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Paul Féval (père)

Jean Diable

Tome II

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Un texte du domaine public.

Une édition libre.

bibebookwww.bibebook.com

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LE PROCESCRIMINEL

I - Juge Bamboche.

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Il était assis sur son siége, lejuge bamboche (puppet-Justice),l’homme le plus gai de Londres ;son siège était une barrique, dontle ventre largement ouvert etchantourné formait un fauteuil

commode en même temps quemajestueux. Devant lui était satable : une vieille planche sur deuxtréteaux, supportant un effrayantverre de gin. Pour simarre, il avait lajaquette goudronnée des porteurs decharbon ; pour perruque, il portaitun paquet d’étoupes qui avait dûservir longtemps de faubert et laverle pont de bien des alléges. Auprèsde lui reposaient sa pipe et sa poche

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à tabac, ainsi que son chapeau munid’un appendice long et large commecette queue du castor architecte quiattendrit tous les naturalistes. Cettequeue ici n’est pas une truelle, c’estle bouclier qui protège la rude peaud’Hercule charbonnier contre lescaresses de son panier trop lourd.

A sa droite, son greffier s’asseyait ; àsa gauche, dans une autre barrique,siégeait l’attorney du roi. Lesavocats étaient à leurs bancs,l’accusé sur sa sellette, l’auditoireles pieds dans la boue.

Et tous, juge, attorney, greffier,avocats, jouaient leurs rôles diversavec un imperturbable sérieux.

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C’était le fun tribunal de Lowlane, letribunal bamboche, une des pluschères amusettes du petit peupleanglais, qui se délecte éternellementà railler la drôlatique législationqu’éternellement aussi ses hommesd’Etat proclament la premièrelégislation du monde.

Le juge bamboche et l’attorneybamboche, le greffier, les jurés, lestémoins, les avocats, tout le funtribunal, autrement nommé Irishcourt, car Londres implacable neperd aucune occasion de jeter àl’Irlande la moquerie ou l’injure,avaient pour salle d’audience le bas-bout du cabaret du Sharper’s, c’est-

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à-dire l’amphithéâtre même oùThomas Paddock, en son vivant JeanDiable, avait abreuvé aux eaux de sascience toute une jeune génération defilous. Jenny Paddock, la veuve deThomas, était une femmeindustrieuse, qui faisait des affairesconsidérables et se donnaitbeaucoup de mal dans le butd’épouser le petit juif qui vendait dutabac de contrebande sous soncomptoir, dès que ce jeunecommerçant aurait l’âge. Elle n’avaitqu’une vingtaine d’années de plusque lui, et ces sortes d’unions sontfort communes de l’autre côté de laManche, même dans le gentil peuple,

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comme s’intitule modestement lahaute bourgeoisie. L’ambition deJenny Paddock était précisément defaire un jour partie du gentil peuple.Pour en arriver là, elle accomplissaitloyalement ses divers devoirs devoleuse, de recéleuse, de fraudeuse etd’empoisonneuse. Elle était en véritéla mère de cette famille de coquinsqui encombrait son taudis. Lesmères, en effet, aiment à tenir en lieusûr les petites économies de lacouvée Jenny Paddock ne laissaitjamais un farthing dans la poche deses poussins ; tout le fruit de leurspillages passait dans son escarcelle ;elle avait déjà quelque part un millier

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de livres de revenu quireprésentaient la dîme prélevée surun million de forfaits. Il n’était pasdans Londres entier un pique-pochequ’elle n’eût entamé, un crocheteurde serrures qu’elle n’eût écorché, unassassin qu’elle n’eût dépouillé.Titus, délices du genre humain, etson père Vespasien, patron d’uneindustrie plus utile qu’agréable,disaient : L’argent n’a pas d’odeur ;en nos âges où la considération estfille de l’argent, le respect publicenchérit de beaucoup sur l’opinionde Vespasien et de Titus : l’argent ade l’odeur à la façon des roses dontla tige sort du fumier, l’argent sent

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bon, l’argent porte en soi le plusnoble et le plus enivrant de tous lesparfums. Jenny Paddock n’avait pastort, et son entreprise était loind’être folle. Du fond de son enfer elleappartenait déjà au gentil peuple,puisqu’elle avait de l’argent.

Elle avait du bonheur aussi, à partmême la perte qu’elle avait faite deThomas Paddock qui la rouait decoups. Le tribunal bamboche, ou lacour irlandaise, ayant eu maille àpartir avec son ancien impresario, lemaître du Saint-Antoine, derrièreLincoln-Inn-Fields, s’était réfugiéchez elle, lui amenant sa clientellenombreuse et bien choisie, et du

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même coup le marché aux témoins,qui suit partout le fun tribunal.Covent-Garden et Drury-Lane, lesthéâtres de Shakspeare abandonné,auraient bien voulu avoir tous lesgentlemens qu’on refusait à la portedu Sharper’s.

Il était neuf heures du soir environ,et la salle, pleine d’asphyxianteschaleurs, grognait de joie en suivantl’éternel procès de Jack Simple, qui avolé les dindons de sa tante. Ceprocès légendaire est célèbre cheznos voisins, comme chez nous sontpopulaires les aventures du petitPoucet ou les malheurs de Genevièvede Brabant. Jack Simple est le filleul

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du squire et le neveu de la vieilleMaud, qui parle en versets de laBible. Il aime Suzy la bergère, etSuzy, comme de juste, court après unmauvais sujet. Jack va trouver Peg lasorcière et lui demande un philtrepour forcer l’inclination de Suzy. Peglui dit : Pour composer le philtre, ilfaut un dindon gras ; et Jack Simples’introduit nuitamment chez sa tanteMaud pour lui voler le roi de sabasse-cour. Peg dévore le dindon etfournit le philtre ; Jack Simple,l’ayant avalé, veut embrasser Suzy ;il reçoit un coup de poing sur l’œil :cela l’étonne et l’afflige ; il va seplaindre à Peg, qui a digéré le dindon

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et qui lui demande sévèrement s’il abu le philtre à jeun. Sur sa réponsenégative, Peg lui fait un bout demorale sur le péché de gourmandise ;son sermon se termine par l’ordreexprès d’apporter un autre dindon.Jack Simple escalade de nouveaul’enclos de la tante Maud. Un seconddindon est dévoré par Peg, quifournit un second philtre, et JackSimple, plein de confiance, et ayanteu soin cette fois de le boire avantdéjeuner, court présenter sa joue àSuzy, qui lui fait un noir sur l’autreœil. Une colère légitime letransporte, il coupe un brin de boisvert et prodigue à Peg une juste

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volée. En elle-même, Peg jure de sevenger. L’occasion ne tarde pas às’offrir ; la tante Maud arrive chez lasorcière pour savoir d’elle le nom dumisérable qui a volé les deux plusbeaux dindons de sa basse-cour. Pegfait bouillir son crâne de vache dansla marmite magique. « Voisine, dit-elle, cette nuit, à la douzième heure,le larron escaladera le mur de votrebasse-cour. »

La vieille Maud, ayant récité en guisede paiement quelques versetsappropriés à la circonstance, rentrechez elle et convoque ses voisins. Onprépare une forte corde avec unnœud coulant. Pendant cela, Peg, la

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perfide créature, va trouver JackSimple et lui dit : « J’ai fait bouillirpour toi mon crâne de vache ; Suzy tesuivra partout comme un chien si tuparviens à tordre le cou d’untroisième dindon à l’heure deminuit. »

Hélas ! vous devinez le reste ; maisce qu’il vous est impossible demesurer, ce sont les joies de latourbe choisie qui encombre le Saint-Antoine ou le Sharper’s à lareprésentation de ces naïvesmoralités. Quand la vieille Maudreconnaît son neveu dans le larron àdemi étranglé, c’est un oraged’allégresse et les murs tremblent.

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Or, Jack Simple est amené, la cordeau cou, devant le squire, qui prétendn’être que son parrain. Jack Simpleest pour le squire un impôt vivant ; ilreçoit du squire cinq schellings auChristmas et cinq schellings à laSaint-Jean, sa fête ; cela fait unedemi-guinée. Le squire, enchantéd’éteindre cette rente, renvoie JackSimple devant les assises du comté.Ici commence la procéduremacaronique, qui est vieille commela lourde gaieté de l’Angleterre elle-même, mais à laquelle chaquemetteur en scène ajoute de nouveauxdétails.

C’est d’abord l’interrogatoire par le

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coroner en bras de chemise, qui faitsa barbe et chante une chansond’Ecosse pendant que l’infortunéJack répond à ses questions. C’estensuite l’entrée en prison,l’inventaire des poches, et le partagedes pauvres dépouilles entre lesporte-clés ; c’est enfin quelqueProserpine de ce noir Tartare quivient jouer auprès de Jack Simpleépouvanté le terrible rôle de MadamePutiphar.

Mais la cour de circuit arrive à grandfracas, cette justice ambulante quifait le tour de l’Angleterre avec sonarmée et les goujats de son armée,avec ses officiers ministériels, ses

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procureurs de la couronne, sesgreffiers, ses employés et jusqu’à sesavocats : véritable compagnie,comme eût dit Scarron en son Romancomique, troupe complète où leDestin, avocat, défend noblement laveuve et l’orphelin, soutenue par LaRancune, avoué. Cela vous met uneville en révolution ; l’émoi saisit toutRagotin et toute Madame Bouvillon.Il y a même des gens passionnéspour la justice qui suivent le circuit-court à la traîne, de ville en ville,comme les gamins chez nousaccompagnent, de la place d’armes àla caserne, les tambours battant laretraite.

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Le jury est constitué : une douzainede braves gens qui parlent cotonsfilés, poisson salé et fer fondu. Lechef-justice prend place sur son siègeauguste, le sollicitor du roi secouvre, les avocats ajustent leursperruques et l’auditoire admire labelle tenue des huissiers qui laissenttomber périodiquement, mêmequand personne ne parle, leurfameux mot silence, ainsi prononcé :

– Saïlennn’ce.

L’acte d’accusation où cemalheureux Jack Simple est chargéde tous les vices et de tous lescrimes, se lit à haute voix, puis lechef-juge ordonne l’introduction des

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témoins. Entre Paddy, dont l’orteilpasse au travers de sa chaussure, etdont les grands cheveux rouges,hérissés, supportent un tout petitchapeau sans fond et sans bords, aucordon duquel une pipe courte etnoire est passée. Paddy marche viteet d’un air troublé ; il jette àl’auditoire des regards sauvages.C’est un Irlandais, il a un succès dehaine.

– Je jure que j’ai tout vu. VotreHonneur ! Je jure qu’il a pris la bête !Je jure que c’est un coquin ! Je jureque c’est un païen ! Il avait une vestegrise trouée au coude, je le jure ! Etla pauvre bête a crié si fort que j’ai

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eu froid sous les aisselles ! Je jureque je suis d’Ardagh où il n’y a pointde menteurs ! Je jure…

Voilà Murphy, encore un Irlandais !Il a tout vu, il jure aussi de la maindroite, de la main gauche, des deuxpieds s’il le faut. Oh ! le scélératmaudit ! Il avait une veste de toileblanche, et il a emporté la bêtevivante sous son bras. La bêtegloussait tout doucement,malheureuse créature…

A Murdock, maintenant, toujours unIrlandais :

– Mentir est un péché, voshonneurs ! que Dieu bénisse vos

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petits enfants ! Le misérable coquinavait une veste noire, aussi vrai qu’ilfaut percer la langue de tous lesimposteurs avec un fer rouge ! Je jurebien sur mon salut et sur celui de mafemme que le criminel n’était pas àson coup d’essai, car il a su étoufferle malheureux animal sans le fairecrier… Que j’aille en enfer, mes vraisamis, si je n’ai pas dit la vérité ! Etd’autres Irlandais à la file : desmonceaux de haillons et de parjure !Pas une déposition qui ressemble àune autre déposition, mais toutes lesdépositions vraies et affirmées sousles plus terribles serments.

Le juge bamboche dit :

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– Voilà de jolis garçons : un coup àla santé de l’Irlande ! Il avale uneeffroyable rasade, et tout le mondel’imite. L’huissier lui crie, enessuyant ses lèvres humides de ginavec l’étoupe de sa perruque :

– Saïlennn’ce, gentlemen !

L’attorney de la couronne se lèvecomme un ressort.

– Milord et messieurs ! s’écrie-t-il dece ton furibond que le doux Cicérondut prendre pour prononcer lequousque tandem ; – depuis assezlongtemps une plaie gangreneuse etcontagieuse décime les populationsde cette contrée qui, j’ose le

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proclamer ici, est la première dumonde entier, tant sous le rapportdes institutions morales qu’au pointde vue du système politique ; depuistrop longtemps un mal funeste etdont l’origine, à ce qu’il semble, doitrester éternellement un mystère,ronge le cœur même des libreshabitants de nos campagnes. Si l’oninterroge la statistique, scienceéminemment anglaise et queplusieurs bons esprits regardentcomme devant remplacer toutes lesautres dans un temps donné, ondécouvre avec une épouvante àlaquelle se mêle quelque horreur quedans le seul comté de Middlesex,

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centre du royaume uni, et parconséquent pivot de l’univers, 772cas de cette affection morbide sesont déclarés depuis quarante-troisans seulement. Loin de diminuer, laproportion augmente, le chiffre desdernières années dépasse de 29 p.100 celui des premières, et nul nesaurait dire, à moins d’être prophète,où s’arrêtera cette effrayanteprogression.

Milord et messieurs, le premierdevoir d’un orateur devant unauditoire illustre comme celui quim’entoure est de ménager sesparoles. Je n’ai pas d’énigme à vousproposer. Je désignerai loyalement

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les choses par leur nom, et je diraisans ambages ni frivolescirconlocutions que le mal dont jeparle, mal profond, mal qui tend àdevenir endémique sur toutel’étendue des trois royaumes, est levol nocturne des dindons…

Cette chute est toujours la mêmedepuis que le fun-tribunal existe.Voilà près d’un siècle qu’elle soulèvechaque soir la même tempêted’applaudissements. Sur lecontinent, nous n’avons point desuccès si durables.

Quand l’huissier a nasillé sonsaïlenn’ce ! et que l’orage est un peucalmé, les amis de l’attorney

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viennent lui serrer la main avecémotion. Les jurés lui font de loindes mamours et le juge lui envoie unbaiser. Il reprend son réquisitoire, oùil demande justice prompte, sévère etimpitoyable. Il faut couper le maldans sa racine. Les Institutes deGaïus n’y vont pas par quatrechemins, et les Pandectes del’empereur Justinien sont formellesdans l’espèce. Le chancelier Stairopine pour la mort ; Blakstone, lalampe immortelle de la jurisprudenceanglaise, n’a pas d’autre avis dansses prodigieux Commentaires ;Christian dans sesNotices,Glamorgan dans son

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Syntagma demandent à grands cris ledernier supplice. Toutes ces noblesintelligences comprenaient qu’unemédication vigoureuse peut seulearrêter le progrès de ce déplorablecancer des sociétés modernes. Il esttemps, ajoute l’attorney d’une voixque l’émotion rend chevrotante etvoilée ; il est grand temps ! Lesdindons, vous le savez, milord etmessieurs, sont d’origine étrangèreet naturalisés chez nous. Au droitétroit se joint le bénéfice supérieurde la loi d’hospitalité. Ce sont euxqui vous parlent ici par la voix del’avocat de la couronne, et quiréclament bien plus encore qu’ils ne

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sollicitent votre protection. Ils vousdemandent, et je termine moi-mêmepar cette question : Voulez-vous, ouiou non, que la famille des pouletsd’Inde continue d’exister dans vosbasses-cours ? ou prétendez-vous larayer de l’échelle des êtres et lareléguer parmi ces races disparuesdont la science seule connaîtaujourd’hui les noms ? Pour lescondamner, de quel crime lesaccusez-vous ? ont-ils tué ou mêmevolé seulement ? Et à défaut de lamémoire du cœur, n’avez-vous pascelle de l’estomac ? Encore dix ans,la statistique le proclame, le dernierdindon aura péri victime de cette

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guerre sourde et sauvage. Vous avez,pour réduire la question à cetteévidence limpide qui ne laisse pas deprétexte au doute, vous avez àchoisir entre les dindons et lesvoleurs, entre le mal et le bien, entrele crime et l’innocence… Dieu mepréserve, milord et messieurs,d’ajouter une parole ! Le sort detoute une race est entre vos mains :je vous laisse en tête-à-tête avecvotre conscience, et que l’accusé soitpendu !

Rasade générale, tandis que les amisdu ministère public l’embrassentavec effusion.

Mais l’avocat Bamboche a rangé

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devant lui une multitude de papierscrasseux, et empilé à sa droite unmonceau de bouquins en lambeaux.Il dépose sa pipe, il tourmente saperruque, il arrange sur son giletsouillé, le lambeau de serviette quilui sert de rabat ; tout en lui annoncece travail mental précurseur d’unfoudroyant exorde.

Tout à coup il saisit d’une main noireun bouquin plus gros et plus sordideque les autres.

– Saïlenn’ce ! chante lentementl’huissier.

– Et nous aussi, s’écrie l’avocat quibrandit son bouquin avec transport ;

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et nous aussi, nous te possédons,divin Blackstone ! Le soleil luit pourtout le monde ! Indignes que noussommes, ta lumière nous éclaire !Blackstone ! Guillaume Blackstone,épée et flambeau de la Thémisanglaise, nous te possédons, non passeulement dans notre bibliothèque,mais encore dans notre mémoire etdans notre cœur ; nous possédonston œuvre incomparable, nous lapossédons vierge et débarrassée desnotes impures de ce Christian quen’a pas craint de citer notreadversaire !… Milord et messieurs, jevous le demande : la bougie la plusbrillante est-elle à l’abri de

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l’éteignoir ? et de quel usage peutêtre une bougie éteinte dansl’obscurité ? L’honorable magistratqui nous attaque a pris un éteignoirnommé Christian ; il l’a posé surGuillaume Blackstone, le flambeau,et il s’écrie : Voyez-vous clair ?

Non, nous ne voyons pas clair, parceque le propre de l’éteignoir, selonGottlieb Heineccius, jurisconsulteallemand dont personne ici necontestera le savoir (autant vaudraitnier le jour même), le propre del’éteignoir, dis-je, est de supprimermomentanément la lumière. Jedemande à l’éloquent avocat du rois’il nie le fait ?…

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L’attorney hausse les épaules avecdédain.

– Il ne nie pas le fait ! reprend ledéfenseur triomphant. Et je prie tousceux qui m’écoutent de remarquerune chose : j’ai prononcé le motmomentanément ; pourquoi ? parceque pour faire briller de nouveau unebougie éteinte, il suffit de larallumer. C’est élémentaire, maisc’est capital ! Je me fais fortd’enlever l’éteignoir ; je rendrai ànotre Blackstone le lustre dont on ledépouille à plaisir, et il suffira d’unseul de ses rayons pour dissiper lesténèbres factices, si j’ose m’exprimerainsi, au sein desquelles on vient de

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nous plonger !

Jack Simple, l’accusé bamboche,était ici représenté par un grosnigaud qui, depuis l’ouverture del’audience, mangeait du pudding auxgroseilles en buvant du porter noir.L’avocat, se tournant vers lui aumoment où il venait d’engloutir unebouchée magistrale qui lui gonflaitles deux joues :

– Pensez-vous, milord et messieurs,reprit-il, que dans un pays libre ilsoit permis d’arracher à sa famille unmalheureux enfant sous un prétexteque je qualifierais de futile, s’iln’était à la fois choquant et odieux ?Pensez-vous qu’il soit licite de

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changer en deuil la paix d’un citoyen,de lui enlever le sommeil de ses nuitset l’appétit de ses jours, de remplacerson embonpoint par la maigreur, etpar la pâleur le gai coloris des jouesde la jeunesse ? Tournez, s’il vousplait, vous juges, vous jurés, vousauditoire, un regard vers cettedéplorable victime d’une législationimprudente, et dites-moi combien ilfaudrait de dindons pour payer unesemblable torture !…

Notre Jack Simple, ayant achevé sonpudding, mordit une corde de tabac,et croisa les bras avec quiétude sousles regards de l’assistance.

– Jeunesse ! clama l’avocat

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impétueusement, don des dieuximmortels, fleur de la vie, trésor dela nature ! amour, but providentiel del’existence, loi splendide supérieureà toutes les lois portées dans leparlement, supérieure et antérieure,puisque Philémon aima Baucis, etréciproquement, bien avantl’instauration du régimeparlementaire ! Sourires, baisers,danses sur l’herbe, au son du violonchampêtre ! doux accomplissementdu précepte : croissez et multipliez,pépinière de l’humanité,préservation du monde, élixir de viequi sans cesse remet du sangnouveau dans les veines épuisées de

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l’univers ! Trois dindons ! que dis-je,deux dindons seulement, car letroisième orne encore la basse-courde notre tante, deux dindons ont étésacrifiés sur l’autel de l’amour. Voilàle crime ! Que l’attorney du roivienne faire ici serment qu’aucundindon n’a jamais été immolé à sagourmandise ?

Voulez-vous savoir un faitdéplorable ? C’est la superstition quidomine encore nos campagnes. Onvient nous parler ici tout unimentd’une sorcière. Je m’adresse auxgentlemen jurés : Pourquoi y a-t-ilencore des sorcières ? Que fait legouvernement pour l’extirpation de

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la sorcellerie ? La sorcière a mangéles dindons ; c’est la fable deBertrand et Raton ; mon client aretiré les dindons, non pas du feu,mais de la basse-cour, et la sorcièreseule, en a profité. Pendez lasorcière ! pendez toutes lessorcières ! Faites un peu, un toutpetit peu votre devoir demoralisateurs, et il sera temps alorsde vanter en termes pompeuxl’excellence de vos institutionsmorales. Moi, je prétends que c’estvous, gouvernement, qui avez voléles dindons, et que mon client JackSimple est un martyr !

En fait, milord et messieurs, nous

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plaidons non coupable. Rien neprouve que deux dindons manquent àla tante Maud, qui a pris la peine defonder une secte où il est défendu deprêter serment. La tante Maud estseule de sa secte, comme c’estl’habitude dans notre joyeux pays oùil y a autant de sectes qued’exemplaires de la Bible. Les voisinsont vu Jack Simple venir chez satante en passant par-dessus le mur.A l’âge de mon client, on traverse lesrivières à la nage, plutôt que dechercher le pont. Je ne vois qu’unecirconstance coupable, c’est le nœudcoulant qu’on lui a mis autour ducou, et je fais mes réserve pour les

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dommages-intérêts. En dehors decela, nous avons dix témoins quidisent le blanc et le noir, le pour et lecontre, le chaud et le froid : ce sontdes Irlandais. Un balai !

Sommes-nous arrivés à ce point derisquer la corde chaque fois que nousrendons nos devoirs à des parentsqui ont une basse-cour ? Périssentles dindons plutôt que tant deprincipes attaqués dans cetteperverse procédure ! Je les aime,cependant, milord et messieurs, lesdindons, mais j’abaisse mon appétitdevant mon caractère.

En droit, la législation de Lycurgue àSparte et celle des décemvirs à Rome,

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la loi hébraïque et ce que noussavons de la jurisprudencebrahmane, s’accordent parfaitementavec le corps du droit romain, lescodes des peuples du nord, etc.

Silberradt en Allemagne, Loe enAngleterre ; en France, Ferrière etPothier, s’accordent et offrentl’exemple d’un admirable ensemble.Le texte : Si quis gallinam… ne peuts’appliquer aux dindons. Il y a dansces deux noms déterminatifs uneracine visible : Dindon parle del’Inde comme Gallina parle desGaulles. Les dindons n’étaient passujets de l’empereur Justinien.

Ici l’avocat fit une pause au milieu

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des murmures les plus flatteurs. Onbut à la ronde, et Jenny Paddockrenouvela sur chaque table laprovision de gin. Puis, le défenseurfaisant un tas de ses noteséparpillées et posant bruyammentsur le tout le volume maculé desdivins commentaires de Blackstone,retroussa ses manches en homme quiva donner un fort coup de collier.

– Messieurs les jurés, reprit-il d’unevoix creuse et changée, j’ai dit. Vousêtes des hommes libres ; ne soyezpoint arrêtés par la vaine crainte dedéplaire à la cour. La cour n’est pasplus que vous. Votre verdict va êtreentre vous et Dieu. D’un côté, il

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s’agit de deux oiseaux domestiquesque nulle puissance humaine ne peutressusciter, de l’autre se présenteune jeune âme chrétienne, un homme,le chef-d’œuvre de la création. Là-bas, sur les bords fleuris de la petiterivière, au bout de la prairie large etteinte d’un vert profond, s’élève unmodeste cottage. Les grands bœufsqui ruminent dans la prairien’appartiennent pas à la malheureusefemme en deuil accoudée à la fenêtre,la tête inclinée et les yeux humides.Elle est pauvre, celle-là, elle n’aqu’un bien ici-bas, c’est son fils. Elleattend ; qui attend-elle ? son époux,non. Sa robe est noire, et le vent agite

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sur son front le voile des veuves. Sonmari ne reviendra jamais. Elle attendson fils, son unique trésor ; son filsqui la soutient, son fils qui laconsole, son fils qui fait renaîtreparfois un sourire sous ses larmes…C’est la mère de Jack Simple… Vousavez entre vos mains sa vie ou samort. Que Dieu éclaire votre raisonet souffle en vous sa miséricorde !

Il se laissa tomber, suffoqué par sonémotion. Ses amis se pressèrentincontinent autour de lui et luientonnèrent un verre à bière plein degin, après quoi ils le portèrent entriomphe.

– Accusé ! cria le juge bamboche,

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avez-vous quelque chose à dire autribunal ?

Jack Simple se leva lentement et vintà la barre, après avoir étiré sesmembres comme un chien paresseuxqu’on a brusquement éveillé. Ilregarda d’un œil terne le tribunald’abord, puis les jurés, puisl’auditoire. On applaudit tant c’étaitun superbe idiot !

– J’ai à dire, répondit-il d’un accenttraînant, que, si j’en réchappe,j’arrangerai Peg et la tante Maud !

– Malheureux ! s’écria l’avocat.

– Toi, répliqua Jack Simple, tu n’esqu’un fainéant ! Ma mère n’a pas de

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cottage. Elle est à la prison deBridewell !

– Malheureux !… répéta le défenseuren arrachant l’étoffe de sa perruque.

– Et pour ce qui est des dindons,continua paisiblement Jack Simple,c’est les deux premiers que j’ai pris ;avant cela, je ne voulais que despoules… Et ils en ont menti,s’interrompit-il avec colère, ceux quidisent que j’ai fait crier les dindons !pas si bête ! Si vous voulez, je vasvous expliquer comment on emporteces animaux-là sans les faire crier…

L’avocat n’avait plus un brin defilasse à sa perruque.

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C’est l’heure des trépignements etdes transports d’allégresse.L’explication de Jack Simple,démolissant l’œuvre de sondéfenseur, est le cinquième acte de lapièce, qui se termine, bien entendu,par une belle et bonne pendaison. Ilfaut toujours un fond lugubre auxgaietés de John Bull. Mais,aujourd’hui, le drame ne devait pasavoir son dénoûment tragi-comique.L’explication de Jack Simple futinterrompue par un grand bruit quise fit du côté de la porte, ouverte etrefermée avec fracas. Les spectateursde bonne foi eurent beau crier :Ecoutez ! écoutez ! les hurlements et

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les bravos qui s’élevaient à l’autreextrémité du cabaret couvrirent lavoix de l’acteur principal qui finitpar se retourner, abandonnant sonrôle. Le public, que rien ne retenaitplus, s’élança en tumulte vers lecomptoir qui restait voilé derrière unépais nuage de fumée.

Au delà de ce nuage, le tumulteaugmentait, dominé par cent voixjoyeuses qui criaient en chœur :

– Ned Knob ! le petit Ned et sa jolieMolly qui sont venus au Sharper’s enéquipage !

Certes, c’était chose rare. Il y avait,en effet, une voiture de louage qui

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stationnait à la porte du Sharper’s,devant les baraques démolies,servant de dortoir aux bohèmes de lamisère londonienne.

Et c’était bien Ned, avec sa maigrefigure ridée et ses yeux malades,habillé de neuf de la tête aux pieds,chapeau lustré, bottes reluisantescomme deux miroirs, gants blancs,canne de jonc à penne d’argent doré,Ned, tout petit et pendu au bras de lajolie Molly, barbue et roulant sesyeux ternis par la somnolence del’ivresse, mais fière sous sa robe desoie rouge à falbalas, portant hautson chapeau de paille surmonté d’unpaquet de plumes déjà fanées, et

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brandissant un superbe parapluie quisemblait pour elle la partie la plusflatteuse de sa toilette.

Ned s’arrêta à quelques pas de laporte et prit une pose pour se laisseradmirer. L’orgueil est la folie desgrands nègres et des petits hommes :Quand il eut bien joui de la surpriseet de l’émerveillement général, aulieu de répondre aux questions qui secroisaient autour de lui de toutesparts, il fouilla dans sa poche quisonna l’or, et jeta sur le comptoir undouble louis de France en disant :

– Un punch pour tout le monde !

Hommes et femmes poussèrent un

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long hurrah.

– A distance ! cria Ned, tandis queMolly faisait le moulinet avec sonbeau parapluie. Ne touchez ni à mondrap ni à la soie de milady, s’il vousplaît. Tout cela coûte de l’argenthonnêtement gagné. Vous êtescontents de me revoir, c’est toutnaturel ; je comprends votreattachement, mais entre nous lafamiliarité ne serait pas convenable.Nous n’appartenons pas à la mêmeclasse sociale.

Il y a malheureusement nombre decoquins en France, et parconséquent, sauf certainesdifférences de mœurs et de

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physionomie, il peut se trouver àParis ou ailleurs quelque bougecomparable au Shasper’s de Low-Lane. Figurez-vous cependant lesrires et les huées qui accueilleraientchez nous un discours comme celuide Ned Knob. A Londres, il n’en estpas ainsi. La manie des castes, desdistinctions, des catégories est là siprofondément invétérée qu’ellepénètre jusque dans les bas-fonds,où la honte, à tout le moins, devraitétablir un niveau. Parmi les coquins,comme chez les honnêtes gens, touteprétention insolente a chance de sefaire accepter, pourvu qu’elle parleavec accompagnement de monnaie au

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gousset. La boue de la Cité a, commele radieux West-End, sa noblesse,son gentry, son public. On se cachapour rire du petit Ned Knob et de lapuissante Molly, qui avaient du drapfin et de la soie sur le dos ; on fitcercle autour d’eux, à distance,comme cela était ordonné, et le jugebamboche, exprimant l’opiniongénérale, dit :

– Nous savons bien que vous êtesau-dessus de nous maître Knob.

Jenny Paddock ajouta, non sans unelégère pointe de moquerie :

– Entrez au parloir, gentleman, avecvotre lady ; mettez la balustrade

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entre vous et les gens du commun.

Le petit clerc se tourna vers sacompagne et s’écria, dans la naïvetéde sa gloriole :

– Voyez comme on me traites Molly,je vous prie, ma chère enfant ! N’est-il pas flatteur pour une femmed’avoir un cavalier tel que moi ?

– Donnez un coup à boire, Ned,répliqua Molly. Je consens à êtredamnée si vous n’êtes pas ungentilhomme comme il faut !

Ned ouvrit la claie branlante quiservait de porte au parloir, et poussaMolly devant lui avec une gravitéprotectrice.

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Il s’assit à une table.

– Holà Bab ! cria-t-il en appelant dugeste une des misérables créaturesqui servaient d’aide de camp à laveuve de Jean Diable ; venez essuyercette planche avec votre tablier, mafille, pour que j’y puisse mettre mescoudes et causer familièrement avectous ces vieux compagnons… Voussouvenez-vous, Bab ? Je vous ai faitla cour autrefois, et vous avez fait larenchérie ; voyez ce que vous avezperdu, ma fille ; c’est vous qui auriezporté aujourd’hui la robe de Mollysur le corps !

Molly saisit Bab par l’épaule et lasecoua rudement.

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– Un coup à boire ? ordonna-t-elle,ou je te casse en deux, effrontée !

– Voyez ! murmura Ned enchanté.Ma jolie Molly est jalouse de sonhomme !

Jenny Paddock était à peu près de lataille de Molly, mais elle avait moinsde barbe. Par le fait, toutes lesmalheureuses qui étaient làpouvaient bien envier la hautefortune de Molly, mais la jalousieelle-même était forcée d’avouer queMolly méritait son bonheur. DansLondres entier, Ned Knob n’auraitpas trouvé à la remplacer. Elle pritdes mains de Bab la bouteille debrandy que celle-ci apportait et

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fourra le goulot dans sa bouche. Aucarnaval, nous voyons plus d’unAuvergnat déguisé en comtesse, maispour le ton mâle de la chair, pourl’odeur d’ail et pour la dureté dupoil, la jolie Molly aurait rendu despoints haut la main. Ned Knobcontempla pendant qu’elles’abreuvait, son cou musculeux ettanné, sortant d’un foulard bleu deciel noué sur sa robe rouge, sa facebronzée touchant sur les rubansroses de son chapeau, ses gros yeuxde poisson tranchant à la bouteille.Dieu pouvait damner ce petit NedKnob : il avait son paradis sur laterre.

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– Comme cela, maître Ned, dit laveuve Paddock qui apportait elle-même les verres sur un plateau, mafoi ! comme cela, vous avez mis dansle blanc !

Ned lui caressa le mentonpaternellement.

– Votre sexe est créé pour le plaisiret non pour les affaires, ma jolieJenny, répondit le petit clerc.L’homme est changeant. Si jamais jerépudie Molly, ma femme, je penseraià vous… Allons ! les enfants, ysommes-nous ?

Les filles et les garçons du comptoiravaient servi le punch qui brûlait de

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toutes parts dans des terrines, jetantdes reflets livides à toutes ces figuresde bandits. Les acteurs de la comédiejudiciaire étaient au premier rangautour d’un chaudron plein d’espritflambant ; avec des femmes et desenfants qui étaient à eux ou àd’autres. Tous emplirent leursverres ; la double santé du gentlemanNed et de sa lady fut portée au milieude clameurs enthousiastes. Puis legentleman Ned prit un air grave etdit en déposant son verre :

– Mes enfants ! vous devinez bienque, dans la position avantageuse oùje me trouve, je ne suis point venu icipour boire votre méchant punch et

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éternuer la fumée de votre mauvaistabac. Je suis membre d’un club, et jefréquente les cigar-divans d’Oxfordstreet… pas davantage !… mais j’aiune trentaine de livres à partagerentre quelques bons garçons, et j’aipensé à vous, mes camarades… Unhurrah pour moi et la jolie Molly !

On lui donna trois hurrahs au lieud’un, et il reprit en s’adressant aujuge bamboche :

– Saunie, vieille main, approche ici,je te permets d’entrer dans le parloir.

Saunie, très-sérieusement honoré dece choix, jeta sa perruque d’étoupe,mit sa pipe dans sa poche et enjamba

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la clôture. Le gentleman Ned quittasa table et l’emmena tout au bout del’enceinte en disant avec emphase :

– Ma femme elle-même ne connaîtpas mes secrets !

Ceci importait peu à la jolie Molly,qui rejeta son chapeau à plumesderrière son dos pour se donner del’air, découvrant ainsi sa titus,hérissée comme une brosse à chasserles araignées. Elle saisit à deuxmains sa bouteille aux trois quartsvide, mit son parapluie entre sesjambes, et se prit à chanter d’unevoix de matelot je ne sais quellelugubre chose.

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Le gentleman Ned, les mains dansses poches, et se haussant sur sespointes pour lever la tête à lahauteur du menton de Saunie,demanda tout bas :

– Vieille main, quel est le cours dujour pour les témoins au criminel ?

q

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L

II - Poulets vierges.

e wiskey de pommes deterre flambait de touscôtés, mêlant ses âcresparfums à toutes lesinfâmes odeurs quiviciaient l’atmosphère de

cet antre. Jenny Paddock avait reprissa place au comptoir ; les puitsavaient leurs sociétés de joueurs ;quelques fillettes ivres dansaient

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toutes seules, pâles et hâves, tandisque les enfants poitrinairestoussaient, grouillaient et jouaientdans la boue ; çà et là des ivrognessolitaires fixaient leurs yeux abrutisdans le vide. Un peu plus loin, Paddyl’Irlandais, que rien ne peut guérir deson bavardage enfilait ses juronsgaéliques et ses histoires du pays,que personne n’écoutait ; il y avait(infandum), des couples amoureuxqui se parlaient tout bas. Et quelleest, Seigneur ! la langue de l’amourau fond de ces insondables égoûts !D’autres échangeaient à l’écart descoups de poing silencieux ; d’autresencore dormaient vautrés en travers

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du chemin. La jolie Molly, semblableau tonneau des Danaïdes, essayait envain de s’emplir et portait le diableen terre en poursuivant sa chansonsinistre.

Il y avait longtemps qu’on ne s’étaitsi bien diverti au Sharper’s !

– La joyeuse Angleterre pourtoujours ! dit le gentleman Ned quiregardait ce tableau avecattendrissement. Je reviens deFrance, et j’avais besoin de meréchauffer le cœur !

– Oui, oui, répondit Saunie, le jugebamboche ; il n’y a que Londresencore pour se divertir honnêtement

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entre camarades… Avez-vous vu lesvieilles mains de Paris, maître Ned ?

Le petit clerc haussa les épaules avecun souverain mépris.

– La misère ! murmura-t-il. La policea droit de se promener partout.

Saunie ouvrit de grands yeuxétonnés, comme si on lui eût parlé dequelque barbare coutume de l’empirechinois.

– La police, partout ! répéta-t-il.Mais comment font les camarades ?

– La misère ! répéta Ned à son tour.Les Français ne sont pas deshommes, tu sais bien. J’en ai boxé

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quatre à moi tout seul, sans lâcher leparapluie de ma jolie Molly quej’avais sous le bras… Et Molly avaitla tête au-dessus de tous leursoldats… La misère !… Leur vin estplus faible que notre petite ale, leurbrandy est pâle comme l’eau de laTamise, leur viande ne saigne pas surla table ; vous croisez cent hommesdans les rues sans voir une seule jouegonflée par une bonne chique, etquand ma douce Molly allumait sapipe dans leurs tavernes, toutes leursfemelles de singe riaient en sebouchant le nez… La misère !… siune fois Londres était bien connu surle continent, il ne resterait pas un

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seul Parisien dans Paris ! Mais nousne sommes pas ici pour causer,vieille main, – Si le prix des témoinsne me convient pas, il me faut letemps d’aller jusqu’au spirit shopd’Inner-Temple.

– Auriez-vous bien le coeur deprendre vos témoins dans Inner-Temple, maître Ned ? se récriaSaunie. Les affaires ne vont pas ici,et nous avons besoin de gagner notrevie. Il y a témoins, et témoins, voussavez ?

– Il me les faut premier choix ; c’estune grande machine. Et je peux bienvous dire que ça serait tant pis pourcelui qui nous tromperait.

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– Pour qui travaillez-vousmaintenant, maître Ned ?

Le petit clerc tourna vers lui son œilclignotant et goguenard.

– Si on te le demande, vieille-main,répliqua-t-il, je te chargeexpressément de répondre que tun’en sais rien.

– Cela suffit, cela suffit, M. Knob !grommela le juge bamboche. Chacuna ses affaires. C’était seulement pouravoir des nouvelles Noll Green, notreboxeur, et de l’avaleur d’ale, Dick deLobacher, qui sont pour sûr là-dedans.

Ned baissa les yeux, et les rides de

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son front se creusèrent.

– Ils sont fixés en France tous deux,murmura-t-il.

– On ne les a pas revus depuis lesdeux coups de sifflet, reprit Saunie ;vous savez, le soir où vous nouslisiez ici même l’histoire de JeanDiable le Quaker… Tout de mêmeGregory Temple a été noyé du coup !

Le petit clerc sembla secouer unepréoccupation importune et ditbrusquement :

– Tout cela est vieux comme Hérode,mon homme ! Jean Diable est loin…Dick et Noll aussi ; Gregory Templevivait avant le déluge. Il n’y a ici que

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moi, qui suis devenu un gentleman etqui veux être bien servi parce que jepaie comptant.

Que je travaille pour autrui ou que jesois maître dans la boutique, cela nete regarde point… As-tu des témoins,oui ou non ?

– Oui, pardieu ! s’écria Saunie.Plutôt dix que cinq, et plutôt cent quedix. Mais vous avez été dans lapartie, maître Ned, et vous savez…

– Je sais que tu marchandes commeun maquignon, l’ami ! Dis ton prix :j’accepterai ou je refuserai.

– Dites plutôt le vôtre, maître Ned,repartit le juge bamboche ; il y a

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témoins et témoins… Pour leHundred, on en trouve à sixshellings, c’est évident… et pour unprocès civil à la cour des plaids-communs, je me chargerais bien devous en fournir six à une livre lapièce, des Irlandais s’entend ; deuxlivres s’il vous faut des Ecossais ;quatre livres si vous exigez de vraisAnglais… Mais au criminel… ! vouscomprenez pourtant bien cela, maîtreNed, on n’aime pas, à montrer le coinde sa bouche devant le shérif.

– Il s’agit des assises, interrompitl’ancien clerc.

– Seigneur Dieu ! se récria Saunie. Etvous avez parlé de trente livres pour

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une demi-douzaine ! Si le vieuxPeter-Duck d’Inner-Temple lesfournit à Votre Honneur à ce taux-là,je crois que vous ferez bien detoper… Les assises, Seigneur Dieu !

Le gentleman Ned sourit parce qu’onlui avait dit : Votre Honneur.

Mais ce fut tout. Sous sa vanitéd’enfant il y avait une habileté vraie.Celui qui l’avait choisi savait ce qu’ilfaisait et jugeait les hommes d’uncoup d’œil. Ned ne mentait pasquand il disait que Molly elle-mêmene connaissait pas son secret.

– Mon vieux Saunie, reprit-il, pourtrente livres j’emmènerais au

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tribunal toute l’aimable société quinous entoure, avec Jenny Paddockpar-dessus le marché, quoiqu’ellesoit riche comme Crésus. Jennycoûtait trois schellings, quand j’étaisemployé à l’office de M. Wood, etson témoignage valait celui de troishommes parce que les jugess’amusaient à la mesurer. Une foiselle enleva un juré qui avait unemontre de soixante livres… Combiendemandes-tu par tête de ton bétailpour témoigner devant les assises ?

– Quel genre d’affaire ?

– Une affaire grave.

– Un vol ?

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– Un meurtre.

Saunie secoua la tête d’un airsérieusement embarrassé.

– Il faut pour cela des maiden-chicken, dit-il.

L e s maiden-chickens (pouletsvierges) sont précisément l’opposé,des old-hands ou vieilles mains. Onappelle ainsi dans la langue savantedes voleurs de Londres les rarespraticiens qui n’ont jamais eu mailleà partir avec la justice, et dont parconséquent la personne et le nomsont inconnus aux gens destribunaux. Ces maiden-chickens sontde placement facile dans toutes les

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foires aux faux témoins.

Nous pensons bien que nul n’estsans connaître l’étrange prospéritédont jouit pendant longtemps enAngleterre cette industrie de fauxtémoignage, qui, du reste, est bienloin d’avoir dit son dernier mot àl’instant où nous écrivons ces pages.Dans le procès civil des frèresGartner contre la maison Hodgson,Mary-Bury et Hodgson (1821),l’appel au banc du roi révéla cettecirconstance que les solicitors desfrères Gartner avaient reçu 673livres sterling pour frais detémoignages ; 673 livres font 16,825fr. argent de France. Nous livrons le

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fait sans commentaires, en ajoutantqu’à Londres personne ne futsurpris. Dans les années quisuivirent, la justice mit la main surplusieurs centaines de faux témoins.Mais les forêts qu’on élague ne s’enportent pas plus mal, et la classeintéressante des libres évidences,comme ils s’intitulent eux-mêmes, acontinué de florir tout doucement.

– Eh bien ! ami Saunie, répliqua lepetit clerc, tu nous donneras troiscouples de tes poulets-vierges. Disseulement combien la paire.

Le juge bamboche sembla réfléchir.

– L’accusé est-il une vieille-main ?

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demanda-t-il après un long silence.

Non ; l’accusé est lui-même tout cequ’il y a de plus maiden-chicken.

– Alors il a tué par imprudence ?

– Non… par prudence.

– A la suite d’une rixe, peut-être ?

– Non ; de parfait sang-froid.

– Pour voler ?

– Il n’a rien volé.

– Parce qu’il n’a pas pu ?

– Parce qu’il n’a pas voulu.

– Alors pourquoi le meurtre ?

– Une fantaisie peut-être, ami

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Saunie ; nous n’avons pas à traitercette question-là tous deux.

– Monsieur Knob, répliqua le jugebamboche avec une fermeté calme etsérieuse, car en ce moment c’étaitpurement un commerçant traitantune affaire d’importance, je n’ai pasà vous apprendre que mes questionssont de stricte nécessité.

– C’est pourquoi j’y réponds avecconcision et précision, ami Saunie.

– Le prix de nos témoins est régléd’après le danger qu’ils courent.

– C’est trop juste.

– Et il y a de telles circonstances où

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le danger est si grand que, pourargent ni pour or, nos témoins nevoudraient s’y exposer.

– Je conçois cela.

Ici le petit clerc éleva la voix.

– Ne vous ennuyez pas, Molly, monamour ! cria-t-il. Nous serons àtemps pour la seconde entrée duthéâtre Olympique, et nous ypasserons le restant de notre soirée.

La jolie Molly ne s’ennuyait pas ; elleavait glissé au bas de son siége etronflait sous la table.

– L’accident est-il récent ? demandaSaunie.

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– Mois de février.

– Peste ! c’est d’hier !… Quand il y ades années, les témoins sont plus àl’aise… L’affaire n’a-t-elle pas fait dubruit ?

– Enormément.

– Fâcheux ! Les circonstances de cescauses trop célèbres sont tellementconnues !… Que viendraient faire parexemple nos hommes dans uneaffaire comme celle de MadameBartolozzi ?

Ned sourit et secoua son jabot avecun geste de comédie.

– Alors, vieille-main, tu reculerais

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s’il s’agissait précisément del’affaire Bartolozzi ?

– Est-ce que Tom Brown est arrêté ?demanda Saunie vivement.

Ned Knob ne répondit pas.

– Porter témoignage en faveur deTom Brown, continua Saunie avecagitation, ce serait fourrer sa têtedans le nœud coulant.

– Tom Brown est-il donc un poulet-vierge ? demanda le petit clerc d’unton moqueur ; je t’ai dit…

– Bien ! bien ! gronda le jugebamboche ; vous avez dit ce que vousavez voulu, maître Ned…, mais vous

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ne feriez pas serment sur votre pouceque votre maître n’a pas nom JeanDiable.

Le petit clerc le regardait en face, etses yeux brillaient étrangementderrière leurs paupières malades.

– Vieille main, prononça-t-il à voixbasse, mais d’un ton pénétrant, ellecoûtera cher à filer la corde quipendra Tom Brown. Quand TomBrown sera en prison, il nes’adressera ni à toi ni à moi… TomBrown n’est pas en prison… Et nebaisse pas les yeux : oserais-tu memarchander si je venais au nom deTom Brown ?

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A son tour, Saunie garda le silence.Sur son visage, qui naguèreexprimait l’effronterie et la bonnehumeur, il y avait maintenant del’effroi.

Il murmura au bout de quelquessecondes :

– Dick et Noll reviendront-ils ?

– Jamais, répondit le petit clerc dontla grimaçante figure avait pris aussiune sombre expression.

Puis, pendant que Saunie hésitaitencore, il ajouta :

– L’homme, il ne s’agit pas de JeanDiable, et il ne s’agit pas non plus de

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se compromettre en essayant desauver un malheureux malgré lesjuges du roi. C’est tout le contraire ;nous voulons prêter la main autribunal, qui est en peine, et luidonner les moyens de condamnerl’homme qui a étranglé ConstanceBartolozzi.

Saunie le regarda stupéfait.

– Alors ce sont des témoins à chargequ’il vous faut, maître Knob ?

– Précisément… et des bons !

– Je veux que Dieu me punisse si j’aijamais fait pareil métier ! s’écriaSaunie.

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– Il y a commencement à tout, vieille-main. Dites votre prix ?

– Mais nos gaillards voudront-ils ?…

– Nous le saurons en le leurdemandant : votre prix ?

Le juge bamboche hésitait de plus enplus.

– C’est une histoire à se faire donnerun coup de couteau dans le dos, lesoir, en rentrant se coucher !grommela-t-il.

– Tu m’en as fait dire bien long pourme refuser, l’homme ! prononçasèchement le petit clerc. Si tu as peurdes coups de couteau, je t’engage à

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réfléchir.

La menace n’était même pasdéguisée, et certes ce n’était pas àlui-même que Ned Knob, ce pauvreenfant si frêle, faisait allusion quandil parlait de violence.

– Celui qu’il faut faire condamnerappartient-il à la grande famille ?demanda encore Saunie, comme s’ileût cherché un moyen d’échapper àune nécessité terrible.

On sait en effet que l’associationgénérale des malfaiteurs de Londres,connue sous ce nom, la grandefamille, avait une organisation très-puissante et des lois que nul ne

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pouvait enfreindre sans danger.

Mais Ned répondit péremptoirement.

– Il n’appartient pas à la grandefamille.

– Est-il venu quelquefois parminous ?

– En ennemi peut-être car il a faitpartie du bureau de Scotland-Yard.

– Et le connaissons-nous ?

– Comme le lièvre connaît le lévrier.

Saunie courba la tête. Il était vaincu.

– Vous me donnerez vos trenteguinées, maître Ned, dit-il, et vousvous servirez de mon monde. J’ai

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cinq garçons et une femme, tous dansles conditions qu’il faut pour fairel’état, et n’ayant jamais reçusommation de la justice. S’il y a unedéposition difficile, voici l’homme.

Il pointait du doigt l’acteur quivenait de jouer le personnage de JackSimple. L’avocat Bamboche aussiaurait été bien précieux, mais ilrevenait de Sidney en directe ligne.

– Holà ! Jenny Paddock, mamignonne ! s’écria Ned ; faitesallumer un bon feu dans votrechambre, pour chasser le mauvaisair. Je vous la loue un schelling parheure, et je vous la rendrai quand ilsera temps de vous coucher. Nous

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avons des affaires à traiter pour leprochain marché aux moutons. Quel’on monte du rhum, qualité deslords, du sucre blanc, des citrons etde la canelle ; je n’aime pas le punchdes petites gens !… et que, sousaucun prétexte, personne ne viennenous déranger !… Si ma Molly chéries’éveille, donnez-lui à boire… Quim’aime me suive !

Il traversa le cabaret en carrant deson mieux sa pauvre poitrine étroite,et gagna la porte de l’appartementprivé de la veuve, située derrière lecomptoir. Saunie fit l’appel de sontroupeau, et le suivit tête basse.

Dans la salle commune du Sharper’s,

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quelques regards mornes épièrent cemouvement. Mais l’eau-de-vie depommes de terre agissait, aidantl’asphyxie, et toutes les têtes étaientde plomb.

L’instant d’après, en face d’un feu dehouille, qui s’allumait lançant sesspirales de fumée opaque et grise,Ned Knob était installé dans lepropre fauteuil de Jenny Paddock,au-devant d’un lit garni de sergeolive et gardé par une foule de saintsirlandais, sombres dans leur cadre decuivre. Vis-à-vis de lui, sur desescabelles, se rangeaient les soldatsde Saunie et Saunie lui-même, un peuregaillardi par la flamme d’un punch

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qu’il remuait avec une cuiller de fer.L’ancien clerc tenait à la main unpapier contenant la liste dutroupeau.

– Mes enfants, commença-t-il de ceton important qui lui allait si bien,voici la première fois qu’il vousarrive de coopérer à un travail utile ;au lieu d’ouvrir une fausse voie à lajustice, qui se tromperait bien sansvous, vous allez aujourd’hui venir enaide à la société dans l’embarras.Vous n’ignorez pas que je suis versédans l’étude des lois. N’ayez doncaucune crainte ; nous marchons surun terrain solide, et, en dehors duprix convenu, je récompenserai

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chacun de vous selon ses mérites.

Ce dernier membre de phraserasséréna tous les visages, que l’idéede travailler pour la justice avaitvisiblement rembrunis.

– Nous disons, reprit Ned enconsultant sa liste, que cette chèreenfant s’appelle Jeanie, ce grosréjoui Sam, ce grand jaune William :ce n’est pas assez d’un car, sur troisAnglais, le proverbe dit qu’il y atoujours deux Will et un John ; levoici notre John ! Nous avonsensuite Toby et Numph ; c’est très-bien. Voilà l’histoire : vous ne savezpas le nom du gentleman,comprenez-vous ?

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– C’est votre leçon, intercala Saunie.Tachez d’écouter, mes brebis.

– Nous y sommes, dit miss oumistress Jeanie, qui tendit son verreau punch brûlant.

Et Saunie, le berger, ajouta :

– Excepté Numph, ils sont tous d’uneremarquable intelligence.

– Tout va donc au mieux, poursuivitNed : vous ne savez pas le nom dugentleman et vous ignorez ce qu’il afait. Vous êtes témoins à charge.Vous allez me demander alors : Quedirons-nous si nous ne savons rien ?Je vais vous l’apprendre : Le 3février de la présente année, un

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crime a été commis dans uneconfortable maison de Regent streetportant le n° 19. La police et lajustice connaissent parfaitement lecoupable, mais elles ne peuvent lecondamner faute de preuves.

» Vous qui ne connaissez rien, vousfournirez les preuves. Vous direz :j’ai vu ceci, j’ai vu cela ; des chosesinnocentes en elle-même pour laplupart. La justice tirera lesconséquences. On vous montrera unaccusé, vous direz : C’est lui ;comprenez-vous ? non pas lui qui acommis le crime, vous l’ignorez ;mais lui que j’ai vu passer tel jour, àtelle heure, en tel endroit, lui qui a

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laissé échapper telle parole, lui qui aégaré telle pièce, lui qui a manifestétel trouble… Vous êtes ici, mes petitsenfants, vis-à-vis d’une personne quia professé l’état, et qui était chargéeprécisément de cette partie chez undes solicitors les plus employés duStrand. Ah ! ah ! nous en avonsmonté des comédies dans le temps,aux plaids-communs ! et je répondsque c’était coupé dans le fil ! MissJeanie, mon bijou, ouvrez vos deuxoreilles : je vais commencer par vous,afin de faire honneur au beau sexe.

Jeanie Bird, une fillette maigre etpâle, au visage doux, aux yeux déjàentamés par le gin, déposa son verre

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et prit l’attitude de l’enfant quiécoute son maître d’école.

