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Ce document est la propriété exclusive de Anthony Gonçalves ([email protected]) - 14-11-2014 Pensées rebelles FOUCAULT DERRIDA DELEUZE P e t i t e b i b l i o t h è q u e d e S c i e n c e s H u m a i n e s

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Foucault, Derrida & Deleuze

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    Penses rebellesFOUCAULT, DERRIDA,

    DELEUZE

    La Petite Bibliothque de Sciences HumainesUne collection dirige par Vronique Bedin

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    Maquette couverture et intrieur : Isabelle Mouton.

    Diffusion : SeuilDistribution : Volumen

    En application de la loi du 11mars 1957, il est interdit dereproduire intgralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen,

    le prsent ouvrage sans autorisation delditeur ou du Centre franais du droit de copie.

    Sciences Humaines ditions, 201338, rue Rantheaume

    BP 256, 89004 Auxerre CedexTl. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26

    ISBN =978-2-36106-034-3

    Retrouvez nos ouvrages sur

    www.scienceshumaines.comwww.editions.scienceshumaines.com

    9782361060763

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    INTRODUCTION

    Si loin, si prochesLe retour de trois penses critiques

    En 1995, Gilles Deleuze mettait fin ses jours. Quelque temps plus tard, lanne 2004 concidait avec le vingtime anniversaire de la mort de Michel Foucault et voyait steindre Jacques Derrida. Une page de la philosophie se referme alors. Ou plutt, semble se refermer. Faut-il ne voir dans les com-mmorations souvent mdiatiques quun regard nostalgique sur une glorieuse poque o les dbats semblaient la fois plus vifs, les positions plus fortes, les esprances plus vives mais qui nau-rait gure que le charme dune pense aujourdhui suranne ?

    Trois philosophes, trois penses singulires, une seule et mme gnration intellectuelle, celle qui triomphe dans les annes 1960-1970. Peut-on raconter la couleur du temps ? Qui saura dire ce que fut lair dun temps ? , se demande Vincent Descombes dans Le Mme et lAutre. Quarante-cinq ans de philosophie franaise (1933-1978)1. Si la tche est sans nul doute difficile, elle nen a pas moins un sens. Il ne sagit pas de vouloir rduire un idal-type ces penses la fois singu-lires et irrductibles mais de montrer quelles voluent toutes dans un contexte intellectuel spcifique et que les rapprochent des problmatiques communes et un esprit critique affirm. Il suffit de prendre quelques repres chronologiques pour prendre la mesure du foisonnement intellectuel qui clate alors : Pour Marx de Louis Althusser sort en 1965, Les Mots et les Choses de M. Foucault parat en 1966, J. Derrida publie Lcriture et la

    1- V. Descombes, Le Mme et lAutre. Quarante-cinq ans de philosophie franaise (1933-1978), Minuit, 1979.

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    Introduction

    Diffrence ainsi que De la grammatologie en 1967, G. Deleuze livre Diffrence et Rptition et Logique du sens en 1969 Pour comprendre ce qui se passe alors, il faut bien en passer par quelques gnralits.

    Il faut dj signaler une certaine sensibilit intellectuelle, laquelle saffirme toujours par des lectures. Comprendre une poque, cest donc comprendre ce quon lit alors mais aussi ce quon ne lit plus. Or comme le note V. Descombes, ne croyons pas quune uvre fasse autorit parce quelle aurait t lue, tudie et finalement juge convaincante. Cest le contraire : on lit parce quon est dj convaincu. Les uvres sont prc-des dune rumeur. () Par une sorte de rminiscence platoni-cienne, le texte dont on tombe amoureux est celui dans lequel on ne cesse dapprendre ce quon savait dj.

    De ce point de vue, il apparat clairement qu partir des annes 1960 la filiation intellectuelle change radicalement : on passe de la gnration des 3 H (Hegel, Husserl, Heidegger), comme on a coutume de dire, la gnration des matres du soupon : Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. Bien sr, il ne sagit que dune tendance : il reste toujours des penseurs pour sinspirer de E. Husserl et M. Heidegger, comme par exemple J. Derrida. Mais la dialectique hglienne et la ph-nomnologie, voil ce contre quoi on pense alors. Quels sont les griefs ? Hegel, on reproche de rduire systmatiquement la diffrence dans une pense de labsolu. Penser le multiple et la diffrence, tel est lun des nouveaux mots dordre qui mer-gent dans les an nes 1960. On retrouve ce thme dans luvre de G. Deleuze, notamment Diffrence et Rptition2, mais aussi chez J. Derrida, le penseur de la diffrance (nologisme qui marque de manire particulirement nette la volont de penser de manire singulire la diffrence). De cette pense du mul-tiple, on peut galement rapprocher une nouvelle conception de lhistoire conue non plus, comme chez Hegel, comme dploie-ment cumulatif de la raison mais au contraire comme rupture, discontinuit. Quant la phnomnologie qui triomphait dans les annes 1950, on lui reproche de stre navement enferme

    2- G. Deleuze, Di!rence et Rptition, 1969, rd. Puf, 1997.

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    Si loin, si proches. Le retour de trois penses critiques

    dans lide de sujet. Pourquoi ? Linspiration fondamentale de la phnomnologie consiste remettre en cause lide dune pen-se objective : les choses existent toujours pour une conscience qui les peroit ou se les reprsente. Bref, tre, cest tre pour moi . Mais cest donc admettre lexistence dun sujet sans vrai-ment linterroger. Or, cest prcisment cette ide de sujet uni-fi et transparent lui-mme que lon remet alors violemment en cause, sous linfluence notamment de S. Freud et du struc-turalisme3. Cest le fameux thme de la mort de lhomme . La psychanalyse, notamment avec le concept dinconscient, a mis mal la souverainet du sujet. Le structuralisme pour sa part met en vidence dune certaine manire lemprise des ins-titutions sur les individus. G. Deleuze et Flix Guattari, dans LAnti-dipe4, font clater la belle unit de la subjectivit sous la pression des machines dsirantes. M. Foucault montre quant lui comment lide de sujet est une construction historique. J. Derrida, dans un texte intitul Les fins de lhomme 5, sou-tient que M. Heidegger lui-mme ne parvient pas se dfaire de lhumanisme mtaphysique quil dnonce.

    Si K. Marx et S. Freud alimentent toutes les rflexions de lpoque, il faut sans doute faire un sort particulier linfluen ce de F. Nietzsche quon dcouvre alors. On a ainsi pu parler, et non sans raison, dun nietzschisme franais . M. Foucault, G. Deleuze et, dans une moindre mesure, J. Derrida devront beaucoup ce philosophe allemand qui fait souffler un incroyable vent de subversion sur la philosophie, remettant en cause aussi bien le primat de la vrit que la morale asctique. G. Deleuze contribuera du reste pour une grande part sa rception en lui consacrant deux livres6. F. Nietzsche interroge ainsi la volont de vrit, quil suspecte de marquer dabord un rapport de force. Cette ide influera beaucoup sur la rflexion de M. Foucault quant aux liens entre pouvoir et savoir, qui 3- Sur la querelle du sujet , voir notamment V. Descombes, Le Complment de sujet. Enqute sur le fait dagir de soi-mme, Gallimard, 2004. 4- G. Deleuze et F. Guattari, LAnti-dipe, 1972, rd. Minuit, 1995. 5- J. Derrida, Les "ns de lhomme , in J. Derrida, Marges de la philosophie, Minuit, 1972. 6- G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, 1962, rd. Puf, 1992, et Nietzsche, 1965, rd. Puf, coll. Quadrige , 2003.

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    Introduction

    reprendra galement le concept de gnalogie au philosophe allemand. Ce dernier apparat en effet comme une formidable machine de guerre contre lide traditionnelle de vrit, conue comme adquation. G. Deleuze en retient la leon : pour lui la philosophie ne cherche pas reprsenter de manire ad-quate un monde qui lui prexisterait, elle vise inventer des concepts. Quon soit ou non daccord avec les interprtations de F. Nietzsche qui sont alors donnes, son influence est indniable.

    Le climat intellectuel se retourne brusquement la fin des annes 1970 et surtout dans les annes 1980. De nouveaux philosophes reprochent cette pense 68 son dogmatisme, son radicalisme, son inconsquence politique. Les hostilits sou-vrent avec La Barbarie visage humain7 de Bernard-Henri Lvy qui condamne aussi bien le marxisme que lidologie du dsir quaurait dveloppe LAnti-dipe. En 1985, un autre essai fait grand bruit : La Pense 68. Essai sur lantihumanisme contempo-rain8, de Luc Ferry et Alain Renaut, qui met violemment en question M. Foucault, J. Derrida, Jacques Lacan, G. Deleuze, Pierre Bourdieu, L. Althusser et consorts hier encenss. Ce sur quoi mettent laccent L. Ferry et A. Renaut, cest lantihuma-nisme de cette pense 68, ce par quoi ils entendent la dnoncia-tion de lautonomie du sujet tenue pour une illusion et le refus de lide dun propre de lhomme .

    Au niveau du style, L. Ferry et A. Renaut dclent le culte du paradoxe et, sinon le refus de la clart, du moins la revendi-cation insistante de la complexit . En ligne de mire ? J. Derrida bien sr et au premier chef son ouvrage Glas9. Leur jugement est sans appel : Les philosophistes des annes 1968 ont atteint leur plus grand succs en parvenant accoutumer leurs lecteurs et leurs auditeurs croire que lincomprhensibilit tait le signe de la grandeur. Il serait absurde de nier la difficult du style de nombreux de ces philosophes. J. Derrida bien sr nest pas un auteur facile. Il le reconnat aisment lui-mme. Son opacit lui sera reproche de nombreuses reprises. Mais suffit-elle

    7- B.-H. Lvy, La Barbarie visage humain, Grasset, 1977. 8- L. Ferry et A. Renaut, La Pense 68. Essai sur lantihumanisme contemporain, Gallimard, 1985. 9- J. Derrida, Glas, Galile, 1974.

