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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 1 Perspectives sur les recherches en didactique
Perspectives sur les recherches
en didactique des mathématiques
Anna SIERPINSKA
Concordia University - Montréal
âWhatâs the use in having mathematics all the time, and writing?
Better tell us something, about the earth, or even history, and we
will listen,â say all.
L. N. Tolstoy, The School at YĂĄsnaya PolyĂĄna.1
Je me suis proposée de vous parler de certaines approches dans les recherches sur
lâenseignement et lâapprentissage des mathĂ©matiques qui se font dans plusieurs pays
de lâEurope et de lâAmĂ©rique du Nord. Mais, je ne vous propose pas un discours
acadĂ©mique. Comme le colloque a Ă©tĂ© organisĂ© Ă lâoccasion de la â fĂȘte des
mathĂ©matiques â soit de lâannĂ©e mondiale des mathĂ©matiques, jâai dĂ©cidĂ© de me
joindre Ă cet esprit de fĂȘte et vous amuser un peu, je lâespĂšre, en vous offrant une
sorte de satyre. Ma prĂ©sentation aura la forme dâun rĂ©cit Ă©pique, une paraphrase des
aventures dâOdysseus (appelĂ© parfois aussi Odysse ou Ulysse). Je prendrai un
â subtil â petit problĂšme dâarithmĂ©tique et jâen ferai un personnage qui sera mon
Odysseus. Je le ferai voyager Ă travers plusieurs lieux de recherches, et je vous
conterai son âOdyssĂ©eâ, ou plutĂŽt, sa DidactĂ©e, câest-Ă -dire ses aventures et ses
observations.
Le problĂšme que jâai choisi est le cĂ©lĂšbre problĂšme des faucheurs dont on dit
quâil Ă©tait un des favoris de Lev NikolaĂ©vitch TolstoĂŻ (lâauteur de Anna Karenina et
La guerre et la paix) qui aimait le donner aux enfants et aux adultes illettrés dans son
Ă©cole Ă YĂĄsnaya PolyĂĄna2.
1 Tolstoy, L.N. 1967: Tolstoy on Education. Translated from the Russian by Leo Wiener. Chicago and London: The
University of Chicago Press, pp. 227-360, p. 244.
2 Perelman, Ya. I. 1979: Algebra can be fun. Moscow: Mir.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 2 Perspectives sur les recherches en didactique
ou le merveilleux voyage dâun subtil problĂšme dâarithmĂ©tique
Je vous prĂ©sente dâabord Odysseus :
Une
Ă©quipe
de faucheurs
avait
pour tùche de faucher deux prés
dont lâun Ă©tait deux fois plus grand que lâautre.
Pendant une demi-journĂ©e lâĂ©quipe
travailla sur le grand pré.
Puis, lâĂ©quipe se
sépara en deux
groupes Ă©gaux.
Un des groupes resta
dans le grand pré et finit
de le faucher vers le soir.
Le deuxiĂšme groupe faucha
le petit pré, mais, au soir,
il restait encore une
partie Ă faire.
Cette partie
a été fauchée
le lendemain par un seul
faucheur en une journée de travail.
Combien dâhommes lâĂ©quipe comptait-elle?
Pour commencer le rĂ©cit, imaginons quâOdysseus sâen va Ă la guerre de la
MathĂ©matique Moderne qui secoue lâEurope et lâAmĂ©rique dans les annĂ©es mille
neuf cents soixante. Câest une guerre entre lâArithmĂ©tique et la GĂ©omĂ©trie dâune part
et lâAlgĂšbre, de lâautre. Et câest une drĂŽle de guerre, parce quâil nây a ni vainqueurs
ni vaincus; mais tous les camps y perdent leur innocence. Il y a, quand mĂȘme, des
hĂ©ros, et Odysseus en est un: il dĂ©fie lâalgĂšbre et donne un sens nouveau Ă
lâarithmĂ©tique.
Mais, ayant ainsi irrité le dieu AlgébricaÎn (Figure 0), Odysseus va errer
longtemps dans les Ăźles et les Ăźlots de â lâArchipel Didactique â avant de revenir dans
son pays natal. Je vous invite Ă le suivre.
Voici, dâabord, le plan de son voyage (Figure 1).
Odysseus au Triangle ĂpistĂ©mologique
ArrivĂ©, un beau matin, sur un triplet dâĂźlots dĂ©nommĂ© âTriangle ĂpistĂ©mologiqueâ,
Odysseus se trouva pris au piÚge. Le voilà maintenant enfermé dans une classe de
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 3 Perspectives sur les recherches en didactique
mathĂ©matiques oĂč AlgĂ©bricaĂŽn, sous lâapparence de la maĂźtresse dâĂ©cole, le donne
aux enfants de 14 ans. La classe avait travaillé au cours des derniÚres semaines sur le
thÚme des équations du premier degré.
Ce nâest pas une classe comme les autres. La maĂźtresse est une Ă©tudiante et
elle fait son stage dans cette école. Il y a des micros partout, une caméra vidéo qui
filme le déroulement de la leçon, et au fond, trois messieurs trÚs sérieux qui
observent attentivement ce qui se passe et prennent des notes. Mais ils ne voient pas
et ne pensent pas Ă la mĂȘme chose.
Le premier est philosophe; il se demande: âQuâest-ce que je fais ici? Est-ce
que le compte rendu que je vais écrire aprÚs cette leçon fera état de la réalité ou de
ma perception de la rĂ©alitĂ©? Si jâessaie plus tard dâexpliquer mes observations en
construisant une théorie, quelle sera la nature de cette théorie? Sera-t-elle une
thĂ©orie scientifique, donc falsifiable? Peut-ĂȘtre pas. Peut-ĂȘtre cette thĂ©orie
appartiendra-t-elle plutĂŽt Ă lâhermĂ©neutique, lâart de lâinterprĂ©tation des textes
puisque, finalement, tout ce que nous aurons aprÚs cette leçon, ce sera un protocole,
donc un texte?â3
Le deuxiĂšme monsieur est dâun caractĂšre beaucoup plus vif; il sursaute sur sa
chaise Ă chaque fois quâil reconnaĂźt un pattern familier dâinteraction entre la
maĂźtresse et les enfants. Le voilĂ maintenant tout ouĂŻe: il voit la maĂźtresse guider les
enfants vers une solution. Il reconnaĂźt le pattern si bien connu de âlâentonnoirâ4.
MaĂźtresse: Alors, mes enfants, comment allons-nous rĂ©soudre ce problĂšme? Lisa? Lisa: Moi, jâai dâabord supposĂ© quâil y a quatre faucheurs, alors, avant-midi ils ont fauchĂ© ensemble quatre rectangles comme ça du grand prĂ© (Lisa dessine au tableau quatre rectangles)
3 Le caractĂšre du personnage de â philosophe â est sensĂ© Ă©voquer les travaux de Hans-Georg Steiner. Mais plus
gĂ©nĂ©ralement, les questions sur le statut Ă©pistĂ©mologique et institutionnel des recherches sur lâenseignement et
lâapprentissage des mathĂ©matiques ont Ă©tĂ© traitĂ©es, par exemple, dans Sierpinska, A. & Kilpatrick, J. (Eds.) (1998):
Mathematics Education as a Research Domain: A Search for Identity. An ICMI Study. Dortrecht: Kluwer Academic
Publishers.
4 Bauersfeld, H. (1978): Kommunikationsmuster im Mathematikunterricht â Eine Analyse am Beispiel der
Handlungsverengung durch Antworterwartung. In H. Bauersfeld et al. (Eds.), Fallstudien und Analysen zum
Mathematikunterricht. Hannover: Schrödel, pp. 158-70.
Voir aussi:
Wood, T. 1998: Alternative Patterns of Communication in Mathematics Classes: Funneling of Focusing? In H.
Steinbring, M.-G. Bartolini-Bussi, A. Sierpinska (Eds.), Language and Communication in the Mathematics Classroom.
Reston, VA: NCTM, Inc., pp. 167-178.
Et:
Voigt, J. 1995: Thematic Patterns of Interaction and Sociomathematical Norms. In P. Cobb and H. Bauersfeld (eds.),
The Emergence of Mathematical Meaning: Interaction in Classroom Cultures. Hillsdale, N.J.: Lawrence Erlbaum
Associates, pp. 163-202.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 4 Perspectives sur les recherches en didactique
Et puis, lâaprĂšs-midi, il nây avait, dans le grand prĂ©, que la moitiĂ© de lâĂ©quipe, donc deux
faucheurs, alors ils ont fauché deux rectangles comme ça (elle ajoute encore deux
rectangles)
MaĂźtresse (interrompt Lisa): Mais comment peux-tu supposer quâil y avait 4 faucheurs?
Câest justement ce quâon ne sait pas! Et quand on ne sait pas, quâest ce quâon fait, les
enfants? (Silence) Quand on ne sait pas, câest quâune valeur est (elle Ă©lĂšve la voix en
attente dâune rĂ©ponse)
KaĂŻ: inconnue!
MaĂźtresse: Bravo! On pose une inconnue. Avec quelle lettre va-t-on la nommer?
Plusieurs Ă©tudiants: x !
MaĂźtresse: TrĂšs bien, x. Alors x ça va ĂȘtre le nombre des faucheurs. Il y a encore une
chose quâon ne nous dit pas dans le problĂšme, câest (la voix sâĂ©lĂšve en attente dâune
réponse)
Togba: Si les faucheurs Ă©taient tous aussi bons les uns comme les autres, sâil nây en avait
pas de paresseuxâŠ
MaĂźtresse (lâair douteux): HmmâŠ
KaĂŻ: Combien il Ă©tait grand, le grand prĂ©, les mĂštres carrĂ©sâŠ
MaĂźtresse (lâair content): Oui, câest ça! Lâaire quâun faucheur faisait en une demi-journĂ©e.