– Très-bien, dit l’ancien clerc. Dansla pièce, vous êtes marqueuse delinge fin et vous lisez tous lesimprimés à un sou qui se crient dansla rue. C’est de l’ouvrage ! Au moisde janvier dernier, on vous donna àmarquer, chez votre entrepreneuse,une douzaine de mouchoirs enbatiste, R. T., pour laquelle tâchevous reçûtes un schelling et sixpence. Voilà tout… et faites bienattention, mes bonnes gens, que vousavez à apprendre par cœur mesparoles sans en rien retrancher, sansy rien ajouter… C’est du Shakspeare,

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morbleu ! Si vous changiez un mot,vous seriez lapidés !… Miss Jeanie,mon trésor, vous voilà donc avecvotre schelling et vos six pence, nesongeant plus guère à la douzaine demouchoirs, quand au mois de févriervous achetez pour un penny lesaventures de Jean Diable le Quaker,livre très-bien fait et hautementhistorique. Vous y trouvez, entreautres choses, l’assassinat de lachanteuse Bartolozzi, et cettecirconstance que le meurtrier a laissésous le lit son mouchoir de batistemarqué R. T. taché d’une goutelettede sang… Parbleu ! il y a dix millegentlemen et ladies à Londres qui

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marquent R. T., mais sait-onpourquoi certaines choses vousfrappent ? La Providence est quelquepart. Vous restez tourmentée et vouscherchez à savoir où le mouchoir debatiste est déposé. Il est déposé à laboutique de Scotland-Yard. Vous ycourez ; on vous montre lemouchoir ; c’est un de ceux que vousavez marqués. Vous le dites, à qui ? àGregory Temple lui-même. Celui-làne reviendra pas de Paris pour vousdémentir. Et souvenez-vous bien dececi : Gregory Temple vous faitpromettre sous serment de garder lesilence jusqu’au jour où la justicevous interrogera. Est-ce entendu ?

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– C’est entendu, répondit Jeanie.

– On vous donnera une seconderépétition, une troisième, si vousvoulez.

– Au punch, je veux bien, mais j’aiquelque chose à dire.

– Dites ! prononça magistralement lepetit clerc.

– Si on me demande le nom etl’adresse de l’entrepreneuse ?

– J’aime les natures intelligentes !s’écria Ned ; venez m’embrassermaiden-chicken de l’amour ! Votreobservation dénote un grand sens…

– Je vous dis, interrompit Saunie,

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pour des poulets-vierges, ils sontétonnants ! Excepté le pauvreNumph, ils vendraient tous leur pèreet leur mère !

– Ma belle petite, reprit Ned, nousavons réponse à tout, et ce que nousfaisons ici est le résultat d’un calculétabli avec soin. Si l’on vousdemande le nom et l’adresse del’entrepreneuse de broderies, vousdirez hardiment : Mistress Spencer,Haymarket, 13.

– Et si l’on vérifie ?

– Mistress Spencer est morte à la findu mois de mars.

Parmi les poulets-vierges, il y eut un

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mouvement approbateur, et Saunielui-même ne put s’empêcher desourire en artiste satisfait.

– Voyons, Numph ! s’écria le petitclerc ; tu es le moins fort, à ce qu’ilparaît… Tu ferais pourtant bien unecommission pour un schelling, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, Votre Honneur, réponditNumph, si ce n’était pas trop loin.

Numph était un bon Gallois à lafigure candide, mais brutale, portantles cheveux à la mode de Kaërbran,qui ressemble à la coiffure de nospaysans du Finistère. Ned lui fit unsigne de tête tout amical et

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poursuivit :

– Attention ! Tu es donc uncommissionnaire gagnant ta vie àporter ceci et cela. Le 3 févrierdernier, un gentleman t’aborda et temit un schelling dans la main avecune lettre adressée à MadameConstance Bartolozzi, Regent street,19. Il y avait une réponse. Tu fis tondevoir et tu revins dire augentleman : Pas de réponse. Legentleman devint tout blême etmarmotta une malédiction. Voilà.

– J’en pourrais dire plus long,protesta Numph humilié.

– C’est juste ce qu’il faut…

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Maintenant, à la différence de notreJeanie, qui n’a à reconnaître que lemouchoir, quand on fera leverl’accusé en disant : « Lereconnaissez-vous ? » tu répondras :« Je le reconnais ; c’est le gentlemanqui m’a donné le schelling et lalettre… » Te charges-tu de ce rôle ?

– Parbleu ! gronda Numph, je ne suispas plus bête qu’un autre ; et j’étaisle coq chez nous. Je peux faire mieux.

– Cela te regarde, l’ami ; un mot deplus et tu passes à la cour du circuitcomme faux témoin. Tu es jeune, etl’on revient parfois de la NouvelleGalles-du-Sud. Médite !

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– On va lui siffler sa note, dit Saunie.Prenez Sam maintenant, maître Ned,s’il vous en faut un bon.

Sam était le Jack Simple de la courirlandaise. Maître Ned déclara qu’ille gardait pour le dessert et appelaWill.

– Toi, l’ami, dit-il, tu es un Anglaisné dans l’Ulster, paresseux commeune couleuvre et hardi menteur deton état : nous allons te servir. Tu tepromènes toujours ; tu te promenaisce jour-là, le 4 ou le 5 février, tu nepourrais pas dire au juste, au parcSaint-James, et tu regardais la neigequi allait fondant sur les toits duchâteau. Un groupe se forma autour

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d’un jeune homme qui venait detomber sans connaissance. On tedemande même si tu n’étais pointchirurgien par hasard, afin desaigner ce malheureux qui tenait à lamain un numéro du Morning Postracontant la mort subite de lasignora Bartolozzi… Quand on feralever l’accusé, tu diras : « Ma foi !celui-là ressemble au jeune homme ;mais il faudrait être bien sûr pourprononcer une parole qui serait lamort d’un chrétien… Le jeunehomme avait un costume d’hiver… etil était plus pâle que ce gentleman…Je ne puis rien dire, sinon qu’ils seressemblent. »

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– Voilà un damné petit coquin !grommela Saunie.

– Hein, bonhomme ! fit l’ancien clerc,qui passa ses pouces dans lesentournures de son gilet, je crois queça a du style.

Les poulets-vierges le regardaientdésormais avec une respectueuseadmiration.

– A toi, Toby, reprit-il ; tu m’as l’aird’un gaillard résolu et sachant tonmonde. Tu ferais un agent de policeau besoin. D’où es-tu ?

– De Douvres.

– Alors, tu sais baragouiner

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français ?

– Assez bien.

– Parfait ! Tu viens de France, où tuétais détectif surnuméraire auxordres et aux frais d’un certainJames Davy, commissaire adjoint àScotland-Yard, et âme damnée del’ancien intendant supérieur,Gregory Temple… Prends des notes,mon ami Will, ça commence à secompliquer… Les chiens savent legibier qu’ils chassent, et sont en celaplus avancés que les détectifssubalternes. Tu étais à Paris pourtrouver la piste d’un quidam dont tuignorais le vrai nom, et qui avaittrompé la surveillance de la police

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anglaise en volant la propre carte dece James Davy, carte dont il seservait à l’étranger comme d’unexcellent passe-port. Elle avait étévisée au foreign-office… Tu perdston temps à Paris ; tu as beaufouiller la ville de fond en comble, lefaux James Davy est introuvable. Unjour enfin, et de guerre lasse, tu veuxrevenir à Londres. Tu te rencontresaux messageries avec un Anglaisretenant comme toi sa place pourLondres. On lui demande son passe-port ; il fournit la carte de JamesDavy. Bonne affaire ! Tu t’embarquesavec lui dans la diligence, puis sur lepaquebot, et, en arrivant à Douvres,

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il te file dans la manche… As-tusaisi, Toby ?

– J’ai saisi ; mais ma carte d’agent ?

– Tu en auras une au nom de JamesDavy.

– Et si l’on me confronte avec lesgens de Scotland-Yard ?

– Voilà le beau ! s’écria Ned. Ecoutecela, Saunie, vieille-main ! Le fauxWilliam Davy est lui-même unhomme de Scotland-Yard ; parconséquent, pour le chasser, il fallaitun limier dont le museau fût inconnuà la maison. S’il y avait eu au mondeun gaillard plus étranger que toi àl’armée dont Gregory Temple était le

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général, le vrai James Davy l’auraitchoisi à ta place. Tu répondras cela,Toby.

– Démon d’enfant ! gronda le jugebamboche.

– Tu trouves donc décidément quenous avons du talent vieille-main ?

– Et faudra-t-il reconnaître l’accusé ?demanda Toby.

– En plein… Tu lui gardes rancune,puisqu’il s’est moqué de toi àDouvres, quand tu croyais le tenir.Tu te vengeras en répondant : J’avaismis son signalement dans ma tête ;c’est lui ! c’est l’homme qui avait lacarte de James Davy !… Et à présent

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un coup à boire, enfants ! comme ditma jolie Molly… Pourquoi n’ont-ilspas une bouteille pour chaquepupitre, à la chambre descommunes ? Ouvre l’oreille, John,vieux frère : tu peux être un poulet-vierge puisque notre ami Sauniel’affirme, mais tu as plutôt l’air d’uncoq de cinq ans, bon à mettre au potpour allonger la soupe. Eh ! eh ! ça nete fait pas rire ? Tu portes le deuil detes écus !… L’affaire des hiboux,c’est de voleter la nuit, le long desvieux murs. Le 4 février, à deuxheures du matin, tu faisais les centpas dans le Quadrant, au bout deRégent street, en songeant à la cherté

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du gin et au malheur des temps. Lesarcades étaient désertes et tuécoutais le piano du Grand-Salon, oùles jeunes squires campagnardsvenaient boire du Sherry enregardant valser les Françaises. Toutà coup un homme passa près de toien courant et te choqua l’épaule, bienqu’il y eût, Dieu merci ! de la placeoù circuler dans la galerie. Cethomme allait de droite et de gauche ;il chancelait en courant comme s’ileût été ivre. Tu le vis tomber, puis serelever, et tu aperçus un papier à laplace de sa chute. Tu l’appelas : Eh !l’homme ! mais ta voix semblal’effrayer ; ce fut pour lui comme un

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coup d’éperon lancé dans le ventred’un cheval fatigué. Il prit un nouvelélan et disparut en tournant le ronddu Quadrant. Tu ramassas le papier,qui était une reconnaissance ouobligation de mille livres, signée parFanny Thompson, la comédienne, auprofit de sa camarade ConstanceBartolozzi.

Un grand silence régnait dans lachambre de Jenny Paddock, où lesbruits du cabaret voisin parvenaientcomme un large murmure. Saunie etson troupeau écoutaient maintenantdans une sombre immobilité.

– Prends des notes, ami John,s’interrompit Ned Knob. Tu as un

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beau rôle, et ta déposition sera misetout au long dans les journaux.Comme tu es un fort honnête garçon,malgré ta mine funèbre, et qued’ailleurs une obligation entre mainstierces ne peut absolument passervir, tu te rendis le lendemainmatin chez madame Bartolozzi, pourlui rendre son titre moyennant unehonorable récompense. MadameBartolozzi était morte cette nuit-làmême. Tu plaignis son malheureuxsort, et l’idée te vint de chercherFanny Thompson, car, de ce côté, larécompense devait être bien plusforte. Le fils de Fanny Thompsonétant le secrétaire et l’ami de

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l’intendant supérieur de la police, tucourus au bureau de Scotland-Yardet tu demandas Richard Thompson.Richard Thompson était absent ; tul’attendis, il ne vint pas ; tu revins lelendemain, et tu attendis encore :point de Richard Thompson ! alors,tu pris l’almanach de Londres, et tuvis que Fanny Thompson, retirée duthéâtre, vivait à la campagne, dans lecomté de Surrey. En quelques heures,un coche public te mit à sa porte. Lamaison te parut avoir un singulieraspect. La venue d’un étranger ysembla produire une sorte de troubleet même d’effroi. Le fils de lacomédienne était absent ; personne

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ne put ou ne voulut dire où l’onpourrait le trouver. Quant à FannyThompson elle-même, on ne pouvaitla voir pour cause de maladie. Tuinsistas ; elle vint enfin. On n’avaitpoint menti : elle était malade.Quand elle vit l’obligation entre tesmains, elle s’appuya, au mur pour nepoint tomber à la renverse, et elledit : Malheureux ! malheureuxenfant ! Elle prit la reconnaissance,cependant, et te donna cinq guinéesen te recommandant le silence… AmiJohn, es-tu de force à te charger decela ?

– Je suis de force, répondit John. Meconfrontera-t-on avec Fanny

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Thompson ?

– Fanny Thompson joue la comédie,à cette heure, au théâtre de New-York.

– Et faudra-t-il reconnaître l’accusé !

– Il n’est pas besoin, tu ne l’as vuqu’en passant et dans l’ombre… Tudiras, et cela mettra sur tadéposition un cachet de sévèrevéracité : Je me refuse à affirmer quel’accusé soit l’homme qui a perdul’obligation sous les arcades duQuadrant.

– Pardieu ! murmura Saunie, vous enavez assez sans cela, M. Knob… Etpourtant, s’il n’y a pas un témoin ab

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oculis, le jury peut encore faire dessiennes.

– Voyons donc le maître coq de votrebasse-cour, vieille-main ! répliqua lepetit clerc avec son vaniteux sourire.Vous me donnez ce Sam pour ungaillard de première force ?

– Il n’y a plus que lui pour jouer JackSimple dans toute la Cité ! répliquaSaunie.

– Jack Simple est un joli emploi,vieille-main, mais nous avonsmieux… Regardez-nous en face,Sam… Voulez-vous faire votreréputation d’un seul coup et gagnervingt guinées ?

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Il y eut un murmure parmi les autrespoulets-vierges. Les yeux de Sambrillèrent.

– Soyez tranquilles, mes petits, ditNed. Tout le monde aura lieu d’êtrecontent. Nous savons récompenser lemérite.

Sam était un tout jeune homme,presque un enfant. Sa figure portaitencore en ce moment les traces despeintures et du grimage, pouremployer un mot de coulisses qui n’apoint d’équivalent à l’académie, dontil avait couvert ses traits pour lesapproprier au type reçu de JackSimple. Par nature, Sam était toutl’opposé de ce type rond, lourd et

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niais. Il avait une coupe de visagehardie, un front intelligent et desyeux aigus. Il fallait donc qu’il y eûten lui du comédien, et du grandcomédien, pour qu’il pût remplir à lasatisfaction générale ce rôle de JackSimple, le voleur de dindons, miroirdes stupidités populaires au-delà dela Manche. Ned le considéralongtemps avec attention, puis il dit :

– C’est de la haute école, je t’enpréviens, garçon, il y a risque de secasser le cou.

– Voyons votre haute école, petithomme, répondit Sam.

Ned fit la grimace. Sam ajouta :

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– Je vous appellerai grand homme sion le met dans le marché.

– Allons, allons ! dit Ned. Undirecteur passe tout à ses premierssujets. Soyons sérieux, l’ami. Je vouspropose l’affaire ; vous pouvez larefuser. D’abord vous n’aurez pointde sommation. Tous vos camaradesseront assignés par le coroner etl’attorney du roi. Vous, il faudravous présenter de vous-même aumagistrat qui conduit en ce momentl’instruction. Cela vous convient-il ?

– Allez jusqu’au bout, répondit Sam,nous verrons bien.

Ned se recueillit un instant et reprit :

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– Vous êtes un jeune badaud deprovince que la folie du théâtre apris à la gorge.

– Dieu me damne ! interrompit Samen rougissant jusqu’au blanc desyeux… qui vous a dit cela ?

Puis, sans attendre la réponse, iléclata de rire, donnant ainsi unsignal que tout le monde suivit.

– Voilà qui est touché ! s’écriaSaunie. Vous êtes un sorcier, maîtreKnob !

– Je n’en fais pas d’autre, vous savezbien, dit Ned bonnement. Je necompte plus mes traits dans cegenre… La paix, tout le monde ! et

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attention, Sam !… Au commencementde cette année, vous êtes arrivé devotre village tout chaud, toutbouillant, pour débuter à Drury-Lanedans Macbeth ou dans Glocester. Lesdirecteurs vous ont mis à la portesans même vouloir vous entendre,parce que vous étiez mal couvert etque vous n’aviez en poche aucunerecommandation de la cour, desministères ni de la banque… C’estpeut-être cela dans la réalité ?

– C’est cela, répondit Sam.

– Tant mieux. Vous jouerez votre rôleau naturel. Ce que je vous dis estvotre rôle… Rebuté partout, maisnon pas découragé, et soutenu par la

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conscience de votre génie, vous vousêtes mis à courir les tavernes quiavoisinent les théâtres, et chaquesoir un demi-pot de gin vous donnaitce rêve de votre premièrereprésentation gênée par lescouronnes, encombrée par lesbouquets, assourdie par les bravos.Mais la monnaie des deux guinéesque vous avait données votre mères’envolait. Vous commenciez à savoirqu’il faut des protections pour entrerau théâtre. Le soir où votre dernierschelling dormait silencieux dans levide de votre poche, une inspirationvous vint, une idée sublime, un traitde folie !

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Auprès de vous un auteur éconduitvenait de dire que madameBartolozzi était toute-puissante…

Vous sortez, vous achetez unmauvais poignard ébréché avec votredernière pièce d’argent, vousescaladez les murs d’une écurie pourentrer dans la cour, de la cour vousmontez au balcon, vous brisez uncarreau, vous êtes dans le cabinet detoilette de celle qui, d’un motmagique, peut faire tomber cesremparts d’acier, barrièreinfranchissable entre le théâtre etvous !

Or vous n’êtes pas un assassin,malgré votre poignard rouillé ; vous

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n’êtes pas non plus un voleur, vousêtes tout uniment un artiste. Laférocité de l’art vous tient. Vous avezescaladé ces murs et ces balconspour tomber aux genoux de lacomédienne en vogue et pourimplorer son aide. Si elle vousrepousse, eh bien ! vous lacontraindrez, le couteau sous lagorge, à vous entendre déclamerl’ambition de Richard ou la jalousiedu More de Venise. Il faut qu’ellevous juge, fût-ce dans une syncope ;c’est votre droit de fou. Kaen aurait-fait cela !

– Dieu me damne ! s’écria Sam toutpâle ; moi aussi, de tout mon cœur, si

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l’idée m’en était venue !

– On vous croira, poursuivit l’ancienclerc, dont la physionomie rayonnaiten vérité une diabolique intelligence.On fera plus, on vous admirera,parce que cela est anglais des pieds àla tête. Ailleurs, l’extravagance estfaite autrement. Vous débuterez huitjours après où vous voudrez avec unsuccès infernal !

– Mais que fais-je dans le cabinet detoilette ? demanda Sam.

– Vous attendez. La reine de théâtrereçoit sa cour. On joue le whist dansson salon. L’instant ne vaut rien. Lesheures passent et votre cerveau se

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refroidit. Il faut battre la foliependant qu’elle est chaude. L’idée defuir vous est déjà venue avec la hontede votre entreprise insensée, maisc’est l’heure du travail aux écuries ;les valets de chevaux emplissent lacour, étrillant, brossant, lavant,blasphémant. A minuit, la Bartolozzientre dans sa chambre ; le cœur vousrevient, c’est l’heure… Elle n’est passeule ! Sa femme de chambrel’assiste. Vous attendez encore. Lafièvre vous monte au cerveau. Vousêtes résolu cette fois.

La pendule a sonné un coup ; lesilence règne dans la chambre àcoucher ; votre cœur bat, mais votre

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tête bout. Vous pesez lentement surle bouton de la porte, qui, lentementaussi, s’entr’ouvre sans produireaucun bruit. Une veilleuse éclaire lachambre. Madame Bartolozzi estcouchée sur son lit et dort, auprèsd’elle, sur sa table de nuit, il y a desdiamants qui lancent des étincellesbleuâtres, allongées ou raccourciespar les jeux de la lumière quitremble. Vous avez hésité uneseconde et c’est assez.

Vis-à-vis de vous une autre portes’ouvre et un homme entre, celui-làsans hésiter.

– Ecoutez bien ceci, jeune homme,s’interrompit Ned Knob dont la voix

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se faisait solennelle malgré lui.Gravez chacune de mes paroles dansvotre mémoire, car en les répétantvous direz la vérité. Ce sera commesi la conscience du meurtrier parlait,ou comme si la morte s’éveillait elle-même pour dire les circonstances dece crime sans témoins.

L’homme va droit au lit, et du pasdont on marche quand on ne craintrien. Aux lueurs de la veilleuse, vousapercevez vaguement son visage pâlemais calme, si calme que vous vousdites en vous-même : Il ne s’agit qued’une intrigue d’amour. Et pourtantvous avez un frisson dans les veines.Cet homme est près du lit, immobile ;

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pourquoi n’éveille-t-il pas celle quidort ? Il se penche. Une de ses mainspasse entre l’oreiller et la tête ;l’autre s’étend sur la poitrine. Et ladormeuse ne s’éveille pas.

Que veut cet homme ? Il se relève.Qu’a-t-il fait ? Tout cela est-il unrêve ? Il essuie sa main avec unmouchoir qui tombe, et il traverse lachambre en se dirigeant vers lecabinet où vous êtes. Vous vouscachez derrière les rideaux ; il passetout près de vous. Il a la clef de laporte communiquant avec l’escalier ;il ouvre cette porte et disparaît.

Qu’a-t-il fait ? Les diamans sonttoujours sur la table de nuit,

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dispersant leurs étincellesmouvantes. Vous entrez à votre tour.Rien n’éveille cette femme endormie !Vous vous approchez ; son souffle nes’entend pas. Vous touchez son poulsd’une main tremblante ; sur ce lit iln’y a plus qu’une morte !…

– Et buvons, les enfants ! repritbrusquement Ned, qui essuya lasueur de ses tempes.

Il ajouta :

– Si tu ne te sens pas capable deraconter cette histoire-là, Sam, noust’en trouverons bien un autre !

Sam frappa du poing la table ets’écria :

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– Ca sera de l’effet comme une chosede théâtre. Que Dieu me damne si jelaisse échapper ce rôle-là !

q

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P

III - Triomphe d’ungentleman.

endant que maître NedKnob émerveillait par sonhabileté l’impresarioSaunie et sa troupe, unnouveau chaland étaitentré au Sharper’s, sans

exciter, celui-là, en aucune manièrel’attention générale. C’était unpauvre petit vieillard qui semblait

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fort accablé par l’âge, chose rare ences bouges de Londres, où le vice etla misère ne laissent presque jamaisà la vieillesse le temps de venir. Lacaducité précoce qui suit les excès neressemble pas du tout à cellequ’apporte avec soi le fardeau desannées ; l’une inspire le respect, etl’autre le dégoût. Aussi ce vieux petithomme, au pas tremblant, à la faceridée, aux yeux craintifs et faciles àblesser derrière leurs épaissesarmures de verre bleu, avait-il eubesoin d’expliquer les motifs de saprésence ; la première fois qu’il avaitmis le pied au Sharper’s.

Il l’avait fait d’un seul mot, sans

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affectation et sans intention peut-être, en demandant bien poliment àJenny Paddock, étonnée de voir de siprès un honnête visage, si ellen’avait point ouï parler depuis peud’un jeune homme appelé OlivierGreen, et connu sous le nom de Nollde Southwart le boxeur. JennyPaddock, prudente par état, nedonnait pas ainsi des nouvelles deses pratiques au premier venu, maisle vieillard, allant au-devant de sesquestions, lui-avait fait entendrequ’il était le père de ce garnement,père courroucé mais toujours ami, etcherchant son fils pour mettre danssa main quelques économies gagnées

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à la sueur de son front.

Ceci avait eu lieu quelques joursavant la soirée où nous sommes.

Depuis lors le vieillard venait chaquesoir prendre son petit verre dewiskey, qu’il trempait d’eau. Ilarrivait tard, parce qu’il finissaittard sa journée à la fabrique decuivres estampés de Surrey. Il avaitannoncé tout d’abord qu’ilrenouvellerait ainsi sa visite chaquesoir.

La présence de ce pauvre bonhommeavait d’abord causé une certainegêne parmi les habitués duSharper’s, et inspiré même aux plus

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compromis, un mouvementd’inquiétude. D’ordinaire, quand leschoses en sont là, l’homme qui causecette gêne ou qui inspire cetteinquiétude n’est pas précisément ensûreté parmi ces rudes compagnons,qui n’ont ni frein, ni foi ni loi. Fairedisparaître une créature humaine estlà-bas la moindre des bagatelles, etl’on peut dire de quiconque franchitsans être affilié les redoutablesbarrières de ces citadelles du crime,qu’il n’appartient plus déjà aumonde des vivants.

En 1817, cette année-là même où sepasse notre histoire, deux sergentsdu bureau de Marylebone se

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déguisèrent et pénétrèrent dans lepurgatoryde Saint-Gilles, pourgagner la prime attachée à la captured’Isaac Burton, le burker oumarchand de cadavres. Ils nerevinrent pas, voilà tout ce qu’onpeut dire, car on ne retrouva d’eux niun lambeau de vêtement ni un os, niun cheveu.

Mais notre petit vieillard était le pèrede Noll Green, et Noll Green, ainsique son camarade Dick Lochaber,possédait une influence de premierordre dans Low-Lane. C’était déjàune protection. En outre, il prenait sipeu de place dans son petit coin duparloir, il souriait si franchement

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aux coquineries racontées, il faisaitmême à son jeune temps desallusions si honnêtementsignificatives, qu’on devait luisupposer, sinon une complètecommunion d’idées avec les damnésde cet enfer, du moins une indulgenceassez profonde et assez large pouravoir sa source dans quelque bonneréserve d’anciennes peccadilles.

Selon les caractères, à cet âge, lesbandits émérites se vantent de leursméfaits avec une prolixité sénile oubien ils les cachent soigneusement.C’est ici le cas, sans doute, et, à toutprendre, le père de Noll, courantaprès son fils, ne pouvait pas être un

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modèle de vertu bien austère.

On le tolérait ; quelques-uns mêmeallaient plus loin et s’habituaient àsa présence. Il avait fait à proposdeux ou trois libéralités de gin, quilui avaient gagné une demi-douzainede cœurs. Il appelait tout le mondemauvais sujet et garnement, maisavec tant de douceur ! On sait que lemot méchant est une caresse dans labouche d’une femme qui aime. Ehbien ! ce vieux Salomon Green, lepère de Noll, vous caressait avec sessouriantes injures. Il n’y avait pasbesoin d’être sorcier pour devinerqu’il préférait de beaucoup sesmauvais sujets et ses garnements du

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Sharper’s aux vertueux sergents deScotland-Yard, par exemple, dont ilparlait avec une amertume tout à faitconvenable.

Il y a une chose certaine, c’est que,avec son âge et sa tournure, s’ils’était posé en ogre invalide, faisantblanc de ses anciennes scélératesseset mettant sa parole au niveau ducynisme qui était l’atmosphère mêmede cet antre, sa voix chevrotanteaurait détonné, sa figure distinguéeaurait protesté ; sa toilette même quicertes ne brillait pourtant ni par lasymétrie ni par l’élégance, auraitdonné un démenti à ces vainesbravades. Tout au plus aurait-il pu

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jouer le rôle d’un de ces malfaiteurs àcôté, qui profitent du crime sans lecommettre, ou qui exploitent lepoison du vice sans y tremper leurslèvres.

Mais ceux-là sont tellement connusdes malfaiteurs militants, qui ontbesoin d’eux sans cesse, comme lemanufacturier a besoin del’escompteur ; ceux-là, usuriers surgages, banquiers du faux papier et dela fausse monnaie, courtiers jurés dupillage, racoleurs, fondeurs,receleurs sont en contact sijournalier avec leur clientelle, qu’unvieux praticien ayant, par-dessus lemarché l’honneur d’être le père d’un

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bandit de premier degré comme notreami Noll, n’aurait pu absolumentêtre une figure nouvelle pour leshabitués du Sharper’s. Rien ne nousforce de penser que le bonhommeaux lunettes bleues jouât un rôle ;mais s’il eût été comédien oudiplomate, le premier comédien ou leplus rusé diplomate de l’univers, iln’aurait pu choisir avec un tact plusprécis ni plus exquis la coupe de sondéguisement ou la nuance de sonpersonnage.

Parmi ceux qui protégeaient le vieuxSalomon Green, il faut comptersurtout les membres du tribunalbamboche, et Saunie, le vénérable

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président de cette cour. Le vieuxSalomon, en fait de procèsbamboches, avait une provisioninépuisable de souvenirs. Il parlaitdu temps où l’irish court se tenaitaux Armes de Glencoe, chezl’Ecossaise Mohna-Mahrée, oùvenaient boire les soldats de ce brave

47e de ligne, tout composéd’highlanders, lesquels étaient tousgentilshommes et partisans du roi del’autre côté de l’eau : la garde noire,comme on l’appelait. Le sergentFarquhar Mat-Pherson était un jugebamboche comme on n’en vit jamais,et ce pipeur ou sonneur decornemuse, Alaster Mac-Pherson,

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son cousin, jouant le rôle de JackSimple, donnait des convulsions àl’auditoire quand il se levait après laplaidoirie larmoyante de l’avocatpour dire que sa mère étaitBridewell. Ah ! ah ! Il parlait delongtemps. Il y avait encore alors unbon tiers de jacobites dans l’armée.On en fusillait toutes les semainesdevant le pont-levis de la Tour, etc’était un grand deuil de voir cespauvres beaux jeunes gens marcherau feu avec leur bière ouverte que lesvalets du régiment portaient devanteux.

Une fois, ce fut au tour du sergentFarquhar et d’Alaster, le joueur de

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cornemuse. Farquhar commanda lefeu, et Alaster voulut qu’onapprochât de ces lèvresl’embouchure de sa cornemuse.Comme il avait les mains liéesderrière le dos, ce fut son frèreColquhoun qui mit ses doigts sur lestrous. Et le dernier soupir du pauvreAlaster fut ainsi pour chanter lepibroch, du clan Mac-Pherson : « Leroi reprendra sa couronne… »

Mais le vieux Salomon retenait ausside bons tours. Chez dame Mahrée, ily avait de joyeux vivants quin’étaient ni pour Stuart, ni pourBrunswick, quoiqu’ils missentvolontiers la main dans les poches

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des deux partis. Red John, parexemple, ou Jean le Rouge, qui avaitparlé un jour de voler toutes lesmontres du tribunal bambochependant l’audience. Il vint commetémoin, en Paddy Irlandais, et pritles bourses avec les montres. C’étaitun joli garçon : Quand on le penditdans Tiburn, il y eut bien des ladiesqui pleurèrent.

Enfin le vieux Salomon avait étéjusqu’à promettre de faire lui-même,quelque beau soir, la plaidoirie del’avocat bamboche dans toute larigueur des traditions antiques, dèsqu’une toux maligne qu’il avait luilaisserait un peu de répit. Saunie

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comptait moissonner une bonnerecette ce soir-là.

C’était par Saunie principalementque Salomon Green avait connu lesdernières nouvelles de Noll. Levieillard n’ignorait point que Nolls’était évadé, de l’île de Norfolk, enAustralie, avec le fameux Tom Brownet Dick de Lochaber. Il tirait mêmede cela une certaine vanité de fortbon goût, et témoignait un granddésir de voir ce Tom Brown, qui, sijeune, avait acquis déjà tant decélébrité. Mais ses informationss’arrêtaient au retour de Noll enAngleterre. Noll n’était venu le voirqu’une seule fois, ce garnement ! et

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encore pour lui soutirer unebanknote de cinq livres ! Il lui avaitdit en le quittant « Père, quand vousvoudrez me voir, venez au Sharper’s,dans Low-Lane. Si l’on vous regardede travers, dites que Noll Green,votre fils, nettoiera la bouche de ceuxqui vous feront la grimace. »

Saunie et les habitants du Sharper’sen savaient plus long que lui, maispas beaucoup. Saunie put lui dire queNoll et Dick passaient pour être lesmates ou aides habituels de TomBrown et qu’ils avaient mené bonnevie, buvant de la première qualitédans le parloir, et battant chaquesoir une nouvelle femme : ceci

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jusqu’à un certain jour, peu de tempsaprès la mort de la Bartolozzi, – etpour mieux préciser, le jour même oùGregory Temple quitta comme unpiteux son bureau de Scotland-Yard.Ce soir-là, pendant qu’on était entrain de lire à haute voix le livre deJean Diable le Quaker, le sifflet deTom Brown fut entendu au dehors.Noll et Dick sortirent en promettantde casser la tête à quiconque lessuivrait. Personne ne les suivit, etdepuis lors, âme qui vive n’avaitentendu parler ni de l’un ni del’autre.

Salomon, en écoutant ce récit, avaitsecoué sa vieille tête embéguinée.

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– Ces mauvais sujets finiront mal,mes pauvres bons amis, avait-il dit :Mais, après tout, le garnement estmon fils… mon fils unique encore –et s’il gagnait beaucoup d’argentavec ce Tom Brown, il s’établiraitpeut-être. Pour sûr, il n’est niemprisonné ni pendu, nous lesaurions. Ce Tom Brown les auraembarqués peut-être dans quelqueaffaire d’importance.

Si vous le rencontrez ici ou là, mesamis, en faisant votre besogne, diteslui qu’on est en peine de lui à lamaison, et qu’il y a encore quelqueschellings au fond du boursicot deson père.

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Aujourd’hui, le vieux Salomon étaitvenu plus tard encore qu’àl’ordinaire.

– Rien de mon garnement ? dit-il ensaluant la veuve Paddock à soncomptoir.

– Rien, monsieur Green… JeanDiable les aura menés jusqu’enenfer !

– Toujours le mot pour rire, mabonne dame ! Faites-moi donner, jevous prie, mon verre de gin, du sucreet de l’eau. J’ai le goût de cuivre dansla bouche !

– Mauvais état, dit-on, monsieurGreen, répliqua la veuve, mais qui a

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mis du temps à vous empoisonner,pour sûr… Baby ! fainéante ! le petitgrog de M. Green !

Le vieillard se retourna pour allerprendre sa place ordinaire dans leparloir, mais précisément la jolieMolly ronflait, vautrée sur le solhumide, au pied de la table qued’habitude, il occupait. Au travers deses lunettes bleues, le bonhommefixa sur elle un regard rapide, maisattentif, il eut un petit mouvement,mais le tranquille et débonnairesourire qui était plaqué à demeuresur ses lèvres ne se démentit point. Ilpénétra dans le parloir, fit un circuitpour éviter les longues jambes de

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l’ancienne porteuse de charbons, quiavait de bons souliers ferrés sous sarobe de soie rouge, et alla s’asseoir àune table enclavée dans le coin leplus obscur. Si quelqu’un eût faitattention à lui en ce moment, onaurait pu remarquer qu’il installaitson escabelle de façon à présenteraux personnes qui pourraients’asseoir à la table de Molly, la lignede son profil perdu, rompue par lesmèches en désordre d’une longuechevelure grise. Il s’assit et demeuracoi, selon sa coutume, écoutant lesbruits confus et péchant çà et là unmot distinct qui nageait parmi lesmurmures.

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Au moment où Bab lui apportait songin et son eau, la porte de la chambreà coucher de Jenny Paddock s’ouvritavec fracas, et le gentleman Ned,toujours bruyant, toujours prenantquatre fois plus de place qu’il ne luien fallait pour passer, saisit la taillemusculeuse de la veuve et lui ravittraîtreusement un baiser.

– Ma pauvre Molly ne nous voit pas,dit-il avec un rire scélérat. Jem’arrange pour qu’elle ne sache pasmes succès auprès des autres dames.On ne peut se tenir à une seulebeauté, à mon âge et dans maposition !

– Tous les hommes sont des

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trompeurs ! murmura la veuve, quibaissa ses paupières sanglantes avecmodestie.

Derrière le gentleman Ned venait letroupeau des poulets vierges, escortépar Saunie.

Le regard aigu du vieux Salomonpassa par dessus la monture de seslunettes, et fit en un clin d’œill’inventaire des nouveaux arrivants.A l’aspect du petit clerc, son sourire,de bonhomme qu’il était, devintpresque railleur. Evidemment Ned etla jolie Molly étaient pour lui devieilles connaissances.

Mais son envie, paraitrait-il, n’était

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pas de les saluer ce soir, car il mitson visage entier dans l’ombre et seprit à mélanger avec un soinminutieux son eau, son sucre et songin.

– Eveillez milady, Bab ! cria Ned, –avec respect, s’il vous plaît, ma fille !– Mistress Paddock, envoyez un devos garçons prévenir mon cocher,afin qu’il prépare mes chevaux…Nous avons eu de la peine dans cetteruelle maudite, qui n’est pas faitepour les équipages… mais un hommetel que moi ne va pas à pied… Ehbien ! Molly, mon petit amour,avons-nous fait de jolis rêves ?

– Un coup à boire, si vous voulez,

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maître Knob, répondit l’énormefemme en se mettant sur ses piedslourdement.

Elle replaça d’un temps son chapeauà plumes comme si c’eût été unecasquette. Sa robe de soie rougesouillée lui venait à mi-jambes. Ellese planta carrément sur ses largessouliers ferrés, et bourra sa pipe enpromenant à la ronde son œil morne.

– Ils la suivaient dans les rues àParis ! dit le gentleman Ned avecorgueil. Vous sentez bien que, là-bas,plus d’une comtesse et plus d’uneduchesse aussi m’ont fait desagaceries. Elles courent toutes aprèsles Anglais pour leur bonne mine et

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leurs guinées ! Mais quand on a unamour de femme comme Molly, mamignonne, on ne regarde même pasles autres beautés. Donnez-lui uncoup à boire, mistress Paddock !deux coups ! tout ce qu’elle voudra.La galanterie est le propre desgentilshommes. Si elle demandait untonneau de gin, je dirais : servez letonneau !

Molly alluma sa pipe à une chandelle.

– Trésor ! cria Ned, transportéd’amour, venez embrasser votrehomme, et n’oubliez pas votreparapluie.

– Une autre tournée de punch,

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milord ? demandèrent quelques voixenrouées dans le nuage de vapeur.

– Oui bien, pardieu ! mes enfants,répondit l’ancien clerc sans hésiter.La libéralité sied aux grands. Servezun punch de la dernière qualité à cespauvres créatures, afin qu’ellesbénissent le nom d’un jeune hommequi a su faire son chemin. Au revoir,ma bonne mistress Paddock, je vouspromets ma pratique et maprotection !

Au milieu d’un tonnerred’acclamations, le garçon revint direque le cocher de milord attendait.

Ned fit un signe amical à ses maiden-

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chickens et glissa dans l’oreille deSaunie :

– Demain, à l’adresse indiquée, pourla répétition générale… Soyez muetscomme la tombe, et vous éprouverezles effets de ma générosité… Enavant, ma jolie Molly !

La Jolie Molly avait entre les dents legoulot d’une nouvelle bouteille.

– Gardez-la, maître Knob, dit-elle enreprenant haleine. En route, on peutavoir besoin d’un coup à boire.

– C’est le moment, mes petits, criaJenny Paddock en se plaçant deboutà côté de la porte. Il faut engagerLeurs Seigneuries à revenir nous

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voir ; faites comme moi : Molly etNed Knob pour toujours !

– Molly et Ned Knob pour toujours !répondit un chœur formidable.

Le petit clerc avait les larmes auxyeux tant il était ému.

Molly tressaillit d’abord, mais elle sedressa de son haut et ses yeuxs’injectèrent de rouge. Elle raffermitd’un coup de poing son chapeau sursa tête hérissée, et ôta sa pipe de sabouche comme si elle eût vouluparler. Elle était belle à couper endeux une charge de cuirassiers.

– Eh bien ! mon amour, lui demandaNed attendri, êtes-vous contente ?

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Elle ne répondit pas, mais saisit sonhomme par la ceinture et le jeta surson bras gauche comme une nourricetient son poupon ; puis, brandissantson parapluie de la main gauche, ellesortit au milieu d’une tempêted’applaudissements.

L’orage fut plus d’une minute à secalmer, d’autant plus qu’on servait laseconde tournée de punch.

L’orage calmé, Jenny Paddock dit :

– C’est grande pitié de voir de l’ordans la poche percée d’un singe !

– Et de la soie sur les épaules d’unvieux cheval de cab ! ajouta Baby, laservante, avec rancune. Elle a trois

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fois l’âge de maître Ned…

Mistress Paddock, qui était lacontemporaine de Molly,l’interrompit par un retentissantsoufflet.

– Bénéfice clair de la jeunesse !murmura ce bon vieux petitM. Salomon, qui revenait prendre saplace de chaque soir sur l’escabelleoccupée naguère par Molly.

Père Green, dit Saunie ens’approchant de lui d’un air pensif,ces deux-là pourraient vous donnerdes nouvelles de votre Noll…

– Ah ! le garnement, mon brave ami !soupira le vieillard. Faut-il qu’on

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garde de l’attachement pour desemblables mauvais sujets !

– Noll Green était un franccompagnon, prononça Saunie avectristesse.

Salomon releva les yeux sur luivivement. Un physionomiste auraiteu de la peine à définir avecexactitude l’expression de sonregard. Ce n’était, en ce premiermoment, ni de l’anxiété paternelle nide la tristesse ; mais c’était sans nuldoute de l’émotion, une grandeémotion, et c’était plus encore peut-être : c’était de la passion.

Il resta bouche béante devant

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Saunie ; puis sa paupière se baissacomme s’il eût craint d’étonner soninterlocuteur par la flamme étrangequ’il sentait brûler dans sa prunelle.

Il dit tout bas :

Vous parlez de Noll comme s’il étaitmort !

Il y a de ces coquins qui ont boncœur. Saunie avait bon cœur.

– Père, répliqua-t-il avec embarras,Noll n’est peut-être pas mort.

Salomon se prit à trembler et sesdents claquèrent dans sa bouche.

– Ecoutez ! s’écria Saunie, j’ai bienpensé à vous tantôt en causant avec

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ce chien habillé de Knob. Je veuxqu’on me pende, et cela viendra peut-être, que je le veuille ou non, si jen’aimerais pas mieux perdre uneguinée de ma poche que de vous voirtremblant comme cela, vieil homme !… Noll est allé là-bas avec JeanDiable…

– Où cela ? demanda le vieillardardemment, où cela ?

– A Paris, pardieu !… Et Ned Knobdit qu’il ne reviendra jamais.

– Ah !… fit Salomon en un long etprofond soupir.

Mais, je vous le dis, les yeux d’unpère qui apprend la mort de son fils

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unique n’ont point ce rayonnementextraordinaire. Saunie ne la vit pas,cette flamme, parce que le vieillard secouvrit le visage de ses mains.

– Où pourrais-je trouver Ned Knob,comme vous l’appelez ? demanda-t-ilau travers d’un sanglot.

– Il m’a bien défendu… commençaSaunie. Mais attendez !s’interrompit-il. Ce n’est pas lui qu’ilfaut interroger, c’est Molly ; en lafaisant boire… boire beaucoup, carelle ne dit rien tant qu’elle n’est ivrequ’à demi… Demain, à onze heuresdu matin, Ned Knob doit aller à unrendez-vous ; Molly sera seule…Allez-y : Rosemary-Lane, 7.

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Goodmans-Field…, et ne me vendezpas !

Salomon se leva tout chancelant, etlui serra les deux mains aveceffusion.

– Merci, murmura-t-il d’une voixentrecoupée. O mon pauvre Noll !mon cher enfant !… J’irai, mon braveami, et ne craignez rien pour vous !

Il gagna la porte d’un pas pénible etsortit.

A peine fut-il dans la rue, que toutson être en quelque sorte grandit ets’élargit. Sa taille courbée seredressa, sa poitrine s’enfla, son pasdevint rapide et ferme. Vous eussiez

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presque dit la course d’un jeunehomme.

Et, tout en courant, il murmuraitentre ses lèvres frémissantes :

– Ah ! ah ! il est mort !… ah ! ah ! ilssont morts !… S’il n’a pas brûlé leurscadavres, je les trouverai, fussent-ilsà cent pieds sous terre !

Ses mains se rapprochèrent et il lesfrotta convulsivement l’une contrel’autre.

A cent pas du Sharper’s, en un lieuoù la ruelle élargie formait une sortede place, un cab stationnait. Il s’yjeta en prononçant le nom d’un hôtelde Leicester square. Le cheval partit.

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La première lanterne glissant sesrayons par la portière éclaira unepaire de mains maigres, entrelesquelles roulait une tabatière rondeà couvercle blanc, sur laquelle selisaient écrites en lettres noires, cestrois lignes :

« MEMENTO.

« 3 février 1817.

« Constance Bartolozzi… »

A ce moment, l’équipage dugentleman Ned Knob arrivait devantle numéro 7 de Rosemary-Lane.

– Descendez, cocher, cria-t-il etfrappez comme pour un lord.

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– Mon hôte ! ajouta-t-il en voyant lemaître de l’hôtel qui entr’ouvrait laporte déjà fermée, venez offrir votrebras à milady… Comme on dîne,bonhomme, chez les ambassadeurs !Ils ont porté si souvent la santé dema femme, ces aldermen, ces ducs etces directeurs de la compagnie, quevoilà ce pauvre ange endormi au fondde ma voiture ! Faites-lui chauffer unpot de rosée-de-cœur pour me laremettre, mon hôte, et n’épargnezpas le brandy… Quant à moi, il mereste à voir deux secrétaires d’Etat…Allez, cocher.

Molly monta le perron en femmecomme il faut, le parapluie sous le

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bras, et relevant sa robe de façon àpasser une rivière à gué.

– Allez, cocher, allez ! commanda legentleman Ned, vous savez de quelcôté est la cour !

Il n’alla pourtant pas jusqu’à la cour.Vers les onze heures du soir, il criastop devant cette maison du Strandoù le tilbury du Quaker s’étaitarrêté, le soir où commence notrehistoire, pour y déposer RichardThompson. Office de M. Wood, disaittoujours la plaque de cuivre poséeau-dessus du marteau. Ned descenditet rajusta sa toilette, en homme quiveut se présenter à son avantage.Nous avons fait remarquer déjà qu’à

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Londres tout visiteur indique sonimportance par la valeur de son coupde marteau. Le régent d’Angleterreaurait regardé à deux fois avant decogner comme le fit notre ami NedKnob. La porte sonore retentit, et unmouvement se fit aussitôt dans lamaison.

Ned Knob pensait, en grimaçant sonrire de singe :

– Le patron en a gros comme la bouledu dôme de Saint-Paul sur laconscience ? Il va croire que le roil’envoie chercher enfin pour luidonner gratis une alcôve à Newgate !

– Bonsoir, Kate ! s’écria Ned Knob,

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dès que la porte s’ouvrit, montrantdeux ou trois domestiques effarésqui arrivaient tous à la fois avec desflambeaux ; bonsoir, Daniel ;bonsoir, vieille Loo de malheur ! Lamaison n’a, donc pas encore brûlépar le feu de l’enfer !

Il se carrait, les mains dans sespoches, sur la dernière marche duperron.

Le valet et les deux servantes,ébranlés par ce foudroyant coup demarteau, s’attendaient à voir je nesais quoi ; un géant pour le moins.L’idée du petit clerc renvoyé pourvol était si loin de leur penséequ’aucun d’eux ne le reconnut au

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premier aspect. Ils le voyaienténorme. Ce fut la voix grêle etcriarde du gentleman qui leur ouvritles yeux.

– Dieu me pardonne, Dan ! dit Katela première, allez chercher le fouet deposte, je vous prie. Ce n’est que cepetit rogue de Ned Knob qui est ivreet qui vient nous chanter pouille !

– Ned Knob ! gronda Loo, la femmede charge, qui avait été longtemps lavictime des espiègleries du saute-ruisseau. J’ai mon balai.

Daniel saisit en même temps la gauleà battre le tapis.

Une sonnette impatiente retentit à

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l’étage supérieur.

Loin de reculer, l’ancien clerc fit unpas en avant, ce qui le mit en pleinelumière. Kate, Dan et Loo virent qu’ilavait des bottes bien cirées, unchapeau neuf et un habit complet dedrap fin. Ils se regardèrent indécis ;tous les trois avaient cette mêmepensée que Ned était peut-être unhomme riche maintenant. A Londres,insulter un homme riche est quelquechose comme un sacrilège. Ned avaitbien compté là-dessus.

– Examinez-moi un peu, dame Kate,reprit-il. Savez-vous la différencequ’il y a entre un rogue et un jeunehomme de famille ? Et n’entendîtes-

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vous jamais parler de fils de lordsqui retrouvent à la fin leurs noblesparents ? Ecoutez cette chanson,vénérable Loo, ajouta-t-il enfrappant sur son gousset qui parlad’or. Mort et passion ! mescamarades, nous roulons carrossemaintenant, et nous allons prendrel’ami Wood pour notre hommed’affaires. Cela ne vous réjouit doncpas le cœur, vieilles gens, de voir unjoli garçon qui a fait fortune ?

Loo déposa son balai et Daniel mitbas sa gaule.

Un second coup de sonnette, pluscolère et plus impérieux, se fitentendre à l’autre étage.

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– Ne montez pas, commanda Ned. Jeveux ménager au patron la joie de lasurprise. Eclairez, Dan ! A présent,j’ai des domestiques qui nemettraient pas pour balayer mesappartements votre livrée dudimanche.

Dans l’escalier, une grosse voixdemanda :

– Qui donc s’est permis de frapper decette sorte ? et quel diable deconciliabule avons-nous là ?

Le gentleman Ned mit un doigt sur sabouche et monta lestement lesdegrés.

Sur le carré du premier étage il y

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avait une manière de bouledoguehumain à tête rouge et chauve, où seplantaient ça et là quelques cheveuxgris hérissés comme des crins. Ilétait enveloppé dans une robe dechambre à ramages, et ses lunettes depresbyte se relevaient sur son frontécaillé. C’était, dans toute sa brutaleinsolence, le type anglaispléthorique, avec le sang sur la peauet des veines violettes dans le bleuclair des yeux. Toute la sève de sescheveux tombés était passée dansses sourcils : deux touffes de poilsdurs qui saillaient à un pouce enavant de ses paupières.

C’était M. Wood, l’ancien solicitor et

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l’ancien tuteur d’Hélène Brown. S’ilen fallait croire son visage, il devaitavoir derrière lui une longue etterrible histoire. On lui aurait donnésoixante et dix ans à peu près ; mais,malgré ce grand âge, il portait haut lepoids de son tempérament sanguin etsemblait jouir encore d’une vigueurextraordinaire.

Avec l’index et le pouce, il eûtaisément broyé le poignet dugentleman Ned.

Comme tous les presbytes, à dix pasil avait une vue de jeune homme. Ilétait en outre de ceux qui pensent àtout et s’attendent à tout. Il reconnutson ancien clerc du premier coup

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d’œil, et l’examina curieusement,pendant qu’il montait l’escalier.

– C’est vous qui avez frappé commecela, maître Ned ? demanda-t-il enbaissant la voix.

– Oui, patron, répondit l’ancienclerc. Comment vous va depuis letemps ? Toujours vert comme unhoux ! Vous pouvez vous vanterd’avoir une jolie vieillesse, et je nesouhaite qu’une chose, moi, c’estd’avoir à votre âge une santé commela vôtre.

– A mon âge, Ned Knob, vous serezdepuis cinquante ans au cimetière, sil’on y met les corps de pendus.

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– C’est votre politesse qui nediminue pas non plus, patron,repartit le petit homme en ricanant,Permettez-moi cependant d’espérermieux que votre pronostic. Puisquevous n’avez pas été pendu, pourquoile serais-je ?

Les gros sourcils du solicitor sefroncèrent, faisant une ombreépaisse à ses yeux. Les veines de sonfront se cordèrent. Ned Knob fit unpas vers lui et reprit avec calme :

– Vous comprenez bien, patron, queje connais la force et le poids devotre poing. Je ne suis pas ici pourjouter avec vous, qui d’unechiquenaude pourriez me lancer par

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la fenêtre. Entrons dans votrecabinet et parlons raison, je vousprie, car à l’heure qu’il est et sansvous offenser, mon temps est aumoins aussi précieux que le vôtre.

M. Wood tourna le dos et repassa ensilence le seuil de son appartement,Ned Knob le suivit. Ce fut Ned quiferma la porte.

M. Wood le regarda d’un air inquiet.

– Tu as été mon domestique, gronda-t-il d’une voix que la colère faisaitdéjà balbutier, tu as mangé monpain, je te donne un conseil : Ne memenace pas, ou je t’écrase la têtesous mon talon !

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– Vous en seriez bien capable,patron, mais je n’ai aucune menace àvous faire. Je viens de Paris et jeviens de sa part.

– Toi ! fit l’ancien sollicitor avecdéfiance.

– Regardez-moi donc une bonne foiscomme votre élève, patron, ditrondement le petit bonhomme, etvous ne vous étonnerez plus duchemin que j’ai fait. Que diable !l’habileté est contagieuse ; à force dese frotter à un bon général, ondevient un bon soldat.

Il plongea la main dans ses cheveuxdurs et crépus, touffus comme une

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toison. Il en retira un pli roulé, largecomme la moitié d’une carte devisite, et ajouta :

– Voici la lettre de créance qui vousprouvera que je suis bien unambassadeur.

M. Wood prit la lettre. Ned Knob seplongea dans un fauteuil et croisases jambes lune sur l’autre.

La lettre ne contenait que deuxlignes.

Quand M. Wood l’eut achevée, ilregarda son ancien clerc très-attentivement.

– Il faut qu’il y ait quelque chose en

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toi, nabot ! grommela-t-il, car je n’aijamais vu le fils d’Hélène se tromperni sur un fait ni sur un homme.J’étais trop près de toi pour te juger.Derrière ton burlesque comique, s’ily a de l’intelligence, tant mieux…Quand tu es entré, j’ai pensé que tuétais dans la police.

Ned haussa les épaules avec unmépris souverain.

– Un intendant supérieur ne gagnequ’un millier de livres, répondit-il, etj’ai des passions à satisfaire.

La face du bouledogue s’épanouit enun gros rire.

– Ce Tom Brown est le diable !

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murmura-t-il. Moi, je me seraistoujours arrêté à la couche destupidité grotesque qui enveloppe cesinge ! Allons, mon cher monsieurKnob, puisqu’il faut traiter avec vousde puissance à puissance, la lettre estbien de Tom Brown. Elle me dit devous parler comme si vous étiez lefils d’Hélène lui-même. Vous ensavez peut-être encore plus long quemoi, après tout, et puisque Tom vousa choisi, je m’incline. Que voulez-vous de moi ?

– Je vais vous apprendre certainesnouvelles et en apprendre d’autres devous, patron. D’abord, tout va bien àParis ; l’affaire marche, et vous

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verrez sous peu le fils d’Hélène,comme vous appelez milord. Je suisdépêché, vers vous pour ce quiregarde la jeune filleprincipalement…

– Quelle jeune fille ?

– L’héritière de ConstanceBartolozzi… Avez-vous les papiersqui constatent que ConstanceBartolozzi s’appelait de son nomConstance Herbet ?

– J’ai tous les papiers, réponditl’ancien solicitor : j’ai l’acte denaissance de Constance Herbet, j’ailes engagements, où le nomBartolozzi est toujours suivi du nom

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Herbet entre parenthèses. J’ai sadéclaration au commissaire deWaterloo place.

L’identité est claire comme le jour, etcela ne peut souffrir l’ombre d’unedifficulté…

– A merveille, patron ! Moi je vousapporte l’acte de naissance demademoiselle Jeanne Herbet,mineure émancipée, et saprocuration, avec certaines autrespièces, telles que le pouvoir de latutrice, etc.…, si besoin est… Il s’agitde retirer les testaments déposéschez le notaire Daws.