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    Si loin, si proches. Le retour de trois penses critiques

    discrditer dfinitivement sa philosophie ? M. Foucault a pour sa part un style sophistiqu, littraire pour tout dire, mais qui ne fut sans doute pas un obstacle, bien au contraire, sa rception. Quant G. Deleuze, sil travailla aussi son style, assez acadmique au dpart, ce fut sans aucun doute pour librer une pense quil jugeait trop empese. Accusation plus grave encore, cette pense 68 serait moins un moment original et crateur de lhistoire intellectuelle quune simple excroissance pigonale . Ce qui leur fait dire quon peut rduire M. Foucault du Heidegger + Nietzsche et, pire encore, J. Derrida du Heidegger + style de Derrida (bref, celui-ci naurait de propre que son style) Amalgame simpliste ?

    Sans entrer dans la polmique, il est intressant de considrer ce texte sur la pense 68 comme un symptme. Les annes 1980 constituent en effet une violente remise en cause de la pense qui avait t tant adule. On reproche dsormais aux matres-pen-seurs des sixties davoir t inconsquents et davoir tenu des posi-tions aberrantes. Bref, les annes 1980 seraient enfin revenues lhumanisme contre la barbarie, elles auraient compris la dange-reuse utopie de ces penses rvolutionnaires, elles auraient ouvert les yeux sur le communisme et compris le danger de lutopie qui avait t au cur de 1968. En 1991, sur cette lance, de nom-breux philosophes Andr Comte-Sponville, Philippe Raynaud, Pierre-Andr Taguieff , dans un livre intitul Pourquoi nous ne sommes pas nietzschens, prennent galement leurs distances avec ce qui nest pour eux quune dangereuse mode philosophique10.

    Mais alors comment expliquer lintrt et lengouement pour M. Foucault, J. Derrida et G. Deleuze qui semblent se manifester ces derniers temps ? Les trs nombreux colloques qui leur sont consacrs et limportante production ditoriale (tant les publi-cations de textes que de monographies ou dactes de colloques) laissent penser quil se joue l plus sans doute quun simple hom-mage de circonstances. La France prend enfin la mesure, ces dernires annes, de la fertilit de ces penses outre-Atlantique : Franois Cusset met en vidence lincroyable succs de ce quon a coutume dappeler aux tats-Unis la French Theory dans les

    10- A. Boyer et al., Pourquoi nous ne sommes pas nietzschens, Grasset, 1991.

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    Introduction

    annes 1980, notamment au moment o linstitution philoso-phique franaise les tient distance. Certes, les lectures qui sont alors faites en terre trangre ne sont pas toujours dnues de contresens ; il reste quelles alimentent de riches dbats dont on prend aujourdhui en France la mesure. Les manifestations inter-disciplinaires se multiplient qui montrent toute la fcondit hors du champ proprement philosophique de ces penses. Les travaux de M. Foucault savrent ainsi instructifs tant pour le sociologue, lhistorien que pour lanthropologue. G. Deleuze, dont la voix a toujours port bien au-del du cadre institutionnel restreint, ne cesse dalimenter essais et rflexions sur le monde contempo-rain : larticle de Xavier de la Vega met ainsi en vidence la fer-tilit des foisonnants concepts deleuziens pour penser le monde contemporain.

    Signe de patrimonialisation, et donc de petite mort, de ces philosophies autrefois subversives ? Lpoque o il tait de bon ton de stigmatiser la pense 68 semble bien lointaine. Ironie du sort, cest dsormais la pense nolibrale que lon sen prend aujourdhui. Et la vigoureuse rflexion altermondialiste va chercher prcisment dans cette pense des outils pour penser la mondialisation et la rsistance au libralisme. Antonio Negri, John Holloway ou Miguel Benasayag sinspirent aujourdhui de M. Foucault ou de G. Deleuze, reprenant chez lun lanalyse du pouvoir et chez lautre la notion de nomadisme ou de rhizome11. Mai 68 est certes bien loin, mais les penses dont il sest nourri ont encore sans doute beaucoup nous dire.

    Catherine Halpern

    11- Voir notamment M. Hardt et A. Negri, Empire, Exils, 2000 ; et Multitude. Guerre et dmocratie lge de lEmpire, La Dcouverte, 2004.

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    La French "eory,mtisse transatlantique

    Les noms de Michel Foucault et Jacques Derrida, mais aussi de Gilles Deleuze ou Jean Baudrillard, sont devenus aux tats-Unis, au tournant des annes 1980, de vritables op-rateurs de radicalit, les ssames dune exploration sans conces-sion de la condition minoritaire et de lidentit multiple : leur seule mention irradie ds lors le texte ou lorateur qui les citent dun prestige politique et thorique que ne dispense aucun autre nom propre, pas mme aujourdhui, lheure o luniversit amricaine tente de se mobiliser contre le noconservatisme et le nolibralisme contre le Tea Party et les puissances finan-cires , ceux de Noam Chomsky ou Naomi Klein. Une puis-sance dvocation sans gale est ainsi attache aux noms de ceux que luniversit amricaine, qui les regroupa aussitt (malgr leurs divergences) pour optimiser la productivit symbolique de leur usage, appelle indiffremment, depuis trois dcennies, les poststructuralistes, les penseurs intensifs ou de la diffrence, ou mme les Nietzsche franais.

    Dans ce contexte, le moindre des paradoxes nest pas lin-croyable situation de chiasme transatlantique quinaugure ce transfert intellectuel : au moment mme o les uvres de ces penseurs en rupture viennent justifier laffirmation des poli-tiques identitaires et nourrir un nouveau discours politique dans lAmrique divise de Ronald Reagan jusqu y devenir les produits les mieux cots sur le march des biens symboliques de luniversit amricaine , elles sont peu peu clipses du devant de la scne dans la France de Franois Mitterrand, au profit dun retour organis luniversalisme kantien et au lib-ralisme tocquevillien.

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    Introduction

    Un paradoxe qui renvoie aux liens du champ intellectuel avec lespace m diatico-politique dans chacun des deux pays : dans le cas franais, le dogme humanitaire et la nouvelle religion de la dmocratie se trouvaient mieux adapts la gauche au pou-voir que les micropolitiques et les rvolutions dsirantes de la dcennie prcdente ; dans le modle amricain, larne intel-lectuelle, limite aux bornes des campus, sapproprie dautant plus volontiers les penses les plus critiques que ces temptes dans une thire que sont outre-Atlantique les joutes universi-taires ny risquent en rien de dstabiliser Washington, ni dtre relayes par Fox ou CNN.

    Mais pour clairer ce contexte singulier, et comprendre que cette invention amricaine de la thorie franaise relve moins dun phnomne dimportation que de procdures de dtournement et dhybridation culturels, il faut revenir sur les diffrentes tapes du processus.

    Pionniers et convergences contreculturellesAu seuil des nombreux rcits amricains consacrs laventure

    french-thoriste , le mois doctobre 1966 est souvent recod en moment fondateur : soucieuse de prsenter ses tudiants le structuralisme qui fait alors rage en Europe, luniversit Johns-Hopkins ( Baltimore) organise un symposium o interviennent de concert une douzaine dinvits franais dordinaire associs la mouvance structuraliste (mais qui cette fois nhsitent pas critiquer les sciences triomphantes de la structure), dont Lucien Goldman, Jacques Lacan, Roland Barthes et J. Derrida.

    Ce dernier, dans une communication qui fera date, invite substituer la face ngative, nostalgique du structuralisme, qui rve de dchiffrer une vrit , une pense qui affirme le jeu et tente de passer au-del de lhomme et de lhuma-nisme1 . Cest linvention franaise, mais en terra americana, du poststructuralisme, premier dune longue srie de courants (postmodernisme, postcolonialisme) dont le prfixe post sonne comme un lapsus, comme laveu dune distance infran-chissable du prsent historique au travail thorique, lequel

    1- J. Derrida, Lcriture et la Di!rence, 1967, rd. Seuil, coll. Points , 1979.

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    La French Theory, mtisse transatlantique

    affirme ds lors ne pouvoir toujours arriver quaprs lvne-ment. Mais laube des an nes 1970, nous nen sommes pas encore l. Car la dcennie qui commence verra les militants des annes 1960 retourner leurs tudes, les cellules combat-tantes montes Berkeley ou Columbia se dissoudre lune aprs lautre, et la thmatique mme de la transgression voluer du terrain politique (Vietnam, droits civiques, capitalisme) vers des avatars esthtiques et existentiels (drogues, musique, liber-ts sexuelles).

    Outre que ce tournant inaugure un long processus de textua-lisation du politique, dinstitutionnalisation acadmique de la rbellion, il favorise aussi pendant quelques annes, aux confins de luniversit et de la contre-culture, quelques rencontres pro-metteuses entre auteurs franais et praticiens amricains, qui res-teront souvent sans suite.

    Les revues SubStance, Diacritics ou Semiotext(e) tradui sent les premiers textes de Jean-Franois Lyotard ou J. Derrida sur le mode pathique du texte--vivre contre le mode aca-dmique de lexgse. Les mdiateurs biculturels Jean-Jac ques Lebel ou Sylvre Lotringer organisent des rencontres publiques entre les auteurs franais et des militants amricains (anarchistes ou fministes) ou mme quelques grandes figures de la contre-culture (de John Cage William Burroughs). Et les premiers livres publis, Of Grammatology (1974) de J. Derrida, quon dcouvre en peinant, ou un seul chapitre de Mille Plateaux (1980) au format de poche, quon schange dans les clubs new-yorkais, font encore figure danomalies dans luniversit.