Mettons a pour cette grandeur. On verra bien, Ă la fin, que cette variable nâest pas trĂšs
importante, mais elle va ĂȘtre utile dans lâĂ©criture de lâĂ©quation. Bon, alors quelle va ĂȘtre
notre équation? Avant-midi, x hommes ont fauché chacun une aire a. Combien ont-il
fauché ensemble?
ĂlĂšves: ax!
MaĂźtresse: Bravo! (Elle pose âaxâ au tableau). Dans lâaprĂšs-midi il y avait la moitiĂ© de
lâĂ©quipe, donc (la voix sâĂ©lĂšve)
KaĂŻ: Un demi de x
MaĂźtresse: Donc, lâaprĂšs-midi, un demi de x dâhommes ont fauchĂ© quelle aire?
ĂlĂšves: Un demi de x fois a!
MaĂźtresse: (ajoute + 1/2ax , en obtenant âax + 1/2 axâ). Dans le petit prĂ©, un demi de x
dâhommes ont aussi fauchĂ© une aire de a chacun lâaprĂšs-midi (elle pose 1/2ax sur la mĂȘme
ligne que lâautre expression, mais plus loin), et le lendemain un seul homme a fauchĂ© le
reste dans une journée. Alors, si un homme fauche une aire de a dans une demi-journée,
quelle aire fauche-t-il en une journée entiÚre?
KaĂŻ: 2a.
MaĂźtresse: (pose â+2aâ Ă droite de lâĂ©criture prĂ©cĂ©dente). Mais on nous dit que le grand
pré est deux fois plus grand que le petit, alors quelle équation allons-nous obtenir?
Togba: Deux fois ce quâon a lĂ , Ă gauche, Ă©gale ce quâon a Ă droite!
MaĂźtresse (le regarde dâun air sĂ©vĂšre): Tu fais toujours la mĂȘme erreur, Togba!
KaĂŻ: Il faut mettre le 2 Ă droite.
MaĂźtresse: Bien sĂ»r! (elle complĂšte lâĂ©quation qui devient: ax + 1/2ax = 2(1/2ax + 2a).
Ensuite elle demande Ă Togba de venir au tableau et de rĂ©soudre lâĂ©quation).
Le monsieur âinteractionnisteâ se rĂ©jouit: il peut ajouter cet Ă©pisode Ă sa
collection dâexemples dâun enseignement qui, sans rien apprendre aux Ă©lĂšves, rĂ©ussit
tout de mĂȘme Ă leur arracher de bonnes rĂ©ponses!
Le troisiĂšme observateur est aussi pensif que le premier mais il paraĂźt un peu
triste. Lui, il penche plutĂŽt du cĂŽtĂ© de lâĂ©pistĂ©mologie. Il songe Ă ce que son MaĂźtre
lui avait dit un jour Ă propos de ce problĂšme. Pour lui, on nâavait pas besoin
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 5 Perspectives sur les recherches en didactique
dâĂ©quations pour modĂ©liser la situation dans ce problĂšme mais, pour le rĂ©soudre, il
nâĂ©tait plus suffisant de penser aux nombres seulement dans leur fonction de compter
les choses. Ce problĂšme faisait ressortir le caractĂšre relationnel des nombres par la
maniÚre dont il se servait des fractions pour décrire les relations entre les grandeurs,
sans donner aucune autre information sur ces grandeurs5. Pourtant, la maniĂšre dont
la maßtresse a conduit ses élÚves à résoudre le problÚme a dépouillé celui-ci de cette
valeur Ă©pistĂ©mologique. En quelque sorte, le concept relationnel de nombre6 sâest
trouvé remplacé, dans la leçon, par une forme algébrique, et réduit à une
manipulation technique des symboles, sans aucun lien avec lâobjet reprĂ©sentĂ© par
cette forme algĂ©brique - et sans ce lien, il ne pouvait y avoir dâĂ©mergence dâun
concept, puisquâun concept est une relation entre un symbole et lâobjet auquel il se
rĂ©fĂšre ou le contexte oĂč il sâapplique7.
La leçon finie, Odysseus réussit, sans beaucoup de peine, à quitter la mémoire
des Ă©lĂšves et Ă se sauver de la classe, profitant dâun moment de confusion, quand
AlgĂ©bricaĂŽn, sous lâapparence de la MaĂźtresse, se trouva attaquĂ© par
lâĂpistĂ©mologue.
Odysseus au Pays des Jeux et Paradoxes
Quand ĂĂŽs aux doigts rosĂ©s, nĂ©e au matin, apparut8, Odysseus arriva en une belle
cité entourée de vignobles. Il choisit deux de ses compagnons et un héraut et les
envoya pour savoir quels hommes nourris de pain habitaient cette terre. Voici ce
quâau retour, le hĂ©raut lui raconta:
Le hĂ©raut: Câest un peuple de joueurs; ils entretiennent constamment entre eux des
jeux de toutes sortes, dont lâenjeu est, en fin de compte, ce quâils appellent le Savoir
MathĂ©matique. Certains nous ont dit quâils âmettent en jeu leurs Connaissances
MathĂ©matiquesâ, mais nous nâavons pas trĂšs bien saisi la diffĂ©rence entre
Connaissance et Savoir. Quand nous avons demandé à quelques uns de nous
lâexpliquer, ils se sont mis Ă discuter sans fin entre eux. Ils nâont mĂȘme pas
remarquĂ© notre dĂ©part. Plusieurs dâentre eux avaient lâair de prĂ©parer une mise en
5 Otte, M. 1981: What Relevance has the âProblem of Textsâ for Mathematics Education and its Understanding?
Occasional Paper 15. UniversitÀt Bielefeld/IDM.
6 Le terme âconcept relationnel de nombreâ (ârelational concept of numberâ, dans la littĂ©rature anglophone) est entendu
ici comme le concept de nombre exprimant une relation.
7 Steinbring, H. 1999: Reconstructing the Mathematical in Social Discourse - Aspects of an Epistemology-based
Interaction Research. In O. Zehavi (ed.), Proceedings of the 23rd Conference of the International Group for the
Psychology of Mathematics Education, July 25-30, 1999, Haifa, Israel. Published by Technion: Israel Institute of
Technology, Vol I, pp. 40-74.
8 HomÚre, Odyssée, Traduction de Leconte de Lisle, Pocket Classiques, 1988.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 6 Perspectives sur les recherches en didactique
scĂšne; ils parlaient dâune âmise en situationâ, mais peut-ĂȘtre Ă©tait-ce un lapsus, car ils
utilisaient beaucoup les mots âacteurâ et âparadoxeâ. Nous pensons quâil sâagit peut-
ĂȘtre dâune comĂ©die dâerreurs. En fait, ils ont proposĂ© de te mettre, cher Odysseus,
âen situationâ! Nous avons tous Ă©tĂ© invitĂ©s Ă participer au spectacle.
Le héraut et les deux compagnons menÚrent alors Odysseus dans une demeure
assez vaste mais pas trĂšs haute, appelĂ©e Ăcole, qui retentissait des cris joyeux de
quelques centaines dâenfants, jouant des rĂŽles divers comme celui de Sujet
Universel, dâĂlĂšve GĂ©nĂ©rique, de Sujet Apprenant, de Sujet Acteur, de Sujet Objet
(Figure 29). Ils jouaient aussi Ă des jeux de toutes sortes, soit entre eux, soit avec des
grandes personnes appelées Enseignants, ou encore avec le Milieu, organisé pour
eux par ces derniers.
Il était assez difficile pour Odysseus de reconnaßtre les rÚgles de ces différents
jeux, parce que personne ne voulait en parler, peut-ĂȘtre parce que lorsque quelquâun
commençait à en parler, ces rÚgles changeaient subitement. Un message chuchoté
parvĂźnt aux oreilles dâOdysseus et de ses compagnons, rĂ©pandu sans doute par des
Ă©lĂ©ments rĂ©actionnaires, quâil y a bien un contrat rĂ©gissant chacun des jeux, mais que
lâimportant est quâil soit rompu car, autrement, personne nâapprendrait jamais rien
dans cette Ăcole. Odysseus remarqua quâil y avait deux sortes dâEnseignants: les uns
semblaient assez gentils, ils parlaient aux enfants, leurs donnaient des explications;
les autres tournaient le dos aux enfants et faisaient semblant de ne pas les voir. On
lui expliqua (toujours Ă voix basse) que les premiers se trouvaient sous le Contrat des
Situations Didactiques et les autres sous le Contrat des Situations A-didactiques.
Finalement, Odysseus et ses compagnons furent menés à une sorte de théùtre,
oĂč la scĂšne Ă©tait sĂ©parĂ©e de lâauditoire par une vitre qui ne permettait pas aux acteurs
de voir les spectateurs. Odysseus fut conduit sur la scĂšne, et ses compagnons
partirent avec les spectateurs. Avec Odysseus, il y avait une vingtaine dâenfants et
un Enseignant. AprĂšs un mot de lâEnseignant, plusieurs petits groupes dâenfants se
jetÚrent sur Odysseus comme des loups affamés de Savoir Mathématique. Dans les
groupes, les enfants se mirent Ă lâattaquer de tous les cĂŽtĂ©s en essayant de trouver
une stratégie optimale pour le résoudre et gagner 4 points.
Odysseus Ă©tait un Ă©tranger complet pour lâEnseignant et cela mit trĂšs mal Ă
lâaise ce dernier. Il Ă©tait censĂ© jouer une Situation A-didactique et prĂ©tendre ne pas
savoir résoudre le problÚme, mais il la jouait mal, car il ne savait réellement pas
comment le rĂ©soudre. âAh, le sacrĂ© paradoxe de lâActeur!â - jurait-il dans sa barbe.