– Voilà ce que je ne comprends pas !

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s’écria M. Wood.

– Pourquoi ne comprenez-vous pascela, patron ?

– Parce que Tom Brown est l’héritierunique de Franck Turner à Lyon et,de William Robinson à Bruxelles, duchef d’Hélène Brown, leur cousinegermaine, sa mère ; parce que cettejeune fille, Jeanne Herbet, est le seulobstacle entre Tom et la succession ;parce que la Bartolozzi morteemportait le secret de ses affaires, etque le notaire Daws lui-même ignorel’existence de cette Jeanne Herbet…En présence de ces faits, pourquoimettre en lumière ce qu’il était sifacile de laisser sous le boisseau ?

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– Nous avons nos raisons, patron…D’abord notre qualité de convictévadé, et la gloire dont rayonnenotre surnom de Jean Diable, nenous placent peut-être pas dans lameilleure position du monde pourréclamer en justice l’héritage de deuxhommes assassinés…

– On pourrait tourner l’obstacle,répliqua M. Wood. L’affaire ne doitpas être plaidée à Londres. Ce nomde Brown, aussi commun ici que lesont en France les noms de Durand,de Lebrun ou de Martin, aurait-ilexcité la moindre attention devantles tribunaux de Lyon et deBruxelles ?

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– Peut-être. N’oubliez pas queGregory Temple est là-bas.

– Tom veut épouser la jeune fille ?demanda brusquement l’anciensolicitor.

– Selon toute probabilité, patron.

– C’est un coude !… Je n’aime pasqu’une histoire de femme vienne sejeter à la traverse de combinaisonsaussi sérieuses ?

– Eh ! eh ! fit le gentleman Ned d’unair capable, l’amour perdit Troie !…

– Et la difficulté ici est bien plusgrande ! poursuivit M. Wood ens’animant. M. le comte de Belcamp

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joue contre la loi française une partieaudacieuse, et qui me sembleraitfolle si les cartes étaient tenues partout autre que lui. La vérité est qu’ilpossède des ressources qui ne sont àpersonne… J’ignore les mesures qu’ila prises ou qu’il prendra en dehorsde sa comédie de l’alibi double, quiest un enfantillage ou un chef-d’œuvre, selon la manière dont onl’exploitera : j’ignore sescombinaisons nouvelles, et je n’aipas besoin de les connaître : je saisqu’il gagnera comme il a gagnétoujours ; cela me suffit… Mais il y ades noms jetés dans le publicfrançais.

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L’assassin de Turner s’appelleBelcamp, Belcamp aussi l’assassin deRobinson. Quand on verra Belcampépouser l’héritière de Robinson et deTurner…

– Est-ce Belcamp qui épousera ?interrompit Ned Knob.

L’œil de l’ancien solicitor s’éclaira.

– Il nage là-dedans ! murmura-t-il ; iljongle avec les dangers mortelscomme le Chinois d’Astley-Circusavec ses boules et ses poignards ;donnez-lui l’océan à sauter, il va,prendre son élan !… l’impossible està lui… rien ne pourra l’arrêter, sinonquelque petit caillou de la route de

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tout le monde qu’un enfant auraitévité… Ami Ned Knob, vous voilà,enflé comme la grenouille de la fablequi voulait ressembler à un bœuf. Cerôle ne vous messied point, etpuisqu’il se sert de vous, ne fût-cequ’un peu, je reste profondémentconvaincu de votre mérite.Seulement, pénétrez-vous bien decette vérité : Vous ne savez rien delui, nous ne savons rien de lui,personne ne sait rien de lui !…

Le petit homme eut un sourire pleinde suffisance, et le bouledoguedétourna de lui son regard avecdédain.

C’était un vieux damné. Il avait au

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moins la conscience de ne point voirclair ; ce qui est énorme.

– Maître Knob, reprit-il en changeantde ton, nous nous rendrons ensembledemain chez le notaire Daws, à lapremière heure. Les papiers que vousapportez sont en règle ; ceux qui sonten ma possession de même. Après-demain, dans la soirée, lestestaments peuvent être à Paris.

– Et d’un ! s’écria le gentleman Nedcomme s’il eût remporté une difficilevictoire. Passons maintenant à unautre sujet ! La maison Balcomb…

– Encore une chose que je necomprends pas ! l’interrompit

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froidement M. Wood.

– Patron, dit Ned, il est convenu quevous n’avez pas besoin decomprendre.

– Voudrais-tu me faire croire que tucomprends mieux que moi, petit,murmura l’ancien solicitor, quil’enveloppa d’un regard dédaigneux.Il y a là déjà une somme énormeenfouie, Dieu sait dans quel but !…Dieu ou le diable !… Qu’y a-t-il decommun entre Tom Brown et cetattrape-nigaud qu’on nomme lavapeur ? La vapeur est bonne pourémerveiller deux cent mille badauds,rangés sur les bords de la Tamise etregardant passer un bateau qui va

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tout seul, sans avirons ni voiles, enjetant derrière lui une crinière defumée. Je ne comprends pas, maisc’est tout, entends-le bien, je ne niepas non plus. Derrière lecharlatanisme de la vapeur, le filsd’Hélène Brown a dû voir une vérité,puisqu’il a fait un pas dans cettevoie. S’il l’a vue, elle y est. C’est l’œilsûr et infaillible par excellence…

– Milord est inquiet au sujet de lamaison Balcomb, interrompit le petitclerc.

– S’il tient à la maison Balcomb, il ya de quoi être inquiet, réponditM. Wood.

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– Que se passe-t-il ?

– Les paiements sont suspendusdepuis trois jours, et la machine dehuit cents chevaux est saisie.

– Et vous ne l’avez pas prévenu ?…

– Il sait pourquoi j’ai gardé lesilence. J’attendais de l’argent dePrague aujourd’hui même.

– Milord m’a chargé de vous dire,prononça Ned simplement etnettement, qu’il tient à la MaisonBalcomb et à ce qui s’y fait comme àsa propre vie !

– Tant pis, garçon !

Ce fut la seule réponse de M. Wood.

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– La regardez-vous donc commeperdue ? s’écria Ned.

– Il y a neuf cent mille francs échus.

– Mais l’argent de Prague ?

– Prague n’enverra plus d’argent.

– Les comtes Boehm ?…

– Ah ! ah ! tu en sais long, mon fils !l’interrompit l’ancien solicitorétonné. Il n’y a plus qu’un comteBoehm, qui sera à Londres demain.

– Et les deux autres ?

M. Wood réfléchit un instant, puis ilplongea la main sous le vaste reversde sa robe de chambre et en retiraune lettre.

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– J’aurais voulu ne confier celle-ciqu’au fils d’Hélène en personne, dit-il, mais puisque vous avez pleinpouvoir, lisez, maître Knob.

Celui-ci déplia la lettre qui était ainsiconçue :

« M. Wood, à Londres.

» Monsieur,

» Je suis le cadet et le dernier vivantdes trois fils du major-général comteBoehm. Mon frère aîné, le comteAlbert, est mort à vingt-cinq ans ;mon second frère, le comte Reynier,est mort à Vingt-quatre ans. Je n’aipas encore vingt et un ans.

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» Le comte Albert fut tué en duel àPrague ; le comte Reynier mourut àPesth d’un coup de poignard, parsuite d’une terrible méprise.

» A sa dernière heure, le comteReynier me dit : Albert et moi noussommes justement châtiés.

» Il me dit encore :

» Pour l’honneur de notre nom, faisdroit à toutes les demandes d’argentqui te seront adressées par la maison

Balcomb et Cie, de Londres.

» Au mois de février de la présenteannée, j’ai fourni au compte de cettemaison, et sur votre lettre, adressée àmes frères, dont sans doute vous

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ignoriez la fin prématurée : florins,150,000.

» Au mois de mars, sur uneréquisition semblable : florins,275,000.

» Au mois d’avril : fl. 70,000.

» Au mois de mai : fl. 380,000.

» Sur une nouvelle réquisition devotre part, plus considérable encore,j’ai dû prendre enfin l’avis de ceuxqui dirigent ma conscience et mesintérêts. Il m’a été dit, chose quej’ignorais et qui m’a navré le cœur,qu’en l’année 1813 un soupçon avaitpesé sur mes nobles frères, àl’occasion du meurtre du général

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O’Brien. J’étais bien jeune à cetteépoque ; j’arrivais à l’université, et jene suivais pas les mêmes cours quemes frères ; mais, sinon par certitudeappuyée sur le témoignage de mesyeux ou des hommes, du moins par lavoix de mon sang et de maconscience, je proteste disant qu’uncomte Boehm ne peut être unassassin.

» Ma détermination, approuvée parmes conseils spirituels et temporels,est d’aller autant qu’il sera en moi aufond de ce mystère. Je sais qu’ilexiste à Londres un homme qui a euentre les mains les pièces de cetteténébreuse affaire, après l’arrêt

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d’acquit rendu par la cour dePrague ; il se nomme Gregory Templeet a occupé le poste d’intendantsupérieur de la police. J’ai pris mesmesures pour me rencontrer avec luile samedi de cette semaine. S’il s’agitd’une restitution, monsieur, je vousla ferai d’un seul coup. S’il s’agitd’autre chose, et que la restitutiondoive être opérée au profit d’untiers, j’accomplirai mon devoir.

» A Londres, ma résidence seraMivart-Hotel.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» Comte FREDERIC BOEHM.

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I

IV - Scotland-Yard.

l était dix heures du matin, et lesoleil de Londres, soleil à part,généralement coiffé de vapeursternes, mais dont tout à coup etpar caprice, une douzaine de foisl’an, les rayons se mettent à

brûler comme au Sénégal, éclairaitbrillamment l’ancien bureau deGregory Temple, dans Scotland-Yard. Le bureau avait changé

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d’aspect en même temps que demaître. Une fée coquette semblaitavoir soufflé sur toutes les sévéritésde ce lieu, où l’ancien intendant depolice avait passé dans la solitude etla méditation les meilleures annéesde sa vie. Des rideaux en mousselinedes Indes tombaient en plisfloconneux et cachaientsuffisamment les barreaux de fer quidéfendaient les croisées. La table dechêne toute simple était remplacéepar un meuble mignon en bois depalissandre, qui rappelait lesecrétaire où nos petites maîtressesécrivent leurs joliescorrespondances. Les fauteuils-

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pompadour étaient recouvertsd’étoffes gaies, à couleurs tendres, etle casier lui-même où dormaient lesterribles cartons avait pris je ne saisquelle galante tournure.

C’était plaisir, en vérité, que d’êtreinterrogé dans ce boudoir aimableavant de faire le plongeon dans lesprofondeurs de Newgate ou du Fleet.

Sir Paulus Mac-Allan, successeur deGregory Temple, ancien employésubalterne et chevalier de la nouvellecréation, était un homme élégant,adoré des dames, ennemi de laroutine et de toutes les chosesgothiques. Les médisansprétendaient qu’il avait obtenu son

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poste et son titre par l’entremise demiss Clara Clayton, écuyère d’unincontestable mérite, appréciéesurtout par M. le marquis deWaterford, un des amis du princerégent.

Ce bon prince Georges et cetexcellent marquis de Waterford ontété les victimes d’une véritableavalanche de cancans. Mais cela, dit-on encore, ne les inquiéta jamais.

Au temps de Gregory Temple, sirPaulus Mac-Allan, qui avait occupéun poste de police en Australie,passait pour un homme d’assezmince valeur, bon tout au plus pourminuter des signalements derrière un

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grillage ; maintenant il dînait deuxfois par semaine chez le lord-chefjustice et c’était un garçon de génie.Clara Clayton n’aurait pas souffertqu’on lui accordât simplement dutalent. Par le fait, il n’avait ni talentni génie, mais il rendait beaucoup depetits services aux gens dont lareconnaissance est une monnaie, etla bande des jeunes lords tapageursqui traitent chaque nuit Londres enpays conquis, proclamaientvolontiers la supériorité de sonadministration.

Il avait demandé autrefois la main demiss Suzanne Temple : peut-être sadémarche avait-elle été accueillie

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avec une hauteur un peu tropdédaigneuse. On ne peut pas dire queGregory Temple fût exempt du péchéd’orgueil.

Sir Paulus Mac-Allan venait d’entrerdans son bureau, et son valet dechambre était encore en train depasser par-dessus son habit la légèredouillette de foulards des Indes quiprêtait, au dire de Clara Clayton,quelque chose d’oriental à saphysionomie… C’était un très-beaublond à la peau lisse et un peublafarde, aux traits chevalins, à lataille longue et bien calculée pour laparade. Il n’avait pas plus de trenteans ; sa grande figure régulière et

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insignifiante portait précisément cetâge. Comme il y a toujours uneraison au succès d’un homme, nouspensons charitablement que sirPaulus possédait quelque qualitécachée. A part toute qualité, nous neresterions pas sans vert ; nous avonsprononcé un mot qui est d’or,INSIGNIFIANT ; que de victoiresdans ces simples syllabes !

Un homme de belle taille etfranchement insignifiant, décoré enoutre de ce flegme blond quel’Angleterre produit partout sansculture, ne manquant point enfin decette élégance fabriquée par lestailleurs, les bottiers et les

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chemisiers, ne saurait prétendre à detrop hautes destinées. Quelque poètenaîtra pour chanter la déesseFadeur !

Un dernier trait : Sir Paulus Mac-Allan n’était même pas méchant.

– Je n’y serai pour personne, cematin, Walter, dit-il à son valet dechambre, qui avait un joli petitbureau près du sien, excepté pourLeurs Seigneuries, bien entendu, etmiss Clary, si sa fantaisie l’amène…J’ai prodigieusement de travail…Appelez les inspecteurs et qu’ilss’arrangent entre eux au salon…J’aime à laisser un certain jeu auxinstitutions… Il faudra me dire

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cependant s’il y a quelque choseconcernant Leurs seigneuries…Faites monter M. Hoary !

M. Hoary avait été jadis le chef deSir Paulus : il se présenta froid etgrave avec ses dossiers sous le bras.

– Un beau temps, M. Hoary ! s’écriasir Paulus en l’apercevant. Un gaisoleil, certes !

– Certes, répondit M. Hoary, un gaisoleil, monsieur.

– Quoi de nouveau ?

– Un pauvre homme du guetdéplorablement blessé, monsieur.

– Dans les bas quartiers, je pense ?

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– Portland place, monsieur, en hautde Régent street.

C’est l’équivalent de notre rue de laPaix, à Paris.

Sir Paulus égalisa les boucles de sescheveux.

– Ces watchmen ne sont pas toujoursà jeun, murmura-t-il.

M. Hoary ne répondit point, mais lerouge lui monta au visage.

– Y a-t-il eu arrestation ? demandal’intendant.

– Trois jeunes noblemen, monsieur,parmi lesquels le vicomte B…

– Un pair d’Angleterre !… Laissez-

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moi le dossier, Hoary… Diable !

– Eh bien ! reprit-il d’un ton léger,nous voilà maîtres complétementdans cette pyramidale affaireBartolozzi ! Ce pauvre M. Temple yavait perdu son latin, mais il n’étaitpas très-fort. Les renseignementspleuvent depuis l’arrestation de ceRichard Thompson !

– Il y a quelque chose qui n’est pasclair, monsieur, répliqual’inspecteur. Thompson a été adjointdans mon bureau… C’était un dignejeune homme.

– Certes, certes… mais la justice estsaisie, et ce digne jeune homme a bel

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et bien tordu le cou à cette braveConstance… Elle vieillissait… J’ai iciun petit paquet de lettresinterceptées, se reprit-il en touchantla poche de son frac ; c’est curieux audernier point, M. Hoary… et c’estterrible, voyez-vous. Je crois avoirdéployé en tout ceci quelque zèle etun peu d’habileté… Je ne vousdemande pas de compliments. Je disque c’est terrible !… et queM. Temple fait bien de ne pasrepasser le détroit.

– M. Temple est un hommerespectable et distingué, monsieur,selon mon avis.

– Certes, certes… J’ai beaucoup

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d’égard à votre manière de voir,Hoary… les lettres sont de madameThompson.

– La mère ?… Fanny Thompson ?

– Non pas, répliqua sir Paulus Mac-Allen, qui mit du triomphe dans sonfade sourire : Suzanne Thompson, lafemme de Richard.

– Elle est mariée !

– Nous avons découvert tout cela,Hoary… non sans quelque peine…non sans quelque adresse peut-être…Je ne vous demande pas decompliments. Il était marié, très-positivement… et je vous donne encent à deviner le nom du père de sa

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femme !… Ne l’essayez pas, ce seraitpeine perdue… Mistress RichardThompson s’appelle SuzanneTemple.

– Monsieur, répliqua l’inspecteurd’un ton roide et menaçant, jeconnais Suzanne Temple depuis sonenfance ; c’est un cœur pur, une âmerespectable !

– Certes, certes… et une bellepersonne, assurément !… Ses lettresne seront pas la partie la moinscurieuse de ce procès… Son Altesseroyale en a déjà demandé des copies.On dirait un roman de Richardson,en vérité !… M. Hoary, j’ai l’honneurde vous offrir mes civilités, vous

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pouvez aller à votre besogne… Jecrois devoir vous dire qu’on ne voussaurait point gré d’ébruiter cetteaffaire du watchman blessé.

– Nous avons fait une souscriptionentre employés, monsieur.

– C’est honorable… ajoutez-y ceschelling, mais ne publiez pas monnom… Jusqu’au plaisir de vousrevoir, mon cher M. Hoary.

L’inspecteur sortit. Le valet dechambre ferma la porte. Sir PaulusMac-Allan resta seul et se plongeadans une immense bergère placée audevant du bureau de palissandre. Il yavait une chose singulière ; dans

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cette pièce qui avait subi une sicomplète transformation, un traitrestait le même. Nous aurions puvoir sur la tablette de bois des îles ;exactement à la place on il était jadissur la planche de vieux chêne, cedossier qui portait en grosses lettresle nom de Constance Bartolozzi.Comme pour faire la parité plusentière, le mouchoir de batiste,marqué R. T., et taché d’unegouttelette de sang, était auprès dudossier avec le billet ouvert et signédes mêmes initiales.

Seulement, sur la couverture ouchemise, au dessous du nom deConstance Bartolozzi, et séparé par

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une large barre, on voyait écrit engros caractères ce nom : RichardThompson.

Sir Paulus Mac-Allan atteignitd’abord sa boîte à cigares, et ychoisit un havannah sans défautdont il coupa le bout avec beaucoupde précautions, à l’aide d’uninstrument inventé ad hoc, le patentcigar, guillotine, de J.-H.-C. Cook etfils, fournisseurs du prince régent.Tout en se livrant à ce soin, ilpensait :

– Je ne sais pas pourquoi LeursSeigneuries éprouvent tant de plaisirà battre les watchmen, qui sont depauvres pères de famille ; mais il est

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certain qu’on ne peut pas mériter laréputation d’un franc tarker sansestropier quelqu’un de cesmalheureux. L’Angleterre est un paysjoyeux et excentrique : impossibled’aller contre cela ! Ces jeunes lordsont un esprit d’enfer ! Non-seulement ils se mettent douze pourrosser un vieillard qui ne se défendpas, mais encore ils retournent lesenseignes, brisent les réverbères etarrachent les marteaux des portes.Rien n’amuse le régent comme lerécit de ces charmantes espiègleries !

Il alluma son cigare et tira de sapoche un petit paquet de papierstrès-fins qui semblaient des lettres

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disposées en cahier ; à un certainendroit du cahier il y avait une corne,comme on fait aux livres qu’on est entrain de lire.

– En voici une, dit sir Paulus, qui arefusé d’être lady Mac-Allan, toutnet, ma foi ! et même d’une façonassez leste. Je n’étais encore qu’uninspecteur adjoint à cent vingt-cinqlivres… La sotte ! et combien je luisais gré de sa sottise ! J’aurais pourbeau-père un homme disgracié. Jeserais inspecteur tout au plus, et mafemme me gênerait dans mes petitesaffaires avec Leurs Seigneuries…Voyons le roman de miss Suzanne.J’aime bien mieux le lire, sur ma

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parole, que d’en être le héros. Où enétions-nous ? J’ai vu l’affaire del’Opéra-Comique avec la chemisetâchée de rouge, l’arrestation de cecomte de Belcamp, qui est un vraipersonnage de comédie… Et dudiable si la justice française n’est pasfolle ! arrêter un homme pour deuxfaits dont l’un rend l’autreimpossible ! On est forcé, enavançant dans la vie, de conveniravec soi-même que toutel’intelligence du globe est concentréedans ce pays d’Angleterre, qui est àla tête du monde… et vous voyez desgens qui avouent tout naïvement,sans rougir, qu’ils sont Français…

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mais il y a aussi les Esquimaux…Lettre n° 5… au milieu ; mon affaire.

« … Combien je souhaiterais, monpauvre Richard, que votre innocencefût facile à prouver comme celle ducomte, Henri ! Son arrivée àVersailles fut un véritable triomphe.Le préfet vint le voir au greffe,malgré, l’heure avancée, et le juged’instruction se confondit enexcuses. On voulait le relâcherimmédiatement. Notre bon et cherami le marquis, son père, s’y opposa,disant qu’il fallait une réparationaussi éclatante que l’injure elle-même.

» Le comte Henri était calme,

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courtois insouciant. Il m’appela prèsde lui et me dit :

» – Votre père est décidément monennemi, Suzanne, mon ennemimortel… peut-être parce que j’ai étél’ami de Richard Thompson.

» Mon cœur se serrait pendant qu’ilme parlait. Je ne saurais direpourquoi je crois que cet hommepossède une puissance presquesurnaturelle. J’eus peur, mais ce nefut pas pour lui.

» – Votre père, continua-t-il, m’adéclaré la guerre ce soir. Il est entrain de me porter le premier coup.Les coups qu’il me portera ne feront

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du mal qu’à lui… ou plutôt qu’àvous, ma pauvre Suzanne, et par-dessus tout à celui que vous aimez.

» Il disait vrai : mon père venaitd’arriver. Je le voyais de loin avec saface pâle et ses yeux qui ont toujoursla fièvre maintenant. Il parlait aumilieu d’un groupe composé demagistrats et d’autorités. Que disait-il ? On l’écoutait en silence.

» Je vis tout à coup le marquis deBelcamp furieux qui levait sa cannesur lui en l’appelant menteur etmisérable. Henri s’élança : ce futpour arrêter la main de son père.

» Gregory Temple s’éloigna après

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avoir jeté vers M. de Belcamp unregard dont je ne puis vous peindrela douloureuse expression. Qu’y a-t-il entre mon père et le comte Henri ?Mon père peut se tromper, mais il nepeut être ni méchant ni cruel.

» Les choses avaient changé. Lecomte Henri ne devait pointretourner au château. Le préfet deSeine-et-Oise et le président dutribunal de Versailles vinrent tour àtour offrir leur maison au prisonnier,car le comte Henri était prisonnier.

» Il refusa sans hauteur vaine nibravade, mais avec fermeté. Ilparvint même à calmer la colère duvieux marquis. Tous ceux qui étaient

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là pour lui, et c’était une foule,comprirent qu’il fallait les formeslégales pour que la réparation exigéeeût toute sa solennité.

» Nous conduisîmes tous le comteHenri jusqu’à la maison d’arrêt deVersailles.

» En chemin, je réfléchissais,Richard, et je me perdais dans cedédale de mystères.

» Car il y a deux hommes assassinésdans tout ceci. Où sont lesassassins ? et par quelle bizarrecoïncidence tous deux ont-ils pris lenom de comte de Belcamp ?

» N’est-ce pas là une machination

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infernale, ou plutôt deuxmachinations, deux vengeances quivont manquer leur but, faute des’être concertées ? Sur mon salut ! jene soupçonne pas mon père. Lecomte Henri a sans doute d’autresennemis…

» Au moment des adieux, qui furentbruyants et pleins de fanfaronnadedu côté des amis du comte Henri,calmes et reconnaissants de sa part,il m’appela encore et trouva moyende me parler, il me parla pluslongtemps et Jeanne Herbet elle-même !

» Suzanne, me dit-il, tout ceci estcomme une pièce de théâtre, et c’est

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un acte qui finit : voilà le rideau.

» Il me montra avec un sourire laporte de la prison.

– » Si ma vie est le drame, reprit-il, jene regrette rien de ce que j’aiaccompli pendant cet acte, le pluslong, le plus laborieux, le plusdouloureux aussi de toute la pièce,l’action va changer. Quand vousvous éveillerez demain, un monded’événements se sera passé dans lacoulisse… En deux mots, car le tempsnous presse, je n’ai plus besoin depeser sur votre pauvre cœur. Vous nepouvez plus rien contre moi,Suzanne ; personne ne peut plusrien ; à quoi me servirait un étage ?

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Faites en sorte d’être seule avec ladyFrances, et vous aurez un grandbonheur avec une grande peine.

» Il nous quitta.

» J’achève cette lettre à l’auberge deVersailles où nous sommes. Jel’adresse à votre mère. Dieu veuillequ’elle vous parvienne, mon bien-aimé mari, et que j’aie enfin uneréponse de vous ! »

Sir Paulus Mac-Allan secoua lacendre de son cigare et tourna lapage. C’était une autre lettre datéedu lendemain au château de Belcamp.

« Un grand bonheur, il l’avait biendit ! hélas ! et une grande peine ! J’ai

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appris aujourd’hui que vous étiezarrêté, Richard, mon pauvreRichard ! Nos chères espérancesdevaient-elles donc aboutir à tant demalheur ? Vous êtes en prison ! ausecret, dit-on ! Je ne sais plus mêmesi le cri de mon inquiétude irajusqu’à vous. J’écris toujours à votremère, et votre mère ne me répondjamais. L’idée m’est venue parfoisque mes lettres étaient interceptées.

» En m’apprenant votre arrestation,lady Frances m’a dit : Ne craignezrien ; le comte Henri répond de lui.Mais le comte Henri peut-il répondrede lui-même maintenant que le voilàprisonnier ? Et pourtant, ce matin,

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mon père m’a embrassée plustendrement que de coutume. Et il aembrassé aussi notre enfant. Il n’y apoint eu d’explication entre nous,mais je crois qu’il sait tout ; sonregard me l’a dit, et il m’a semblévoir une larme dans ses yeux pendantqu’il donnait un baiser à notre petitRichard.

» Je lui ai parlé de vous. Il a tournéla tête et ne m’a point répondu, maisje le connais, sa colère est passée,bien passée, et il me semble voir enlui une sorte de tristesse qui estcomme un repentir.

» S’il voulait, Richard, le régent lui ades obligations personnelles, et il

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conserve à Londres plus d’influencequ’on ne croit, s’il voulait… »

Ici, le successeur de Gregory Templearrêta brusquement sa lecture etposa le cahier sur sa table.

– Oui-dà !… fit-il d’un air pensif ;des obligations personnelles !… SonAltesse Royale sera toutparticulièrement flattée en arrivant àce passage que je vais grassementsouligner… M. Temple a dit à sa filleque le régent lui avait desobligations… et sa fille l’écrit àRichard Thompson… en touteslettres, sur ma foi ! Et si RichardThompson recouvre la liberté, il luisera loisible de l’aller dire à Rome !…

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Or, quelles sont les obligationspersonnelles, – le mot y est, – qu’unrégent d’Angleterre peut avoircontractées envers un employé de lapolice ?… J’ai beau n’avoir point derancune contre ce bon Gregory, je nedonnerais pas cette seule ligne pourdix guinées !

Il ralluma son cigare éteint etcontinua :

« … S’il voulait !… Richard, quelquechose en moi me dit qu’il voudra, etj’espère.

» Mais je vous parlais d’un grandbonheur… Notre enfant chéri, notrebien-aimé petit Richard, vous l’avez

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vu il y a bien peu de temps, je saiscela, et j’ai cherché vos baisers surses joues. Quand je songe que monmari est venu si près de moi et que jen’ai pu le serrer sur mon cœur ! Vousm’avez accusée bien souvent d’êtrefroide, Richard, parce quel’inquiétude et le chagrin ont jetétout à coup un deuil sur la jeunessemême de nos amours. C’est bien vrai,je ne savais pas sourire au milieu deces terreurs, et le poids quioppressait mon âme m’empêchait derépondre à vos caresses. Et puispeut-être suis-je froide en effet, carmes gaietés d’autrefoism’apparaissent impossibles comme

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la folie d’un rêve. Mais je vous aime,Richard, et je voudrais que vouspussiez voir mes pauvres yeuxfatigués de larmes. Que ne m’est-ildonné de mourir pour vous ?

» C’était lui, ce blond chérubin, cetamour charmant qui consolait ettrompait mon besoin de mère ! luidont je vous parlais dans toutes meslettres en disant : Ah ! si le nôtre luiressemblait ! Le comte Henri nementait pas : un grand bonheuraprès une mortelle peine ! J’adoraisnotre fils en ce cher enfant, et labonté de Dieu veut que toutes cescaresses égarées aient été à leurvéritable objet. Je pensais toujours

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en berçant le petit EdouardElphinstone sur mes genoux et surmon cœur : Notre petit Richard ajustement cet âge… et je m’accusaisd’être folle lorsque j’ajoutais en moi-même : Il me semble qu’il a les traitsde son père…

» De son père qui était vous,Richard, dans ma pensée déjà…

» C’était lui. Le songe était la réalitémême. J’avais votre enfant dans mesbras, et j’ai été étonnée de nepouvoir l’aimer davantage enl’appelant mon fils.

» Un grand bonheur ! un grandbonheur ! Il y avait plus de deux ans

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que j’étais mère, et de la maternité jene connaissais que les larmes ! Ungrand bonheur ! une joie céleste etsuprême ! J’ai mon fils, mon fils meconnaît et m’appelle. Il m’aime mieuxque cette étrangère dont il porteencore le nom.

» Il faut que je vous parle d’elle.Lady Frances Elphinstone m’a ditque vous étiez son ami. Qui est cettefemme ? Dieu me préserve d’humiliermon mari, mais vous êtes le fils deFanny Thompson, et l’anciensecrétaire de Gregory Temple. Je nevous savais pas d’amitiés parmi lesgrandes dames de Londres. Moi-même j’ai vu bien peu ce monde de la

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noblesse anglaise on ma naissance nem’appelait point : mais je l’ai vuassez pour dire que Lady FrancesElphinstone ne lui appartient pas.Elle est élégante et grande, maisautrement que nos ladies ; sadistinction n’est pas la leur ; elleignore certaines choses que noussavons toutes ; sa grâce même, quiest exquise, mais ne ressemble pas ànotre grâce, la met en dehors denous.

» Lady Frances, j’en ferais leserment, n’a jamais mis le pied dansun salon de la noblesse à Londres.Elle est merveilleusement belle, maissa beauté n’est pas de chez nous.

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» Elle est très-bonne, elle estspirituelle à miracle, elle a deshardiesses et des gaietés deFrançaise. Elle m’a raconté votrevoyage de Paris et votre visite auColisée ; elle m’a dit aussi voslarmes quand vous reveniez de lacabane du bucheron.

» Mais elle n’a pas voulu me direquel lien vous attachait au comteHenri ; mais elle a refusé dem’apprendre quel motif avait puporter une vicomtesse du peeraged’Angleterre à jouer le rôle de mèreprès de l’enfant d’autrui… »

Le bouton de cuivre était toujours àla cloison. Sir Paulus Mac-Allan le

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toucha ; la cloche sonna au dehors,et la porte dérobée encadra ens’ouvrant la jaune et immobile figurede Foster.

– Un peerage, de 1817 demanda sirPaulus.

La porte se referma pour se rouvrirl’instant d’après, et M. Foster, sansentrer, tendit le volumineuxalmanach à son supérieur, qui luidit :

– Un temps véritablement clairaujourd’hui, monsieur Foster !

– Oui, monsieur, clair véritablement,repartit l’automate.

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Sir Paulus Mac-Allan feuilletal’Almanach de la pairie, et arrivad’un temps à l’article Elphinstone,qu’il parcourut. Il haussa lesépaules.

– J’en étais sûr, murmura-t-il,vicomtesse pour rire… c’est assezbon pour des Français !

Il bâilla et sauta plusieurs feuilletsdu manuscrit en murmurant :

– Je me déclare saturé d’amourconjugal et d’amour maternel :cherchons autre chose.

»… Voilà déjà huit jours que le comteHenri est prisonnier à Versailles. Leprocès s’instruit par ordre supérieur,

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dit-on, et malgré l’opinion de lamagistrature. Il est échappé à monpère de dire devant moi : Ce n’est paslà le vrai procès. Il faut d’abord unprétexte pour le retenir prisonnier.

» Vous savez que le comte Henri,sous un autre nom, a été son brasdroit et son ami. Sous l’acharnementinattendu de mon père, on trouveraitpeut-être le mot de l’énigme…

» J’ai dû quitter le château deBelcamp, d’où mon père a été chasséaprès une scène violente avec M. lemarquis. Je demeure au château neuf,chez lady Frances Elphinstone.Depuis son explication avec lemarquis, mon père a disparu.

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M. Robert Surrizy, un jeune hommeavec qui il entretient des rapportsqui semblent avoir trait à uneentreprise mystérieuse, ignore lui-même sa retraite et le suppose àLondres Dieu veuille qu’il y soit pourvous, Richard !

» Et Dieu veuille aussi qu’ilabandonne son idée de séjourner enFrance et la guerre qu’il fait au comteHenri de Belcamp ! Je ne saispourquoi cette guerre m’effraye deplus en plus, non-seulement pour lui,mais pour nous-mêmes, c’est-à-direpour vous. Je n’ai à citer aucun faitnouveau, mais je sens autour de moicomme un brouillard qui va sans

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cesse s’épaississant. Il y a dans laroute où nous marchons un abîme demystères, si large et si profond quenous y tombons tous…

» Personne n’est contre moi,assurément, mais tout le monde estpour le comte Henri, qui est l’ennemide mon père. Tout le monde tient àlui, soit par affection avouée, soitpar des liens qu’il est impossible dedéfinir. Lady Frances est son esclaveet affirme que votre dévouement nele cède point au sien. Le pays entiercélèbre d’avance l’issue de ce procès,qui n’est pas même douteux, etquiconque parle de Gregory Templecroit se montrer clément en ne

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l’accusant que de folie.

» Vous faut-il un exemple de ceprestige incroyable exercé par lecomte Henri du fond de sa prison ? Ily a deux jeunes filles qui l’aiment etqui restent amies, comme s’il était lesoleil dont personne n’est jaloux.Ceci n’est rien. Ces jeunes filles ontabandonné leurs fiancés : deux fierset vaillants jeunes gens. Les fiancés,qui gardent leur amour, sont lesesclaves du comte Henri !…

» Or, je me souviens que, moi aussi,j’ai été son esclave, et je me demandes’il a une main assez large pour tenirainsi chacun par une chaînedifférente…

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» Et je me réponds, en interrogeantma propre pensée, qu’il y a unmiracle plus grand encore, puisquemoi-même je n’ai pas cessé de luiappartenir depuis que ma chaîne estbrisée. Je suis encore son esclave.Pourquoi ? Parce que je vous aimeRichard et que j’ai plus de confiancedans le pouvoir et dans la volonté dece prisonnier que dans l’interventionde mon père, qui est libre.

» Une voix crie au dedans de moi-même : Ton mari sera sauvé par lecomte Henri de Belcamp !… Et je priepour lui en pressant notre petitRichard contre mon cœur… »

– Qu’est-ce, Foster ? interrompit sir

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Paulus Mac-Allan à la vue de lafigure jaune qui apparaissait dans lecadre de la petite porte.

– C’est pour dire à M. l’intendantsupérieur, répondit Foster, qu’il y aen bas quelque chose de très-drôle.

– Quoi donc, mon garçon ?

– M. Temple qui vient d’entrer dansla cour. Le chien du portier l’areconnu et lui fait toutes sortes decabrioles… une bête qui m’a toujoursmordu !

– M. Temple ! répéta sir Paulusstupéfait. Quelle diable d’idée ! Vousrêvez tout éveillé, Foster !

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Tout en parlant, il faisait disparaîtreles lettres de Suzanne dans la pochede son habit.

– M. l’intendant peut venir voir,répliqua paisiblement Foster. Lafenêtre de mon trou donne sur lacour.

Sir Paulus Mac-Allan se leva. Le troude M. Foster était une petite logeservant de trait d’union entre lecabinet du chef et la caserne desemployés. Foster, qui était depuislongues années la chrysalide de cecocon, trouvait moyen de s’y casertout entier, lui et ses paperasses.Foster venait trente fois par jour auseuil de ce cabinet qu’il ne

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franchissait jamais. C’était unexcellent commis, un mouvementparfait, comme on dit pour lesmontres. Au moment où sir Paulusmettait son binocle à l’œil-de-bœufqui éclairait le trou de Foster,M. Temple, qui avait traversé la cour,entrait sous le vestibule : sir Paulusle vit seulement par derrière, mais ille reconnut et revint de mauvaisehumeur dans son cabinet.

Par tous pays vous pourrez trouverbien des ridicules dans ces vieillesadministrations et bien despetitesses aussi. Quoique lasplendeur du type bureaucratiquelégumineux, méticuleux,

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difficultueux, important, ignorant,tranchant, fatigant, inutile, nuisible,payé pour être obstacle et sevengeant sur le public qui le paye desennuis humiliants de sa domesticité,méchant parce qu’il est malheureux,orgueilleux, parce qu’il est dédaigné,intolérable enfin sur toutes lescoutures, parce qu’il s’ennuie partous les pores, quoique ce fruitodieux et misérable de notrecivilisation soit français et n’atteignetoute sa cruelle saveur que dans lesimmenses marais administratifs où ilest cultivé en France ; cependant,vous rencontrez ce produit, à l’étatsimple et plus humble, sous toutes

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les latitudes. En Angleterre même ilexiste, surtout dans les antiquesbureaux de la police métropolitaine.

Eh bien ! tout au fond de ces limbes,quelque part sous ces ridicules, etderrière ces petitesses, il y a uncœur. De case en case, et je ne saiscomment, la nouvelle s’étaitrépandue que Gregory Temple,l’ancien intendant supérieur, étaitdans la maison de Scotland-Yard.Pour tout ce monde, Gregory Templeétait un grand souvenir. Il ne fautpas prétendre que la curiosité ne fûtpas pour un peu dans l’élan, qui enun instant jeta tous ces reclus horsde leurs alvéoles, mais il y avait

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autre chose que la curiosité.

– Que Dieu vous bénisse, monsieurTemple, lui dit le gardien sous levestibule. On s’entretient de VotreHonneur, ici, bien souvent.

– Je voudrais parler à sir PaulusMac-Allan, mon garçon, réponditl’ancien intendant avec une sorte detimidité.

Car il avait cette émotion du vieuxmarin qui, pour la première foisdepuis sa retraite prise, revoit la meret son vaisseau.

– Je vais conduire Votre Honneur.

– Pas de dérangement, mon garçon…

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commençait M. Temple ; maisplusieurs voix partant de l’escalierl’interrompirent :

– Dieu vous bénisse, GregoryTemple !

Une demi-douzaine de constablesétaient là, le chapeau à la main, dansune attitude respectueuse ; l’ancienintendant supérieur éprouva unegêne visible et murmura :

– Mes enfants, je ne suis ici qu’unsimple visiteur…

– On se souvient de vous dansScotland-Yard, Votre Honneur, fut-ilrépondu ; vous étiez un chef doux etjuste.

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M. Temple monta l’escalier le plusvite qu’il put. Dans le grand corridor,d’autres constables, des sergents, desinspecteurs faisaient la haie chapeaubas :

– Que Dieu vous bénisse, M. Temple !Pourquoi nous avez-vous quittés ?

Pas un ne manquait. Des larmesvinrent aux yeux du vieux Gregory.

– Mes amis, dit-il d’une voixtremblante, mes bons amis, merci !…

Il toucha plus d’une main en passant,mais il passa vite et ne se retournapoint.

L’inspecteur Hoary était le dernier.

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M. Temple l’embrassa et lui dit toutbas :

– Qu’on ne fasse pas de bruit pourmoi, mon vieux camarade. Il s’en fautque je sois ici en triomphateur…Rentrez tous, mes enfants ; je vousen prie… je vous l’ordonne !

Il tourna l’angle du corridor pendantque tous ces braves gens, émusjusqu’aux larmes, regagnaient leurspostes en silence. La porte du cabinetde l’intendant était au bout ducorridor. M. Temple, avant d’yfrapper, essuya ses yeux, et prit letemps de composer son visage. Ce futWalter, le valet de chambre, qui vintouvrir.

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Chez nous, le valet de chambre estmeuble d’intérieur. En Angleterre, ilsuit le maître, avec lequel il ne faitqu’un seul et même gentleman. Ainsi,au temps de Dunois, appelait-on « unhomme d’armes » un tout composéd’un chevalier, d’un cheval, d’unécuyer et d’un varlet. Le plus mincesous-lieutenant de l’armée anglaise ason valet de chambre, qui ne portepas sa lance, il est vrai, mais qui luifait la barbe. La gentlemanrie est unefleur tout comme la chevalerie. EnCrimée, si nos alliés les Anglaisn’étaient pas toujours les premiersau feu, c’est qu’ils avaient del’occupation dans leurs ménages.

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Le valet de chambre anglais estinvariablement doux aux durs et duraux humbles. Il a envie de battre ceuxqui lui ôtent leur chapeau. M. Templese présenta timidement ; Walter luidit :

– Sa Seigneurie n’est pas visible,l’homme !

– Veuillez faire passer mon nom à sirPaulus Mac-Allan, insista doucementM. Temple qui lui tendit sa carte.

– Il n’y a pas de nom qui tienne ?répliqua Walter en élevant la voix ;vous seriez le prince régent enpersonne…

– Animal ! interrompit la voix de son

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maître qui venait d’entr’ouvrir laseconde porte, – ne reconnais-tu pasM. Temple ?… La consigne n’estjamais faite pour des gens commelui… Entrez, mon vieux etrespectable maître, je suisvéritablement enchanté de vous voiren bonne santé.

Il s’effaça, et M. Temple, qui avaitjeté un regard furtif à la fadeurimmobile de ses traits, franchit leseuil. Sir Paulus lui roula un fauteuil,en disant :

– Comment vous va, cher maître ?…Un beau temps, aujourd’hui… netrouvez-vous pas ?

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– Un temps superbe, monsieur,répondit le vieillard en s’asseyant, jeviens…

– Certes, il y avait six semaines aumoins que nous n’avions eu ce soleilremarquable. Vous jouissez de cela,vous maintenant, cher maître… nousautres, nous restons à l’attache.

L’œil de l’ancien intendant avait faitle tour du bureau.

– Oui, oui, dit son hôte avec unsourire satisfait ; cela est un peurajeuni… indubitablement, chermonsieur… le goût du jour, voussavez… Des nouvelles de missSuzanne Temple, je vous prie.

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– Bonnes, monsieur, je vousremercie… M’est-il permis desolliciter de vous un service ?

– Dix, mon maître, et quinze plutôt !s’écria sir Paulus. Je vous le répète,vous êtes ici chez vous, pardieu ! Quepuis-je faire pour vous êtreagréable ?

– Souffrir que je prenneconnaissance, sous vos yeux, bienentendu, de deux dossiers.

– De tous, cher maître, de tous !l’interrompit sir Paulus ; je vous lerépète ; vous êtes ici chez vous. Voicinos cartons, et quoique certes il nesoit pas régulier de permettre à un

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étranger… votre ancienne position…et la haute honorabilité de votrecaractère…

– Il y en a deux pourtant, reprit-il,qu’avec la meilleure volonté dumonde nous ne pouvons pas vousfournir… ce sont les deux dossierssoustraits de votre temps…

– Soustraits de mon temps ! répétaM. Temple qui pâlit.

Il avait fait évidemment unedésespérée provision de calme, deconciliation et d’humilité ; mais safièvre était derrière tout cela, et,malgré tous ses efforts, au moindremot sa prunelle avait des éclairs.

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Sir Paulus Mac-Allan s’était assisvis-à-vis de lui dans sa bergère. Ilavait cet impitoyable sang-froid desneutres. Il éprouvait en outre unvague plaisir à trôner devant sonancien supérieur.

– Soustraits sous votreadministration, cher maître rectifia-t-il, pour employer une forme plusgrammaticale. Le dossier Brownmère et fils et le dossier relatif àl’assassinat du général O’Brien,Prague, 1813.

Les bras de Gregory Templetombèrent.

– Ceux-là ! justement !… murmura-t-

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il.

Puis son regard alla tout droit auxdeux cartons, qui n’avaient pasbougé de place. Il se leva, lestecomme un jeune homme, et ouvrit lesdeux cartons d’une main habituée.L’un et l’autre étaient vides.

– La fumée du cigare vousincommode-t-elle ? demanda sirPaulus Mac-Allan.

– Je ne me souviens pas d’avoir omisune seule fois d’emporter la clef dece bureau, pensa tout hautM. Temple.

Sir Paulus toucha le bouton de lacloison.

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– Que Dieu bénisse Votre Honneur !dit Foster dans son cadre. C’est moiqui vous ai vu le premier dans lacour… et vous êtes-vous bien portédepuis le temps ?

– C’est vous qui avez dressél’inventaire, l’interrompit sir PaulusMac-Allan ; dites à mon respectablemaître et ami que les dossiers Brownet O’Brien manquaient le lendemainde son départ, c’est-à-dire deux joursavant mon entrée en fonctions.

– C’est l’exacte vérité, réponditFoster, dont la figure jaune disparutsur un signe de son chef.

Sir Paulus reprit :

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– On m’avait donné le conseil desuivre cette affaire ; mais monopinion est qu’il faut avant tout seconduire en vrai gentleman. J’aireculé devant la pensée de faire dutort à un homme de votre âge et dansvotre situation…

– M’auriez-vous soupçonné,monsieur ?

– Je n’avais pas à vous soupçonner,cher maître. Vous étiez responsablepurement et simplement… mais, vouscomprenez, notre nouvelleadministration est forte… très-forte… elle peut se montrerindulgente au besoin… Le dossierO’Brien regardait une affaire de luxe

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où vous avez engagé notre police enamateur. J’appartiens à une écoleplus sévère, et j’avoue que je tenaismédiocrement au dossier O’Brien…Quant au dossier Brown, je croispouvoir dire qu’il déparait un peu lesarchives de Scotland-Yard. Je compteen faire un nouveau où je placeraipour première pièce le livre desaventures de Jean Diable le Quaker…vous savez… et dans le cartonO’Brien, je renfermerai la plus bellefleur de ma couronne, cher maître…Ah ! ah ! il faut bien l’avouer ; là oùvous aviez échoué, nous avonsglorieusement réussi. Et ce n’est paspeu d’honneur pour moi que d’avoir

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surpassé du premier coup monillustre maître Gregory Temple. Jerenfermerai dans le carton O’Brien ledossier Bartolozzi, dès que RichardThompson aura payé sa dette à lajustice.

M. Temple retint de force une parolequi déjà pendait à sa lèvre.

Il ferma les deux cartons et revints’asseoir.

– Ma visite avait un double but,monsieur, dit-il, rouge de l’effortqu’il faisait pour garder le calme desa voix ; je venais aussi vous parlerde l’affaire Bartolozzi.

– Nous sommes reconnaissants

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d’avance, cher maître, de tous lesbons renseignements que vous alleznous fournir.

– Je ne vous en fournirai qu’un, sirPaulus ; vous faites fausse route, etRichard Thompson est innocent.

Sir Paulus Mac-Allan s’attendait àces paroles, car il répondit sanss’émouvoir :

– Tant mieux pour lui, de tout cœur,mon cher maître ; mais il y a contrelui de terribles apparences. Depuisque je l’ai fait arrêter…

– Vous ne l’avez pas fait arrêter,monsieur, interrompit GregoryTemple.

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Sir Paulus releva sur lui un regard oùil y avait un peu d’étonnement etbeaucoup de compassion.

– Serait-ce vous, par hasard, chermaître ? murmura-t-il.

– C’est moi, monsieur, et que j’ensois puni ! répondit l’ancienintendant d’un air sombre. Toutes lesnotions que vous croyez avoir, c’estmoi qui vous les ai fournies – JamesDavy était mon agent.

– Un charmant jeune homme, dit sirPaulus du bout des lèvres. Il voyageà l’étranger pour notre compte, et, detemps en temps, nous avons eu parlui de vos chères nouvelles.

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Le vieux limier ne put retenir unsourire de mépris. Sir Paulusconsulta sa montre.

– Walter ! appela-t-il.

– Bien cher monsieur, ajouta-t-il, cen’est pas à vous que je ferai desexcuses. Vous savez quels sont lesdevoirs de notre cruel métier. J’airendez-vous à onze heures àSessions-house pour m’entendreavec le recorder qui instruit cettedéplorable affaire Thompson… Sanscela, je vous aurais donné de toutcœur ma journée entière.

– Il faut que je voie aussi le recorder,monsieur, répondit Gregory Temple.

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Je vous demande une place dansvotre voiture.

– Très-honoré, certes, certes…Walter ! mon chapeau et mes gants…Si milady ou Leurs Seigneuriesviennent me demander, vous direzque je dîne au Hanover-Club avec quivous savez… La voiture, WalterTrès-cher maître, nous voici à vosordres.

La maison des Sessions ou courcentrale criminelle faisait partie déjàà cette époque des bâtiments deNewgate. C’est entre cet édifice et laprison qu’est situé le vaste préauappelé cour de la Presse, où lesprisonniers indisciplinés recevaient,

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longtemps encore après l’époquedont nous parlons, le barbarechâtiment du fouet.

La voiture élégante de sir PaulusMac-Allan s’arrêta dans Old-Bailey,et nos deux intendants de police,l’ancien et le nouveau, entrèrent brasdessus, bras dessous dans la sombremaison de la justice criminelle.

Je ne crois pas qu’il y ait au mondeun monument d’aspect plus lugubreque Newgate. C’est du mélodrameanglais, c’est-à-dire la perfection del’horreur, du noir sale et rougeâtre,de cette sinistre boue où l’on croitdeviner des filets de sang.

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La cour centrale criminelle étend sajuridiction sur les comtés deMiddlesex, la Cité, Kent, Essex etSurrey. Le lord-maire est ici juged’office, mais il n’instruit jamaissans le secours du recorder ousergent commun, qui est le véritablemagistrat instructeur. Le recorderinstruit sur pièces, à la différence ducoroner, qui ne peut interroger quesur le lieu du crime ou du délit.

Thimothy Bennett, sergent communpour la session, était un gentlemande bonne apparence, gros, mais bienpris encore dans sa courte taille, etne devant arriver définitivement àl’état apoplectique que dans deux ou

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trois saisons. Il avait à peu près l’âgede sir Paulus Mac-Allan, son amiintime, et pouvait passer comme luipour un dandy de la seconde sorte.

Son cabinet, qui était gai comme unecave à mettre des cercueils, avait vuesur Old-Bailey, au travers d’unrobuste grillage en fer.

Il travaillait, assis près d’une tableoù il y avait un reste de jambon, ducafé, des gâteaux au rhum et unecruche de sherry.

– Un beau temps, n’est-ce pas,Bennett, mon cher ? lui dit sir Paulusen entrant et en clignant de l’œilpour annoncer qu’il n’était pas seul.

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– Fait-il beau temps, vraiment ?répliqua le juge avec bonne humeur ;ici tous les temps se ressemblent,pardieu !

– Sur ma parole, Bennett, il fait untemps que j’appellerai remarquable !… Voici mon cher et respectableprédécesseur qui désire vousparler… monsieur Temple, monsieurBennett ! monsieur Bennett,monsieur Temple !

Il prit la pose voulue pour prononcercette formule sacramentelle de laprésentation anglaise. Ces deuxgentlemen se saluèrent ; après quoile juge serra rondement la main del’ancien intendant.

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Derrière celui-ci était sir PaulusMac-Allan qui haussa les épaules enfaisant des grimaces.

– Bennett, mon cher, dit-il en tirantde sa poche le cahier des lettres deSuzanne, j’ai parcouru cela ; c’estmoins curieux que je ne croyais.

– Cela jette un jour… répliqua lejuge.

– Certes, certes, mon cher, cela jetteun jour.

Bennett reprit :

– Cela jette un jour, évidemment.

Et sir Paulus Mac-Allais :

– Un jour manifeste, mon cher !

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Après quoi, les trois gentlemenrestèrent vis-à-vis les uns des autressilencieux et quelque peuembarrassés. Les signes et lesgrimaces de sir Paulus avaient misThimothy en garde. Il ne savait surquel pied danser.

– M. Temple accepterait peut-être unverre de sherry ? commença-t-il.Qu’en pensez-vous, Mac-Allan, moncher ?

– M. Temple, répondit sir Paulus,appartient à l’ancienne école. Je suiscertain que nos manières l’étonnent.Il doit savoir pourtant que SonAltesse Royale aime les joyeux

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compagnons. M. Temple va prendrela peine de vous dire ce qu’ilsouhaite, et nous entamerons notrebesogne, le temps est précieux.

– Je suis entièrement aux ordres deM. Temple, ajouta Thimothy ; letemps est précieux, indubitablement.

– Monsieur, commença l’ancienintendant de police avec lenteur, caril se recueillait en lui-même, jesollicite près de vous un permis pourvoir Richard Thompson, mon anciensecrétaire du bureau de Scotland-Yard.

Derrière lui, sir Paulus fit avec satête un signe négatif.

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– Impossible, monsieur, répliquarondement Thimothy Bennett.J’aurais voulu de tout mon cœur êtreagréable à un homme tel que vous,mais l’accusé Richard Thompson estau secret. Le lord-chef-justice lui-même ne pourrait pas vous accordervotre demande.

Il y avait sur les traits de l’ancienintendant une pâleur mate etprofonde que des plaques rougesvenaient marbrer par instant.L’effort terrible qu’il faisait sur lui-même était maintenant si apparentque le juge interrogea sir Paulus duregard.

Sir Paulus se toucha le front d’une

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façon toute significative.

Il y avait une glace en face deM. Temple. La glace reflétait lalongue, blonde et lymphatique figurede sir Paulus Mac-Allan. M. Templevit son geste.

– Non, monsieur, dit-il en seretournant, je ne suis pas fou ;regardez-moi bien.

Sa parole était froide, mais sous cecalme la passion frémissait. Sonvisage était froid, mais ses yeuxbrûlaient. La tenue de sir PaulusMac-Allan changea ; il se mit à joueravec son binocle de cet air queprennent les personnes raisonnables,

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pour ne point répondre auximportunités des enfants.

– Messieurs, continua GregoryTemple, il ne serait peut-être pasprudent de me pousser à bout, si basque je vous paraisse tombé !

Thimothy Bennett affecta un grandétonnement.

– Ah çà ! murmura-t-il en se tournantvers son ami, quelle mouche pique cerespectable gentleman, mon cher ?

– Mon cher, M. Temple croit àl’innocence de Richard Thomson,répondit sir Paulus Mac-Allan.

Bennett éclata de rire.

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– Et vous n’ignorez pas, poursuivitsir Paulus d’un ton de froidpersifflage, que M. Temple jouitd’une grande influence à la cour ;Son Altesse Royale lui a desobligations.

