propos d'un négociant

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PROPOS d'un NÉGOCIANT

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Du même auteur

André Ulmann ou le juste combat, en collaboration avec Suzanne TENAND ULMANN, 1982, Editions Internationales (épuisé).

Le marché à terme, en collaboration avec Armand SACLE, 1974, Editions d'Organisation (épuisé).

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Michel GOLDSCHMIDT

PROPOS d 'un NÉGOCIANT

Avant-Propos de Henri JULLIEN

Collection « Bibliothèque des Matières Premières » dirigée par Philippe CHALMIN

ECONOMICA

49, rue Héricart, 75015 Paris

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A l'initiative du Cercle Cyclope animé par Philippe Chalmin, un certain nombre d'entreprises et de banques ont accepté de participer à la publication des « Propos d'un négociant » de Michel Goldschmidt. Elles ont tenu à en faire un témoignage de reconnaissance et d'admiration pour un homme dont l'action et l'exemple ont été essentiels pour le développement du négoce international français :

• Alcan Conseil • Banque Indosuez • Banque Nationale de Paris • Cacao Barry • Cargill • Cogetrade • Crédit Lyonnais • Eurocafé • Francexpa • Gepro • Louis Dreyfus • Mekatrade • Raoul Duval • Sucrimex • Tardivat • Unidaf

© Ed. ECONOMICA, 1994,

Tous droits de reproduction, de traduction, d'adaptation et d'exécution réservés pour tous les pays.

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AVANT-PROPOS

Q ui se souvient de la disparition, voici vingt cinq ans, de la maison de négoce international J.A. Goldschmidt SA ?

Les mémoires de Michel Goldschmidt, dernier président en exer- cice, viennent fort opportunément, dans une période difficile pour le commerce international, nous rappeler les grandes heures et les grandes figures d'un métier méconnu et d'une maison de renom, trop tôt disparue.

Profession mal connue, s'il en est, le négoce international a souf- fert et continue de souffrir tout à la fois de la complexité et du secret de ses opérations, transparentes pour les seuls initiés, de la petite taille de structures mettant en œuvre des capitaux démesurés, et d'un rôle souvent décrit comme ambigu à l'égard des producteurs de matières premières. Toutes ces caractéristiques ont sans nul doute contribué à entretenir une image floue, voire négative dans l'esprit du grand pu- blic mais également dans celui de ses partenaires — administrations, banquiers... — d'autant que les difficultés rencontrées par les sociétés de négoce ont bien souvent été les seules informations filtrant de la profession.

Il est vrai que ces dernières années ont été néfastes à des entre- prises dont la raison d'être est de réaliser l'adéquation, dans l'espace et dans le temps, entre les producteurs de produits de base et les utilisa- teurs de ces matières. L'énumération des causes essentielles de la ré-

duction du rôle du négoce permet de mieux mesurer les obstacles qu'a dû affronter la profession.

En premier lieu, les techniques et moyens d'information indis- pensables au négociant pour maîtriser ses multiples risques — défaut du fournisseur, qualité de la marchandise, risque d'évolution des cours des marchandises, risque de change, défaillance du client — ja- dis l'apanage d'un petit nombre, sont depuis quelques années acces- sibles à tous les utilisateurs qui peuvent ainsi largement s'affranchir du recours au négoce. Cette évolution a d'ailleurs été favorisée par des mouvements de concentration sans précédent qui ont donné aux utili- sateurs de la plupart des produits de base un poids suffisant pour

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accéder directement aux origines sans intermédiaire et de peser plus que ne pouvait le faire le négoce sur les conditions de la négociation.

Second phénomène important, l'uniformisation des produits de grande consommation qui a rendu moins nécessaire le recours à un professionnel dont le métier repose sur la parfaite connaissance des spécificités techniques des différentes origines et variétés. Cette ten- dance a en outre été amplifiée par l'irruption sur les marchés des ma- tières premières d'intervenants financiers rompus au maniement des chiffres et aux techniques d'arbitrage mais peu enclins à s'attacher aux caractéristiques des produits.

Enfin, la régression du nombre des pays solvables a fait perdre au négoce certains de ses clients, d'autant que les banques répugnent dé- sormais à prendre des risques sur les pays difficiles et que l'aide inter- nationale dont le vecteur était souvent le négoce s'est fortement res- treinte.

Dans ce contexte, les propos de Michel Goldschmidt prennent un sens tout particulier puisque, s'il nous livre toute la science de son mé- tier dans un ouvrage qui n'a pas vocation à être de pure technique, il met avant tout l'accent sur les grands moments, l'histoire grande comme petite, et l'environnement d'une profession qui, dans les an- nées d'après-guerre, a joué un rôle majeur dans la restructuration de l'économie mondiale. Sous forme de brefs chapitres traitant chacun d'un thème, Michel Goldschmidt mêle harmonieusement ses souve- nirs, l'action de ses équipes, ses rapports avec les acteurs de la profes- sion et les autres (politiques, fonctionnaires, banquiers) ainsi que les aspects techniques indissociables du métier. En outre, son livre a le grand mérite de décrire d'une plume particulièrement fine les acteurs du négoce, les hommes et sociétés qui sont la grande richesse de ce métier, et qui sont trop souvent oubliés lorsque l'essentiel est consacré à la technique.

