plan de thèse

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ACADÉMIE D’AIX-MARSEILLE UNIVERSITÉ D’AVIGNON ET DES PAYS DE VAUCLUSE THÈSE SPÉCIALITÉ : Sciences de l’information et de la communication LE 7 E ART AUX REGARDS DE L’ENFANCE : LES MÉDIATIONS DANS LES DISPOSITIFS D’ÉDUCATION À L’IMAGE CINÉMATOGRAPHIQUE par Perrine Boutin Thèse préparée sous la direction de : Yves Jeanneret - Professeur, CELSA / Université Sorbonne-Paris 4 Soutenue le mercredi 1 er décembre 2010 devant un jury composé de : Alain Bergala - Maître de conférences, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 Emmanuel Ethis - Professeur, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse Yves Jeanneret - Professeur, CELSA / Université Sorbonne-Paris 4 Emmanuël Souchier - Professeur, CELSA / Université Sorbonne-Paris 4 Guillaume Soulez - Maître de conférences habilité à diriger les recherches, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3

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  • ACADMIE DAIX-MARSEILLE UNIVERSIT DAVIGNON ET DES PAYS DE VAUCLUSE

    THSE

    SPCIALIT : Sciences de linformation et de la communication

    LE 7E ART AUX REGARDS DE LENFANCE :

    LES MDIATIONS DANS LES DISPOSITIFS DDUCATION

    LIMAGE CINMATOGRAPHIQUE

    par Perrine Boutin

    Thse prpare sous la direction de :

    Yves Jeanneret - Professeur, CELSA / Universit Sorbonne-Paris 4

    Soutenue le mercredi 1er

    dcembre 2010 devant un jury compos de :

    Alain Bergala - Matre de confrences, Universit Sorbonne Nouvelle-Paris 3

    Emmanuel Ethis - Professeur, Universit dAvignon et des Pays de Vaucluse

    Yves Jeanneret - Professeur, CELSA / Universit Sorbonne-Paris 4

    Emmanul Souchier - Professeur, CELSA / Universit Sorbonne-Paris 4

    Guillaume Soulez - Matre de confrences habilit diriger les recherches, Universit

    Sorbonne Nouvelle-Paris 3

  • cole doctorale Culture et Patrimoine

    cole doctorale 483 Sciences Sociales,

    quipe Culture et Communication

    Centre Norbert Elias - UMR 8562

    Mmoire de thse prsent en vue de lobtention du grade de Docteur en Sciences de

    lInformation et de la Communication de lUniversit dAvignon et des Pays de Vaucluse

  • Ahmad

  • 7

    Remerciements

    La liste des rencontres effectues pendant la construction dune thse est trs

    longue. Comme le film dAlain Resnais, Le Chant du Styrne, il faudrait remonter le

    fil de ces six annes - et bien au-del - pour essayer de comprendre qui est du cette

    thse, do elle vient. On finirait sans doute par un mystre , qui ferait lobjet

    dune autre thse Je tiens tout de mme remercier toutes les personnes qui ont

    contribu ce travail quelle quen soit la manire ; travail minemment collectif,

    mme si mon seul nom figure en tte de ce document1.

    Je souhaite exprimer ma trs grande reconnaissance Yves Jeanneret pour la

    finesse de sa maeutique, sa capacit comprendre la recherche de lautre et

    lenthousiasme dont il fait part, sa clairvoyance dceler lessentiel et le mineur, son

    habilit dnouer les fils pour tirer le meilleur... Son amour pour la recherche et sa

    discipline est contagieux et fut dterminant pour la construction de mon objet de

    recherche.

    Je tiens remercier Christine Poncet, Luc vancheri, Jean Davallon, Daniel Jacobi

    et Laurent Fleury qui ont tenu une place importante dans mon parcours intellectuel et

    la confiance que jai essaye dacqurir. Alain Bergala, Emmanul Souchier,

    Emmanuel Ethis et Guillaume Soulez mont fait lhonneur dtre prsents dans le jury

    de soutenance et je les en remercie trs vivement.

    Un grand merci tous ceux qui ont support mes tergiversations, en

    mencourageant de leur affection : merci dabord et avant tout Aude Seurrat - pour

    sa relecture trs patiente, rigoureuse et toujours encourageante mais galement pour le

    travail collaboratif fructueux de nombreux articles2 et communications -, mais aussi

    Lila Belkacem - qui ma offert de partager une fin dcriture des plus agrables

    possibles par un soutien inconditionnel -, Alexandra Garabige - surtout pour les fous-

    rires salvateurs -, et tous les camarades de recherche qui ont dpos sur mon chemin

    1 la manire dun film, nous oublions trop souvent le scnariste, le producteur, les acteurs, les

    inspirateurs et toute lquipe technique pour ne retenir que lauteur Je vais dailleurs sans doute en

    oublier. Quils soient ici remercier... 2 Deux articles sont prsents dans cette thse, pp. 110-112 et pp. 170-174.

  • un ou plusieurs cailloux que jai plus ou moins bien su ramasser : Olivier Am,

    Caroline Archat, Annette Bguin-Verbrugge, Pierre Berthelot, Julia Bonaccorsi,

    Francis Desbarats, Gustavo Gomez-Meija, Jean-Franois Guennoc, Bettina Henzler,

    Anne Jarrigeon, Sarah Labelle, Jolle Menrath, Thomas Stoll ; ainsi que toute

    lquipe des doctorants / jeunes docteurs dAvignon : Michal Bourgatte, Emilie

    Flon, Camille Jutant, Cline Schall, Ccile Tardy La dernire, mais non des

    moindres, est Nathalie Montoya. Cette thse lui doit normment, non seulement

    pour avoir tent de me transmettre un savoir-faire de chercheuse hors-pair, mais

    galement pour mavoir offert avec une immense gnrosit de monter aux plus

    hautes cimes dune pense en acte, par une analyse fine et exigeante des pratiques de

    mdiation culturelle, accompagne dune insatiable curiosit. Jespre poursuivre nos

    changes amicaux, scientifiques et professionnels, aussi passionnants que

    revigorants.

    Je remercie chaleureusement tous les enseignants, les enfants, les mdiateurs

    que jai rencontrs, et ce depuis mon enfance, qui font vivre quotidiennement la

    mdiation cinmatographique de manire si enthousiasmante. Que ces voix

    vivifiantes trouvent ici la marque de toute ma gratitude, notamment France Ambert.

    Je salue toutes les personnes qui ont donn de leur temps pour sentretenir ou

    changer sur un mode amical avec moi et ont grandement contribu cette

    recherche : Florian Delporte, Olivier Demay, Xavier Grizon, Laurent Pierronnet,

    Nadge Roullet ou encore Frank Sescousse.

    Jai une dette considrable envers tous les professionnels qui mont accueillie dans

    leurs structures. Par ordre chronologique dintroduction, je remercie : Grard Lefvre

    et feu lassociation UN CINEMA, DU COTE DES ENFANTS qui ma permis dlargir

    considrablement mon terrain travers les rencontres effectues lors de festivals, de

    sminaires et de stages en lien avec lUFFEJ3 notamment, qui ma ouvert dautres

    voix encore, Braquage et tout lquipe du SERVICE PEDAGOGIQUE DE LA CINEMATHEQUE

    FRANAISE pour le stage que jai effectu, lAFCAE4 et son Groupe jeune public qui

    ma permis de consulter leurs archives, les salaris des ENFANTS DE CINEMA qui

    maccordent depuis huit ans leur confiance pour dinnombrables actions faites grce

    3 Union Franaise du Film pour lEnfance et la Jeunesse

    4 Association Franaise du Film dArt & dEssai

  • 9

    eux, les filles dENFANCES AU CINEMA grce qui je me suis imprgne

    quotidiennement du terrain , Jean-Pierre Daniel et son Alhambra, le Studio des

    Ursulines, les diffrents festivals qui mont accueillie, le personnel du CNC5, les

    salles de cinma parisiennes que jai arpentes durant toutes ces matines - merci

    tous les projectionnistes, artisans discrets du cinma -, les coles o je suis alles, les

    muses, les instituts culturels trangers

    Jai envie de remercier galement le personnel des bibliothques qui mont reue

    et le monde des usagers : la BPI6 - et ses fous -, la BNF

    7 - et ses fous de recherche -,

    la BIFI8 - et ses fous de cinma -, celles de la Sorbonne, du CELSA, de lEHESS

    9, de

    Sciences-po et toutes les petites bibliothques improbables dans Paris comme la

    Bibliothque de recherches africaines Toute ma gratitude va galement lencontre

    des hbergeurs qui mont permis dcrire dans de bonnes conditions : Michle et

    Dino Belkacem Gagny, Lila et Stphane au 6du 12

    , les colocataires chez Billy,

    Viviane et Jean-Franois Torrs Chabeuil, Christiane et Daniel Haute aux Veilles,

    Antoine Vialle la Villa Mdicis et bien sr ma famille Prant.

    La finalisation de cette recherche naurait pas t possible sans Charlotte Lacroix,

    Claire Collin, Catherine Fouquet que je remercie pour leurs relectures impitoyables,

    et mes autres amis qui mont soutenue et entoure durant ces six annes : Prune,

    David et Emmet Brachet-Ciccodicola, Elsa Buteau, Odile Cortinovis, Laure et Rachid

    Hammouda-Montcel, Florence Miettaux, Marija Stankov et Antoine Vialle. Je

    souhaite galement rendre hommage ma famille qui a particip activement ce

    travail par leur amour et leur encouragement sans relche : Majo et Grand-pre,

    lodie et Guillaume Borel, Juliette et Andrea Terragni, Tim et Soizic Boutin, mais

    aussi : lia, Pablo, Jacques, Brnice, Marion, Yaelle et... la teigne venir.

    Les pages qui vont suivre devraient naturellement tre rdiges avec le recul et le

    dtachement indispensables toute analyse. Nanmoins, jespre quelles sauront

    rester profondment marques par la chaleur et la qualit humaine de ce beau

    patchwork.

    5 Centre National du Cinma et de limage anime

    6 Bibliothque Publique dInformation

    7 Bibliothque Nationale de France

    8 Bibliothque du Film

    9 cole des Hautes tudes en Sciences Sociales

  • 11

    Note liminaire

    La prsente note explicite certains choix formels pour la lecture du texte.

    - Ont t mis entre guillemets, au sein du texte, les termes qui ncessitaient une prise de distance.

    - Ont t mis en italique, au sein du texte, les notions sur lesquelles il convenait dinsister.