Dans lâun des groupes, les enfants coupaient Odysseus en petits rectangles et
discutaient entre eux : Enfant 1: Si lâon supposait quâil y avait 4 faucheurs⊠Ils travaillaient une demi-
journĂ©eâŠ
9 Brousseau, G. 1997: Theory of Didactical Situations in Mathematics. Didactique des Mathématiques 1970-1990.
Dortrecht: Kluwer Academic Publishers, p. 248, 280.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 7 Perspectives sur les recherches en didactique
Enfant 2: Et chacun a fauché un bout comme ça du pré (dessine un petit rectangle)
Enfant 3: Alors ils ont fauché, ensemble, quatre petits rectangles comme ça (dessine
encore trois rectangles)
Enfant 1: Dans lâaprĂšs-midi, ils se sont repartis en deux groupes Ă©gaux, donc il y avait 2
hommes dans chaque groupe, deux dans le grand pré et deux dans le petit pré.
Enfant 2: (complĂšte la figure avec encore 4 rectangles)
Enfant 3: Câest ce quâils ont fait en une journĂ©e. Mais il reste encore un peu de ce petit
prĂ©, parce quâil est la moitiĂ© du grand et lĂ ce nâest quâun tiers.
Enfant 2: Ăa a Ă©tĂ© fauchĂ© par un seul homme en une journĂ©e entiĂšre, donc il faut ajouter
encore deux rectangles.
Enfant 3: Mais ça, ce nâest pas la moitiĂ© du grand prĂ©! Il y a quelque chose qui ne va
pas!
Enfant 1: Câest que nous avons commencĂ© avec 4 hommes. Ce nâest pas 4 hommes.
Peut-ĂȘtre 5?
Enfant 2: Comment, 5? Comment veux-tu diviser 5 hommes en deux groupes Ă©gaux?
Ăa ne marche pas!
Enfant 1: Six?
Enfant 3: Six ne va pas non plus, parce quâalors le grand prĂ© est fait de 9 rectangles et
donc le petit prĂ© devrait ĂȘtre fait de 4 et demi rectangles. Ăa, ce nâest pas possible, le
petit rectangle nâest pas divisible, câest une unitĂ©.
Enfant 1: Alors câest peut-ĂȘtre 8? (Les enfants vĂ©rifient - ça marche).
Enfants 1,2,3: Mâsieur, Mâsieur! On a trouvĂ©! On a gagnĂ©!
DerriĂšre la vitre, les spectateurs Ă©taient Ă©mus. Deux dâentre eux
commencĂšrent Ă discuter.
Spectateur 1: Ah! Ăa me rappelle un obstacle Ă©pistĂ©mologique10 dont on a discutĂ© au
séminaire national! La maniÚre dont ces enfants ont abordé le problÚme ressemble
beaucoup Ă la mĂ©thode de fausse position des Ăgyptiens. On a vu ça dans le Papyrus
de Rhind. CâĂ©tait une technique qui servait bien Ă rĂ©soudre un certain type de
problĂšmes dâarithmĂ©tique, mais son dĂ©veloppement sâarrĂȘtait lĂ parce quâil Ă©tait trĂšs
difficile de formuler une âthĂ©orieâ de cette technique, tant la possibilitĂ© de son
application dĂ©pendait du contexte de chaque problĂšme. Pour le problĂšme quâon
vient de voir, les enfants commencent comme on le ferait par fausse position, mais
ils ne terminent pas par un raisonnement proportionnel, comme dans la technique
proprement dite, mais recommencent avec une nouvelle valeur. Alors câest plus une
mĂ©thode dâessai et erreur, que celle de fausse position. Dommage. Mais, de toute
façon on a un obstacle, une connaissance qui fonctionne bien pour certains
problĂšmes et pas pour dâautres mais qui est conçue comme Ă©tant universelle ou qui
devient une habitude. Si ces enfants se mettaient Ă croire que tout problĂšme
dâarithmĂ©tique peut ĂȘtre rĂ©solu de cette façon, alors ça fonctionnerait comme un
10 Brousseau, G. 1983: Les obstacles épistémologiques et les problÚmes en mathématiques. Recherches en Didactique
des Mathématiques 4(2), 165-198.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 8 Perspectives sur les recherches en didactique
obstacle. On pourrait peut-ĂȘtre voir les symptĂŽmes de cet obstacle en changeant un
peu les donnĂ©es du problĂšme. Si lâon posait que le petit prĂ© Ă©tait 2/5 du grand et
quâil fallait 12 hommes pour finir le boulot le lendemain⊠alors ça donnerait⊠ça
donnerait⊠120 hommes dans lâĂ©quipe. Les enfants pourraient sâobstiner Ă faire
pareil, en essayant les nombres pairs. Mais pour arriver au nombre 120 par essai et
erreur il faut beaucoup de patience. Alors on pourrait voir certains franchir
lâobstacle et chercher une nouvelle mĂ©thode.
Spectateur 2: De 8 Ă 120 - voilĂ un beau saut informationnel11! Tu parles donc
dâun changement des variables de la situation, de façon Ă ce que les enfants se voient
contraints Ă chercher une autre stratĂ©gie et donc Ă mettre dâautres connaissances en
jeu. Mais de quelles connaissances cette situation serait-elle, en fait, spécifique? A
priori, quand on analyse le problĂšme original, on pourrait penser quâil est idĂ©al pour
contraindre les enfants à utiliser le concept relationnel de nombre. La façon de
rĂ©soudre le problĂšme, qui mâa paru la plus naturelle, Ă©tait de penser en termes de
fractions et, finalement, les fractions sont une expression de relations entre les
grandeurs. On peut raisonner comme ça : ce que la moitiĂ© de lâĂ©quipe a fauchĂ© dans
lâaprĂšs-midi est la moitiĂ© de ce que toute lâĂ©quipe a fauchĂ© dans la matinĂ©e, donc 1/3
de lâaire du grand prĂ©. Lâaire du petit champ quâil reste Ă faire le lendemain est donc
1/2 - 1/3 = 1/6 du grand pré. Comme cela a été fauché par un homme en une journée
de travail, la moitié, donc 1/12 a été fauchée pendant la demi-journée. Alors en une
demi-journée un homme fauche 1/12 du grand pré. En divisant les 2/3 du grand pré
qui ont Ă©tĂ© fauchĂ©s le matin par toute lâĂ©quipe, par le 1/12, on obtient 8, donc il y a
huit hommes dans lâĂ©quipe (Figure 3). Mais, jâai Ă©tĂ© déçu en observant ce qui se
passait dans la classe, parce que les enfants ont réussi à résoudre le problÚme en
nâutilisant la notion de nombre que dans sa fonction de compter; en effet, ils
nâavaient pas besoin de fractions. Je me demande, maintenant, si, avec le
changement des valeurs des variables de la situation comme tu le proposes, on la
rendrait plus favorable Ă lâemploi de fractions.
Les deux spectateurs plongĂšrent alors dans une nouvelle analyse Ă priori12 de
leur situation.
Les compagnons dâOdysseus Ă©taient Ă©mus pour une toute autre raison que les
deux autres spectateurs. Ils étaient horrifiés de voir leur maßtre coupé en petits
rectangles et se lancĂšrent Ă sa rescousse. Ils profitĂšrent de lâentracte pour le recoller
et se sauver des lieux de lâĂcole.
11 ibid.
12 Artigue, M. 1989: Ingénierie didactique. Recherches en Didactique des Mathématiques 9(3), 281-308.
Artigue, M. & Perrin-Glorian M.-J. 1991: Didactic Engineering, Research and Development Tool: Some Theoretical
Problems linked to this Duality. For the Learning of Mathematics 11.1, 13-18.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 9 Perspectives sur les recherches en didactique
Odysseus au BelvédÚre
Quand ĂĂŽs aux doigts rosĂ©s, nĂ©e au matin, apparut, Odysseus arriva sur une vaste
Ăźle au milieu de laquelle se trouvait un assez haut promontoire que les habitants
appelaient, avec piĂ©tĂ©, âLe Mont des MathĂ©matiquesâ ou âLe BelvĂ©dĂšreâ13.
Contrairement au peuple du Triangle ĂpistĂ©mologique, les habitants de cette terre
croyaient en un seul Dieu â Les MathĂ©matiques â et en la possibilitĂ© dâavoir une
seule religion cohĂ©rente expliquant tous les phĂ©nomĂšnes dâenseignement des
mathématiques. Sur le sommet du rocher était assis un Sage dont le champ de vision
recouvrait tous les Ăźlots de lâArchipel Didactique.
Voyant Odysseus monter la colline dâun air assez incertain, le Sage lui
demanda: Qui es-tu? DâoĂč viens-tu? OĂč sont ta ville et tes parents?
Odysseus: Ă Sage, je suis un problĂšme dâarithmĂ©tique et je parcours le monde
poursuivi par la colÚre du Dieu AlgébricaÎn qui veut me réduire à un calcul écrit
mĂ©canique et me dĂ©pouiller ainsi de mon sens. Moi, je veux quâon me raisonne;
jâappartiens Ă lâoral et non Ă lâĂ©crit. Les paysans de YĂĄsnaya PolyĂĄna que jâamusais
dans mon enfance ne mâauraient pas touchĂ© dâune plume. Ils comptaient sur leurs
doigts ou avec de petits cailloux en expliquant ce que chaque geste représente et ne
perdaient jamais le contrĂŽle du sens des opĂ©rations quâils faisaient.
Le Sage: Pourquoi opposes-tu lâoral Ă lâĂ©crit et pourquoi mets-tu cette opposition en
parallĂšle avec celle du raisonnement et du calcul âmĂ©caniqueâ? Nul ne peut nier que
les mathĂ©matiques sont basĂ©es sur le raisonnement et pourtant câest lâexistence dâun
systÚme de notation trÚs éloigné de la parole qui rend possible la pensée et les
opĂ©rations mathĂ©matiques14. Les mathĂ©matiques ne sont pas de lâoral mis par Ă©crit15.