Dans son premier chapitre, Michel Goldschmidt retrace, avec trop de discrétion à notre goût, la naissance, la gloire et le déclin de sa so- ciété qui, en 1968, réalisait près de 500 millions de chiffre d'affaires, comptait plus de 250 collaborateurs et se situait parmi les cinq pre- mières maisons de négoce mondiales. La plaquette du groupe publiée en 1967, qui relate ces données, est d'une richesse d'informations et d'un modernisme qui surprennent encore aujourd'hui. Dans ses sou- venirs l'auteur a, par modestie, masqué ses succès et mis l'accent sur ses doutes et ses échecs, mais il a omis d'indiquer que sa société a servi de pépinière au négoce français dans son ensemble et qu'aujourd'hui encore, dans nombre d'entreprises, exercent des hommes qui doivent leur formation à la structure qu'il animait alors.

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Livre d'histoire, d'économie et de géopolitique, également ma- nuel technique fourmillant d'informations inédites, ce recueil des mé- moires d'un humaniste, également l'un des meilleurs experts de la profession, devait être publié. Sans nul doute, tous ceux qui éprouvent quelque intérêt pour un métier méconnu trouveront dans cet ouvrage matière à assouvir leur curiosité. Ainsi que le dit l'auteur dans son chapitre consacré à l'enseignement, il importe de faire comprendre le "sens vrai" du commerce international.

Henri JULLIEN

Ancien responsable du service Négoce international

de la Banque de France

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PRÉFACE

H ors peut-être quelques anecdotes et une chronologie ad usum delphini pour qu'il connaisse l'histoire de son arrière grand-père,

de son grand-père, de son père, jamais je n'aurais songé à écrire des mémoires sur ma vie professionnelle.

Les contacts entretenus depuis plus de quinze ans entre les pro- fessionnels, dont je suis, et les professeurs de faculté de sciences éco- nomiques ont créé des liens d'amitié et de confiance réciproque. Ces rapports — bien évidemment complémentaires si on y réfléchit — ont permis, dans le domaine agro-alimentaire, de réunir la théorie et la pratique et de tenter des expériences sur le terrain.

Il devenait donc plausible que l'un d'entre ces professeurs, proche d'un éditeur d'ouvrages économiques où il dirige une collection me demandât si je ne voulais pas écrire mes mémoires.

J'ai hésité avant de répondre car je n'envisageais, en aucun cas de raconter ma vie, même professionnelle. Pudeur ou discrétion, scepti- cisme ou sens de l'inutile, je ne sais, et puis j'ai pensé que l'action pré- valait toujours sur la paresse et j'ai dit "oui".

J'ai donc reconstitué de mémoire les événements qui me sem- blaient typiques d'une vie de négociant, en France, après la fin de la guerre de 1940/1945, en partant de souvenirs personnels datant de 1934 et de ce que me racontaient mon père ou mes collègues de bureau plus âgés, de la période d'entre les deux guerres, et, même en partie, de l'avant 1914.

Mais l'ensemble de ces récits ne constitue pas un livre sous une forme acceptable par un éditeur. Il faut un fil conducteur.

Je me propose donc de raconter l'histoire de la société créée par mon grand-père avant la guerre de 1870, continuée par mon père et mon oncle entre les deux dernières guerres, développée par mes asso- ciés et moi-même après 1945. Chemin faisant je pourrai évoquer certains thèmes qui me semblent importants, raconter des anecdotes typiques, marquer l'évolution du commerce inhérente aux époques traversées et aux transformations de la société.

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Que l'on ne s'étonne pas du manque éventuel de rigueur de ma chronologie, des retours en arrière, des passages flous quand je n'ai pas de souvenir, ou pas d'élément d'appréciation, sur tel ou tel phé- nomène ou bien parce que ce qui fut vrai pour certaines matières agri- coles ne le fut pas — ou pas à la même période — pour des matières premières industrielles ou pour des produits finis.

Je n'ai rien cherché à cacher. Si le lecteur trouve qu'il existe des omissions, qu'il soit persuadé qu'elles ne sont pas voulues. J'estime avoir eu la chance de vivre ce métier de négociant — passionnant en soi — à une époque où — sans qu'une déontologie écrite existât — la rectitude des comportements était une obligation, où la parole donnée valait plus qu'un écrit, ou les rapports entre collègues — quoique concurrentiels — étaient généralement empreints de cordialité, époque, enfin, qui allait de pair avec cette "douceur de vivre" qui n'est malheureusement qu'un souvenir lointain dans la mémoire des anciens.

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I

CE QUE JE SAIS DU NÉGOCE

LE MÉTIER DE NÉGOCIANT EN CÉRÉALES

J

e vais tenter d'expliquer pour une bonne compréhension de certains aspects techniques ce que sont un "négociant", un "marché", et quels sont les mécanismes nécessaires à la bonne

marche d'une entreprise.

Je conçois qu'ayant pratiqué ce métier toute ma vie, il puisse me sembler que c'est chose facile à saisir, à la portée de tous et connue de tous, mais je m'aperçois que c'est une erreur et qu'il me faut expliciter ce que tout cela représente et définir ce métier particulier. Je ne suis pas sûr d'être parvenu à écrire un texte suffisamment clair pour des non-initiés.

Je crois qu'il y a peu d'écrits pragmatiques sur les sociétés com- merciales et leur façon d'agir car — en dehors de la technique pure dont il est parlé dans les cours d'économie, ou dans les livres scolaires ou professionnels spécialisés — tout le reste est abstrait, difficilement cernable et, parfois, parfaitement surréaliste.

Le commerce in ternat ional

Le commerce ce n'est pas l'art de s'interposer entre celui qui pro- duit et celui qui consomme et, à cette occasion, de percevoir un profit. Ce n'est pas, non plus, la spéculation qui consiste à s'approprier une marchandise, à créer une fausse pénurie qui fait hausser le prix.