    - Les acronymes employs sont expliqus en note de bas de page la premire occurrence ; un tableau les rcapitulant se situe en annexe 1.

    - Les associations sont indiques en petite majuscule, les dispositifs en italique.

    - Les citations de textes publis et les citations de propos oraux - observations et entretiens - ont t composes en romain. Chaque citation fait lobjet dune

    note de bas de page qui donne la rfrence de lextrait issu, soit dun texte -

    prsent dans la bibliographie -, soit dun entretien - prsent en annexe1.

    - En annexe sont exposs les principaux matriaux de la recherche organiss en fonction dune approche par thmes, eux-mmes prsents

    chronologiquement : liste des sources selon une prsentation complte et

    organise de ces matriaux - avec la rfrence des films cits notamment. Je

    renvoie aux annexes en note de bas de page.

    - Quelques propos ont t traduits de langlais et de lallemand. Dans le texte, ils ont systmatiquement t prsents en franais et le texte original est en

    note de bas de page quand cest moi qui traduis.

    1 Jai fait le choix de ne pas retranscrire en annexe lintgralit des entretiens, des tables rondes,

    colloques, festivals... tous les discours oraux entendus ; ce qui aurait singulirement alourdi la thse, en

    termes de nombres de pages.

  • 13

    Sommaire

    Introduction gnrale ................................................................................................. 17

    Partie I - Une approche pragmatique des mdiations ................................................ 25

    Chapitre 1 - Les niveaux de dfinition des mdiations et des dispositifs

    cinmatographiques ...................................................................................... 35

    Chapitre 2 - Pour une analyse diachronique et synchronique des objets .......................... 87

    Partie II - La mdiation cinmatographique : entre vidence, chimre

    et ncessit ............................................................................................... 115

    Chapitre 1 - Lgitimation et institutionnalisation des modes de mdiation :

    un dessein qui prend corps, entre positivit et politique publique .............. 123

    Chapitre 2 - Une logique de communication en question :

    passage dun programme un investissement ............................................ 177

    Partie III - La potique des mdiations : laboration dun espace

    daction en espace fantasm .................................................................. 239

    Chapitre 1 - Rhtorique des objets et discours circulant :

    analyse techno-smiotique .......................................................................... 245

    Chapitre 2 - Les ancrages de la mdiation : des modles de rpartition

    des rles ou la confrontation des expertises ............................................... 289

    Chapitre 3 - Actualisation du programme dans les dynamiques interactionnelles :

    une pratique et des valeurs en tension ........................................................ 319

    Conclusion gnrale ................................................................................................. 251

    Bibliographie ........................................................................................................... 363

    Annexes ................................................................................................................... 379

    Table des matires ................................................................................................... 415

  • 15

    Avant-propos

    Quand je raconte ce sur quoi ma thse porte - comment et pourquoi on emmne les

    enfants au cinma -, daucun y va de son anecdote sur lhorreur ou la rvlation dune

    sance de cinma avec ses camarades de classe, ses amis ou ses parents, expriences

    faites dans lenfance ou ladolescence, qui les ont profondment marques, parfois

    jusqu lge adulte1. Ce nest pas la raison principale pour laquelle jai crit cette

    thse - bien que ma propre exprience ait beaucoup contribu alimenter mon

    questionnement ce sujet2 - mais je me demande encore pourquoi si peu de

    personnes ont cherch comprendre les raisons qui font quun film, ou plutt quune

    exprience cinmatographique, influence ce point nos rapports au monde - aux

    personnes et aux objets -, nos modes de pense, notre regard sur la socit

    On pourrait me rtorquer que la recherche ce sujet est inutile parce que les

    raisons ne sont que des truismes : nos terreurs les plus enfouies, nos amours

    inconditionnels, nos prdilections, voire nos obsessions, pour telle ou telle activit,

    relation aux hommes et aux choses sont aliments par ce qui nous est donn de

    ressentir, dobserver, de dcouvrir, principalement dans notre jeunesse. Le cinma est

    un puissant dclencheur dmotions physiques et intellectuelles, puissant en termes de

    capacits intrinsques mais galement par sa facilit daccs3.

    Certes, mais alors, si cest si simple, pourquoi persiste-t-on dicter des normes,

    dfendre des positions pour emmener les enfants au cinma ? Quelles sont alors les

    valeurs et vises de ce geste ? Et comment les enfants ragissent cela ?

    1 Un ouvrage entier est consacr ce sujet : BERGALA Alain, BOURGEOIS Nathalie (dir.), Cet

    enfant de cinma que nous avons t, Aix-en-Provence, Institut dAix-en-Provence, 1993. Il regroupe

    le tmoignage de 150 personnes - travaillant dans le cinma, mais aussi des crivains, pdagogues -

    qui ont rpondu dix questions sur leurs expriences cinmatographiques dans leurs enfances pour

    voquer ce quAlain Bergala appelle en prologue Lineffaable pli . 2

    Jen parle dans un article paru dans le Bulletin des ENFANTS DE CINEMA, n8, octobre 2007 : O est la

    maison de mon ami ?ou le 1er choc esthtique , Bulletin tlchargeable sur le site www.enfants-de-

    cinema.com, p. 2. 3

    En France, la sortie au cinma est la pratique culturelle la plus communment partage puisque

    95% dentre nous sont rendus au moins une fois dans leur vie dans une salle de cinma. [] Pour ne

    parler que delle, limagerie de cinma accompagne nos existences souvent trs tt et trs

    intimement.

    ETHIS Emmanuel, Sociologie du cinma et de ses publics, Paris, Armand Colin, 2005, p. 5.

  • 16

  • 17

    Introduction gnrale

    Nous nen sommes quau dbut de lutilisation du film comme moyen

    dducation. La valeur des films dans lducation visuelle ne fait aucun

    doute, ni leur effet sur lesprit de lenfant. Les tests de rceptivit des

    images de film sur lesprit enfantin prouvent les immenses possibilits

    quoffre lcran de cinma.1

    En 1928, le cinma est dj pens comme un moyen dducation , mais dans ce

    cas, une ducation visuelle . Cette ide sest dveloppe et a adopt diffrentes

    tournures : de la rencontre avec le film comme uvre dart au simple divertissement

    du spectacle cinmatographique, en passant par une pratique - artistique et/ou

    culturelle - autour de ce mdia. Les activits, et leurs conceptions, qui tayaient les

    finalits de cette ducation, sont plthoriques. Lobjectif de cette recherche nest pas

    de brosser un portrait exhaustif des dispositifs dducation au cinma2 en les

    thmatisant, ni de savoir quelles seraient les meilleures faons de faire de lducation

    au cinma. Il sagit den faire merger les points les plus saillants, travers lanalyse

    de quelques-uns des dispositifs.

    Ces actions sinscrivent dans le cadre de ce quil est communment admis

    dappeler des dispositifs de mdiation . Le terme mdiation connat de

    multiples dclinaisons, travers les expressions mdiation culturelle , mdiation

    sociale ... ou des drivs tels que mdiateur jeune public , alors synonyme de

    diffrentes appellations : animateur, accompagnateur, entremetteur, traducteur,

    intervenant, interprte, bonimenteur, passeur, go-between3, gate-keeper...

    Une clarification pralable de cette notion polyphonique est ncessaire, mme si

    elle fera lobjet dune tude plus approfondie, au fur et mesure de lavance de cette

    1 Extrait dun texte de John Ford publi dans le New York Times en 1928 ; cit par TAILLIBERT

    Christel, Linstitut international du cinmatographe ducatif dans la politique internationale du

    fascisme italien, Paris, LHarmattan, 1999. 2 Cela fait lobjet dun guide de 215 pages dans lequel seules les grandes structures sont recenses :

    HUSSON Didier (dir.), Images, Cinma, ducation : pratiques et ressources, Paris, Vidadoc / CNDP,

    2001. Il est dj en partie obsolte. 3 Pour la notion de go-between : ANDERSON Nels, Le Hobo - Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan,

    1993.

  • Introduction gnrale

    recherche qui porte sur les mdiations inscrites dans cet ensemble intitul la

    mdiation . La question de dpart consiste se demander ce que font les mdiations

    la mdiation .

    Lexpression les mdiations est employe dans une optique

    communicationnelle danalyse des formes de circulation techniques, smiotiques et

    sociales, ce qui permet de rendre compte des situations, des imaginaires, des pratiques

    et des productions de la mdiation . Celle-ci renvoie, quant elle, au processus

    gnralement admis sous cette acception, qui lgitime une situation de rencontre entre

    un public et une uvre, en loccurrence un film. Cette expression est employe dans

    le champ de laction culturelle, cinmatographique ou autre, mais galement par des

    chercheurs qui analysent la mdiation . Selon langle dtude que jai adopt, la

    mdiation est synonyme de dispositif, dans la mesure o ces deux termes

    recouvrent les reprsentations que se font les acteurs de la situation.

    En somme, la mdiation est envisage comme un programme, cest--dire un

    mta-discours sur la pratique qui tente de mettre en uvre des vises claires, des

    stratgies dactions, tandis que les mdiations sont considres comme des projets,

    dfinis par les gestes, les paroles, les postures et les objets par lesquels la situation est

    investie et qui lui donnent sens. Ainsi pour analyser la mdiation au cinma, il

    convient danalyser les mdiations qui la matrialisent, la rendent possible, la

    transforment et lui donnent sens. Les mdiations sont les conditions de son existence

    et de son altration.

    Si je cherche distinguer la mdiation des mdiations , je fais en revanche

    un usage indiffrenci des termes acteurs , professionnels , militants 4, pour

    dfinir les personnes dont lactivit principale est de travailler autour du cinma et

    des enfants. Jemploie de manire tout autant analogue les mots instituteur ,

    professeurs , matre ... pour dsigner le corps enseignant. De mme, je parle de

    champ , de domaine , de monde ... pour signifier lensemble des dispositifs

    dans lequel se dploient les mdiations.

    Ce champ lexical de la mdiation est dune grande densit : il renvoie la

    richesse polyphonique du domaine tudi. Lenchevtrement des termes donne voir

    un espace techniquement et symboliquement baroque , dans lequel lexpression

    4 Jemploie nanmoins le terme militant pour distinguer les professionnels qui se revendiquent

    clairement dun hritage et dune action vise politique des autres, dont lobjectif principal est de

    faire vivre la rencontre avec lart.

  • Introduction gnrale

    19

    semble se dissminer, dautant plus que la notion de mdiation est marque par le

    sceau de lambivalence.