    Rappropriation par le champ littraireLentre graduelle de ces uvres dans le champ intellectuel

    amricain seffectue, la fin des annes 1970, par les dparte-ments de littrature, franaise dabord, puis anglaise et compa-re. Lcologie disciplinaire et le vieux conflit des fa cults constituent ici des paramtres dcisifs : non seulement un champ dtudes alors profondment en crise, budgtaire et pist-mique , va se saisir de quelques textes trangers pour renouer avec son ge dor thorique (celui des dbats davant-guerre et du

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    Introduction

    New Criticism des annes 1940) et jeter bientt un contagieux soupon narratif sur tous les champs voisins (la philosophie ou lhistoire comme rcits dconstruire), mais la rception densemble de ces concepts franais en Amrique du Nord va sen trouver biaise, en loccurrence dment littrarise . En effet, que de jeunes universitaires se servent de la gnalogie fou-caldienne pour relire Cervants ou Virginia Woolf, de la notion deleuzo-guattarienne de littrature mineure pour rhabiliter aux tats-Unis les littratures minoritaires ou du phnomne intrinsque de la dconstruction (glissements de sens ou sura-bondance du signifiant dont J. Derrida na cess de rpter quils ne relvent jamais dune intention) pour fonder une nou-velle mthode de lecture des textes du canon, tout cela participe dun glissement plus large, ou dun malentendu structural au sens de Pierre Bourdieu.

    La passion thorique Seul ce glissement rend possibles la dcontextualisation,

    le changement de registre et la racclimatation culturelle de quelques uvres philosophiques franaises lies initialement au contexte bien particulier du tournant des an nes 1970 en France : glissement, avec ce transfert amricain, de la philo-sophie vers la littrature, du concept vers le texte, de lanticapi-talisme vers lanti-imprialisme, de la lutte sociale vers la ques-tion de lnonciation minoritaire, et du dbat dpoque sur la praxis politique toute une pragmatique amricaine des usages culturels. tudiants enthousiastes, chercheurs ambitieux, tho-riciens prometteurs et mme les ples institutionnels de la subversion ( linstar de la toute-puissante Modern Language Association abhorre par les conservateurs) pourront ainsi tour tour faire usage, hors contexte, de telle hypothse foucaldienne (sur le passage de la loi la norme), de tel nologisme derridien (le phallogocentrisme ) ou de telle injonction deleuzienne (comme se faire un corps sans organe ).

    Le rendement de la citation thorique franaise, au cours des annes 1980, est aussi la mesure de lascension simulta-ne cette convergence-l est sans doute la plus dcisive des

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    nouveaux sous-champs dtudes minoritaires crs au cur des dpartements de littrature. Mais si les African-American stu-dies, avec Frantz Fanon ou douard Glissant, les Chicano stu-dies (sur lidentit hispanique), avec M. Foucault ou Michel de Certeau, et le second fminisme universitaire, avec le droit din-ventaire quil se rserve face aux nombreux French feminisms (Julia Kristeva, Hlne Cixous, Luce Irigaray), ne font rf-rence la thorie franaise que sur un mode parcellaire, tactique sinon critique, les courants les plus rcents, qui ont en com-mun une problmatisation nouvelle (et une critique politique) de lidentit, vont quant eux tenir les penseurs franais pour axiomatiques. Ainsi, les tudes postcoloniales pensent liden-tit multiple travers les concepts deleuziens, la discontinuit historique grce M. Foucault, et le logocentrisme agressif de lOccident par lentremise de J. Derrida.

    De son ct, le troisime fminisme universitaire, celui de Judith Butler ou de Gayle Rubin, dnonce lessentialisme de ses prdcesseurs au nom de limpossible prsence soi thorise par J. Derrida, et tente darticuler sexualit et pouvoir selon le paradigme foucaldien.

    Quant aux tudes queer inities en 1991-1992 par Eve Kosofsky Sedgwick et Teresa de Lauretis, contre laxe identitaire des tudes gay traditionnelles, elles placent au cur de leur corpus les u vres de M. Foucault, J. Lacan et J. Derrida.

    Pourtant, cest moins au sein de ces champs dtudes, plus ou moins phmres et vite fragiliss par la succession rapide des vogues thoriques, quau cur de quelques uvres amricaines individuelles que la rfrence thorique franaise va se trouver la plus fconde. Elle y autorisera non seulement des retournements complets de perspective mais offrira aussi loccasion, mme quelques essais phares du champ intellectuel, dun dialogue tho-rique de grande ampleur comme les uvres de M. Foucault et J. Derrida, pour ne citer quelles, nen ont eu en France quavec trs peu dinterlocuteurs. Il faut citer ici Judith Butler, dont la thse de doctorat2 explorait dj chez G. Deleuze ou J. Derrida les

    2- J. Butler, Subjects of Desire : Hegelian re#ections in twentieth-century France, Columbia University Press, 1987.

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    Introduction

    figures posthgeliennes du sujet, et dont le grand uvre, Gender Trouble3, consiste surtout en une discussion des hypothses de M. Foucault et J. Lacan sur le rapport entre sexe et genre ; mais aussi Gayatri Chakravorty Spivak, dont le travail se situe au croi-sement du marxisme, du fminisme et de la dconstruction ; ou encore luvre du thoricien littraire Stanley Fish, au voisinage de J. Derrida et de la narratologie franaise. Et sur un mode plus critique, les uvres capitales dEdward Sad, du philosophe ana-lytique dfroqu Richard Rorty ou mme du thoricien de la culture marxiste Fredric Jameson se sont labores elles aussi partir dune libre discussion des hypothses de la French theory.

    Militantisme de quartier et monde de lartPourtant, luniversit ne constitue pas, pour ce corpus fran-

    ais de textes difficiles, une limite infranchissable. La popula-rit de certains auteurs ou de concepts ( dconstruction a mme pu devenir un argument pu blicitaire ou un titre de film de Woody Allen4) et les liens qutablissent alors les nouveaux essayistes noconservateurs entre cet influx thorique franais et la dcadence morale de l'Occident favorisent ici un plus large cho, ft-il ponctuel ou anecdotique, et mme une timide ex pansion de la rfrence franaise hors des humanits universi-taires. On retrouve la French theory du ct du militantisme de quartier, sexuel ou mme ethni que du roman cls ou mme du cinma grand public, et bien sr au sein dun monde de lart en pleine mutation. Car celui-ci ne jura quelques annes durant que par les noms de G. Deleuze ou J. Baudrillard (autour de lcole simulationniste new-yorkaise), avant que lemballe-ment du march et le refus de paternit des Franais eux-mmes (comme ce fut le cas de J. Baudrillard lors dune clbre conf-rence au Whitney Museum en 1987) ne rvlent la prcarit dune alliance dintrts finalement assez phmre5.

    3- J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un fminisme de la subversion, 1990, trad. fr. La Dcouverte, 2006.4- Deconstructing Harry, traduit pour sa sortie franaise par Harry dans tous ses tats, 1997.5- Voir S. Lotringer, Doing theory , in S. Cohen et S. Lotringer (dir.), French "eory in America, Rout ledge, 2001.

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    Mais cest du ct des nouvelles technologies que les annes 1990, moins polmiques dans luniversit que les annes Reagan, vont prolonger limpact amricain de ce mme cor-pus dauteurs franais, jusqu rompre parfois le lien historique tabli dix ans plus tt entre lobjet de la French theory et la seule arne universitaire. Dun ct, le concept deleuzien de rhizome ou le paradigme derridien de la dissmination vont fournir aux nouveaux rseaux informatiques leur premire reprsentation thorique. De mme que la notion bientt culte de zone dautonomie temporaire , pour dsigner le nouveau rseau mais aussi le march noir, fut tire par luniversitaire anarchiste Hakim Bey dune relecture personnelle des auteurs franais.

    La French theory et la question de la techniqueDe lautre ct, la diffusion en ligne du texte thorique,

    de sites web dtudiants en forums de discussions pour initis, va largement dsacraliser le rapport acadmique la rfrence franaise, prolongeant sur Internet les dimensions existentielle, et mme ludique et dialogique, du phnomne.

    Il convient, l encore, de prfrer le schme de la conver-gence, sinon dune heureuse redondance (lhomologie entre rseau et thorie, qui se ressembleraient , tant parfois mme mise en avant), au causalisme plus grossier dune source, dune gense ou mme dune inspiration franaise. Cest en tout cas le seul moyen de comprendre les parallles saisissants entre les logiques deleuziennes de lvnement et de la combinatoire et la musique exprimentale dun DJ Spooky, qui cite G. Deleuze sur ses pochettes dalbums mais dveloppe sa propre thorie de lobjet trouv musical ; ou entre lhypothse baudrillar-dienne de la simulation du rel et de la copie sans original et largument densemble des trois volets de Matrix, le film des frres Wachowski (1999), qui est bien sr moins baudrillardien quil ne rejoint des problmatiques communes par les moyens propres, narratifs et techniques, du cinma6.

    6- Voir A. Badiou et al., Matrix, machine philosophique, Ellipses, 2003.

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    Cest finalement ce paradigme de la convergence, de la ren-contre, de lentrelacs ou mme de lhybridation culturelle en acte, qui peut seul expliquer le succs spectaculaire mais durable aux tats-Unis de quelques uvres thoriques franaises qui y trouvrent dabord un heureux exil. Car toute importation, toute reterritorialisation intellectuelle subit la loi des modes passagres, soumise en outre au clbre protectionnisme cultu-rel amricain comme en firent les frais, chacun sa faon, le surralisme, lexistentialisme ou la phnomnologie franaise, incontournables un moment puis vite relgus dans lexotisme frenchie , et victimes ds lors du dclin structurel depuis plus dun demi-sicle de linfluen ce culturelle franaise aux tats-Unis.