Le commerce c'est l'activité grâce à laquelle le consommateur se voit commodément offrir la marchandise qu'il désire acquérir et qui a été produite par d'autres, sur d'autres points du globe.

Entre la multiplicité des qualités, des formes, des couleurs, des prix, le commerçant doit choisir le produit qui plaît au consommateur.

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Il doit savoir le faire fabriquer, savoir le faire acheminer. Le commer- çant assume donc un service qui est d'études, de décisions, de coordi- nation.

Le commerce peut évidemment prendre un caractère spéculatif si son auteur anticipe sur l'expression de l'offre ou de la demande en "prenant position" — à l'achat ou à la vente — sur une marchandise. Dans la plupart des cas cette anticipation n'a pas pour objet principal la réalisation d'un profit "spéculatif" mais plutôt la constitution d'un stock-outil nécessaire à son activité. la preuve en est que, dès qu'il a pris position, le commerçant cherche à arbitrer le prix par une opéra- tion de sens contraire effectuée sur un marché à terme. Par cette façon d'opérer le commerce contribue à la stabilité des cours dans le temps et même dans l'espace. C'est encore là une forme de service.

Ce service a évidemment un caractère plus intellectuel que maté- riel, en ce sens que l'investissement qu'il nécessite ne présente pas les signes extérieurs qui le rendent tangible au moins averti. Il est un ser- vice que seule une technique variée, dynamique, permet d'assurer avec un maximum d'efficacité. A une époque où la facilité des com- munications et celle, relative, des transports, la convertibilité des de- vises, la libéralisation des importations, créent une osmose perma- nente entre les marchés, le commerce prend une dimension internatio- nale. Il nécessite une connaissance approfondie des règles, des droits, des usages, d'une terminologie commerciale dont l'interprétation ne relève pas toujours du simple bon sens ou du raisonnement cartésien, mais d'habitudes locales et de mentalités particulières à chaque peuple, connaissance aussi des besoins et ressources, des moyens fer- roviaires et portuaires, de la solvabilité et de l'efficacité des possibles contreparties.

Cette technique commerciale suppose un personnel qualifié, un matériel de transmissions moderne qui permette de connaître aussi rapidement qu'il est possible, tout événement et tout contrat capables d'influencer l'équilibre de l'offre et de la demande.

La révision des données est donc constante. Elle exige une analyse sans cesse renouvelée du problème et de ses solutions. La technique commerciale est donc une technique dynamique.

Elle est aussi une technique humaine puisque, pour une part im- portante, son succès repose sur une collaboration étroite entre des hommes de pays, de continents, de civilisation différents qui doivent convenir d'un langage commun qui rende compréhensifs pour tous, les engagements que, réciproquement, ils prennent. La somme d'informations provient, en effet, d'un réseau de correspondants à la fois fournisseurs et clients, de la justesse d'appréciation et de la rapidité d'informations, desquels dépend parfois le sort d'une

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opération ou d'une campagne. Pour une matière première agricole sujette à une récolte, c'est le temps qui court depuis le début de la récolte jusqu'au commencement de la suivante. La campagne céréalière débute par exemple le 1 juillet en Europe occidentale.

L'efficacité du commerçant est donc fonction de sa capacité à voir et à entendre, de son art à classer, interpréter, retenir une multitude de renseignements collectés aux quatre coins du monde, de la faculté qu'il conserve de modifier son comportement et ses structures avec la conjoncture. Or, cette conjoncture n'est plus, de nos jours, une conjoncture naturelle. Les interventions gouvernementales, sous la forme d'accords commerciaux, de contingentements, de subventions, de crédits, faussent — sous prétexte de corriger — le jeu des lois natu- relles de la production et du commerce. A sa compétence géogra- phique ou technique, le commerçant doit ajouter sa connaissance des problèmes administratifs, des réactions ou des humeurs des agents de l'administration.

Pour suivre cette conjoncture, le commerçant doit conserver une souplesse et une liberté d'esprit incompatibles avec de lourds investis- sements industriels. C'est pourquoi les producteurs hésitent souvent à créer leur propre service commercial — dont la fonction ne peut être niée — et préfèrent, pour résoudre leurs problèmes commerciaux, mandater des sociétés indépendantes.

On a dit du commerçant qu'il n'était qu'un "intermédiaire", c'est- à-dire qu'il n'ajoutait pas, par son activité, au revenu national. Si un commerçant ne produit pas, en effet, de biens à consommer, par son action il économise le temps, la fatigue et les moyens que chaque indi- vidu devrait normalement consacrer pour s'approvisionner à la source. Economiser de telles richesses c'est encore créer de la richesse et justifier commission, courtage ou bénéfice. Ces bénéfices du négoce sont, pour un pays, loin d'être négligeables.

Le commerçant assume un service d'études, de décision, de coor- dination, affrète, assure, couvre le change, finance, préfinance, vend à crédit, fait les démarches administratives à la sortie comme à l'entrée.

C'est le commerce plus que les mines qui a fait la fortune de l'Angleterre ; c'est le commerce qui a permis à la Hollande de jouer un rôle mondial et d'amasser des richesses qui ont permis, par la suite, son nouvel essor industriel et agricole.

C'est enfin le commerce qui, dans les relations internationales et sans soulever de problèmes d'interdépendance politique, sans heurter les susceptibilités de toutes sortes, permet, par une présence perma- nente, d'exercer une influence constante. Les conflits qu'il peut susciter sont des conflits matériels, donc mineurs. Le commerce subsiste mal- gré les frontières, les idéologies, l'absence même de relations offi-

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cielles. Il maintient, sinon entre les états, du moins entre les hommes, des liens irremplaçables.

