pierre bourdieu, l'inconscient d'ecole (2000)

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Pierre Bourdieu L'inconscient d'école In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 135, décembre 2000. pp. 3-5. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. L'inconscient d'école. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 135, décembre 2000. pp. 3-5. doi : 10.3406/arss.2000.2696 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_2000_num_135_1_2696

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Article published in Actes de Recherche en Science Sociales 135 (Dec. 2000)

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Page 1: Pierre Bourdieu, L'Inconscient d'Ecole (2000)

Pierre Bourdieu

L'inconscient d'écoleIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 135, décembre 2000. pp. 3-5.

Citer ce document / Cite this document :

Bourdieu Pierre. L'inconscient d'école. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 135, décembre 2000. pp. 3-5.

doi : 10.3406/arss.2000.2696

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_2000_num_135_1_2696

Page 2: Pierre Bourdieu, L'Inconscient d'Ecole (2000)

Pierre Bourdieu

L'inconscient d'école

Le système des schèmes cognitifs qui sont au principe de la construc­tion de la réalité et qui sont communs à l'ensemble d'une société, à un moment donné, constitue l'inconscient culturel ou, mieux, le

«transcendantal historique» qui fonde le sens commun (ou la doxa), c'est-à-dire tout ce qui est taken for granted, qui va de soi, qui va sans dire. Ce « transcendantal historique » est sans doute, de tous les aspects de la réalité historique, celui que les historiens ont le plus de chances d'igno­rer, et pas seulement parce qu'il n'y en a pas de trace dans les documents historiques qui, par définition, ne l'enregistrent pas (à la façon de celui que Hegel appelle « l'historien original », qui, parce qu'il vit dans l'époque même qu'il décrit, raconte tout sauf l'essentiel, qui va de soi).

L'inconscient (ou transcendantal) scolaire est l'ensemble des structures cognitives qui, dans ce transcendantal historique, est imputable aux expé­riences proprement scolaires, et qui est donc en grande partie commun à tous les produits d'un même système scolaire - national - ou, sous une forme spécifiée, à tous les membres d'une même discipline. Il est ce qui fait que, par-delà les différences, liées notamment aux disciplines, et les concurrences, les produits d'un même système scolaire national présen­tent un ensemble de dispositions communes, souvent imputées à un « caractère national » qui font qu'ils peuvent s'entendre à demi-mot, et que beaucoup de choses vont sans dire, qui ne sont pas les moins essen­tielles, comme ce qui, à un moment donné du temps, mérite ou ne mérite pas discussion, ce qui est important et intéressant (un « beau sujet » ou, au contraire, une idée ou un thème « banal » ou « trivial »).

L'inconscient scolaire est un arbitraire historique qui, du fait qu'il a été incorporé et, par là, naturalisé, échappe aux prises de la conscience -notamment parce qu'il porte à appréhender comme naturelles les struc­tures dont il est le produit. Étant peu à peu devenu consubstantiel à l'acti­vité intellectuelle, il ne peut être saisi que dans ses manifestations ou ses effets objectifs, c'est-à-dire par l'enquête empirique, historique ou socio­logique, fonctionnant comme expérience épistémologique. La doxa, croyance qui ne se connaît pas comme telle, est plus difficile à déraciner que tous les dogmes et, lorsqu'elles touchent au socle d'évidences et de pré­supposés inconscients qui la constituent, les luttes universitaires peuvent revêtir une violence extrême . Ainsi, par exemple, l'orthographe (comme la grammaire) est une orthodoxie qui, en se naturalisant, s'est convertie en doxa et certains écrivains peuvent être prêts à mourir pour l'accent cir­conflexe ou la manière d'écrire tel ou tel mot (nénuphar ou nénufar ?) dont, tout récemment encore, ils ont voulu défendre la graphie droite.

Ces structures cognitives sont le produit du travail d'inculcation expli­cite qu'accomplit le système d'enseignement, mais aussi et surtout de l'inculcation structurale sans intention ni sujet, qui s'opère au travers de

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Page 3: Pierre Bourdieu, L'Inconscient d'Ecole (2000)

l'immersion dans un environnement structuré : on peut ainsi supposer que les grandes divisions (et hié­rarchies) scolaires, en disciplines, en formes d'exer­cices (cours magistral vs séminaire par exemple), tendent à se reproduire dans des principes de vision et de division spécifiques, eux-mêmes enveloppés dans des principes plus généraux qui les soutiennent (l'opposi­tion entre deux disciplines, les lettres et la grammaire ou la philologie, l'histoire et la géographie, ou entre deux spécialités, la métaphysique et l'histoire de la philosophie ou la philosophie des sciences, pouvant par exemple recouvrir l'opposition entre le brillant et le sérieux).