Je suis sĂ»r quâon pourrait te rĂ©soudre oralement, mais de lĂ Ă faire des
mathĂ©matiquesâŠ
Odysseus: Alors tu penses que, si lâon me rĂ©sout modo arithmetico, dans sa tĂȘte, on
nâa pas encore fait des mathĂ©matiques?
Le Sage: Probablement pas. Il y aurait deux raisons Ă cela. PremiĂšrement, bien
quâil soit vrai que, historiquement, les premiĂšres activitĂ©s de comptage devaient
13 Chevallard, Y. 1991: Postface: Didactique, anthropologie, mathématiques. Dans: Y. Chevallard et M.-A. Johsua, La
transposition didactique du savoir savant au savoir enseignĂ©, avec un Exemple dâanalyse de la transposition
didactique. Grenoble: La Pensée Sauvage éditions, pp. 199-233; p. 233.
Voir aussi:
Sierpinska, A. 1995: Some Reflections on the Phenomenon of French didactique. Journal fĂŒr Mathematik-Didaktik 16
(3/4), 163-192.
14 Goody, J. 1977: La raison graphique. La domestication de la pensĂ©e sauvage. Paris: Ăditions de Minuit, p. 213;
citĂ© par M. Bosch et Y. Chevallard, dans 1999: La sensibilitĂ© de lâactivitĂ© mathĂ©matique aux ostensifs.
Objet dâĂ©tude et problĂ©matique. Recherches en Didactique des MathĂ©matiques 19.1, 77-123, p. 101.
15 Bosch et Chevallard, ibid, p. 100.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 10 Perspectives sur les recherches en didactique
recourir largement Ă une ample variĂ©tĂ© dâobjets matĂ©riels, graphiques et gestuels et
les premiers raisonnements déductifs de la géométrie euclidienne se réalisaient sur
des objets graphiques tracĂ©s sur le sable âŠ, on ne peut ignorer que, au moins depuis
ViÚte, les mathématiques progressent par le biais du symbolisme écrit, de telle sorte
que lâon peut presque suivre toute lâhistoire de ce progrĂšs en restant dans le registre
de lâĂ©criture16. Mais lâĂcole croit toujours, comme toi, que la manipulation des
écritures en mathématiques est réduite à une activité mécanique. On croit que
lâĂ©lĂšve fait preuve de âsavoir ce quâil faitâ seulement lorsquâil produit des figures,
des diagrammes et accompagne cela dâun discours oral ou oral mis par Ă©crit.
DeuxiĂšme raison : rĂ©soudre un problĂšme isolĂ©, comme toi, câest rĂ©soudre une
devinette, ce nâest pas faire des mathĂ©matiques. Pour que tu sois un problĂšme de
mathématiques il faut que tu fasses partie de toute une praxéologie mathématique17.
Odysseus: Une⊠quoi? Dâune structure mathĂ©matique, tu veux dire? On mâa
toujours dit que je suis subtil, mais je vois que je ne suis pas assez subtil pour
pouvoir te suivre.
Le Sage: Les structures, câest un peu dĂ©passĂ©. Maintenant nous avons une vue plus
large; nous ne sommes plus seulement des mathématiciens, nous sommes des
anthropologues des mathĂ©matiques. Notre objet dâĂ©tude ce sont bien toujours les
mathĂ©matiques, et nous croyons que le problĂšme de lâenseignement des
mathĂ©matiques doit ĂȘtre posĂ© non pas en termes de lâactivitĂ© cognitive de lâapprenant
(cela appartient Ă la psychologie), ni en termes des actions de lâenseignant (ce qui
appartient à la pédagogie), ni, non plus, en termes des interactions sociales entre les
deux (appartenant Ă la sociologie) mais en termes du savoir mathĂ©matique quâils sont
censés étudier ensemble. Mais la perspective anthropologique sur le savoir
mathématique nous le fait voir dans le cadre plus large des pratiques mathématiques
dans lâensemble des institutions de la sociĂ©tĂ©18 . Chaque objet de savoir se dĂ©finit,
dans ce cadre, comme Ă©lĂ©ment dâune praxĂ©ologie, câest-Ă -dire, dâun systĂšme
composĂ© dâun ensemble de tĂąches reconnues comme importantes pour une
institution, de techniques ou âmaniĂšres de faireâ pour leur accomplissement, dâune
technologie ou dâun discours descriptif et justificatif des tĂąches et des techniques, et
dâune thĂ©orie justifiant, Ă son tour, la technologie. Si tu dĂ©sires adhĂ©rer au savoir
mathĂ©matique, Odysseus, il faudrait que tu te dĂ©finisses comme Ă©lĂ©ment dâune
praxéologie mathématique.
Odysseus: Je ne saurais vraiment pas comment mây prendre. Toute cette thĂ©orie
mâintimide un peu. Batiouchka TolstoĂŻ ne prĂ©tendait pas crĂ©er une thĂ©orie de
lâenseignement; en fait son point de vue Ă©tait fondamentalement anti-thĂ©orique, basĂ©
16 Bosch et Chevallard, ibid., p. 103.
17 Chevallard, Y. 1997: FamiliÚre et problématique, la figure du profeseur. Recherches en Didactique des
Mathématiques 17.3, 17-54.
18 ibid, p. 79
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 11 Perspectives sur les recherches en didactique
seulement sur sa philosophie générale de la vie et sur son expérience pratique dans
son Ă©cole pour enfants de paysans Ă YĂĄsnaya PolyĂĄna19. Il critiquait fortement la
thĂ©orie et la pratique de lâĂ©ducation tant classique que celle de son temps. Il insistait
pour quâon caractĂ©rise lâĂ©ducation comme un processus de libĂ©ration de lâindividu
qui serait conduit Ă lâimprovisation crĂ©ative par la voie de la comprĂ©hension20. Le
sens de lâĂ©ducation pour lui nâĂ©tait pas la socialisation et la prĂ©paration des jeunes
pour des emplois et des postes de direction dans la sociĂ©tĂ©; le but de lâĂ©ducation Ă©tait
de maintenir et de développer une culture, une société civilisée21. Certes, on peut
toujours thĂ©oriser tout cela. Tu pourrais, par exemple, dire que lâactivitĂ©
pĂ©dagogique de TolstoĂŻ faisait bien partie dâune institution, notamment lâinstitution
informelle du mouvement assez rĂ©pandu Ă lâĂ©poque de âporter les lumiĂšres de
lâĂ©ducationâ aux paysans illettrĂ©s. Les instructeurs, venant souvent des familles de
propriĂ©taires terriens, organisaient des âfoyersâ communautaires ou des Ă©coles
populaires, oĂč les gens pouvaient se rĂ©unir et apprendre Ă lire et Ă Ă©crire, Ă compter et
Ă raisonner. LâĂ©criture, pour les adultes, Ă©tait une habiletĂ© souvent inaccessible; il
fallait donc, pour le calcul et le raisonnement, trouver des problĂšmes quâils
pourraient rĂ©soudre sans rien Ă©crire. JâĂ©tais un de ces problĂšmes. On pourrait peut-
ĂȘtre dire que jâappartiens au domaine du savoir pĂ©dagogique. Pourrait-on dire que je
fais partie dâun savoir mathĂ©matique? Certainement pas du savoir mathĂ©matique
âsavantâ, universitaire; Ă lâuniversitĂ© on ne sâintĂ©resse pas Ă rĂ©soudre des problĂšmes
comme moi.
Le Sage: Je crois que tu as lĂ un problĂšme dâidentitĂ© assez sĂ©rieux, Odysseus, et tu
as besoin dâaide professionnelle. Comme tu sembles ĂȘtre familier avec le langage
des âstructuresâ, pour tâaider, je vais recourir Ă une technique dâanalyse Ă©laborĂ©e par
mon collĂšgue de lâĂźle des Champs Conceptuels. Nous ne sommes pas dâaccord sur
tous les points, mais tous les deux nous privilégions des modÚles des connaissances
mathématiques qui donnent un rÎle essentiel aux concepts mathématiques eux-
mĂȘmes22. En utilisant donc lâapproche de ce collĂšgue, je dirais que tu es une
structure multiplicative de type âproduit de mesuresâ23. Trois espaces-mesure entrent
en jeu: M1 = [faucheurs], M2 = [journées de travail], M3 = [surfaces fauchées]. On
peut compter les faucheurs en fractions de lâĂ©quipe entiĂšre, qui va ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e
19 Archambault, R.D. 1967: Introduction. In Tolstoy on Education, Translated from the Russian by Leo Wiener.
Chicago and London: The University of Chicago Press, pp. v-xviii, p. vi.
20 ibid., p. ix
21 ibid.
22 Vergnaud, G. 1990: Le rĂŽle de lâenseignant Ă la lumiĂšre des concepts de schĂšme et de champ conceptuel, in M.
Artigue et al. (Eds.), Vingt ans de didactique des mathématiques en France. Grenoble: La Pensée Sauvage, pp. 177-
191; p. 146, cité in Bosch et Chevallard, ibid, p. 117.
23 Vergnaud, G. 1983: Multiplicative Structures. In R. Lesh and M. Landau (eds.), Acquisition of Mathematics Concepts
and Processes. New York: Academic Press, pp. 128-175.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 12 Perspectives sur les recherches en didactique
par le nombre 1. On peut aussi mesurer les surfaces fauchées en fractions de la
surface du grand pré. On peut modéliser les relations entre les trois espaces par une
fonction bilinéaire:
f : M1 x M2 M3
définie par
f(x faucheurs, y journées de travail) = surface fauchée par x faucheurs en y journées de travail.