Plus qu'un intermédiaire, le commerçant est donc un trait d'union et loin d'être un parasite, il est par les services qu'il rend une source certaine de richesse.

Le métier de négociant tel que je vais le définir est le métier de "papa". Tout a changé aujourd'hui avec l'informatique, les "salles de trade", les écrans, les arbitrages sur les différents marchés à terme : d'option de change, de taux d'intérêt, du frêt, etc.

Les quantités traitées sont 10, 100, 1000 fois plus importantes que celles contractées il y a trente ans et le nombre d'exportateurs, d'im- portateurs, de distributeurs, de transformateurs est en proportion in- verse. Ils sont au moins cent fois moindres et tendent à se raréfier tous les jours.

Les responsabilités, les risques, le financement, l'affrètement, l'arbitrage, les risques, n'ont plus aucun rapport avec ce qu'ils repré- sentaient il y a trois décennies.

La qualité des hommes qui traitent se doit donc d'être autre, il ne s'agit plus de "sentir" un marché, de "prendre des positions" sans s'ar- bitrer, de financer avec ses propres fonds, d'avoir des clients fidèles à l'achat comme à la vente et de faire un métier dont les techniques n'évoluent pas.

Bien au contraire, il est exigé maintenant des "traders", c'est-à-dire des "opérateurs", des "commerçants", une connaissance approfondie de toutes les techniques d'arbitrage sur les marchés décrits plus haut, marchés qui se trouvent dans des pays différents et souvent dans plu- sieurs pays à la fois, ce qui permet — vu les décalages horaires — de s'arbitrer 24 heures sur 24, en commençant pour un européen par les marchés asiatiques pour finir sur les marchés de la côte ouest des Etats-Unis.

L'informatique, la programmation, les techniques, les calculs mathématiques doivent être parfaitement connus et digérés. Il faut dire que l'informatique et l'ordinateur sont maintenant connus dès l'enfance.

Mais, puisque je raconte mes souvenirs et que ceux-ci se sont pas- sés de 1934 à 1980, ce sont les habitudes de cette époque que je dois décrire, et présenter le métier de négociant en céréales tel qu'il était alors.

Avant la révolution de 1917, le marché russe des céréales tout au moins à l'exportation, était exercé par des négociants : — j'ignore tout de ce qu'était le marché intérieur mais on peut l'imaginer dirigé et commercialisé par ces mêmes négociants — les chargements partaient

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de la mer Noire ou de la Baltique suivant les produits. La plupart des négociants étaient russes, souvent juifs.

Mais l'importance des tonnages a poussé des sociétés de l'Europe de l'ouest à s'installer en Russie. Ce fut le cas de Louis Dreyfus en par- ticulier, première société française de commerce international de cé- réales à cette époque et peut être même première société mondiale.

Les exportateurs avaient dans chaque pays importateur, un agent qui les représentait et qui vendait pour leur compte aux utilisateurs locaux.

En 1917, après la révolution, arrêt brutal des exportations par suite de problèmes internes, nationalisation des moyens de produc- tion, création de kolkozes — vraisemblablement prix des céréales fixé arbitrairement — et réquisitions — suppression des négociants — création pour le commerce extérieur de centrales spécialisées, — pour le blé "Export Kleb" — qui ont le monopole des importations, des ex- portations et du commerce international.

Ces restrictions s'étendent rapidement aux trois pays baltes an- nexés.

La plupart des négociants à l'exportation quittent le pays — sur- tout les juifs — et on les retrouve en Europe et en Amérique où ils forment la base des cadres des sociétés de céréales.

Les importations — toujours nécessaires en Europe de l'ouest — se portèrent vers d'autres origines comme je l'explique dans le chapitre de L'Histoire de J.A. Goldschmidt : Etats-Unis, Australie, Argentine.

En dehors du Canada qui créa après la fin de la guerre 1914-1918 le "farmboard" qui eut le monopole des exportations des céréales, tous les autres pays avaient des prix intérieurs librement débattus. De nombreux exportateurs, souvent par région aux USA, et donc par port d'embarquement, achetaient en FOB à des ramasseurs locaux pour re- vendre en CAF sur l'Europe, se chargeant ainsi de la matérialité de l'exportation.

Dans les pays où les récoltes étaient très importantes par rapport à la consommation intérieure (plus de 50 % par exemple allait à l'exportation) le risque du négociant de l'intérieur était très lié au cours international des céréales. En effet, une très bonne récolte de maïs en Argentine, une dévaluation de la monnaie, faisaient baisser les cours intérieurs — calculés en devises —, donc les prix à l'exportation, donc le cours international. L'exportateur américain, par exemple, qui avait des stocks destinés à l'exportation subissait une perte sur la totalité de ce stock.

1. Kleb veut dire blé en russe.

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A u s s i , p o u r la f o r m a t i o n d u " m a r c h é , c ' e s t - à - d i r e l a v a l e u r a u

c o m p t a n t , l e s p r é v i s i o n s s u r l e s p r i x d e s l i v r a i s o n s r a p p r o c h é e s o u

é l o i g n é e s , s o n t - e l l e s t r è s i m p o r t a n t e s ?

