des chevaliers ne possédaient que des revenus fonciers2; les publicains ne représentent, proportionnellement, qu'une frange (supérieure sans doute) de l'ordre équestre, les negotiatores ne comptent que pour 12 % des individus connus, et surtout aucun chevalier n'est jamais qualifié de mercator. C'est une enquête du même genre, et qu'on peut tenir pour exemplaire, qu'avait faite J. Hatzfeld sur Les trafiquants italiens dans l'Orient Hellénique 3, qui peut être considérée comme prosopographique, malgré l'absence de tableaux ou de listes chiffrées, puisqu'elle recense tous les individus connus de son temps. L'enquête de Hatzfeld devrait être complétée de nos jours en utilisant en particulier les inscriptions grecques trouvées depuis sa publication. D'autres groupes ou d'autres milieux devraient être étudiés de la même

of the republic, Historia, XI, 1962, pp. 486-499 (pas de carte, mais une liste prosopographique des grands propriétaires, qui pourrait être complétée).

1. Sur la coexistence et l'interférence des divers « systèmes » de hiérarchisation sociale, cf. par exemple le débat méthodologique qui a opposé Ad. DAUMARD, « Structures sociales et classement socio-professionnel », Rev. Hist., 1962, p. 139 (cf. aussi. Ad. DAUMARD et F. FURET, dans Annales ESC, 1959, pp. 675-693; et E. LABROUSSE, «Voies nouvelles vers une histoire de la bourgeoisie occidentale aux XVIIIe-XIXe siècles, Xe Congrès Int. Sciences Historiques », 1955, IV, pp. 365-396) et R. MOUSNIER, « Problèmes de méthode dans l'étude des structures sociales des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Spiegel der Geschichte, Festgabe Max Braubach, 1964, p. 550 : « en réalité, les critères de différenciation sociale dans (ces) sociétés sont autres (que socio-professionnels) ; ils sont dans la dignité, l'honneur, l'estime sociale attachée à telle ou telle situation. La pratique des armes, le service du Prince classent plus que l'argent, et peuvent d'ailleurs procurer plus d'argent que le négoce, la banque, le commerce, les professions productives ». Ces remarques pourraient parfaitement s'appliquer aux sénateurs ou aux fonctionnaires impériaux de Rome. Sur ces problèmes théoriques et méthodologiques, voir aussi, pour l'histoire moderne et contemporaine, l'intéressant débat entre R. Mousnier E. Labrousse et P. Vilar dans L'Histoire sociale, sources et méthodes (Actes du Colloque de Saint-Cloud, 1965), Paris, 1967, pp. 25-33. Un Colloque, Groupes Sociaux, Ordres et Classes dans /'Antiquité Classique, s'est tenu à Caen en avril 1969; ses Actes seront publiés par nos soins.

2. C. NICOLET, L'Ordre équestre, pp. 285-31 5 ; le fait avait été déjà pressenti par J. N. MAD- VIG, L'État Romain, sa constitution et son administration (trad, franc., 1882), p. 184; et par P. A. BRUNT, art. cité, p. .1218 n. 1.

3. J. HATZFELD, « Les Italiens résidant à Délos », B.C.H., XXVI, 1912, p. 5 et suiv.; id.. Les trafiquants italiens dans l'Orient Hellénique, Paris, 1919; A. J. N. WILSON, Emigration from Italy in the Republican Age of Rome, Manch. Univ. Press, 1965, n'ajoute pas grand-chose, sinon des références à la R.E.. et ne donne pas de listes prosopographiques; D. VAN BERCHEM, « Les Italiens d'Argos et le déclin de Délos », B.C.H., 1962, I, p. 305; A. DONATI, « I Romani neir Egeo, I Documenti dell' età repubblicana » Epigr., 1965, pp. 3-59, spec. pp. 55-59.

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manière : d'abord les membres des ordines romains que nous avons évoqués puis haut (apparitores, viatores, scribae). Ensuite, les publicains eux-mêmes : aucune des études consacrées aux societates publicanorum г n'a songé à recenser les individus, à rechercher leur origine, leurs alliances, ni même à étudier leur regroupement en societates. Dans un tout autre domaine, non moins essentiel pour l'histoire politique et sociale, à savoir l'armée d'époque républicaine, on peut regretter que l'ouvrage considérable qui lui a été consacré récemment par J. Harmand 2, qui accorde une légitime importance au problème du personnel militaire césarien, n'ait pas procédé systématiquement à des études prosopogra- phiques, par exemple celle des centurions d'époque républicaine, dont pourtant plus de cinquante sont nommément connus 3.