    Au contraire, que le regroupement des textes, lemballage disciplinaire, lancrage institutionnel et les mises en uvre politiques et artistiques de la thorie franaise aient t le fait exclusif de ses lecteurs amricains, qui inventrent ds lors sur place, et de toutes pices, un objet intellectuel cohrent impen-sable en France, explique quelle ait survcu la succession des modes intellectuelles. Normalise, dment scolarise, passa-blement dpolitise, mme si elle fait encore lobjet de rares rglements de compte idologiques (comme celui qui valut J. Derrida, en octobre 2004, une ncrologie peu amne dans le New York Times), la thorie franaise est rentre dans le rang mais reste au programme des cours, outre quelle a pu essai-mer dans le monde entier, en particulier aujourdhui dans les pays mergents, partir de la seule plate-forme universitaire nord-amricaine.

    Le dclin quon lui promet depuis si longtemps renvoie la fatalit qui toucherait aux tats-Unis toutes choses franaises (all things French) ce ne saurait donc tre le cas dune aussi ingnieuse fabrication du cru.

    Franois Cusset

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    La#aire Sokal :pourquoi la France ?

    Au printemps 1996, Alan Sokal, professeur de physique luniversit de New York, faisait paratre dans une revue cultu relle de bon niveau, Social Text, un article intitul Transgresser les frontires : vers une hermneutique transfor-mative de la gravitation quantique . Quelques semaines plus tard, il rvlait que ce texte tait un pastiche fabriqu base de citations de philosophes contemporains et contenait un nombre aussi lev dabsurdits scientifiques que daffirmations gra-tuites. On pouvait y lire, par exemple, que la science moderne prouve que la ralit nexiste pas , ou encore que la gravi-tation quantique a de profondes implications politiques, bien entendu progressistes .

    Pourquoi cette mystification ? A. Sokal se disait inquiet et irrit par le dclin, dans certains milieux de la gauche acadmi-que amricaine, du niveau dexigence intellectuelle. Principale cible vise : le courant des cultural studies, une bran che postmo-derne de luniversit qui prati que dlibrment la fusion entre dmar che scientifique et interprtation littraire. Trs en vogue chez les tudiants en lettres, les spcialistes de cultu res mino-ritaires, les fministes, les cultural studies expriment volontiers une vision relativiste du savoir scientifique. En montrant quon publiait peu prs nimporte quoi dans Social Text, A. Sokal voulait surprendre ses diteurs en flagrant dlit de paresse intel-lectuelle et de complaisance idologique. Premier scandale : laf-faire diffusa largement hors du milieu universitaire, et pendant plusieurs semaines, on discuta du relativis me et de la pertinence des sciences sociales jusque dans des quotidiens de province des tats-Unis. Lhistoire, parvenue en France en dcembre 1996, y fit galement du bruit. Beaucoup des philosophes cits par

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    Introduction

    A. Sokal taient franais, et non des moindres : Gilles Deleu ze, Jacques Derrida, Michel Serres, Jean-Franois Lyotard, et dautres. Tous les commentateurs ou presque accep trent de rire de la farce, mais les intentions de son auteur furent parfois violemment suspectes.

    Un btisier scienti!queDeuxime temps de laffaire : en septembre 1997, A. Sokal,

    associ Jean Bricmont, professeur de physique luniversit de Louvain, rcidive. Il publie Paris, sous un titre sans appel (Impostures intellectuelles, Odile Jacob), un btisier scientifique dauteurs exclusivement franais. La topologie allusive de Jacques Lacan, les mathmatiques approximatives de Julia Kristeva, la physique dfaillante de Luce Irigaray, de Paul Virilio et de Jean Baudrillard, ainsi que le traitement appliqu par Bruno Latour la thorie de la relativit y sont tourns en ridicule. Zro point : tous ces penseurs ne savent pas de quoi ils parlent. Cette fois, les ractions sont trs vives et la presse en fait ses dlices : un hebdomadaire se demande si Les philosophes franais sont des imposteurs1 , un autre si Nos intellectuels sont nuls2 En retour, cest la vole de bois vert : A. Sokal et J. Bricmont sont accuss de francophobie, de haine des sciences humaines, de rationalisme obtus, dautoritarisme, dimprialisme, de mchan-cet, de frivolit, de btise, etc. Linsolence des deux physiciens, leur faon malpolie de pratiquer la dnonciation publique et de corriger les virgules des matres ont nerv le milieu et trans-form assez gnralement le dbat en change daccusations.

    Aujourdhui, les annes ont pass, et l affaire Sokal , comme bien dautres incidents haute valeur mdiatique, est retombe dans lombre. Ni A. Sokal ni J. Bricmont nont pour-suivi leur croisade. En France, leurs ttes de turc disparaissent une une (J.-F. Lyotard est mort en 1998, J. Derrida en 2004). Les uvres de ces derniers se patrimonialisent cette occa-sion, et les commentateurs tentent den extraire des substances moins dogmatiques quauparavant. Aux tats-Unis, lactualit

    1- Le Nouvel Observateur, n 1716, 25 septembre 1997.2- Le Meilleur, 4 octo bre 1997.

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    L'affaire Sokal : pourquoi la France ?

    politico-guerrire et le reflux conservateur de la fin du xxe sicle ont impos dautres soucis aux intellectuels. Que reste-t-il de cet pisode ? A-t-il laiss quelque trace dans lhistoire intellectuelle ?

    Essentiellement, celui dun malentendu national et dun ensemble deffets rebours. Si lintention du canular et du livre de A. Sokal et J. Bricmont tait bien de dnoncer les penseurs franais, le scandale, lui, eut principalement pour effet de rvler au public cultiv limportance prise, dans les milieux universi-taires amricains, par une poigne dauteurs dont on ne pensait pas forcment quils incarnaient une cole , ni quils confor-maient une thorie , mais plutt quils appartenaient une poque tout juste rvolue.

    De nouveaux genres acadmiquesCtait pourtant bien le cas puisque, comme le rapporte

    Franois Cusset3, lappellation French theory , apparue dans la seconde moiti des annes1970, tait, aux tats-Unis, troi-tement lie lmergence des courants poststructu raliste , postmoderniste et d constructionniste . Aussi les noms de G. De leuze, J. Derrida, J.-F. Lyotard, J. Baudrillard, Roland Barthes, J. Kristeva, et aussi Michel Foucault et Pierre Bourdieu taient-ils devenus familiers aux tudiants au cours des annes 1980. Leur popularit tait attribuable leur rle de socle tho-rique pour des thmatiques davant-garde, mi-philosophiques, mi-littraires, constituant de nouveaux genres acadmiques, appels cultural studies, gender studies ou encore multicultural studies. Enfin, non contents de cela, comme le souligne encore F. Cusset, les mmes noms figurent galement en rfrence de courants artistiques, comme le cyberpunk , de tribus techno-philes adoratrices de rseaux , de mouvements militant pour la dfense de minorits et dadep tes de la diffrence culturelle sous toutes ses formes. Bref, les Franais dcouvrent ainsi quaprs un assez long purgatoire, leurs matres de la pense critique sont, depuis le dbut des annes 1980, bien installs dans les milieux universitaires et intellectuels davant-garde des tats-Unis, voire

    3- F. Cusset, French "eo ry, La Dcouverte, 2003.

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    Introduction

    sont peut-tre impliqus dans linstallation du politiquement correct .

    Lattaque sokalienne a-t-elle nui leur popularit ? En France, elle a plutt eu leffet inverse. En 1997, la publication du livre de A. Sokal et J. Bricmont, M. Foucault, G. Deleuze et J. Derrida incarnent un peu la mode de lanne dernire . Pour des raisons trangres leur cultu re scientifique, ils ont subi, durant les annes 1970 et 1980, les attaques en rgle des nouveaux philosophes (Bernard-Henri Lvy, Alain Renaut, Andr Glucksmann), puis celles de nohumanistes (Luc Ferry), qui dnoncent labsence de morale, le nihilisme ou la violence potentielle de leur pense. Plus durement encore, leffondre-ment du bloc communiste a jet un discrdit provisoire sur le radicalisme, cens mener au totalitarisme. Le monde intel-lectuel se cherche des marques et nen trouve pas vraiment de nouvelles : on exhume lhritage chrtien, lthique kantienne, la dmocratie selon Tocqueville et les penseurs libraux. Les revues Esprit, Commentaire et Le Dbat sont reprsentatives de ce mou-vement des ides. La thmatique du retour du sujet est dans lair du temps : le philosophe Paul Ricur revient sur le devant de la scne. Mme si lhritage de M. Foucault sest transmis chez des historiens et des sociologues, mme si les tudiants des beaux-arts et du cinma lisent des textes de G. Deleuze, le sen-timent existe clairement que la pense critique na plus la mme fracheur, parce quelle appartient une poque rvolue et quil sagit maintenant den sortir. Ce nest, bien entendu, quune tendance : la sociologie de P. Bourdieu continue doccuper une grande place dans la recherche franaise, et du ct de la psycha-nalyse, linfluence de J. Lacan est toujours grande.

    Simultanment, luniversit franaise rsiste des quatre fers limportation directe des thmes et des manires de faire du postmodernisme amricain : les tudes sur le genre et les cultu res minoritaires ont beaucoup de mal merger. Bien souvent, en sciences humaines et sociales, le postmodernisme est assimil une hypercritique aux effets destructeurs : lanthropo-logie, jugeant quil sagit l dune dmarche suicidaire pour la discipline, nen veut pas.

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    L'affaire Sokal : pourquoi la France ?