Posons n le nombre des faucheurs dans lâĂ©quipe.
DâaprĂšs les donnĂ©es de ton problĂšme,
f(1, 1/2) + f(1/2, 1/2) = 1
f(1/2,1/2) + f(1/n, 1) = 1/2
En se servant de lâhypothĂšse de la bilinĂ©aritĂ© de f, on dĂ©duit trĂšs rapidement de la
premiÚre équation que f(1,1) = 4/3, ce qui, substitué à la deuxiÚme, donne n = 8. Et
voilĂ ! (Le Sage ricane dâune façon diabolique)
Odysseus: Oh misÚre, oh horreur! Voilà que AlgébricaÎn frappe encore! Je vais me
sauver, mais, avant, jâai encore une question: au Triangle ĂpistĂ©mologique
lâĂpistĂ©mologue parlait dâObjet et toi aussi tu as parlĂ© dâObjet - mais pensez-vous Ă
la mĂȘme chose? Jâai la tĂȘte qui tourne - je ne vois plus trĂšs bienâŠ
Le Sage: Non, non, non, on ne parle pas du mĂȘme Objet: lui, son Objet est lâattribut
dâun signe, câest un objet sĂ©miotique, la rĂ©fĂ©rence, le contexte de lâutilisation dâun
signe. Mon Objet à moi est une unité de savoir; est objet de savoir tout ce qui est
reconnu par un sujet ou une institution en tant quâobjet. En fait, tout peut ĂȘtre Objet!
Odysseus: Ah, ma pauvre tĂȘte! Je me sauve!
Odysseus au Pays des Clubs
Quand ĂĂŽs aux doigts rosĂ©s, nĂ©e au matin, apparut, Odysseus arriva sur une Ăźle
bordée de falaises blanches (Figure 4). Il choisit deux de ses compagnons et un
héraut et les envoya pour savoir quels hommes nourris de pain habitaient cette terre.
Voici ce quâau retour, le hĂ©raut lui raconta:
Le hĂ©raut: Câest un pays oĂč lâon ne respecte pas un roi unique, chacun semble
vouloir ĂȘtre maĂźtre sur son domaine, mais il semble quâil y a une chose qui les unit
tous: câest lâhorreur dâun monstre quâils appellent âThe National Curriculumâ, qui,
apparemment, veut leur imposer une seule vision âcorrecteâ des mathĂ©matiques et de
leur enseignement (Figure 4). Ils ne sont pas habitués à ça. Leur société est
organisĂ©e en ce quâils appellent des âclubsâ qui sont des classes dâabstraction de la
relation âavoir la mĂȘme tasse de thĂ©â (âto have the same cup of teaâ, dans la langue du
pays). Jâai vu des gens passer prĂšs de la porte dâun club, dire avec dĂ©dain, âce nâest
pas vraiment ma tasse de thĂ©24â, et entrer dans un autre club (Figure 5). Il y a donc
24 En anglais: âNot exactly my cup of tea!â
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 13 Perspectives sur les recherches en didactique
des clubs (ou âtasses de thĂ©â) de toutes sortes. Si tu veux, Odysseus, nous pouvons
visiter un couple de ces clubs25.
Ayant pris soin, selon la coutume locale, de mettre des chaussettes avant
dâenfiler leur sandales, Odysseus et ses compagnons partirent Ă la dĂ©couverte de
clubs.
Lâenseigne du premier quâils ont visitĂ© Ă©tait dĂ©corĂ©e de quelque chose
ressemblant à un ressort hélicoïdal dont les spires portaient des inscriptions telles
que : â Je dĂ©marre ! â, â Je me lance Ă fond â, â Je rumine ! â, â Je continue ! â, â Je
comprends ! â, â Je doute ! â, â Je contemple ! â26. Odysseus et ses compagnons
furent accueillis Ă lâentrĂ©e du club par un vieux monsieur Ă longue barbe blanche,
habillĂ© dâune tunique grecque (Figure 6). Il portait le nom pittoresque de Calebus27.
Par des allusions discrĂštes, il leur a fait remarquer28 que les murs du club Ă©taient
couverts de slogans dont certains engageaient les membres du club Ă faire,
doucement mais consciemment, des glissements dâattention. Au milieu de la salle
principale du club, parfaitement circulaire, il y avait un grand toboggan en forme de
colimaçon sur lequel les membres du club sâentraĂźnaient Ă les faire. En descendant la
glissade ces personnes de tous sexes et ages traversaient un enchaĂźnement des
secteurs appelĂ©s âformulerâ, âsaisir le sens deâ, âmanipulerâ29. Calebus expliqua aux
visiteurs que cet exercice aidait ce gens Ă devenir bien versĂ©s dans lâart de
lâabstraction30 et non seulement dans celui de la soustraction.
Et puis soudain, Calebus remarqua quâOdysseus Ă©tait, en fait, rien dâautre
quâun problĂšme des mathĂ©matiques. Il sâest tout de suite lancĂ© dans sa rĂ©solution.
Avec force grognements et ronchonnements de frustration initiale, des tĂątonnements,
des saisissements enfin du sens des conditions du problĂšme, des cramponnements
avec les contradictions dans ses conclusions, des agrippements Ă des choses qui
semblaient marcher31, il a finalement trouvé la réponse, sans utiliser une seule lettre
25 Anglicisme: traduction litĂ©rale de lâexpression âa couple of â; en français, on dirait, âvisitons deux ou trois de ces
clubsâ.
26 Mason, J. 1994: LâEsprit MathĂ©matique, Modulo Ăditeur, MontrĂ©al, p. 102. Traduction de âGetting started, Getting
involved, Mulling, Keeping going, Insight, Being Sceptical, Contemplatingâ, de lâoriginal anglais, Mason, J. 1982:
Thinking Mathematically, Addison-Wesley, London, p. 136.
27 Allusion Ă Caleb Gattegno.
28 âNoticeâ dans la langue du pays.
29 âArticulating, getting a sense of, manipulatingâ, dans la langue du pays.
30 Mason, J. 1989: âMathematical Abstraction as the Result of a Delicate Shift of Attentionâ, For the Learning of
Mathematics 9 (2), 2-8.
31 âGrumbling, griping, groping, grasping, grappling, grippingâ dans la langue du pays. Voir: Mason, J. 1998:
âResearching from the Inside in Mathematics Educationâ, in A. Sierpinska & J. Kilpatrick (eds.), Mathematics
Education as a Research Domain: A Search for Identity. An ICMI Study. Dortrecht, Kluwer Academic Publishers, 357-
377.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 14 Perspectives sur les recherches en didactique
dans sa rĂ©solution (Figure 7). Cela lâa mis de trĂšs bonne humeur. Odysseus en fut
trÚs heureux lui aussi. Sa joie fut encore augmentée lorsque Calebus lui proposa de
joindre le club de ses disciples et boire avec lui une tasse de thé.
En revenant, le soir, vers leur navire, Odysseus et ses compagnons sont passés
prĂšs de la porte dâun autre club, oĂč, visiblement, il se passait quelque chose
dâimportant (Figure 8). Une dĂ©lĂ©gation des membres du club agitait une banniĂšre
avec lâinscription : âLes thĂ©oriciens de lâactivitĂ© du monde entier, unissez-vous !â.
Comme un des observateurs de ce spectacle a informé Odysseus, le club tenait ce
jour-ci un meeting dont lâorateur principal devait ĂȘtre un disciple du fameux
psychologue Davydus32. On sâattendait Ă ce quâil allait proposer une nouvelle
révision de sa théorie. Les membres du club en étaient tout excités, car ils espéraient
de transformer leurs Zones de Développement Proximal, déjà quelque peu usées, en
de véritables Espaces Symboliques33. Ces espaces, paraßt-il, pourraient permettre au
collectif du club de résoudre certains problÚmes mathématiques. Pour le moment,
cependant, les membres du club, en tant quâindividus, ne remarquĂšrent pas le
passage dâOdysseus, qui put donc se sauver sans se faire arrĂȘter et regagner
paisiblement sa nef.
La traversĂ©e de lâOkĂ©anos
Bien reposĂ© aprĂšs la visite dans le club de Calebus, Odysseus embarqua pour ce quâil
savait ĂȘtre une longue et aventureuse traversĂ©e. En effet, il subit les charmes
dangereux de la sorciĂšre Technologie, il tira des bords entre la SkyllĂš de la Pratique
et la Kharybdis de la ThĂ©orie, et il lui fallut beaucoup de courage pour rĂ©sister Ă
lâAnalyse du Discours enivrant des SeirĂšnes. Ă bout de vivres, il jeta lâancre prĂšs
dâune Ăźle ensoleillĂ©e, dont les habitants tissaient paisiblement des matĂ©riaux
scolaires. Ses compagnons, Ă©puisĂ©s et affamĂ©s, nagĂšrent vers lâĂźle et dĂ©cidĂšrent dây
rester, sĂ©duits par la possibilitĂ© dâune vie sinon facile, du moins sans risque et
confortable. Odysseus, complĂštement abattu par cette trahison de son Ă©quipage,
retourna Ă la nef et continua son voyage seul. Zeus, irritĂ© par lâincapacitĂ©
dâOdysseus de persuader ses compagnons de rester prĂšs de ses recherches, lui
envoya une tempĂȘte qui dĂ©truisit sa nef et le laissa flotter sur une Ă©pave pendant
plusieurs jours. Mais AthÚnÚ aux yeux clairs eu pitié de lui et le fit débarquer
finalement sain et sauf, quoiquâĂ bout de forces, sur une terre assez vaste et habitĂ©e
par des hommes nourris de chiens chauds, et pleins de compréhension.