Je voudrais, en terminant cette revue trop rapide des groupes que la méthode prosopographique est susceptible d'éclairer, signaler qu'elle peut s'exercer très utilement aussi dans une autre direction. On peut en effet, très légitimement, limiter l'enquête prosopographique à un auteur ou à une série d'auteurs — c'est- à-dire, en somme, à partir d'un bon index nominum, ou en élaborant un index nominum, faire le même genre de recherches que pour le groupe complet. Je prendrai pour exemple, une fois de plus, hors de ma période, la monographie si parlante de H. G. Pflaum sur les Correspondants de Fronton 4, ou l'ouvrage plus ample de P. Petit sur les Étudiants de Libanius 5. Naturellement les conclusions qu'on tirera d'une telle enquête ne seront pas du même type que celles qui utilisent toutes les sources : il ne faudra jamais oublier qu'il s'agit d'un choix, que le point de vue est très partiel. Mais d'une part — et c'est là une simple remarque technique — il n'est pas d'exemple qu'une telle recherche, un peu poussée, faite par un historien, ne permette d'améliorer considérablement, en ce qui concerne au moins la lecture des noms propres, le texte de l'auteur considéré. C'est vrai en tout cas pour un auteur comme Cicéron 6, dont les Discours ou surtout la Correspondance posent des problèmes d'identification insolubles par les seules méthodes philologiques. D'autre part, si le point de vue est forcément plus partiel, il peut

1. Cf. Le sujet de séminaire de l'École Pratique des Hautes Études annoncé ci-dessus, p. 1220, n. 2. On trouvera une bibliographie abondante sur les publicains dans S. J. DE LAET, Portorium, Bruges, 1 949, et C. NICOLET, L' Ordre équestre, I, p. 31 7 ; et récemment, pour les publicains en Orient d'après l'épigraphie, L. ROBERT, « Enterrements et épitaphes », Antiq. Class., 1968, p. 436.

2. J. HARMAND, L'Armée et le Soldat à Rome de 107 à 50 av. notre ère, Paris, 1967, spécialement pp. 323-407 (« Les cadres ») ; cf. aussi С NICOLET, « Armée et Société à Rome sous la République », à paraître dans Problèmes de la Guerre à Rome (sous la dir. de J.P. Brisson, Paris, 1969).

3. C'est l'objet d'un mémoire de maîtrise de la Faculté des lettres de Caen, en cours de rédaction.

4. H. G. PFLAUM, « Les correspondants de l'orateur Cornelius Fronto de Cirta », Mél. Jean Bayet, Coll. Latomus, 1964, p. 559.

5. P PETIT, « Les étudiants de Libanius », Études prosopographiques, Paris, 1957. 6. Je donnerai, dans mon Corpus des chevaliers, un assez grand nombre d'exemples d'amél

iorations de lecture. Parmi cent autres, on trouvera un bon exemple des résultats d'une enquête prosopographique à propos du nom invraisemblable Nanneius (Nanneii) dans le Comm. Pet., 9, qui aboutit à l'émination du nom et à la leçon ex neaniais, dans les articles successifs de R. Y. HATHORN, « Calvum ex Nanneianis », Class. Journ., 1954-1955, p. 33; L. FERENCZY-WAL- DAPFEL, « Calvus ex Nanneianis », Athen., 1964, p. 41 ; T. P. WISEMAN, « Friends of Clodius in Ciceros's Letters », Class. Quart., 1968, p. 299; et Calvus serait С. Licinius Macer Calvus; Suét., Div. Aug., 72, 1 ; Plut., Cicero, 9. 2.

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Annales (25e année, septembre-octobre 1970, n° 5) 2

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être significatif. Il est parfois curieux de constater qu'après quatre siècles d'humanisme, les auteurs les plus fréquentés — comme Cicéron — attendent toujours des études de cette sorte. L'auteur de cet article a l'intention, dans les années qui viennent, de suggérer des études de ce genre à ses étudiants 1.

Nous avons ainsi, croyons-nous, à la fois défini l'objet propre de l'enquête prosopographique, et exploré quelques-uns des domaines pour lesquels, pour la période considérée, elle a déjà amené ou doit amener des résultatsnouveaux. Son objet ne saurait être en aucun cas la juxtaposition de notices individuelles ou même familiales : la biographie ou la généalogie ne ressortissent pas de la prosopographie, ou du moins n'en sont qu'une étape. Méthode propre d'abord à l'histoire politique (avec les Fasti) 2, étendue maintenant à l'histoire sociale, la prosopographie suppose la mise en série, elle ne met en évidence l'individuel et l'exceptionnel que pour dégager, par contraste, le collectif et le normal.