    Lambivalence se situe dabord par rapport lobjet de la mdiation : le

    cinma, qui est dj une mdiation en soi. La mdiation est donc pense comme

    seconde vis--vis du cinma, ce qui rvle la complexit de ce qui se joue en

    situation : la mdiation du cinma est une pratique qui met en question la notion de

    mdiation, entre sa ncessit et son effacement5.

    Lambivalence se retrouve galement dans la situation, qui place la mdiation

    entre un art hypothtique et un public encore plus hypothtique, par le biais

    dune parole, dobjets, de gestes, souvent phmres. Lobjectif nest pas de savoir si

    le lien existe bel et bien mais de comprendre comment il se met en uvre et se

    justifie ; ce qui permet de saisir le besoin prouv par les acteurs de lducation au

    cinma de dlibrer sur ses fins, mais galement sur ses moyens, sur la manire de sy

    employer.

    Car lambivalence se peroit pareillement lchelle des intentions de cette

    mdiation : faire aimer le cinma, donner voir des films rares, enseigner la

    grammaire de limage, montrer un film pour parler dun thme - social, politique,

    historique... Ces projets, qui font tous partie dune pratique de mdiation, sont lis

    des conceptions divergentes que je prsente ds la premire partie de cette thse.

    Ces ambivalences pourraient laisser entendre que la mdiation est fragilise. Il

    semblerait au contraire que les ambivalences intrinsques la mdiation

    engendrent des discours dautant plus affirmatifs et vindicatifs sur la ncessit, ou

    non, de cette mdiation.

    En effet, ces actions se sont construites autour de reprsentations de ce type de

    mdiation dans un contexte, transcendant toutes poques, de dbats virulents sur la

    culture, et plus particulirement depuis cinquante ans, sur les politiques culturelles,

    dbats qui ont galement lieu au sein de la recherche sur laction culturelle. Les

    polmiques actuelles portent sur les vellits de dmocratisation de la culture et sur

    ses checs relatifs, qui engendrent des rflexions sur son fondement, sur la place de la

    culture dans la socit, sur les apports et les effets de lart et des pratiques culturelles.

    Fondamentalement, cela renvoie galement la question de la demande sociale de

    5 Cette remarque sappuie sur mon travail de matrise qui portait sur les larmes de spectateurs dans

    les salles de cinma , mmoire qui ma permis de mieux cerner lobjet de mon DEA/Master

    Recherche et dbaucher la thse.

  • Introduction gnrale

    culture, du dogme de luniversalit du plaisir esthtique, donc du danger quil y a de

    le dmontrer : lenjeu ici nest pas den justifier les bienfaits, mais de mettre en valeur

    ces idologies6 qui lgitiment la mdiation , la rendent ncessaire.

    La mdiation cinmatographique comporte deux spcificits. Dune part, ce mdia

    populaire a t rig en art ds sa cration : les discours autour du cinma sont donc

    analyss aux prismes dune artification 7. Dautre part, ils convoquent un

    imaginaire fortement ancr dans la mmoire collective qui lassimile limage8,

    anime ou non. Le travail ne consiste pas pour autant considrer limage comme

    objet dtude mais plutt comprendre les raisons de cet amalgame. Comme lcrit

    Bruno Pquignot :

    Le travail [...] sur limage passe donc ici comme ailleurs, par une dconstruction

    des modalits de production de limage en fonction de ce que sa rception dune part

    nous rvle, mais aussi en fonction des relations que lon pourra tablir entre ce qui

    est vu et la structure de ce qui est donn voir.9

    Dans cette optique, Albert Laffay met un principe intressant : tout film

    sordonne autour dun foyer linguistique virtuel qui se situe en dehors de lcran 10

    .

    linstar de ce smiologue, ltude se centre sur lobjet filmique comme lieu de

    cristallisation dun certain nombre de reprsentations sur sa valeur, sur ce quil doit

    provoquer ; reprsentations qui dcoulent de celles lies limage, mais qui vont au-

    del, puisque le cinma a une mmoire collective qui lui est propre.

    Ces deux mmoires collectives tentent de fixer des conceptions, sans que celles-ci

    soient pour autant permanentes, car elles sont en prises avec les normes de la

    mdiation qui sinscrit, sur le terrain choisi, essentiellement dans des dispositifs

    scolaires, o se jouent sans cesse des rajustements entre les conceptions propres

    lcole et celles du cinma. Si dans lexpression la mdiation laspect didactique

    est lud, lexpression ducation au cinma couramment employe nous y

    ramne.

    6 tymologiquement, le terme idologie vient du grec idea, qui signifie la forme, et logos, le discours.

    La mdiation cautionne une vision du monde, une reprsentation donne de la socit. 7 Dfinition : processus par lequel les acteurs sociaux en viennent considrer un objet ou une

    activit comme de lart, l o ils ne le faisaient pas auparavant Quest-ce que lartification ? Journes

    dtude organises par le Lahic/Iiac, la Bibliothque Nationale de France les 8-9 dcembre 2006. 8 Dailleurs, louvrage recensant les structures uvrant lducation au cinma que jai cit sintitule

    Images, Cinma, ducation. 9 PQUIGNOT Bruno, La ralit sociologique de limage , Champs visuels, n2, juin 1996, p. 76.

    10 LAFFAY Albert, Logique du cinma, Paris, Masson, 1964, p. 82.

  • Introduction gnrale

    21

    Lanalyse tend vers les formations discursives de la mdiation qui crent un

    ensemble plus ou moins cohrent de thories sur la pratique et de pratiques de

    mdiation au cinma luvre dans les dispositifs dducation au cinma. linstar

    de Dominique Maingeneau, lobjectif est de travailler sur un champ discursif 11

    dtermin.

    Problmatique et hypothses

    Lensemble de la rflexion est anim par lobservation du programme

    mdiationnel dans les formes quelle peut prendre, dans ses types dnonciation et

    dans son paisseur sociale. En effet, la mdiation cinmatographique est place au

    centre de proccupations politiques, artistiques et pdagogiques troitement

    dpendantes les unes des autres. Ce qui mintresse comprend la prise en charge

    publique de la question, la manire dont la mdiation est pense et agence ; sachant

    que ces actions fondent leur principe sur un modle qui revendique une rencontre im-

    mdiate avec luvre, donc sans mdiation, ni mdiateur. Il sagit donc de travailler

    dans un espace de transformation sociale dune mdiation rendue la fois ncessaire

    et vidente.

    Dans mon master de recherche, qui portait sur le mme sujet, jinterrogeais ces

    enjeux en questionnant limpact de la mdiation sur les dispositifs. La problmatique

    actuelle ambitionne une double perspective : jtudie ce que les dispositifs font aux

    mdiations et, conjointement, ce que les mdiations font aux dispositifs. Car les

    dispositifs transforment et sont transforms par les mdiations : la relation dialectique

    entre le programme et la pratique est davantage creuse. La problmatique devient

    alors :

    Comment les mdiations se traduisent dans des logiques de communication

    effective qui les prolongent et/ou les inflchissent, en fonction des situations et des

    hypothses dinterprtation mobilises par les acteurs ?

    11

    Par ce dernier terme [champ discursif] il faut entendre un ensemble de formations discursives qui

    se trouvent en concurrence, se dlimitent rciproquement en une rgion dtermine de lunivers

    discursif . MAINGUENEAU Dominique, Genses du discours, Pierre Mardaga diteur, Lige, 1984,

    p. 28.

  • Introduction gnrale

    Il est question ici du sens des activits de mdiation, sens donn la fois par les

    acteurs et par la situation. Il sagit de montrer quelques-unes des facettes des

    mdiations luvre, en procdant une analyse suivant les diffrentes chelles qui

    dploient la problmatique de la mtamorphose du programme mdiationnel.

    La premire hypothse concerne le mouvement dinterrelation entre des univers

    diffrents : le cinma et lcole. La circulation des mdiations travers ces dispositifs

    donne jour des activits aux formes hybrides dont la matrise chappe en partie aux

    acteurs qui sy engagent. Jinterroge ici les rapports de proximit entre la mdiation

    au cinma et les formes scolaires dapprentissage, qui introduisent de la pluralit et de

    la diversit.

    La deuxime hypothse envisage ltude de la mdiation cinmatographique

    comme moyen de situer des discours gnraux sur la mdiation culturelle en gnral :

    elle en est un des lieux dactualisation et de transformation quil convient de

    comprendre dans un cadre plus large que situationnel.

    La troisime et dernire hypothse stipule que les mdiations cinmatographiques

    sont autant de configurations, de prises de position sur lobjet cinma, sur un axe qui

    va du film au spectateur, en passant par les dcideurs, les enseignants, les

    mdiateurs Le cinma comme mdiation en soi est en quelque sorte

    laboutissement, la position extrme.

    Annonce de plan

    La structure de la thse reflte le mouvement gnral de ma recherche et dploie la

    problmatique et les hypothses en sept chapitres, regroups en trois parties.

    La premire partie traite de la mthode employe pour construire cette thse dans

    la mesure o la mthode fait partie intgrante de la dmarche intellectuelle qui ma

    conduite penser les mdiations. Expliquer les thories mobilises, brosser un

    portrait des usages qui en sont faits dans le champ professionnel tudi, dtailler mon

    corpus et la raison de ce corpus - les mthodes employes -, sont des moments

    dcriture tout aussi importants que lanalyse proprement dite, dans la mesure o la

    mthode et lanalyse sont fortement imbriques. Je nai jamais cess de travailler

    dans le domaine que jtudie, de lire, dobserver et dcrire conjointement. Comme

    lcrit Jolle Le Marec : Il ny a rien dtonnant souligner quun rapport rflexif

  • Introduction gnrale

    23

    la situation denqute intervient directement dans la reconstruction permanente de

    lobjet de recherche .12

    Le travail autour de la richesse polyphonique quoffrent les

    notions et le terrain abordes, impose une mthodologie elle aussi polyphonique. Se

    demander comment saisir empiriquement un dispositif nous amne alors saisir

    thoriquement la notion de mdiation, et inversement. Le premier chapitre analyse

    dabord les deux notions, mdiation et dispositif, dans leurs diverses acceptions

    thoriques et empiriques, puis le second chapitre rend compte des diffrents terrains

    apprhends et de la manire dont ils ont t envisags.