    Un usage trivial des mots de la physiqueThoriquement, donc, rien ou presque ne sopposait ce

    que lattaque Sokal-Bricmont ft bien accueillie. Rien, sinon leur acharnement antifranais. En voici un exemple : en 1997, la nouvelle sociologie des sciences, reprsente par B. Latour, Isabelle Stengers et quelques autres, tait une des rares disciplines nouvelles assez estime en France qui ft en harmonie avec un certain postmodernisme. Or elle prend ses principales rf-rences chez des auteurs anglo-saxons, et non franais. Pourtant, A. Sokal et J. Bricmont prennent B. Latour et, secondairement, Michel Serres comme cibles et laissent tranquille David Bloor.

    En ralit, linitiative Sokal-Bricmont visait un phnomne intellectuel peu prs exclusivement nord-amricain, dont ils veulent critiquer linfluence sur la gauche politique. Le bizarre de leur dmarche consista pour ce faire publier un ouvrage en France (la version anglaise ne paratra quaprs) critiquant des auteurs franais Il fallait pour le comprendre connatre les liens parti culiers existant entre le gauchisme postmoderne, les cultu ral studies, leurs rfrences franaises (soit la French theory) et, en amont encore, lusage douteux de notions scientifiques. Tout cela ntait gure connu en France.

    Un malentendu nationalDe plus, conformment leur rigorisme, A. Sokal et

    J. Bricmont ne sauto risrent de vritables attaques que dans le champ qui tait le leur : le maniement des concepts physiques ou logiques. Les auteurs dont ils dnonaient la d sinvolture lgard de la rigueur scientifique4 ntaient pas forcment ceux qui faisaient peu de cas de la science, mais au contraire ceux qui sy aventuraient. Ceux qui ne sy risquaient pas chap-paient leurs sarcasmes : on ne trouve en fait dans le florilge sokalien quune brve remarque orale de J. Derrida, aucune de M. Foucault et pas la moindre allusion P. Bourdieu. Les textes incrimins vont de lemprunt banal de termes ( incertitude , chaos ) au recyclage beaucoup plus lourd de formules sp-cialises ( espace non euclidien , quation logistique ) de

    4- A. Sokal et J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.

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    Introduction

    physique, de logique, de gomtrie ou de mathmatiques, dans lequel J. Lacan, G. Deleuze et Flix Guattari excellaient. Dans dautres cas (B. Latour, L. Irigaray), cest linterprtation de thories scientifiques qui est dnonce comme abusive, parce que fonde sur une incomprhension, voire une mconnaissance.

    Hormis ces derniers cas, qui appartiennent des courants nouveaux de la sociologie, les auteurs viss par A. Sokal se sont forms dabord au structuralisme et au marxis me, et ont com-menc dcrire avant 1970 : leur dmarche rvle une fascination pour les formes du raisonnement logique et scientifique, quils sapproprient pour lui donner un autre contenu. On ne peut donc pas dire quil y ait l une critique adresse lautorit de la science, une mise en doute de sa pertinence, mais (au pis) un usage trivial des mots de la physique ou de la logique, comme le souligne Yves Jeanneret en 19985.

    Cette manire dsinvolte a-t-elle un rapport direct avec le dveloppement du relativisme culturel et de lantiralisme en sciences ? Cest ce quaffirment A. So kal et J. Bricmont lorsquils voient dans le charlatanisme des philosophes franais le fer-ment de lirrationalisme postmoderne amricain. Aux yeux des Franais, cest une accusation abusive, htive, voire mal inten-tionne. Henri Bergson, qui se trompa, semble-t-il, lourdement sur le sens de la thorie de la relativit, ne devrait-il pas tre galement dnonc comme membre du complot ?

    Ce genre de malentendu national est dailleurs parfaitement rciproque : vues de France, les thmatiques de lidentit, de lantisexisme et du multiculturalisme sont trs souvent consid-res comme postmodernes par essence. Mais il nen est rien : le culturalisme est en sciences sociales une doctrine amricaine depuis fort longtemps, le pragmatisme philosophique (qui inter-dit toute vrit de principe) aussi.

    Quant au multiculturalisme, aux questions didentit et de minorits, elles sont aussi bien examines par des penseurs lib-raux, tels que John Rawls ou Charles Taylor, que communau-tariens, comme Amitai Etzioni ou Will Kymlicka, qui nont pas grand-chose en commun avec les ptroleurs postmodernes.

    5- Y. Jeanneret, LA!aire Sokal ou la querelle des impostures, Puf, 1998.

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    L'affaire Sokal : pourquoi la France ?

    Le paysage des ides est compos despces rpandues dans le monde entier, mais leur association est particulire chaque milieu, chaque poque, chaque pays.

    Nicolas Journet

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    Michel Foucault linsoumis (C. Halpern) La qute inacheve de Michel Foucault (M. Lallement) Michel Foucault travers ses uvres propos de Histoire de la folie l'ge classique

    (C. Halpern) propos de Surveiller et Punir. Naissance de la prison

    (M. Fournier) Microphysique du pouvoir (C. Lefranc) Le gouvernement de soi (F. Gros) Sous le regard de la critique (J.-F. Dortier) Petit vocabulaire foucaldien Foucault et lanthropologie (Entretien avec M. Abls) Quel apport pour la sociologie ? (B. Lahire) Foucault et lhistoire (Entretien avec A. Farge)

    MICHEL FOUCAULT(1926-1984)

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    Le manque de sens historique est le pch originel de tous les philoso phes , crivait Friedrich Nietzsche. Michel Foucault saura retenir la leon. De toute faon, il naime pas lenfermement. Et pas seulement celui des prisons, mais aussi lenfermement au sein de disciplines raides lgues par la tradition. Dans sa leon inaugurale au Collge de France1, M. Foucault recense les contraintes qui psent sur le discours lui-mme : parmi les limitations qui sexercent de lintrieur, il relve les disciplines qui rangent et classent le savoir.

    Son uvre, de fait, ne cesse de dborder toujours la phi-losophie. En tout premier lieu par son souci de lhistoire pas seulement de lhistoire du pass, mais aussi de lhistoire en train de se faire. Ce souci historique est l ds sa thse de philosophie sur la folie : M. Foucault, sil commente Descartes, passe beau-coup plus de temps lire divers traits, multiplier ses sources, se plonger dans les archives, faire appel des textes littraires Cest dailleurs lhistorien Philippe Aris qui dfend le manuscrit et le fait paratre en 1961 sous le titre Histoire de la folie lge classique. Sa thse : la folie nest pas une essence ternelle, elle est dabord le fruit dune perception sociale qui sinscrit dans lhis-toire. Le fou na pas toujours t considr comme un malade mental .

    Ce fil historique, M. Foucault ne le lchera pas. En 1963, il publie Naissance de la clinique o il se penche sur la ror-ganisation que connat la mdecine au tournant de la fin du xviiie sicle et du dbut du xixe au moment o se fait jour la ncessit de dissquer les cadavres et o donc la perception de la

    1- Publie sous le titre LOrdre du discours, Gallimard, 1971.

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    vie et de la mort, du visible et de linvisible se voit profondment modifie. Les Mots et les Choses (1966), sous-titr Une archo-logie des sciences humaines , montre que les savoirs se dve-loppent toujours dans une pistm, cest--dire dans les cadres gnraux de la pense propres une poque. Car M. Foucault refuse lide que le savoir connat un dveloppement continu. Si, jusqu la fin du xvie sicle, ltude du monde repose sur la ressemblance et linterprtation, un renversement se produit au milieu du xviie sicle : une nouvelle pistm apparat, reposant sur la reprsentation et lordre, o le langage occupe une place privilgie. Mais cet ordre va lui-mme tre balay au dbut du xixe sicle par une autre pistm, place sous le signe de lhistoire qui voit apparatre pour la premire fois la figure de lhomme dans le champ du savoir. Pour combien de temps ?

    On comprend alors pourquoi cest pour une chaire cre pour lui et intitule Histoire des systmes de pense quil est lu en 1970 au Collge de France. Sil continue explo-rer dautres champs, cest toujours pour montrer leur histori-cit. Ainsi Surveiller et Punir paru en 1975 repense linstitution pnale en montrant comment le chtiment a laiss place lge classique (xviie-xviiie sicles) la dtention pnale pour dres-ser les corps et les mes. Enfin sa dernire uvre, Histoire de la sexualit, compose de trois volumes La Volont de savoir (1976), LUsage des plaisirs (1984) et Le Souci de soi (1984) , remonte aux sources antiques de la civilisation occidentale pour comprendre lhomme comme sujet de dsir et apprhender une histoire de la subjectivit travers notamment les techniques du corps rglant le gouvernement de soi, et donc des autres.

    Est-ce dire que M. Foucault est historien et non philosophe ?

    Comme le note Gilles Deleuze loccasion dun colloque, si Foucault est un grand philosophe, cest parce quil sest servi de lhistoire au profit dautre chose : comme disait Nietzsche, agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur je lespre

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    dun temps venir2 . M. Foucault lui-mme expliquait dans lintroduction LUsage des plaisirs que ses travaux taient certes des tudes dhistoire mais non des travaux dhistorien. Ils sont un exercice philosophique dont lenjeu est de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa pro pre histoire peut affranchir la pense de ce quelle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement . Lclairage histo rique nest pas l pour mmoire : sil est gnalogie, cest quil vise mieux comprendre le prsent pour pouvoir peut-tre sen affranchir. Ce point de vue historique est donc toujours en rapport avec notre actualit : Ce travail fait aux limites de nous-mmes doit dun ct ouvrir un domaine denqutes his toriques et de lautre se mettre lpreuve de la ralit et de lactualit, la fois pour saisir les points o le changement est possible et souhaitable, et pour dterminer la forme prcise donner ce changement3. Cette ontologie historique de nous-mmes , comme il lappe-lait, peut sorganiser selon trois axes : laxe du savoir, laxe du pouvoir, laxe de lthique. Elle tente donc de rpondre trois questions : Comment nous sommes-nous constitus comme sujets de notre savoir ? Comment nous som mes-nous constitus comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pou-voir ? Comment nous som mes-nous constitus comme sujets moraux de nos actions4 ?