L a c r é a t i o n d ' u n " m a r c h é " e s t d i f f i c i l e à e x p l i q u e r c a r f a i t d ' é l é -

m e n t s d i v e r s f l u c t u a n t s e t p a r f o i s i n a t t e n d u s . C ' e s t é v i d e m m e n t l a loi

d e l ' o f f r e e t d e la d e m a n d e q u i j o u e p r i n c i p a l e m e n t m a i s s ' y a j o u t e n t d e n o m b r e u s e s i n c o n n u e s :

— l ' é t a t e t l ' i m p o r t a n c e d e la r é c o l t e a u s s i b i e n d a n s l e s p a y s

i m p o r t a t e u r s q u ' e x p o r t a t e u r s , a g i s s a n t s u r l e s q u a n t i t é s à e x -

p o r t e r e t à i m p o r t e r ;

— le n i v e a u d e v ie , s 'il b a i s s e o u h a u s s e , l a c o n s o m m a t i o n e n s u -

b i r a l e s c o n s é q u e n c e s ;

— la v a l e u r d e s d i f f é r e n t e s m o n n a i e s q u i f l u c t u e n t ;

— le p r i x d u f rê t , c ' e s t - à - d i r e d u t r a n s p o r t e n t r e les p a y s e x p o r -

t a t e u r s e t l e s p a y s i m p o r t a t e u r s , t r a n s p o r t l e p l u s g é n é r a l e -

m e n t m a r i t i m e q u i p e u t v a r i e r d u s i m p l e a u d o u b l e — le f r ê t

r e p r é s e n t a i t à c e t t e é p o q u e e n v i r o n 10 % d e la v a l e u r d e la m a r c h a n d i s e — ; o n e n v o i t d o n c l ' i n c i d e n c e d a n s d e s m é t i e r s

o ù l e s m a r g e s b r u t e s d e 1 % p o u r u n n é g o c i a n t s o n t d e s

m a r g e s i m p o r t a n t e s !

— le p r i x d e s a s s u r a n c e s , e n p a r t i e f o n c t i o n d e la t e n d a n c e d e la

p o l i t i q u e i n t e r n a t i o n a l e d a n s les p a y s c o n c e r n é s ;

— le c l i m a t p o l i t i q u e : l es b r u i t s d e g u e r r e , u n e r é v o l u t i o n ( q u e

l ' o n s e s o u v i e n n e d e la h a u s s e v e r t i g i n e u s e d e s m a t i è r e s

p r e m i è r e s a u m o m e n t d e la g u e r r e d e C o r é e d a n s les a n n é e s

1950) u n e g r è v e ( a u Ch i l i l es m i n e u r s d e c u i v r e ) ;

— les a c c o r d s i n t e r n a t i o n a u x s u r l e s m a t i è r e s p r e m i è r e s , b i e n

s o u v e n t n o n r e s p e c t é s ;

— l e s a f f a i r e s d e t r o c o u d e c o m p e n s a t i o n f a u s s a n t l e s c o u r s ;

— l e s q u e s t i o n s c l i m a t o l o g i q u e s : s é c h e r e s s e a u x E t a t s - U n i s ,

n u é e s d e s a u t e r e l l e s a u M a g h r e b , v e n t v i o l e n t e n S i b é r i e q u i

é r o d e le so l e t a b î m e u n e r éco l t e , i n o n d a t i o n e n C h i n e , g e l é e

a u Brés i l — m o r t e l l e p o u r les c a f é i e r s — etc. ;

D ' a i l l e u r s a v a n t m ê m e l e s s a t e l l i t e s e s p i o n s , c e r t a i n s n é g o -

c i a n t s i n t e r n a t i o n a u x é t a i e n t a b o n n é s à t o u s les o r g a n i s m e s

d e p r é v i s i o n d u t e m p s d a n s t o u s l e s p a y s a f i n d e p r é v o i r —

le m i e u x p o s s i b l e — l e s f u t u r e s r é c o l t e s e n q u a n t i t é e t e n

q u a l i t é ;

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— la spéculation qui, parfois, déjoue temporairement la loi de l'offre et de la demande — l'affaire du sucre en 1974 (cette matière première monta de 800 % en six mois pour redes- cendre d'à peu près autant les six mois suivants), en est un exemple comme l'est également la hausse fictive du café en 1978 (accords de Bogota), etc. ;

— les problèmes d'Etat : embargo sur les exportations (céréales des USA sur l'URSS en 1973) avec fermeture exceptionnelle des marchés à terme, embargo sur les exportations de tour- teaux de sojas aux Etats-Unis en 1972, prohibition d'exporter officielle sur une matière première (sucre polonais en 1975) ;

— les cours de "compensation" appliqués lors de la fermeture officielle des marchés à terme ;

— la déconfiture financière d'un négociant international impor- tant qui, suivant ses positions de contrats, peut amener baisse ou hausse inattendue.

Toutes ces inconnues ne sont pas exhaustives.

Vous pouvez donc tenter d'imaginer le casse-tête du négociant qui doit assumer tous ces risques pour dégager — dans les matières premières agricoles sur le marché international — une marge brute dépassant rarement 1 % de la valeur CAF.

Le marché est donc le sentiment qu'ont les principaux agents économiques de la filière céréales, ou autres, sur la valeur de la mar- chandise, un jour donné sur une livraison donnée ; c'est cette valeur que représente le marché à terme de marchandises qui cote le prix au comptant pour les douze mois à venir.

Dans les années 1950 comme dans les décennies précédentes, le flair, la connaissance de ce qu'allait faire le marché, l'analyse pragma- tique des différentes données connues ou inconnues étaient l'apanage du négociant et de ses collaborateurs. Il devait connaître — s'il était exportateur — les surplus exportables de la récolte nationale et les surplus exportables des autres pays exportateurs. Ses agents dans les pays importateurs le renseignaient sur les besoins potentiels et sur les prix offerts par la concurrence. S'il était importateur, sa connaissance des besoins de sa clientèle était primordiale et il achetait au pays ex- portateur le meilleur marché. Un équilibre des prix internationaux s'établissait toujours et ceux-ci ne bougeaient que si des éléments nou- veaux intervenaient, mouvements auxquels il devait être à l'affût à tout moment.