    La deuxime partie donne voir la construction de la mdiation

    cinmatographique telle quelle sest mise en place principalement en France, dans

    la mesure o les activits considres appartiennent des traditions culturelles

    distinctes. Il est question de traiter de la fabrique de ces mdiations, de leur

    organisation sociale, conomique ou politique en cherchant dgager les divers

    enjeux symboliques. Mais fabrique nest pas seulement fabrication, cest aussi toutes

    les oprations ou montages qui visent donner au cinma son statut dautorit,

    lgitimer sa valeur dobjet social, assurer son efficacit. Cest en ce sens que nous

    avons affaire de vritables politiques de lducation au cinma. Lattention porte

    aux conditions de la formation des dispositifs, et non pas uniquement leurs formes,

    contribue dgager la singularit des dispositifs de mdiation, mais galement

    mieux prendre en compte la spcificit de ce genre dimage. Le premier chapitre tente

    de reconstituer le parcours conceptuel qui a forg les valeurs de la mdiation

    cinmatographique ; le second chapitre envisage les diffrentes injonctions

    rencontres sur le terrain, injonctions qui mettent en exergue les contradictions

    auxquelles sont confronts les acteurs.

    Enfin, lors de la troisime partie, il est question de mettre en lumire les

    diffrentes manires daborder le cinma face des enfants, non seulement en terme

    de pratiques - montrer des films, pratiquer le cinma, faire des ateliers, analyser

    limage-, mais galement en termes de postures, cest--dire selon les

    interprtations donnes par chacun des acteurs de la situation. Car le problme des

    conceptions de la mdiation ne saurait tre dissoci de ses effets et de son

    interprtation Lobjectif est de mettre laccent sur le versant potique de la question,

    12

    LE MAREC Jolle, Les banques dimages des organismes scientifiques , Communication &

    Langages, n157, septembre 2008, p. 52.

  • Introduction gnrale

    en sintressant aussi bien au problme des modles et de leurs transformations

    quaux conditions matrielles de la fabrication : matriaux, procds, techniques,

    tudis en termes essentiellement processuels. Le premier chapitre se penche sur les

    objets qui jalonnent les dispositifs, aussi bien scolaires que cinmatographiques. Les

    objets considrs sont forms de diffrentes manires : il sagit aussi bien des objets

    au sens commun du terme que des mots qui sont employs par les acteurs de la

    mdiation cinmatographique. Ces mots sont alors perus comme des rifications de

    la mdiation. Le deuxime chapitre met en scne les deux dispositifs principaux,

    scolaire et cinmatographique, dans leurs configurations spatiales spcifiques, pour,

    dans un troisime et dernier chapitre, montrer comment lanimation de ces dispositifs

    et de ces objets orchestre la mdiation cinmatographique.

    La conclusion gnrale rappelle les points importants de la recherche et propose

    enfin une discussion de ses apports et limites - du point de vue de lobjet tudi, du

    point de vue thorique et du point de vue mthodologique - et envisage les suites

    donner cette recherche.

    Enfin, les annexes prsentent principalement les outils utiliss pour mener bien

    lanalyse : les acronymes employs, la constitution du corpus de rfrence, un aperu

    des tapes de lducation au cinma et enfin des exemples de visuels et dcrits

    analyss.

  • Premire partie

    Une approche pragmatique des

    mdiations

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    27

    Introduction de la premire partie

    Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertain et flottant, pouss dun

    bout vers lautre. Quelque terme o nous pensions nous attacher et nous

    affermir, il branle et nous quitte et, si nous le suivons, il chappe nos prises,

    nous glisse et fuit dune fuite ternelle. Rien ne sarrte pour nous. Cest

    ltat qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire notre inclination ;

    nous brlons de dsir de trouver une assiette ferme, et une dernire base

    constante pour y difier une tour qui slve linfini ; mais tout notre

    fondement craque, et la terre souvre jusquaux abmes1

    Blaise Pascal donne lide dune condition humaine comme fuite ternelle. La

    recherche sur la mdiation cinmatographique entre dans cette condition : sans cesse en

    mouvance, cette recherche na pas de fin en soi, mais elle est anime par un dsir de

    mieux comprendre ce mouvement. Ce travail tente ainsi de joindre les deux extrmes : il

    sarticule entre linfiniment grand, les conceptions de la mdiation, et linfiniment petit,

    les micro-agencements des mdiations en acte, sur un terrain2 qui volue,

    perptuellement. Sans vouloir me centrer sur une analyse synchronique ni mme

    diachronique, janalyse larticulation de linfiniment petit avec linfiniment grand et

    rciproquement, dans une dialectique du particulier au gnral : il sagit de placer, sous

    la lecture dun cadre macro-social, une analyse inductive des actes effectifs et ensuite de

    faire remonter, de manire dductive, les actes effectifs pour comprendre le cadre

    macro-social ; et cela, non seulement lchelle du terrain, mais galement dans les

    thories mobilises.

    Lobjet mdiation cinmatographique est multiple - par la varit et

    lhtronomie du terrain, des perspectives et des mthodes. Apprhender la circulation

    sociale des discours sur les mdiations demande en effet de traiter des conceptions de

    ces actions jusquaux usages qui en sont faits par les participants. Cest pourquoi la

    mthodologie articule des observations comportant une part variable de participation,

    1 BLAISE Pascal, Penses, Paris, Poche, 2000, p. 167.

    2 Ce terme terrain est prendre au sens propre comme au sens figur. Il nest pas appropri dans le cas

    de la mdiation cinmatographique dans la mesure o ce nest pas un terrain vierge de toute

    rflexion : les acteurs de ce terrain sont en lien avec des chercheurs, universitaires - sils ne le sont pas

    eux-mmes -, qui rflchissent sur le sujet, en mme temps quils produisent. Les professionnels ne sont

    pas trangers au travail danalyse et de rflexion sur leurs propres pratiques.

  • Introduction de la premire partie

    des entretiens - quarante-trois au total3 -, des analyses smio-discursives de documents -

    des archives remontant aux annes 70 certaines productions mdiatiques

    contemporaines -, et quelques-uns des outils pdagogiques produits par les acteurs de la

    mdiation au cinma4. Le cubisme pistmologique

    5 dont cette thse fait preuve se

    justifie donc dabord par lamplitude du corpus. Mme si lexhaustivit nest pas un

    objectif, le traitement de la mdiation requiert autant defforts que lapprhension de

    lhomme dans sa totalit, dont traite Bernard Charlot dans son domaine, les sciences de

    lducation :

    Les sciences de lducation traitent de lhomme, cest--dire dun objet opaque ,

    complexe , porteur dun pouvoir de ngatricit . Un tel objet ne peut tre

    apprhend par une seule science ; il ne peut pas non plus tre dcoup en

    dimensions prises en charge par diverses disciplines et totalises, de faon

    multidimensionnelle , par les sciences de lducation. Un tel objet requiert la mise en

    uvre croise de plusieurs approches, croisement qui produira une intelligibilit

    nouvelle et spcifique sans pour autant amener cet objet la transparence. Cest en ce

    sens que jai caractris cette position comme un cubisme pistmologique .6

    Pour tcher de clarifier la mthode danalyse, je vais expliquer les trois principales

    chelles danalyse du terrain mobilises. La premire fait apparatre lanalyse

    typologique de situations diverses - y compris des situations non observes7 - pour

    comprendre les logiques privilgies et faire apparatre des diffrences. Il sagit

    notamment de rassemblements associatifs : lors de festivals, de colloques, de conseils

    dadministration, dassembles gnrales, de runions - budgtaires et de bilan - avec

    les institutions tutelles, garantes des subventions ou de la lgitimit de laction, de

    runions de bureaux ou du comit de lecture dune revue spcialise dans lducation au

    cinma8 Cette analyse typologique permet de mieux circonscrire les actions de

    mdiation au sein dune pratique sociale. Car, comme le dit Bruno Latour :

    Loubli des artefacts (au sens de choses) a cr cet autre artefact (au sens dillusion) :

    une socit quil faudrait faire tenir avec du social. Pourtant, cest bien au milieu de ce

    signe de corps, que rside loprateur, lchangeur, lagitateur, lanimateur, capable de

    3 Dont 10 en collaboration avec Nathalie Montoya, docteur en sociologie sur les mdiations culturelles,

    que je remercie encore ici de mavoir initie une pratique plus rigoureuse de lentretien. Elle ma

    galement beaucoup appris sur le plan mthodologique. 4 Voir Annexe 2 - Sources pour le dtail des entretiens et des observations.

    5 Pour reprendre lexpression de CHARLOT Bernard, Les Sciences de lducation - Un enjeu, un dfi,

    Paris, ESF, 1995. 6 Ibidem, p. 168.

    7 Les situations non observes sont issues dentretiens et de comptes rendus de situations faites par des

    mdiateurs. 8 Il sagit de la revue 0 de conduite, dite par lUFFEJ - dont je suis membre du Comit de rdaction -,

    mais dautres situations de prsentation de productions crites vise didactique ont t observes.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    29

    localiser comme de globaliser, parce quil peut croiser les proprits de lobjet avec

    celles du social.9

    La deuxime chelle intervient propos de ltude de schme situationnel partir

    dune centaine de situations de mdiation, produites dans diverses salles de classe ou de

    cinma. Il sagit de rendre compte du droulement dune sance de projection ou dun

    atelier en classe sur le cinma, pour comprendre les mdiations en acte. La plupart des

    descriptions sont issues de cette situation gnrique o un groupe se retrouve face une

    personne qui parle dune uvre cinmatographique, en compagnie de luvre elle-

    mme et/ou dobjets mdiateurs relatifs au film.

    La difficult essayer de tout tenir ensemble et la particularit des nombreux terrains

    observs demandent une dernire chelle danalyse : quelques monographies, dcrites

    selon des exemples prcis de situations de mdiation considrent de faon quasi

    chirurgicale la situation partir de lensemble des lments disponibles - dfinition du

    contexte, documents associs, travail danalyse des squences. Ces monographies

    donnent une perspective diffrente et complmentaire afin de tenter de cerner tous les

    micro-agissements qui font galement les mdiations - mais aussi dans lobjectif de

    donner voir pour le lecteur qui ne connat pas ces situations.

    Ainsi, le corpus qui a servi cette recherche prend en compte certains lments du

    terrain de laction culturelle cinmatographique pour servir largumentation qui mne

    expliciter les mdiations agissantes. Ce terrain ne prtend pas une quelconque

    exhaustivit : il existe encore dautres formes de mdiations qui ont chapp, qui se

    construisent, sagencent de manire diffrente dans dautres lieux, dautres moments ;

    on ne saisit jamais que des fragments et les gestes de choix oprs pour ce travail

    participent llaboration de la mthode.