C'est dire que l'analyse de cet inconscient doit s'appliquer en priorité à la relation, jusqu'à ce jour à peine explorée, entre les structures institutionnelles (l'histoire des disciplines par exemple) et les structures cognitives ou, plus précisément, leur objectivation dans des savoirs et des connaissances. L'histoire des formes institutionnalisées de production, de commu­nication ou d'évaluation de la connaissance, et aussi des différences techniques d'enregistrement et d'accumu­lation du savoir ou des techniques d'organisation des données n'est pas à elle-même sa fin. Rien ne serait sans doute plus précieux qu'une généalogie (comparative) d'institutions telles que dialogue, disputatio, disputes des collèges jésuites, cours magistral, leçon inaugu­rale, séminaire, colloque, examen oral (y compris la soutenance de thèse) et, aujourd'hui, vidéo-éonférence ou internet. Mais une telle recherche ne remplirait pleinement sa fonction que si elle se donnait pour but explicite de déterminer si et comment ces dispositifs structurent les formes cognitives, notamment en ana­lysant les situations où le changement des formes de communication entraîne des transformations des formes de pensée.

Dans ce travail d'objectivation de l'inconscient his­torique, le chercheur (historien, ethnologue ou socio­logue) s'affronte à deux inconscients, l'inconscient qu'il prend pour objet et son propre inconscient uni­versitaire (lié à des traditions nationales et discipli­naires) qu'il doit prendre aussi pour objet sous peine de l'investir sans le savoir dans son analyse de l'in­conscient historique des autres. Le travail de double objectivation s'accomplit à travers une comparaison méthodique entre l'environnement social, et tout spé­cialement universitaire, de l'objet étudié et l'univers dans lequel se trouve pris l'analyste, qui est toujours exposé, lorsqu'il omet de se mettre lui-même en jeu, à se laisser enfermer dans le piège des fausses évidences d'un monde académique trop familier. L'histoire (comme l'ethnologie) ne remplit pleinement sa mis­sion que lorsqu'elle fonctionne aussi comme un ins­trument d'objectivation du sujet de l'objectivation,

PIERRE BOURDIEU

c'est-à-dire comme un moyen spécialement puissant d'objectiver, en les historicisant, les structures cogni­tives, historiquement (et scolairement) constituées, que l'historien engage dans son travail historique. Ce travail d'objectivation de l'inconscient du chercheur s'accomplit non dans l'illumination soudaine d'une subite révélation, mais plutôt à travers l'accumulation progressive de tout ce qui s'apprend dans le va-et-vient prolongé entre l'observation de l'objet et l'observation de l'observateur, de tout ce que l'observation de l'objet révèle sur l'observateur et de tout ce que l'observation de l'observateur révèle sur l'objet.

Dans ce travail d'objectivation réflexif, la méthode comparative est, de toute évidence, indispensable parce qu'elle a pour effet premier de « débanaliser» le banal, de rendre étrange l'évident par la confrontation avec des manières de penser et d'agir étrangères, qui sont les évidences des autres. Et le colloque interdis­ciplinaire et international remplit en ce cas pleine­ment sa fonction en permettant de tirer parti au maximum de l'effet de débanalisation que produit la confrontation de différents inconscients disciplinaires et nationaux 1. À la façon de la formation des cités antiques qui, en rapprochant des tribus et des tradi­tions séparées, forçait à découvrir que tant de choses dont on croyait qu'elles étaient ce qu'elles étaient « par nature » (phusei), n'étaient telles que « par la loi» (nomô), c'est-à-dire en vertu de l'arbitraire d'une tradition parmi d'autres, la confrontation de spécia­listes de nations différentes et, par surcroît, de disci­plines étrangères produit nécessairement (comme, sans doute à un moindre degré, le rassemblement de leurs contributions dans un même numéro de revue) l'effet d'estrangement, décrit par les formalistes russes, qui est une des conditions sinon de la découverte de l'inconscient, du moins de la découverte de son exis­tence et de sa puissance. Elle oblige en effet à aperce­voir que, à travers l'inculcation de schèmes cognitifs arbitraires, contingents, historiques, l'École a inscrit dans la pensée, dans ses automatismes les plus patents, mais aussi dans ses improvisations en appa­rence les plus libres, tout un corps opaque d'impensé, fossilisé, naturalisé, auquel, paradoxalement, seule l'historicisation peut redonner vie, dont seule l'histo­ricisation peut libérer.