    On comprend mieux ds lors pourquoi M. Foucault ne se contentera pas de penser la socit, les savoirs, les institutions Son passage en 1968-1969 luniversit de Vincennes, alors haut lieu de la contestation, le fait entrer, pour reprendre lexpres-sion de Didier Eribon, dans la geste gauchiste5 . Il nest plus ds lors seulement un penseur qui crit mais aussi un penseur qui agit. Dsormais, luniversitaire sera aussi militant. Et peu importe quil entre en 1970 dans la vnrable institution quest

    2- G. Deleuze, Foucault : historien du prsent , Le Magazine littraire, n 257, septembre 1988, texte extrait de lintervention de G. Deleuze au colloque Michel Foucault, philosophe , organis du 9 au 11 janvier par lAssociation pour le centre Michel-Foucault.3- M. Foucault, What is enlightenment ? , in P. Rabinow, "e Foucault Reader, Pantheon Books, 1984.4- Ibid.5- D. Eribon, Michel Foucault, Flammarion, coll. Champs , 1991.

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    le Collge de Fran ce. Il narrtera pas pour autant de signer des tracts, de manifester, dorganiser des mouvements face certains confrres m duss. En 1971, il fonde, avec Jean-Pierre Vernant et Jean-Marie Domenach, le GIP (Groupe dinformation sur les prisons) qui marque le d but dune srie dactions visant dnoncer la som bre ralit pnitentiaire.

    Surveiller et Punir constitue donc le pendant thorique dune exprience militante. Mais contre le modle dun intellectuel la fois total et universel quincarne merveille Jean-Paul Sartre, il dfend lide dun intellectuel spcifique agissant sur des secteurs bien dlimits quil connat parfaitement. Outre lac-tion en faveur des prisonniers, il sera notamment un fervent soutien de Solidarnosc M. Foucault nest pas seulement un philosophe insoumis, il est insoumis parce que philosophe. La philosophie ne vise-t-elle pas selon lui au lieu de lgitimer ce quon sait dj, entreprendre de savoir comment et jusquo il serait possible de penser autrement6 ?

    Catherine Halpern

    6- M. Foucault, Introduction , in M. Foucault, LUsage des plaisirs, Gallimard, 1984.

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    Il est difficile de classer les travaux de Michel Foucault dans le cadre de nos catgories habituelles : faisait-il uvre dhis-torien, de sociologue, de philosophe, de psychologue voire de tout cela en mme temps ? Sil investit des domaines habituelle-ment rservs aux historiens, M. Foucault rcuse cependant les tiquettes traditionnelles. Le chemin quil suit est celui dune vaste relecture des pratiques et des discours. la diffrence de lhistoire des mentalits, cette relecture sopre en mettant laccent sur les ruptures et dis continuits qui scandent laction et la connais-sance humaines. Contrairement ce que certains laissent penser, luvre ne constitue pas un ensemble homogne ciment par une problmatique unique et constante. son image, les travaux de M. Foucault prsentent de multiples facettes et abordent des thmes divers (folie, cultu re europenne, politique, sexualit) et des poques loignes (de lAntiquit au xixe sicle). Certains domaines ont cependant t particulirement explors : la ques-tion de lautre, notamment avec Histoire de la folie lge clas-sique (1961) ; lpistmologie, principalement dans Les Mots et les Choses (1966) et LArchologie du savoir (1969) ; le politique, dans Surveiller et Punir (1975) et La Volont de savoir (1976) ; lthique, enfin, dans Histoire de la sexualit (3 vol., 1976-1984).

    Comment un savoir peut-il se constituer une poque et en un lieu dtermins ? Quels rapports pense, vrit et histoire entretiennent-elles entre elles ? Telles sont les questions qui tra-ment la problmatique de M. Foucault.

    Lhistoire nest pas un long %euve tranquilleM. Foucault rpond dabord ces interrogations en soppo-

    sant au point de vue de lhistoriographie traditionnelle, qui voit

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    lhistoire comme un coulement linaire et cumulatif dvne-ments. M. Foucault prtend, linverse, que les forces qui sont en jeu dans lhistoire nobissent ni une destination ni une mcanique, mais bien au hasard de la lutte . Cette thse signifie que les fondements culturels dune socit ne sont pas laddition ternelle de connaissances et de manires de penser, mais quil existe des ruptures radicales dans lhistoire des ides. Autrement dit, les objets que nous choisissons de connatre et le savoir que nous en retirons sont relatifs. Il nexiste pas de vrit qui trans-cenderait les diverses poques de notre histoire.

    M. Foucault nomme pistm les cadres de pense qui for-ment le soubassement des discours sur le savoir, au sein dune communaut humaine une priode donne. Dans Les Mots et les Choses, il repre, partir du Moyen ge, trois grandes priodes dans lhistoire de la pense occidentale. La premire est celle de la Renaissance. Le savoir du xvie si cle, notamment celui qui relve du registre scientifique, est fond sur le concept de res-semblance. La scien ce de lpoque consiste dcrypter les signes inscrits sur les choses, et permet ainsi de retrouver les traces de la cration divine. Par exemple, on considre que, puisque la noix ressemble une tte, son corce doit gurir les plaies du pricrne et son noyau les maux de tte intrieurs.

    Lge classique (les xviie et xviiie sicles) est le moment dun premier basculement dans lordre du savoir, puisquapparat un nouveau rapport entre les mots et les choses. Dsormais, on distingue le signe de ce quil reprsente. Autrement dit, les penseurs sparent le signifiant du signifi. Cest ainsi que lge classique inaugure un nouveau type de reprsentations : partir des sciences de lordre calculable, des cartes et des tableaux sont raliss pour rendre compte du monde environnant. De plus, la pense classique repose sur lordre et le classement. Cest cette poque que Carl von Linn labore la premire grande classifi-cation des animaux et vgtaux.

    Au seuil du xixe sicle merge un nouveau socle pistmolo-gique. En lieu et place du discours, objet analys par les sciences de lge classique, est rig un nouvel objet de connaissance : lhomme. Auparavant ignor par la science, lhom me en tant

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    quentit travaillante, vivante et parlante, fait ainsi son appa-rition sur la scne de la connaissance. La philologie succde la grammaire gnrale, lconomie politique prend la place de lanalyse des richesses et la biologie humaine relaie lhis-toire naturelle. Cest galement cette poque que semballe le rythme du changement social. Surgissent alors les notions dvolution (dans ltude des tres vivants) et dhistoire (dans lanalyse des socits humaines). M. Foucault tire une conclu-sion majeure de ce mouvement de la pense : les sciences humaines correspondent un moment donn de lhistoire de notre savoir et il est fort possible que, dans lavenir, lhomme seffacera en tant quobjet de connaissance, comme la limite de la mer un visage de sable .

    Scruter les fondements du savoirIl rsulte de cette approche pistmologique une cons-

    quence et une exigence mthodologique. La consquence est lourde : toute forme de savoir est relative. M. Foucault soutient que les modes de pense dune poque y compris scientifiques sont prcaires et destins prir un jour pour tre remplacs par dautres. Il tire de cela une exigence mthodologique : il faut travailler une histoire de la pense reposant sur la gnalogie et larchologie.

    La gnalogie quil prconise fait rfrence la mthode mise en uvre par Friedrich Nietzsche dans La Gnalogie de la morale (1887). Le point de dpart de toute dmarche gna-logique est le refus des recherches de lorigine et, linverse, la volont de traquer avec patience les transformations, glissements qui affectent de manire incessante nos valeurs, conduites et sys-tmes de pense. La gnalogie sabreuve non de mtaphysique mais dhistoire, elle doit montrer le corps tout imprim dhis-toire, et lhistoire ruinant le corps .

    Par analogie avec un travail de fouille de terrain, M. Foucault parle en second lieu darchologie du savoir pour dsigner ce processus de dsarticulation du discours produit, une poque donne, de multiples faons (par les textes scientifiques, les manuels, les rglements, les codes). Le but de larchologie

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    nest pas dinterprter un tel discours mais de dcrire les condi-tions de son apparition et de son fonctionnement. Par exemple, dans Naissance de la clinique (1963), M. Foucault sattache cerner le contexte dmergence du langage mdical moderne partir de la fin du xviiie sicle. Selon lui, la rupture est lie aux travaux de Franois Bichat qui font basculer lexprience cli-nique vers lexprience anatomique. Avant ce dernier, lobserva-tion ne portait que sur le vivant ; aprs lui, cest le cadavre quon interroge pour mieux comprendre la vie. Cest donc, constate M. Foucault, en rfrence une ngation radicale (la mort) que la mdecine moderne apparat. Il mettra en u vre cette mthode gnalogique et archologique tout au long de son travail.

    La raison comme dispositif de rationalisationEn crivant Histoire de la folie lge classique, M. Foucault a

    rapidement mis lpreuve le schma gnalogique quil hrite de Nietzsche. En effet, tout son effort consiste dmontrer que la folie nest pas pensable avant le xviie sicle car elle est alors enti-rement intgre lexistence des hommes. Ainsi, au Moyen ge, la folie est conue comme un surcrot dmoniaque luvre de Dieu , ce qui la dote dune relle positivit dans la mesure o elle contient un savoir issu de lau-del divin. la Renaissance merge un premier clivage qui oppose diverses interprtations de la folie. Dun ct, cette dernire reste une figure nigma-tique qui livre lhomme quelques clefs de connaissance et de rvlation. Mais, dun autre ct, ainsi que lillustre lloge de la folie drasme (1511), la folie est peu peu mise distance de la raison. Mme si le dialogue entre les deux ples nest pas rompu, une faille est ouverte.