C'est pourquoi il convient au terme de ces réflexions de s'interroger sur certaines difficultés propres à la méthode prosopographique. Nous avons eu l'occasion de prononcer plus haut les mots de « rigueur statistique » : c'est bien là, en effet, le souhait naturel de tout historien d'histoire sociale. A cet égard, les historiens du Moyen Age tardif ou de l'époque moderne et contemporaine sont bien évidemment privilégiés, puisqu'ils disposent de séries de documents souvent complètes qui rendent compte de la quasi-totalité d'une population ou d'un groupe pour une période donnée3. Il faut savoir dès le départ que cet espoir nous est interdit, et que nous sommes, en Histoire Ancienne, bien loin du compte. Que la Prosopographia Ptolemaica arrive à aligner déjà quelque 1 7 250 individus 4 pour trois siècles d'histoire nous paraît une sorte de miracle dont le hasard de son climat a favorisé l'Egypte. Il s'agira donc, dès le départ, de bien mesurer le degré d'incertitude que comporte nécessairement toute enquête prosopographique, et d'abord d'évaluer le rapport entre les individus connus et étudiés et le nombre total de membres du groupe envisagé, tel qu'on peut l'établir. Il faudra ensuite affiner l'analyse, et se demander pourquoi tels individus nous ont laissé des traces : donc réfléchir sur le type de documentation (texte conservé ou non des auteurs, trouvailles épigraphiques plus ou moins denses, provenance de ces trouvailles, etc.) 5. Quand on aura ainsi bien déterminé la part de la contingence,

1. L' Onomasticon d'Orelli-Baiter mériterait d'être rajeuni et réédité. Mais bien d'autres tranches prosopographiques, dans la documentation laissée par Cicéron, mériteraient d'être explorées : par exemple ses commendati des livres XI, XII et surtout XIII des Familiares.

2. Cf. ci-dessus, p. 1213, n. 3. 3. A titre d'exemple, on pourra comparer quelques ouvrages récents qui ont employé, pour

des périodes autres que l'Antiquité, la méthode prosopographique : R. CAZELLES, La Société politique et la crise de la royauté sous Philippe de Valois, Paris, 1958, p. 267 etsuiv. ; Fr. BLUCHE, Les Magistrats au Parlement de Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1960; A. CORVISIER, L'Armée française de la fin du XVIIe siècle au ministère Choiseul, Paris, 1 964.

4. W. PEREMANS, Ethnies et classes dans l'Egypte ptolémaîque. Commun, au Colloque de Caen cité ci-dessus, p. 1224, n. 1.

5. Un bon exemple du renversement des tendances de la documentation par le hasard des trouvailles est donné par les inscriptions des Italiens de Délos, découvertes à la fin du XIXe siècle; ou par celles de Minturnes, qui ont fourni plus d'une centaine de noms de magistři

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on pourra aussi s'interroger sur les rapports entre un groupe social donné et les sources qui le font connaître : ce rapport sera lui-même, en général, un indice significatif en soi. Par exemple, ce n'est pas un hasard si nous sommes, en ce qui concerne Rome, statistiquement mieux renseignés sur les Sénateurs que sur les chevaliers, et si en général la documentation est d'autant plus dense qu'on monte vers les sommets de la hiérarchie sociale et politique г. C'est vrai du moins pour la période républicaine, tant que les témoignages épigraphiques sont moins nombreux que les témoignages littéraires : l'élaboration littéraire, qu'elle soit historique, oratoire, cléricale, privilégie tout naturellement les hommes au pouvoir ou les hommes en vue. Mais elle privilégie aussi deux catégories sociales qui jouent un rôle très particulier dans la société romaine : d'abord, les soldats (ou du moins elle met l'accent sur les activités militaires des membres des ordines supérieurs, ou même sur les cas assez fréquents de promotion sociale dus au mérite guerrier) 2; d'autre part, les clercs ou les hommes de culture, qu'il s'agisse des orateurs, des juristes, ou même des écrivains, savants, philosophes, poètes, etc. En ce sens, une prosopographie des cadres militaires, ou même des simples milites, est significative justement parce qu'elle bénéficie d'une documentation relativement privilégiée. De même, l'étude du personnel littéraire, comme celle (non prosopographique dans son esprit) de H. Bardon 3, ou celle des juristes, comme la remarquable Herkunft und soziale Stellung... de W. Kunkel *, expliquent

de l'époque de Sylla (J. JOHNSON, Excavations at Minturnae, II, Inscr. Part I, 1933) ou par les lingots de plomb d'Espagne (C. DOMERGUE, « Les Planii et leur activité industrielle en Espagne sous la République », Mélanges de la Casa de Velazquez, tome I, 1965, pp. 9-25).