Les structures cognitives se livrent par priorité dans tout ce qui concerne les classements et la science de l'inconscient académique doit retourner contre elle­même les instruments de connaissance qu'elle a élabo­rés pour et par la connaissance des « formes primitives de classification », comme disaient Durkheim et

l - CL le colloque de Neuchâtel, 3 décembre 1999.

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Page 4: Pierre Bourdieu, L'Inconscient d'Ecole (2000)

L'INCONSCIENT D'éCOLE

Mauss, c'est-à-dire de systèmes classificatoires tels que ceux que l'ethnobotanique et l'ethnoscience ont mis au jour, grâce notamment à des techniques comme l'ana­lyse componentielle. Elle peut ainsi dévoiler les schèmes cognitifs que tous ceux qui ont été soumis à l'inculcation scolaire implicite ou explicite mettent en œuvre dans leurs opérations explicites de classement 2 ,

et, plus largement, dans leurs «choix» pratiques, et aussi les conditions sociales de production et de repro­duction de ces schèmes. Ces classements, ces prin­cipes de division, qui sont inscrits à la fois dans la réalité (dans la structure même de l'espace, sur les affiches des cours, sur les bulletins scolaires, dans les plans et les tables des matières, etc.) et dans les cer­veaux, sont sans cesse l'instrument et l'enjeu de luttes des classements, luttes cognitives qui sont aussi, tou­jours, pour une part, des luttes de pouvoir. En effet, dans un univers où les luttes pour la connaissance sont aussi des luttes pour la reconnaissance, elles visent à légitimer des hiérarchies ou à les mettre en question, à les renverser~ et elles ont pour enjeu la conservation ou la transformation de l'ordre cognitif établi, de l'ordre que, pour évoquer Spinoza, j'appellerai gnoséologico­politique. Faire reconnaître une nouvelle manière de faire de la littérature, de la peinture ou de la science, faire homologuer une nouvelle discipline, imposer comme intéressant, important, un nouvel objet, c'est transformer les rapports de force symboliques, et aussi matériels, en instituant une nouvelle distribution des profits matériels et symboliques procurés par les pra­tiques correspondantes.

Même si elles sont relativement protégées contre le changement par le fait que, comme les structures lin-

guistiques, elles échappent partiellement aux prises de la conscience, les structures cognitives changent sous l'effet des luttes dont elles sont l'objet, mais aussi en fonction des transformations des équipements, des techniques et des instruments cognitifs disponibles. Je pense par exemple à ce que Vigotsky appelle stimuli­instruments (par opposition aux stimuli-objets), c'est­à-dire des objets comme le nœud au mouchoir ou l'entaille dans un bâton, mais aussi l'agenda, l'emploi du temps, le calendrier, la généalogie, les notes (de cours), outils de connaissance qui changent la struc­ture de la connaissance (comme Goody l'a montré à propos de l'écriture, simple instrument de transcrip­tion qui a complètement changé les modes de connais­sance ou comme on le dit à propos de l'ordinateur), qui transforment leur utilisateur et ses fonctions psy­chiques, mémoire, attention, etc.

Cette analyse de l'inconscient cognitif conduit au principe de certains des malentendus structuraux qui affectent la communication internationale, même dans sa dimension scientifique. L'ethnocentrisme (ou le chronocentrisme), contre lequel on est en garde quand on a affaire à des sociétés très éloignées dans le temps et dans l'espace, paraît beaucoup moins probable et beaucoup moins dangereux quand il s'agit du Moyen Âge, ou du XlXe siècle, et, a fortiori, du monde contem­porain. L'illusion de l'évidence nous sépare de nous­mêmes, de notre propre inconscient historique, donc, de tous ceux, contemporains ou non, proches ou loin­tains, qui ne l'ont pas en commun avec nous. C'est pourquoi il faut historiciser les modes de pensée, non pour les relativiser, mais, paradoxalement, pour les arracher à l'histoire.

2 -j'ai tenté une première mise en œuvre de ce programme que j'avais exposé, un peu prématurément, dans un article intitulé «Systèmes d'enseignement et systèmes de pensée» (Revue internationale des sciences sociales. Fonctions sociales de l'éducation, XlX, 3, l96ï, p. 36 ï -388), dans une sorte d'analyse expérimentale des schèmes classificatoires que les professeurs français mettent en œuvre dans leurs opérations de classement (cf. Pierre Bourdieu et Monique de Saint Manm. «Les catégories de l'entendement professoral», Actes de la recherche en sciences sociales. 3, mai l9ï5, p. 68-93).