Il ne faut pas oublier qu'alors les concentrations n'existaient pas, pas plus que les multinationales. Il y avait un grand nombre d'exporta- teurs par pays ; il y avait au moins généralement plusieurs négociants spécialisés, par port, à l'importation. En France : Marseille, Bordeaux,

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Nantes, le Havre, Dunkerque, Anvers, possédaient chacun un tissu commercial important de négociants importateurs. Leur réseau était composé de grossistes par région eux-mêmes possédant une filière de demi-grossistes et détaillants par ville et par village.

Les quantités traitées en céréales en CAF étaient généralement de 50 à 100 tonnes, rarement plus. L'arrivée des bateaux, tous des "liners", portant des marchandises chargées par un grand nombre d'exporta- teurs, à destination — sur un port donné — de plusieurs importateurs, était prévue à l'avance et la vente et la répartition intérieure étaient généralement réalisées avant l'accostage du bateau.

Le risque de variation de prix n'était pas — pour un bateau donné — extrêmement important, et les marges de l'importateur distributeur étaient raisonnables ; le grossiste et le demi-grossiste devaient se par- tager 20 à 30 % de marge et le grainetier local, destinataire d'un sac de 100 kilos, détaillait sa marchandise kilo par kilo avec une marge sub- stantielle.

Je me souviens parfaitement que dans les années 1945 à 1955, je faisais, par exemple, l'analyse a priori du marché d'exportation des orges ou des maïs d'Afrique du Nord, et que mes prévisions intéres- saient particulièrement les exportateurs d'Afrique du Nord qui ramas- saient les marchandises chez les indigènes de l'intérieur à un prix li- brement fixé, par petites quantités, pour les regrouper, parfois les cali- brer et les ensacher dans leurs entrepôts des principaux ports d'em- barquement en attendant l'arrivée des bateaux de lignes régulières dont les passages étaient connus à l'avance. Une bonne récolte, une forte demande, une vive concurrence des autres pays exportateurs modifiaient immédiatement le prix d'achat intérieur aux producteurs.

Puis les choses changèrent dans les années 1950. Les centrales d'achats se développèrent et se concentrèrent, les coopératives d'achats et d'approvisionnements obtinrent des coopératives et de leurs unions nationales adhérentes, le monopole des achats, aussi bien des céréales secondaires pour l'alimentation du bétail que des tourteaux, de la fa- rine de poissons pour le même usage. En même temps ces centrales ou ces coopératives d'achats s'approvisionnaient en semences, en engrais, en vêtements de travail, en outils de travail, pouvant aller jusqu'au tracteur (voir le chapitre Interagra dont le principal actionnaire l'UCASO, l'Union des Coopératives Agricoles du Sud-Ouest, avait la représentation du tracteur tchèque Zetor dont les premières importa- tions avaient en 1946/47 été payées en troc par des livraisons de pommes de terre, dont cette année là la France était excédentaire).

Ce mouvement de concentration, bien connu de tous, était valable dans tous les métiers et se répercutait rapidement au stade industriel ; par exemple en café, de 3 000 torréfactions on tomba à 300.

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La meunerie industrielle — en rachetant le "contingent" d'écra- sement des petits moulins locaux — augmentait leur propre taux d'écrasement, donc diminuait leurs frais fixes ; mais ces moulins lo- caux disparaissaient en tant que tels, même si les bâtiments subsis- taient, sans que leurs cylindres écrasent quoi que ce soit.

Ce fut la disparition des négociants portuaires traditionnels, des grossistes, des demi-grossistes. Tout ce réseau commercial avec ses sous-traitants, aconiers, transitaires, assureurs, transporteurs, cour- tiers, représentants, se réduisit comme une peau de chagrin.

En même temps, venait l'indépendance des anciennes colonies. La création de nouveaux Etats fut presque toujours accompagnée de mesures économiques socialistes : monopole des exportations, en tout cas, même si une partie des importations restait libre. Fleurirent alors les "caisses de stabilisation" de café, cacao, oléagineux et, bien souvent, des monopoles d'importations de céréales, du riz, du sucre, du thé. Là aussi les négociants importateurs ou exportateurs disparurent, et, là où il y avait cent vendeurs de petites quantités, apparu un seul ven- deur de la totalité de la récolte, ou à l'importation un seul acheteur.

En outre, les progrès culturaux, les engrais, le génie génétique des semences augmentèrent les productions et la productivité. Il est vrai que la population mondiale augmentant, le standard de vie s'épa- nouissant, la consommation suivait en partie les progrès de la produc- tion, mais insuffisamment. D'une façon générale dans les années 1960 — et surtout 1970 — l'on passa d'une période de pénurie assez facile à gérer (la possibilité de faire de nouveaux trous dans une ceinture existe toujours) à une période de surproduction, dont l'expérience dé- montre qu'elle est impossible à gérer objectivement sans que le pro- ducteur — ou le pays producteur qui soutient ses nationaux — n'en pâtisse financièrement parlant (problèmes nord/sud, déséquilibre de la balance du terme des échanges au détriment des matières premières du sud, conte les produits industriels ou les produits fabriqués du nord).