    Par ailleurs, le public auquel ces actions sadressent nest pas prcisment

    dtermin : il sagit de tranches dge parfois trs imprcises - qualifies lextrme de

    jeune public -, selon la difficult et les comptences requises pour pratiquer tel

    atelier, regarder tel film Arrtons-nous un instant sur ce sujet.

    9 LATOUR Bruno, Une sociologie sans objet ? - Remarques sur lintersubjectivit , Sociologie du

    travail, n4, vol. XXXVI, 1994, p. 589.

  • Introduction de la premire partie

    Dtermination de la population enfantine observe

    La population des enfants observs occupe une tranche dge particulire : ils ont

    entre 3 ans et 10 ans - de la petite section de maternelle au Cycle Moyen 2, avant

    lentre au collge. Le problme de ce panel reste quun enfant de 3 ans ne ragit pas de

    la mme faon quun enfant de 10 ans. Toujours est-il que la barre suprieure de 10 ans

    - ou plutt avant lentre au collge - permet de fixer un seuil qui est apparu au fil des

    observations : jusquen CM2, lcolier reste peru comme un enfant par les adultes

    qui lentourent. Lhypothse sur laquelle saccordent les mdiateurs serait de dire que

    ceci est dautant plus fort que les enfants nont pas encore tous les codes de la

    rception du film dans une salle, ce qui leur permet davoir une ouverture plus grande. Il

    sagit donc de lenfance , situe entre la petite enfance et ladolescence, celle

    mythifie par certains discours10

    . En effet, la culture des mdiateurs de cinma sest

    forge essentiellement dans les annes 60 70, annes o lon dcouvre littralement

    lenfance . Comme le souligne Laurence Gavarini :

    Ladulte accompli est considr, du mme coup, comme un individu marqu

    ngativement par sa stabilit. Lge adulte, qui tait la vise vers laquelle lenfant

    devait tendre, est supplant par lenfance : cest elle qui devient non seulement

    dterminante, mais la rfrence. On a mme dsormais, apprendre des enfants.11

    Les enfants sont la cible privilgie des activits qui tournent autour des actions des

    mdiations cinmatographiques, entendues l comme actions volontaires, organises,

    vise pdagogique - intitules ou non mdiation 12

    . Le travail avec les adultes existe,

    mais il ne relve pas de ce quon appelle explicitement et ordinairement une action de

    mdiation, mais plutt de sminaires, dbats, colloques, stages, festivals, confrences

    sur le cinma. Les enseignements de cinma luniversit ou les formations de

    mdiateurs sont dautres types encore de mdiation ; le discours sur les enfants est riche

    de plusieurs sous-entendus et permet de rencontrer des discours plus complexes. Parce

    10

    Un exemple : la plaquette de prsentation de lassociation LES ENFANTS DE CINEMA intitule un chapitre :

    Un cinma hauteur denfant, cest--dire trs haut . 11

    GAVARINI Laurence, La passion de lenfant, Paris, Denol, 2001, p. 68. Marie-Jos Mondzain, lors

    de son sminaire sur lenfance aux ateliers Varan tenu en 2009, va jusqu dire que la socit serait

    pdophile, abusant psychiquement et physiquement de lenfant devenu objet de consommation,

    conjointement une infantilisation de ladulte. Lidologie du jeunisme amne par ailleurs considrer

    avant tout la vieillesse comme un problme conomique et social. 12

    Le critre de slection nest pas opr par la faon dont est qualifi le dispositif mais par sa nature, je

    lexplique dans cette premire partie.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    31

    quavec les enfants, cest lavenir qui est en jeu 13

    , adage vieux comme le monde ; la

    manne qui ressort de la nouvelle gnration produit plthore de discours14

    quant la

    socit dans laquelle ils naissent.

    Le premier discours, alarmiste, trs mdiatis, prsente limage comme un mdia

    dmoniaque, protiforme quil faut apprendre matriser pour acqurir le recul

    ncessaire toute distance critique15

    . Sous couvert de bonnes intentions, un deuxime

    discours, plus conomique, consiste dire que le cinma nintresse plus les jeunes

    tourns vers les jeux vido, mobiles et autres mp3, ipod Ce discours sous-tend quil

    faudrait leur faire retrouver le chemin de la salle de cinma 16

    pour leur apprendre

    une bonne manire de voir des images, dans de bonnes conditions de sociabilit

    norme de faon traditionnelle - cest--dire assister collectivement un spectacle. Le

    troisime discours, corollaire du deuxime, est celui qui voudrait que les enfants ne

    voient que des films de grosses productions amricaines qui les dtournent de la varit

    des cinmatographies existantes - en dautres termes, les salles de cinma comme les

    films moins vus ne rencontrent plus leur public , et sont donc en train de mourir

    petit feu, au fur et mesure des gnrations.

    Ces diffrents discours prsents grands traits brossent un portrait plutt cynique de

    ce besoin de mdiation, vise critique ou lucrative. Il va sans dire que les

    professionnels de ces actions aiment le cinma et que cest ce qui, avant tout, semble les

    motiver : faire passer cet amour, le rendre contagieux ; parce que les films - qui sont

    des uvres dart - permettent de se construire, de rencontrer lautre par le symbolique,

    parce quils parlent de nos peurs les plus enfouies, quils permettent daffronter la

    vie , parce que certaines uvres vont compter davantage que dautres17

    , parce qualler

    13

    dito de la plaquette de prsentation des activits cinma jeune public du Lux, Scne nationale de

    Valence, 2008/2009. 14

    Tous ces discours peuvent tre rpertoris grce au travail consquent du panorama de presse ralis

    rgulirement par le GRREM - Groupe de Recherche sur la Relation Enfants-Mdias - qui synthtise les

    reprsentations des jeunes dans les mdias. Voir le site : www.grrem.org (consult le 13.07.2010) 15

    Ce dbordement de limage est tel que les jeunes gnrations seraient les premires tre nes dans

    une culture domine par les crans et non par les crits selon FRAU MEIGS Divina, La

    mondialisation et le phnomne de lacculturation par les mdias , Projections, n29-30, dcembre 2008,

    p. 44. Il faudrait alors rendre le spectateur actif , contrairement une passivit suppose. 16

    Le cahier des charges du dispositif cole et cinma souligne la ncessit pour les lves de dcouvrir

    le chemin de la salle de cinma et dentretenir des liens rguliers avec elle.

    Cahier des charges tlchargeable sur le site : www.enfants-de-cinema.com (consult le 22.03.2005) 17

    La question a t traite entre autre par : PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique -Un

    espace non-popprien du raisonnement naturel, Paris, Albin Michel, 2006, pp. 498-502, lorsquil dfinit

    les trois types de cultures, dont la troisime est : la culture comme corpus duvres valorises .

  • Introduction de la premire partie

    au cinma serait un acte thique - donner des habitudes, couter prsenter le film, voir

    ensemble Ce discours rapport est aussi le fait de pdagogues.

    Il existe une autre forme dintrt travailler sur le public enfant : les professionnels

    de la culture tissent des liens troits avec le politique, dans un discours qui relve - plus

    ou moins - du militantisme. Le travail sur les enfants comporte des enjeux socio-

    politiques importants que je vais exposer tout au long de ce travail.

    Enfin, une dernire - mais non des moindres - raison pour laquelle lenfance est une

    poque particulirement intressante interroger quand il sagit de mdiation au

    cinma : la salle de cinma, son dispositif, sont souvent perus comme un retour dans le

    liquide amniotique, la cration cinmatographique est parfois vcue comme un retour

    dans lenfance, comme lcrit par exemple le cinaste Ingmar Bergman :

    Faire des films, cest aussi replonger par ses plus profondes racines jusque dans le

    monde de lenfance.18

    Marie-Jos Mondzain19

    explique que cet intrt pour le cinma au regard de

    lenfance est en lien troit avec les motions ressenties, adulte, comme venant de cette

    priode : le cinma, comme lenfant, sont le site du changement, de linfini des

    possibles, de la croyance : on va au cinma dans un tat naissant et on pense que ce qui

    est vu est digne de foi . Tel un enfant, le spectateur sait bien, mais quand mme 20

    ,

    il y croit. Parce que le cinma est un art du temps, et que lenfant est anachronique,

    non pas un ge de la vie , parce que ltat denfant nous habite tant adulte. La

    philosophe va jusqu dire que soccuper de lenfant et de cinma, cest soccuper de

    nous spectateurs 21

    .

    18

    BERGMAN Ingmar, Quest-ce que "faire des films" ? , Les Cahiers du cinma, n61, juillet 1956,

    p. 16. 19

    Marie-Jos Mondzain, lors dune confrence donne loccasion des 20 ans de lAlhambra et de

    lassemble gnrale des ENFANTS DE CINEMA le 17.06.2010, fait une distinction entre lenfant, tat

    spectatoriel, et lenfance, priode circonscrite en prise lidologie du jeunisme actuel. 20

    MANNONI Octave, Je sais bien, mais quand mme , Clefs pour limaginaire ou lAutre Scne,

    Paris, Seuil, 1969. 21

    On ne peut pas oublier que tout rapport au savoir, quel quil soit, est prsid par le dsir de savoir qui

    je suis. Un dsir de savoir sur mes origines parle du dsir au sens des grecs, dpithumia, ce dsir qui

    fait natre un soupir, ce quon appelle la pulsion pistmophilique, lenvie de savoir. Je peux tre

    amoureux de cette diffrence que jignore. Il faut au contraire que lducation ouvre les trous pour que

    lamour ne soit plus amour de soi mais amour de la diffrence. DELABOUGLISE Pascal, Le corps,

    ce sac cousu autour des orifices du dsir - Entretien Ignacio Grate-Martinez , Lart pour quoi faire,

    lcole, dans nos vies, une tincelle, Paris, Editions Autrement, n195, septembre 2000, p. 45.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    33

    La population denfants observs est donc large22

    , mais cela se justifie dans la

    mesure o le public de la mdiation - les enfants, mais aussi les adultes - nest pas

    lobjet de cette thse : ils sont considrs comme des acteurs cristallisant des discours et

    prenant part aux mdiations, au mme titre que les objets, les lieux Les enfants sont

    simplement observs dans leurs ractions, verbales et corporelles : les dispositifs et

    usages de ces mdiations sont interrogs travers les pratiques et les discours :

    notamment par le biais dentretiens mens avec les adultes mdiateurs et enseignants,

    ayant conscience de la difficult dentretenir des enfants ce sujet. La multiplication

    des terrains dobservation que permet cette ouverture du panel rend possible ce travail

    qui tente de brosser quelques portraits sur la faon de pratiquer et de concevoir la

    mdiation.