– C’est juste, c’est juste ! s’écriaThimothy, des obligationspersonnelles, sur mon honneur !

– Personnelles, comme vous dites !répéta le nouvel intendant. Il fautfaire attention à cela !

La sueur perlait sous les cheveux deGregory.

– Il y aura malheur sur quelqu’un,prononça-t-il entre ses dents serrées,

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si je vais jusqu’au régentd’Angleterre.

– Ne menacez pas, monsieur Temple,dit Bennett sans colère ; j’ail’honneur de vous faire observer queje suis dans ma fonction demagistrat.

– Je ne menace pas, monsieur, je saisque je parle à un magistrat ; je tentemon dernier effort pour éclairer uneconscience.

– J’ai le droit de vous écouter commetémoin, dit Bennett, malgré lessignes de son ami ; Votre dépositionira devant la cour.

M. Temple étendit la main droite

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avec une violence convulsive.

– Je jure devant Dieu de dire lavérité, toute la vérité, rien que lavérité : Richard Thompson estinnocent !

– C’est votre gendre, prononça lavoix glaciale de sir Paulus.

Gregory bondit sur son siége commes’il eût senti la morsure d’un serpent.

– Ah !… fit-il en étreignant sapoitrine à deux mains, on ne metuera pas tout d’un coup, et j’aurai letemps d’allumer un flambeau danscette nuit !

– Calmez-vous, monsieur, dit

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Bennett d’un ton où l’intérêtnaissant perçait ; nul ne songe à tuer,Dieu merci !…

Connaissez-vous le coupable ?

– Oui, répondit l’ancien intendant.

– Nommez-le, je vous prie.

– C’est James Davy.

– Parbleu ! ricana sir Paulus Mac-Allan.

– Le fait est que nous savons très-bien cela, monsieur Temple, fitobserver le recorder. RichardThompson a été arrêté porteur de lapasse du commissaire adjoint, JamesDavy ; il se servait de cette pièce,

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qu’il avait soustraite pour tromperles investigations de la justice. En cesens, le coupable a bien nom JamesDavy.

– Vous êtes encore un jeune homme,prononça péniblement le vieuxGregory, bien que vous occupiez unposte qu’on réservait de mon tempsaux vétérans de la magistrature.L’honneur et la bonne foi sontvivants à votre âge. Je vous jure, surl’espoir de mon salut, que JamesDavy a donné lui-même sa passé àThompson comme Nessus donna sarobe empoisonnée.

– Ceci est de la fable, interrompit sirPaulus entre haut et bas. Pas fort !

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pas fort !

– Pourquoi James Davy aurait-iltendu ce piége à Thompson ?demanda plus sérieusement lerecorder.

– Parce que tout gibier aux aboischerche à donner le change. JamesDavy savait que, j’avais la main surlui.

– Vous ?… Que pouvait-il craindre devous, simple particulier désormais ?

– Le sort de Richard Thompson !s’écria le vieillard en se frappant lapoitrine, car c’est moi, c’est moi seul,trompé par James Davy, qui ai faitarrêter Richard Thompson !

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Le nouvel intendant de police fit desépaules un mouvement qui signifiaitclairement :

– Que voulez-vous répondre à desemblables extravagances ?

– Ignorez-vous donc, poursuivitM. Temple, à qui sa passionimpuissante mettait des larmes dansles yeux, que votre James Davy et lecomte de Belcamp, accusé d’undouble meurtre en France, ne fontqu’une seule et même personne ?

– Oui, pardieu ! j’ignore cela, mondigne monsieur ! s’écria Bennettperdant son sérieux. Pourquoin’allez-vous pas conter vos histoires

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aux juges de France, bien dignes deles écouter, j’en fais serment !

– Ignorez-vous donc, éclata Gregoryavec un accent et des gestes quivéritablement étaient d’un fou, car lacolère trop longtemps contenue etfaisant explosion ressemble à ladémence, ignorez-vous donc quevotre James Davy est Tom Brown ?

– Tom Brown aussi ! gémit Bennet,qui se tordait de rire.

– Et aussi Jean Diable, parbleu !lança sir Paulus.

Gregory se leva et lui mit ses deuxmains sur les épaules.

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– Et aussi Jean Diable ! hurla-t-il, enlui jetant au visage l’écume de seslèvres ; Jean Diable, oui, Jean Diableaussi vrai que vous êtes, vous,aveugle de naissance, sourdincurable et misérablement idiot !

Sir Paulus Mac-Allan recula, car ileut peur. M. Temple était effrayant àvoir.

Quand les épaules de sir Paulus nesoutinrent plus les mains crispées duvieillard, ses bras tombèrent. Il restaau milieu de la chambre, frissonnant,les yeux baissés, les jambeschancelantes, comme un hommefoudroyé par une malédiction.

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– Ah !… balbutia-t-il avec horreur etsans savoir qu’il parlait, c’est vrai !c’est vrai ! je suis la cause de toutcela… et je suis fou !

– Mon cher, dit sir Paulus en setenant prudemment à distance etderrière la table, je crois qu’il fautappeler un constable, non pas pourarrêter ce pauvre homme, mais pourle reconduire jusqu’à la rue. C’est dela charité, mon cher.

Le recorder sonna et ajouta avec unesincère tristesse en buvant un verrede sherry :

– Ce que c’est que de notre pauvrecervelle humaine !

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L’instant d’après deux constablesentraînaient Gregory Temple, qui selaissait faire comme un enfant. Aumoment où ils gagnaient Old-Baileyaprès avoir franchi la voûte, lavoiture du lord-chef-justice montaitla colline au grand trot de sonmagnifique attelage. Le regard de SaSeigneurie tomba sur cet homme quiétait soutenu des deux côtés par lesaisselles.

Il prononça tout haut le nom deGregory Temple, et ajouta, mêlantl’orgueil du prophète à un sentimentde banale compassion :

– Voici longtemps que j’avais préditcela !

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M. Temple s’affaissa contre lamuraille, au-dessous de l’endroit oùl’on dresse l’échafaud, et restaimmobile comme une pierre tombée.Les deux constables, ayant accomplileur devoir, qui était strictement demettre un homme dans la rue,revinrent à la maison des Sessions aumoment où sir Paulus Mac-Allan,courbé en deux devant le lord-chef-justice, apprenait à Sa Seigneurie quele temps était clair aujourd’hui,positivement et ce qu’on appelleremarquable, certainement.

q

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I

V - Un coup à boire.

l est à Londres, comme à Paris,des gens qui se ressemblent etfont cercle autour d’un hommetombé, à terre. A Paris, lacuriosité, est presque toujourssecourable, et vous voyez

journellement le pauvre ouvrier,l’ouvrière pauvrette, jouer le rôle dela Providence et faire une richesse àl’enfant qui pleure, au vieillard

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terrassé par la faim, en cotisant leursindigences. C’est que Paris est beaujusqu’en ses misères, pour ceux quiont du cœur !

A Londres, la curiosité est tropsouvent inféconde. Un malheureuxhasard a fait que je l’ai vue la plupartdu temps dédaigneuse et sarcastique.Il m’est arrivé de m’éloigner navrédes insultes qu’elle avait à la bouche.C’est que tout est laid à Londres,depuis les grossiers écrasements dela richesse impitoyable jusqu’à cesinconcevables duretés dont le pauvreuse envers le pauvre.

Ils ont un mot qui se trouve, hélas !être trop fréquemment l’expression

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de la vérité : intoxicated veut dire àla fois ivre et empoisonné !

Empoisonné par le gin, il fauts’entendre. Ce sont eux quil’avouent : leur ivresse est unlugubre empoisonnement.

Autour de tout corps gisant, la fouledit, si c’est un homme : il est ivre ! –Elle est ivre ! si c’est une femme.

Autour de Gregory Temple, ilsétaient là, une douzaine de cockneysqui riaient et qui disaient : Il estivre ! Deux ou trois avaient assez decharité pour produire cette variante :Il est fou ! On ne sortait pas de là. Aubout de dix minutes, M. Temple

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demanda un verre d’eau. Un hommese trouva pour lui rendre ce serviceavec un louable empressement. Cethomme poussa le dévouementjusqu’à le soutenir pendant qu’ilbuvait. En ouvrant ses yeux pleins degratitude, l’ancien intendant depolice reconnut un célèbre pique-poches, et n’eût que le temps desauvegarder sa bourse.

Au bout de dix autres minutes, untilbury s’arrêta brusquement devantle groupe et tout le monde cria : Unphysicien ! un physicien !

A Londres, en effet, les médecinsportent ce nom, qui est chez nous letitre adopté par Bosco et par Robert-

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Houdin.

Le physicien perça le cercle, saisit satrousse et releva, ses manches enhomme qui va gagner avec plaisir ledroit de faire insérer dans le Timesce petit article : « Nous citons avecplaisir le trait d’humanité suivant :Aujourd’hui, à midi, dans Old-Bailey, et devant une foule de curieuxqui applaudissaient à sa généreuseaction, le jeune docteur J.-N White,spécialité pour les maladies desenfants ; 17, High-Holborn, a sauvéla vie d’un pauvre homme frappéd’apoplexie à l’aide d’une saignéeopérée à propos et avec toutel’habileté qui distingue ce jeune

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praticien déjà, fort connu. Le docteurJ.-N. White, a refusé touterécompense. »

Et, de plus, l’insertion de ces ligneslui coûte deux guinées. Quel cœur !prenez l’adresse.

M. Temple ne s’était pas levé pourfaire le pick-poket, mais à la vue duphysicien secourable, un suprêmeeffort le mit sur ses jambes. Lescokneys voulaient s’emparer de luipour qu’on le saignât de force : Celafait passer un moment agréable ;mais Gregory gagna le milieu de lavoie, et tourna l’angle de la cour duBerceau-Vert, célèbre dans les trois-royaumes par cet escalier haut et

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roide que Jack-Sheppard, poursuivipar une armée de constables ;descendit un jour au galop de soncheval. Tout le monde, à Londres,vous racontera ce brillant tour deforce ; bien peu songeront à vousmontrer, auprès de l’escalier, lapetite fenêtre d’une chambre oùOlivier Goldsmith écrivit le Vicairede Wakefield. M. Temple n’avaitperdu aucun de ses cokneyspersécuteurs quand il s’engagea dansGreen-Arbour-Court, mais le fameuxescalier en arrêta quelques-uns, auhaut de l’escalier commence un deces étonnants dédale qu’on nomme àLondres des passages ou des cours,

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et qui forment souvent de véritablesvillages intérieurs, pleins de ruellescroisées, où le diable ne retrouveraitpas son chemin. M. Temple, quisavait par état sur le bout du doigtsa géographie des quartiersfantaisistes, traversa deux ou troismaisons percées, et se vit bientôtdélivré de sa suite incommode. Ildéboucha dans Cheapside, et se prità marcher rapidement, droit devantlui, sans avoir la conscience de laroute qu’il voulait suivre.

La cohue affairée qui encombre laCité déborde bien dans Cheapside,mais c’est Fleet street surtout qui estle lit naturel de ce brutal courant. Il

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faut avoir vu les deux fleuvesdistincts qui vont montant etdescendant la grande artère ducommerce londonnien, pour se faireune idée de la grossièreté, du sansgêne, de l’égoïsme sauvage qui peutdevenir la manière d’être de tout unpeuple. C’est une rue d’affaires ; letemps est de l’argent ; on doit tenirsa droite. Etant donnés, ces troisaxiomes, tant pis pour les femmesterrassées, pour les vieillards lancéssous l’omnibus. Le temps est del’argent ; c’est une rue d’affaires ;que ne tenaient-ils leur droite ?

Entre le flux qui monte avec uneviolence terrible et la marée qui

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descend non moins impétueuse, il n’ya pas de place pour glisser unmouchoir. Ce sont des affaires quivont et qui viennent ; des intérêtsrespectables, comme ils disent, descommandes de cotons filés quicroisent des ordres de coutellerie,deux trains d’avidités à toute vapeurqui grincent en se frôlant sans cesse.Tel coup de coude dans le sein d’unefemme vaut dix mille livres sterling.

Que viennent faire là les femmes ?C’est une rue d’affaires. Tous leshommes ont l’air de bouledogues oude boxeurs. Que viennent faire là lesenfants ? Le commerce est comme laguerre, il a ses dures nécessités : le

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temps est de l’argent. Les vieillardspeuvent rester au coin du feu. Fautede casser un bras, on peut manquerune commission capitale !

Que diable ! les hommes, les enfants,les vieillards ne vont pas se mettredevant les canons au polygone ! Aquoi servent les femmes qui netiennent pas les livres, les enfantsqui n’ont pas encore le carnet, lesvieillards qui n’en ont plus ? On abeau les estropier, les broyer, lesmassacrer, parce qu’ils ne prennentpas leur droite, ils font perdre encoreplus d’un million sterling à Fleetstreet chaque année.

Il y a des heures pour être humain.

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Le soir, la fonte de fer, les sucres etmême les cotons sont pères defamille. Ils se fâcheraient siquelqu’un coudoyait milady parmégarde, et je ne les blâme pas pourcela. Mais la bourse est la bourse. Amidi, dans Fleet street, le coton, pourpasser, étoufferait sa propre femme.

Allez voir cela, et prenez votre droite.

Le courant qui descendait versRoyal-Exchange saisit l’ancienintendant de police et l’entraînacomme ces brins de paille que leruisseau gonflé par l’averse faittourbillonner. Il y a des nageurs sihabiles qu’ils ne peuvent pluscouler ; les vieux londonniens ont

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tellement l’habitude de ces cohueshomicides qu’ils se laissent aller auflux et au reflux en faisant laplanche. Du moment qu’ils saventnager, ils ne comprennent pas qued’autres s’y puissent noyer. Ils sontcalmes sous la protection de leurscoudes arc-boutés en béliers. Le malsera toujours pour autrui, enconséquence, rien à craindre.

M. Temple, au milieu de cetourbillon, nageait aussi, mais dansune autre mer. Une véhémente fièvresuccédait en lui à cette prostrationqui tout à l’heure l’avait terrassé. Lalucidité de son cerveau renaissait ; ilavait conscience d’avoir commis un

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acte de folie ; il souffrait ; mais toutesa volonté de combattre se réveillaitplus tenace que jamais et plusvaillante.

La foule elle-même, l’agitation, lapresse n’était pas étrangères à lasoudaineté de cette résurrection. Detout cela un fluide se dégage, c’estcertain. Des poches m’ont dit lesfécondités étranges d’une rêveriedans la cohue. Chose plus bizarre,des calculateurs m’ont vanté lacohue comme un milieu propice auxgrands problèmes résolus.

Il y a pour cela une raison ; c’estqu’au monde entier il n’est pas decondition où l’on soit plus

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absolument seul que dans la foule.La foule isole au même titre que lesténèbres qui bornent la vue ; elleisole par la multiplicité desdistractions ; elle isole encore aumême titre que la lumière trop vivequi force à fermer les yeux ; elleberce l’idée comme la mer ; elle metl’attention sur la défensive ; ellesollicite l’effort, elle surexcite l’élan.

Gregory Temple n’aurait pas été plusconcentré en lui-même au fond d’undésert. Il ne sentait pas qu’on lepoussait et qu’on le meurtrissait ; ilsongeait.

– Je ne suis pas fou, pensait-il,puisque j’apprécie ma conduite qui a

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été celle d’un insensé. Le sang aenvahi mon cerveau ; la passionbrutale a été plus forte que le calculintelligent. Je n’ai pas su vaincre lacolère que la seule vue de cet hommeexcite en moi. Pourquoi ? parce qu’ilm’a succédé Misère de l’âmehumaine !

Je ne suis pas fou ; seulement, matête est plus faible qu’autrefois. Ilfaut que je me hâte.

Ma science a tué Thompson, quej’aimais ; Thompson, qui est le maride ma fille et le père de mon petit-fils. Cependant ma science n’est pasvaine. Une influence de démon aégaré mes calculs, je connais le

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démon, Thompson doit revivre.

J’ai résolu le problème il y alongtemps. J’ai vu la lumière le jouroù mon regard s’est attaché sur cefaux timbre de la poste de Londres,qui était imprimé sur la lettre deJames Davy. De ce point de départ, jesuis revenu sur mes pas, marchantd’un pas ferme désormais ; j’airencontré tous les crimes de TomBrown comme des étapes sur maroute : la Bartolozzi au centre ;auparavant O’Brien ; plus tard,Robinson et Turner ; hier, Noll Greenet Dick de Lochaber… Des meurtrespour cacher des meurtres… commeces caissiers infidèles qui

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commettent des faux pour dissimulerdes vols. Je sais tout, maintenant,tout !

Non, ma science n’est pas vaine ;non, je ne suis pas fou.

C’est avec ma propre science queTom Brown m’échappe. Je lui airévélé ce chemin de l’impossible : ilm’y devance, et pourrai-je l’yrejoindre jamais !…

Il arrivait au coin de Lombard street,où les courants contraires formentcet éternel remous, cette barre, cemascaret que les affaires traversentpar des prodiges de vaillance.Gregory Temple ne savait pas où il

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était. Son intelligence s’absorbait enson idée fixe aussi complètement ques’il eut respiré l’air enfermé de sachambre de la rue Dauphine, à Paris,au milieu de ses dates funèbres, deses noms de morts, de sesimplacables mémento.Il passa d’uncourant dans l’autre à son insu, etdériva en sens contraire dans leparvis de Saint-Paul contusionné parde nouveaux coudes, malmené pard’autres livraisons et d’autrescommandes.

– Est-il plus fort que moi ? sedemandait-il en tendant sa pensée.Ma formule entre ses mains est-elleune baguette de sorcier ? Il me

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devance ! il me devance ! Sonhabileté suprême est de n’avoiraucun complice et de se faire descomplices de tous des complicesaveugles, qui ne savent pas. Je suisarrivé trop tard en France, pourRobinson et Turner. J’arrive troptard en Angleterre pour laBartolozzi. L’opinion est faite. Ondresse devant moi ce fantôme évoquépar moi-même : l’impossible !… etl’on rit, et l’on rit en disant : Voilàun vieillard qui a perdu la raison !

Ce n’était pas du tout cela qu’on sedisait autour de lui. On se disait :

– Voilà un malheureux qui n’a pasflairé la baisse des houilles ou qui a

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des cotons à livrer en hausse.

Et quelques petits commis, n’ayantencore qu’une demi-écaille autour ducœur, lui criaient :

– Prenez votre droite, vieil homme !

– Montez ! lui disaient lesconducteurs d’omnibus : – Pimlico !Chelsea ! Paddington ! Pancrass !

Sur le pavé, une autre cohue, celledes voitures, se dévidait sans tropd’accidents, grâce au miraculeuxsang-froid des cochers anglais.

Gregory Temple ne voyait rien etn’entendait rien.

– Je combattrai ! reprenait-il, suivant

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sa rêverie obstinée ; tant que j’auraile souffle, je combattrai ! Qu’ilsrient ! le moment vient où la véritéfait explosion comme la poudred’une mine… Ah ! misérable !misérable ! je me suis fait petit pourdevenir invisible ; j’ai jeté mes armespour mieux courir. Je me disais : Queje trouve seulement, que je découvre,que je sache ! J’ai trouvé, j’aidécouvert, je sais, et je resteimpuissant ! La lumière est en moi, jene peux pas la faire luire !L’intendant Gregory Temple auraitparlé si haut qu’il eût bien fallul’entendre. Je ne suis plus rien !rien ?… Je n’ai pas une preuve, je n’ai

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pas une arme… L’impossible estautour de moi comme un réseau quime garrotte !… Ma fille va être veuve,mon petit-fils va être orphelin… parmoi ! tout cela par moi ! Oh ! jecombattrai, j’irai témoigner devant lejury, je défendrai Thompson ; j’iraichez le régent !… Et si rien ne fait,par la mort ! moi qui ai juré respect àla loi, je me lèverai contre la loi : jepénètrerai dans la prison ; jesauverai Richard de vive force !

– Holà ! bourgeois ! cria-t-on enfrançais à son oreille.

Un homme qui portait le costume dupaysan des environs de Paris lui mitsans façon-la main sur l’épaule.

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– Dormez-vous tout éveillé,bourgeois ? reprit-il, voilà une demi-heure que je vous parle et vous ne merépondez pas.

M. Temple avait l’air en effet desortir d’un profond sommeil. Ilregarda le paysan d’un œil fixe etterne.

– Pierre Louchet, dit l’autre en riant ;le commissionnaire de l’hôtelfrançais de Leicester square, quevous avez envoyé ce matin porterdeux bouteilles de liqueurs à la damede Rosemary-Lane… En voilà unegaillarde qui a de rudes moustaches !

L’ancien intendant de police passa la

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main sur son front. Le paysan l’avaitentrainé hors du courant, à l’abrid’une encoignure de la grille deSaint-Paul.

– J’ai parfaitement ma raison, lui ditGregory Temple, avec cette timiditéde l’hermine qui précisément n’estpas sûr de ne point sentir sa raisonchanceler. Vous m’avez parlé deRobert Surrisy, et j’ai promis de fairequelque chose pour vous.

– Et vous m’avez dit que si je vousavais raconté l’histoire de l’enfant,avec le nom de la dame écrit sur maporte, il y a seulement troissemaines, vous m’auriez donné unpourboire en conséquence… mais on

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ne pouvait pas deviner… il y a doncque j’ai porté les deux bouteilles degenièvre dans Rosemary-Lane. J’aidemandé madame Molly. On m’a faitmonter tout droit. Il n’y a pas defaçons dans cette maison-là. MadameMolly était en jupon et en chemise,assise sur le pied de son lit. Ellecriait pour avoir un coup à boire, etça m’avait l’air qu’elle en avait déjàpas mal eu à boire, des coups ! Jesuis entré avec mes deux bouteilles,une dans chaque main. Elle a ri enpassant sa grande main noire sur seslèvres. – Est-ce pour moi, mon joligarçon ? qu’elle m’a demandé… Onl’a été dans le temps, tout de même

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au régiment, joli homme et tout…J’ai répondu selon la consigne : C’estdeux échantillons de boisson quivous sont envoyés par une ancienneconnaissance qui en vend, pour lesgoûter ; il viendra savoir laréponse… Je ne sais pas si elle acompris, mais elle a débouché etavalé une lampée à me coucher parterre, moi qui parle… Mais lesAnglaises, ça reste froid commel’éponge qui s’imbibe… Elle m’atendu, après ça, la bouteillepoliment ; mais, vous savez, l’anciensoldat considère la propreté ; j’airemercié sans faire semblant dudégoût, pour ne pas humilier

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personne, et j’ai retourné à l’hôtel.Voilà le rapport.

M. Temple l’avait écouté avecdistraction. Sa physionomiechangeait à vue d’œil, son fronts’éclairait et une lumière était dansses yeux.

– Avez-vous toujours envie deretourner en France, Pierre Louchet ?demanda-t-il.

– Toujours, bourgeois, répondit lebûcheron. Le Milord m’a envoyé icivoir s’il y était ; c’est connu àprésent. Il n’y a que les fonds quimanquent.

– Venez me voir ce soir à l’hôtel, mon

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garçon, dit M. Temple en lui mettantune couronne dans la main. Vousfaites bien les commissions : je veuxvous en donner une pour votre pays.

Il le congédia d’un geste amical, ettourna la cathédrale pour entrerdans Watling street, laquelle estparallèle à la grande rue du Fleet,mais ordinairement aussi calme quesa voisine est bruyante et affairée,M. Temple avait maintenant un but.Il marchait d’un pas rapide et ferme.Vous n’auriez retrouvé sur sonvisage aucune trace de maladiemorale ; il avait le front haut et l’œilclair.

Il suivit Watling street jusqu’au

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square de la Trinité, qu’il traversapour s’engager dans Rosemary-Lane.Il allait à l’hôtel du gentleman Ned.

Ce n’était pas un palais, mais celan’avait nullement la physionomie denos garnis de bas étage. La portetriste mais propre, à laquelle onarrivait par trois marelles enmaçonnerie rongées par l’humidité,continuait un pont traversant le petitfossé qui donnait jour aux cuisinesen sous-sol. Le vestibule avait destapis fanés, usés, mais rapiécéssoigneusement. L’escalier avait aussiun tapis, le carré de même, de mêmetoutes les chambres. Il n’y a point decarreau brisé, dépareillé, de plancher

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éraillé ou vermoulu qui puisse êtreaussi misérable que ces haillons detapis. C’est comme les loques d’habitnoir dont nous avons parlé déjà. Dèsque l’Angleterre n’est plus touteriche et toute neuve elle fait froid àregarder.

A droite de l’entrée, un parloir àvaste cheminée, dont la grille était àhauteur de poitrine, montrait sesboiseries noirâtres qui suintaient laglace du dernier brouillard. Onsentait le gin en passant près de laporte comme on sent le tabac, labière ou le café mélangé d’eau-de-viesur les trottoirs où nos estaminetsborgnes respirent leur repoussante

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haleine. Il y avait autour de la table,enfumée comme les boiseries, desvoyageurs de médiocre mine quibuvaient.

Le parloir est toujours la plus bellepièce d’un hôtel.

Le gentleman Ned et sa femme, lajolie Molly, demeuraient au secondétage, dans une chambre assez vasteet pourvue comme tout le reste detapis en lambeaux. Mais comme il yavait déjà vingt-quatre heures que lajolie Molly habitait cet appartement,la chambre était déjà pleine dedésordre et de souillures. L’hôteconduisit M. Temple jusqu’à moitiéde l’escalier et lui dit :

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– Je n’ai pas une maison deGrosvenor square… ni même dePicadilly, monsieur… mais du diablesi je reçois souvent du monde pareil !… C’est une futaille à gin que cettelady, sur mon honneur !… Lachambre en face de l’escalier,numéro 16. Montez !

M. Temple frappa à la porte dunuméro 16, au travers de laquelle onentendait un chant rauque et lugubre.On ne répondait point, et le chant necessa pas. M. Temple frappa uneseconde fois : toujours la chansonsinistre ; mais pas de réponse.M. Temple ouvrit et entra.

Il s’était assuré d’avance que le

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gentleman Ned n’était pas encore deretour.

Les rideaux étaient fermés,plongeant la chambre dans une demi-obscurité. Par l’interstice des deuxpièces de serge, usées jusqu’à lacorde, un rayon de soleil passait etfrappait obliquement la joue osseusede Molly, assise sur la table aumilieu de l’appartement, et balançantavec lenteur ses jambes ballantes. Lelit était défait ; la robe de soie rouge,bouchonnée, traînait à terre ; lechapeau coiffait la pendule arrêtée.A proprement parler, il n’y avaitpoint là de misère, mais cela suait undégoût navrant, horrible.

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Eclairée ainsi à revers, Mollyparaissait d’une taille gigantesque.Sa charpente musculaire se montraitsous sa chemise ; sa joue était d’unvert terreux aux rayons du soleil ; sabouche humide avait de cesconvulsions fixées qui restent aprèsla mort ; son œil disparaissait aufond de ses orbites.

Elle chantait, les lèvres à demiouvertes et immobiles. Les motsd’une langue peignent un peuple.Cela est vrai tristement : l’ivresse, là-bas, n’est pas de l’ivresse, c’estl’agonie produite par un toxique.

Il est juste d’ajouter que la terriblepropriété du substantif anglais

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intoxication ne pouvait jamaisressortir d’une façon aussieffrayante qu’en face de cettecréature, dont la force native,énervée et prostrée, luttait encorecontre une dose de poison capable detuer trois hommes jeunes etrobustes.

Il y avait en effet sur la table troisbouteilles de grès, dont deux étaientcomplétement vides et la troisièmeentamée aux deux tiers. Molly avaitenglouti tout cela depuis la visite dePierre Louchet. L’envoi de M. Templene lui avait point suffi : il lui avaitfallu une troisième bouteille. Et lajournée n’était pas à beaucoup plus

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de moitié !

Et Molly se tenait droite, en équilibresur sa table !

Elle chantait !

M. Temple lui dit, en passant leseuil :

– Bonjour, Molly, ma bonne fille.

Elle se retourna vers lui lentement, etson corps versa sur sa main gauche.

– Oh ! oh ! gronda-t-elle en riant, jetomberai si je n’ai pas un coup àboire… Ce n’est pas vous encore,mon homme Ned ?

Elle approcha de ses lèvres le goulot,qui sonna contre ses grandes dents.

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– Je viens pour le gin de ce matin,reprit M. Temple dont le cœur sesoulevait.

– Le gin, maître Knob ?… Il y alongtemps que je n’ai eu du vrai gin àboire… Savez-vous ? Ils fontmaintenant le gin avec de l’eau !

– Alors vous n’en voulez pasd’autres bouteilles, Molly ?

– D’autres bouteilles, l’hôte ? On nele sent pas dans la bouche et il brûlela gorge… J’ai vu le temps où il yavait du gin à boire en Angleterre !

Elle secoua la tête de haut en basgravement. M. Temple pensait :

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– La dose était trop forte ; elle estincapable de me répondre.

Mais l’ancienne porteuse de charbonéleva la voix tout à coup.

– Je suis une lady maintenant, et jen’ai pas peur des gens de police !s’écria-t-elle.

Elle eut un rire énervé qui faillit lalancer tête première contre lecarreau.

– Le gin est bon, Molly, ditM. Temple, puisqu’il vous met engaieté comme cela. Je viens vousdemander s’il faut vous en fournird’autre.

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– Mon homme Ned a tout l’argent,répondit la grande femme. Il nelaisse rien à la maison.

– On vous fera crédit, Molly.

– Et qui donc me fera crédit ?

– Le marchand, pardieu !

– Et comment se nomme lemarchand ? demanda Molly, que lapensée d’avoir d’autres bouteilleséclairait comme une lueur de raison.

– Eh bien ! vous ne le savez doncpas ? répliqua M. Temple, dont l’œilaigu essayait d’entrer dans le regardde Molly pourvoir l’effet de sesparoles : C’est Noll Green de

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Southwart.

Les jambes de la géante cessèrent dese balancer. Ses paupières battirent.Elle tourna les yeux vers les mains deGregory Temple qui s’était approchéde la table.

– Noll Green, murmura-t-elle ; vousn’êtes pas Noll Green, puisque vousavez vos cinq doigts de la maindroite.

– Pas moi, Molly, pas moi !… J’aibien des années de plus que Noll… Jeviens seulement de sa part.

Elle pointa du pied une pipe casséequi gisait sur le tapis.

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– C’était à lui… grommela-t-elle.

Puis se redressant de son haut :

– Je suis comme une pierre quand jeveux ! Ils ne me feront pas parler !

– A lui qui ? demanda M. Templedoucement.

– Et bien d’autres choses en vérité,fit Molly qui pensait tout haut ; maisqui peut se vanter de me faireparler ?

– A Noll le boxeur, n’est-ce pas ?…interrompit Gregory Temple. Il peuten avoir de plus belles, maintenantqu’il vend des liqueurs aux gensriches.

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La femme de Ned, eut un riresilencieux.

– Ce n’est pas celui-là, VotreHonneur, dit-elle en prenant soudainun ton respectueux. Je sais commentil faut parler aux shérifs. Pensez-vous que j’en sois à mon premierinterrogatoire ?

– Molly, ma bonne fille, repartitM. Temple en riant de soi mieux, jeviens pour le gin et je ne suis pas unshérif.

– Alors, allez votre chemin, l’homme.Le premier venu n’a pas le droitd’entrer chez la femme d’ungentleman. Si Noll est ressuscité, je

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n’y comprends rien, et quem’importe ?

– Noll et Dick, pardieu ! Molly.

– Oui, oui… et avec eux on avaittoujours un coup à boire… C’étaientdeux amis… et ils ne se quittèrentpas même cette nuit là…

– Quelle nuit. Molly, ma belle ?…Voulez-vous les venir voir tous lesdeux ?

Elle frissonna de la tête aux pieds.Un éclair traversait la nuit de sacervelle.

– Qui êtes-vous, l’homme ?demanda-t-elle d’un ton bref et sec.

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L’ancien intendant de policeentr’ouvrit sa houppelande, etmontra un flacon d’eau-de-vie deFrance qu’il venait d’acheter sur laplace de la Tour.

– Je vends de cela, Molly, répliqua-t-il au comptant ou à crédit, selon lespersonnes.

Elle tendit la main comme malgréelle.

– C’est de la bonne étoffe, poursuivitM. Temple ; vous avez dû vous enrégaler à Paris.

– Je suis comme une pierre, grondala grande femme en fronçant lesourcil. Je vous défie de me faire

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parler !

Elle avançait toujours la main. Levieux Gregory déboucha le flaconavec bruit.

– Goûtez-moi cela, petite mère !s’écria-t-il d’un ton engageant.

Molly mit le goulot entre ses dents,comme pourrait faire un voyageurperdu dans les sables, qui n’auraitpas vu d’eau depuis trois jours. Ellepoussa un large soupir après avoirbu, et fit claquer sa langue.

– C’est bon, dit-elle, mais j’aimemieux le gin le vrai gin !

Puis s’appuyant des deux mains à la

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table, parce qu’un vertige la prenait,elle ajouta :

– Est-ce vous qui m’avez parlé deNoll Green et de Dick de Lochaber ?

– Qui sont ceux-là ? réponditeffrontément l’ancien intendant depolice ; est-ce que vous rêvez debout,bonne femme ?

Les yeux morts de l’ivrognesseroulèrent dans leurs orbites caves.

– Quelqu’un m’a parlé de Dick et deNoll… balbutia-t-elle péniblement ;mais il était autrement habillé quevous… Il voulait savoir…

– C’était quelque sergent déguisé,

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Molly ; il faut prendre garde.

– Ah ! ah ! ils peuvent se déguiser,jeune homme ! je suis comme unepierre quand je veux… Dick n’auraitpas pu boire autant de gin que moi,non, lui qui avalait un seau debière… et je ne craignais pas un coupde poing de Noll… J’ai porté Ned,mon homme, pendant quatre lieues,en venant de Boulogne à Paris. Il nepèse pas moitié d’une corbeille decharbon de mer, quoique ce soit ungentleman !

M. Temple poussa un tabouretauprès d’elle et s’assit.

– Prêtez votre pipe, dit-elle, si vous

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êtes un bon compagnon.

M. Temple était un bon compagnon,ou du moins un compagnon trophabile pour ne pas être, muni de tousles accessoires de son rôle. Il tira desa poche une pipe de matelot, commevous n’en auriez pas trouvé dutunnel à Vauxhall-Bridge. Molly luidonna, sur l’épaule, en témoignagede son contentement, un coup depoing qui fit craquer ses os. Ellebourra la pipe avec volupté.

L’heure avançait cependant, et labesogne n’avait pas fait un pas.L’ancien intendant de police, prêtaitl’oreille souvent aux bruits del’escalier. D’un instant à l’autre le

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gentleman Ned pouvait revenir.

Il prit une demi-poignée de tabac etla pétrit dans sa main pour en faireune chique, sauf le respect qui est dûaux lecteurs. Molly avait sur lui sesyeux ternes. Elle dit :

– A Paris, je ne vous aurais paslaissé me prendre une si grossebouchée, l’ami !

– C’est qu’à Paris vous n’aviez pasun chapeau neuf et une belle robe desoie, mon enfant. Maître Knob m’adit que vous aviez manqué de pain,là-bas ?…

– Du pain ! répéta la grande femmeavec un ineffable mépris ; on a

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toujours assez de pain ! – Mais,ajouta-elle, tandis que son briquetattaquait le caillou d’un choc assezferme encore, j’ai été un jour et unenuit sans avoir un coup à boire !

Elle prononça ces derniers mots d’unaccent solennel, et sa physionomieexprima une véritable horreur.

– Ca n’a pas duré longtemps,heureusement, glissa le vieuxGregory.

– Ca a duré jusqu’au soir où monhomme a rencontré milord.

Elle appuya familièrement ses deuxgros pieds sur les genoux deM. Temple, et se prit à fumer sa pipe

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avec plaisir. M. Temple avait de lasueur par tout le corps. Il sentaitbien que toutes les subtilitésemployées d’ordinaire dans lesinterrogatoires s’émousseraientcontre cette borne. Il eût fallu laverge de Moïse pour en faire sortir lafontaine.

Et cependant il avait la complètecertitude que Molly pouvait d’un motrétablir sa partie perdue et luifournir l’arme qui lui manquait. Ilétait là, rôdant comme un renardautour d’un poulailler sans portes.

Molly était retombée dans le silence.

– Ned Knob est riche maintenant,

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reprit M. Temple ; je fourniraicinquante bouteilles à crédit, si l’onveut.

– De gin ? prononça Molly dont lesprunelles eurent une lueur livide.

– De gin ou de brandy… Maintenantqu’il travaille pour milord, on peutavoir confiance, c’est certain.

Molly but une lampée d’eau-de-vie,et dit avec une vague intention defaire aussi de l’habileté :

– C’est certain, vieil homme.Comment perdre avec des gens telsque nous ? vous pouvez mettresoixante bouteilles et les apporterdemain, sans rien risquer.

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– Demain, soit ! soixante bouteilles.

Il vint un peu de rouge aux joues dela grande femme. Elle avaitconfusément l’idée de ne pointmontrer sa joie. Mais soixantebouteilles ! elle ne put résister ; ellese mit sur ses pieds d’un effortviolent et traversa la chambre entrois ou quatre longues enjambées.C’est à peine si elle chancelait. Enrevenant, elle agita ses brasmusculeux et essaya de danser. Sachanson, entonnée d’une voixd’homme, éclata comme un tonnerre.

Elle se tut soudain et s’arrêta devantM. Temple, dont elle caressa lementon.

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– Dieu me damne ! cria-t-elle, car lemouvement avait modifié la naturede son ivresse, et l’exaltation laprenait, Dieu me damne ! et vousaussi, gentleman ! et toute la terre !J’ai ouï dire dans les églises qu’il n’yavait pas de gin au ciel !… Monhomme Ned est tout petit, voyez-vous, mais il a encore plus d’espritque moi… Il m’a dit : « Sois commeune pierre quand on voudra te faireparler ! Ai-je parlé ! répondez !…Jamais ! quand il s’agirait d’un coupà boire ! Eh bien ! écoutez cela ! Monhomme Ned a suivi milord depuis lepont de Blackfriars, à Londres,jusqu’au Palais-Royal de Paris, et du

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Palais-Royal jusque…

Elle hésita.

M. Temple mit toute sa force à larepousser et dit brusquement :

– Laissez-moi la paix, bonne femme !Est-ce que j’ai besoin d’écouter voshistoires ?

La folle colère de l’ivresse mit dusang sous les paupières de Molly.

– Et si je veux causer, vieux courtierde liqueurs volées ! s’écria-t-elle enjoignant à cette apostrophe unchapelet de blasphèmes. C’est troisbouteilles de gin tout au juste qu’ilfaut pour me délier la langue,

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entends-tu et alors je vaux mieuxqu’un avocat. J’ai mon compte. Soispendu si tu ne conviens pas que monhomme Ned a de l’esprit commequatre !

– Le gin volé ne vaut-il pas bienl’autre ! grommela l’ancien intendantde police qui saisit l’idée auxcheveux.

– Vieux coquin ! continua Mollycaressante… Oui, oui… je mesouviens bien de t’avoir vu quelquepart… au Sharper’s ou au Saint-Antoine !… Mon homme Ned vintm’éveiller là-bas, dans notre trou,avec un coup à boire, et il me fitprendre la pelle et la pioche… Il était

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aux environs de minuit, et jemarchais vite pour me réchauffer.Maître Knob soufflait derrière moi…Il y a de ce côté-là un bal, et, de partous les diables, Maître Knob m’yconduisit le lendemain… J’ai dansé àTivoli, et tout le monde regardait marobe rouge… Les jeunes gentlemenfrançais m’apportaient des petitsverres d’eau-de-vie… Autant boiredans un dé à coudre, n’est-ce pas ?…Je leur dis : Soyons tous damnés,jeunesses, ai-je l’air d’un moineaufranc pour boire dans un joujou ? etj’en versai trente de leurs petitsverres dans le chapeau de monhomme Ned, qui criait : Gentlemen !

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c’est à moi ce trésor-là !… Ils nesavaient pas ce que nous avions faitla veille, de l’autre côté du mur… etpersonne ne le saura, vieil homme,car je suis comme une pierre !

– Parlons plutôt de nos affaires,femme ! dit M. Temple d’un tonbourru, dès qu’il la vit s’arrêter.Tout cela ne me regarde point.

– Sois brûlé par le feu éternel, toi !hurla Molly qui le saisit par le cou ;je t’étranglerai comme une poule situ ne veux pas faire à ma fantaisie !

Elle le lâcha et s’assit sur ses genoux.

– Ils étaient tous les deux à lataverne qui est de l’autre côté du

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chemin, reprit-elle aveccomplaisance, – j’entends du cheminqui borde le jardin du bal… et j’y aidîné à cette taverne… mon hommeNed voulut dîner dans la chambre…Il ne mangeait guère, car il pensaitaux deux corps morts que nousavions enterrés… et c’était pour celaque j’avais emporté la pelle et lapioche… Non, il ne mangeait guère :c’est encore tout jeune… mais moi, jebuvais… Noll et Dick étaient desamis, mais n’est-il pas vrai que nousmourrons tous ?… Tant pis pourceux qui n’ont pas du tout ce qu’ilspouvaient boire ! Passez la bouteille,l’homme : pas l’eau-de-vie, le gin !

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Le vieux Gregory défaillait sousl’énorme poids de la géante ; sespauvres genoux fléchissaient. Ilpassa, la bouteille, et Molly en téta legoulot avec délices.

– Ah ! ah ! ah ! reprit-elle en riant deson rire pesant, tu ne veux pasm’écouter ! La taverne a un nomfrançais, quelque chose comme leGourmand du jour. Les Français sontdes gloutons qui aiment mieuxmanger que boire… Maître Knobavait suivi milord depuis le Palais-Royal jusque-là… Noll et Dickattendaient milord… Maître Knob seglissa dans les champs et grimpajusqu’à la croisée pour voir ce qui

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allait se passer. Milord n’entra pastout de suite, parce que bien sûr ilécoutait à la porte. Maître Knob eutle temps de voir que Dick et Nollavaient leurs couteaux sous lachemise. Ils comptaient faire une finde milord.

Milord entra. Il apportait de l’argent.Noll et Dick avaient travaillé pourlui, je ne sais pas à quoi, mais cedevait être de bonne besogne, car ilmit pour six cents livres sterling debanknotes sur la nappe. On peutfaire n’importe quoi pour six centslivres. Chacun sait bien du reste quemilord paye comme un roi, et c’estune bonne place pour un jeune

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homme de l’âge de maître Knob…

L’argent fut compté. Dick et Nollétaient ivres à demi ; cependant ilsn’osaient pas attaquer milord, quiétait sans armes. Ils avaient l’air dedeux taureaux auprès de lui, élégantcomme une femme ; mais il faut ducourage pour se mettre sur JeanDiable, quand on n’est que deux. Ilsse faisaient des signes, chaque foisque milord tournait la tête… à quicommencerait… Ned les voyait bien ;peut-être que milord les voyait bienaussi, car il voit tout.

Il était calme entre eux deux, lescoudes sur la table. Il fit apporter unpunch, du madère, du rhum et de la

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menthe pour faire un strongburnt.Ill’accommoda lui-même. C’étaitl’occasion : Dick et Noll attendirent,pensant que la boisson allait leurdonner du cœur.

Quand le bol fut vide, ils étaientivres tout à fait, mais ils n’osaientpas encore.

Milord se leva et dit à Noll tout d’uncoup.

– Ce n’est pas bien de voler uncamarade !

Et pendant que le boxeur le regardaitbouche béante, milord dit à Dick :

– Noll t’a volé tes trois cents

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guinées.

Dick fouilla dans sa poche, qui étaitvide. Les six cents livres étaient dansle gousset de Noll.

Mon homme Ned, qui était assis surle bord de la fenêtre avait regardé detous ses yeux. Demandez-luicomment la chose se fit, il ne pourravous le dire ; Jean Diable est unsorcier.

Noll et Dick se levèrent à leur tour,tremblants sur leurs jambes et lesang aux yeux. Satan sait ce quemilord avait mis dans le bol. Leurivresse était de la fureur. Dick se jetasur Noll comme un dogue enragé.

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Milord les sépara en disant :

– Sortez et boxez comme des Anglaissur le gazon ou la terre fraîche. Jeserai témoin, et s’il y en a un demort, l’autre ne sera point inquiété.

Ils vinrent dans le champ. Milord futtémoin. Noll était trop fort pourDick ; mais, avant de tomberassommé, Dick avait tiré soncouteau et taillé le poignet de Noll,qui s’en alla se coucher sous unbuisson.

Maître Knob voyait tout cela, cachéderrière un talus. Il vit milord aller àDick d’abord. Dick soufflait commeun bœuf. Milord lui souleva la tête

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sur un genou et lui posa la main surla gorge : Dick ne souffla plus. Nollrâlait. Milord passa une main sousses cheveux et mit l’autre à la gorge,comme il avait fait pour Dick ; Nollcessa de râler. Milord se retira. Etquand nous vînmes avec la pelle et lapioche, ils étaient bien morts tous lesdeux, Noll et Dick. Ils étaienthabillés, Dieu merci ! comme desprinces. Moi, en cherchant si Nollavait des bagues, je vis son doigt demoins, et je ne le reconnus que là…Nous eûmes un bon paquet denippes… Maître Knob, pendant queje creusais la fosse, arracha deschardons pour les replanter dessus

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dans la terre fraîche… Il a de l’esprit,et je ne le contredis jamais…Cependant les chardons étaient unemauvaise idée, car ils ont dû sedessécher… et si j’avais à retrouverles deux cadavres, j’irais tout droitaux chardons morts, là-bas, dans laplaine de Tivoli…

M. Temple déroba ses jambesendolories. Molly tomba comme siune trappe se fût ouverte sous elle.Elle s’étendit tout de son long sur letapis, au lieu d’essayer de se relever.Ainsi couchée, elle riait le rireépuisant de la dernière ivresse.

Puis devenant sérieuse :

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– Je n’ai rien dit de tout cela,prononça-t-elle d’une voix rauque etchargée de sommeil. Ils n’aurontjamais de moi une parole, car je suiscomme une pierre… je me sens faible,l’homme ! Il y a trop longtemps queje n’ai eu un coup à boire !…

q

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U

VI - Mivart hôtel.

ne heure après,Gregory Temple étaitplongé jusqu’au cou dansun bain et donnait ordreau valet de l’hôtel qu’ilhabitait dans Leicester

square de faire passer à la vapeur lelinge et les vêtements dont il s’étaitservi depuis deux jours. Il y avait là-dedans des souvenirs du Sharper’s et

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des parfums empruntés au domiciledu gentleman Ned. M. Temple gardaitces terribles effluves tout au fond deses fosses nasales. Il eût voulu seretourner comme un gant pourbaigner à grande eau l’intérieur deson corps. Le mieux, en ces cas-là,est de se faire transpirer violemmentpar un moyen gymnastique ou autre ;mais rien n’y fait, en définitive, et àcela, comme aux grandes douleurs, iln’y a qu’un remède : le temps.L’odeur de la jolie Molly et dugentleman Ned est en effet pour lemoins aussi tenace qu’elle estpénétrante. Une société depharmaciens, d’artistes et de savants

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ferait sa fortune à inventer uneessence pour la toilette qui jouiraitde propriétés pareillement obstinées.Mais le mal seul semble être durableen ce bas monde, et les plus gracieuxarcanes deviennent souillures enquelques minutes au contact des plusbeaux corps.

Dieu a fait l’air pur ; le diable aobtenu la permission d’attacher àchaque vice un miasme : ce sont lesdeux extrêmes. Entre Dieu et lediable, les dames ont glissé l’eau deCologne, ce parfum-légion qui portemille noms et qui pue toujours.Pardon du mot, pardon à genoux,mais le verbe sentir mauvais ne me

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paraît ni assez français ni assez fortpour rendre la torture infligée auxnarines par toutes les bonnes odeursde ces dames. Le divin Platon étaitbien jeune, puisqu’en proscrivant lespoëtes, il n’a pas songé auxparfumeurs !

Gregory Temple, en sortant du bain,se fit brosser à grande eau commeune serviette à la lessive ; on luicoupa les cheveux, on lui rasa labarbe, ses ongles furent passés à lapierre ponce et ses dents au corail.Cela suffisait pour les tiers, mais,pour lui-même, c’était peu. Quandune émanation pestilentielle estentrée en nous, elle s’accroche à nos

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muqueuses avec un entêtement quitient du prodige. Le sentimentd’horreur peut persister une semaineet se renouveler à chacune desaspirations pulmonaires qui sont lavie même. On emporte le mal avecsoi comme l’atra cura d’Horace ;vous avez beau fuir, l’aiguillon estdans votre chair, le poison voyageavec vous.

Gregory Temple ne se plaignait pas.Le soldat vainqueur eut-il jamaisl’idée de maudire sa blessure ?Gregory Temple était vainqueurencore une fois, après avoir subi unsi humiliant échec dans la matinée,et, selon la pente de sa nature, il

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triomphait en lui-même hautement etsans réserves. Il tombait vite, mais ilse relevait de même. Il ne faut jamaisdédaigner les adversaires qui sontfaits ainsi. Là était la force del’hydre qui vivait toujours en rime deses sept têtes. L’Olympe eut besoind’Hercule pour vaincre ce reptile.Aussitôt qu’il était relevé, M. Templerecouvrait tout de suite ses plushauts esprits, comme disent lesAnglais ; il remontait d’un élan ausommet de sa confiance en lui-même,et ne se souvenait de sa défaite quepour aspirer plus passionnément autriomphe définitif.

Il avait conquis son arme. Son

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carnet, qui était près de lui, avaitdéjà ses notes rapidementcrayonnées. Il allait courir à unebataille nouvelle dont son infatigablebesoin de travailler établissaitd’avance le plan.

Ses calculs, nous l’avons laissé voir,avaient changé complètement de but.Nous l’avons vu autrefois enfermédans son fantastique laboratoire etpoursuivant, avec un acharnementd’alchimiste, la solution du problèmequi le fuyait. Le problème étaitrésolu pleinement désormais ; lecalculateur avait dégagé l’inconnuede son équation ; sa méthodealgébrique d’abord fourvoyée s’était

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trouvée juste, en définitive ; il savait.Il pouvait se dire à lui-même et crieraux autres : Voici un homme qui estl’assassin de Constance Bartolozzi.

Il avait donc marché en définitive,marché très-vite et très loin.

Mais celui qu’il poursuivait avaitcouru.

La distance entre eux deux restait lamême si elle n’avait pas grandi.

A l’exemple de ces assiégésindomptables qui élèvent denouveaux remparts derrière leursmurailles démolies, la citadelle,assaillie par Gregory Temple, restaitintacte. L’ennemi avait abandonné

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ses ouvrages extérieurs, il est vrai,mais il était debout, solide et sansblessures, derrière les glacis d’unenouvelle forteresse.

Et de là il avait attaqué à son tour, etde son premier coup il avait remplide deuil la maison de son adversaire.

M. Temple savait : sa certitude étaitmathématique ; mais il était seul àsavoir et il n’était pas juge. Leproblème posé maintenant était defaire entrer sa conviction en ceux quiavaient mission de juger.

Or, c’était là que son adversaire,quelque nom qu’on lui donne icidésormais, Tom Brown ou le comte

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Henri de Belcamp, James Davy ouJean Diable, c’était là que sonadversaire l’avait devancé, coupantle terrain de tranchées et d’obstacles,multipliant ses défenses avec cetteactivité infatigable, avec cetteintelligence supérieure qui forcepresque toujours la victoire.

Dès l’abord, il s’était introduitauprès de M. Temple sans défiance,et c’était entre les murs mêmes dubureau de police de Scotland-Yardqu’il avait préparé à loisir sespremières machines de guerre.Aujourd’hui même, M. Temple enavait eu une éclatante et toutenouvelle preuve. James Davy était

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resté seul dans son bureau, aprèsson départ, le soir où il avait donnésa démission d’intendant supérieur,et deux dossiers avaient disparu : ledossier Brown, le dossier O’Brien.

Et maintenant que M. Temple avaitune clé pour expliquer les énigmesdu passé, il retrouvait partout cemême agent mystérieux de seserreurs, de son malheur. C’étaitJames Davy qui, tout en feignant deprotéger Richard Thompson, ce douxet loyal enfant, avait dirigé vers luiles soupçons. James Davy avait été letémoin du mariage secret. Qui saits’il n’avait pas été le premier auteurde ce roman ? Comme on sème

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l’amour, il vient. Suzanne etThompson, ignorant la vie tous lesdeux, avaient dû céder à quelqueinfluence étrangère. Ni l’un ni l’autren’aurait osé de lui-même commettreun acte si grave.

Chose plus caractéristique encore,Suzanne, enfant gâté, n’avait pointde raison sérieuse pour craindre sonpère ; Richard, traité toujours enfavori, se trouvait dans le même cas.

Pourquoi n’étaient-ils pas venustous les deux en se tenant par lamain, et pourquoi n’avaient-ils pasdit : Père, nous nous aimons, faitesnotre bonheur.

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Gregory Temple n’eût point répondupar un refus. Sur l’honneur ! il enétait sûr.

Une fois, il est vrai, une paroleimprudente et orgueilleuse lui étaitéchappée. Il avait dit, en parlant dela fille d’un lord en train de jouer cevaudeville si commun en Angleterre :

« On n’épouse pas le fils d’unecomédienne ! » Mais cela eût-il suffisi quelque méchante interprétationn’eut grossi l’importance de cetteboutade ?

Or, il n’y avait pas à chercherl’interprète : James Davy était làquand la parole avait été prononcée.

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Faire de Richard le gendre deGregory Temple, puis lancer GregoryTemple sur les traces de Richardfaussement accusé de meurtre, tellesétaient les prémisses de cesyllogisme en action, taillé depuis àmille facettes, que Jean Diableopposait à son adversaire.

Car l’ancien intendant de police,détectif puissant, éprouvé, sûr delui-même, devait trouver des traces,même dans une fausse voie. JeanDiable se chargerait du reste d’enparsemer le sol. L’ancien intendantde police devait marcher en avanttoujours, comme c’était son génie,rassembler un arsenal de preuves,

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dépenser les trésors de son habiletéà rendre ces preuves vraisemblables,et fonder enfin les bases d’une de cesbelles et difficiles instructions quiavaient rendu son nom célèbre.

Pour peu qu’il eût le temps de polirl’œuvre, son gendre était perdu !

Et la perte de Richard Thompson,c’était le salut de Jean Diable.

Jusqu’ici, le calcul de Jean Diableétait juste exactement etterriblement. L’œuvre de GregoryTemple, accomplie avec conscience,avec passion aussi, avait une tellesolidité que Gregory Temple lui-même ne pouvait plus la détruire.

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L’histoire des erreurs judiciaires estun livre effrayant et long. Lessociétés, pour le besoin d’unedéfense légitime, dressent certainshommes à une certaine gymnastiqueintellectuelle dont le but est de faired’eux, précisément les limiers qu’ilfaut pour chasser au malfaiteur.L’homme, on doit bien l’avouer, n’apas les sûrs instincts de l’animal. Lechien court au loup : quand il netrouve pas le loup, jamais iln’étrangle le mouton errant sousprétexte que ce mouton, ressemble àun loup. L’homme, qui a au-dessusdu chien la raison et la manie, prendson loup où il le trouve ; et quand ce

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loup est un lapin, ma foi ! qu’y faire ?