Ce fut l 'épanouissement — avec le développement du libre échange, la suppression des accords bilatéraux, en même temps que la création de la Communauté Economique Européenne et sa politique agricole commune — des multinationales et la naissance de quelques sociétés de commerce internationales, souvent polyvalentes, avec fi- liales à l'étranger. Apparurent alors des échanges d'un tonnage jamais envisagé auparavant qu'elles surent assumer, l'appui des banques leur permettant de prendre les risques financiers en résultant. Leur capa- cité d'innover et de s'industrialiser permit à ces sociétés d'affermir leur fondement.

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Par ailleurs, le tonnage des bateaux augmentait dans des propor- tions insensées : des "Liberty Ship" de 12 000 tonnes, on en vint aux minéraliers de port en lourd de 30 à 50 000 tonnes, aux bateaux céréa- liers du même tonnage. Les pétroliers de 30 000 tonnes en vrac devin- rent 300 000 tonnes.

Plus question en général, pour les matières premières, de lignes régulières portant quelques centaines de tonnes par négociant, mais bien de bateaux entiers de plusieurs dizaines de milliers de tonnes, affrétés par un seul exportateur pour un seul importateur et nous avons bouclé la boucle et sommes arrivés à la description du négociant donné au début de ce chapitre.

Je voudrais maintenant décortiquer ce qu'est le métier d'exporta- teur de céréales en France dans le cadre de la PAC (Politique Agricole Commune).

Dans le chapitre sur l'ONIC, on lira l'historique de cet organisme para-public auquel la loi de 1936 a accordé le monopole de la com- mercialisation depuis le ramassage chez le producteur jusqu'à la livraison en usine (semoulerie, moulin, brasserie, malterie, etc.) en pas- sant par le monopole de l'importation et celui de l'exportation (cela jusqu'à la création du Marché commun, au début des années 1960).

Bien entendu, l'ONIC a délégué une partie de ses pouvoirs. Pour la commercialisation en culture, le seul ramasseur/acheteur ne peut être que l'OS (Organisme Stockeur).

Ce dernier peut être coopératif (dans la grande majorité des cas) ou négociant. Il achète au prix de la taxe ou depuis qu'une certaine li- béralisation, accompagnant l'abondance, a prévalu, dans une four- chette autour de ce prix taxé suivant l'état du "marché". Fourchette, qui généralement était de 7 %, entre le prix plancher (le prix le plus bas) et le prix plafond (le prix le plus haut). Depuis la modification de la PAC, dans les années 1980, elle a eu tendance à s'amplifier.

Le prix plancher existe dans la mesure où est fixé un "prix d'in- tervention", prix auquel l'Etat doit absorber les stocks qui lui sont pré- sentés. le prix plafond ressort des possibilités d'importation de blé étranger au cours international (pratiquement toujours inférieur au cours fixé dans la CEE et qui est uniforme parmi ses membres) aug- menté d'un "prélèvement" pour le ramener légèrement au-dessus du prix intérieur fixé.

Pour l'importation de blé ou de maïs, au temps où subsistaient des restrictions, c'est-à-dire dans la décennie qui a suivi la fin de la guerre, l'ONIC faisait des adjudications pour une qualité et une quan- tité données, pour un embarquement précisé et achetait en CAF aux négociants et agents qui soumissionnaient avec une caution impor-

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tante de bonne exécution à l'appui, se réservant la répartition, soit di- rectement, soit par l'intermédiaire de syndicats d'aliments du bétail, par exemple.

Aujourd'hui, et depuis les années 1960, dans le cadre de la CEE, les importations sont libres laissant l'importateur souscrire des "prélè- vements" assortis de cautions.

Pour l'exportation, jusqu'à la CEE et la mise en vigueur de la PAC, c'est-à-dire jusqu'au début des années 1960, il existait également des adjudications de l'ONIC mettant en vente au départ d'OS dési- gnés, des quantités de blé ou d'orge au prix intérieur — les exportateur soumissionnaient les lots prescrits et l'adjudicataire était celui qui avait demandé la plus petite "restitution", c'est-à-dire la prime nécessaire pour couvrir la différence entre le prix intérieur et le prix international.

Après les années 1960 et la mise en vigueur de la PAC, l'ONIC ne faisait plus que transmettre les demandes de "restitution" des exporta- teurs à la Commission spécialisée de Bruxelles, l'achat des céréales à l'intérieur était libre et non plus sur des lots préfixés et par adjudica- tion, mais au prix du marché de la CEE. Bien entendu, la "restitution demandée" variait suivant les modifications du cours international et

également le pays de destination. En effet, une exportation sur la Chine nécessitait une "restitution", c'est-à-dire une subvention, supé- rieure à celle accordée à une exportation sur le Maghreb, par suite de la différence de frêt pour transporter la marchandise au pays de desti- nation.

L'exportateur avait donc la nécessité de suivre deux marchés, le marché international et la demande des utilisateurs étrangers, en même temps que le marché intérieur et ses variations de prix dans la fourchette décrite plus haut.

La tâche était ardue, la concurrence grande entre exportateurs et entre les exportateurs et les unions nationales de coopératives, d'autant plus que ces dernières avaient des avantages exhorbitants :

— financement plus économique par la Caisse de Crédit Agricole ;

— le choix de la qualité de céréales par les organismes stockeurs qui étaient leurs adhérents, en conséquence un prix plus attrayant, ce dernier étant proportionnel au poids spécifique de la céréale concernée et le choix se portant sur une moyenne de poids spécifique moins élevée que la moyenne proposée aux exportateurs non coopérateurs ;

— pas d'impôt sur les BIC (Bénéfice Industriel et Commercial).