    Finalement, le principal problme nest pas tant lamplitude du corpus matriser,

    que ce qui chappe forcment lobservation, mme la plus attentive, lanalyse la plus

    fine, la lecture assidue : lintelligence du social dans sa ralit la plus singulire et la

    fois la plus gnrale, que Jean-Michel Berthelot qualifie dinsaisissable du fait mme de

    son caractre immanent.

    Lintelligence du social est donc toujours dabord un problme. [...] Insaisissable,

    requrant dtre construite aprs la leve dobstacles qui semblent particulirement

    lourds, lintelligence du social est simultanment, en tant quintelligence de lobjet,

    toujours dj l. Elle est une dimension constitutive de la connaissance comme ralit

    sociale.23

    Cette intelligence du social est effectivement toujours dj l dans la mesure o le

    terrain de cette thse est vident a priori : une personne prsente un film un groupe

    denfants. Lobjectif est de saisir les lments saillants de cette situation. De mme,

    limpossibilit de tout observer, mme dans un temps dtermin, et de gnraliser des

    observations la fois trop prcises et parses, semblent des freins inconciliables un

    travail qui se voudrait embrasser toutes les faons de concevoir, dire et faire la

    mdiation au cinma. Il sagit, pour reprendre encore Jean-Michel Berthelot, de tenter

    dacqurir un regard interrogateur systmatique sur le terrain dans son ensemble.

    La sociologie entend produire un type de connaissance qui se distingue de la

    spculation, de lidologie, de la littrature pour atteindre lidal dobjectivit

    commun aux diverses disciplines scientifiques. Cette ambition-l comme ailleurs, est

    22

    Dautant que dautres tranches dge sont prises en compte, mais selon une vise comparative. 23

    BERTHELOT Jean-Michel, Lintelligence du social - Le pluralisme explicatif en sociologie, Paris,

    PUF, 1990, p. 15.

  • Introduction de la premire partie

    affaire de mthode, de raisonnement, de contrle et induit ncessairement une rflexion

    sur la nature, la validit et la porte des oprations menes.24

    Lambition consiste par ailleurs utiliser les moments de glissements , o

    lapprentie chercheuse, cense adopter un regard critique systmatique, dfend tout

    coup ou progressivement une pratique, nourrit un discours Ce type de comportement

    permet aussi de semparer du terrain en son cur, de ne pas adopter une attitude

    uniquement externe. La richesse des attitudes face au terrain - de la tentative de

    neutralit axiologique aux formes de militantisme les plus exacerbes - permet une

    htrognit des points de vue, qui, sils sont par la suite dcortiqus froid , font

    part de moments dune complexit indescriptible sans cela.

    Dans cette partie, il est dabord question dexaminer les deux notions principales qui

    sous-tendent toute la thse : la mdiation et le dispositif. Le terme de mdiation est

    abord travers ses deux angles principaux : lusage qui en est fait par les

    professionnels de la mdiation et son cadrage thorique, en sciences de linformation et

    de la communication principalement. La notion de dispositif fait lobjet du mme

    traitement, puisquil est galement employ par les professionnels de la mdiation

    cinmatographique. Seulement, je passe rapidement sur la distinction inoprante du

    terme entre son emploi professionnel et thorique pour expliquer davantage les thories

    qui ont servi construire ma pense sur ce terrain.

    Le deuxime chapitre de cette partie relate le cheminement de ce travail : les

    mthodes employes pour aborder les terrains, les lieux et acteurs quil ma t donn

    de rencontrer et de prendre en compte, ou non, pour ce travail. Jessaie de donner voir

    un ensemble en le classant, le hirarchisant, de manire temporaire, pour clarifier le

    terrain - mme si cela nest pas exempt darbitraire, car li au contingent : il sagit de

    rendre intelligible le terrain au lecteur pour, ensuite, mieux lui rendre sa complexit afin

    den extirper les lments saillants.

    24

    BERTHELOT Jean-Michel, Sociologie, pistmologie dune discipline, Bruxelles, De Boeck

    Universit, 2000, p. 10.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    35

    Chapitre 1

    Les niveaux de dfinition des mdiations et des

    dispositifs cinmatographiques

    En raison du caractre gnrique de la notion, on peut dire que tout est

    mdiation , et l rside sans doute lun des principaux motifs de son succs :

    chacun peut bon droit sen rclamer.1

    La mdiation2 dans son acception thorique et sociale est lobjet dclatements et

    dusures qui fondent lintrt de travailler cette notion. A priori, lorsquon voque ce

    mot dans un sens commun, on exprime deux choses : dabord, lide que la ralit

    laquelle nous sommes confronts se caractrise par une fracture ; ensuite le fait quil

    existe une instance rparatrice que lon nomme prcisment mdiation . Mais dans le

    domaine de la mdiation culturelle, ce sens commun nest pas oprant. Yves Jeanneret

    lexprime en ces termes :

    Mais en outre, lide de mdiation peut relever de lacception sociologique de

    lcart 3, induisant la ncessit de rduire tout prix un tel cart : ce qui ne va pas de

    soi si on considre que lexistence dun cart est ce qui dfinit la pratique culturelle

    comme telle. Ds lors, la rduction de lcart relverait, non particulirement de la

    mdiation, mais du marketing de la sduction ou de la satisfaction des clients dune

    activit de loisir.4

    1 DE BRIANT Vincent, PALAU Yves, La mdiation - Dfinition, pratiques et perspectives, Paris, Nathan

    Universit, 1999, p. 40. 2Contrairement Marie-Christine Bordeaux, le choix a t pris ici de ne pas explorer dautres formes de

    mdiation - judiciaire, sociale, mdiatique. Si dfinir signifie tracer des limites, mon choix est dj de

    limiter au territoire de la mdiation culturelle en gnrale afin dapprocher au plus prs la mdiation

    cinmatographique - et rciproquement. Il ne sagira pas non plus, linstar de cette mme chercheuse, de

    se pencher sur les mdiateurs ainsi nomms par le ministre de la Culture et de la Communication pour

    maintenir le dialogue avec - ou entre - des professions concernes par laction de ltat : par exemple le

    mdiateur du cinma, charg ds 1982 de rgler les litiges opposant exploitants de salle et distributeurs de

    films. La recherche ici se focalise sur les conceptions de la mdiation et du mdiateur telles quon peut les

    trouver dans les discours et pratiques des acteurs de laction culturelle cinmatographique. 3 CAUNE Jean, Pour une thique de la mdiation - Le sens des pratiques culturelles, Grenoble, PUG,

    1999, p. 283. 4 JEANNERET Yves, Penser la trivialit - Volume 1 : la vie triviale des tres culturels, Paris,

    Herms/Lavoisier, 2008, p. 124.

  • Chapitre 1 - Les niveaux de dfinition des mdiations et des dispositifs cinmatographiques

    En effet, les pratiques de mdiation artistique et culturelle dsignent aujourdhui

    davantage ces dmarches dappropriation et les modalits de mise en relation de la

    production artistique avec les publics. Lutilisation prolifique du terme de mdiation

    appelle cependant une clarification smantique. En effet, la concrtisation de la notion

    franchit des degrs divers de matrialisation : divers selon le domaine considr, le

    matriau ou les matriels convoqus ; divers galement selon la nature de la personne

    ou du groupe en qui prend naissance le concept initial ; divers selon le type de groupe

    avec qui dialogue le mdiateur ; divers encore selon lamplitude dsire de limpact ;

    divers enfin selon les conditions de rception, de vision, dcoute... Dans une optique

    danalyse communicationnelle, ce sont des mdiations. Cette notion permet donc

    ltude du lien transversal et rciproque des diffrentes formes de mdiation du cinma :

    le lien physique ou technique comme mdiateur aussi bien que les mdiateurs eux-

    mmes.

    Terme galvaud bien sr, parce quemploy pour signifier trop de choses la fois,

    mais intressant du fait mme de cette polysmie qui lentoure, le terme mdiation

    na toujours pas acquis une place vidente dans le domaine du cinma, contrairement

    dautres champs de laction culturelle5. Critiqu par les militants qui lui prfrent

    souvent le terme d animation , brandi par les institutionnels pour se dfendre dune

    lgitimit, le terme de mdiation na finalement pas obtenu gain de cause, ni de

    dfinition arrte. Nathalie Montoya explique que cette porosit fait de ce terme un

    des intrts de le travailler :

    Lun des intrts suscits par les tudes sur la mdiation culturelle repose sur la vivacit

    des dbats concernant sa dfinition. La multiplicit des activits dites de mdiation

    saccompagne de critiques de plus en plus vives formules contre la plasticit du terme

    et le dveloppement exponentiel de ses usages dans les champs les plus varis.6

    Les chercheurs en sciences humaines et sociales, tout comme les acteurs de laction

    culturelle, se sont empars de cette notion floue pour tenter de lui donner une dfinition,

    ou au contraire, de la rendre, involontairement parfois, encore moins dfinissable. ce

    titre, il semble particulirement intressant de sappuyer sur un terrain o la notion de

    mdiation nest pas facilement accepte, o elle est sans cesse remise en question par

    les professionnels eux-mmes, pour tenter de la comprendre ; dans la mesure o cette

    5 Celui du muse notamment, mme sil est encore discut.

    6 MONTOYA Nathalie, Mdiation et mdiateurs culturels : quelques problmes de dfinitions dans la

    construction dune activit professionnelle , Lien social et politiques, n60, automne 2008, p. 25.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    37

    ambivalence - ou cette porosit pour reprendre un qualificatif de Nathalie Montoya -

    lui semble inhrente.

    Le terme de dispositif fait lobjet dun traitement particulier dans la mesure o les

    mdiations sont dites prises dans des dispositifs , que des dispositifs de mdiation

    engendrent tel ou tel type de raction, mais surtout que les professionnels du cinma

    emploient eux-mmes ce terme de dispositif ; ce qui pourrait engendrer des

    confusions quil sagit de clarifier. Je ne vais pas analyser cette notion de la mme

    manire que pour la mdiation : le dispositif est mis ds le dpart en dialectique

    avec la mdiation.