32 Davydov, V.V., 1990, Types of Generalization in Instruction: Logical and Psychological Problems in the Structuring
of School Curricula. Soviet Studies in Mathematics Education, Vol. 2. (Edited by Jeremy Kilpatrick). NCTM, Reston,
Virginia.
33 Meira, L., Lerman, S. (Ă paraĂźtre) : The Zone of Proximal Development as a Symbolic Space.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 15 Perspectives sur les recherches en didactique
Odysseus aux Pays des Chariots
Quand ĂĂŽs aux doigts rosĂ©s, nĂ©e au matin, apparut, Odysseus se rĂ©veilla. Devant lui
avançait un grand nombre de chariots magnifiques aux roues arrondies portant des
panneaux annonçant, en lettres brillantes, lâarrivĂ©e de la ComprĂ©hension dans les
classes de mathĂ©matiques34. Il Ă©tait Ă©bloui: câĂ©tait bien ce dont il avait toujours rĂȘvĂ©!
Sâhabituant peu Ă peu Ă la lumiĂšre du jour il vit quâil y avait, sur cette terre, dâautres
groupes de chariots encore, mais beaucoup plus petits et qui portaient des
inscriptions quelque peu moins brillantes. Il essaya de déchiffrer ces inscriptions:
âProblem Solvingâ, âConstructivismâ, âSituated Cognitionâ, âCommunication in the
classroomâ, âEthnomathematicsâ, âLanguageâ, âDiscourse analysisâ, et dâautres. Il vit
soudain un petit groupe de quatre chariots se dĂ©tacher du âConstructivismeâ et
devenir trĂšs bruyant. Les chariots brandissaient ces lettres: A, P, O, S, et le
conducteur de chacun portait un chapeau de mĂȘme forme mais de couleur diffĂ©rente,
rouge vif, vert, jaune, bleu35. Le groupe scandait: âAction, Process, Object, Schemaâ
et lançait des âVive Piaget!â avec force rires et enthousiasme. Le groupe de âSituated
Cognitionâ rĂ©pondait par des âĂ bas Piaget!â avec beaucoup de conviction mais sans
la mĂȘme gaietĂ©.
IntriguĂ©, Odysseus sâapprocha du groupe APOS pour savoir ce qui nourrissait
leur enthousiasme. Il sauta dans le premier chariot et demanda au conducteur:
âPourquoi ĂȘtes-vous si contents?â. Le conducteur rĂ©pondit:
Chapeau Rouge : Câest parce que nous tenons ferme malgrĂ© tous les changements.
En fin de compte, notre théorie est une théorie de la compréhension en
mathématiques. Un schéma cognitif est une composante de base de la
compréhension36.
Odysseus: DâaprĂšs toi quels schĂ©mas cognitifs un Ă©tudiant pourrait-il utiliser pour
me résoudre?
Chapeau Rouge: Hm, je nây ai jamais rĂ©flĂ©chi. Tu es un petit problĂšme
dâarithmĂ©tique, et moi, je me suis toujours occupĂ© de lâacquisition des concepts
plutĂŽt que de la rĂ©solution des problĂšmes, et, en plus, des concepts dâalgĂšbre
abstraite, et non des concepts élémentaires.
Odysseus: (laisse Ă©chapper une larme)
34 Fennema, E. & Romberg, T. (Eds.), 1999: Mathematics Classrooms that Promote Understanding. Mahwah, N.J.:
Lawrence Erlbaum Associates, Publishers.
35 Allusion aux casquettes de Ed Dubinsky.
36 Rumelhart D.E. 1980: Schemata: The Building Blocks of Cognition. In R.J. Spiro, B.C. Bruce, W.F. Brewer (eds.),
Theoretical Issues in Reading Comprehension. Perspectives from Cognitive Psychology, Linguistics, Artificial
Intelligence, and Education. Hillsdale, New Jersey: Lawrence Erlbaum Associates, Publishers, pp. 33-58.
![Page 16: Perspectives sur les recherches en didactique des](https://reader035.vdocuments.site/reader035/viewer/2022062323/62aa5da38da8dd18ae4377ca/html5/thumbnails/16.jpg)
EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 16 Perspectives sur les recherches en didactique
Chapeau Rouge: Bon, essayons quand mĂȘme. On pourrait te rĂ©soudre Ă lâaide des
fractions et dâun raisonnement proportionnel, en sâaidant tout au plus dâun petit
diagramme, sans mĂȘme avoir besoin dâĂ©crire quoi que ce soit.
Odysseus: (semble soulagé)
Chapeau Rouge: Mais ce que nous appelons âfractionsâ et âraisonnement
proportionnelâ pourraient nâĂȘtre, du point de vue cognitif, chez lâĂ©lĂšve, rien que des
actions intériorisées ou des ensembles des telles actions, soit des processus, qui
attendraient seulement dâĂȘtre encapsulĂ©s en objets mentaux et schĂ©mas que nous
modélisons, en mathématiques, par les concepts de nombres rationnels et de
transformations linéaires37.
Odysseus (dâun air Ă©tonnĂ©): Voici la troisiĂšme fois que jâentends, au cours de mon
voyage, le terme âobjetâ, et ceci encore dans un sens diffĂ©rent? Au BelvĂ©dĂšre, un
âobjetâ Ă©tait un Ă©lĂ©ment dâune culture - âobjet de savoirâ, disait-on. Ici, âobjetâ est
une structure cognitive, soit un modĂšle qualitatif et psychologique du
fonctionnement de la pensĂ©e, et non un modĂšle mathĂ©matique dâune rĂ©solution
possible dâun problĂšme comme chez ce collĂšgue de mon Sage du BelvĂ©dĂšre, qui
mâaurait façonnĂ© en une belle structure multiplicative bilinĂ©aire.
Chapeau Rouge: Contrairement à tes amis du BelvédÚre, je pense, en effet, que le
savoir et son acquisition ou lâĂ©pistĂ©mologie et la psychologie de lâapprentissage ne
sont pas facilement séparables38.
Odysseus: Je te remercie de ces explications. Il y a encore une petite chose qui me
tourmente: peux-tu me dire pourquoi, dans ce pays, la Compréhension dans les
classes de mathĂ©matiques a besoin de tant dâavocats ?
Chapeau Rouge: Câest parce sans cela la ComprĂ©hension aurait probablement quittĂ©
notre pays. Elle y a un puissant ennemi, le Grand MĂ©chant BĂ©haviorisme, qui tient
en son pouvoir une bonne part de notre systĂšme dâĂ©ducation et beaucoup de nos
enseignants. MĂȘme votre Dieu AlgĂ©bricaĂŽn est Ă ses services.
Odysseus: Malheur, il ne me fallait plus que le Grand MĂ©chant BĂ©haviorisme! Je
dois me sauver.
Chapeau Rouge, apprenant quâOdysseus nâa pas les moyens de se payer le
retour, lâaida Ă obtenir une subvention de recherche; avec ces fonds Odysseus
construisit une nef solide sur une base orthonormée et revint dans son pays.
37 Czarnocha, B., Dubinsky, E., Prabhu, V., Vidakovic, D., 1999: One Theoretical Perspective in Undergraduate
Mathematics Education Research. A Research Forum Presentation. In O. Zaslavsky (Ed.), Proceedings of the 23rd
Conference of the International Group for the psychology of Mathematics Education. July 25-30, Haifa, Israel, pp. I-
95-110.
38 Dubinsky, E. 1991, Constructive Aspects of Reflective Abstraction in Advanced Mathematics. In L.P. Steffe (ed.),
Epistemological Foundations of Mathematical Experience. New York: Springer Verlag, pp. 160-202.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 17 Perspectives sur les recherches en didactique
Retour au pays natal
De retour dans les plaines immenses de son pays natal, Odysseus alla rencontrer son
ancien compagnon MentĂŽr et sâinforma de ses nouvelles.
MentĂŽr: Oh, chez nous, cher ami, les choses vont de pire en pire. Comme avant, on
se soucie peu du malheur humain en général, et des enfants qui ont des difficultés en
mathĂ©matiques en particulier. Mais avant, au moins, on sâintĂ©ressait aux talents
mathĂ©matiques, on avait des mĂ©thodes pour les identifier et puis on les aidait Ă
continuer en mathématiques. En fait, on les traitait comme des petits princes.
Odysseus: Câest peut-ĂȘtre mieux comme cela. Batiouchka TolstoĂŻ nâaurait pas
approuvĂ© de cette attitude discriminatoire; il avait tant Ă cĆur lâĂ©ducation de tout le
peuple du pays. Mais dis moi quand mĂȘme, comment peut-on savoir que quelquâun
a un talent mathĂ©matique? Les gens qui sâoccupaient de la sĂ©lection, en avaient-ils
une définition?
MentĂŽr: Oui, il y avait bien une dĂ©finition! Quâest-ce que tu veux, ces scientifiques
Ă©taient capables de tout! Tous les gosses Ă lâĂ©cole la connaissaient par cĆur, tout
comme lâInternationale. La dĂ©finition disait que nâest douĂ© en mathĂ©matiques que
celui qui est capable de formaliser, généraliser, symboliser, visualiser, et de raisonner
logiquement, économiquement, inversement aussi bien que directement, de façon
flexible, et sans se laisser influencer par le sens usuel des mots et les habitudes du
sens commun39. Tu vois bien que ce nâest pas facile.
Odysseus : Mais les spĂ©cialistes, comment sây prenaient-ils pour diagnostiquer un
talent mathématique?