    Cest lge classique (du milieu du xviie si cle au dbut du xixe) que la folie est rsolument pense comme lenvers de la raison. L agression rationaliste que subit lge classique se traduit par un net partage entre raison et draison. Dans sa pre-mire Mditation (1641), Descartes traduit cette nouvelle vision en termes lapidaires : Mais quoi, ce sont des fous. Fort de cette interprtation (qui sera prement discute par Jacques

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    Derrida1), M. Foucault semploie contester ce rationalisme en montrant quel point le partage entre raison et draison est alatoire en tant que pur produit de son poque ; la raison des Lumires nest pas une raison universelle.

    M. Foucault considre galement que, contrairement ce que proclament les Lumires, le rationalisme est facteur de souf-france et de servitude. Il se fonde en effet sur le principe de nga-tion (la folie comme draison) et produit, au nom m me de la raison, lexclusion et lenfermement. En effet, dans la seconde moiti du xviie sicle, le fou est spar du reste des marginaux et enferm dans un lieu particulier : lasile. L, soumis la rpres-sion physique et morale, linfantilisation, il est condamn lenfermement dans ce qui est dfini comme une maladie et qui donne les bases dun nouveau discours : le discours psychiatrique. Dsormais, la voix des alins ne rsonne plus aux oreilles de la socit. La mutation de la pense opre lge classique entrane le grand renfermement des fous, oisifs, mendiants, vagabonds, dbauchs, vnriens, libertins et autres homosexuels. Selon M. Foucault, lHpital gnral, ouvert en 1656, autorise le contrle dune population pauvre qui nest plus perue comme la reprsentation de Dieu sur terre mais plutt comme un fac-teur de troubles. Cet enfermement rpond donc des facteurs politico-conomiques : pendant les priodes de crise, les sans-travail et les vagabonds sont confins dans les maisons de cor-rection. En priode de prosprit, lenfermement assume aussi une seconde fonction qui est de fournir une main-duvre bon march.

    Cette stratgie de lenfermement nest que lamorce de ce que M. Foucault nom me la socit disciplinaire . De fait, lge classique inaugure ce moment historique o la discipline saffine pour quadriller et travailler le corps social de manire microphy-sique. Lagression rationaliste se traduit par un nouveau mode de contrle qui prend la forme dun dressage et dun redressage continu du corps des individus. La traduction concrte en est la multiplication des institutions (ateliers, manufactures, hpitaux, casernes, coles et prisons) qui ont pour fonction de dresser les

    1- J. Derrida, Lcriture et la Di!rence, 1967, rd. Seuil, coll. Points , 1979.

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    individus pour les rendre utiles et dociles . laide de rgle-ments, codes, manuels, on svertue exercer les corps, noter et hirarchiser les individus, introduire une surveillance rciproque au cur des microcommunauts humaines.

    De lart du gouvernement lart de se gouvernerLa pense de M. Foucault subit une nette inflexion partir

    de 1976. Celui-ci passe progressivement dune thmatique du pouvoir et de la domination une analyse du gouvernement (entendu comme conduite des autres et de soi). Les rflexions quil livre dans son Histoire de la sexualit sont trs loignes des descriptions minutieuses des procdures denfermement et dex-clusion quil avait tablies dans ses ouvrages prcdents. Il sagit non plus dune analyse des normes et rgles de conduite qui sont imposes par la contrainte aux hommes, mais de la faon dont des individus libres se donnent eux-mmes, en fonction dun art de vivre, des rgles de conduite. Le problme de M. Foucault est de savoir pourquoi et comment la socit occidentale est passe dune vrit sur le sexe relevant uniquement dune ars erotica (exprience du plaisir qui nest en rien lie une utilit ou une norme de permissivit, comme ce fut le cas en Chine, au Japon, en Inde) un savoir sur le sexe ( scientia sexualis ). Pourquoi la question sexuelle est-elle devenue en Occident une des cls de la connaissance de nous-mmes ?

    Contrairement ce que laisse penser une conception som-maire des socits bourgeoises, ce nest pas un touffement rpressif de toute parole sur le sexe quon assiste au xviie sicle, mais, au contraire, au dversement dun flot de discours sur le sujet. La pastorale chrtienne, note M. Foucault, a inscrit comme devoir fondamental la tche de faire passer tout ce qui a trait au sexe au moulin sans fin de la parole2. Le pouvoir na pas peur du sexe, mais sait au contraire sen servir comme mode dexercice : par lusage de la confession, de laveu et de la confidence, les socits chrtiennes organisent la mise en dis-cours du sexe , et peuvent ainsi grer un savoir et organiser un

    2- M. Foucault, Histoire de la sexualit, t.I, La Volont de savoir, 1976, rd. Gallimard, 1994.

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    pouvoir qui sera le fondement dun quadril lage des consciences et des conduites individuelles. Avec la publication, en 1984, de LUsage des plaisirs et du Souci de soi, M. Foucault quitte ltude de lhomme en tant quobjet de pouvoir et de savoir pour se tour-ner vers lanalyse de lhomme se reconnaissant comme sujet de dsir. Lenqute est mene dans lAntiquit grecque et romaine. Le penseur montre bien, travers ce cas prcis, que linterdit nest pas lentre pertinente pour comprendre lmergence dune science de la sexualit : en effet, dans lAntiquit, cest au sujet de rapports sexuels trs libres et admis de tous (lamour des gar-ons) que se posent le plus de questions et quabondent le plus de rflexions morales. Sexualit et morale sont fortement lies.

    Durant cette priode, dsirs et plaisirs sexuels sont inspa-rables dune thique et dune esthtique de lexistence. Cette proccupation thique sexprime dabord dans une matrise, une modration, une autonomie individuelle afin datteindre le gouvernement de soi. Dans le domai ne de la sexualit, cela implique de se conduire comme un homme digne et libre, fidle un certain art de vivre. Ainsi sexplique que lAntiquit ne dif-frencie pas le dsir selon quil se porte sur les hommes ou sur les femmes : le dsir port pour un adolescent jeune et beau est considr comme normal et lgitime. Car cest en rfrence une construction personnelle et quilibre de soi, une pratique de la libert que slabore la problmatisation de la question sexuelle.

    En rsum, luvre de M. Foucault rvle un double souci. Il sagit dabord de dchiffrer des effets de vrit dont sont inves-tis un moment donn des discours (sur la folie, la mdecine, la prison ou le sexe). Ce faisant, M. Foucault trace les limites de la raison et en souligne le caractre relatif. Le second souci de lauteur est de porter un diagnostic sur notre modernit. En reformulant la question du pouvoir, il branle les certitudes ta-blies depuis la philosophie des Lumires et montre clairement la ncessit de gratter le sous-sol de notre socit disciplinai re.

    Ce faisant, il converge avec toute une tradition critique alle-mande (de Max Weber Jrgen Habermas) qui na cess de sin-terroger sur cet aspect central du processus de civilisation propre

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    lOccident : lagression rationaliste et la discipline des sujets.Si ce double souci est bien permanent, luvre de M. Foucault nest ni une sentence dfinitive ni le produit dun matre pen-ser. En posant plus de questions quelle nen rsout, elle ouvre de nouveaux espaces dinterrogations et propose de nouveaux concepts et outils dinvestigation. Ceux-ci ne demandent, ainsi que le souhaitait M. Foucault lui-mme, qu tre prouvs dans les champs les plus divers des sciences humaines.

    Michel Lallement

    1954 : Maladie mentale et personna-lit (rdit avec des modi"cations sous le titre Maladie mentale et psy-chologie, Puf, 1962).

    1961 : Histoire de la folie lge classique (rdition Gallimard, coll. Tel , 1997).

    1963 : Naissance de la clinique, une archologie du regard mdical (rdi-tion Puf, coll. Quadrige , 2003).

    1966 : Les Mots et les Choses, une archologie des sciences humaines (rdition Gallimard, coll. Tel , 1990).

    1971 : LOrdre du discours (Galli-mard).

    1973 : Ceci nest pas une pipe (Fata Morgana).

    1975 : Surveiller et Punir. Naissance de la prison (rdition Gallimard, coll. Tel , 2003).

    1976 : La Volont de savoir, pre-mier tome de Histoire de la sexualit (rdition Gallimard, coll. Tel , 1994).

    1984 : LUsage des plaisirs, deu-xime tome de Histoire de la sexua-lit (rdition Gallimard, coll. Tel , 1997).

    1984 : Le Souci de soi, troisime tome de Histoire de la sexualit (Gallimard) coll. Tel , 1994.

    Michel Foucault travers ses uvres

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    propos deHistoire de la folie lge classiquePartant de limage du fou la Renaissance, qui inquite et fascine la fois, Michel Foucault montre que notre conception de la folie comme maladie mentale est le produit de notre culture et de notre histoire.

    Histoire de la folie lge classique constitue ds sa parution en 1961 un vnement. Lauteur nest encore quun inconnu qui publie l sa thse principale de doctorat de philosophie. Et cest lhistorien Philippe Aris, bloui par le manuscrit, qui le dfend et le fait paratre chez Plon. Ce texte, trange de nombreux gards, va devenir le point de dpart de bien des lectures et de bien des dbats Contest par les uns, encens par les autres et notamment par les tenants de lanti-psychiatrie qui en feront un de leurs livres de chevet , lHistoire de la folie est un ouvrage atypique et polmique profondment li aux dbats qui agiteront le monde psychiatrique dans les annes 1960-1970.