  • Chapitre 1 - Les niveaux de dfinition des mdiations et des dispositifs cinmatographiques

    SECTION 1 - EXAMEN DU CHAMP LEXICAL DE LA MEDIATION DANS LE

    MILIEU PROFESSIONNEL

    Pour commencer cette tentative dexplicitation dun terme abondamment employ et

    discut, donnons la parole Laurent Fleury qui rsume clairement lensemble du dbat :

    La mdiation culturelle ne serait-elle quun mot ? Autrement dit, quelles diffrences

    existe-t-il entre laction culturelle prise dans les annes 1960, lanimation culturelle

    promue par Jacques Duhamel dans les annes 1970 et ce quil est convenu dappeler

    aujourdhui, depuis les annes 1990, la mdiation culturelle ? Ne faut-il pas plutt y

    voir les avatars de la dnomination dun mme idal, celui de la dmocratisation de la

    culture, la substitution des mots ne cultivant alors que lillusion du changement ? Si les

    mots ne possdent quune valeur dtiquette, ils servent alors habiller une ralit que

    lon supposerait pr-existante. Leur usage savre politique. Mais il est une autre

    conception de la langue pour laquelle les mots forment un outil, un mode dapproche de

    la ralit et des processus. Leur usage est alors plus scientifique.7

    Cette longue citation donne voir ce qui pose problme : le terme de mdiation

    est employ pour dsigner la fois une pratique et une thorie de cette pratique. Les

    termes d animation , d animateurs , de mdiateurs font partie de ce champ

    lexical que je vais tenter de clarifier.

    Aujourdhui, si la notion de mdiation est aussi bien utilise dans les champs

    thorique que professionnel, notre objectif est de comprendre quelles en sont les

    reprsentations communes, quels sont les traits que lon retrouverait conjointement dans

    la pratique aussi bien que dans la thorie. Jean Caune lcrit en ces termes :

    La mdiation comme projet social ne peut se contenter de forger des liens phmres,

    elle doit aussi participer dans la production dun sens qui engage la collectivit.8

    Jean Caune examine la notion de mdiation selon trois approches diffrentes9 : lune

    est de lordre du discours usage sociopolitique qui sert dinstance de lgitimation des

    pratiques. La deuxime est son pendant direct : elle concerne les pratiques sociales dites

    de mdiation - ou dautres non nommes comme telles mais appartenant ces pratiques

    7 FLEURY Laurent, Linfluence des dispositifs de mdiation dans la structuration des pratiques

    culturelles - Le cas des correspondants du Centre Pompidou , Lien social et Politiques, n60, automne

    2008, p. 13. 8 CAUNE Jean, Pour une thique de la mdiation, op. cit., p. 20.

    9 Ibidem, p. 20.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    39

    - ancres dans des espace-temps particuliers. La troisime approche est en revanche

    dordre thorique :

    Elle implique dtablir la gense de la notion et de choisir les points de vue, emprunts

    aux sciences sociales et humaines, qui transforment cette notion du sens commun en un

    instrument de pense, cest--dire un concept. La mdiation, dans cette perspective, est

    alors envisager comme un phnomne qui permet de comprendre la diffusion de

    formes langagires ou symboliques, dans lespace et le temps, qui produisent une

    signification partage dans une communaut. 10

    Il parat ncessaire dexposer les diffrents points de vue qui donnent penser la

    mdiation une chelle thorique pour tenter de conceptualiser la notion et lui donner

    un sens moins quivoque, sans pour autant rduire son sens. Cependant, la dfinition

    thorique de la mdiation se nourrit de la pratique. Il convient de prsenter dabord ces

    pratiques pour ensuite exposer les acceptions thoriques. De mme, comme lobjectif

    consiste comparer les discours des professionnels aux pratiques, danalyser les

    glissements de lun vers lautre, les deux aspects ne sont pas exposs sparment, ce

    stade de la rflexion.

    partir des annes 1980, les professionnels de la culture commencent employer

    lexpression mdiation culturelle pour dsigner diffrentes pratiques. Ainsi, Nathalie

    Montoya pointe dans sa thse11

    , lun des premiers recueils de rflexion consacrs aux

    pratiques professionnelles de mdiation culturelle qui dfinit la mdiation comme une

    activit de mise en relation de la production artistique avec les publics 12

    . Elle explique

    par ailleurs que les premiers travaux analysant les pratiques de mdiation culturelle se

    rfrent aux dfinitions mises en uvre par les professionnels. Pour Elisabeth Caillet, la

    mdiation est :

    10

    CAUNE Jean, Pour une thique de la mdiation, op. cit., pp. 21-22. 11

    MONTOYA Nathalie, Mdiateurs et dispositifs de mdiation culturelle - Contribution

    ltablissement dune grammaire daction de la dmocratisation de la culture, Les citations qui suivent

    sont reprises des pages 107 110. 12

    Les pratiques de mdiation dsignent aujourdhui les modalits de mise en relation de la production

    artistique avec les publics. Elles requirent des connaissances et un investissement particulier de la part

    des professionnels du secteur culturel et du champ social. CHAVIGNY Dominique, Avant-propos ,

    in : ESTHER Francis, SAEZ Guy, HENNION Antoine et al., Passages Public(s) - Points de vue sur la

    mdiation artistique et culturelle, Lyon, ARSEC, Dlgation au dveloppement et aux formations, 1995,

    p. 6.

  • Chapitre 1 - Les niveaux de dfinition des mdiations et des dispositifs cinmatographiques

    Lensemble des fonctions relatives la mise en relation des uvres proposes par une

    structure culturelle avec les populations, cest--dire les publics actuels et potentiels13

    .

    Nathalie Montoya cite encore lassociation MEDIATION CULTURELLE14

    qui propose dans

    sa charte de la mdiation culturelle une dfinition de lactivit15

    : la mdiation est ce

    qui est entre dun ct, des personnes, des visiteurs, des gens, des publics, des

    usagers, des amateurs et de lautre ct, des objets matriels ou immatriels, un

    territoire, des ides, des uvres .

    Ce type de dfinition est encore trs large. Pour essayer dclaircir davantage ce qui

    signifie la mdiation , commenons par voir comment le mdiateur est dfini par

    les praticiens. Pour lnoncer rapidement, presque comme une hypothse, je pourrais

    crire que la vise principale des mdiateurs est douvrir, travers le film, la relation

    que les lves entretiennent avec le monde. Mon objectif est darriver faire en sorte

    quils [les lves] aient lintention de rflchir sur leur philosophie dans le monde 16

    :

    voil des noncs rcurrents lors des entretiens mens auprs des mdiateurs. Si on

    largit la notion d intention de Michael Baxandall, dont il sempare pour expliquer

    lhistoire des objets, tout ce qui a trait la rception, on saperoit trs vite quil existe

    galement des directives qui guident les faons de faire la mdiation. Lintention, selon

    Michael Baxandall, est larrire-plan causal [qui] contient toujours un lment de

    volition 17

    ou encore :

    Lintention, cest laspect projectif [projet] des choses. [] Il ne sagit donc pas de

    reconstituer ltat desprit dans lequel a pu se trouver, un moment donn, tel ou tel

    individu, mais de comprendre les conditions dapparition dun objet.

    Les discours produits par les mdiateurs interrogs mettent en lumire les intentions

    des diffrentes faons de faire la mdiation et les conditions dapparition de la

    mdiation.

    13

    CAILLET lisabeth, lapproche du muse - La mdiation culturelle, Lyon, PUL, 1995. 14

    Lassociation Mdiation culturelle propose aux chercheurs et aux professionnels des muses, centres

    dart, sites, comuses, lieux dexposition, CCSTI... de se rassembler et de rflchir ensemble aux enjeux

    de la mdiation et sa mise en uvre dans les institutions culturelles. Depuis sa cration en 1999,

    lassociation participe la dfinition et la reconnaissance des mtiers de la mdiation culturelle.

    http://mediationculturelle.free.fr (consult le 12.07.2009) 15

    Lors de la journe de prsentation de cette charte, la Villette, le 11.01.2008. 16

    Extrait dun entretien men le 06.06.2006 auprs de lanimateur jeune public de CINEMA 93, association

    de groupement des salles de Seine Saint-Denis. 17

    BAXANDALL Michael, Formes de lintention - Sur lexplication historique des tableaux, Paris,

    Jacqueline Chambon, 1991, p. 79.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    41

    Seulement, il est difficile de caractriser le mdiateur de cinma : ni uniquement

    pdagogue, ni seulement artiste, la mdiation travaille (naturellement) dans une

    logique de lintermdiaire, une logique du mixte 18

    o lon trouve conjointement des

    artistes, des pdagogues parfois en une mme personne. Mais si lon sattarde sur la

    faon dont le mdiateur se nomme, on remarque que la mdiation nest pas un simple

    intermdiaire : elle est une zone dinterprtation et de redfinition des espaces dans

    lesquels elle se met en uvre. Le mdiateur nest pas un simple relais entre la mdiation

    du cinma et le sens confrer cette mdiation, mais bien un participant actif la

    construction de ce sens social par linterprtation quil fait de la mdiation.

    Ainsi, le vocabulaire employ pour se nommer engendre des connotations dans le

    domaine de lducation au cinma o un code linguistique implicite est tabli : lemploi

    dun terme, plutt que dun autre, marque une obdience tel ou tel courant

    pdagogique. Chaque dnomination relve dune conception thorique diffrente de la

    pdagogie. Par exemple, la personne charge de lassociation UN CINEMA, DU COTE DES

    ENFANTS rejette radicalement lexpression jeune public qui connoterait une cible, une

    niche marketing , alors que lexpression les enfants 19

    constituerait un terme plus

    gnrique et neutre - et considr comme plus noble peut-tre.

    De prime abord, le point commun toutes ces dnominations de mdiateurs consiste

    en une oscillation permanente entre les uvres et les enfants et une initiation des

    enfants lunivers du cinma. Antoine Hennion formule cette oscillation de la sorte :

    Au lieu de voir les mdiateurs culturels comme les instruments de transmission entre

    des ralits premires obissant leurs logiques propres - lart dun ct et le public de

    lautre -, les ralits sont le rsultat dun travail de mdiation qui consiste prcisment

    tablir ce partage, produire simultanment, et lun par lautre, lobjet culturel et son

    public.20

    Voici quelques-unes des figures rcurrentes auxquelles pourrait se rattacher le

    mdiateur pour qualifier son action : le pdagogue, le passeur, lintervenant et le

    mdiateur.