MentÎr: Pour chaque caractéristique du talent mathématique ils avaient un ensemble
de systÚmes de problÚmes pris dans différents domaines des mathématiques, par
exemple, lâarithmĂ©tique, lâalgĂšbre, la gĂ©omĂ©trie. Un systĂšme Ă©tait composĂ© de 5 Ă 6
problĂšmes, et pour chacun de ces problĂšmes ils en avaient de 4 Ă 5 versions,
identifiĂ©es de (a) Ă (d) ou (e). Je vais te donner un exemple. Supposons quâon veut
diagnostiquer lâhabiletĂ© de pensĂ©e abstraite chez les Ă©lĂšves. Alors on essaie
dâinventer des systĂšmes de problĂšmes. Dans le domaine de lâarithmĂ©tique et de
lâalgĂšbre on prend une sĂ©rie de, mettons pour simplifier, trois problĂšmes. Les
problÚmes vont en ordre croissant de complexité, et leur versions, disons, (a), (b),
39 Plus précisement, un talent mathématique est capable de (a) de formaliser le matériel mathématique, de distinguer sa
forme de son contenu, de faire abstraction des relations numĂ©riques et spatiales concrĂštes et dâopĂ©rer avec la structure formelle des relations; (b) de gĂ©nĂ©raliser le matĂ©riel mathĂ©matique et de se rappeler de ces gĂ©nĂ©ralisations; (c) dâopĂ©rer avec les reprĂ©sentations symboliques des nombres, relations et autres entitĂ©s mathĂ©matiques; (d) de raisonner logiquement; (e) de prendre des raccourcis de raisonnement pendant la rĂ©solution des problĂšmes; (f) de passer facilement dâun train de pensĂ©e direct Ă un train de pensĂ©e inverse; en particulier - de passer aisĂ©ment dâune preuve directe Ă un raisonnement par lâabsurde ou du thĂ©orĂšme Ă sa rĂ©ciproque; (g) de passer facilement dâune opĂ©ration mentale Ă une autre et de ne pas se laisser trop influencer par le sens usuel des mots et les habitudes du sens commun; (h) de visualiser les relations spatiales (Krutetskii, V.A. 1976: The Psychology of Mathematical Abilities in Schoolchildren. Chicago & London: The University of Chicago Press, p. 84-88.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 18 Perspectives sur les recherches en didactique
(c), (d) sont de plus en plus exigeantes vis à vis de la pensée abstraite. On
commence lâentrevue avec un Ă©lĂšve en lui donnant le premier problĂšme en sa version
(d) soit la plus exigeante vis Ă vis de la pensĂ©e abstraite. Sâil la rĂ©sout, on passe au
problĂšme suivant. Sâil ne la rĂ©sout pas, on lui donne la version (a) soit la moins
exigeante vis à vis de cette habileté. On compte le nombre de versions dont il a
besoin pour arriver Ă la version la plus exigeante. Ă la fin, on compte le nombre de
problĂšmes que lâĂ©lĂšve a rĂ©solus et la moyenne des nombres de versions dont il a eu
besoin pour arriver Ă la version la plus abstraite40. Je vais te donner un exemple
dâune telle sĂ©rie des problĂšmes, en tâincluant comme le dernier et le plus complexe,
mais tu en seras la version la moins exigeante vis à vis de la pensée abstraite.
ProblĂšme 1.
Version a. Un menuisier et son apprenti prĂ©parent une planche de bois pour le toit dâune maison en
1 heure. Lâapprenti travaille deux fois plus lentement que son maĂźtre. De combien de temps
aurait besoin lâapprenti pour prĂ©parer la planche tout seul?
Version b. Un menuisier et son apprenti prĂ©parent une planche de bois pour le toit dâune maison en
1 heure. Lâapprenti travaille trois fois plus lentement que son maĂźtre. De combien de temps
aurait besoin lâapprenti pour prĂ©parer la planche tout seul?
Version c. Un menuisier et son apprenti prĂ©parent une planche de bois pour le toit dâune maison en
1 heure. Lâapprenti travaille une fois et demi plus lentement que son maĂźtre. De combien de
temps aurait besoin lâapprenti pour prĂ©parer la planche tout seul?
Version d. Un menuisier et son apprenti prĂ©parent une planche de bois pour le toit dâune maison en
1 heure. Lâapprenti travaille a fois plus lentement que son maĂźtre. De combien de temps aurait
besoin lâapprenti pour prĂ©parer la planche tout seul?
ProblĂšme 2.
Version a. Ivanouchka et Verotschka vont chercher de lâeau au ruisseau pour remplir une baignoire
dans la basse-cour de leur ferme. Ils ont besoin de deux heures pour apporter 30 seaux dâeau
qui remplissent 1/2 de la baignoire. Mais un jour Ivanouchka tomba et se cassa la tĂȘte et
Verotschka dut faire tout ce travail toute seule. Elle mit 4 heures pour apporter 40 seaux
dâeau. De combien de temps aurait besoin Ivanouchka pour remplir la baignoire si lâaccident
etait arrivé non pas à lui mais à Verotschka?
Version b. Ivanouchka et Verotschka vont chercher de lâeau au ruisseau pour remplir une baignoire
dans la basse-cour de leur ferme. Ils ont besoin de deux heures pour apporter 30 seaux dâeau
qui remplissent 2/3 de la baignoire. Mais un jour Ivanouchka tomba et se cassa la tĂȘte et
Verotschka dut faire tout ce travail toute seule. Elle mit 5 heures pour remplir la baignoire.
De combien de temps aurait besoin Ivanouchka pour remplir 1/3 de la baignoire?
Version c. Ivanouchka et Verotschka vont chercher de lâeau au ruisseau pour remplir une baignoire
dans la basse-cour de leur ferme. Ils ont besoin de deux heures pour apporter a seaux dâeau qui
remplissent la portion b de la baignoire. Mais un jour Ivanouchka tomba et se cassa la tĂȘte et
Verotschka dut faire tout ce travail toute seule. Elle mit 5 heures pour remplir la baignoire.
De combien de temps aurait besoin Ivanouchka pour remplir une portion c de la baignoire?
Version d. Ivanouchka et Verotschka vont chercher de lâeau au ruisseau pour remplir une baignoire
dans la basse-cour de leur ferme. Ils ont besoin de d heures pour apporter a seaux dâeau qui
remplissent la portion b de la baignoire. Mais un jour Ivanouchka tomba et se cassa la tĂȘte et
Verotschka dut faire tout ce travail toute seule. Elle mit e heures pour remplir la baignoire. De
combien de temps aurait besoin Ivanouchka pour remplir une portion c de la baignoire?
40 ibid., p. 125.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 19 Perspectives sur les recherches en didactique
ProblĂšme 3.
Version a. (Odysseus)
Version b. Une Ă©quipe de faucheurs avait pour tĂąche de faucher deux prĂ©s dont la surface de lâun
Ă©tait 4/5 de la surface de lâautre. Pendant un tiers de la journĂ©e lâĂ©quipe travailla sur le grand
prĂ©. Puis, lâĂ©quipe se sĂ©para en deux groupes dont lâun Ă©tait deux fois plus nombreux que
lâautre. Le plus nombreux des groupes resta dans le grand prĂ© et finit de le faucher vers le soir.
Le plus petit groupe faucha le petit pré, mais, au soir, il restait encore une partie à faire. Cette
partie a été fauchée le lendemain par deux faucheurs en une journée entiÚre de travail. Combien
dâhommes y avait-il dans lâĂ©quipe?
Version c. Une Ă©quipe des faucheurs avait pour tĂąche de faucher deux prĂ©s dont la surface de lâun
Ă©tait a/b de la surface de lâautre (a, b entiers positifs, a < b). Pendant un tiers de la journĂ©e
lâĂ©quipe travailla sur le grand prĂ©. Puis, lâĂ©quipe se sĂ©para en deux groupes dont lâun Ă©tait deux
fois plus nombreux que lâautre. Le plus nombreux des groupes resta dans le grand prĂ© et finit de
le faucher vers le soir. Le plus petit groupe faucha le petit pré, mais, au soir, il restait encore
une partie à faire. Cette partie a été fauchée le lendemain par deux faucheurs en une journée
entiĂšre de travail. Combien dâhommes y avait-il dans lâĂ©quipe? Pour quelles valeurs de a et b
le problĂšme a-t-il un sens?
Version d. Une équipe des faucheurs avait pour tùche de faucher deux prés dont la surface du plus
petit Ă©tait a fois la surface du plus grand (a rationnel, 0 < a < 1). Pendant une partie b de la
journĂ©e (b rationnel, 0 < b < 1) lâĂ©quipe travailla sur le grand prĂ©. Puis, lâĂ©quipe se sĂ©para en
deux groupes dont lâun Ă©tait c fois plus nombreux que lâautre (c entier, c > 0). Le plus
nombreux des groupes resta dans le grand pré et finit de le faucher vers le soir. Le plus petit
groupe faucha le petit pré, mais, au soir, il restait encore une partie à faire. Cette partie a été
fauchĂ©e le lendemain par p faucheurs en une journĂ©e entiĂšre de travail. Combien dâhommes y
avait-il dans lâĂ©quipe? Pour quelles valeurs des variables le problĂšme a-t-il un sens?
Odysseus, aprÚs avoir écouté patiemment MentÎr, soupira: Oh Zeus, je vois
que ton frĂšre AlgĂ©bricaĂŽn ne relĂąche pas dans sa colĂšre. OĂč que jâaille, je me
retrouve toujours tordu en un problĂšme dâalgĂšbre. Il faut peut-ĂȘtre que je mây
rĂ©signe; il nây a pas dâautre solution. Vot, i zhiznâ takaya!
MentĂŽr : (en continuant son exemple) Supposons quâon ait donnĂ© ces problĂšmes Ă
trois élÚves, Potapov, Nikolskiï et Faddeev, et que leurs résultats aient été codés:
(1;4), (2;3) et (3;2) respectivement, sur un maximum de (3;1). Cela veut dire que
Potapov nâa rĂ©solu quâun des trois problĂšmes en version (d) et a eu besoin de passer
par chacune des 4 versions pour en arriver Ă la plus exigeante du point de vue de
lâabstraction. NikolskiĂŻ a rĂ©ussi 2 problĂšmes en version (d) et avait besoin, en
moyenne, de passer par 3 versions avant dâen arriver Ă cette version. Faddeev a fait
les trois problĂšmes en version (d) et nâavait besoin que de 2 versions, en moyenne,
pour en arriver Ă la plus exigeante.