Errare humanum est ! s’écrie ledésolant axiome des philosophes. Etil fallait un loup.

Le vrai loup, cependant, est au bois,où il continue tranquillement soncommerce.

Gregory Temple avait fait un loup.Ce loup était un chef-d’œuvre,d’autant mieux que Jean Diable yavait mis la main. Gregory Templeavait beau crier désormais : Ce loupest une brebis, on lui riait au nez.Son œuvre était plus forte que lui, etPygmalion succombait étouffé sousGalatée.

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Pendant toute la première phase dela lutte, où il allait perdant saréputation, sa raison et sa vie, pièceà pièce en quelque sorte, et commeles malades du jeu perdent leurhonneur avec leur argent, c’étaitl’inconnu qui s’était dressé devantlui. Maintenant le fantôme avait priscorps, et, au moment où Gregorytriomphant s’élançait pour le saisir,le fantôme armé de toutes piècesl’avait arrêté d’un défi et d’unemenace : défi sérieux : menaceredoutable, que Gregory Templeretrouvait désormais partout ettoujours autour de lui. La secondephase de la lutte était bien plus

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terrible que la première. Celui quifuyait jadis frappait maintenant. Dufond de sa prison, il étreignait sonennemi d’un bras surnaturel ; ill’attaquait à la tête et au cœur ;l’écrasait sous la raillerieméprisante, il l’ensevelissait dans ledeuil.

Il se chargeait, par une expérienceimplacable, de démontrer àl’inventeur la véritable portée de saméthode ; il se chargeait d’enseignerau dialecticien la puissance de sonpropre argument ; il disait àArchimède, enfant : Voilà ce qu’estton levier !

Et l’inventeur éperdu voyait sa

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pensée dans les profondeursnouvelles ouvertes sur ses pas.Figurez-vous le moine de Fribourg aulendemain du jour où le hasard fitdétoner entre ses mains un peu desoufre et de salpêtre.

Figurez-vous Berthold Schwartz enface d’une mine chargée de dix millekilogrammes de poudre et qui fendune montagne en éclatant ! Figurez-vous Salomon de Caus quittant labouilloire qui vient de lui dire àl’oreille le premier secret de lavapeur, et voyant passer tout à coupsur le viaduc sonore ce démon auxentrailles de feu, qui changeaujourd’hui la face du monde et

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entraîne des milliers d’hommes danssa fuite rapide comme un tourbillon !

Gregory Temple n’avait faitqu’entrevoir l’impossible. JeanDiable, son élève, avait reçu de lui leprincipe et en tirait lesconséquences.

Cette forteresse où Jean Diables’enfermait s’appelait l’Impossible. Ilétait là-dedans, comme l’Ariosteplace l’enchanteur Atlant, dans sonchâteau magique dont les muraillesétaient d’acier poli.

Mais, dans la réalité comme dans cescontes de fées, il y a un mot toujourspour détruire les plus forts

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enchantements. L’impossible aussi asa clef, parce que, Jean Diable nousl’a dit lui-même, l’impossible humainne peut jamais être quel’invraisemblable, poussé à unecertaine puissance.

Il est un ordre d’idées dans lequelnous aurions pu trouver des trésorsde comparaisons. Les peaux rougesde l’Amérique du Nord ont une façonde faire la guerre qui ressembleexactement au duel engagé entreGregory Temple et Jean Diable. Ils nes’attaquent jamais de front, et leursuprême habileté est prodiguéetoujours dans le seul but d’arriver àune surprise. La guerre est pour eux

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la chasse à l’homme.

Supposez cependant le plus habiled’entre eux un de ceux quel’inimitable pinceau de FenimoreCooper a fait vivre : quelle que soitson adresse et quelle que soit sasubtilité, il laissera toujours unedernière trace, car pour effacerl’empreinte d’un pas il faut avoir faitun autre pas.

Le mot qui détruit l’enchantement,c’est cette dernière trace ; la clef del’impossible, c’est cette suprêmeempreinte que rien ne peut effacer.

Jean Diable n’avait pu échapper àcette loi. Sa dernière empreinte,

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c’est-à-dire son dernier crime, àl’aide duquel il avait effacé peut-êtretous ses autres crimes, devait existerquelque part. Gregory Temple avaittenu aujourd’hui sur ses genoux lagéante Molly, pour savoir oùchercher cette dernière empreinte.

Déjà, bien des fois, M. Temple avaitainsi ouvert la main avidement,croyant saisir une arme. Jean Diable,comme quelques grands peintres,traitait en effet certains détails avecune incroyable négligence. Nousciterons par exemple ce qui serapporte à l’enfant de Suzanne et àPierre Louchet. Mais, pour ce cascomme pour d’autres, la négligence

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de Jean Diable avait sa raison d’être.Il marchait très-vite vers son butfinal, très vite et très-droit, Malgré lamultiplicité de ses détoursapparents. Chaque pas fait, nous leverrons bien, était une positionprise. Personne n’avait le secret deson travail, et ses conquêtesn’étaient pas toujours apparentes.Loin de là, quelques – unespouvaient ressembler à des pertes ouà des échecs ; mais c’étaient desconquêtes.

Or, la position prise reléguait dansl’inutile toutes les préparations quela conquête avait nécessitées. Leniveau changeait. Il n’était plus

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permis d’attaquer d’en bas cettenouvelle plate-forme. Jean Diable, onpeut le dire en toute rigueur,mesurait la solidité de chaqueressort à la durée de son utilité.

L’enfant de Suzanne, et parconséquent tout ce qui se rapportaità ce levier devait cesser de jouer unrôle aussitôt après la doublearrestation au château de Belcamp.C’était combiné ainsi ; jean Diablen’avait plus à s’occuper de cela. Illaissait derrière lui une jeune mèreheureuse, et gardait, pour expliquerau besoin sa conduite, ce fait que lesecret de Suzanne ne lui appartenaitpoint. La femme de Thompson

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conservait volontairement son nomde miss Temple ; miss Temple nepouvait publiquement reconnaîtreson enfant. Que reprocher à celui quirend un service à une femme ?

Ainsi du reste. Dans son système,tout lien qui ne servait plus pouvaitrompre ou lâcher, mais toute attachesérieuse était un câble.

Aujourd’hui cependant M. Templeavait une arme, une vraie arme.Pourquoi ? parce qu’un fait imprévus’était jeté à la traverse descombinaisons de Jean Diable. Le soirde la représentation de Joconde, àl’Opéra-Comique, le gentleman Neds’était glissé dans la calèche

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stationnant rue Saint-Lazare, et legentleman Ned avait une femme.

Telle barre de fer qui porterait unemaison contient une paille et romptsous le poids d’un enfant.

M. Temple avait une arme. Lesnatures spéculatives restent jeunesen dépit de l’âge, parce que en ellesl’âge n’éteint pas la passion. Ensortant de son bain, l’ancienintendant de police se sentait fortcomme aux meilleurs jours de sagloire. Il ceignait ses reins pour labataille, et son exaltation luimontrait déjà le triomphe. Vers cinqheures du soir, il se fit habiller avecbeaucoup de soin, et monta dans une

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voiture qui le conduisit à l’hôtelMivart.

La célébrité de l’hôtel Mivart àLondres dépasse de beaucoup cellede l’hôtel Meurice à Paris. Ce sont leshôtes qui font la gloire de cesmaisons, et toute l’Europe illustre apassé à l’hôtel Mivart. Ce magnifiquecaravansérail qu’on a bâti chez nousdepuis peu, en face du Louvre,mériterait de gagner la premièreplace entre toutes les hôtelleries del’univers, s’il ne passait déjà, pouravoir une clientelle un peu mêlée. Lesrois n’aiment pas à prendre, mêmepour un jour, un palais dont lescombles ont tant de petites chambres

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à louer.

A l’hôtel Mivart, M. Temple demandale comte Frédéric Boehm.

On lui fit monter un escalier latéraldont les marches, le mur et la rampeétaient habillés de tapis turcs,suivant le luxe anglais. Sur le carré,vêtu comme l’escalier, un valet aupas silencieux, vêtu de noir bienmieux qu’un ministre, lui demandason nom discrètement, etl’introduisit dans une antichambrevaste, doublée de moquette danstoute son étendue.

M. Temple donna sa carte. L’instantd’après, un abbé autrichien, avec sa

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grande redingote et ses bottes degendarme, vint le recevoir à la portedu salon.

Le salon, autre boîte doublée de lainesombre, et triste à navrer le cœur,contenait quatre personnages assis àgrande distance les uns des autres,autour de la grille où brûlait un feude houille. C’étaient, outre le prêtre,docteur en théologie, un docteur enmédecine et un docteur en droit. Onpaye des primes aux gens qui ne sontpas docteurs en Allemagne.

Le médecin s’appelait docteurWeber ; le légiste, docteur Spiegel ; leprêtre, docteur Arnheim. Ilsdirigeaient, le premier la santé, le

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second les affaires, le troisième laconscience du jeune comte FrédéricBoehm, qui n’était pas moinsdocteur qu’eux, ayant soutenu troisthèses à l’université de Prague.

Le docteur Weber, le docteur Spiegelet le docteur Arnheim avaient eneffet l’air de trois docteursparfaitement respectables. C’étaienttrois honnêtes figures allemandes,paisibles et un peu massives, quigardaient entre elles je ne sais quellecouleur de parenté. Leurs troisperruques étaient blondes, leurs sixjoues avaient un ton clair et blafard,leurs douze paupières possédaient lamême tendance à se rapprocher

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périodiquement, battant le rappel dela somnolence.

En entrant dans cette vaste pièce,Gregory Temple cessa de sentirl’arrière-goût du tabac de la jolieMolly, parce que les pipes des troisdocteurs et celle du jeune comtemettaient dans l’atmosphère un puret véhément parfum de tabaclevantin, excellent pour les amateurs.

Les docteurs avaient des pipes deporcelaine ; le jeune comte se servaitd’une admirable pipe turque à tuyaud’ambre. C’était le feu éternel deVesta : cela ne s’éteignait jamais.

Le comte Frédéric Boehm était un

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très-grand jeune homme,d’apparence maladive, et beaucomme une femme remarquablementbelle. Ses magnifiques cheveux noirs,soyeux et lourds s’échappaient enboucles nombreuses de sa toqueillyrienne en velours brodé d’or. Ilportait une robe de chambre develours aussi, en forme dedalmatique, relevée aux hanches parune torsade de soie où couraient deminces fils d’or. Sous sa robe dechambre, il était botté et éperonné.

Si le caractère se peut juger d’aprèsla physionomie, Frédéric Boehmdevait être brave comme un lion ettimide plus qu’un enfant. Il y avait je

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ne sais quelles harmonies sérieuses,tristes même, dans les courbes deson front noble et largementombragé. Son regard tendre nageaitsous la ligne délicate de ses sourcils ;et la couleur féminine était surtoutdans l’étrange mélancolie de sonsourire.

Il se leva ainsi que tout son mondeafin de recevoir M. Temple, et fitquelques pas vers lui pour le saluercordialement mais gravement.

– Je vous remercie d’être venu,monsieur, lui dit-il.

– Comte, répondit l’ancien intendantde police, si vous n’étiez pas venu me

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trouver en Angleterre, j’aurais fait levoyage d’Allemagne.

– Pour me voir, monsieur ? demandale comte Frédéric Boehm qui baissales yeux.

– Pour vous voir, comte… J’ai besoinde vous plus encore que vous nepouvez avoir besoin de moi.

Les trois docteurs étaient debout. Ilsgardaient le silence. M. Templen’avait besoin que d’un coup-d’œilpour juger un homme : c’étaitrigoureusement son métier. Il restaen face de ces trois hommes commes’il eût tourné trois pages d’un livreécrit en langue inconnue.

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Frédéric Boehm roula lui-même unfauteuil et le désigna d’un gestecourtois à l’ancien intendant depolice.

– Comte, lui dit M. Temple, il fautque nous soyons seuls.

Les docteurs choisirent précisémentcet instant pour s’asseoir tous lestrois à la fois, et leurs trois longuespipes, lancèrent de nouveau desnuages de fumée.

– Je suis l’intendant de SonExcellence, dit Spiegel.

– Je suis son médecin, reprit Weber.

– Je suis son confesseur, ajouta

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Arnheim.

Et tous trois en chœur.

– Le jour, nous ne quittons jamaisSon Excellence ; la nuit, nousdormons dans sa chambre, autour deson lit.

Gregory Temple repoussa le siège quilui était présenté.

– Comte, dit-il, notre entrevue a prisfin avant de commencer.

Une nuance rosée vint sous la pâleurde Frédéric Boehm. Il ne tournapoint les yeux vers les trois docteurs,qui semblaient parfaitement décidésà conserver leur poste.

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– Quel droit ont sur vous cesgentlemen, demanda franchementM. Temple.

Le jeune comte hésita et répondit :

– Ce sont mes amis.

– N’y a-t-il que cela ?

– Je suis mineur, ajouta Frédéric enbaissant la voix, et j’ai dépensé unmillion de florins depuis quatremois.

– Sont-ils vos tuteurs ?

– Non, murmura le jeune comte.

– Nous sommes mieux que cela, ditenfin le docteur Spiegel sans tournerla tête.

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Et les deux autres répétèrent avecune certaine emphase :

– Nous sommes mieux que cela.

Ils étaient assis face au foyer tous lestrois. Le regard aigu de l’ancienintendant de police interrogea leursprofils perdus.

Frédéric Boehm prononça d’un ton sibas qu’on eut peine à l’entendre :

– J’ai l’honneur d’être le parent et lepupille de Sa Majesté Impériale etRoyale François-Joseph d’Autriche,et l’archiduchesse Marie-Louise,femme de Bonaparte, est mamarraine.

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– Excellence, dit sévèrement ledocteur Spiegel, vous touchez à unsecret d’Etat !

Arnheim et Weber se tournèrent deson côté comme des automates.

– Avez-vous la volonté d’agirlibrement, jeune homme ? demandaM. Temple, la tête haute, enpromenant son œil résolu sur lestrois docteurs.

Mes amis, murmura Frédéric Boehm,dont les tempes pâles avaient de lasueur, je vous donne ma paroled’honneur qu’il ne sera questionentre M. Temple et moi ni del’impératrice Marie-Louise, ni de son

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fils, le petit duc de Reischtadt… Jevous prie de vous retirer.

– Et si les gentlemen désirent rester,ajouta l’ancien intendant de police,j’ai en bas ma voiture. En Angleterreoù nous sommes, les médecins tâtentle pouls, les avocats plaident et lesprêtres officient ; c’est tout, quandmême ils tiendraient une autremission du fait de Sa MajestéImpériale et Royale, qui n’estmaîtresse que chez elle !

Les trois docteurs se levèrent sanstémoigner la moindre irritation.L’orateur de ce triumvirat étaitSpiegel. Il vint jusqu’au comteBoehm et le salua respectueusement

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en disant :

– Excellence, nous avons fait notredevoir, nous ferons notre rapport.

C’était une simple affirmationdépourvue de toute menace. Les deuxautres s’inclinèrent et ils s’enallèrent tous les trois avec leurspipes. Dès qu’ils furent partis,M. Temple prit la main du jeunecomte et lui dit :

– Je sais votre histoire aussi bien,peut-être mieux que vous-même ; jevous plains de tout mon cœur et jesuis prêt à vous servir.

La timidité de Frédéric Boehmsembla se changer en étonnement.

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Ses grands yeux languissants sefixèrent sur son interlocuteur, puisses paupières battirent comme si unelarme eût été derrière ses cils.

– Vous savez mon histoire !… répéta-t-il. Je ne l’ai dite à personne,monsieur.

– Ces trois espions…

– Je ne puis souffrir, interrompîtFrédéric avec vivacité, que vousparliez ainsi des trois hommes quiont été les amis dévoués de monpère. Ils essaient de me soustraire ausort de mes deux frères aînés ; ilsseront vaincus, parce que rien nerésiste à la destinée, mais ce sont de

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loyaux et dignes serviteurs.

– Comte, vous n’avez que vingt ans !… murmura Temple, qui ne putréprimer un sourire de supériorité.

– C’est jeune, il est vrai, pour mourir,répliqua le jeune homme ; mais j’aidéjà beaucoup souffert.

Il y avait une gravité si fière dansson accent, et un si haut rayond’intelligence s’était allumé tout àcoup dans sa prunelle, que laréplique s’arrêta sur les lèvres deM. Temple.

– Je me suis trop avancé, dit-il aprèsun silence ; au-delà de ce que je saisil y a peut-être d’autres malheurs.

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– Que savez-vous !… ou plutôtpermettez-moi cette formule,monsieur, car les choses qui sepassent chez vous revêtent parfois detrompeuses apparences que croyez-vous savoir ?

– Comte, s’écria l’ancien intendantstupéfait, à vous entendre, je doutede moi-même !… J’ai besoin de vousdemander tout de suite si vous nevenez point à Londres pourapprendre la vérité sur le meurtre dugénéral Maurice O’Brien, votrecousin par alliance.

– Et ami du major général Boehm,mon père… Si fait, monsieur.

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– J’ignorais ce dernier détail,prononça M. Temple avec unecertaine amertume. Je vais vous direce que je sais, ou ce que je croissavoir, pour employer votre propreexpression. Le général MauriceO’Brien fut assassiné dans la nuitqui précéda le jour fixé pour sonmariage avec une dame française,dont il avait eu un fils. Il me seraitimpossible de vous fixer aujourd’huiles dates précises, parce que lespièces relatives à cette affaire ont étésoustraites au bureau de police deScotland-Yard…

– Ah !… dit le jeune homme dontl’œil s’anima ; sous-traites !

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Le feu qui brilla un instant sous sapaupière ne parla point à laperspicacité, d’ordinaire si subtile,de l’ancien intendant. Etait-cesurprise, peine ou plaisir ?…

– L’assassin du général O’Brien,continua M. Temple, était, selon maconviction personnelle, un célèbrebandit anglais, Tom Brown,surnommé Jean Diable, qui étaitprécisément alors en Autriche sousle nom de George Palmer, avec samère, Hélène Brown. J’aurais pudonner en ce temps aux tribunaux dePrague tous les moyens decondamner cet audacieux malfaiteur.Mais deux jeunes gens appartenant à

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l’une des plus nobles familles del’Allemagne étaient compromis.

L’affaire fut étoufféesystématiquement. Ceci rentre-t-ildans l’ordre des faits qui vous sontconnus, monsieur le comte ?

– De pareilles calomnies ont étérépandues contre les comtes Albertet Reynier Boehm, mes bien-aimésfrères, répondit Frédéric avec unefroideur glaciale. Je ne l’ignorepoint : veuillez poursuivre.

– A vos ordres… Le comte Albert eut,le premier, l’administration del’immense fortune de votre famille,augmentée des biens de Maurice

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O’Brien, qui, permettez-moi de vousle dire, ne vous appartiennent àaucun titre, puisque le général avaitune fille, née dans le mariage…

La main de Frédéric Boehm se leva,puis retomba. Il était si pâle queM. Temple s’interrompit pour luidemander :

– Comte, vous trouvez-vous mal ? etfaut-il appeler votre médecin ?

Au lieu de répondre le jeune hommeappuya sa tête entre ses deux mains.

– Je parlerai après vous, murmura-t-il avec effort ; c’est pour la fille dugénéral O’Brien que je suis venu àLondres…

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Je vous prie de continuer, monsieur.

– Le comte Albert dut se croire quitteenvers l’assassin, – vous comprenezque je suis toujours ma version, etbien heureux serais-je de la voirrectifiée, – quand il eut payé lasomme convenue, deux cent milleflorins d’Autriche, selon un témoinen face duquel je vous mettrai àParis… Le comte Albert, en effet, nefut point inquiété pendant plusieursannées. L’assassin était entre lesmains de la justice anglaise, à laNouvelle-Galles du Sud. Il s’évada, ilrevint en Europe ; le comte Albert eutalors à subir de considérablesexigences. Le jour où il essaya de s’y

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soustraire, une insulte publique luifut adressée au théâtre de Vienne. Unduel s’ensuivit, et le comte Reynierdevint administrateur des biens deBoehm à la place de son frère mort…Est-ce cela ?…

– Non, monsieur, répondit Frédéric,mais cela y ressemble… je vousécoute.

– Même histoire pour le comteReynier, sauf qu’un coup de poignardremplaça le coup d’épée. Vous avezsuccédé au comte Reynier, vous avez,comme lui et comme votre frère aîné,cédé largement à de certainesexigences ; comme eux vous vousêtes lassé : vous avez peur d’être

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assassiné comme eux.

– Jamais peur, monsieur, prononçalentement le jeune homme, dont unintrépide sourire éclaira le visage ;mais, pour moi, il faut que l’assassinse hâte : sans cela on verra, pour lapremière fois depuis bien longtemps,un comte Boehm mourir dans son lit.

Il passa le revers de sa main sur sonfront et sembla un instant serecueillir. Puis regardant l’ancienintendant de police en face.

– Cet entretien doit être confidentieldes deux côtés, monsieur, dit-il. Dece que vous m’apprenez je n’useraique selon votre volonté ; puis-je

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compter sur la même discrétion devotre part ?

– Je suis un homme privémaintenant, reprit M. Temple. Je puism’engager à garder un secret.

– Je prends cela comme unepromesse, monsieur, et je vous parleà cœur ouvert… Le général O’Brienest mort assassiné, c’est ma foi vrai,bien que les médecins aient déclaréla mort naturelle. Mes deux frèressont morts assassinés… C’est laterrible guerre que se livrent enAllemagne deux sectes de francs-juges, dont l’une croit soutenir lesrois, dont l’autre pense servir lespeuples… Les rosen-kreuz ont tué

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O’Brien, leur implacable ennemi,cela, au nom des peuples… au nomdes rois, les porte-glaives ont tué lesdeux comtes Boehm, qui conspiraientcontre la Sainte-Alliance.

– Conspiraient-ils ? murmuraM. Temple, et cette inquisition destribunaux secrets existe-t-elle ? Mavie est déjà bien longue ; j’en aidépensé plus de moitié à surprendrele secret des choses et des hommes.J’ai vu de ces associationsmystérieuses jurer sur le poison ousur le poignard, et, presque toujours,profitant du bruit de leur serment, unvrai malfaiteur est venu derrièreelles, servant sa propre cupidité ou

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sa propre vengeance. Nous nesommes plus au temps des francs-juges, mais le crime, qui est éternel,profite de ces comédies… Avez-vousouï parler du meurtre de ConstanceBartolozzi ?

– J’ai assisté à sa condamnation,monsieur, répondit Frédéric Boehmavec calme.

M. Temple recula comme s’il eût reçuun coup en plein visage. Puis sesdeux mains frémissantes touchèrentson front, avec ce geste qui trahit laraison chancelante.

– Y avait-il donc un homme,balbutia-t-il, qui portait le nom de

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prince Alexis Orloff ?

– Moi-même, monsieur, répliqua lejeune comte, lors de mon premiervoyage à Londres.

– Et ce voyage eut lieu à quelleépoque ? s’écria M. Temple d’unevoix étranglée qui faisait un étrangecontraste avec le sang-froid de soninterlocuteur.

Celui-ci répondit :

– Aux mois de janvier et février de laprécédente année. Gregory Temple setut anéanti.

Ses calculs, son système, sa science,la passion de sa vie entière ! tout

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était-il néant ? Et n’y avait-il qu’unevérité : la folie qui tournait autourde son cerveau ?

– Mes nobles frères conspiraient,reprit Frédéric Boehm de sa voixtranquille et grave. Les porte-glaivesexistent et leur serment n’est pointun jeu. Les francs-juges sont de tousles temps. L’empereur d’Autriche apleuré à la mort d’Albert Boehm,qu’il aimait d’une affection toutepaternelle ; à la mort du comteReynier, son filleul, il fit le voyage deBude, où le crime avait eu lieu, etprésida de sa personne la tableroyale de Hongrie. La présence dusouverain ne fit jaillir aucune lueur

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de cette nuit… Au contraire de vous,monsieur, je suis tout jeune et j’aipeu vu. Je parle de ce que j’ai vu :notre Allemagne. Dans cette lutteténébreuse et suprême, les rois nesont pas plus les maîtres de ceux quicombattent pour eux que les peuplesne dirigent leurs propres champions.C’est une bataille à mort entre deuxgéants, qu’ils aient nom Principes,Intérêts ou Haines. Vous parliez dutemps et des choses qu’il tue. Il y aune chose morte, c’est l’obéissance.Rien ne sépare plus le vizir du tribun,et Séide est un Gracque qui sert le roison maître à la manière dont les filsde Cornélie servaient le peuple, leur

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esclave. Je ne suis pas venu versvous, M. Temple, pour savoir ce quis’est passé à Prague pour MauriceO’Brien, à Vienne pour AlbertBoehm, à Pesth pour le comteReynier. Ma lettre était un prétexte…Je n’ai besoin de renseignements nisur le solicitor Vood, à qui mesfrères ont compté des millions, ni

sur la maison Balcomb et Cie, qui vaétonner deux fois le monde : avec lavapeur et quelque chose de plusgrand encore. Vous avez uneréputation européenne ; à votre nomest attaché le mot détectif, qui veutdire découvreur. J’ai perdu un trésorsans prix ; pour le retrouver je

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donnerais la dernière goutte de cesang qui va manquer à mes veines. Jesuis le plus riche de toutel’Allemagne, après le prince deLichtenstein, qui a un revenu de 20millions de florins. Vous avez despassions et des devoirs qui vous ontfait pauvre sans que votre passionsoit assouvie ni votre devoiraccompli ; je viens vous acheter votreaide.

M. Temple mettait tous ses efforts àécouter, mais le sens précis desparoles prononcées lui échappait,parce qu’une idée bizarre et soudaineavait traversé son esprit, portant aucomble la confusion de son cerveau.

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Jean Diable était là-dedans ! Que cefût le cri de sa manie qui voyaitpartout Jean Diable désormais, ouque ce fût la voix de la vérité même,ce cri, cette voix, évoquaient unfantôme. Pourquoi ne dominait-il pascet enfant de vingt ans qui avaitbesoin de lui ? D’où venait encore cemirage qui, déjà une fois, avaittrompé sa vue ? Allait-il croire auprince Alexis Orloff, maintenant quece personnage était là sous ses yeux,disant : « Me voici. » Etait-ce làl’homme qui avait laissé à la gorgede Constance Bartolozzi cettemeurtrissure homicide ?

Il regardait le jeune comte Boehm

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avec des yeux effrayés et troublés,parce que la pensée du surnaturel quiavait essayé plusieurs fois de naîtreen lui frappait à coups redoublés auseuil de sa cervelle. Il était homme decalculs ; il avait passé sa vie à vanterla rigueur de son positivisme, maisces fanatiques de la déduction, cesalgébristes du chiffre moral, cesBarème, qui vont additionnant etpondérant les colonnes desprobabilités, sont précisémenttoujours près du rêve. Leurinstrument possède une puissanceréelle, puisqu’ils arrivent à desprodiges ; mais dérangez seulementl’aiguille, au point de départ, de

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l’épaisseur d’un cheveu, et vous lesverrez atteindre fatalement auxerreurs les plus fantastiques.

Gregory Temple regardait le jeunecomte Boehm, parce qu’il sedemandait s’il n’y avait pas làquelque diabolique illusion. Oùpouvait s’arrêter l’audace de JeanDiable ? où son pouvoir ? Depuistrois mois, lui, M. Temple, nemarchait-il pas environnéd’impossibilités et de sorcelleries ?

N’était-il pas le jouet d’unprestidigitateur prodigieux dontl’habileté trompait non-seulementson intelligence, mais encore sessens ?

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Il regardait Frédéric Boehm parcequ’il se disait : C’est peut-être JeanDiable !

Mais ces longs cheveux noirs soyeux,et bouclant leurs gracieux anneauxsur un front de femme ! mais cesgrands yeux languissants, et cettepâleur, si belle, mais si fatale, quenul artifice ne saurait produire !

Non, celui-là n’était pas James Davy,et les verrous de la prison deVersailles se fermaient sur Henri deBelcamp.

Mais il y avait un être inféodé à JeanDiable et qui était en quelque sortesa seconde incarnation, celle que la

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légende lui donnait pour maîtresse :la belle Irlandaise.

La soie brillante de ces cheveuxnoirs, les courbes féminines de cefront… Il y a des déguisements quitiennent du miracle…

Gregory Temple regardait. Ce nepouvait pas plus être Sarah O’Neilque Jean Diable lui-même. Cettetaille haute et amaigrie par lasouffrance n’appartenait pas à unefemme. C’était bien un jeune hommede vingt ans, possédant cette beautéidéale que certaines âmesromanesques bercent dans leurssonges.

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– J’attends votre réponse, monsieur,dit le comte Frédéric Boehm de ceton froid et doux qui ne l’avait pasquitté un seul instant depuis lecommencement de l’entrevue.

– Comment se peut-il faire, réponditl’ancien intendant, perdu dans sesdoutes et ses soupçons, que voussoyez venu me révéler le secret deschevaliers de la Délivrance… à moi !

– Vous n’avez plus votre charge,monsieur, et le dernier chevalier de laDélivrance qui soit en Angleterre, àl’heure où nous sommes, c’est moi.

– Dois-je comprendre, prononçaM. Temple à voix basse, que j’ai

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devant les yeux le meurtrier demadame Bartolozzi !

Le jeune comte eut un souriremélancolique et fier.

– Je suis gentilhomme, monsieur,répliqua-t-il avec un singulier accentde tristesse, je suis chrétien, et lesmédecins disent que je n’atteindraipas ma vingt-deuxième année… J’aiempêché parfois le sang de couler,mais je ne l’ai jamais répandu.

q

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L

VII - Frédéric Boehm.

e jour baissait. Entre lesrideaux des hautesfenêtres, le crépuscule dusoir glissait ses lueursgrises, et la houille brillaitdavantage dans la grille

rougie. La grille éclairait l’ancienintendant de police, dont le visagesemblait écarlate, tandis qu’un rayondu dehors tombant sur la joue du

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jeune comte, la faisait plus creuse etplus pâle.

Ils étaient assis l’un près de l’autreet seuls ; Frédéric parlait ; M. Templeécoutait avec une extrême attention.

– … L’impératrice des Français, quiétait alors l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche, disait le comteBoehm continuant un récit, n’avaitque six ans quand elle me tint sur lesfonds de baptême. J’ai été élevé prèsd’elle, au palais impérial de Vienne,sous l’aile de Marie-Thérèse des

Deux-Siciles, femme de François Ier,l’empereur mon maître. Reynier, monsecond frère, était comme je vous l’ai

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dit, le filleul de l’empereur, Albert etlui vivaient près de notre père ; quiavait un commandement dans lesprovinces illyriennes ; où nouspossédons des domaines immenses.Mes frères furent affiliés aux bons-cousins de Venise, vente d’Istrie, parleur gouverneur ; était ungentilhomme milanais. C’étaientdeux nobles cœurs, et l’université dePrague ne se souvient pas d’avoir eujamais deux plus vaillantes épées.

Du plus loin que je me souvienne, jeme vois, enfant de quatre ans, dansles bras d’un autre enfant de dix ansque j’appelais ma petite mère. C’étaitMarie-Louise, qui devait avoir cette

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grande gloire et ce grand malheurd’être femme de Napoléon. Il nemanque pas de gens pour détester lapolitique de la maison d’Autriche,mais chacun rendit toujourshommage aux patriarcales vertus de

François Ier et de sa famille. Lepeuple de Vienne l’aimait comme unpère. Ces premières années de monexistence ont laissé en moi uneimpression de repos et de respect. Leburg, avec ses portes babylonienneset ses terrasses regardant le glacischangé en promenade par-dessus lesombrages des jardins du Peuple et dela Cour ; les grandes pelouses deLachsenburg et cette verte pente des

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parterres de Schœnbrunn, montantdu château entre deux charmilles, lesplus hautes du monde, jusqu’à lacolline qui voit d’un côté latranquille campagne viennoise oùcoule le géant Danube, de l’autre, àl’horizon clair, la tête rase du MontLeitha, qui annonce et promet lescimes tyroliennes, sont restés dansma mémoire, paisibles comme cedoux sommeil de l’enfance dont lajeunesse est le réveil.

J’étais encore un enfant quandMarie-Louise, ma marraine, quittaVienne pour Paris, moitié craintive,moitié enthousiaste, et songeant àréunir, comme Cornélie, deux races

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de héros. Elle voulut m’emmener. Jepartis avec elle, et j’étais là, quandon lui lut ce contrat de mariage copiésur celui de Louis XVI avec Marie-Antoinette.

L’empereur Napoléon n’avait paspour m’aimer les mêmes raisons que

François Ier, et la cour de Franceétait bien loin de ressembler à celled’Autriche. On affectait de m’yregarder comme une poupée,apportée du pays par une fillettedevenue trop tôt femme. Cependantj’y fus traité avec bienveillance, etl’empereur, un jour qu’il était galant,permit à Marie-Louise de me donnerrang de page. Je refusai, disant que je

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me nommais Boehm et que j’avaisrang de lieutenant-colonel dansl’armée autrichienne. L’empereur metoucha la joue de son doigt blanc etfin.

– Et si le fils de ta Marraine,empereur, fait la guerre à l’Autriche ?me demanda-t-il.

Je rougis parce que je sentais que jefaisais mal, mais je répondis :

– Je n’aime rien tant que mamarraine.

Marie-Louise, peu de jours aprèscela, mettait au monde un fils, le roide Rome. Elle me dit en allemand :

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– S’il a besoin, Friedrich, tu seraspour lui ce que j’ai été pour toi.

A la fin de 1812, je quittai la Francepour faire mes années d’université.Mes frères étaient à Prague etavaient pour résidence d’étéReichstadt, ancien domaine de notrefamille, médiatisé et devenupossession impériale. Au châteaumême de Reichstadt, l’empereuravait institué une tutelle pour sixjeunes filles nobles, au nombredesquelles était ma jeune cousineO’Brien, âgée de quinze ans et placéelà après la mort de sa mère. Je la viset je l’aimai…

La voix du comte Frédéric baissa

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pendant qu’il prononçait ces derniersmots, et sa belle tête pâle, quimaintenant disparaissait dans lanuit, s’inclina sur sa poitrine. Cerécit était bien loin des pensées quitenaient captive l’attention del’ancien intendant de police, etcependant son attention restaitviolemment excitée. Il n’aurait pointsu définir quel lien existait entre cetableau d’une enfance noble etheureuse et les événements à la foisterribles et mystérieux qui segroupaient autour de lui comme unfaisceau de lugubres énigmes, maisce lien, il le sentait, et malgré lui lenarrateur éveillait en son cœur un

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sentiment de vive sympathie.

– Non pas comme je l’aimeaujourd’hui, reprit ce dernier dont lavoix trembla tout à coup dans sagorge oppressée, car un sourirecharmant et béni ne peut ressembleraux convulsions de l’agonie. Jel’aimai comme on respire un parfumou comme on contemple l’horizonrose où va se lever le soleil. J’avaisseize ans ; je m’étais enfui de Franceparce que ma marraine, dans le calmede sa noble amitié, ne s’apercevaitpas que je n’étais plus un enfant etque j’avais peur de ses caresses.

J’étais grand ; on me disait très-beau ; je ne savais pas la

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signification du mot souffrir. J’étaisheureux, joyeux, plein d’espoirssplendides qui faisaient de monavenir le plus beau des poëmes…

J’aimais comme on aime dans lebonheur, quand on a toute unelongue vie pour se faire aimer, et queles années s’étendent au-devant devous à perte de vue, immense horizontout verdoyant de cette moisson dedésirs que la félicité fauche etregrette.

J’aimais comme on prie quand lecœur a gardé toute sa virginalepureté. Mon amour était si doux et sibeau que, en regardant mon âme endeuil, je répète malgré moi mon nom,

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me disant : Suis-je le même ?

Car j’aime en pleurant, maintenant,et en souffrant ; j’aime avec un cœurqui saigne, j’aime avec ma pauvreâme en deuil. J’ai beaucoupd’angoisses et j’ai bien peu d’espoir.Chaque heure qui passe emporte unepart de ma confiance en moi-même,chaque jour écoulé m’arrache unlambeau de ma foi. J’économise cepauvre restant de souffle qui estdans ma poitrine. Je me force à vivre,moi qui me sens mourir, pour avoirle temps de la retrouver et del’entendre peut-être me dire : Jet’aime !…

Il me semble qu’elle doit m’aimer. Il

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me semble que c’est ma destinée derendre mon dernier soupir dans sesbras.

Car je l’aime cent fois plusmaintenant que je souffre, oh ! millefois plus ! Et si je devais être aimé,ne fut-ce qu’une heure, je mettraiscette heure suprême, pendantlaquelle je voudrais vivre toute unevie de félicités, au dessus desespérances de mon salut éternel !…

Le comte Frédéric s’arrêta encore,parce que son souffle épuisés’embarrassait dans sa poitrine.

M. Temple lui prit la main et la serraentre les siennes, en disant avec

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émotion :

– Je m’étais trompé sur vous, je vousdemande pardon, M. le comte.

Car l’Anglais et l’Allemand seressemblent et sympathisent en ceciqu’ils sont friands tous les deux devoluptés en deuil et de mortellesamours.

Mais ce n’était pas de la passion àfroid, comme en ont fait les poëtesfunèbres de la lyre germanique, quibrisait le souffle de cet enfant.C’était bien l’amour, le grand amourqui ressuscite ou qui tue, l’amourviril mais tout jeune, flexible et fortcomme une chaîne d’acier.

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– Elles allaient, poursuivit-il, commesi son souvenir l’eût entraîné malgrélui, toujours ensemble, les six jeunesfilles de la tutelle, escortées par lesdeux gouvernantes nobles, et suiviesde loin par les deux écuyers à lalivrée de l’empereur. Un instinct meguidait pour savoir à quel endroit duparc immense et tout plein demerveilleuses solitudes mes pascroiseraient leur route. Que de foisai-je vu sa course folle effrayer lasauvagerie des daims dans laclairière ? Elle ne ressemblait pas àses compagnies. Au milieu de cesblondes filles dont les cheveuxtressés battaient les épaules, son

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front hardi et joyeux ressortait soussa couronne de boucles noires. Elleétait belle, rieuse, heureuse…

Moi, je restais souvent caché dans lefourré, plus timide que les daims quifuyaient, quoique j’eusse défendumon poste au péril de ma vie. Je lavoyais au travers des feuillesbalancées par le vent qui tombait desmontagnes. Parfois elle était rêveuse,et je me disais : Si elle songeait àmoi !…

Elle me sourit, un matin que le soleiljouait dans la rosée. Cette heure estrestée vivante pour moi. Je voisl’échappée de lumière qui pénétraitsous l’ombre du bois, j’entends la

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lointaine cascade, je respire l’odeurdes feuillages mouillés. Elle est làqui passe, le bras autour du cou de lamieux aimée de ses compagnes et seretournant à demi pour me donner cerapide regard et ce sourire d’or…

Mais ceci n’est pas une histoired’amour. Je vins à Prague poursuivre les cours à l’université. Je nela vis plus. Le général O’Briendonnait des fêtes, et je reçusplusieurs invitations. Mes frèresaînés me défendirent de m’y rendre.Ils étaient bons pour moi, nous nousaimions tous les trois tendrement.

Un dimanche au soir, à la cathédrale,aux lumières des vingt-quatre lampes

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d’argent et d’or qui éclairent lemonument de Saint-Népomuc, je visauprès de l’uniforme blanc dugénéral, la forme gracieuse d’unejeune fille agenouillée. Mon cœurbattit ; j’avais reconnu cette noirecouronne de cheveux abondants etfins où se baignaient tous les baisersde mes rêves. C’était lacommémoration, tous les fidèles serendaient après le salut à la chapelleWenceslas, dont les murs sont faitsde pierres précieuses, car, entretoutes les villes de l’univers notrePrague est riche et magnifique. Ons’agenouilla devant le tombeau dusaint, où restent son casque et sa

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cote de mailles ; chacun touchal’anneau de fer que serra sa mainmourante au moment où son frère lefrappait par derrière ; chacun sesigna en face du tableau de LucasCranach représentant cette tragédiefratricide. J’avais pris place auprèsdu bénitier, scellé entre les deuxaméthystes brutes qui valent lestrésors d’une couronne, etj’attendais pour présenter l’eaubénite à la pupille de l’empereur. Unhomme se mit au devant de moi et meprévint. Elle lui sourit. Je ne pusapercevoir son visage, mais majalousie me montra sa taille plushéroïque et plus haute que celle d’un

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roi dans les récits chevaleresques.

Il sortit avec O’Brien et sa fille. Tousles trois montèrent dans la mêmevoiture, pour descendre duHradschin au Kleinseite, où legénéral avait son habitation d’été. Jesuivais aisément, car les chevauxallaient au pas dans leSpornergasse ; à cause de la penterapide. Je ne saurais pas dire quellesétaient mes pensées ; mais, pour lapremière fois, je ressentis à lapoitrine et au cœur cette angoisseprofonde qui accompagnemaintenant chacune de mesrespirations.

Elle n’était pas venue que pour un

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jour.

Aux vacances, je retournai àReichstadt. Elle avait grandi. Jedistinguais encore le rire de sa joieéclatante parmi les tranquillescauseries de ses compagnes mais ellerêvait plus souvent. Ce fut en vainque je cherchai son sourire. Elle mereconnaissait pourtant, car sonregard évitait le mien, dont ellecraignait la muette tristesse commeun reproche.

Il n’y avait pas loin du pavillon quej’habitais au château de la Tutelle.Une nuit, je fus éveillé par les chiensqui hurlaient. Je sautai hors de monlit ; on entendait au dehors des pas

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de chevaux et des cris d’appel. Unedes pupilles de Sa Majesté Impérialeet Royale avait été enlevée. Je sentismes lèvres humides et j’y portai lamain, que je retirai teinte de sang. Onne m’avait pas dit le nom de lapupille enlevée, mais je savais déjàaux élancements de mon cœur quec’était Sarah O’Brien…

– Sarah !… répéta l’ancien intendantde police qui tressaillit.

– Le lendemain matin, continua lecomte Frédéric, on apprit àReichstadt le meurtre du général.C’était bien Sarah qui avait étéenlevée. Toutes les recherches furentinutiles ; on ne put joindre ses

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ravisseurs.

Je n’eus que des notions très-vaguessur la double instruction judiciairequi suivit ce rapt et l’assassinat dugénéral. La fièvre me clouait à monlit. Je fis une longue et douloureusemaladie : les médecins mecondamnèrent. La mort m’a donnéun sursis, mais je n’ai point appeléde la sentence des médecins. Je ne mesuis jamais relevé dans la force demon âge et de ma constitution. Mablessure est au cœur ; mes heuressont comptées.

Quand ma santé me permit deretourner à Prague pour suivre lescours de l’université, je trouvai un

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grand changement dans la conduitede mes frères. Ils avaient rompu avecleurs habitudes de plaisir. C’étaientmaintenant des jeunes gens sérieuxet forts assidus à leurs études. Cetteassiduité cachait cependant d’autrespréoccupations : mes frères étaient àla tête de la confrérie des rosen-kreuz. On ne parlait déjà plus del’affaire O’Brien.

– Permettez-moi une question,interrompit ici l’ancien intendant depolice. Dans le peu que vous avez pusavoir touchant ce tragiqueévénement, le nom de John Devil ouJean Diable se trouvait-il mêlé ?

– Hans Teufel, répondit Frédéric en

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allemand. Le peuple attribuait lamort du général à un banditmystérieux et introuvable dontc’était là le sobriquet ou le nom.

– Et n’y avait-il point, demandaencore M. Temple, lors de votrepremière apparition à l’université ;j’entends avant le meurtre, n’y avait-il point parmi les étudiants amis devos frères un jeune homme appeléHenri Brown ?

– Non, répondit le comte Boehmsans hésiter.

– Non plus un certain James Davy ?

– Non plus.

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– Y avait-il au moins quelqueétudiant anglais à l’université dePrague ?

– Il y avait Georges Palmer, répliquaFrédéric.

L’ancien intendant de police sourit etdemanda :

– Connaissez-vous ce GeorgesPalmer sous un autre nom ?

– Sous plusieurs autres noms,répondit le jeune comte.

– A la bonne heure ! s’écriaM. Temple qui salua ironiquement.

– Je ne vous demande pas même,poursuivit-il, si ce Georges Palmer

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avait disparu de Prague quand vousrevîntes après le meurtre ?

– Monsieur Temple, dit vivement lejeune comte, je vous prie de vouloirbien remarquer que vous parlez ici demon meilleur ami, de mon seul amipeut-être, du plus noble cœur et de laplus haute intelligence que j’aierencontrés en ma vie… GeorgesPalmer était reçu docteur, il avaitrepris avec sa mère le chemin del’Angleterre.

– Avec sa mère ! répéta l’ancienintendant qui fronça le sourcil.Savez-vous qui était sa mère ?…

– Du point où vous êtes, M. Temple,

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interrompit Frédéric, en homme quia sa conviction profondément assiseet n’en veut point changer ; je vouspréviens que vous ne pouvez pasjuger le comte Henri de Belcamp.Vous êtes des ennemis, quoi quevotre lutte ait eu lieu sur un terrainautre que celui où nous noustrouvons maintenant. Son rôle a étéde vous combattre et de vous donnerle change en toutes occasions. Je saisqu’il vous l’a donné. Vous n’êtes pasà son égard dans des conditionsd’impartialité.

– Mais qui êtes-vous donc à la fin,jeune homme ? s’écria GregoryTemple dont le sang chaud trahissait

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toujours la prudence. Qui êtes-vouspour parler froidement de telleschoses et de tels hommes ?

– Je suis le dernier d’une familleillustre qui va s’éteindre, réponditFrédéric avec calme. Je sais ce quevous ne savez pas. La main sur laconscience, si Dieu me prenait àl’heure même, je mourrais enchrétien !

– Si vous savez ce que je ne sais pas,à quoi bon venir de si loin pourm’interroger ?

– Parce que vous savez peut-être ceque j’ignore.

– Poursuivez donc, monsieur le

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comte, dit l’ancien intendant dont lessourcils étaient froncés. Vous êtesbien jeune pour repousserl’expérience d’un vieillard. Mais,d’après ce que je devine, nous nenous séparerons pas de sitôtdésormais, et je puis faire sermentque vous serez éclairé malgré vous.

– Je refusai de m’affilier aux rosen-kreuz, continua Frédéric, jusqu’en1814, époque où ma marraine,l’impératrice Marie Louise, quitta laFrance après l’abdication deNapoléon, et fut confinée à larésidence de Schönbrunn avec sonfils le roi de Rome. Avantd’abandonner Prague pour me rendre

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auprès d’elle, je fis serment sur larose et sur la croix. J’étais à la fille

de François Ier avant d’être à

François Ier lui-même, et les rosen-kreuz, qui avaient juré une hainemortelle à Napoléon empereur,étaient les alliés naturels deNapoléon prisonnier à l’île d’Elbe.Ce sont des jeux bizarres, où l’atoutchange souvent de couleur commedans les parties de cartes.

A Schœnbrunn, avec l’agrément deSa Majesté Impériale et Royale,Marie-Louise me choisit pour sonécuyer. Je n’avais plus entenduparler de Sarah O’Brien. Mon amourn’était pas éteint, car je suis de ceux

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qui n’oublient point, mais ilsommeillait et ma vie se donnait toutentière à mes devoirs. Unedéputation des rosen-kreuz, dontmes deux frères faisaient partie, étaitmaintenant à Vienne. Un service dedépêches était établi entre nous et laFrance. Marie-Louise, à Paris,m’avait dit une fois de rendre à sonfils ce qu’elle avait fait pour moi : jecommençais à payer ma dette…

– Et m’est-il permis de vousdemander, monsieur le comte,interrompit encore M. Temple nonsans une intention évidente desarcasme, si à cette époque vouseûtes quelques nouvelles de votre

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ami Percy-Balcomb ?

– Oui, certes, monsieur, réponditgravement Frédéric. J’allais vousparler de lui. La justice anglaisecommet d’étranges erreurs, dontquelques-unes, dit-on, sontvolontaires… Si vous descendiez envous-même et que vous prissiez lapeine de repasser les événements dela journée où nous sommes, vous neme contrediriez pas.

M. Temple le regarda stupéfait.

Le comte Boehm reprit :

– A l’époque dont il est question, lajustice anglaise, confondant Percy-Balcomb avec les plus vils criminels,

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l’envoya en Australie, d’où il estrevenu, car les voies de la Providencesont profondes, avec une idée quipeut écraser l’Angleterre et changerla face du monde… Je n’ajoute rien,M. Temple, parce que en ce momentvous seriez peut-être encore contrenous… Mais la patience humaine ades bornes, tandis que la brutaleinsolence n’en connaît point, quandelle se croit sûre de l’impunité… Quisait si demain vous ne serez pas avecnous ?

L’ancien intendant de police garda lesilence.

– En 1815, poursuivit FrédéricBoehm, vers la fin de mars, nous

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reçûmes presque en même temps lanouvelle du débarquement de Canneset l’ordre de tout préparer pourl’enlèvement du roi de Rome et del’impératrice. Marie-Louise portaitalors officiellement le titre de

princesse de Parme, dont François Ier

lui avait assuré la souveraineté ;mais elle avait protesté et se faisaitappeler la duchesse de Colorno.Mesdames de Menneval, deBrignoles, de Beausset et deKaraksai, ses femmes, lacouronnèrent ce soir-là en luirendant son titre d’impératrice.

M. le duc de Wellington était àVienne. Sous prétexte de son départ

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prochain et pour le service prétendude sa fuite, nous retînmes, mes frèreset moi, tous les chevaux de postedans un rayon de vingt-cinq lieuesautour de Vienne ; une fois lepremier relais franchi, il y aurait euimpossibilité de poursuivre lesillustres fugitifs. La nuit tomba.Outre les fidèles de Marie-Louise, ily avait cent cinquante rosen-kreuz,armés jusqu’aux dents, sous bois, del’autre côté de la Gloriette. A dixheures du soir, je vins annoncer queles voitures étaient prêtes àl’extrémité des charmilles, et je prisle petit roi de Rome dans mes bras.

Au moment où les dames

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descendaient le perron du côté duparc, et comme Marie-Louiseparaissait à la porte au bras de sonpremier écuyer, des commandementsmilitaires retentirent sous lesbosquets, situés à droite et à gauchede la rampe qui monte à la Gloriette.En un instant, la pelouse fut blanched’uniformes.

Des hommes noirs, sortis du châteaumême par les portes latérales, nousentourèrent et Onslow, le sousdirecteur de la police impériale,engagea, chapeau bas, la princesse deParme à rentrer dans sesappartements. Il y avait eu trahison.

Marie-Louise quitta Schœnbrunn le

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soir même, pour n’y rentrer jamais.On lui assigna pour résidence lepalais de la chancellerie, à Vienne, etdésormais elle fut séparée de sonfils. Je restai, pour ma part, auprèsdu jeune prince, et quand, cetteannée même où nous sommes,l’empereur l’a fait duc de Reichstadt,avec grade de colonel dans l’arméeautrichienne, j’ai reçu mon brevet delieutenant-colonel.

J’aime l’empereur Françoisd’Autriche, je n’ai pour l’empereurNapoléon que le respect dû à lagloire et à l’infortune. Vous êtesAnglais, M. Temple, je vous diraicependant quel est le véritable

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sentiment qui pousse en avant touteune armée de jeunes et généreuxcœurs : c’est l’horreur inspirée parl’égoïsme et la trahison del’Angleterre…

A la fin de 1816, le comte AlbertBoehm fut tué en duel par lecapitaine Baumgarten, de l’artillerieimpériale et royale ; deux moisaprès, en sortant du burg d’Ofen, oùl’archiduc-vice-roi de Hongrie l’avaitmandé, le comte Reynier, sur le pontde bateaux qui sépare Bude de Pesth,reçut un coup de couteau d’unmagyar jaloux de sa femme, et qui leprenait pour l’amant de celle-ci. Ilm’est connu que le magyar Kerolvi et

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le capitaine Baumgarten sont affiliésaux porte-glaives ; Reynier était àPesth pour organiser une ligue ouvente de rosen-kreuz.

J’arrivai le lendemain de l’accidentpour recevoir son dernier soupir. Ilme donna ses secrets et mourut dansmes bras.

Ceux qui nous connaissaient tous lestrois n’auraient jamais pu croire queje resterais le dernier vivant. Mesfrères étaient forts et hardis commedeux lions ; moi, je n’ai de ma raceque le courage.

Reynier devait venir à Londres enjanvier de la présente année 1817 ; je

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m’y rendis à sa place et pouraccomplir une de ses dernièresvolontés. Le comte Henri de Belcampm’attendait sous London-Bridge,lors de l’arrivée du paquebot. Endébarquant, et sans prendre le tempsde changer mes habits de voyage, jemontai dans une voiture qui meconduisit dans Regent street, chez lasignora Constance Bartolozzi, où leconseil de la Délivrance étaitassemblé. Je fus reçu compagnon surla présentation du comte Henri deBelcamp, et je prêtai serment entreses mains. Mon nom de frère fut :Pierre-Alexis Orloff, pour dépister lasurveillance des agents autrichiens.

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Ce qui fut décidé chez ConstanceBartolozzi, à cette séance et àd’autres, ne doit point vous être dit.En dehors de ces séances, laBartolozzi recevait et donnait àjouer. Un soir, je me trouvai chez elleen présence de Sarah O’Brien, qu’onme dit être sa dame de compagnie. Jepasse de longues heures, souvent, àme demander si Sarah me reconnut.Son regard se fixa sur moi plusieursfois. Je m’approchai d’elle, et la voixs’arrêta dans ma gorge. Onm’emporta évanoui.

Pauvre histoire, n’est-ce pas,monsieur ? enfance prolongée,timidité puérile et qui sans doute

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mériterait un autre nom ?… Je nesais ce qui se passa en moi ; je crusque j’allais mourir. Cet amour esttellement au-dessus des forces demon cœur qu’il fait trembler ma voixen ce moment et mouille mes tempescomme un effort épuisant. Sarah mesembla mille fois plus bellequ’autrefois. C’était une femme ; etcependant sa prunelle nageait danscette eau diamantée que le mariagedessèche, dit-on ; elle avait lesfiertés farouches et les capricessouriants des jeunes filles.

Sarah n’était qu’une jeune fille avecson port de reine et son éblouissantdiadème de beauté.

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Je voulais savoir, je voulais parler, jevoulais agenouiller mon aveu à sespieds ; je n’osai pas ; le bonheur, lacrainte, l’espoir, étreignirent à la foismon pauvre cœur malade ; je fusparalysé : j’avais parfois souhaitécette mort.

Par quelle série de circonstancesétait-elle tombée jusqu’à cettecondition ? Elle avait plus de quinzeans quand elle avait quitté Prague, etelle ne pouvait ignorer ni sanaissance ni ses droits. Le mystèrereste tout entier ici ; aucune de mesquestions n’a eu de réponse ;l’occasion perdue ne devait pointrenaître.