1. Cela est vrai, naturellement, tant que la documentation épigraphique est rare. Les inscriptions romaines et italiennes d'époque républicaine sont très peu nombreuses, et, à haute époque, elles concernent surtout, comme il est naturel, des personnages importants. Pour cette époque, notre source essentielle consiste dans des textes, qui représentent déjà un choix orienté, valorisant les « grands hommes », magistrats, sénateurs, guerriers — ou même parfois hommes de lettres, bref tous ceux qui sont bénéficiaires de l'estime de leurs contemporains. Pour l'époque impériale, la situation change du tout au tout, avec la multiplication des inscriptions municipales, qui font bien connaître le milieu des notables locaux (cf. par exemple R. DUNCAN - JONES, « Equestrian ranks in the cities of the African provinces under the principáte : an epi- graphic survey », Pap. Brit. School Rome, XXXV, 1967, pp. 148-188). La multiplication des simples funéraires semble fournir un matériel considérable, de plusieurs centaines de milliers de noms pour tout l'Empire. Il faut pourtant ici marquer les limites de la méthode prosopogra- phiques : ces inscriptions, en général très brèves et dépourvues de contexte, permettent des études du genre démographique, peut-être onomastique (encore que pour l'époque impériale l'onomastique soit de peu de secours), mais non prosopographiques, car il nous manque la masse de ces renseignements divers concernant chaque individu ou chaque famille qui, mis en série, et rapprochés, permettent d'aboutir à des conclusions intéressant l'histoire sociale.

2. Cf. C. N I CO LET, Armée et Société à Rome sous la République..., à paraître ; et les remarques rapides mais éclairantes de K. HOPKINS, « Elite mobility in the roman Empire », Past and Present, 32, décembre 1965, pp. 12-26.

3. H. BARDON, La littérature latine inconnue, I (Époque rép.J, 1952; II (Époque imp.), 1956.

4. W. KUNKEL, Herkunft und soziale Stellung der rômischen Juristen, Weimar, 1952. Sur l'importance du facteur « culturel » dans la société antique, cf. mon rapport, « Culture et société dans l'histoire romaine », dans Niveaux de culture et groupes sociaux (Actes du Colloque de mai 1966 à l'E.N.S.), Paris, 1967, pp. 11-20; et, pour le Bas-Empire, S. MAZZARINO, « La démocratizazione délia cultura nel Basso Impero », Actes du XIe Congrès Int. Se. Histor., 1960, pp. 35-54.

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par le rôle tout particulier que jouaient à Rome ces activités, la relative abondance des sources. En somme, nous pourrons dire que contrairement à ce qui se passe lorsqu'on applique des méthodes strictement statistiques, les silences, les absences ou les vides sont, pour le prosopographiste, parfois aussi intéressants que les séries complètes. Mais on ne peut l'assurer que si l'on a, d'abord, constitué les séries К

Claude NICOLET.

1. Toujours à propos des difficultés de la méthode prosopographique, il faut évoquer en quelques mots un problème technique propre à Rome, et sans doute à l'époque républicaine : à savoir celui posé par l'onomastique. La titulature, nous l'avons vu, dans une société encore toute nominaliste et où l'estime sociale est essentielle, joue un rôle primordial. Dans la société romaine, la manipulation du nomen. ou des tria пот/na, est en elle-même un signe et obéit à des règles subtiles, mais précises. On appréciera à sa juste valeur une étude trop brève, mais très utile de H. THYLANDER, « La dénomination chez Cicéron dans les Lettres à Atticus », Opuscula Romana, I, 1954 (Actes de l'Institut Suédois de Rome, nouvelle série in-4°), p. 153 et suiv., qui mériterait d'être complétée par des études équivalentes sur les autres textes cicéroniens, ou sur d'autres auteurs. Mais, pour l'étude de l'origine géographique des familles, on est tributaire de l'onomastique à proprement parler. L'étude des noms des diverses régions de l'Italie a beaucoup avancé grâce aux travaux de A. SCHULTENL Italische Namen und Stâmme, Klio, 1902, pp. 167- 193; 440-465; 1903, pp. 235-267, pour les noms de l'Italie centrale en iedius, idius, edius, qui aboutit à d'impressionnant tableaux statistiques; et de W. SCHULZE, « Zur Geschichte latei- nischer Eigennamen », Abhand... Gôttingen, 1904, dont le maniement est souvent délicat. Ces rapprochements onomastiques sont naturellement d'autant moins significatifs que l'on descend dans le temps, car les familles ont pu émigrer, les noms s'emprunter, etc. Pour l'époque républicaine c'est malgré tout un élément d'information indispensable.

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