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L'organisation d'une SCI (Société de Commerce International) devait donc être particulièrement bien réglée pour :

— bien acheter à l'intérieur,

— fixer la restitution au meilleur moment, — affrèter dans les meilleures conditions,

— trouver les modalités de paiement le plus économique et le financement bancaire le moins cher,

— arbitrer intelligemment la monnaie dans laquelle était contracté le prix CAF (souvent en $) contre le franc français qui permettait l'achat,

— soigner au mieux les assurances, le coût des "frais d'ap- proche", c'est-à-dire les honoraires des agréeurs de la mar- chandise au départ, du transport de l'intérieur à FOB, du lo- gement en silo, du chargement sur les bateaux, les frais d'aconiers, de transitaires, de peseurs, jurés, etc.,

— s'assurer, si nécessaire, de la possibilité de couverture par la COFACE pour des ventes à crédit,

— éventuellement opérer sur les marchés à terme pour arbitrer les positions, tant à l'achat qu'à la vente.

Les qualités humaines et intellectuelles requises pour les "traders à la vente" et les "traders à l'achat" n'étaient pas du tout les mêmes ; les premiers étaient des internationaux voyageant beaucoup, connaissant les langues, ayant le sens du "marché international", les seconds par- courant l'intérieur du pays, se liant d'amitié avec les directeurs de co- opératives productrices et des organismes stockeurs, plus près du paysan et du cultivateur dont ils devaient avoir la mentalité. Ils de- vaient également bien connaître les courtiers parisiens et régionaux, qui souvent servaient d'intermédiaires obligés dans ces transactions, et, ni les courtiers, ni les vendeurs n'étaient les mêmes lorsqu'il s'agis- sait de blé ou bien d'orge ou de maïs. Une société bien organisée de- vait, en outre, avoir des représentants à Bruxelles pour "prendre le pouls" de la Commission, essayer de savoir jusqu'à quelle limite iraient les restitutions, les quantités qui seraient accordées, les primes de frêt tolérées pour telle ou telle destination. Elle devait aussi bien connaître les autres marchés exportateurs, ce qui se passait au Canada, en Argentine, en Australie et, bien sûr aux Etats-Unis, et avoir des spé- cialistes capables d'arbitrer les positions de la société sur les marchés à terme.

1. COFACE : Compagnie Française d'Assurance Crédit, organisme officiel garantissant lors d'une vente à crédit à un organisme d'Etat 90 % du paiement si l'échéance n'était pas respectée, en particulier pour un risque politique.

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Les sociétés multinationales avaient l'organisation nécessaire. Une société comme la nôtre se devait donc d'être particulièrement bien renseignée et la souplesse de son organisation et la rapidité du centre de décision étaient des atouts certains ; c'est à cause de la complexité de ces opérations de céréales en France, à l'achat comme à la vente, que nous eûmes pendant plusieurs années un accord avec Tradax, fi- liale de Cargill, la plus importante des multinationales de céréales, sous forme de "compte social" sur ces opérations, en même temps que nous avions des accords partiels avec des négociants de l'intérieur, tel Vandroy Jaspar dans le nord, Four à Nantes, de Boussac à Bordeaux, sociétés qui disparurent à la fin des années 1960 devant les difficultés des affaires, les risques encourus, la modicité des éventuels bénéfices.

Comme dans toute société notre organisation ne fut pas statique ; les hommes et les méthodes changèrent à mesure de l'évolution générale, mais les décisions furent toujours celles d'une petite équipe de direction présidée par le PDG et qui s'appuyait avec confiance sur les calculs des "traders", tant de l'intérieur que sur l'international, sur la direction de l'exécution qui entrait en jeu une fois les affaires traitées, sur le service du frêt et sur le service financier.

Je ne pense que l'on puisse entrer dans davantage de détails, le côté technique de l'exposé ci-dessus me semblant suffisamment déve- loppé pour un lecteur non spécialiste.

Pendant plusieurs années, nous fûmes l'une des plus importantes sociétés exportatrices de céréales au départ de la France.

Par contre, nous ne nous occupions pas du marché strictement intérieur, c'est-à-dire la vente aux meuniers, aux semouliers, aux bras- seurs, aux fabricants d'aliments du bétail, de même que nous n'expor- tions pas de céréales françaises — à partir de l'entrée en vigueur du Marché commun — sur les autres membres de la CEE qui avaient longtemps, jsqu'en 1960, été nos clients habituels en Hollande, Allemagne, Angleterre, Danemark, Italie ; nous laissions ce type d'affaires aux négociants de l'intérieur et aux coopératives, sans vouloir nous y immiscer, ce créneau représentant vraiment un métier différent pour lequel, en général, les SCI ne se sentent pas adaptées, l'Europe des six — du fait de l'unicité de prix de la plupart des produits agricoles — étant devenue un marché intérieur.

Une simple remarque — pour les spécialistes — le marché inté- rieur ne tarda pas à se compliquer très sérieusement à la création des "montants compensatoires" (positifs ou négatifs) qui survint lors des premiers remaniements monétaires d'une des monnaies de l'un des six pays, par rapport aux cinq autres.

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1974 "L'affaire du sucre" met en péril le marché à terme de Paris et casse les marchés parisiens.

1981 Michel Goldschmidt prend sa retraite en tant que PDG. Il a 67 ans.

1982 Michel Goldschmidt devient conseiller du PDG de

Francexpa, importante société de négoce international en produits laitiers dont la minorité de blocage est détenue par la société Louis Dreyfus et C de Paris.

1982/1985 En même temps il devient conseiller du PDG de la SCOA (Société Commerciale de l'Ouest Africain), importante société du type "colonial", pour les affaires interna- tionales.

1988/1990 Michel Goldschmidt, retiré des affaires, continue à donner des cours de commerce international dans les universités

françaises étrangères.

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