    Michel Foucault veut, comme lindique le titre, faire lhistoire de la folie et non de la psychiatrie, laquelle nest selon lui quun monologue de la raison sur la folie quelle a rduite au silence : Il ne sagit point dune histoire de la connaissance, mais des mou-vements rudimentaires dune exprience. () Faire lhistoire de la folie voudra donc dire : faire une tude structurale de lensemble historique notions, institutions, mesures juridiques et policires, concepts scientifiques qui tient captive une folie dont ltat sau-vage ne peut jamais tre restitu en lui-mme. De quoi part-il alors pour faire larchologie de ce silen ce1 quest lhistoire de la folie ? Dabord et surtout des archives brutes, pour les lire sans prjug psy-chiatrique . Tandis quil est lecteur franais luniversit dUppsala en Sude de 1953 1955, M. Foucault a accs un fonds exception-nel : la grande bibliothque de luniversit, la Carolina Rediviva, qui reoit en effet en 1950 21 000livres et documents sur lhistoire de la mdecine, du xvie sicle jusquau dbut du xxe sicle, lgus par le docteur Erik Waller. Cest sans doute grce ce fonds que nat lHistoire de la folie. Mais outre ces ar chives, et cest encore plus ton-nant, M. Foucault sappuie sur des sources picturales et littraires : Jrme Bosch ou Pieter Bruegel la Renaissance, Racine lpoque classique, le marquis de Sade, Goya, Grard de Nerval, Friedrich Nietzsche ou Antonin Artaud pour lpoque moderne. Dans le silence de la folie, ces uvres constituent pour lui un tmoignage unique et une voie daccs privilgie lexprience de la draison.

    1- Prface de 1961 Histoire de la folie lge classique, in M. Foucault, Dits et crits, vol. I, Gallimard, 2001.

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    Entre conscience tragique et conscience critiqueCe que cherche montrer M. Foucault, cest quil ny a pas une

    seule raction possible la folie et que le regard que lon porte sur elle dpend de la culture dans laquelle elle sinscrit. Le fou na pas toujours t considr comme un malade mental . M. Foucault esquisse donc les grandes tapes du rapport de la raison la folie partir de la fin du Moyen ge jusqu la naissance de lasile au xixe sicle. Il sattache tout particulirement lge classique, les xviie et xviiie sicles, car cette priode constitue pour lui le vritable tournant de cette histoire de la folie en Occident en instituant le partage raison/draison. Pris entre deux vnements ou plutt deux images, la cration de lHpital gnral Paris en 1656 et la libration des enchans par Philippe Pinel lhpital Bictre en 1793, cest lge classique qui permet de comprendre comment la folie a pu tre rduite aujourdhui la mala-die mentale et comment sest structur lasile lpoque moderne.

    Pour M. Foucault, tout commence en fait la Renaissance. Alors que la lpre disparat du monde occidental la fin du Moyen ge, une nouvelle inquitude surgit : le fou devient une figure majeure, comme le montrent liconographie de J. Bosch P. Bruegel mais aussi le motif littraire et pictural de La Nef des fous (Sebastian Brandt, 1494), cette trange embarcation dinsenss qui hante limaginaire du dbut de la Renaissance. La folie a alors un visage inquitant et fascinant parce quelle parat incarner un sa voir sotrique : images dapoca-lypse, de bestialit, dune nuit obscure et profonde Pourtant, ds la Renaissance, un partage apparat entre cette conscience tragique qui prte la folie dinquitants pouvoirs et une conscience critique quincarne la littrature humaniste avec lloge de la folie drasme. La folie nest plus pour celle-ci une manifestation cosmique, la dcou-verte dautres mondes, mais bien plutt un garement et a trait aux faiblesses et aux illusions des hommes : Celui-ci, plus laid quun singe, se voit beau comme Nire () ; cet autre croit chanter comme Hermogne, alors quil est lne devant la lyre et que sa voix sonne aussi faux que celle du coq mordant sa poule2. Cette exprience de la folie prend la forme dune satire morale. Ce divorce est important car cette conscience critique de la folie, o lhomme est confront sa vrit morale et sa nature, va ds lors tre mise en lumire tandis que la folie sous ses formes tragiques et cosmiques va tre occulte.

    Si la Renaissance avait donn la parole aux fous, lge classique va les rduire au silence. La cration de lHpital gnral Paris en 1656 fait donc date en ce quelle inaugure pour M. Foucault lre du grand renfermement . Dsormais, le fou est intern aux cts des oisifs, des dbauchs, des vnriens, des homosexuels, des dlin-quants, des marginaux et des mendiants dans des centres qui visent redresser et faire travailler ceux qui psent comme une charge pour

    2- rasme, loge de la folie, Flammarion, 2001.

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    la socit. La folie est dsormais rduite la draison et se fond de ce fait avec tout ce qui marque un cart par rapport la norme sociale. M. Foucault montre que linternement lge classique na donc pas une vise mdicale, mais un objectif la fois moral, social et cono-mique. Pourtant, la fin du xviiie sicle, la pratique gnralise de linternement apparat comme une erreur conomique et lon dcide de remettre sur le march du travail tous ceux qui peuvent lintgrer. Les fous se retrouvent dsormais seuls interns : la mdicalisation de la folie est alors possible.

    Lasile, lieu de luniformisation moraleLautre vnement cl de cette histoire de la folie est alors, en

    1793, la dcision prise dter leurs chanes aux alins de lhpital Bictre par P. Pinel, lillustre anctre de la psychiatrie. Daprs la lgende, Georges Couthon, un fidle de Robespierre, visite Bictre, qui est ce moment le principal centre dhospitalisation des insenss, car il veut savoir si parmi les fous que souhaite librer P. Pinel ne se cachent pas des suspects. Paralytique, G. Couthon quitte sa chaise pour se faire porter bras dhommes et est pris dhorreur et de peur face au specta cle des fous. Il stonne de ce que P. Pinel souhaite dli-vrer ces animaux , mais accepte tout en le mettant en garde contre sa prsomption. G. Couthon parti, P. Pinel peut alors accomplir sa pieuse besogne en librant les fous de leurs chanes. Selon la lgende, il commence par un capitaine anglais, le plus dangereux de tous. P. Pinel lexhorte tre raisonnable et, miracle, sitt libr, lalin naura plus aucun accs de fureur.

    On sait que cette histoire de lhumanisme pinlien est un mythe assez loign de la vrit historique et M. Foucault ne lignore pas non plus. Il montre que, avec P. Pinel, lasile sinscrit dans une vision conformiste et devient le lieu de luniformisation morale et sociale : Cest bien de ce mythe quil faut parler lorsquon fait passer pour nature ce qui est concept, pour libration dune vrit ce qui est reconstitution dune morale, pour gurison spontane de la folie ce qui nest peut-tre que sa secrte insertion dans une artificieuse ra-lit. Au sein de ces asiles o le fou se retrouve enfin seul, la folie se constitue dsormais comme maladie mentale. Et si le fou est libr de ses chanes, il est maintenant asservi au regard mdical. Mais que cache au fond cette mdicalisation de la folie ? Pour M. Foucault, plus quon ne le croit : Lasile de lge positiviste () nest pas un libre domaine dobservation, de diagnostic et de thrapeutique ; cest un espace judiciaire o on est accus, jug et condamn (). La folie sera punie lasile, si elle est innocente au dehors. Elle est pour longtemps, et jusqu nos jours au moins, emprisonne dans un monde moral. Mais, daprs le philosophe, lge classique pas plus que le xixe sicle positiviste ne sont parvenus faire taire

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    compltement la folie. Et cest avec de grands accents lyriques quil clbre (de manire malheureusement allusive) les uvres fulgu-rantes de Goya, Friedrich Hlderlin, G. de Nerval, F. Nietz sche ou A. Artaud.

    Quel accueil est-il fait ce livre brillant mais touffu, dense et dif-ficile ? M. Foucault sest plaint de ce quil nait pas reu au moment de sa parution beaucoup dcho. Cest oublier sans doute les beaux articles que lui consacrent Maurice Blanchot, Roland Barthes ou Michel Serres. Gaston Bachelard pour sa part lui crira une lettre trs bienveillante pour saluer son grand livre . Mais il est vrai que la rception de lHistoire de la folie reste dans un premier temps assez restreinte. Cest aprs limmense succs que rencontre la parution de Les Mots et les Choses en 1966 quun plus large public se tournera vers lHistoire de la folie. La publication en 1964 dune dition abrge dans la collection 10/18 contribue sans doute galement cette diffu-sion. Cest malheureusement cette dition rduite (et donc partielle) qui sera traduite en anglais en 1965 et fera connatre M. Foucault ltranger.

    Conception idologique et psychiatricide Les historiens de la psychiatrie ne manqurent pas dopposer une

    certaine rsistance louvrage. Ils dressrent une longue liste derreurs de dates ou dinterprtation, et mirent en cause le choix des archives utilises par le philosophe : on laccusa de plier les donnes historiques ses thses. Les historiens Pierre Morel et Claude Qutel, dans Les Mdecines de la folie (Hachette, 1985), soutinrent ainsi, statistiques lappui, que le grand renfermement dont parle M. Foucault, a plutt eu lieu au xixe sicle quau xviie sicle.

    La raction des psychiatres on ne sen tonnera pas fut vio-lente et hostile. Lminent psychiatre Henri Ey, qui sinscrivait dans lhritage pinlien, nhsita pas parler, loccasion dun colloque qui eut lieu Toulouse en dcembre 1969, de conception idolo-gique menant un vritable psychiatricide . Il faut dire que la psychiatrie se voyait conteste lintrieur de ses propres rangs par le mouvement de lantipsychiatrie qui, par un tout autre cheminement que M. Foucault, rcusait galement la notion de maladie mentale. Les antipsychiatres allaient naturellement porter un trs grand intrt lHistoire de la folie.

    Quel sera le rapport du philosophe avec ce mouvement contes-tataire ? Il sen rapprochera partir de 1968 et fera mme inviter David Cooper au