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Sarah O’Brien avait maintenant unautre nom, un nom irlandais aussi ;elle s’appelait Sarah O’Neil chez

Mme Bartolozzi.

– J’aurais pu vous l’apprendre,comte, murmura M. Temple.

– Tant mieux si vous en savez assezlong pour me satisfaire, monsieur,dit Frédéric dont la fatigue étaitmaintenant visible. Puissé-jeapprendre auprès de vous tout ce quej’ai si grand besoin de savoir ! Maislaissez-moi poursuivre. Encorequelques mots et j’aurai achevé.

Le 1er février, je fus convoqué selonla forme, non plus chez madame

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Bartolozzi, mais, chose qui mesurprit, dans le propre salon quej’occupais ici, hôtel Mivart. Je n’étaispas sorti de ma chambre depuis quej’avais vu Sarah ; je n’avais donnéaucune autorisation ; j’attendis.

A onze heures du soir, sept membresétaient présents. L’un d’eux accusala signora Bartolozzi de trahison, etle fait ne fut prouvé que tropclairement par deux lettres de cettemalheureuse femme, adressées àvous-même, monsieur, et qui avaientété interceptées dans vos propresbureaux. Sept voix unanimes lacondamnèrent, et l’exécution futfixée à la nuit du lendemain.

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Le lendemain, je me munis chez monbanquier d’une somme considérable,et je louai une chaise de poste.J’avais l’intention d’enlever madameBartolozzi et de la conduire àDouvres, où je l’aurais embarquéesur le paquebot de Calais.

J’aurais payé son obéissance au lieude la forcer.

J’avais l’intention de m’expliqueravec Sarah et de lui offrir ma main.En cas de refus, je voulais lui rendreintégralement la fortune de sa mère.

Il n’est pas besoin de vous apprendrequ’à Londres surtout l’argent est lemaître. Rien ne résiste à l’argent.

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Devant mon talisman, les portes dela maison de madame Bartolozzis’ouvrirent, et les domestiquesdésertèrent leurs postes. A deuxheures du matin, j’étais seul danscette demeure abandonnée, bien plusseul, hélas ! que je ne croyais, car desdeux femmes que j’étais venuchercher, l’une était absente, l’autreétait morte.

Morte sur son lit en sommeillantsans doute, et telle que je me figureO’Brien décédé, d’après les récits demes frères ; morte les deux braspaisiblement arrondis, la bouchetranquille, les yeux fermés, sesbijoux auprès d’elle.

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Je quittai Londres le lendemainmatin, partie pour fuir le théâtre decette tragédie, partie pour obéir à unordre de rappel de M. le prince deMetternich. A Vienne, où je reprismon service auprès du roi de Rome,

la maison Balcomb et Cie, deLondres, par l’ordre de M. Wood,ancien sollicitor…

– Un des plus dangereux coquins destrois royaumes ? s’écria M. Temple.

– Je sais cela, monsieur, et c’est lemalheur de ceux qui travaillent dansl’ombre de n’avoir pas toujours lechoix de leurs agens… A Vienne,

disais-je, la maison Balcomb et Cie

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m’adressa de Londres troisdemandes d’argent… Je devais : jepayai.

– Vous deviez ?… répéta M. Temple,qui malgré l’obscurité, complètemaintenant, jeta sur lui un regardinquisiteur.

– Pas comme vous le pourriezentendre, monsieur, répliqua le jeunecomte, si vous mettiez à m’écouter lamême entière bonne foi que je mets àvous parler… Mais enfin je devais,j’avais promis en pleineconnaissance de cause.

– Dans la lettre que Votre Seigneuriem’a fait l’honneur de m’écrire,

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objecta l’ancien intendant de police,j’ai trouvé copie d’une missiveadressée à ce M. Wood, et contenantle bordereau des sommes payées

depuis le 1er janvier à la maison

Balcomb et Cie. Cette missive parlaittout autrement que ne le faitmaintenant Votre Seigneurie.

– Cette missive avait un but que voussaurez tout à l’heure. Mon intentionest de ne vous rien cacher. Je fishonneur à ces trois premièresdemandes d’argent, et mon banquierde Vienne me dénonça à l’empereur.François me fit mander au Hofburg.Il y avait sur la table une lettre pourle gouverneur de la forteresse de

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Spandau. « Vous êtes le dernierd’une race illustre et fidèle, » me dit-il, « votre père était, mon ami. Entreles mains d’un enfant comme vous,des revenus comme les vôtres sont endanger. Vous êtes mêlé à de certainesmenées ; je vous excuse, parce quej’aime l’archiduchesse de Parme, mafille. Mon Conseil veut faire de vousun prisonnier d’Etat, mais vousn’irez pas à Spandau si vousconsentez librement à vous mettre entutelle. » Je consentis sans hésiter,et, faisant valoir les menaces de mortprochaine écrites trop lisiblementsur mon front, j’obtins de Sa Majestéla permission de voyager en Italie, en

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France et en Angleterre. En medonnant congé, l’empereur, parlant àvoix basse et le front soucieux, fitune allusion rapide au sort de mesfrères et me recommanda laprudence.

Mes trois compagnons de voyagefurent choisis en conseil parmi lesserviteurs de ma famille qui offraientle plus de garantie à la cour. Nouspartîmes ; on m’avait fixé un budgetde prince. Je savais en outre que, àParis comme à Londres, je trouveraisdes spéculateurs hardis tout prêts àpasser, en vue d’un gros bénéfice,par-dessus l’obstacle de minorité. Apeine arrivé en France, je reçus une

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demande de 380,000 florins, àlaquelle je pus faire droitimmédiatement…

– Près d’un million ! murmuraM. Temple.

– Je comptais passer tout de suite enAngleterre, mais un incident meretint. Le lendemain de mon arrivée,je voulus visiter le jardin du Colisée.J’étais dans la foule, admirant lavogue de ce divertissement bizarrequ’on nomme les montagnes russes,quand je vis la beauté de Sarahglisser devant mes yeux comme unrêve, emportée sur la pente avec unefolle rapidité. Dans son traîneau, il yavait un jeune homme qui m’était

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inconnu. Je m’élançai, mais la fouleretarda ma course, et, quand jeparvins au lieu où les voyageursdescendent de traîneau, Sarah et soncavalier avaient disparu.

Elle était à Paris. Je restai plusieurssemaines remuant ciel et terre pourla trouver. Tous mes efforts furentinutiles. Au commencement de juin,il y a quelques jours à peine, jerevenais d’une promenade au bois, àcheval, quand j’aperçus du bout de larue et sortant de mon hôtel, unefemme en élégante toilette quiremontait dans sa voiture. Sa tailleme frappa. La voiture me croisal’instant d’après, et je reconnus

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Sarah O’Brien à travers le carreau dela portière fermée. J’étais à cheval, jepiquai des deux : elle ne pouvaitm’échapper cette fois !…

Au bout de cinquante pas, lessergents de police me barrèrent lepassage. Il est défendu de galoperdans les rues de Paris. La discussiondura quelques secondes ; quand elleprit fin, la voiture de Sarah était horsde vue.

A mon hôtel, je trouvai une lettrecontenant une cinquième demanded’argent. La demande dépassait unmillion. Je devais, j’aurais fait cettefois comme les autres, mais j’apprisque la lettre avait été remise par une

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jeune femme, élégante et charmante,dont la description se rapportaitexactement à Sarah. Mon esprit,appliqué sans cesse aux moyens deretrouver Sarah, se prit à travailler.J’avais ouï parler de vous, et l’onm’avait désigné M. Wood commel’agent avec lequel, au besoin, jedevais correspondre. J’écrivis àM. Wood et à vous les deux lettresque vous savez. C’est là l’explicationque je vous promettais tout à l’heure.Mon refus n’était qu’une ruse deguerre. Au moyen de cettemanœuvre, soit par vous, soit parM. Wood, il me semblait certain queje retrouverais Sarah. Voilà tout ce

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que j’avais à vous dire.

Le jeune comte Boehm cessa deparler. M. Temple réfléchit uninstant.

– Alors, murmura-t-il sans prendresouci de dissimuler l’amertumedédaigneuse de sa pensée, votre butprincipal, ou plutôt votre but uniqueest de retrouver cette femme ?

– Je l’aime, prononça tout basFrédéric.

– Et suivant toute apparence vousn’écouteriez pas volontiers tout cequi serait dit contre elle ?

– Je l’aime ! répéta le jeune comte

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avec une énergie concentrée. Il me lafaut pour vivre par le bonheur oupour mourir de joie !

– La douleur aussi fait mourir, ditM. Temple comme malgré lui.

Puis, après un silence, il reprit decette voix précise et ferme que nouslui connaissions du temps où iltrônait dans son bureau de Scotland-Yard.

– Monsieur le comte, vous avez vingtans. A cet âge les illusions sonttenaces. En vous écoutant, il m’estvenu tout un monde d’idées, dontquelques-unes arrivent àl’extravagance : quand il s’agit d’un

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homme comme Jean-Diable, il fautparfois chercher la sagesse dansl’extravagance… C’est moi qui l’aiformé… Je vous prie de ne pointm’interrompre ; je serai bref etclair… C’est moi qui l’ai formé, dis-je, sans le vouloir et sans le savoir :je connais les routes où va sapensée… Les gens comme luimontreront toujours aux genscomme vous, dans un lointain plusou moins brumeux, quelque immenseédifice commencé, en disant : Voicimon œuvre : je suis un grandarchitecte !… Ecraser l’Angleterre etchanger la face du monde, avez-vousdit ; c’est bien cela ! il me semble

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l’entendre !… Mais quel roc assezlourd, détaché de quelle cime assezhaute, écraserait l’Angleterre, contrelaquelle votre Napoléon s’est brisé ?… L’Angleterre vit et grandit pendantque son ennemi se meurt, rongé parles vautours de sa colèreimpuissante… Et le monde va saroute, ignorant le rôle que lescharlatans lui font jouer dans leurscontes à dormir debout ! Assez là-dessus : je ne suis ni assez jeune, niassez poëte pour discuter enpolitique les théories de Polichinelleou de Jean Diable. Vous avez mis laquestion tout en haut de je ne saisquelle fantastique échelle, elle est

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pour moi tout en bas : nous nesaurions nous entendre. Ce qui estréel, ce sont les millions qu’on vousa extorqués. J’appuierais sur cepoint vis-à-vis d’un autre, mais avecvous à quoi bon ? ce n’est qu’unegoutte d’eau dans le profondréservoir de votre richesse. Jepourrais vous renseignercatégoriquement sur l’homme lui-même ; je le ferai sans doute plustard ; aujourd’hui, non ; vous êtesprévenu, et si je vous disais quevotre comte Henri était un employéinfidèle de ma police, vous merépondriez sans doute encore : je lesavais.

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– Je le savais, il est vrai, monsieur,répondit Frédéric.

– C’est au mieux !… Alors vousn’avez pas à chercher le nom de celuiqui intercepta les lettres del’infortunée Constance Bartolozzi,même peut-être le mot de cetteénigme funèbre… Mais je veuxm’attacher à un seul ordre d’idées etme renfermer dans un seul fait. Jecomprends les idées fixes : j’ai lamienne comme vous avez la vôtre. Jesais où est Sarah O’Brien, et je vousl’apprendrai.

– Pour prix d’un tel service…commença le jeune comte qui luisaisit les deux mains.

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M. Temple se dégagea de cetteétreinte et ne le laissa pas achever.

– Monsieur le comte, dit-il d’un tontriste et fier, j’étais riche… non pascomme vous, mais assez pour vivreune tranquille vieillesse et donnerl’indépendance à mon unique enfant.Je suis maintenant un mendiant, carj’ai tout dévoré, jusqu’au pain de mafille !… J’accepterai un payement, jel’exigerai considérable, mais ce nesera pas pour moi, cet argent, non !ce ne sera pas même pour ma fillechérie… ce sera pour ma justice, àmoi, qui suis désormais franc-jugeaussi… ce sera pour ma vengeance !

– Vous fixerez vous-même la somme,

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monsieur.

– J’ai achevé, sauf un dernier mot.Dans tout marché, il faut savoir cequ’on achète. Ce fut Jean Diable, ouGeorge Palmer, ou le comte Henri deBelcamp, ou, si mieux vous aimez, le

chef de la maison Balcomb et Cie, quienleva Sarah O’Brien du château dela Tutelle, à Reichstadt. Le comteHenri de Belcamp vous a joué commeil vous a pillé. Les maîtresses desbandits sont célèbres aussi bien quecelles des héros. Sarah O’Neil est làBelle Irlandaise, maîtresse de JeanDiable le Quaker.

– Vous avez la preuve de cela,

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monsieur’? prononça le jeuneAllemand d’une voix à peineintelligible.

– Et je vous la fournirai, je m’yengage, si vous voulez me suivre àParis.

Frédéric Boehm sonna et donnal’ordre d’apporter des flambeaux.

La lumière vint, éclairant la mortellepâleur de ses traits si beaux, et sesgrands yeux où la fièvre lente mettaitun sinistre éclat.

– Qu’on fasse venir M. Spiegel,M. Arnheim et M. Weber, ordonna-t-il encore.

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Puis, se tournant vers M. Temple, ildemanda :

– Vous plait-il que nous partionspour Paris ce soir même ?

– Je voudrais auparavant, réponditl’ancien intendant de police,connaître le caractère précis de cesmessieurs.

– Trois conjurés comme moi,répondit le jeune comte.

Les trois docteurs rentraient avecleurs pipes et leurs bonnes facesallemandes resplendissantes desanté.

– Nous partons pour Paris dans une

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heure, leur dit Frédéric Boehm ;M. Temple vient avec nous.

– Quelle est la suite de men herr ?demanda le docteur Spiegel, chargédes préparatifs.

– Un seul homme, Français, du nomde Pierre Louchet, réponditM. Temple.

Il se leva pour aller quérir sonbagage. Le comte Boehm appuyé surson bras, l’accompagna jusqu’à laporte.

En arrivant au seuil, il retira de sabouche son mouchoir blanc, quiavait des taches de sang, et dit de savoix glacée :

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– Je vous attends, monsieur… SiSarah O’Brien est la maîtressed’Henri de Belcamp, je le tuerai, jevous le jure !

q

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L

VIII - Versailles.

es Russes bâtissent avecles glaces de la Neva deféeriques palais, ornés destatues que l’on tailledans des blocs de frimas.Ils donnent des fêtes là-

dedans, et c’est, dit-on, splendide.Mes mâchoires ont le tétanos, et jesens du frisson plein mes veines, rienqu’en songeant à ces fantaisies

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hyperboréennes. J’ai vu, dans unrêve de décembre, des quadrilles defemmes demi-nues, gelées sur placeavec des diamants au cou et desfleurs dans leurs cheveux : toutgelait, tout : la beauté, l’amour, lalumière ! Les sons de l’orchestre seglaçaient dans l’air sans vibration, etje vois encore le terribleépanouissement de tous ces souriresimmobiles.

Nous avons cela chez nous.Versailles aussi, tombe éblouissanteet glacée, a des splendeurs qui fontfroid. C’est comme un autre mondehabité par des marbres quis’ennuient à regarder les ifs

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monstrueux tondus en pyramides. Iln’y a de vivant que ces eauxverdâtres dont chaque goutte a leprix d’un verre de vin. Ce châteaugèle les rayons du soleil ! Il manquedes mausolées dans ces parterres endeuil. On s’entend à ouïr le bruit dupapier froissé quand la brise passedans le feuillage de ces arbres.

A l’heure où le poëte allemand vit lagrande revue fantastique auxChamps-Elysées, sous les rayons dela lune blême, aplatie contre un cielde porphyre bleu, quelque grandeprocession doit descendre à pas lentset silencieux l’escalier des Géantspour gagner la pièce d’eau des

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Suisses, autour de laquelle attendentles carrosses du roi. Bourdaloue aprêché ; Molière en baisse s’est enfuiavec son Tartuffe dans sa poche ;Ninon cabale en vain en faveur dudiable ; le carême est vainqueurpartout ! Le roi descend, courbé sousce fardeau qu’il porta pendantsoixante-douze ans de règne :l’ennui, le grand ennui, un dieu, lepère des fêtes compassées, desdivertissements réglés, des tableauxcommandés, des parcs fabriqués, etdes palais carrés : le roi descend,fermant l’oreille aux derniers sons dela musique qu’on fit pour lui, et nevoulant plus voir la muette flatterie

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de toutes ces statues ; le roi blasé surla pâle verdure de ces arbres qu’onlui apporta malades ; le roi détestantces eaux qui viennent de si loin pourparodier à ses oreilles un murmurede ruisseau : le roi, ennemi de lanature qu’il a voulu surpasser, et lasen même temps de toutes cesimitations impuissantes ; le roidécouragé, le roi se mourantd’étiquette, le roi étranglé entre unbal et un sermon, le roi fatigué,triste, misérable, le roi Louis XIV, legrand roi, le roi de Colbert, deCondé, de Vauban, de Bossuet, de LeSueur et de la Fontaine !

Derrière lui, c’est sa cour, navrée du

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même mal, la plus brillante cour dumonde, Saint-Simon, Sévigné, Bussy,Racine, Lully, Lavallière et tantd’autres étoiles, baignées dans lalumière de ce soleil !

Ils descendent, ils passent, lesfemmes adorables, les poëtes divins,les grands hommes… Le maître abâillé ; Racine bâille, et aussiSévigné son ennemie, et aussi Lullyqui réchauffa Quinault, et aussi tousles autres. Les chevaux font le tourde l’eau d’un pas d’enterrement. Onrevient au point de départ.

Le roi bâille. Tous ces géantsremontent leur escalier en bâillant.La partie était de bâiller.

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Et quel tact ils avaient en ce siécled’Auguste ! Versailles n’est-il pas,dans l’univers entier, le lieu où l’onbâille le mieux !

On n’y bâille plus guère maintenant.Ces magnificences figées s’ennuienttoutes seules, et c’est à peine si, deuxou trois fois par an, quand les eauxjouent, les faubourgs de Parisdaignent y venir dîner sur l’herbe.

Depuis Louis XIV, Versailles eutcependant encore un moment de vie,quelques bons jours, pendantlesquels son sommeil, tourmenté parles bruits de caserne, fit trêvebrillamment et gaiement. Ce fut en1817, au mois de juin ; et c’était

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Miremont qui réveillait ainsiVersailles ! Il y avait bien, nous leconcédons, quelques différencescapitales entre la sociétémiremontaise et la cour du filsd’Anne d’Autriche, mais cesdifférences n’étaient pas toutes audésavantage de Miremont. Certes,l’ambassade de Siam ne put semblerplus drôle aux naïades du bassin deNeptune ou aux déesses de la grandeallée que le trio Bondon de laPerrière : un tartan gris entre deuxredingotes brunes promenant le longdes charmilles l’idylle du bonheurconjugal. Madame Célestin, paissantses deux moutons dans ces allées

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ombreuses qui mènent aux Trianons,entremêlait sa conversationd’enseignements utiles ; quand ellelâchait leurs bras, ils ramassaientdes cailloux ronds ou quelques fleurschampêtres dont ils lui composaientun bouquet. C’était une femmesérieuse, et si pure qu’elle demandaune fois à M. Potel, le plus instruitdes deux adjoints, ce que signifiait lemot bigamie.

L’autre adjointe, Madame Morin duReposoir, venait aussi souvent encompagnie de Madame Besnard oude Madame Touchard, qui avaitparfois avec le prisonnier desentretiens privés qui rendaient ses

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compagnes jalouses. Le ménageChaumeron et mademoiselle étaienten quelque sorte des Versaillaismaintenant. M. le marquis, en effet,donnait volontiers à dîner à ceux quivenaient voir son fils, et tenait tableouverte à l’hôtel de France. LesChaumeron aimaient l’hôtel deFrance, et en rapportaient toujoursquelques souvenirs.

M. le marquis habitait l’hôtel deFrance avec presque toute sa maison.Madame Etienne, sauf le chagrin demanger la cuisine des autres,engraissait comme un coq en pâte.Elle avait été déjà à l’hôtel, du tempsde son ancienne dame, une fois qu’on

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avait relevé les parquets à la maison,et c’était à l’hôtel de Pontoise ! Julotet Anille allaient et venaient, avec labride sur le cou ; Pierre se faisaitservir : c’était fête.

Le marquis avait généralement poursociété ses deux belles chéries,comme il appelait Jeanne etGermaine. Elles avaient toutes lesdeux leurs chambres à l’hôtel, oùplusieurs fois par semaine ladyFrances Elphinstone et Suzannevenaient visiter M. de Belcamp. Il n’yavait dans tout ce monde queSuzanne de triste ; nous connaissonsla cause de sa tristesse ; mais noussavons aussi quelle consolation elle

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avait au fond de son cœur. M. lemarquis ne lui tenait point rigueur.On ne parlait jamais du vieuxTemple, qui passait naturellementpour un maître fou.

Le soir, à l’hôtel de France, il y avaitréception chez le marquis. Les gensbien posés de la ville avaient briguél’honneur d’être présentés, et levieux gentilhomme mettait unecertaine ostentation à montrer laparfaite liberté de son esprit.

Ce fut là que se noua, pendant lacaptivité du jeune comte, un épisodequi étonnera certes nos lecteurs,mais qui tient trop au cœur même dece récit pour que nous le puissions

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passer sous silence : nous voulonsparler des fiançailles de notre belleJeanne, qui eurent lieu sous lesauspices réunis de sa tante MadameTouchard et de M. le marquis deBelcamp.

Le fiancé n’était pas le comte Henri.

Les clairvoyants de Miremontavaient pu remarquer entre Jeanne etle comte Henri, pendant le courtséjour de ce dernier au château,quelques symptômes d’inclinationréciproque, mais depuisl’emprisonnement les apparencesavaient changé. Il n’y avait des deuxparts qu’une franche et fraternelleamitié ; la preuve, c’est que Jeanne

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accueillait au dehors et d’une façonfort apparente la recherche d’unautre prétendant.

Cet autre prétendant n’était pasRobert Surrizy.

Et, chose plus surprenante que toutle reste, Robert Surrizy, triste maiscalme, semblait accueillir ce congédéfinitif avec résignation.

Le fiancé de Jeanne, car les choses enétaient à ce point que nous pouvonslui donner ce titre, était un jeuneAnglais que nous connaissons déjà,quoiqu’il n’ait pas encore étéprésenté au lecteur ; c’était l’ami ducomte Henri, ce Percy-Balcomb,

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héros de l’aventure en Australie etchef actuel de la grande maison

Balcomb et Cie de Londres. Le comteHenri avait annoncé sa visiteautrefois ; le hasard avait fait quePercy-Balcomb était arrivé lelendemain même del’emprisonnement.

Cette ressemblance singulière dont lejeune comte avait parlé frappa toutle monde au premier aspect. C’étaitla même taille et le même port, lamême coupe de visage aussi : de tellesorte que par derrière on aurait dit lemême homme, mais il n’y avait pasbesoin néanmoins de faveur lilas,rose ou bleue pour faire la différence

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entre les deux amis. Les cheveux dePercy-Balcomb étaient beaucoupplus bruns, les sourcils plus foncés,les paupières plus ombrées ; ilportait moustaches, contrel’habitude expresse des Anglais, et,dès qu’il parlait, sa voix grave etprofonde, qui faisait un contrastecomplet avec celle d’Henri, achevaitde rendre toute méprise impossible.

Il venait en France pour affaires, etpassait régulièrement ses journées àParis ; il était bien appuyé, car ilavait obtenu de voir Henri à laprison, à une heure où les portes sefermaient rigoureusement pour tous.Sa carte d’entrée était personnelle, et

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le marquis lui-même ne pouvaitl’accompagner dans ses visites.

Percy-Balcomb professait pour Henriune amitié chevaleresque ; ceci, jointà ses qualités aimables, lui avaitconcilié tout d’un coup les amitiésdu petit cercle. Le marquis, on peutle dire, aimait son fils en lui.

Il fut aisé de voir, dès l’abord, queJeanne et lui se plaisaient. Balcombpouvait être un chevalier, mais cechevalier était à la tête d’une maisonde commerce : les choses furentmenées rondement etcommercialement. Henri, dans saprison, fit la demande à MadameTouchard, en présence du marquis.

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Les avantages réciproques furentstipulés, et comme Jeanne,émancipée, venait d’être envoyée enpossession de l’héritage Turner, deLyon, la dot fut fixée à deux millions,payables à la signature du contrat.Tous les biens venus et à venirentraient du reste dans lacommunauté.

Le marquis dit ce jour-là à Henri :

– Fils, si tu avais pris les devants, jem’y connais, elle t’aurait aimé.

Percy-Balcomb, esclave des affaires,était reparti pour Londres. Onl’attendait de jour en jour et lecontrat était prêt.

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C’était fête : nous avons prononcé cemot qui n’est pas trop fort. Onpensait à cette noce, dont chacunescomptait les plaisirs comme si derien n’eût été. C’était fête pour toutle monde : les gens quis’intéressaient au comte de Belcampne concevaient pas l’ombre d’uneinquiétude, et la partie aigre de lasociété miremontaise gardaitnéanmoins quelque espoir degrabuge. Les uns et les autres étaientcontents.

Quant à l’opinion publique, ellen’était même pas divisée. Le tribunalétait tout bonnement accuséd’absurdité pour avoir jugé qu’il y

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avait lieu à suivre. Le double alibisautait si violemment aux yeux quetous les esprits forts de l’endroit,ceux qui ont une opinion à eux,déclaraient d’avance que le juged’instruction finirait sa vie auxPetites-Maisons. La magistratureelle-même, il faut le dire, avait étéd’avis de surseoir, non pas qu’elleeût une conviction bien arrêtée, maisparce qu’il fallait du temps, à sonsens, pour percer ce mystère.

On prétendait tout bas, – soit que lachose eût ou n’eût point devraisemblance, – que le juged’instruction avait cédé à uneinfluence supérieure.

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Les prudents attendaient, disant quele mot de ces énigmes judiciairessurgit tout à coup, au moment oùl’on y pense le moins.

En somme, il y avait eu deuxmeurtres…

Trois meurtres ! disait le vieuxmarquis, car cette machinationinfernale des deux passe-ports prisau nom de son fils était bienévidemment une tentative demeurtre.

Henri était arrivé au château deBelcamp incognito ; il venait du boutdu monde, il n’avait vu personne àParis. Le lâche et cruel ennemi qui lui

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avait tendu ce piège le croyait sansdoute encore en pays étranger, oùpeut-être Henri aurait eu grandepeine à établir judiciairement saprésence au moment du meurtre.

Mais la Providence avait voulu qu’ilen fût autrement. Une communeentière, son maire en tête, allaittémoigner devant la cour d’assises.

M. le marquis avait cru devoiradresser une lettre autographe aujuge d’instruction pour le remercierde sa décision. Il fallait que laquestion fût hautement tranchée !

Mais c’était dans la prison même quel’on pouvait voir à quel point les

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gens d’administration, hauts et basemployés, regardaient sacondamnation comme impossible. Cen’étaient pas des faveurs qui luiétaient accordées ; on luireconnaissait en quelque sorte desdroits. En dehors de la pistole, on luiavait arrangé deux chambresd’employés, vastes et commodes, quiformaient un véritable appartement.L’une d’elles lui servait de salon. Il yrecevait, dans toute la force duterme, bonne et nombreusecompagnie. Le conseiller Boisruel, dela cour de Paris, qui s’était récusécomme président d’assises à causede sa parenté, venait l’y voir très-

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souvent, et ne cachait pas qu’il leregardait comme un des hommessupérieurs de l’époque. Despersonnages considérables avaientdésiré lui être présentés, et lesquatre ducs, qui peut-être l’auraientbien laissé tranquille au château,étaient venus le visiter dans saprison avec leurs quatre duchesses.Le faubourg Saint-Germain lerevendiquait maintenant. Lesjournaux, tout petits alors, il est vrai,mais disant à peu près tout ce qui sepassait par la tête de leur rédaction,donnaient de lui les biographies lesplus diverses et les pluscontradictoires. Toutes étaient

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intéressantes ; toutes étaientdévorées par le public avided’émotions. Depuis longtemps, endehors de la guerre et de la politique,nul n’avait excité une attentionpareille ; la curiosité généralearrivait à la fièvre, et le procès quis’instruisait allait être, au plus hautdegré, une cause célèbre.

Nous avons dit : en dehors de lapolitique, et le mot est juste.Cependant, à ces époques d’opinionstranchées, et si près des révolutions,quels hommes et quelles chosespeuvent échapper complétement à lapolitique ? Les biographies du comteHenri de Belcamp, travail de

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Pénélope qui allait se faisant et sedéfaisant, roman à mille chapitresauquel chaque jour apportait soncontingent de faits dramatiques etmerveilleux, pouvaient se diviser endeux classes bien distinctes : lesbiographies royalistes et lesbiographies bonapartistes. Personnen’aurait su dire où les auteurs de cespoèmes puisaient leursrenseignements contradictoires ;mais il est certain que, au milieud’une grande quantité de fables, ils’y trouvait bon nombre de vérités.La vie entière du comte Henri étaitlà-dedans par morceaux, et il fallaitqu’un historien fût au fond de tout

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cela. Seulement, les uns appuyaientsur sa qualité de fils d’émigré etmettaient en avant ce fait qu’il avaitremporté à l’étranger toutes sesvictoires universitaires. Il étaitdocteur d’Edimbourg, de Cambridge,de Prague, d’Iéna, etc.… Mais iln’avait voulu repasser la frontièrefrançaise qu’après le triomphe desvrais principes. Les autres prenaientoccasion de son voyage d’Australie,amendé et transfiguré, pour racontersa visite à l’empereur. Et tousparlaient vaguement de grandesidées et d’immense avenir.

Ce qu’il y avait sous ces réticencespouvait être interprété selon la

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passion de chacun, car chacun croittoujours à ce qu’il veut, et rien deplus. L’histoire contemporaine atoujours deux versions, l’uneblanche, l’autre noire, quis’impriment concurremment, et qui,mutuellement, s’accusent demensonge.

Le comte Henri souriait à cetterenommée de héros de roman avecun dédain calme qui lui allait àmerveille. Il ne mettait aucuneaffectation à marquer sa profondeindifférence au sujet de tout le bruitqui se faisait autour de lui. Il nedisait même pas qu’il n’ouvraitjamais un journal.

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Son père les lisait pour lui ; son pèreécoutait avec un infatigableravissement toutes les voix quiparlaient du fils bien-aimé. Il étaitavide de gloire et s’enivraitlittéralement aux échos de ceconcert. La visite des ducs, sesparents, l’avait rendu fier, lui quiétait si sincèrement digne, lui dontl’âme avait tant de sereine hauteur.L’adoration qu’il avait pour Henri lerendait femme ; il avait le cœur faibleet grand comme une mère.

Et qui sait où allaient maintenant sesambitions ? Regrettait-il Jeanne, ousongeait-il encore à Germaine pource fils qui était désormais un héros ?

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songeait-il même à lady FrancesElphinstone ? quelle princesse étaitau-dessus d’Henri ? Son triompheétait parfois si naïf et si complet, quela société miremontaise, impatiente,jalouse, fatiguée d’admirer, songeaità l’ostracisme, bien qu’elle eût peu lul’histoire d’Athènes. Il y avait desmoments où ce héros de comte Henrieût été condamné au derniersupplice, – pour faire enrager M. lemaire, – si Miremont eût été jury.

C’était une chaude et orageusejournée d’été. Midi venait de sonnerà l’horloge du château, dont leslignes droites tranchaient en blancmat sur un ciel plombé. Pas un

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souffle de vent n’agitait l’eau desbassins où les groupes de bronze,défigurés par leurs tuyaux inutiles,sommeillaient comme des acteurs aurebut qui n’endossent plus qu’à delongs intervalles leurs paillettes decomparses. Quelques provinciauxregardaient la façade, aussi célèbreque le fameux coup d’archet del’Opéra, et se livraient à desdissertations historiques,abondamment émailléesd’anachronismes. Le palais necontenait pas encore toutes lesgloires de la France, commel’affirment à la fois l’enseigne et lelivret ; mais les voyageurs aimaient à

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voir les ifs. Le long des rampes, desbonnes et des soldats négligeaientdes enfants ; sous les premiersarbres de l’avenue du Tapis-Vert, unedouzaine de vieilles dames et lamarchande de petits painss’assoupissaient.

Sur le tapis vert lui-même, unspectacle plus animé s’offrait aux sixcurieux répandus dans l’allée. Jevous défie d’aller à Versailles sansvoir une pareille représentation. Aufond de tout deuil, il y a toujours unpauvre petit grain de gaieté.

Toute la gaieté de Versailles est dansce carré long de vilaine herbe, bordéde beaux arbres et de statues, qui va

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du parterre de Latone au bassind’Apollon. Depuis des centainesd’années, les dieux et les déesses dela fable, adossés aux charmilles,n’ont pas d’autre récréation.

Ils étaient trois : deux gros hommeset une maigre femme. Les deux groshommes portant bandeaux commedes Amours, essayaient de descendrele carré à tâtons sans perdre l’herbe ;la femme maigre tricotait un bas enles regardant.

Garniture Bondon ! âmes simples !tels étaient vos plaisirs ! Les deuxjumeaux venaient ici chaque jour à lamême heure depuis l’événement. Ilspariaient chacun une petite pièce de

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cinq sous contre leur dame. Ilsperdaient toujours, et ilss’étonnaient de ne pas faire deprogrès.

Ce séjour de la capitale de Seine-et-Oise n’était pas absolument sansdanger pour le célibataire Florian,nature brûlante, dont une jeunessetrop orageuse n’avait pascomplétement éteint les feux. Biensouvent il regardait d’un œilmalintentionné quelque forteNormande dévolue à un soldat ducentre. Mais madame Célestin letirait alors par la faveur lilas quiornait son bras, et Floriandissimulait sous un sourire soumis le

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coupable dévergondage de sa pensée.

Célestin, lui, était de marbre, commeAchille sous l’habit de Pyrrha, dû auciseau de Vigier.

La ville de Versailles commençait àconnaître ces deux végétationssymétriques. Dans les hôtels, onprévenait les étrangers que cescuriosités s’ajoutaientmomentanément à celles du parc.Quand les familles s’arrêtaient pourles regarder, ils se laissaient voiravec complaisance et les Anglaisobtenaient la permission de toucher.

Les allées du parc étaient encoreaujourd’hui plus abandonnées que

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de coutume, à cause de la menace dutemps. Le silence régnait sous lesnobles arceaux des avenues latérales,et toute cette populationmythologique qui fatigue ses musclesde pierre à poser sous les bosquetsdéployait ses grâces en pure perte.Autour des groupes dont la jeunesseécouta tant de bruits et vit tant desourires, il n’y avait que le boisvieillissant, défendu par sestreillages vermoulus, retraiteshumides et tristes où les Sylvainshardis ne poursuivent plus jamais lesvraies Nymphes.

Non loin du bosquet de la colonnade,et autour de cet admirable jardin du

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roi qu’on avait dessiné l’annéeprécédente pour rendre àLouis XVIII ses pelouses fleuries deHartwell, le labyrinthe prolonge sesdernières charmilles. Deux jeunesgens étaient là sous le feuillageimmobile et se promenaientlentement. La jeune femme, éléganteet charmante, ne s’appuyait point aubras de son cavalier. Elle avait lesdeux mains jointes sur l’étoffe légèrede sa robe, et son front voilés’inclinait avec tristesse. Ils neparlaient point. Un pas tout entierles séparait. Ils avaient parlécependant, car le jeune hommeguettait au travers du voile, avec une

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tendresse mélancolique, deux belleslarmes qui roulaient sur les joues desa compagne.

C’était Robert Surrizy avec ladyFrances Elphinstone. Ils avaientparlé en effet, et leur entretien duraitdepuis longtemps déjà.

Lady Elphinstone s’arrêta lapremière, devant un banc de marbreoù l’ombrage des charmes gardaitdes gouttes de rosée.

– Je suis lasse, murmura-t-elle d’unevoix altérée : lasse et faible.

– Asseyons-nous, ma sœur, répliquaRobert.

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Elle tressaillit à ce mot et tourna latête comme si elle eût voulu cacherune émotion soudaine.

Robert s’assit auprès d’elle sur lebanc.

– Moi, Frances, dit-il après unsilence, le moment où j’ai appris quej’étais votre frère a été l’un des plusbeaux moments de ma vie. Je vousaimais déjà ; maintenant que je voisen vous la fille de mon brave etinfortuné père, ma tendresseaugmente, et je vous mets dans moncœur auprès de ma mère.

Sarah lui tendit sa main qui étaitfroide. Il n’y avait plus de larmes au

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bord de ses paupières fatiguées.

– N’êtes-vous pas heureuse, vousFrances ? murmura Surrizy.

– Si, Robert, bien heureuse,prononça-t-elle tout bas.

Puis, se reprenant, et d’une voix oùrevenaient ses pleurs :

– Oh ! certes, certes, je suisheureuse ! il est des pressentimentsla première fois que j’ai entenduvotre nom, mon cœur a battu commesi l’on eût éveillé en moi un chersouvenir. La première fois que jevous ai vu, tout mon être s’est élancévers vous… Parmi tous ces jeunesgens, sur le paquebot, mes yeux vous

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suivaient comme si vous eussiezété… mon frère, en effet, Robert… ;et quand vous dites en levant votreverre : Mon nom veut dire sourire, jem’appelle Robert Surrizy, je ne saisquel enthousiasme d’enfant exaltamon âme…

– D’enfant, ma Frances chérie, c’estvrai, dit Robert avec quelqueconfusion. Ce refrain pédant mevient du collège…

– Puisse ce pauvre hasard être unprésage, Robert, soupira Sarah !puisse votre vie être toute pleine debonheur !

Surrizy soupira à son tour, et sa joue

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mâle eût une nuance de pâleur.

– J’ai confiance ! pensa-t-il touthaut. Je suis un soldat, mon bonheurest à la pointe de mon épée.

Mais, depuis ce premier jour où nousle rencontrâmes à la Croix-Moraine,sa physionomie avait changé. On eûtcherché en vain sur ses traitsvaillants cette joyeuse insouciance dela jeunesse.

Un cercle sombre, était autour de sesyeux.

– Vous aussi, vous souffrez !murmura sa compagne ; vous aussivous avez dans le rieur un amourbrisé ?

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Robert tourna vers elle son regardinquiet.

– Moi aussi !… répéta-t-il.

Frances rougit depuis la bordure desa robe, que son sein agité soulevabrusquement, jusqu’à la racine de sesadmirables cheveux noirs.

– Je suis heureuse, dit-elle d’une voixtremblante, bien heureuse de vousappeler mon frère.

Le regard du jeune soldat se baissa.Lady Frances poursuivit enaffermissant son accent :

Je parle vrai, Robert ; nous autresIrlandaises, nous avons, dit-on, des

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cœurs d’enfants… Pourquoi ne vousle dirais-je pas ? Je ne m’attendaispoint à trouver en vous un frère, etcependant je vous aimais. J’étaisattirée vers vous par une tendressequ’il m’était impossible de définir.J’espérais en vous, je comptais survous, je vous cherchais comme oncourt après la guérison d’unesouffrance. Maintenant que je saisnotre commune et mélancoliquehistoire, maintenant que je puisporter la lumière au fond de monâme, tout ce qui était obscur en mois’éclaire… J’allais vers vous commeon implore un refuge…

– Un refuge, Frances, et contre qui ?

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– Contre moi-même, répéta tout basla jeune fille.

Vous aimez donc, ma sœur ?demanda Robert, tandis que le nuagede son front s’éclaircissait.

– Saurais-je répondre ?… murmurala jeune fille avec hésitation ; moncœur m’a déjà deux fois trompée…

– Vous aimez, Frances s’écriajoyeusement Surrizy ; je m’y connais,vous aimez !

Sarah pâlit et baissa les yeux :

J’ai peur d’aimer, prononça-t-elle àvoix basse. Chaque fois qu’unebarrière se dresse entre moi et les

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rêves que je me forge à plaisir,chaque fois que les routes oùs’enfuyait ma pensée se trouventcloses tout à coup, je vois bien quema destinée est là… et j’ai peurd’aimer.

– Lui ? demanda Robert d’un accentétrange où nul n’aurait su dire s’il yavait de la tendresse ou de la haine.

– Non, répliqua Sarah ; lui aussi aété pour moi un décevant espoir. Jevous dis que je cherchais un refuge…il fut un jour où j’espérai l’aimer.

– Vous aima-t-il jamais ?

– Je ne sais… ma tendresse à moin’était même pas celle qu’on a pour

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un frère… je l’admirais et je lerespectais…

– Si jeune… si beau !… murmuraSurrizy dont l’accent contenait undoute.

– Mais si grand ! prononça Sarahavec emphase.

Il y eut un silence qui ne fut pasmême troublé par les bruitsextérieurs. Nul pas ne retentissaitdans les allées, nul souffle de brisene balançait les feuillées, pas unegoutte d’eau ne tombait de tant delèvres de Marbre dans ces bassinsmorts, miroirs immobiles reflétantl’immobilité.

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– Frances, reprit Surrizy dont la voixhésitait, cet autre amour que vousvouliez fuir était donc bienredoutable ?

– Etait-ce de l’amour ? dit Sarah quirêvait.

– Vous étiez une enfant quand vousquittâtes Prague.

– Oui, j’étais une enfant, j’avaisquinze ans.

– Il semble que vous répugnez à memontrer votre cœur, dit Robert avecreproche.

– Mon frère, interrompit la jeunefille, retrouvant la fermeté de sa

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voix, il n’y a rien dans maconscience, et je ne puis meconfesser, puisque je ne sais pas… sic’est de l’amour… si c’est unedestinée… Je crois que j’en mourrai,mon frère ; car entre lui et moi lafatalité a mis du sang !

– Au nom du ciel, parlez ! s’écriaSurrizy.

– Je parlerai, répondit Sarah, quirejeta son voile en arrière et montrason beau visage, pâle mais calme. Ilfaut en effet que vous écoutiez monhistoire, afin de savoir toute ma viecomme je sais maintenant la vôtre, sigénéreuse, si dévouée, si belle !…J’en étais à l’année qui précède la

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mort de ma mère. Nous quittâmes lacampagne de Trieste pour venir àPrague où le général O’Brien, notrepère, eut un commandementmilitaire. Ma mère était malade ettriste ; notre père avait le cœur bon,mais c’était un Irlandais au caractèreléger, et fuyant tout ce qui n’est pasla gaité… Peut-être suis-je faiteainsi, car ma mère me reprochaitsouvent avec une étrange amertumede n’avoir rien d’allemand en moi ;elle m’appelait l’Irlandaise… Jen’avais, au contraire, du général quedes caresses et des baisers… Ai-jebesoin de vous dire que j’aimaisnéanmoins ma pauvre mère de tout

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mon cœur ? Bien des fois, malgrémon âge, je tâchais d’inspirer à monpère le besoin d’une vie plus sage. Ilm’écoutait, il souriait, ilm’embrassait, et il courait chercherau dehors la joie qui n’était pas à lamaison, dont l’atmosphère tristel’étouffait.

Ma mère l’aimait d’amour. Elle nesavait rien faire de ce qu’il faut pourretenir l’époux chancelant au seuil dela demeure conjugale. Elle pleurait,elle se plaignait. Peut-être avait-ellele cœur plus haut et plus profondque notre père. Elle a su mourir.

Notre père l’aimait et la craignait. Ilfuyait au dessert, comme un enfant

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qui se précipite dans la cour desrécréations.

Pour ce qui me regarde, ma mèredisait vrai rigoureusement. Bien quenée en Autriche, et malgré le sangautrichien qui coulait dans mesveines, j’étais une petite irlandaise,gaie, folle, communicative, et nesachant pas comprendre le deuil decelle qui restait au logis. A sa place,moi, j’aurais bien su commentsecouer la tristesse. Je me disais celadéjà. Et comme je le lui dis une fois àelle-même, elle me chassa indignée.

Toutes les choses d’Irlande meplaisaient et je dédaignaisl’Allemagne. Notre père, esclave de

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ma fantaisie, m’avait fait venir uncostume de paysanne du Connaught.J’allais par les champs avec ma juperayée et ma mante rouge. Ma mère enprenait du chagrin, comme si c’eûtété là une faute sérieuse. Elleessayait parfois de me dire lesdolentes et mystérieuses légendes dela poésie allemande. Je frissonnaisou je me moquais. J’avais une haineinnée pour ces fastidieux radotages,tout pleins d’ossements quicraquent, de tombes qui s’ouvrent etde morts qui voyagent. La balladeallemande ne saurait sortir que ducimetière ; ce sont des cancans defossoyeurs. Mais parlez-moi des

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belles histoires que me racontait lavieille Ellen, la nourrice irlandaise denotre père ! Les batailles de géantsdans le brouillard, les amours desfilles de la mer, les fééries desgrottes de Fingal qui vont cent lieuessous l’Océan, l’île des perles et lalégende de Fin-Bar, le saint à lablanche chevelure, j’aurais passé mavie à écouter ces naïves et chèresimaginations du peuple-enfant.J’étais une Irlandaise et je n’étaispas une Allemande, puisque, pourcomble, j’aimais la France et lesFrançais.

Quand mourut ma pauvre mère, à lasuite d’une maladie de langueur, je

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n’avais pas encore quatorze ans.Notre père était alors un desgénéraux les plus en faveur à la cour.L’empereur lui envoya un brevet quime plaçait au nombre des pupilles duchâteau impérial et royal deReichstadt, honneur réservéseulement aux orphelines des plusgrandes maisons de Bohème. Jequittai le général avec répugnance, etj’emportai la persuasion que déjà ilsongeait à se remarier. Cependant jene savais rien de ses secrets : quandje l’interrogeais, il commençait àfaire avec moi comme avec mapauvre mère : il riait, il plaisantait, ilchantait. La catastrophe qui mit fin à

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ses jours le surprit avant qu’il m’eûtfait aucune confidence. Par ma mèreseulement, qui était jalouse de cesouvenir, je connaissais l’existenced’une autre femme et d’un fils né enAngleterre. C’est vous qui m’avezappris tout à l’heure que, au momentde sa mort, mon père était sur lepoint de rendre justice à MadeleineSurrizy, votre mère.

Il avait de l’honneur, et le souvenird’une ancienne affection, était-ilpour quelque chose dans sa froideurvis-à-vis de ma mère ?

Il avait de l’honneur, bien quel’histoire de son mariage me paraisseêtre une tache grave dans la vie d’un

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homme. L’Irlande est une pauvrenation tombée. Nos grands aïeuxn’auraient pas voulu de cethonneur…

Vous savez aussi bien que moidésormais le nom que portait enAllemagne le fils de M. le marquis deBelcamp. J’étais déjà depuisquelques mois à la maison de Tutelle,quand je rencontrai pour la premièrefois Georges Palmer, lors d’une visiteque je fis à mon père. Les jeunesfilles ont une grande reconnaissancepour la première personne qui cessede les traiter en enfants. J’eus cettereconnaissance envers GeorgesPalmer, qui était le commensal et

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l’ami de mon père… Vous redoublezd’attention Robert. Je ne sais pas simon récit contentera l’envie quevous avez de savoir : je puis vouscertifier, du moins sur ma parole,que, après m’avoir entendue, tout ceque je sais vous le saurez.

Il y avait à l’université de Praguetrois jeunes gens, trois cousins de mamère, les comtes Boehm. Leur père,le major général Boehm, venaitparfois chez nous, en Istrie, quandj’étais toute petite. Les fils,dissipateurs et débauchés, avaientreçu déjà plusieurs avis de laclémence de l’empereur, leurprotecteur, qui même était le parrain

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de l’un d’eux. Ces comtes Boehmaffectaient de mépriser notre père etdisaient publiquement que, enépousant une vieille femme commeleur parente, il leur avait volé unhéritage.

L’aîné, Albert, était la première épéede l’université ; Reynier, le second,était le roi du Bier scandal et laterreur des Philistins. A la maisonnous savions tout cela, parce quemon père se divertissait beaucoup àouïr le récit des excentricitésuniversitaires. Je m’accusehumblement d’avoir partagé cettefaiblesse. J’aimais presqu’autant lesépopées des renards d’or et des

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maisons moussues que mes vieilleslégendes irlandaises elles-mêmes.

Le troisième des comtes Boehm avaitnom Frédéric. C’était presque unenfant comme moi. On disait qu’ilserait un mauvais sujet comme sesfrères. Il revenait de France, où ilfaisait partie de la suite de Marie-Louise.

Les trois comtes Boehm étaient troisremarquables types de cette superberace de montagnards tzèques quifurent les maîtres de la Bohème.Frédéric surtout était le jeunehomme, le plus beau que j’airencontré de ma vie. Il habitait lapetite ville de Reichstadt pendant la

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saison du repos.

Un soir, à Prague, le comte Albert,ivre, m’insulta au sortir du théâtre.Le comte Henri le châtia sur place etle blessa d’un coup d’épée lelendemain. Je dois ajouter cependantque le comte Henri, qui portait alorsle nom de Palmer, et qu’on appelaitl’Anglais parmi les étudiants del’université, était de toutes lesparties des comtes Boehm et leurcamarade, sinon leur ami.

Ces comtes Boehm m’inspiraient unevéritable terreur, et parfois jem’étais dit, en regardant Frédéric,cette tête d’archange : Si une pauvrefille venait à l’aimer… !

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Ici lady Frances Elphilstone ne putretenir un sourire, parce que Robertl’interrogeait d’un regard souriant.

– Eh bien ! oui s’écria-t-elle enfrappant de son pied charmant lesable de l’allée, la frayeur de toutema vie a été de l’aimer !

– Alors, prenez garde à vous, petitesœur, dit Robert.

Sarah devint sérieuse.

– Il y a entre nous le souvenir de monpère, prononça-t-elle tout bas.

Il vous est donc prouvé que lescomtes Boehm ont assassiné MauriceO’Brien ?

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Sarah ne répondit pas tout de suite.Elle passa ses doigts sur son front.

– Prouvé ?… répéta-t-elle ; que dired’un fait environné d’une nuitprofonde ?… Frédéric avait seize ans,et, la veille du jour fatal, je l’avaisrencontré à Reichstadt, à douzemilles de Prague… mais le fait estqu’ils ont profité du meurtre… et quelui, l’unique héritier maintenant,détient mon héritage avec la fortunequi devait être à vous.

– S’il n’avait que seize ans, peut-êtreignore-t-il ?…

– On le dit bien malade, interrompitSarah d’une voix sourde ; s’il meurt,

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je prierai pour lui.

Robert interrogea sa physionomied’un regard furtif. Elle avait lessourcils froncés, mais la paupièrehumide.

– Ce fut le comte Henri, reprit-ellebrusquement, qui me sauva de leursmains après le meurtre. Il savaitleurs desseins : j’étais réservée aumême sort que notre père. Vousconnaissez suffisamment le comteHenri maintenant pour que je n’aiepas besoin de vous dire qu’il n’estpoint d’obstacle humain capabled’arrêter ses pas. Il s’introduisit auchâteau de la Tutelle et m’enleva. Ilne m’a jamais trompée que cette fois.

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Il me dit que mon père, accusé dehaute trahison et préparant sa fuite,m’attendait.

Mais nous n’étions pas plutôt dansla chaise de poste que toute la véritéme fut connue. Je pleurai, du moinsen sûreté, la mort de mon père, car lecomte Henri avait eu la délicatebonté de prendre avec lui l’anciennefemme de chambre de ma mère. Tantque dura le voyage, elle fut en tiersentre nous.

A Londres, car ce fut à Londres quenous nous rendîmes en traversant laFrance tout entière, je fus placéedans une famille respectable…

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Si vous me demandez quel était alorsmon sentiment à l’égard d’Henri, jevous répondrai : Imaginez le cultedont on peut entourer un Dieusauveur. Il avait vingt ans ; il avait labeauté d’un chevalier, si Frédéricavait celle d’un ange. De ses projets,il m’avait laissé voir ce qu’il fautpour éblouir un cœur d’enfant. Jecrus non pas l’aimer, mais l’adorer.Je lui dis alors, je lui ai dit cent foisdepuis : Tout ce qu’anime monsouffle est à vous.

Mon frère, il ne faut pas craindre.Cet homme est un grand cœur. Cequ’il y a derrière les mille plis duvoile qui couvre sa vie, Dieu le sait,

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que Dieu le juge ! moi je le sers !

Le comte Henri ne prit de moi quema virginale tendresse.

Parfois il berça mes transports en mefaisant espérer que je serais safemme. Il était sincère. Il me voyaitsi belle de bonheur sous ses caressesfraternelles, qu’il croyait m’aimer.Les baisers du comte Henri deBelcamp étaient purs et bons commeceux de mon père.

Il me reste trois choses à vous dire :le voyage d’Henri en Australie, saconduite vis-à-vis des comtes Boehmet les événements qui ont suivi sonretour en Europe, c’est là toute ma

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propre histoire.

Et d’abord il y aura un mystère quirestera inexpliqué pour vous. Lamère d’Henri était à Londres, et cen’était pas à sa garde qu’il m’avaitconfiée.

– Madame la marquise de Belcamp ?interrogea ici Robert.

– Je vous défends les questions, monfrère, parce qu’il ne m’est pointpermis d’y répondre. Tout ce qu’ilm’est possible de dire sera dit, et jevous affirme que le reste ne sauraitmodifier votre opinion sur ce qui meregarde.

Le comte Henri partit pour la

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Nouvelle-Galles du sud, deux moisaprès mon arrivée à Londres. Jedevais faire le voyage à mon touraprès certaines conditionsaccomplies. En effet, un hommed’affaires, du nom de Wood, meremit une somme d’argentconsidérable en banknotes, et unelettre contenant les instructionsd’Henri. L’argent venaitd’Allemagne, l’argent venaitd’Albert, l’allié des comtes Boehm ;j’emportais le nerf d’une grandeguerre, Rome fut ainsi l’œuvre dequelques bandits menés par un demi-dieu.

– Avait-il rêvé la conquête de

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l’Australie ?… demanda Robert ensouriant.

– Il n’avait que vingt ans, réponditSarah sérieuse et pensive. Il y a en luije ne sais quelle haine innée, fortecomme un amour. Jusqu’à sondernier souffle, il cherchera le cœurde l’Angleterre pour l’arracher. C’estdans l’Inde qu’il voulait fonderRome, qui toujours finit par détruireCarthage. Il était le demi-dieu ilvenait en Australie faire sa moissonde bandits.

Il n’avait que vingt ans. Vous sereztrompé si vous vous attendez à unebataille. Il sait comme on attaque lesgéants. C’est dans les entrailles du

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sol qu’on enferme la poudre qui doitfaire sauter les citadelles. Il faisait làce qu’il fait ici. La mine est longue àcreuser, et il faut des soldats derrièrela brèche pratiquée.

Il creusait sa mine, il enrôlait sessoldats. Au fond de cet enfer deSydney, il a trouvé l’homme qui,multipliant par elle-même l’idée deFulton, va déplacer les bases de laguerre navale et donner à qui voudrala prendre cette supériorité qu’eut aumoyen-âge le lâche canon sur lalance vaillante.