Odysseus essaya de sâĂ©tablir dans son pays natal, mais fut vite dĂ©couragĂ©. Les
gens ne sâintĂ©ressaient plus aux petits problĂšmes dâarithmĂ©tique. Il sâengagea dans
une entreprise de commerce mais ses revenus ne pouvaient mĂȘme pas couvrir le
loyer de son magasin. Incapable de payer ses créanciers, il décida de se sauver en
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 20 Perspectives sur les recherches en didactique
passant, clandestinement, la frontiÚre ouest du pays. Il y réussit, caché sous les
ventres dâun groupe de touristes Ă©quipĂ©es de balais41.
Odysseus au Pays de la Solidarité Différentielle Partielle
Ainsi Odysseus se trouva dans un pays connu pour la solidarité de son peuple et de
grandes diffĂ©rences dâopinion. CâĂ©tait le plein dâune des nombreuses campagnes
Ă©lectorales. Dans la rue un groupe de partisans portait une banniĂšre avec le nom de
leur parti. Odysseus remarqua son orthographe quelque peu Ă©trange: â$olidarnoscâ
(Figure 9).
Odysseus essaya de voyager incognito, mais il fut tout de suite reconnu et reçu
des offres de travail de la part dâune multitude de maisons dâĂ©ditions de manuels
scolaires, qui se battaient entre elles pour des problÚmes intéressants. On lui offrait
de bons salaires mais partout câĂ©tait la mĂȘme condition: il devait changer dâhabillage
pour satisfaire au nouveau principe pĂ©dagogique disant que lâenseignement des
mathématiques devait se faire désormais par la résolution des problÚmes
correspondant à la réalité entourant les élÚves. Voilà le costume que lui a proposé un
Ă©diteur:
Monsieur Lepski est un des fournisseur de lait pour Danone (Figure 10). Il a un
troupeau de vaches et il a besoin de foin pour les nourrir. Mais il faut dâabord
faucher le foin. Cela nâest pas facile, car les fermiers sont en ce moment occupĂ©s Ă
négocier des subventions agricoles avec le gouvernement au moyen de barrage des
routes (Figure 11 42). Mais il faut absolument que ses deux prĂ©s, dont lâun est deux
fois plus grand que lâautre soient fauchĂ©s en au plus deux journĂ©es. Il se dĂ©cide de
nĂ©gocier avec les fermiers le retour au travail de quelques uns dâentre eux. De
combien dâhommes aura-t-il besoin? Supposons que pendant une demi-journĂ©e
lâĂ©quipe va travailler sur le grand prĂ©. Puis lâĂ©quipe va se sĂ©parer en deux groupes
égaux. Un des groupes va rester dans le grand pré et va finir de le faucher vers le
soir. Le deuxiÚme groupe va faucher le petit pré mais, le soir, il restera
probablement encore une partie Ă faire. Cette partie pourra ĂȘtre fauchĂ©e le lendemain
par un seul faucheur en une journée de travail. Aide Monsieur Lepski a calculer le
nombre minimal dâhommes quâil lui faudra nĂ©gocier.
.
Mais Odysseus se sentait trĂšs mal Ă lâaise dans ce costume rigide et en cravate.
Il aimait trop le grand air. Il sâengagea donc sur un bateau avec une bande
dâaventuriers et traversa lâOkĂ©anos encore une fois pour arriver dans La Belle
Province dâun pays dont on disait quâil est le plus accueillant du monde.
41 Référence au trafic des femmes de ménage.
42 Dans la figure, les fermiers sont habillés en costumes des légionnaires paysans de Kosciuszko (fin du XVIIIe siÚcle)
qui se sont battus pour lâindĂ©pendance de la Pologne contre lâarmĂ©e de la Russie tsariste. Leur arme Ă©tait la faux, mise
en position verticale.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 21 Perspectives sur les recherches en didactique
Odysseus au Pays des Variables Séparées
Quand ĂĂŽs aux doigts rosĂ©s, nĂ©e au matin, apparut, Odysseus se trouva dans une
tour remplie de gens parlant une multitude de langues (Figure 12). Il sây tenait un
congrÚs dont le but était de réconcilier deux communautés qui, loin de considérer le
langage comme une propriĂ©tĂ© variable de la parole, sâobstinaient Ă le rĂ©duire Ă une
seule valeur. Le problÚme était que cette valeur était différente pour les deux
communautés, rendant la communication entre elles un peu difficile. Mais il y avait
pas mal de bonne volonté de chaque cÎté ainsi que de la curiosité de se connaßtre les
uns les autres. Dans les ateliers du congrÚs les négociations du sens allaient bon
train.
Odysseus se mĂȘla Ă un des groupes de travail. Il voulait rester tranquillement
dans son coin et observer le spectacle, mais cela sâest avĂ©rĂ© impossible dans la
culture de ce milieu. Il fallait absolument quâil participe, quâil partage ses pensĂ©es et
ses expĂ©riences, quâil travaille sur des questions prĂ©cises en petits groupes! Mais il
Ă©tait trĂšs difficile de travailler! Chacun semblait non seulement parler une autre
langue, mais aussi penser dâautres pensĂ©es et chercher Ă rĂ©soudre un autre problĂšme.
On ne pouvait, finalement, que causer / chat. Le nom de â causette â / âchat-roomâ
serait peut-ĂȘtre plus appropriĂ© que â groupe de travail â / âworking-groupâ. Mais,
petit Ă petit, il commença Ă sây habituer, et mĂȘme Ă y prendre plaisir. CâĂ©tait lâfun de
se voir compris de tant de maniĂšres; câĂ©tait comme vivre plusieurs vies Ă la fois!
Il se laissa aller au fil des conversations. VoilĂ quâune didacticienne proposait
de rĂ©flĂ©chir sur la possibilitĂ© dâorganiser un milieu didactique autour du problĂšme
des faucheurs afin dâingĂ©nierier des changements structuraux dans les connaissances
des Ă©lĂšves qui leur permettraient de faire le passage de lâarithmĂ©tique Ă lâalgĂšbre43.
Un autre Ă©ducateur sâindignait de ce â dĂ©terminisme Ă©pistĂ©mologique44 â en disant
quâil nâest pas possible dâingĂ©nierier une cognition prĂ©dĂ©terminĂ©e tout comme on ne
peut pas ingĂ©nierier une sĂ©lection naturelle prĂ©dĂ©terminĂ©e: câest une contradiction
dans les termes! Lâun comme lâautre des processus sont des processus biologiques -
disait-il. La didacticienne sâĂ©criait: âMais lâingĂ©nierie didactique nâa rien Ă voir avec
lâingĂ©nierie cognitive! Vous ne comprenez pas ce que je veux dire!â. Reprenant la
parole, lâĂ©ducateur riposta que lâingĂ©nierie didactique ne peut mener quâĂ la
43 Bednarz, N., Janvier, B., Mary, C. 1992: LâAlgĂšbre comme outil de rĂ©solution de problĂšmes: une rĂ©flexion sur les
changements nĂ©cĂ©ssaires dans le passage dâun mode de traitement arithmĂ©tique Ă un mode de traitement algĂ©brique.
Dans: Recueil des Textes du Colloque du Programme de Recherche sur lâĂmergence de lâAlgĂšbre, C.I.R.A.D.E.,
UQAM, le 10 avril 1992.
44 Au sens de possibilitĂ© de prĂ©dire les actes cognitifs futurs. Câest une rĂ©fĂ©rence Ă Maturana & Varela (voir la note
suivante) qui distinguent âdeterminismâ et âpredictabilityâ.
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EM2000 â Anna Sierpinska â ConfĂ©rence 22 Perspectives sur les recherches en didactique
déception, car le systÚme didactique est un systÚme autopoïetique45: tout ce que nous
faisons pour, soi-disant, le changer, ne fait que produire les conditions pour vouloir
le changer de nouveau. En fait, le renouvellement des réformes est exactement ce
qui caractĂ©rise lâorganisation du systĂšme didactique.
Cette constatation affola quelque peu les participants et participantes du
groupe. Quelquâun dit: âMais, Ă©coutez!, câest trĂšs intĂ©ressant ce que vous dites, mais
la prise de conscience de ce phĂ©nomĂšne risque de mener Ă la passivitĂ© voire mĂȘme au
dĂ©faitisme! Pourquoi faire quoi que ce soit si, de toutes façons, on ne rĂ©ussit quâĂ se
produire soi-mĂȘme?â
La discussion devenait de plus en plus échauffée et son feu finit par faire
Ă©vaporer lâimportance aussi bien du petit problĂšme dâarithmĂ©tique, Odysseus, que de
son persécuteur, le Dieu AlgébricaÎn. Ce malheur les réconcilia, et, quittant les
espaces de leur DidactĂ©e, ils sâen allĂšrent, main en main, aux Champs ElysĂ©es, en
évacuant tout le contenu mathématique de la discussion avec eux (Figure 13).
* * *
VoilĂ . Câest la fin de lâhistoire.
Vous nâaimez pas la façon dont elle se termine? Mais cela ne dĂ©pend que de
nous de lâĂ©crire autrement! Il suffit de ne pas oublier les mathĂ©matiques dans nos
discussions sur lâenseignement et lâapprentissage des mathĂ©matiques.
45 Maturana, H.R., Varela, F.J. 1987: The Tree of Knowledge: The Biological Roots of Human Understanding. Boston
& London: New Science Library, p. 43.