    18

    CAILLET lisabeth, Lambigut de la mdiation culturelle : entre savoir et prsence , Publics et

    Muses, n5, janvier-juin 1994, p. 70. 19

    Son association sintitule UN CINEMA, DU COTE DES ENFANTS et il prononce virgule lorsquil la cite afin

    quon comprenne bien la primaut de lart, montrer aux enfants. 20

    HENNION Antoine, Les professionnels du disque - Une sociologie des varits, Paris, Mtaili, 1982,

    pp. 384-385.

  • Chapitre 1 - Les niveaux de dfinition des mdiations et des dispositifs cinmatographiques

    La mdiation : un pendant de la pdagogie

    Le premier terme auquel on pense pour dsigner le mdiateur serait logiquement

    celui de pdagogue puisque la mdiation dont il est question est relative une forme

    de transmission, dducation au sens large du terme. Au sens tymologique du terme, le

    pdagogue dsigne lesclave qui, en Grce antique, soccupait de lenfant, en

    laccompagnant lcole et le ramenant. Ce mdiateur amne puis il sclipse.

    Lesclave duque lenfant en marchant et en posant des questions : en forant le trait, il

    se situe du ct de la maeutique, de celui qui permet de faire exprimer les

    connaissances de lautre. lcoute de certains professionnels de la mdiation, on

    pourrait croire que cette appellation trouve des chos dans leur conception de la

    pratique :

    Pour moi, tout repose sur la thorie du gai savoir. Je pense que cest quelque chose qui

    ne repose pas sur un savoir universitaire qui serait donn lavance mais que ce travail

    de thorie vient en marchant. Cest a que jessaie de faire avec les publics, par le biais

    de la parole ou par lcrit ou mme par un travail cinmatographique. Utiliser les

    moyens de laudiovisuel pour analyser le cinma qui depuis sest multipli.21

    Seulement, ce mot semble dabord trop gnrique pour que les mdiateurs puissent

    se reconnatre : lors des entretiens, aucun dentre eux ne sest dfini en employant ce

    terme. La notion de pdagogue est mme souvent connote pjorativement22

    : les

    acteurs de lducation au cinma critiquent les faons dduquer - cest--dire une

    approche progressive, didactique, de luvre grce la parole intermdiaire - par

    lemploi du terme pdagogisme . Andr Malraux fut le premier lemployer en

    refusant justement ce quil appelait alors le pdagogisme pour dfendre sa position

    selon laquelle les grandes uvres de lhumanit se rvlaient par le choc esthtique .

    Alain Bergala, travers son ouvrage intitul Lhypothse cinma : Petit trait de

    transmission du cinma lcole et ailleurs23

    , explique son refus de sinscrire dans un

    quelconque courant pdagogique prexistant. Depuis une vingtaine dannes, Alain

    Bergala sest impos comme la figure dautorit de tout ce que sous-tend la mise en

    21

    Extrait dun entretien men le 24.03.2004 auprs dun spcialiste du cinma danimation, auteur de

    Cahiers de notes sur 22

    Il ma t rapport que ce serait Danile Mitterand, en sexclamant un jour quelle sale mot que

    pdagogue ! qui aurait souill dfinitivement ce terme pour lui donner sa connotation pjorative quon

    lui attribue aujourdhui. 23

    BERGALA Alain, Lhypothse cinma - Petit trait de transmission du cinma lcole et ailleurs,

    Paris, Cahiers du cinma, Essais, 2002.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    43

    place de dispositifs en matire de pdagogie cinmatographique24

    . Or, dans ce trait,

    lauteur qualifie les autres types de pdagogie d anglisme pdagogique , de

    pdagogiquement bien-pensant ou encore dide bien anglique - expression qui

    revient deux reprises. Hritire des conceptions de Michel de Montaigne et de Jean-

    Jacques Rousseau, la pdagogie ancienne serait du dressage, [] et de lefficacit

    tous crins, oppose la vritable pdagogie 25

    . Ainsi, il considre toutes les autres

    pdagogies comme rassurantes et dsutes ; ce quil prsente serait alors novateur,

    excitant par son risque de renverser la vieille pdagogie. ce titre, lemploi de noms

    communs renvoyant au champ lexical du danger est frquent. Voici quelques exemples

    de formules quon retrouve rgulirement :

    Une des difficults majeures, dans une pdagogie du passage lacte, consiste []26

    Le risque majeur consiste [], cet outil vient dvoyer lexprience du passage lacte

    pour mieux colmater la peur. [] Ce qui est en jeu, cest souvent la peur du pdagogue

    pour qui le story-board joue le rle de pare-angoisse27

    . Dans lacte de cration du

    cinma, une des plus grandes difficults, et la cause de bien des ratages [].28

    Le

    danger pdagogique majeur serait de [].29

    Le pdagogisme serait synonyme de paresse intellectuelle pour des enfants qui

    lon pointe les connaissances quils doivent comprendre et acqurir. Un rdacteur des

    Cahiers de notes sur30

    tient galement ce propos :

    Moins on est dans la pdagogie, plus on veut avoir un type de discours, donc ce nest

    plus de la pdagogie, cest du pdagogisme. On fait semblant, donc on laisse tomber et

    on se coupe de tout ce qui peut tre intressant.31

    Si le qualificatif pdagogue est rejet car courant le risque dtre connot du ct

    dun pdagogisme redout, il convient dexposer prsent les deux figures que jai

    pu observer sur le terrain de lducation au cinma afin de brosser un portrait

    schmatique des postures de mdiateurs. Ces deux figures se situent aux deux extrmes

    dune chelle qui irait du passeur - le mdiateur qui fait corps avec la pratique

    artistique -, l intervenant - le mdiateur dtach et neutre. Ces deux figures ont t

    24

    Cet ouvrage est dj traduit dans de nombreux pays : en Italie, en Espagne, au Brsil et a t rdit

    quatre fois en Allemagne. Jy reviens dans la deuxime partie - dernire section -, propos de la France

    comme exception culturelle en matire dducation au cinma. 25

    Ibidem. Les termes cits se trouvent par ordre p. 30, p. 48, p. 87 et p. 108, puis p. 34. 26

    Ibidem, p. 119. 27

    Ibidem, p. 122. 28

    Ibidem, p. 93. 29

    Ibidem, p. 103. 30

    Voir Annexe 5 - Extraits dun Cahier de notes sur... . 31

    Extrait dun entretien men le 03.12.2004 auprs dun auteur de Cahiers de notes sur

  • Chapitre 1 - Les niveaux de dfinition des mdiations et des dispositifs cinmatographiques

    labores partir de conceptions nonces et de lobservation des pratiques. Elles

    pourraient se reflter dans une dichotomie intervenant / passeur qui transparat dans une

    phrase du cinaste Jean-Luc Godard : il y a la culture qui est de la rgle, il y a

    lexception qui est de lart. 32

    La culture serait du ct de lintervenant qui veut donner

    une connaissance objective du cinma ; alors que lart se situerait du ct du passeur.

    Le passeur : un geste artis tique

    Le geste qui symbolise le mieux la conception du mdiateur comme passeur est

    celui que Grard Lefvre, lancien coordinateur dcole et cinma de Paris, excute

    lorsquil finit de parler aux enfants dans la salle et quil montre du doigt la cabine de

    projection et claque son pouce avec son majeur en signal du lancement du film. Ce

    signe est dailleurs souvent repris par les enfants qui limitent en essayant de claquer

    des doigts comme il le fait. Lors de la constitution dun dossier pour lassociation UN

    CINEMA, DU COTE DES ENFANTS, dont Grard Lefvre tait directeur, des paroles ont t

    rcoltes et un projectionniste interrog sest exprim en ces termes :

    Quand, dun grand geste, il [Grard Lefvre] invite le projectionniste teindre les

    lumires pour que le film dbute, quand tous les enfants se retournent en imitant son

    geste, vers la cabine de projection, on se sent un peu lme du projectionniste dun

    cinma bien connu : le cinma Paradiso.33

    Ce geste semble le mieux reprsenter le passage, du mdiateur au projectionniste, qui

    va clairer ensuite lcran : le passeur est celui qui fait circuler le dsir du cinma, dun

    lieu symbolique un autre. Grard Lefvre emploie lui-mme ce terme :

    Ce faisant, javais le sentiment profond dtre fidle moi-mme : dabord faire

    partager un plaisir, en passant un peu de ce qui ma constitu. Car ne ma jamais quitt

    ce dsir violent de passer dautres, les plus jeunes ou mes pairs, de vivre ensemble ce

    plaisir charnel, sensuel, voir et revoir des films [].34

    Daprs les lectures, les entretiens ou discours divers, la notion de passeur semble

    tre celle que revendiquent les personnes engages dans la mdiation

    32

    GODARD Jean-Luc, Je vous salue, Sarajevo, Suisse, Documentaire, couleur, 2, 1993 puis repris

    dans : GODARD Jean-Luc, JLG/JLG, France, Fiction, couleur, 58, 1995. Alain Fleischer le reprend

    galement dans son documentaire sur le cinaste : Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard,

    120, 2009. 33

    Propos dun projectionniste retenus dans le dossier de prsentation dUN CINEMA, DU COTE DES ENFANTS,

    p. 14. 34

    LEFEVRE Grard, Dossier de prsentation dUN CINEMA, DU COTE DES ENFANTS, p. 18.

  • Premire partie - Une approche pragmatique des mdiations

    45

    cinmatographique comme forme de militantisme. De nombreuses personnes emploient

    ce mot qui devient alors une sorte de ssame - pour rester dans le champ lexical du

    passage - compris par tous les cinphiles qui ont vcu les annes 50-7035

    , heures de

    gloire de la cinphilie, de la cration du cinma moderne, de lanimation

    socioculturelle... Alain Bergala dfend la notion de passeur :

    On nenseigne pas le cinma mais on le transmet, on le passe , comme disait Serge

    Daney et pour quil y ait passeur, il faut quil y ait danger et interdit. Un passeur est

    quelquun qui passe illgalement des denres interdites une frontire. [] Non

    seulement il faut de la loi, mais galement de laltrit.36

    Dailleurs, Serge Daney a utilis ce mot travers de nombreux crits dont voici un

    exemple des plus explicites quant au sens donn cette notion :

    Nous tions une poigne, au lyce Voltaire, tre entrs subrepticement en cinphilie.

    Cela peut se dater : 1959. [] tre cinphiles, ctait simplement ingurgiter,

    paralllement celui du lyce, un autre programme scolaire, calqu sur le premier, avec

    les Cahiers jaunes comme fil rouge et quelques passeurs adultes qui, avec la

    discrtion des conspirateurs,