Il était convict là-bas, comme il estconjuré chez vous ; sera brahme àDelhi et mandarin en Chine c’est sa

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mission. Il est l’instrument qu’il fautpour cueillir et rassembler en uneseule gerbe, innombrable etirrésistible armée, toutes les hainesque l’Angleterre a semées sur lasurface du globe.

Il n’avait que vingt ans, mais d’unmot je vais vous le faire admirer etcraindre. Dans sa pensée, il avaitressuscité la race des Stuarts. Lesennemis vivants ne lui suffisaientpas. C’était un Stuart sorti duVatican qui allait brandir le drapeaude la liberté. Il soulevait d’un couptrois mondes : la haine, l’amour, lafoi… Mais, chemin faisant, lesévénements devaient lui tailler un

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autre étendard plus large etsignifiant guerre universelle commeStuart voulait dire guerre civile. Il nes’agissait plus de remuer lapoussière d’une tombe. Napoléonvenait d’aborder au rocher de Sainte-Hélène.

Quand il apprit cela, nous étions auplus profond de ce terrible désertqu’on appelle le bush en Australie,sans pain, sans eau, fiévreux, brisés,mourants. Un convict évadé, fuyantcomme nous l’implacable poursuitede la police noire, nous parla desfêtes qu’on avait célébrées à Sydneyà l’occasion de la chute del’empereur. Le dernier vaisseau de

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l’Etat apportant sa cargaison decondamnés avait touché à Sainte-Hélène et vu le géant prisonnier. Cejour-là, Henri, entre sa mère àl’agonie et moi qui gisais expirante,créa d’un seul jet le plan qui vousmet tous à ses pieds.

Six mois après, il était à Sainte-Hélène, accomplissant cette œuvreimpossible de pénétrer jusqu’àl’empereur. Vous savez cette portionde son histoire, Robert, et vous leservez, vous dont il a brisé le cœur !

– Jeanne m’a dit une fois, murmuraRobert qui étouffa un soupir : Soyezson ami, je serai votre sœur.

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– Jeanne !… répéta Sarah.

Puis elle ajouta doucement :

– C’est une chère enfant ! que Dieu lafasse bien heureuse !

– Aussitôt que nous fûmes de retourà Londres, la vie d’Henri devint unréseau de mystères. Moi-même, jeperdis le fil dans ce labyrinthe et jedus renoncer à le suivre. Quatrehommes s’étaient échappés avecnous : Perkins le mécanicien, NollGreen, Dick de Lochaber et un jeunegarçon du nom de Tom Brown.

– Gregory Temple, l’interrompitRobert, donne souvent au comteHenri de Belcamp ce nom de Tom

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Brown. Ce nom et celui de GeorgesPalmer se trouvaient dans les notesqu’il m’avait remises au sujet del’assassinat du général O’Brien, parHans Tenfel ou Jean Diable.

– Gregory Temple était un détectifhabile, répondit Sarah. Son malheura été de se trouver aux prises avecune énigme qui n’avait point de motdans le vocabulaire de la police.Gregory Temple cherche dans lecomte Henri de Belcamp, quel quesoit le nom qu’il lui donne, unassassin. A cette tâche impossible, ilest devenu fou.

Henri, qui avait toujours les mainspleines d’argent, me sépara de lui et

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me monta une maison à Londres. J’yportais le nom de FrançoiseO’Meara, ceci d’après un planconcerté avec le chirurgien del’empereur lui-même, afin de faciliterles correspondances entre Londres etLongwood. Ces correspondancesdevinrent de plus en plus difficiles etincomplètes. L’Angleterre voulaitétouffer jusqu’au moindre soupirvenant de Sainte-Hélène. Elle a peurque l’Europe n’entende.

Perkins, cependant, avait commencéla construction de sa machine, quidoit entraîner un vaisseau de guerreavec la rapidité d’un cheval. Henrirecrutait son armée et s’était mis en

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correspondance avec l’Allemagne etl’Italie. Il y eut une loge descompagnons de la Délivrance, àLondres, dans la maison de laBartolozzi. Des soupçons s’élevèrentcontre cette femme, dont je nem’attendais pas à connaître plus tardet à aimer les deux enfants. Ils’agissait de la vie de tous lesconjurés ; je fus placée près de lachanteuse pour la surveiller. Elle secacha de moi et je ne vis rien, maiselle trahissait ; un plus habileintercepta sa correspondance : ellefut condamnée.

Chez elle, je revis le comte FrédéricBoehm, toujours beau et seul héritier

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maintenant de cette fortuneimmense, achetée au prix d’un crime.La main de Dieu semblait peser surlui. J’eus peur comme autrefois etdavantage, car je n’aurais point sudire si le sentiment qui remuait moncœur à sa vue était de la haine ou del’amour… Oh ! j’aurais voulu aimerautrement ! Vivre pour moi veut diresourire comme votre nom, Robert…et ni vous ni moi, peut-être, nous nesourirons plus jamais !…

– Pour la première fois, continua-t-elle, depuis que je suivais Henri, undoute me vint à l’occasion de cetteaffaire Bartolozzi. Je l’avais toujoursvu marcher d’un pas hardi dans ces

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sentiers impraticables, et chaque foisqu’il m’avait dit ; « Fais ceci, » jen’avais eu à dépenser que del’audace. Mais ici c’était une petite etbasse intrigue. Il fut cause, soit quece fût une vengeance contre GregoryTemple, soit tout autre motif, il futcause du malheur de Thompson et deSuzanne.

Chose singulière, cette petite intriguesembla prendre tout à coup une placeénorme dans sa vie. Cet homme quirêvait l’immensité s’attarda durantdes semaines à ce duel contre unemployé de la police qui n’avaitmême plus son emploi. Il sembla uninstant que le but de toute sa vie fût

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d’envoyer un innocent à l’échafaud.

A ce moment, j’ai douté de lui,pourquoi le cacherais-je ? J’ai doutéd’autant plus que, durant son séjourau château de Belcamp, tout s’estamoindri pour prendre tournure decomédie bourgeoise, comédie où ilsemblait tromper tout le monde. Ilsuffisait d’une nuit pour tenir leconseil suprême.

Pourquoi le grand maître deschevaliers de la Délivrance a-t-ilperdu deux semaines à jouer cevaudeville frivole ?

J’ai été réveillée par son arrestation.Ici doit être le nœud. Il y a sous ce

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bizarre événement un grand mystèresans doute, et j’attends que le voilesoit soulevé par lui-même on par lajustice, qu’il semble braver du hautd’une situation inexpugnable…

Elle se tut et ses deux mains secroisèrent sur ses genoux, tandis queses grands yeux noirs erraient dansle vide.

– Frances, lui dit Surrizy, je vous aiattentivement écoutée, et je neconnais pas encore votre opinion surl’homme qui depuis quatre ans esttoute votre famille. De vos parolesrien ne se dégage pour moi, sinonune étrange froideur et beaucoup dedécouragement. Je comprends votre

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rôle d’esclave tant qu’exista leprestige ; mais le prestige avait déjàdisparu quand vous avez pris cepersonnage nouveau de lady FrancesElphinstone…

Sarah resta immobile et dit :

– Ce qu’on a fait engage ce qu’onfera.

– J’ai besoin cependant de réponsesplus précises, ma sœur, insistaRobert, non pas pour vous juger,mais pour quitter la voie où jemarche, si ce n’est pas la droite voie.

– Henri n’a jamais été vaincu,murmura la jeune fille. Ce n’est pasune idée politique qu’il sert, c’est

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son idée ; ce n’est pas pourNapoléon qu’il travaille, c’est pourlui-même… Il est fort, il perceral’obstacle : profitez et passez !

– Dois-je abandonner complétementGregory Temple ?

– C’est un malheureux, perdu lesyeux bandés dans une lande où milleroutes se croisent. Vous ne pouvezpas le sauver ; vous vous perdriezavec lui.

– Etes-vous sûre que le comte Henrin’ait point trempé dans le meurtre denotre père ?

– J’en suis sûre, répondit Sarah,cette fois sans hésiter.

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– Etes-vous certaine qu’il n’est pointl’auteur ou le complice de la mort dela mère de Jeanne ?

– J’en suis certaine.

– Vous ne craignez rien pourJeanne ?

– Rien… il l’aime.

– Alors vous le croyez pur ?

– Je ne sais… S’il ne remplit pas lapromesse qu’il a faite à SuzanneTemple, s’il laisse mourir Thompsoncondamné par la cour des Sessions,il aura commis au moins un meurtreen sa vie…

Des pas se firent entendre, et des

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voix joyeuses crièrent à l’autre boutde l’allée : Les voici ! les voici !Germaine et Jeanne approchèrentsouriantes et se tenant par la main ;Suzanne venait derrière elles, portantdans ses bras le petit enfant,toujours le petit enfant.

Six témoins sont sortis de l’enfer, là-bas, à Londres, continua Sarah d’unevoix basse et rapide ; siximposteurs !… Et Dieu veuillequ’Henri ne soit pour rien là-dedansRichard Thompson est condamné àmort… Suzanne ignore tout…silence !

– Eh bien ! milady, s’écria Germaine,allez-vous manquer l’heure de notre

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audience ? M. le marquis vousattend, nous n’avons pas plus de dixminutes pour nous rendre à laprison.

Lady Frances se leva et donna, toutepâle qu’elle était, un baiser au petitRichard.

Dans les beaux yeux de Jeanne, il yavait un bonheur calme et profond.C’était toujours la jeune fille, maisavec quelque chose de la femme.Vous eussiez dit une de ces mariées-enfants à qui les noces ont tenu plusque les promesses du rêve virginal.

Elle tendit sa main à Robert.

– Nous avons bien parlé de vous, dit-

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elle. Nous comptons sur vous et nousvous aimons tous les deux.

Robert sentit des larmes au bord desa paupière.

Nous ! disait-elle déjà…

Elle reprit :

– Je lui ai dit comme vous êtes nobleet bon. Il sait que notre secret est ensûreté dans vos mains.

Ils avaient un secret, eux, le comteHenri et Jeanne ! Et Robert Surrizyétait leur confident !

Vous souvenez-vous comme il avaitremercié Henri au pont du moulin,Henri qui venait de sauver Jeanne, sa

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fiancée ? Où était l’horoscope de cepauvre gentilhomme tombé dans lacabane du paysan ? Cruel mensongede ce nom qui voulait dire sourire !…

Les deux mains de Roberts’appuyèrent contre son cœur blessé.

Les jeunes filles s’éloignèrent, etJeanne seule se retourna pour luienvoyer de loin un gracieux adieu.Robert resta seul. Il s’assit denouveau sur le banc, et sa tête penditsur sa poitrine. Il fut longtempsainsi. Quand il s’éveilla, tressaillantà un nouveau bruit de pas quis’approchaient, une ligne sombrecernait ses yeux qui étaient rouges delarmes.

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– Je ne l’ai jamais tant aimée ! pensa-t-il. Quand j’aurai vu clair en toutceci, quand je pourrai me dire celui-là est digne d’elle et la fera heureuse,je m’en irai avec mon épée, quelquepart où la mort du soldat peut segagner.

C’était un bon et généreux cœur, caril ajouta en lui-même.

– Je combattrai sous lui, s’il le faut…et puissé-je en tombant protégercelui que Jeanne aime !

Le bruit de pas éclatant et régulier,comme celui que produit un pelotonen marche. On battait en mêmetemps, mais non pas sur un

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tambour ; les ra et les fla d’un pasaccéléré.

– Par file à gauche, commanda lavoix de Férandeau : arche !

L’artiste montra son profil espiègleet sa toilette de rapin au détour del’allée ; il était suivi par LaurentHerbet, qui avait sur le visage cettemauvaise humeur doublée d’unsourire qui fait la physionomie del’enfant maussade arrivant àrésipiscence sous promesse d’unjouet ou d’un gâteau.

– Droite ! gauche ! droite ! gauche !disait l’élève de David en continuantde battre son pas accéléré sur son

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carton à dessin, à l’aide de deuxpetits brins de bois sec.

– Que le diable t’emporte ! s’écriaLaurent. Laisse-nous fairesérieusement une chose sérieuse.

– Les arts ne vont pas, répliquaFérandeau ; les poseuses ont desprétentions usuraires, les loyersaugmentent, l’école de David tombedans le rococo… C’est le moment demourir pour la patrie… Ohé !Robert !… Parlons avec prudence etcraignons les oreilles indiscrètes… Jeviens offrir mon intelligence, moncourage et mon bras à la cause dumalheur !

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Il s’arrêta devant Robert enajoutant :

– Halte !… fixe !… droitealignement !

– Tu ne me gronderas plus, vieux, ditLaurent qui s’assit auprès de sonami. Je suis décidé. Germaine m’apromis…

– Moi, au moins, s’écria Férandeau,je reste au-dessus de ces motifsfrivoles… Je n’ai pas pu vendre madernière académie… Un brocanteurinsolent m’a dit : Effacez cela etj’achèterai la toile… Aux armes !

– Que t’a promis Germaine, demandaRobert à Laurent.

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– Qu’elle m’aimerait, murmura celui-ci en baissant les yeux, si je suivais lecomte Henri franchement etbravement.

– Elles sont toutes de laconspiration ! ajouta l’élève deDavid. C’est une affaire d’opéra-comique. Nous trouverons la police àmoitié chemin du champ de bataille.Allons-y !

Robert gardait le silence et restaitpensif.

– Eh bien ! dit Laurent, tu ne mefélicites pas ?

– Les cadres sont-ils au complet ?demanda Férandeau. Je m’offre

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comme surnuméraire, commefournisseur, comme historiographede l’expédition. Je boiterai, si l’onveut, comme Tyrtée, et je marcheraidevant la musique en récitant lesvictoires et conquêtes mises en vers.Je sais le flageolet, je puis apprendreaisément le trombone. Si vous êtesassez de combattants, nommez-moiquelque chose dans les fortifications,ou bien j’achèterai des chevaux auxfoires de Normandie. Que diable ! onne laisse pas un camarade sur lepavé… Une idée ! j’aurai mon albumet je me collerai dans un coin. Aprèsla campagne, je publierai vingt-quatre estampes, représentant vos

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principales batailles. Est-ce dit ?Qu’on me nomme peintre ordinairede la chose et je m’entendrai avec lapostérité !

Robert leva la tête lentement.

– Vous serez tous les deux dans macompagnie, dit-il d’un ton froid.

– Ah çà ! s’écria Laurent, parlons-nous grec ? Tu as l’air chaud commeun glaçon, vieux !

– Il y a peut-être une bande surl’affiche, insinua Férandeau.

– Dans trois jours, nous pouvonsêtre embarqués tous trois, réponditl’ancien sous-lieutenant.

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– Et vogue la galère ! dit l’élève deDavid en dessinant un entrechat oùl’on aurait trouvé déjà le germe decette danse de caractère inventéequelques années plus tard et quiplace si haut notre jeunesse dansl’estime des voyageurs étrangers.

Robert mit la main sur l’épaule deLaurent.

– Tu es bien déterminé ? lui dit-il.

– Oui… au diable l’école !… Vois-tu,tout ce qui se passe ici m’a tourné latête et le cœur. Je te donne ma paroled’honneur que je n’envie pas lesmillions de Jeanne… mais ce doublehéritage… ce mariage avec

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l’Anglais… sans Germaine et toi,j’aurais déjà fait quelque sottise ?

Ils se levèrent tous deux etmarchèrent bras dessus brasdessous.

Je sais l’histoire de l’héritage, ditRobert ; on vient de me la raconter.Moi aussi cela me tourmentait ; maisau fond c’est tout simple. Il y a unbandit anglais, Tom Brown ou JeanDiable, comme ils l’appellent, qui setrouvait être l’héritier légal deM. Turner et de M. Robinson. Tousles deux, parvenus pourtant à un âgeassez, avancé, ont eu fantaisie de semarier. Cette fantaisie leur est venueen même temps, parce qu’ils avaient,

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sans le savoir, la même maîtresse quiest morte à Londres. Tom Brown, sevoyant déshérité par ces deuxmariages, et ignorant l’existence destestaments déposés chez M. Daws, afait son métier d’assassin.

– C’est tout simple, en effet, de lapart du bandit Tom Brown, répliquaLaurent à voix basse, mais pourquoiles deux testaments sont-ils enfaveur de la fille de ma mère ?…

Il avait du rouge au front et auxjoues.

– Des circonstances, murmural’ancien sous-lieutenant, que l’avenirexpliquera sans doute…

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– Je te remercie, vieux, dit Laurent,qui lui serra la main ; mais, enattendant l’explication de cescirconstances, tâche que j’aille à unendroit où l’on se battra dur etferme. J’ai besoin de cela.

– Pstt ! fit l’élève de David, quimarchait derrière eux en se donnantdéjà une tournure militaire.

Ils se retournèrent, et Férandeau leurmontra du doigt, au travers desfeuilles, la grille du bosquet de laColonnade qu’un homme était entrain d’escalader avec beaucoupd’agilité et d’adresse.

– Bricole ! murmura Surrizy étonné.

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Ils s’approchèrent à pas de loup.Briquet s’était glissé jusqu’au soclesoutenant, au centre du péristyle,l’Enlèvement de Proserpine. Cen’était pas la première fois qu’ilvenait là, car trois lettresgigantesques, B R I, rayaient déjà lemarbre du piédestal. Au moment oùil affutait son couteau pour acheverson œuvre, Férandeau cria d’unaccent terrible :

– Trompe-d’Eustache ! coquin !

Briquet remit son couteau dans sapoche et repassa la grille.

– Je travaillais, dit-il en vouscherchant… on demande M. Robert à

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la prison.

– Qui me demande ?

– Le comte, parbleu ! puisque vousêtes comme qui dirait son briquet…Voilà l’heure qui avance et nousn’avons que le temps.

Les trois jeunes gens prirent aussitôtle chemin de la maison d’arrêt.

Il y avait salon complet chez le comteHenri. Madame Célestin tricotaitentre les deux Bondon, toutéchauffés encore de leur gageureperdue contre le gazon du tapis vert.M. madame et mademoiselleChaumeron racontaient à Bien-des-Pardons, l’adjointe, l’horrifique

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histoire de cinquante poulets,achetés d’un seul coup sur leterritoire de Miremont par unaccapareur de Paris. Les jeunes fillesentouraient le comte assis sur lecanapé auprès de son père. Lachambre était vaste, bien aérée etdonnait sur des jardins.L’ameublement très-simple avaitnéanmoins bon aspect. Sur la tables’étalaient encore les restes d’undîner confortable. Bien des gens àVersailles, à Paris et ailleurs,auraient envié le martyre du comteHenri de Belcamp.

– Je dis, criait papa Chaumeron envertu de son franc-parler, que si le

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gouvernement permet à la capitaled’affamer les localitésenvironnantes, il y aura descatastrophes. Qu’on me mène au roisi on veut, je ne lui mâcherai pointles vérités… Cinquante poulets !…atout !

– Comme notre petite Jeanne vous al’air grave, murmura le marquis dontla main serrait celle d’Henri.

Jeanne rougit et Germaine aussi parcontrecoup. Henri leva les yeux surJeanne. Il avait aux lèvres son douxsourire.

– J’ai des nouvelles de Londres… dit-il.

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En ce moment, la porte s’ouvrit,donnant passage à Robert Surrizy,que suivaient Laurent et Férandeau.

Henri s’interrompit et quitta sa placepour aller serrer la main de Robert.

– Si vous n’étiez pas venu, dit-il toutbas, c’eût été un grand malheur.C’est pour ce soir.

– Vous avez donc toujours dessecrets vous deux, demanda de loinle marquis.

– Des secrets qui ne vous regardentguère, répondit Henri d’un ton léger.

Il ajouta en s’adressant à Surrizy :

– Mon cheval ira comme le vent d’ici

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à Beaumont… mais il faut encore sixrelais jusqu’à Saint-Valery-sur-Somme, les chevaux tout prêts etm’attendant sur la route. Puis-jecompter sur vous ?

– Vous pouvez, compter sur moi,répondit Robert.

– Alors vous partirez en sortantd’ici.

– Et les cinq autres coureurspartiront en même temps que moi.

– A minuit je monterai à cheval.

– Nous aurons de huit à dix heuresd’avance : les relais vous attendrontsur la route.

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– Je vous remercie, commandantSurrizy.

Ils se serrèrent la main de nouveau,et le jeune comte regagna sa placeauprès de son père avec un calmeparfait.

– Je disais donc, reprit-il, tandis queJeanne, émue, pour gardercontenance, caressait le petit enfantentre les bras de Suzanne, que nousavons reçu des nouvelles de Londres.

– J’appelle un chat, un chat, moi !s’écria Chaumeron. A quand lanoce ?

Le comte Henri sortit de sonportefeuille une lettre timbrée de

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Londres. Regardant le trouble deJeanne avec une espiègle malice, iltint entre ses doigts la lettre ferméeassez longtemps pour que chacun pûtbien voir le timbre de la posteanglaise. Gregory Temple seul, s’ileût été présent, aurait pu remarquerque l’empreinte en était fruste et unpeu effacée, comme le timbre detoutes les lettres écrites jadis parJaunes Davy.

Le comte Henri fit sauter enfinl’enveloppe. La lettre était de PercyBalcomb, vrai négociant occupé plusqu’un ministre, soldat de l’industriequi a pour devise : Le temps est del’argent. Toujours pressé, toujours

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galopant en attendant les chemins defer, ce Percy Balcomb comptait parminutes. Il annonçait son arrivée àVersailles pour ce soir même à sixheures. Le contrat devait être signédans la soirée, afin que PercyBalcomb, ce mouvement perpétuel,pût repartir comme une flèche etfaire un tour à Royal-Exchange, où ilavait un rendez-vous lesurlendemain.

– En vérité, dit Mademoiselle, je nevoudrais pas d’un mari comme cela.

Elle avait l’eau à la bouche.

– Il en faudrait une douzaine ! ajoutamadame Célestin, dont les deux

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supports ne s’absentaient jamais.

– Va-t-on faire la chose un peu encérémonie ? Demanda Chaumeronavec appétit.

Tout Miremont flaira vaguement unfestin.

– Mes enfants, dit le marquis, il fautque quelqu’un se dévoue et aille àl’hôtel commander le dîner.

– Quel dommage ! murmural’adjointe. Je me suis imprudemmentchargé l’estomac… Je m’adresseraiaux choses légères.

Ce fut comme ces vaillants régimentsoù tout le corps répond présent !

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quand on demande un enfant perdu.Miremont se leva d’un seul élan pouraller commander le dîner.

– Je penserai à vous, à ma tablesolitaire, dit le comte Henri avecmélancolie.

Lady Frances Elphinstone baissa lesyeux parce que le regard de Robertvenait de rencontrer le sien. Robertavait le rouge au front.

Le vieux marquis serra Henri dansses bras.

L’œil d’Henri, ferme et triste, étaitfixé sur Robert. Ce regard semblaitdire : Vous témoignerez un jour quej’ai abaissé ma fierté jusqu’au

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mensonge !

– Père, reprit-il en rendant àM. de Belcamp ses caresses,remplacez-moi auprès de Percy.Nous sommes maintenant sa famille.Il ne pourra guère venir à la prisonce soir, car il se doit tout entier ànotre belle Jeanne ; mais obtenez delui qu’il retarde son départ d’un jour,et que demain, je vous voie tousréunis autour de moi.

– Croirais-tu cela ? s’écria lemarquis ; c’est un enfantillage…, jedonnerais dix louis pour vous voirune bonne fois l’un auprès de l’autretous les deux.

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– Voulez-vous savoir, ditChaumeron, je ne suis pas d’hier et jeconnais ça… L’un auprès de l’autre,ils ne se ressembleraient plus dutout ! Attrape !

Au moment du départ, on se ditcomme d’ordinaire : A demain !

Mais pendant que Jeanne donnaitson front pâle au baiser d’Henri, lajolie Germaine, toujours aux aguetset attendant son tour, crut l’entendrequi murmurait :

– A ce soir !…

q

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L

IX - Contrat demariage.

e comte Henri deBelcamp resta un instantimmobile et pensif aumilieu de sa chambresolitaire. Puis il regagna lecanapé où il s’assit. Son

front recueilli s’appuya contre samain. Vous eussiez dit une statue demarbre, tant sa méditation laissait

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impassibles les belles lignes de sonvisage. Au bout de quelques minutes,il se redressa, et un sourire fier vint àses lèvres.

– C’est l’heure, dit-il, et le sort en estjeté ! J’ai joué l’une après l’autre et àleur temps toutes les cartes de cettegrande partie. Les chances sont pourmoi. Mon étoile est au plus haut duciel. De tous mes ennemis je me suisfait des serviteurs, et quand la chargesonnera pour la dernière, pour lavraie bataille, ce sera l’épée d’unchevalier sans peur comme sansreproche que je brandirai dans mamain !

Il sonna. Un employé subalterne de

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la prison, qui avait plutôt l’air d’undomestique, et qui en effet le servait,parut aussitôt sur le seuil.

– Je désire voir M. Roblot sur-le-champ, Monet, dit le comte Henri.

– C’est l’heure où M. le sous-directeur se met à table, objectal’employé.

– Allez le prévenir que je le demandepour affaire pressante.

Monet sortit. Quelques minutesaprès, M. Roblot entra d’un airmaussade. Il tenait à la main unpaquet de lettres encore cachetées,dont plusieurs avaient tournureadministrative.

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C’était un homme d’unecinquantaine d’années, un vieuxsoldat, à en croire sa redoutablepaire de moustaches, un brave àl’humeur brusque et bourrue, si ons’en rapportait à sa physionomiecanine et à l’expression de ses yeux.

– Du diable si vous me laisserezdîner une fois tranquille dans lasemaine, monsieur le comte ! s’écria-t-il en ouvrant la porte à grand bruit.J’ai besoin de ma place, corbleu !mais si j’avais seulement deuxpensionnaires comme vous, jedonnerais ma démission ! Qu’y a-t-ilpour votre service ?

– Pouvez-vous me prêter, mon bon

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monsieur Roblot, repartit le jeunecomte en souriant, une de ces petitesvalises à la main qui servent de sacde nuit ?

– C’est pour cela que vous m’avezdérangé ! gronda le bonhomme en luijetant un regard furieux.

– Pour cela et pour autre chose, monbon monsieur Roblot… Nous avonsdifférents détails à régler ce soir…

– Avant mon dîner ?

– Si vous voulez bien le permettre.

– Cela devient une tyrannie,monsieur.

– Me croyez-vous sur un lit de

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roses ? disait Guatimozin à sonministre. Je vous certifie, mon bonmonsieur Roblot, que je suis pour lemoins aussi fatigué que vous… maisquand le vin est tiré, il faut le boire…Faites-moi acheter, je vous prie, unede ces petites valises, si vous n’enavez pas une à vous.

– Et puis-je vous demanderpourquoi, monsieur ?

– Certainement. Il n’y a point là demystère. C’est pour un voyage.

– Un voyage !… s’écria le bonhommeen haussant les épaules.

– Un petit voyage, achevapaisiblement le prisonnier, qui peut

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durer de cinq à six jours, tout auplus.

Les bras de ce bon M. Roblottombèrent.

– Le diable m’emporte, monsieur lecomte, dit-il avec conviction, vousdevenez fou !

– Vous m’avez répondu cela, moncher directeur, riposta le prisonniersans s’émouvoir, je m’en souviens àmerveille, cela textuellement, lapremière fois que je vous ai demandéla permission de faire un petit tourde promenade en ville, avant de memettre au lit, chaque soir.

Les gros sourcils du sous-directeur

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se baissèrent et cachèrent ses yeuxbaissés.

– Moi, poursuivit le jeune comte, messouvenirs à cet égard sont très-précis : je posai ma main sur votreépaule et je vous dis tout bas àl’oreille : A l’avantage !

– Que le diable !… commença Roblotavec fureur.

– C’est une façon de se souhaiter lebonsoir entre voisins et amis,continua le prisonnier en souriant ;mais entre nous deux, ancienssoldats de l’Empire…

– Assez, monsieur, je ne tiens ici qu’àun fil et j’ai une famille à nourrir.

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Henri prit un ton sérieux.

– Il faut que vous soyez d’abord sansinquiétude sur votre famille,capitaine Roblot : c’est la moindredes choses. Si vous perdez votreplace, je m’engage, au nom del’empereur…

– Parlons raison, je vous prie,monsieur le comte, interrompit lebonhomme avec plus de calme. Jesuis un vieux soldat, c’est vrai, maispas beaucoup, et voilà déjà dix ansque j’ai pris mes invalides dans cettemaison, où je suis bien. Ma vocation,c’était d’être un bourgeois. Si l’onme proposait les épaulettes decolonel, je dirais : Bien obligé… Un

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beau soir, là-bas, à Paris, où je vaisune fois l’an, les amis sont venus,Roblot par-ici, Roblot par-là, ledrapeau tricolore, les aigles, lesbonnes histoires de la campagned’Allemagne… et le punch à la Murat,mille bombes !… C’était trois foisplus qu’il n’en fallait pour virer latête d’un père de famille qui n’a pasl’habitude de se déranger… Voilà,j’ai prêté le serment… Mais, voyez-vous, si je vous avais cru coupable, jeme serais fait hacher en mille piècesplutôt que de vous laisser sortir.

– Je sais que vous êtes l’honneurmême, capitaine… Mon heure estfixée : vous permettez que je

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commence ma toilette ?

– Commencez et finissez toutes lestoilettes que vous voudrez, corbleu !…, mais vous me passerez sur leventre si vous voulez faire votrevoyage de six jours !… Vous êtesinnocent, c’est trente-six mille foisclair, et l’inspecteur me disait encorehier que la justice se comportaitcomme une vieille folle… Quediable ! ne pouvez-vous attendreaprès votre acquittement pour fairevos gambades ?

Henri, profitant de la permissiondonnée, se rasait devant une glacesuspendue à la fenêtre.

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– Non, mon cher monsieur Roblot,non, répondit Henri du bout deslèvres, entre deux coups de rasoir ; jene peux pas attendre après monacquittement.

– Alors, votre serviteur, monsieur lecomte ; ouvrez votre fenêtre quandtout le monde sera couché, et sautezdans la cour.

– Il serait trop tard, capitaine… jedois dîner aujourd’hui hors de laprison… Prenez, je vous prie, la peinede vous asseoir.

– Du tout ! corbleu ! voici assez defolies !… mon potage refroidit.

Le prisonnier se retourna et le

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regarda en face.

– Mon bon monsieur Roblot,prononça-t-il avec gravité, il ne meconviendrait nullement de jouer lerôle de mauvais plaisant vis-à-visd’un homme de votre âge et de votrecaractère. Veuillez ne point vous ytromper. Je vous ai dit les chosestelles qu’elles sont : il faut que celasoit.

– Il faut ! il faut ! répéta lebonhomme à qui la colère mit del’écarlate aux joues. Il faut alorsaussi que, pendant six jours, vous-rendiez les employés de la prisonaveugles !… Et votre chambre qui nedésemplit pas ! il faut que, pendant

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six jours, toutes vos visites aillent audiable !… Je vous dis, moi, que c’estimpossible… et que je ne veux pas,sacrebleu !

La sortie de ce dernier mot procura àce bon M. Roblot un soulagement quinous excusera vis-à-vis des plussévères délicatesses. Fallait-il eneffet étouffer un honnête homme ? Ilfourra ses deux mains jusqu’auxcoudes dans les poches de sonpantalon, et se prit à parcourir lachambre à grands pas.

Henri passait le rasoir sur saseconde joue. Il resta un instantsilencieux et tout entier à ce travail.

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– Il faut ! prononça-t-il enfin pour laseconde fois en repassant la brosse àbarbe sur son menton. Je suissatisfait de vos observations très-justes et très-raisonnables. Je lesavais prévues, je suis allé au-devant.Personne ne viendra me voir pendantces six jours. Pendant ces six jours, àmon endroit du moins, tous lesemployés de la maison de Versaillesseront aveugles. Cela vous suffit-il ?

– Croyez-vous parler à un enfant,vous ? grommela le bonhomme quis’arrêta devant lui et tira ses mainsde ses poches pour croiser ses brasderrière son dos.

La menace de cette posture ne parut

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point produire d’effet sur Henri, quidit en remettant avec soin ses rasoirsdans leur boîte :

– Ayez la bonté, je vous prie, dedépouiller votre correspondance.

Roblot crut avoir mal entendu. Henrirépéta, et M. Roblot dit :

– Est-ce que mes lettres du ministèrevont me parler de votre voyage de sixjours ?

– Précisément, répliqua le jeunecomte, qui prenait sous son bras unjoli coffret en bois de rose, et passaitdans le cabinet voisin. Lisez. Lesous-directeur s’assit devant la tableoù il déposa son paquet de lettres. Il

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tira de leur étui ses rondes lunettesd’argent, et les essuya après avoirsoufflé dessus.

– Vous pouvez vous vanter d’êtreassommant, vous, marmottait-ilentre ses dents. Tout comte que vousêtes, et charmant garçon… et bienélevé… et bon diable au fond… si lalevée de votre écrou était là-dedans,nom d’un tonnerre, je me payerais unverre de madère après la soupe.

Il posa ses lunettes à cheval sur sonnez coloré et charnu.

– Ministère de la justice, lut-il enprenant une première lettre auhasard. « Monsieur le directeur… »

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Très-bien ! « j’ai l’honneur… » Ah !ah ! c’est la fixation des affaires pourla session prochaine. Vous venezsixième… Le jury leur rivera leurclou, voilà tout… Pour innocent,vous êtes innocent, quoi ! C’est bêteà force d’être clair !

Henri mit sa tête à la porte ducabinet. Il avait un collier de barbenaissante et des moustaches.M. Roblot, qui le regardait, ne parutnullement s’étonner de cela.

– A quelle date à peu près ? demandaHenri.

– Du 25 au 30 juillet… Bon débarraspour nous, sans compliments,

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monsieur le comte ?

– Lisez les autres, dit Henri quidisparut dans le cabinet.

– A la seconde !… Ministère del’intérieur… ça change !

– Tiens ! tiens ! s’interrompit-il avecstupéfaction ; au secret ! vous !pourquoi diable cela, par exemple ?

La tête d’Henri se montra denouveau. La ligne de ses sourcilstranchait maintenant énergiquementsur son front, et sa physionomieétait profondément modifiée déjà.

A ceci M. Roblot ne fit aucune espèced’attention. Il allait répétant avec

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une stupéfaction croissante :

– Au secret, vous ! pourquoi diableau secret ?

– Vous ne devinez pas ? demandaHenri souriant.

– Je veux passer pour un nigaud si jecomprends ?

– Mon cher directeur, interrompit lejeune comte légèrement, c’est pourque personne ne vienne me voirpendant ces six jours.

Roblot le regarda ébahi.

– Avez-vous le bras si long ?murmura-t-il.

– Juste de cette longueur-là, mon

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vieil ami !

– Alors pourquoi ne pas prendre laclef des champs ?

– Parce que je suis ici pour quelquechose.

– Il n’y a rien de politique dans votreaffaire, que diable !

– Exactement rien.

– S’il n’y a rien de politique, à quoipeut servir votre présence dans lamaison d’arrêt de Versailles ? Quediable ! nous ne sommes pas si finque Talleyrand, mais pourtant noussavons distinguer les vessies deslanternes.

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– Mon cher directeur, dit Henri quirentra dans son cabinet, je vousdéclare que Talleyrand, si fin quevous le fassiez, n’y verrait pas plusclair que vous… Achevez votrecorrespondance.

Roblot décacheta une troisièmelettre.

– Détails d’intérieur, dit-il en laparcourant.

– Lisez, lisez ! cria Henri du fond deson cabinet : ce sont des détails quiont leur importance.

– Je n’y vois rien d’important pourma part… Le numéro de votrenouvelle chambre… Le nom du

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gardien qui doit vous êtrespécialement attaché.

Le comte Henri revenait en bras dechemise ; avec une chevelure châtaindont les boucles brillantesenvoyaient des lueurs nouvelles à sesyeux.

– Tout de même, murmura lebonhomme, non sans une arrière-pensée de défiance, il n’y en a pas unautre pour se déguiser comme vous !Avant d’avoir vu le dessous descartes, moi qui vous parle, je vousaurais croisé dans la rue, en pleinmidi, sans vous reconnaître… Il y ala voix, pourtant, reprit-il. Vous avezune diable de voix qui vaut une demi-

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douzaine de signalements… On nepeut pas changer la voix.

– C’est vrai, dit Henri dont le sourireprit une singulière expression ; on nepeut pas changer la voix… Nousdisons donc que mon gardien seraMestivier ?…

– Vous ai-je parlé de cela ? s’écriaRoblot.

– Je ne crois pas, mon vieil ami…Nous disons aussi que j’aurai lecachot n° 2 ?

– C’est la vérité… Comment le savez-vous ?

– Comment ai-je su que je vous ferais

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sauter au plafond rien qu’en vouschatouillant le creux de la main et envous disant : Bon cousin, àl’avantage !

– Oui, oui, grommela Roblot ; il resteencore du vieux levain en France,c’est sûr… ; mais je veux que lediable m’emporte si j’ai envie de voirune révolution, moi, monsieur lecomte !

– Il y a les chevaux qui tirent et ceuxqui se laissent traîner, mon cherdirecteur… Savez-vous pourquoi onne met jamais personne dans lecachot n° 2 ?

– Ma foi ! je ne me suis jamais fait

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cette question-là.

– Savez-vous du moins pourquoi onne met point l’eau dans une cruchepercée ?

– Bah ! fit Roblot, qui resta labouche ouverte.

– Mon brave ami, reprit doucement lecomte Henri, enfermez-moi à doubletour dans le cachot n° 2 ; une demi-heure après je puis être sur la placed’Armes. Ceux qui vous écrivent nesavent pas que vous m’éviterez lapeine de déplacer des moellons ou deretirer des barreaux. L’un et l’autrede ces exercices gâtent une toilette, etje dois être en grande tenue ce soir.

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Vous comprendrez que je dois garderles petits secrets de chacun. Noscollègues et supérieurs ne saventrien de vous ; vous ne saurez rien devos supérieurs et collègues, car lessignataires de ces lettres agissentadministrativement et ne sont quedes machines à transmettre desordres… L’absence de votre directeurest un fait qui ne s’est pas produittout seul ; le cachot a été choisi àdessein, à dessein le gardienMestivier a été désigné… Croyez-moi, ne regrettez pas d’être de cecôté-ci de la haie, nous sommesforts !

Pendant qu’il parlait ainsi d’un ton

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familier et frappant par sa simplicitémême, le vieux Roblot avait la têtebaissée, il ne songeait plus beaucoupà son potage qui refroidissait.

Henri continuait sa toilette, et labrune allait tombant.

On ne saurait exprimer précisémentles différences subtiles qui existententre, la grande tenue du truegentleman et notre costume civil decérémonie. C’est le même vêtement,et cependant il est toujours facile auxobservateurs qui ne sont même pasde première force de distinguerl’habit noir anglais de l’habit noirfrançais. Le style est différent, pourparler la langue savante des

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tailleurs ; le cachet de l’un neressemble pas du tout au cachet del’autre : la preuve, c’est qu’unFrançais habillé par un tailleur deLondres prend immédiatement l’aird’un Anglais. Mais pourquoi unAnglais habillé par un tailleur deParis ne devient-il jamais unFrançais ?

Henri, sa toilette faite, était unAnglais, un admirable et parfaitAnglais.

– Sommes-nous décidés ? demanda-t-il au vieux Roblot, dont les grossourcils moutonnaient comme deuxnuages avant la tempête.

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Le silence que le bonhomme garda netroubla point la sérénité d’Henri.

– Mon déménagement, reprit-il, auradû avoir lieu cette nuit. C’est simplecomme bonjour. Vous n’avez decomptes à rendre à personne, etMestivier sait son affaire. Mestivierseul aura le droit d’entrer dans macellule vide, où il portera monmanger aux heures réglementaires.Aux employés de la prison commeaux visiteurs du dehors, vous avez àopposer vos instructions, qui sontréelles, officielles, inattaquables !…

– Et si le directeur revient ?prononça Roblot à voix basse.

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– Je vous donne ma parole d’honneurqu’il ne reviendra pas.

Le vieux soldat garda encore lesilence.

– Bien ! dit Henri dont l’accent se fitimpérieux.

– Eh bien ! s’écria Roblot qui relevasa grosse face empourprée, tout celane me va pas, monsieur le comte !voilà ! Que le tonnerre m’écrase sivous sortez d’ici ! Je suis geôlier, depar tous les diables ! et il n’y a pasde bons cousins qui tiennent ! je necrois pas aux fantasmagories. Jeveux écrire au ministère et savoir quiest le sorcier là-dedans… Corbleu !

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on verra comme le diable est noir !…Et, après tout, un coquin peut avoirsurpris les signes et les paroles. Jesuis compagnon comme vous ; jerefuse de marcher sans l’ordre d’unmaître !… et ne bronchez pas,puisque mon bonnet est par-dessusles moulins, ou je vous flanque auxfers, dans une bouteille qui ne serapas percée, nom de nom de nom denom !

Il grinçait, ma foi ! des dents, et sesyeux, marbrés de sang, regardaientson prisonnier en face.

Henri était en train de se ganter ; ilretira son gant. Il prit sur la tableune petite boîte carrée de maroquin

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noir et l’ouvrit. Le contenu de cetteboîte était rouge.

– Vous avez une femme et desenfants… prononça-t-il avec lenteur.

Il avait fait un pas vers Roblot.Celui-ci essaya, de Soutenir sonregard, mais un éblouissement passadevant ses yeux. C’était la foudre quicouvait au fond de cette prunelle.

– Savez-vous, continua le comteHenri, le châtiment réservé aucompagnon parjure qui barre aumaître le chemin de la fontaine ?

– Au maître ! répéta Roblot.

La main d’Henri toucha la sienne et

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il recula d’un pas.

– A-t-il été dit dans votre cercle,poursuivit le jeune comte, selon ledevoir, qu’un homme était en France,non pas un maître, mais LE MAITRE,nommé par la volonté même de celuiqui est en exil ?

– L’empereur ! balbutia le vieuxsoldat dont la voix tremblait.

– A-t-il été dit, demanda encoreHenri, prenant l’objet rouge contenudans la boîte et le tenant à la main,que la même volonté avait fait de cethomme, et d’un seul coup, unchevalier, un officier, uncommandeur, un grand officier, un

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grand aigle de la Légion d’honneur ?

L’objet rouge, un large ruban de soie,se déroula, et le comte Henri le mit àson cou.

– Bon cousin, acheva-t-il, de par lafoi, l’espérance et la charité, je vousordonne de m’ouvrir le chemin de lafontaine !

Roblot courba la tête et répondit :

– Maître, je suis prêt à vous obéir.

Le soleil était couché, mais il restaitquelques lueurs de jour. Troishommes, dont l’un portait unmanteau léger sur son élégantcostume noir, étaient arrêtés devant

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la porte du cachot n° 2. Les deuxautres étaient le sous-directeurRoblot et le gardien Mestivier, quitenait à la main son trousseaud’énormes clefs.

– Le prisonnier sera bien tranquillelà-dedans, dit-il d’un ton goguenardet en donnant un dernier tour à laserrure massive.

– Tu réponds de lui, prononçaM. Roblot à haute voix.

– Oui, oui, grommela Mestivier.Pardié, oui… à vous revoir !

Il s’éloigna. L’homme au manteaupassa son bras sous celui deM. Roblot, et ils s’engagèrent dans

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les longs corridors de la maisond’arrêt. Ni l’un ni l’autre neprononça une parole. Quand ilsarrivèrent dans la cour, lefactionnaire leur présenta les armes,et ils passèrent.

A la porte extérieure, M. Roblotappela le guichetier.

– Le comte de Belcamp est au secret,dit-il.

– Alors, enfoncés les permis !répliqua joyeusement le guichetier…Ils n’en finissaient plus avec leursvisites !

Nos deux compagnons passèrentencore. Ils étaient dehors, Roblot ne

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s’arrêta qu’au bout de l’avenue deParis.

– Monsieur le comte, dit-il avectristesse, on ne peut pas servir deuxmaîtres. J’ai fait mon devoir d’uncôté, je l’ai trahi de l’autre… J’aibesoin de ma place pour ceux qu’ellefait vivre, sans cela je m’en iraiscomme vous.

Le prisonnier qui semblaitn’éprouver aucune des émotionsordinairement inséparables de laliberté conquise, répondit d’un tonsérieux et ferme :

– Dans six jours, à sept heures dusoir, je serai à la porte du cachot

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n° 2, je vous le jure sur monhonneur !

Il tira en même temps un papier de sapoche et le mit dans la main du vieuxsoldat.

– On peut répondre de tout,poursuivit-il, sauf la volonté de Dieu.Je vais courir un grand danger. Si jene suis pas au rendez-vous à l’heuredite, c’est que je serai mort. Alors,mon vieil ami, n’hésitez pas uneheure, n’attendez pas une minute ;partez avec votre femme et vosenfants, sans oublier Mestivier legardien : allez à Londres ; portez cepapier à son adresse ; vous serez unhomme riche et tranquille pour le

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restant de vos jours… Merci et aurevoir !

Il lui serra la main et s’éloigna d’unpas rapide.

Dans le salon du vieux marquis deBelcamp, à l’hôtel de France, toutavait l’apparence d’une simple etjoyeuse fête de famille. Le dîner étaitachevé depuis une heure environ,mais les estomacs miremontaisruminaient encore et s’entretenaientà l’aide de menus comestibles, pillésau dessert.

Le point de mire de tous les regardsétait naturellement M. PercyBalcomb, assis sur le canapé auprès

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de M. le marquis, exactement dans laposition que le comte Henri occupaitquelques heures auparavant entreson père et les jeunes filles, lors de lavisite à la prison.

– Il faut avoir bonne envie de trouverdes ressemblances, disait madameCélestin qui avait repris son tricot,pour voir le portrait du comte Henridans cet Anglais-là !

Le Bondon de droite et le Bondon degauche approuvèrent aussitôt dumême geste.

– Certes, riposta Mademoiselle à quicette atmosphère de fiançaillesfaisait mal aux nerfs, il ne s’agit pas

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ici de deux phénomènes vivants àmontrer en foire…

– Tapé ! cria Chaumeron. Elle aurason franc parler !

– Pour de l’esprit, ajouta la mère,elles en ont toutes ! toutes lesChaumeron, bien entendu.

Madame Célestin dit en comptant lesapetissées de son bas :

– Quatorze, seize, dix-huit… Ce sontles maris qui manquent.

– Madame, riposta la grande fille, ilne m’en faudra pas une paire.

– Tapé ! dit Chaumeron, atout !

– Et même gentiment pour une

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demoiselle, fit observer Bien-des-Pardons, adjointe et perfide.

– Madame Bondon sait bien qu’onpeut rire en société, glissa madameChaumeron d’un ton conciliant,mais, pour en revenir, moi, je trouveque sauf la barbe…

– Et la couleur des cheveux, ajoutal’adjointe.

– Et la nuance des yeux, appuyamadame Célestin en ricanant.

– Et la voix… commença Chaumeron.

– Oh ! quant à la voix, s’écria tout lemonde en chœur, c’est le blanc et lenoir !

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– Voilà tout, conclut madameCélestin, qui piqua une de sesaiguilles à tricoter dans ses cheveux.Moi, je ne sais pas me disputercomme au marché. Je garde le rangoù la Providence m’a placée. Ceuxqui veulent jouer aux gros motsn’ont qu’à s’adresser ailleurs. Je nedis pas cela pour mademoiselleChaumeron, qui est une personnebien élevée et qui a l’âge de savoir cequ’elle fait, depuis le temps qu’ellemarche sans lisières… Je ne tirepoint d’orgueil de la ressemblanceétonnante dont ma famille offre unexemple, et les messieurs Bondonpossèdent ce qu’il faut en biens

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fonds pour n’avoir pas besoin de semontrer en foire ; outre ma dot, carmoi j’avais une dot ! ça n’offensepersonne. J’en arrive à ceci : sauf lescheveux, la barbe, les traits du visageet le reste, M. le comte et M. Balcombse ressemblent comme deux gouttesd’eau. C’est mon avis, et ce n’étaitpas la peine d’insulter deux hommespaisibles pour si peu de chose.

Elle reprit son tricot. L’adjointe luienvia ce discours. MadameChaumeron dit tout bas àmademoiselle :

– Vous ne serez jamais qu’une sotte !

Et Chaumeron ajouta, parlant

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franchement et avec l’autorité d’unpère :

– As-tu ton compte, toi ! Tu as faillime faire une mauvaise affaired’honneur… Si tu bouges on tedonnera ton reste à la maison !…Attrape !

Si maintenant il fallait fournir notreavis personnel sur la question deressemblance, nous dirions qu’elleexistait, mais seulement dans lamesure annoncée par le comte Henrilui-même lors de son récit australien.Il y avait des rapports très-frappantsdans la taille, dans le port, dans lacoupe du visage et dans le sculptédes traits, mais la tournure n’était

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pas du tout la même, mais la tenuedifférait essentiellement, et à partmême ces disparités capitalesrésultant de la barbe, des sourcils,des cheveux, de la fente des yeux etdu timbre de la voix, il y avait desraisons immatérielles en quelquesorte qui rendaient toute confusionimpossible.

L’un était un Anglais, un purAnglais, gardant, non pasridiculement, mais sensiblement aumoins, l’accent anglais. Sa voix depoitrine, grave, profonde etappartenant à cette catégoriequalifiée baryton, avait en outre,pour se distinguer du ténor vibrant

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d’Henri, les gutturales intonations dela mélopée britannique.

Notez que je vous défie dereconnaître la voix de votre proprefrère s’il prononce pour la premièrefois et comme il faut une phraseanglaise devant vous. La langueanglaise attaquée d’une bronchitechronique, arrive à chaque instant àla ventriloquie. Et cet effet est bienplus appréciable encore quandl’Anglais prononce le français.

L’opinion de Chaumeron disant que,placés auprès l’un de l’autre, Percyet Henri ne se ressembleraient plusdu tout, était en vérité plausible.

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Séparés, ils avaient un air de famillequi, dès la première vue, sautait auxyeux. C’était tout, parce que lesdétails démentaient cette premièreimpression, et leur ressemblancen’arrivait point à causer ce sentimentde surprise que chacun de nous a puéprouver quelquefois en sa vie.

La société miremontaise aimait tropsincèrement ce jeu des morsures, oùchacun reçoit tour à tour un ouplusieurs coups de dents, pour queles cicatrices fussent longtemps à seformer. Mademoiselle bouda pendanttrois minutes et ce fut fini. Plût auciel que le mal du célibat pût ainsi seguérir !

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On attendait le notaire et madameveuve Touchard qui grandissait à lataille d’un personnage très-important. Madame Besnard disaitqu’elle devait compter la dot ce soirmême. Or, vous ne sauriez croirecombien on avait envie de voir lesdeux millions ! La source de cesmillions était mystérieuse ; on peutmême ajouter qu’elle était sinistre.La seule personne qui le sentit très-énergiquement était peut-être notrebelle Jeanne elle-même. Les autres nevoyaient rien derrière les millions.Les millions, c’est le soleil !Miremont n’éprouvait pour cesmillions qu’une tendre et

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respectueuse sympathie. Au fond,qu’y avait-il ? Deux parents morts(quel que fût le degré), deux parentsqu’elle ne connaissait pas. Qui donc,à Miremont et ailleurs, refuserait ceféerique billet de loterie ?

L’affaire du comte Henri, loin defaire du tort aux millions,familiarisait chacun avec la penséedes deux meurtres. On vivait aveccette idée qui n’attaquait pas plus lesmillions que le comte Henri. Lesmillions étaient innocents comme lecomte Henri lui-même, dont le seulaccusateur, M. Temple, un fou, étaitdevenu invisible, comme si la terre sefût ouverte pour l’engloutir avec son

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accusation.

On parlait beaucoup de la dot ; onparlait aussi de la corbeille ; lesAnglais n’étaient pas alors aussiparfaitement connus qu’aujourd’huisur le continent, et ils avaient uneréputation universelle demagnificence. La corbeille donnéepar cet Anglais millionnaire quiépousait des millions devait êtrequelque chose de splendide !

Quelques voix avaient constatél’absence des trois fainéants, commeon appelait Robert, Laurent etFérandeau, mais personne ne s’enétonnait ; Férandeau ne comptaitpas, Miremont méprisa toujours les

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arts ; Laurent devait être jalouxpuisqu’il n’héritait pas ; Robert étaitun amant éconduit. Ils faisaient biende se cacher.

Cependant, pourquoi Laurentn’héritait-il pas ? Pourquoi tout à lasœur et rien au frère ? Certes, c’étaitlà une question miremontaise aupremier chef. Mais c’est bien lemoins qu’on applique aux millions ledroit de caprice dont jouissent lesjolies femmes. Laurent n’avait rien,c’était bien fait, puisque c’était lafantaisie des millions. Et d’ailleurs,un heureux de moins, c’est autant degagné chez Chaumeron.

Germaine, Suzanne, Frances et

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Jeanne causaient ensemble, tandisque le vieux marquis s’entretenaitaffectueusement avec Percy Balcomb.Il y avait réellement quelque chosede touchant dans l’émotion que lavue de Jeanne causait à ce jeunehomme si grave, si froid enapparence, et que le fardeau desgrandes affaires avait si étrangementtransformé depuis le temps où ilcourait les aventures avec le comteHenri dans les forêts australiennes.Dans sa vie, dévolue d’abord aumalheur et à la lutte, puis donnéetout entière à cette autre bataille,victorieuse, celle-là, qu’il livrait à lafortune, il n’avait pas eu le temps

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d’aimer. Il arrivait, supérieur entoutes choses à ceux de son âge, maisneuf en amour, tantôt menant sonrêve avec la rigueur d’une opérationméthodique, tantôt s’attardant à desidylles naïves et à des timiditésd’enfant.

Il aimait sincèrement etprofondément, cela se voyait. Jeannepartageait cet amour, mais on n’avaitpoint vu entre eux cette chère fièvredes premières tendresses. Ils avaiententamé leur roman à la page dumilieu. C’était comme s’ils se fussentretrouvés après une absence.

Miremont expliquait cela en disant ;M. Balcomb est si occupé !

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Mais en général, il faut bien l’avouer,le métier de l’amour est précisémentd’oublier les affaires.

Miremont disait encore : ces Anglaissont si originaux !

Voilà le vrai : Vous ne trouverez pasdans les vaudevilles un seul Anglaisqui ne soit un original.

– Vous me la rendrez bien heureuse,n’est-ce pas, Percy ? disait lemarquis en caressant du regard ledoux profil de Jeanne.

– Je ferai de mon mieux, chermonsieur, répondit Balcomb. Je sensque je l’aime tous les joursdavantage.

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On devinait à chaque instant dans saconversation qu’il s’exprimait enfrançais sans difficulté, mais aveccette sobriété forcée particulière àl’étranger qui ne connaît que lesmots usuels d’une langue.

– Je ne sais pas, reprit M. le marquisde Belcamp, pourquoi la pensée demon Henri est incessamment entrenous deux. Souvent on dit plus à unami qu’à un père, surtout quandl’amitié s’est nouée au milieu d’unpéril mortel. Je gagerais que voussavez son grand secret, Percy ?

C’était dans le sourire surtout queBalcomb ressemblait au jeune comtede Belcamp. Il souriait très-

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rarement, bien que son caractère fûtloin d’être sombre.

Il sourit cette fois et ne réponditpoint.

– Notez que je ne vous interroge pas,Percy, reprit vivement le vieillard. Ilme peinerait de savoir le secret demon fils par un autre que par lui-même.

– Mais, poursuivit-il bientôt après,emporté par l’idée qui le tenait sanscesse, rien ne m’empêchera de penserque cette bizarre affaire lui a étésuscitée par les ennemis qu’il a dansce même champ de bataillepolitique… car son secret est

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politique… il me l’a presque avoué…,et la lutte est mortelle entre les deuxprincipes ; maintenant… il y a desinstants où j’ai peur.

Le regard de Percy se croisa aveccelui de Jeanne.

– Vous ne m’écoutez pas, repritM. de Belcamp. Que vais-je parlerd’autre chose que d’amour !… Maisc’est que j’ai mon amour, Percy, moiaussi… Mon Henri est tout ce qui mereste au monde… J’ai aimé !… Dieuveuille que vous ne sachiez jamais oùpeut aller cette terrible et sublimefolie !… Eh bien ! quand j’interrogeces souvenirs de mon cœur et cela lefait saigner encore, car il y a des

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blessures qui ne se guérissentjamais… quand j’essaye de comparerma tendresse d’amant à ma passionde père, il me semble que j’ai donné àHenri une part plus grande encore demon âme.

Les deux mains gantées de Percyprirent celles du vieillard et lespressèrent avec émotion.

– Vous êtes bon, Balcomb, murmurace dernier, qui avait une larme dansles yeux. Oui, oui, vous êtes bon etma Jeanne sera heureuse.

– M. Berthelot ! annonça Pierre, quiavait sa livrée de cérémonie.

Et, sur l’injonction formelle de

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l’officier ministériel, il ajouta d’unevoix éclatante :

– Notaire royal !

Me Berthelot, notaire entre deuxâges, chauve et ramenant les cheveuxde sa nuque sur le sommet de soncrâne où ils restaient fixés au moyend’un enduit qui est la propriétéspéciale d’une douzaine de notaireset de quelques rares pharmaciens, fitson entrée en danseur d’un pas à lafois gracieux et solennel. Il portaittrès-bien son carton rouge, et seslunettes d’or lui allaient à merveille.Nous n’admettons pas cetteprétention affichée par les notaires

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de Paris d’être les seuls jolisnotaires. Il y en a plusieurs àVersailles.

Me Berthelot était chausséd’escarpins, et ses orteils n’étaientencore qu’à moitié goutteux. Il eutemporté aisément madame Célestindans les plis de son vaste habit noir.Il soufflait en parlant, et, chaque foisqu’il soufflait, il souriait à la rondeavec bienveillance, surtout auxdames.

Madame veuve Touchard venaitderrière lui en pleine toilette. ToutMiremont lui lança un regard aigupour voir si elle avait la dot, mais ses

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mains étaient vides et les poches desa robe de soie ne paraissaient pointgonflées.

– Monsieur le marquis, dit maîtreBerthelot en soufflant et en souriantaux dames, monsieur Balcomb…mesdames… mesdemoiselles…messieurs… J’ai l’honneur d’êtrevotre serviteur !

Il s’essuya le front avec un mouchoirde batiste, en ayant soin de ne pointoffenser l’enduit qui collait sescheveux, et reprit :

– Mortifié d’avoir peut-être faitattendre… Longues distances àVersailles… Plusieurs unions… Le

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contrat de mademoiselle Bruno et deM. le duc de Cernay, au-delà desgrilles… Le duc un peu ruiné, MAIS…duc !

Nous renonçons à rendre l’éloquencede ce mais de notaire.

Il s’assit, sourit aux dames, souffla,essuya son front et ouvrit soncarton, à l’aide d’une petite clefd’argent qui coquettement pendait àla chaîne de sa montre.

Miremont fit cercle plus dévotement

qu’au sermon, Me Berthelot ayantassuré ses lunettes d’or d’un toutpetit coup de doigt, et tâté son siégepour voir si aucun des quatre pieds

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ne menaçait accident, toussa d’unefaçon agréable et commença lalecture du contrat :

« Par devant Me Fortuné Berthelot etson collègue, etc., ont comparu.

» Percy Balcomb, esq., chef de la

maison Balcomb et Cie, domicilié àLondres (Angleterre), Sloane-street,Brompton, stipulant en son nompersonnel.

Et demoiselle Jeanne ConstanceHerbet… »

– Bien des pardons… interrompit icil’adjointe, dans une bonne intentionpeut-être ; le mien faisait mention

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des pères et mères… J’entends moncontrat…

– Tapé ! pensa Chaumeron, quiajouta pourtant tout haut : Ca n’apas de sens !

Madame Touchant dit avec un froiddédain :

– Monsieur le notaire n’a pas besoinque des personnes qui ont été enboutique lui apprennent son état !

– Atout ! ponctua Chaumeron.

Me Berthelot sourit à tout le monde,et poursuivit de ce ton clair qui faitle charme d’une lecture authentique :

– « … Demoiselle Jeanne-Constance

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Herbet, mineure émancipée,domiciliée au lieu dit le Prieuré,commune de Miremont, canton del’Isle Adam, département de Seine-et-Oise… »

Les deux Bondon eurent la mêmeidée, qui était d’applaudir, tant cepassage leur sembla clair etheureusement tourné. MadameCélestin leur donna à chacun moitiéd’un morceau de sucre qu’elle avaitgardé de son café, afin qu’ils fussentsages.

Nous ne mettrons point sous lesyeux du lecteur l’œuvre complète dunotaire royal ; il suffira de dire quela chose était d’un fort bon style, et

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comportait même quelques-unes deces fleurs qui croissent dans lesétudes, sans s’écarter jamais de ladroite voie du formulaire. Enécoutant cela, Mademoiselle sentitbattre plus d’une fois son cœur, etnotre jolie Germaine était toute pâle.

C’était un riche contrat, l’adjointeelle-même ne pouvait pas dire lecontraire. Les avantages réciproquesdes époux s’équilibraient avec unelargeur qui attendrissait la voix dunotaire. Je ne sais pourquoi la mort,prévue à chaque ligne dans cespoëmes grossoyés, n’inquiètepersonne. Elle est là, partiestipulante ; elle promet par-devant

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notaire de venir à son heure ; on lasalue quand elle parle ; c’est toutuniment une rose noire parmi tant defraiches fleurs.

Je l’ai entendue exiger quelquesbillets de mille francs pour le deuilde la veuve. Le notariat est laphilosophie !

L’époux est là. Voulez-vous qu’ilmarchande le prix de ces larmes àlivrer qu’on versera sur sontombeau ? Il est épris, car on aime,chose bizarre ! au travers de cesprodigieuses sauvageries ! Il pensepeut-être avec mélancolie : pauvremignonne, j’ai bien peur del’enterrer !…

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Et le roman des noces marche parmices parfums de pompes funèbres.Que ne met-on franchement le deuilde veuve au fond de la corbeille ?

Quand Me Fortuné Berthelot arrivaau paragraphe de la dot, l’attentionredoubla. La dot apportée consistaiten tous les biens meubles etimmeubles, venus et à venir de lademoiselle Jeanne-Constance Herbet.Un petit alinéa stipulait que deuxmillions de francs étaient payables àla signature du contrat.

Il y eut un long murmure dans lesalon de l’hôtel de France.

Figurez-vous que, jusqu’à ce

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moment, on parlait des millions sansy croire tout à fait.

En 1862, un million est encore unetrès-jolie chose comme argent depoche, mais vous saluez chaque jourdans la rue vingt personnes quipossèdent un ou plusieurs millions.Le taux, le titre du million, sa valeurmorale, ont singulièrement baissé.La voix du notaire, cette sensitive dela poésie monnayée, ne frémit plusen prononçant le mot million. Lecontrat de mariage est blasé sur lamusique autrefois si rare de ces deuxsyllabes. On entend parfois dire d’unhomme : Il n’a qu’un million !

En 1817, un million était haut et

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resplendissant comme une pyramided’Egypte, dont les quatre faceseussent été revêtues d’or. Le rêves’arrêtait là. C’était la fortune etc’était l’absolu.

Le murmure miremontais futcomposé d’abord de ces deux mots :Deux millions, deux millions, deuxmillions ! et madame Célestin arrêtason tricot.

– Atout ! gronda Chaumeron. Ah !bigre !

L’adjointe soupira du fin fond de sonenvieux chagrin :

– Bien des pardons !… je ne suisqu’une femme… mais ça me semble

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un peu roide la remise d’une pareillesomme à la signature du contrat.

– Pour roide, c’est roide, dit madameChaumeron.

Mademoiselle, qui avalait ses lèvresde dépit, glissa à l’oreille du savantPotel :

– Ca s’appelle acheter son maricomptant !

Les deux Bondon demandèrent à leurdame si elle avait encore du sucre.

La veuve Touchard était, au fond, del’avis des chuchoteurs. Elle dit, pourmettre sa responsabilité à couvert :

– Ma nièce est émancipée ; c’est elle-

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même qui a exigé cela.

– Et la clause est dans l’intérêt deJeanne, ajouta le marquis.M. Balcomb a l’emploi immédiat dela somme dans sa propre maison.

– Peste ! peste ! fit Chaumeron. Cen’est pas une baraque alors !… mâtinl’emploi… immédiat… ah ! bigre !

Percy restait immobile, les yeuxdemi-fermés, perdu peut-être dansquelque haut calcul. On eût dit queces discussions d’intérêt ne leregardaient point.

Jeanne fit de la main un petit signe

impérieux, et Me Berthelot continuasa lecture, après avoir souri aux

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dames.

Quand vint l’article où les deuxépoux échangeaient donationmutuelle de tous leurs biens en casde mort, Percy Balcomb sortit enfinde son mutisme.

– Je prie le notaire, dit-il avec sonaccent anglais qui donnait plus deprécision et plus de mordant à sesparoles, de modifier cettedisposition. Si je meurs sans enfants,ma famille est riche ; il me plaît quema femme ait l’héritage d’unefortune qui vient de moi. Si Dieu, meréserve à ce terrible malheur deperdre ma femme, Laurent Herbet,mon ami et mon frère, ainsi que

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madame Touchard, qui a servi demère aux deux orphelins, sont leshéritiers naturels.

Jeanne lui tendit la main et neprotesta point. Elle dit seulement :

– Que tout soit fait comme vous ledésirez, Percy ; je n’ai pas d’autrevolonté que la vôtre. Mais si jamaisDieu me fait veuve, je n’aurai pasbesoin de tant de richesses pourpleurer et pour mourir.

Germaine se jeta à son cou, leslarmes aux yeux.

– Très-mignon, dit l’adjointe.

– Simagrées ! grinça Mademoiselle.

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– Moi, je ne suis pas gêné ! s’écriaChaumeron ; je ne dois rien àpersonne. Je dis que ça fait plaisir devoir des choses pareilles ! Tant pispour ceux qui ne seront pas contents.Attrape !

Madame Touchard étancha ses yeuxmouillés de larmes, et les Bondonfirent tous deux la grimace desenfants qui vont pleurer.

Il y eut un moment plus solennelencore. Ce fut celui où madameTouchard, après la signature, tira ladot d’un vieux portefeuille qu’elleavait. Miremont n’eut pas assezd’yeux pour regarder les deuxmillions. Nul ne sait au juste quelle

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forme l’imagination de Miremontpeut prêter à une dot de deuxmillions. La plus simple, c’est un tasd’or, haut comme une meule de foin ;mais cela ne tiendrait pas dans unportefeuille.

Quand les deux millions apparurentsous l’espèce d’une traite unique,tirée par Rothschild de Paris surRothschild de Londres, il y eut unmouvement de désappointement.Mais, en somme, ce n’en était queplus merveilleux. Chacun voulut voirle précieux papier et le touchercomme une relique. Il passa de mainen main ; les Bondon le flairèrent.

– Ah ! dit Bien-des-Pardons avec

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mélancolie, en le passant àMademoiselle, avec la cinquantièmepartie de cela, vous auriez votreaffaire, ma pauvre poule !

– La fortune ne fait pas le bonheur,répondit Mademoiselle.

– Elle aide à se marier, glissaMadame Célestin.

– Mon Dieu ! madame, riposta lamère Chaumeron exaspérée, dînezdeux fois, si vous avez de quoi !

Et papa Chaumeron, caressant lepapier avec un geste et un regardégalement intraduisibles :

– Je ne dis que ça ! voilà de l’atout !

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La lettre de change passa dans leportefeuille de Percy Balcomb. Lenotaire Berthelot ferma son carton,but un doigt d’eau sucrée, sourit auxdames et s’en alla.

Le Bondon de droite et le Bondon degauche se penchèrentimpétueusement vers madameCélestin, de telle sorte qu’on auraitpu mettre les trois têtes de lagarniture sous le même bonnet. Ilsdemandèrent d’une seule voix :

– Va-t-on manger quelque chose àprésent ?

Certes, on allait manger quelquechose. Pierre et madame Etienne

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entrèrent avec des plateaux dontl’aspect réchauffa le cœur desChaumeron. Madame Etienne s’enalla droit à Percy Balcomb et lui fitun discours où le souvenir de sonancienne dame se mêlaitéloquemment à toutes sortes defélicitations sincères. Puiscommença le pillage des plateaux.Combien l’homme est un animalborné ! Les singes, au moins, ontquatre mains pour prendre. Avecdeux mains pourtant, deux simplesmains, les Chaumeron firentmerveille. Il ne fallut pas moins detrois tranches de pâté pour étoufferle chagrin de Mademoiselle. Les

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Bondon, toujours seuls au milieu dela foule, firent la dînette sur un coinde la table ; madame Célestin veillantà ce que la nourriture futéquitablement partagée entre sesdeux conjoints.

Les compliments furent faits, lesmains et les bouches pleines. Lemarquis, tout rêveur car il pensait àson Henri, avait donné le premierbaiser à la fiancée, Chaumeron cria :

– A la bonne franquette ! Aimez-vousbien, mes enfants ! voilà !

– Du bonheur ! tout le bonheur quetu mérites, Jeanne ! souhaitaGermaine d’une voix tremblante,

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mais du fin fond de son pauvre petitcœur.

– Et que M. le comte soit au dîner denoces ! ajouta lady Frances avec unsingulier sourire.

Le marquis lui baisa la main.

– Quant à ça, reprit l’adjointe enfaisant la révérence à Jeanne, vousavez connu la misère, ma petitechérie…

– Comment ! la misère ! se récria latante Touchard.

– Bien des pardons… j’entends qu’onne lui donnait pas les blancs dupoulet à table, chez vous, ma voisine.

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– Vos femmes de chambre serontmieux habillées que vous ne l’étiez,ajouta madame Célestin.

– Ah ! certes, nous n’aurions jamaiscru que vous feriez ce rêve-là, laissaéchapper Mademoiselle. Vous avezde la chance !

Suzanne vint embrasser Jeanne sansrien dire. Les deux MM. Bondon luitendirent leurs joues.

Le vieux marquis entraîna sonMiremont autour de la table, et lesdeux fiancés restèrent seuls sur lecanapé, guettés cependant par lesregards pointus de Mademoiselle, demadame Célestin et de l’adjointe. On

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les vit, la main dans la main, portanttous deux sur leur visagel’expression d’un bonheur calme etprofond, échangeant parfois unsourire avec quelques rares paroles.

– M. Morin du Reposoir, fit observerl’adjointe, s’y prenait autrement quecela dans le temps.

– Ca ne chauffe pas, répliquaChaumeron ; les Anglais, ça ne courtjamais, de peur de se casser. Si lachose n’offensait pas M. le marquis,j’offrirais à la compagnie une gouttede champagne, pour ravigoter lacirconstance… Tout rond, papaChaumeron !

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Le marquis fit aussitôt monter duchampagne, et Miremont ravigoté nesongea plus qu’à festoyer.

A minuit, Balcomb se leva et baisa lamain de Jeanne, qui lui dit :

– Aimez-moi comme je vous aime, etnous aurons le ciel ici-bas !

– Partez-vous déjà ! s’écria-t-on detous côtés.

– Il faut que la dot de ma femme soitdemain à Londres, répondit Percy.

– Et mon pauvre Henri ne vous aurapas vu, cette fois ! murmuraM. de Belcamp.

Percy ne prolongeait jamais les

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adieux. On le vit échanger avec ladyFrances quelques paroles à voixbasse, et se diriger vers la porteaprès avoir pressé cordialement lamain du vieux marquis.

– Miss Temple, dit-il très-simplement en passant près deSuzanne, je me chargerai volontiersde vos commissions pour Londres.

Suzanne le regarda étonnée. Ils’approcha d’elle et murmura enpiquant chacune de ses parolesrapides :

– Quoi que vous puissiez apprendre,ne craignez rien, j’ai fait serment dele sauver.

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La réponse ne vint pas tout de suiteaux lèvres tremblantes de Suzanne.Elle voulut parler, mais déjà ils’inclinait avec une politesse froidepour se retourner ensuite et franchirle seuil du salon.

q

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L

X - La délivrance.

es nuits de Versaillessont silencieuses etdésertes, mais la solitudede ses rues estsurabondamment gardéepar une armée de

sentinelles, abritées derrière toutangle appartenant à une caserne, àun hôpital ou à un palais. Par suitede ces sages précautions, les statues

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de la cour royale n’ont pas encoreété soustraites par les gensmalintentionnés. Les maisons deVersailles qui ne sont ni palais, nihôpitaux ni casernes appartiennent àdes bourgeois qui hésitent à laissersortir le soir leurs femmes dans larue, par crainte des sentinelles.Beaucoup vont jusqu’à mourir dansle célibat, et la plupart n’ont point decuisinières ; le tout par crainte et enhaine des sentinelles.

Dans les larges voies, bordéesd’arbres tristes, on rencontre despatrouilles et point de passants. Cespatrouilles ont arrêté le dernierchien errant, il y a plus de cinquante

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ans. Depuis vingt ans, elles netrouvent plus de rats.

Elles s’ennuient à regarder des deuxcôtés de leur chemin les grandes etbelles maisons dont les fenêtresn’ont point de lumières et dont lesjardinets essayent tous, depuis lepremier jusqu’au dernier, deressembler un petit peu au parc dugrand roi.

Les sentinelles et les patrouillesn’aiment pas plus Versailles queVersailles n’aime les sentinelles etles patrouilles.

Un homme allait, d’un pas tranquille,dans la rue des Réservoirs. La nuit

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était calme ; la lune se cachait sousdes nuages de couleur blanchâtre. Detemps en temps, une sentinellecriait : Qui vive ? et l’hommerépondait patiemment : Ami. Iltourna par la rue de Maurepas pourarriver au boulevard et sortit par laporte Saint-Antoine où, pour ladernière fois, il répondit : Ami, àquelqu’un qui lui disait : Qui vive ?

La route de Marly était devant lui ; ils’y engagea, pressant sa marchegraduellement, jusqu’à prendrebientôt le pas de course. A un demi-quart de lieue de la porte Saint-Antoine, un paysan était debout aubeau milieu de la route et tenait par

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la bride un magnifique cheval toutsellé que le cocher-jardinier duchâteau de Belcamp aurait bienreconnu, malgré l’obscurité, pour lajument anglaise du comte Henri.

Notre homme ralentit le pas enapprochant du paysan, et dit à demi-voix :

– A l’avantage !

– Que cherchez-vous, beau cousin ?dit le paysan qui lui remit la bride enmain.

– Je cherche la fontaine.

D’un bond notre homme fut en selle.Il demanda :

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– Y a-t-il des loups dans la forêt ?

– Deux gendarmes à cheval qui sontpassés, voilà dix minutes, allant versMarly, répliqua le paysan.

Notre homme lui mit un louis dans lamain et piqua des deux, tandis quel’autre criait :

– Bon voyage !

Notre homme était déjà loin. Uneminute après, on n’en tendait plusque le sabot du cheval.

En 1817, on exigeait très-rigoureusement les passe-ports surles routes. Notre homme semblait nepoint s’inquiéter de cela, car il

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galopait franchement dans ladirection suivie par les deuxgendarmes. En dix minutes il eutatteint le Chenay, où tout le mondedormait, et commença à longer legrand mur de Marly. Deux hautesombres se montrèrent bientôt sur laroute : c’étaient les deux gendarmesà cheval.

Loin de s’arrêter, il poussa samonture. Les deux gendarmes firenthalte enfournèrent leurs chevaux.

– Holà ! mes braves ! cria-t-il, enéreintant une bonne bête, combienmettrai-je encore à gagner Marly-la-Ville ?

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– Dix minutes, du train dont vous yallez… Etes-vous du pays ?

– Du Chenay, pardieu !… et mafemme est en couches…

– Ah ! ah ! le médecin ! fit le bonbrigadier qui ajouta : Laisse passer,Thomassin !

– Grand merci ! dit le cavalier quiglissa comme une flèche, entre euxdeux ; pourvu que je le trouve :

– Une mignonne jument, brigadier !risqua Thomassin.

Le brigadier répondit avec autorité :

– Comment voulez-vous monter engrade et faire votre chemin dans

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l’avancement si vous ne savez pasencore, à l’âge que vous êtes,distinguer le signalement d’un mâled’avec l’autre sexe, chez les chevaux !

– Ce n’est pas une jument,brigadier ?

– Marchez et ouvrez l’œil !… Lesennemis et les malfaiteurs auraientbeau jeu s’il n’y avait pas unbrigadier avec le simple gendarme !

Notre homme passait déjà comme untourbillon le long de l’aqueduc, dontles voûtes massives découpaientleurs arches dans le ciel gris. Ilmonta la rampe de Marly au galop, etredescendit du même train vers la

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Seine. La jument allait d’elle-même,sans qu’il fût besoin de l’éperon nide la voix. La montée de Saint-Germain fut gravie et la villetraversée sans une minute d’arrêt. Legendarme et son brigadierdiscutaient encore sur le sexe de labête que déjà son sabot rapidebattait le pont de Poissy.

A Triel, cheval et cavalier quittèrentla grande route pour prendre unchemin vicinal qui remontait vers lenord, sans autre arrêt que le tempsvoulu pour allumer un pain debougie et consulter une carteroutière du département de Seine-et-Oise. Il était deux heures du matin

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quand ils atteignirent Pontoise ;quatre heures sonnant, notre hommedécouvrait aux lueurs naissantes dujour le profil de l’église deBeaumont, après une traite de quinzeà seize lieues, eu égard au tour qu’ilavait pris pour ne point traverserParis.

A quelques cents pas de la ville, unhomme était debout au milieu duchemin, tenant un cheval tout sellépar la bride, comme le paysan de laroute de Marly. Il sifflait un petit airen battant la semelle, car le vent dumatin était frais.

– Holà ! cria-t-il du plus loin que pûtporter sa voix, est-ce vous, monsieur

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le comte ?

C’est ce fou de Férandeau ? murmuranotre voyageur.

De la main il essaya de lui imposersilence, mais l’élève de David avaitune gourde passée en bandoulièreautour du cou. Cette gourde qu’ilavait apportée pleine était vide.

– Ta, ta, ta ! reprit-il, croyez-vous,que je vas chanter : Silence !prudence ! comme les Napolitains, del a Muette de Portici ! Dites-moi. Al’avantage ! je vous répondrai : Quecherchez-vous, beau cousin ? C’eststupide ! Tous les loups sont couchéset, je vais, aller en faire autant…

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Bonjour, monsieur de Belcamp,comment vous en va ? et chez vous ?Voilà deux grandes heures que jegobe le marmot ici, sans reproche…Quand vous serez tous aux Tuileries,vous me donnerez une fièrecommande, hein ?… j’ai des cartonspour la décoration du Panthéon… ouautre chose, ça m’est égal… uneplace, si vous voulez… ou des rentes.

Notre voyageur avait mis pied àterre. C’était bien le comte Henri deBelcamp.

– Je vous recommande mon cheval,monsieur, dit-il.

– A-t-elle chaud, la pauvre Cocotte !

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… Je vais la monter tout doucementjusqu’à l’auberge pour qu’ellen’attrape pas le rhume. Quandassiégeons-nous Paris, monsieur lecomte ?

– J’ai vu des gens que l’on trouvaitderrière un buisson avec une balledans l’oreille, monsieur Férandeau,prononça froidement Henri, et quis’étaient conduits plus prudemmentque vous.

– Muet comme un ibis avec lesprofanes ! dit Férandeau, qui fit ungrand geste d’académie. La Foi,l’Espérance et la Charité, quoi ! jesais à qui je parle. Si j’avais su êtreremercié comme cela, du diable si je

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n’aurais pas été faire la poule rueDauphine !… La reconnaissanceexilée de la terre remonte aux cieux :sujet allégorique !

Henri lui mit la main sur l’épaule etle regarda en face.

– Vous êtes un honnête garçon,murmura-t-il lentement, ce seraitdommage…

– Dommage, quoi ?… demandal’artiste effrayé.

Henri retira sa main.

– Pas de mauvaise plaisanterie !s’écria Férandeau.

– Allez-vous mettre au lit, reprit

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Henri, qui bouclait sa petite valisesur le dos de son nouveau cheval.Silence absolu, et sachez exécuter àla lettre les instructions deM. Surrizy… sans cela, moncamarade, vous mourrez tout jeune,c’est moi qui vous le dis, et voscartons ne deviendront jamais destableaux !

Il donna de l’éperon à son cheval.

Férandeau resta immobile ; quand lecomte Henri eut disparu derrière lepremier coude de la route, il souffladans ses joues énergiquement.

– Alors, on est des parias ! s’écria-t-il. Je refuse la décoration du

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Panthéon ; je me fais graveur entaille-douce ; je tricote des bascomme madame Célestin… Hue !Cocotte ! c’est ça, la liberté !…

Il ôta, son vieux par-dessus et le mitsur le cou de la jument quifrissonnait.

– Hue donc, Anglaise ! Par-dessus lemarché, l’austère Surrizy va me fairede la morale ; pas de chance ! Je vaisvoir à donner ma démission. Vienscoucher, Cocotte !

Le comte Henri, brûlait le pavé sur laroute de Beauvais. Plus le jour,avançait, moins grands étaient lesdangers du voyage.

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Pour quiconque l’interrogerait, Henriétait désormais un citadin paisiblede la ville qu’il venait de traverser, etil faisait ainsi une promenade dequelques lieues pour essayer lavitesse de son cheval.

Au-delà de Beauvais, au village deFouquenies, il trouva Laurent, quil’attendait avec une monture fraîche ;un beau cheval picard plein de feu.

– M. Herbet, lui dit Henri, je sais quevous avez eu de fâcheusespréventions contre moi, et votreconduite actuelle n’en est que plusd’un, homme d’honneur. Vous aimezune chère enfant dont le cœur ne seconnaît pas encore lui-même, mais

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qui est digne de vous et qui n’aimeraque vous.

– Le savez-vous donc, monsieur lecomte ? Demandait Laurent quigardait un air farouche.

Henri lui tendit la main.

– Je suis tout jeune encore, monsieurHerbet, murmura-t-il en fixant, surlui son regard franc et ferme ; mais,croyez-moi, je puis parler en père :j’ai sur la tête des intérêts qui valentdes cheveux blancs… Je le sais parcequ’elle me l’a dit.

Laurent rougit et sourit : Un peuplus, il avait les larmes aux yeux.

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Il rendit l’étreinte à Henri et diténergiquement :

– Monsieur le comte, je me ferai tuerpour vous, maintenant, s’il le faut.

– Ce ne serait pas le compte de notreGermaine, répliqua Henri avecgaieté… Il ne s’agit pas de mourir,ami Laurent ; dans quatre jours vousreprendrez ici votre poste et vousm’attendrez de nouveau.

– Comment, s’écria l’étudiant enmédecine stupéfait, maintenant quevous avez la clef des champs, vous neresterez pas là-bas ?

– Il faut que je sois jugé, Laurent, etj’ai donné ma parole… A bientôt !

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Et il partit encore. Ils ont de bonschevaux normands dans l’Oise etaussi dans la Somme, mais pour or niargent on ne peut trouver chez lesloueurs que des bêtes de louage :triste troupeau. A Beaumont, c’étaitSurrizy qui avait choisi le cheval ; àFouquenies, c’était Laurent ; toutallait bien. Au relais suivant, lecomte Henri trouva un inconnu et unbucéphale de moyenne vertu qui luibroncha pendant six lieues entre lesjambes ; à l’autre relais, un inconnuencore et quelque chose comme unegrande chèvre. Il était midi passéquand il arriva en face d’Hallencourt,sa dernière station avant Abbeville.

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Avec sa bonne jument, il eût été déjàrendu depuis du temps au terme duvoyage :

Cette fois, c’était un vigoureuxanimal, tenu en bride par un beauPicard en blouse bleue brodée derouge au collet. Le Picard nerépondait pas au nom de bon cousinet semblait ignorer le chemin de lafontaine, mais son cheval avaitencore le nez dans l’avoine quand lecomte Henri quitta sa rosse renduepour enfourcher ce nouveau coursier.

A la bonne heure ! celui-ci rassemblases quatre pieds, qui donnèrent desétincelles, et partit comme un trait.

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– Le bourgeois vous attend de l’autrecôté d’Epagne, cria le Picard enagitant son chapeau. Vous mettrezMorin à l’auberge chez Moreau, à quije suis son gendre, et que nous nousportons tous bien à la maison.

– Morbleu ! Morin allait mieux qu’unlièvre. Pourvu que Moreau, son beau-père, eut le pareil, rien n’était perdu.Il ne fallut pas une heure au comteHenri pour apercevoir le petitclocher d’Epagne et Abbeville. Henri,qui cherchait déjà des yeux lebourgeois, aperçut, non pas comme ilen avait désormais l’habitude, nonpas un homme debout auprès d’uncheval, mais un cavalier en selle qui

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suivait au pas la même route que luien tenant une autre monture par labride.

Deux belles bêtes !

Au bruit du galop le cavalier seretourna et montra le franc visage deRobert Surrizy, qui s’arrêta aussitôt,souleva son chapeau, et mit pied àterre en même temps que le comtelui-même.

Un petit paysan qui marchait sur lebord de la route s’approcha.

– Fiot, lui dit Robert, turecommanderas au père Moreau denous garder Morin. On payera lesquatre jours d’écurie comme s’il

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courait la poste.

Henri et lui se touchèrent la main.Robert demanda :

– Monsieur le comte veut-il bien mepermettre de lui faire un bout deconduite ?

– De tout cœur, mais au galop,monsieur Surrizy. J’ai perdu deuxheures sur mon calcul, et désormaisil fera jour demain matin quandj’arriverai à Londres.

– Demain matin, répéta Robertincrédule. Vous ne sentez donc pasl’air sur votre joue gauche ?Regardez où court la poussière ; ilvente ouest-nord-ouest en plein et à

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décorner un bouc. Il vous faudraitmonter jusqu’en Hollande pourprendre le vent. D’ici, en louvoyant,vous ne toucherez pas Douvres envingt-quatre heures, c’est moi quivous le dis !

– Vous paraissez vous entendre àcela, dit le jeune comte en souriant.

– Je suis un peu rouillé, mais jeborderais bien encore une voile aubesoin, foc, misaine ou brigantine,répliqua l’ancien sous-lieutenant.J’ai été pilotin… seaboy comme ilsdisent, là-bas, en Angleterre, avantd’être soldat en France.

– Et vous croyez qu’un navire,

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j’entends un fin voilier, doit mettreaujourd’hui vingt-quatre heures pourtraverser la Manche ?

– Je parierais plutôt pour trente-six.

– Un temps de galop, Surrizy ! Je nevais pas à Douvres… Je pique au ventmieux encore que cela ! Je doublel’île Thanet en grand, j’entre enTamise, et, douze heures après avoirquitté la rivière de Somme, jedébarque sous London-Bridge !

– Il faudrait le diable pourremarquer, dit Robert. Mais celavous regarde, monsieur le comte.

Ils galopèrent en silence pendantdeux minutes.

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– Jusqu’où me conduisez-vouscomme cela, Surrizy ? demandabrusquement le jeune comte.

Robert hésita un instant, puis ilrépondit avec émotion :

– Monsieur de Belcamp, je ne saispas jouer au fin… Ce n’est pas lapremière fois que nous chevauchonsl’un près de l’autre… Ce jour-là, vouslui sauvâtes la vie… c’est biencertain : ni Laurent ni moi ne serionsarrivés à temps pour l’empêcherd’être écrasée ou brûlée… Eh bien !elle était tout l’espoir, tout lebonheur de ma pauvre vie. Je croisqu’elle m’aimait : moi, c’était del’adoration que j’avais pour elle…

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Vous me l’avez prise… vous êtes monmalheur… Il y a un serment qui melie à vous, c’est bien vrai, mais touthomme a sa passion qui, lorsquesonne une certaine heure, peut-êtreplus forte que sa foi… cela estcertain. Je l’ai senti, moi qui parle…Sans le souvenir de ce qui s’est passéau pont du moulin, qui sait si jen’essayerais pas en ce moment devous casser la tête sur cette route, oùla poussière est comme unbrouillard, et où personne, à perte devue ne se montre en ce moment.

– Pour peu que vous ayez un pistolet,M. Surrizy, et qu’il y ait l’étoffe d’unassassin dans un officier de l’armée

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française, c’est la chose la plus aiséedu monde, car moi je suis sansarmes.

– Les actes changent de nom suivantles circonstances, monsieur le comte,dit Robert, dont la voix se fit plussourde. Un officier français quivengerait le meurtre de son pèrepourrait n’être pas confondu avec legros des assassins.

Henri se tourna vers lui, pâle, maiscalme.

– Je vous répète, monsieur, que jesuis sans armes, prononça-t-illentement. J’ai signé hier moncontrat de mariage avec celle que

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vous aimez, et je porte sur moi deuxmillions qui sont à elle.

– Les millions !… murmura Robertavec amertume ; elle n’avait pas demillions quand je l’aimais !

– Et moi qui l’aime, monsieurSurrizy, je ne l’eusse pas épouséesans les millions qu’elle possède.

– Osez-vous l’avouer, monsieur lecomte !…

Henri mit la main sur son cœur etrepartit :

– Ceux qui vivront quand je seraimort, diront : Celui-là donna tout àson œuvre, même son amour !

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Robert se tut. Les chevaux galopaientdans un nuage de poussière, car levent augmentait à mesure qu’ons’approchait de la mer.

– M. le comte, reprit Surrizy, ce sontde vaines paroles qui viennent d’êtreprononcées. Je ne vous crois pascriminel. Si je vous croyais criminel,rien au monde ne m’empêcheraitd’être entre Jeanne et vous, l’épée àla main. Je connais une part de votrevie par lady Frances Elphinstone.Vous êtes entouré de mystères ; latâche que vous avez entrepriseexplique ce voile dont vous vousenveloppez… J’ai fait mon sacrifice.Si j’ai de la haine, elle est refoulée

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tout au fond de mon cœur. Au lieu devous combattre, je vous sers… Mepermettez-vous de vous fairequelques questions sur des sujets quime regardent très-personnellement ettrès-étroitement ?

– Aux nobles et fidèles compagnonstels que vous, Robert, répliqua Henridont l’accent était affectueux etdoux, je permets toutes lesquestions, et j’y réponds avec moncœur quand le devoir me le permet.

– Oui… murmura l’ancien sous-lieutenant ; il vous reste toujours unabri où réfugier votre silence… Jeveux vous demander d’abord si vousme connaissiez quand nous nous

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sommes rencontrés à la Croix-Moraine, lors de votre arrivée auchâteau ?

– Oui, repartit Henri. Je vous avaisvu au bureau de police de Scotland-Yard, avec M. Temple.

– Est-il vrai que vous y fussiezattaché comme agent de police ?

– Cela est vrai… Pour la cause quenous servons tous deux, monsieur,j’ai fait des choses plus pénibles,plus glorieuses encore que celle-là !

– Vous saviez alors que j’avaisaccepté de Gregory Temple unemission ?

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– Oui… mais j’ignorais l’objet decette mission.

– Vous ne connaissiez donc pas alorsle nom de mon père ?

– Non, je ne l’ai su qu’hier, par labouche de votre sœur.

– Avez-vous pensé, au malheur quipouvait résulter pour elle ?…

– J’en ai frémi, Robert ! interrompitle jeune comte d’un accent si vif et siplein de franchise que Surrizy levales yeux sur lui. C’est une étrangehistoire que la mienne ; en ce quiconcerne surtout ma conduite avecvotre sœur : chère et généreusecréature qui aura sa récompense dès

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ce monde, si Dieu ne brise pas mesprojets dans ma main. Sarah n’a paspu vous raconter toute cette histoire,car le fil s’en est rompu pour ellebien des fois. Cela touche au grandsecret qui doit mourir avec moi ouéclater au jour de notre victoire…mais ce qu’elle a pu vous dire a suffi,je n’en doute pas, pour donner à unesprit honnête et droit comme est levôtre une présomption si forte en mafaveur qu’elle équivaut presqu’à unecertitude. J’ajouterai peu de chose :L’édifice le plus grandiose ne secompose pas seulement des massivespierres de taille de la façade ; il yentre, mille matériaux légers ou vils

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même que le pauvre manœuvre afaçonnés dans son humble misère.Pour l’édifice que je construis, moi,je suis à la fois l’architecte, le maçon,le charpentier et l’aide qui émiette lapaille hachée dans le mortier. Je faistout : c’est mon orgueil ! Auxspéculations dont la grandeur vousécraserait peut-être, je mêle, – et il lefaut, – des intrigues microscopiques.Ici, le petit a la même importance quele grand, et vous savez bien que dansnotre merveilleuse machine humaine,tel filet nerveux, ténu comme uncheveu, offensé tout à coup, peutcoller à votre flanc votre bras inerteet frappé de paralysie… J’ai été

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agent de police à Londres ; auchâteau de Belcamp, j’ai soufflé unrôle de coquette à votre sœur… j’aifait pis ou du moins plus petitencore… et l’ensemble de mes actesdressera la tour de Babel !

Ses éperons touchèrent les flancs deson cheval, qui bondit dans lapoudre. Robert le suivait avec peine.Il ne pouvait s’empêcher d’admirerpar derrière cette noble taille et cettetête si fière, autour de laquelle lesboucles blondes fouettaient au vent.

Abbeville était dépassé depuislongtemps, et déjà, plusieurs fois,nos voyageurs avaient aperçu entredeux collines, la Somme élargie, dont

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les eaux semblaient ternes sous larafale.

– Jusqu’où comptez-vousm’accompagner, monsieur Surrizy ?demanda pour la seconde fois Henri,au moment où cette grande ligned’un bleu obscur, la mer, borda toutà coup l’horizon.

– Si j’étais votre ami, monsieur lecomte, répondit Robert, qui avait lecœur gros et tout plein d’un troublecroissant, savez-vous que ce seraitpour tout de bon ?

Henri ralentit le pas pour lui tendrela main.

– Vous êtes déjà mon ami à votre

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insu et malgré vous, lui dit-il ;seulement, vous cherchez des motspour exprimer un désir qui voussemble à vous-même puéril et peudigne.

– Non, sur mon honneur ! s’écriaRobert rougissant devant le sourirede son compagnon ; ce n’est chez moini vaine curiosité ni enfantillage.Tant qu’il s’agit de l’armée où vousêtes chef et moi soldat, je veux biengarder un bandeau sur mes yeux,c’est la loi de mon serment… maispour ce qui touche moi et les miens…

– Et que pouvez-vous voir ici,Robert, sinon l’arche même àlaquelle votre serment vous lie ? Je

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suis sur la route de la fontaine, pouremployer notre langagesymbolique…

– Si j’en étais sûr !… commençaSurrizy qui avait les yeux baissés.

– Avez-vous le droit d’exiger cettecertitude du maître ?

– Si j’en étais sûr !… répéta Robertcomme s’il n’eût pas entendu.

– Ecoutez, Belcamp, reprit-il d’unton où il y avait de la supplication etde la menace, la nuit où je marche mepèse. La pensée de Jeanne jetée enproie à l’inconnu me torture. J’ai unesœur maintenant, je l’aime, et sa vuea ravivé le souvenir de mon père.

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Est-ce assez de motifs ? Y en a-t-il unseul parmi eux qui soit puéril et peudigne ? Faut-il parler de toutes lesaccusations qui pèsent sur vous ?Faut-il ajouter que si vous étiez uncriminel, comme le crient tant devoix entre lesquelles est la voix dema mère, je serais, moi, votrecomplice ; moi le fils de votrevictime ?… Si j’en étais sûr, disais-je,si je voyais, ne fût-ce que de loin, cemystérieux monument dont vousêtes l’unique architecte… non pasachevé, mais élevant seulement sesfondations au-dessus du sol !… SaintThomas voulut toucher les plaies duSauveur, et je ne suis pas un saint !…

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Songez que, de moi à vous, il n’y aque des motifs de haïr… Soyez justeet ne niez pas votre dette, vous quiavez ruiné mon bonheur ; soyezsincère vis-à-vis de celui qui estfranc… Faites fléchir le droit, si ledroit est inique… Prouvez, puisqu’ily a près de vous un cœur de bonnefoi qui demande une preuve… Noussommes du même âge, Belcamp, jesuis brave, je vous le jure, et vousvoyez que je suis fort… La haine,quand elle cède, devient parfoisinépuisable tendresse… Si j’étais sûrde votre œuvre, je serais sûr de vouset je vous dirais : Allez devant voussans prendre souci de tourner la tête.

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Par derrière, vous êtes gardé, votreombre a une épée ; je suis là, moi,votre frère !

Ils venaient de monter au trot uneabrupte colline, au sommet delaquelle leur apparut Saint-Valéry-sur-Somme déjà dépassé. Par delàSaint-Valery, sur la droite, la Somme,large comme une mer, se couvraitd’embarcations battues par la rafale.Au-devant d’eux étaient le cap et lepetit port du Hourdel, niché dansson anse. A gauche, s’étendaitl’Océan.

Le comte Henri avait écouté lesparoles de Robert avec unbienveillant sourire.

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– Il y eut des heures dans ma vie,murmura-t-il, plus d’une, où latendresse d’un frère m’eût gênéétrangement… Il est des instants oùj’aurais marché sur mon ombre !

– Est-ce un refus ? demanda Surrisydont les sourcils se froncèrent.

Le soleil inclinait vers l’horizon.Henri consulta sa montre.

– Quatre heures et demie, dit-il ; cinqheures quand nous serons là-bas. Ladiligence met trente heures et laposte vingt-quatre : nous avons peugagné, mais, en mer, nousrattraperons le temps perdu.

– Hop ! saint Thomas ! s’écria-t-il

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gaiement. La foi vous manque entoutes choses ; en toutes choses nousallons vous la donner.

Les deux chevaux, lancés à fond detrain, franchirent la vallée ventre àterre. Leurs cavaliers gardaientdésormais le silence. Henri rêvait ;on pouvait lire sur le visage deRobert un sentiment d’attentesolennelle.

En vingt minutes ils eurent atteint lesommet du cap, d’où l’on découvretout un horizon de mer. Un petitpâtre gardait là des moutons quipaissaient l’herbe maigre et salée. Lecomte Henri sortit une longue-vue desa valise et la promena sur le large. Il

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n’y avait pas précisément detempête, mais le vent d’avalfraîchissait, et les bateaux pêcheursrentraient à force de voiles. Parcontre, quelques caboteursessayaient de sortir avec le reflux, et,malgré le courant qui les poussait,avaient grande peine à gagner duvent. En dehors des passes, il y avaitdeux bricks qui couraient la mêmebordée, essayant de serrer le ventpour s’éloigner de la côte. C’étaientdeux fins voiliers, piquant au plusprès tous les deux et résistantvaillamment à la dérive. Néanmoins,quand ils virèrent pour prendre leursecond bord, ils avaient tous deux

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considérablement perdu.

– M. le comte, dit Robert, il n’est pasbesoin d’être marin pour voir que laporte est close pour aujourd’hui. Jene sais pas si un aviso de l’Etatgagnerait l’île de Wight avec ce ventdebout !

– Petiot ! appela le comte Henri.

Le gardeur de moutons s’approcha.

– Es-tu du Hourdel ?

– D’à côté, not’maître.

– Voilà un écu. Tu mèneras les deuxchevaux chez ton maître, qui lesconduira au Soleil d’Or, à Saint-Valery. Il y aura deux écus pour lui.

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Le petiot lança son bonnet en l’air etsiffla comme un merle. L’instantd’après, son troupeau, son chien etlui, qui tenait les deux chevaux par labride, descendaient la penteescarpée.

– Est-ce que vous voyez votreaffaire ? demanda Surrisy.

– Ils viennent, répondit Henri.

Robert regardait le large de tous sesyeux.

– Je ne vois que les deux bricks, dit-il : bonnes barques mais qui vontfinir par rentrer se coucher, vousverrez !… Les navires sont comme debelles filles : ils ne peuvent donner

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que ce qu’ils ont !

– Homme de peu de foi ! murmura lejeune comte, dont les lèvresgardaient leur obstiné sourire.

Il étendit en même temps la mainvers le sud-ouest, dans la directiondu petit port de Carjeux, caché parles escarpements de la côte.

– Oui, oui, fit Robert, si nous avionsà descendre au Havre, ça irait toutseul, c’est clair !

Comme il achevait, il aperçut unefumée floconneuse qui faisait uneétroite bordure aux festons de la côteen se déroulant au vent. Les sommetspointus de deux petits mâts se

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montrèrent bientôt dans uneéchancrure de la falaise, puisl’orifice noir et ambulant d’unecheminée qui vomissait des flots devapeur.

– Un steam-boat ! s’écria Robert.

Il ajouta d’un ton méprisant :

– Un joujou curieux !

A cette époque tous ceux qui, de prèsou de loin, tenaient à la marine,affectaient le plus profond méprispour la vapeur appliquée à lanavigation.

La cheminée et les deux mâtsgagnaient cependant contre vent et

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contre marée.

– Vous connaissez cela, Surrisy ?demanda le jeune comte.

– J’ai vu, l’année dernière, lesexpériences de M. le marquis deJouffroy, en Seine ; c’est ingénieux,mais ça ne peut pas tenir la mer.

– C’est avec cela pourtant que nousallons tenir la mer aujourd’hui.

– Du diable ! s’écria l’ancien sous-lieutenant ; traverser la manchedebout au vent par le temps qu’ilfait, avec une grande barque qui apour mâts deux manches à balai etdont la grand’voile serait trop étroitepour servir de mouchoir, autant

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vaudrait se mettre à cheval sur uncotret !

– Vous êtes libre de rester ou devenir, Surrisy.

Le vent portait du large ; onentendait maintenant distinctementles roues du petit bateau à vapeur ;et, à mesure qu’il avançait dans samarche, contraire au vent et aureflux, on pouvait apercevoir à lacrête des falaises une bordure decurieux. Il démasqua bientôt ladernière pointe qui le cachait auxregards de nos deux compagnons, etparut, une roue hors de l’eau ettournant comme une toupie, l’autreprofondément enfoncée sous la

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vague. Il y avait une vingtained’hommes sur le pont, qui tous sedécouvrirent et agitèrent leurschapeaux en poussant un hourra. Lecomte Henri se découvrit égalementet salua par trois fois.

– Ils vont mouiller et envoyer leurcanot, dit Surrisy. En avant,morbleu ! Personne au monde nepourra se vanter de m’avoir laissé enarrière !

Il s’élança le premier dans le sentiertournant qui conduisait au petithavre situé en dedans de la pointe.Evidemment il aurait eu le cœur pluscontent s’il s’était agi de monter aulieu de descendre, de monter à

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l’assaut de cette même roche,défendue par un régiment prussien.Le courage est une vertu relative, etchacun choisit son danger. Robertallait ici en homme résigné à un périlsuprême.

Le bateau à vapeur venait demouiller en effet. Ses deux rouesétaient immobiles. Il tourne au ventet montra son arrière, sur lequelétait inscrit ce nom en lettres d’or :la Délivrance.

C’était un navire de 200 tonneaux,environ, fin de carène etadmirablement façonné. Il était grééen goëlette ; un œil exercé aurait puapercevoir au-dessus de sa ligne de

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flottaison six sabords fermés.

Robert s’arrêta à moitié chemin de lagrève pour voir tout cela. En lisant lenom de la goëlette, il se découvrit àson tour et salua silencieusement.Son regard, qui se releva sur Henri,exprima une sorte de repentir.

Le canot avait quitté la Délivrance, etforçait de rames vers le rivage.

Il y avait dedans dix rameurs et unofficier.

– Je vais perdre aujourd’hui plusd’un préjugé, monsieur le comte, ditRobert en arrivant au bas de ledescente. Mais on ne se refait pas enune minute, vous savez. Je vous jure

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que j’aurais plus de confiance encette brave chaloupe qu’en votrediable de souffleur avec ses deuxroues de moulin !

Surrisy n’avait jamais été quepilotin. Depuis l’aspirant jusqu’àl’amiral, les officiers de marineavaient un vocabulaire d’injures bienautrement opulent quand il s’agissaitde bateaux à vapeur. Quant auxmatelots, ils avaient employé dupremier coup la suprême invective endéclarant que ces sabots n’étaientbons que pour des soldats marins.

Vous pouvez bien appeler un hommeforçat évadé, là-bas, dans nos portsde l’Ouest ; les forçats sont du

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monde, et, pour s’évader, il faut desmains au bout des bras. Mais si lemot soldat-marin est prononcé parhasard, il y a un ventre de décousu.

L’officier qui commandait le canotdonna deux ordres en anglais. Aupremier, les avirons restèrentimmobiles, au second, ils sedressèrent en double haie, comme onfait pour saluer un officier supérieur.

– Tout va bien, Perkins ? dit le comteHenri en touchant son chapeau.

– All right ! répondit Perkins, unsolide gaillard, au pied marin, qui selaissait balancer par le ressac,comme un ours marchant sur ses

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pattes de derrière.

– Très-bien ? très-bien ! milord,ajouta-t-il en français, sauf que j’aimis la clef sous la porte, là-bas, etque la machine est en vente àAuctions-Mart.

– Nous allons remédier à cela,Perkins. Dépêchons, je vous prie.

Le canot accosta dans une eaurelativement tranquille, à cause del’abri de pointe, une roche plate quiavançait comme un môle. Deux-avirons furent lancés pour servir depoints d’appui.

– Nous vous attendons seul, milord,dit Perkins d’un ton significatif.

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– Vous nous recevez deux, moncamarade.

– M’est-il permis de demander quiest ce gentleman ?

– Le lieutenant Robert Surrizy.

– De la marine ?

– De la garde impériale.

Les matelots firent un mouvement etregardèrent Surrizy avec desympathiques sourires. Jamais iln’avait vu des matelots avec desfigures si blanches et des mines sipolicées. Mais on devait s’attendre àtout sur un bateau à vapeur.

Henri mit le pied sur le plat-bord et

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sauta de banc en banc. Robert en fitautant, mais les campagnes de Russieet de France l’avaient habitué à unterrain plus solide. Il chancela ettomba dans les bras d’un desmatelots, qui lui mit deux grosbaisers sur les joues.

– Le capitaine Gauthier ! s’écria-t-ilen rendant l’accolade à la volée.

– Et moi ? dit le voisin.

– Le lieutenant Renault !…

Il avait les yeux éblouis et mouillés,mais son regard, en cherchait déjàd’autres.

– C’est tout pour le moment, garçon,

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dit le capitaine Gauthier, un bonréjoui à la moustache déjàgrisonnante, mais tout le régiment yviendra peut-être au premier son duviolon.

– J’en connais plus de vingt pour mapart, ajouta Renault, il ne s’agit quede commencer la danse !

– Les autres appartiennent à l’écolepolytechnique, à la marine, etc.…,reprit Gauthier qui montra Surrizy àses compagnons d’un geste quiéquivalait à une présentationsommaire ; nous faisons un équipagecomme on en voit peu… mais tout àl’heure, à bord, autour d’un bol depunch, je vous présenterai dans les

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règles.

– Décolle ! cria la voix impérieuse dePerkins ; borde les avirons ! nagepartout !

Le capitaine, le lieutenant et lesautres arrivèrent aussitôt à lamanœuvre. Le canot glissa le long dela pierre plate, les dix avironsfrappèrent l’eau en mesure, etl’embarcation, aidée par le reflux,cette fois, fila comme une flèche versl a Délivrance ! Cette équiped’officiers nageait à miracle.

A bord, tout le monde était sur lepont. La Délivrance avait unetrentaine d’hommes d’équipage, dont

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dix vrais matelots, chauffeurs, etc., lereste se composait d’officiersfrançais, dont quelques-uns avaientoccupé des grades supérieurs dansl’armée impériale. Il y avait uncolonel d’artillerie.

Ce furent ces derniers surtout quireçurent le comte Henri avec unedéférence voisine du respect.

Le capitaine commandant laDélivrance était un Anglais,M. Edmund Abercrombie, qui avaitoccupé le poste de second sur lepremier bateau à vapeur américain.

Robert avait dans le cœur unenthousiasme grave et, en quelque

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sorte, un repentir concentré. Il auraitcru à Henri quand même un seulofficier français eût été mêlé à unéquipage de forbans et d’échappésde Newgate, – car en fait deconspirations, les conjonctures nelaissent pas souvent la liberté duchoix. La vue des gens quil’entouraient grandissait Henri ;Henri ne lui apparaissait plus quesur un piédestal.

Il se demandait avec contritioncomment il avait pu douter d’Henri.

Un commandement anglais grondasur le banc de quart et tomba, répétépar la voix claire d’un mousse,jusqu’au fond de la chambre des

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mécaniciens. Le piston joua aussitôtque la soupape eut sifflé, le balancieroscilla et la toux du géant, d’abordlente, alla précipitant ses quintes. Lenuage de fumée jaillit hors du tuyau,les roues hésitèrent, puis tournèrent,et la goëlette, le nez à la lame et auvent, se prit à enjamber sans façonles montagnes liquides, au momentoù les deux bricks découragésrentraient piteusement en rivièreavec des ris dans leurs huniers.

q

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I

XI - Pierre Louchet.

l fallut cependant des annéesencore pour que ce savant etillustre corps, la marine de l’Etat,voulût bien prendre enconsidération cette force qui faitreculer le vent et se rit de la

violence même des courants. Il estvrai que l’Académie professait, versle même temps, cette opinion :qu’une vitesse de dix lieues à l’heure,

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sur un chemin de fer, supprimerait larespiration chez l’homme et tueraittous les malheureux assez fous pourse livrer à ces folles expériences. Ilserait puéril d’accuser notre marineou nos académies. Le monde estainsi fait. Tout progrès gêne quelqueintérêt ou froisse quelque orgueil.

Dans le doute, abstiens-toi, disait lasagesse antique ; la sagesse modernerépond : Si tu ne sais pas, empêche !Fera-t-on jamais le compte deshommes et des idées mis à mort aunom de ce fantôme idiot que lessages nommentl’INVRAISEMBLANCE ?

Il devait avoir un cœur trois fois

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doublé d’airain, s’écria Horace, celuiqui, le premier, sur une planche frêle,tenta la colère des flots. C’estadmirablement vrai. Ajoutons queles sages de son temps durent lecombler de cruelles injures.

Mais, en tout siècle, les sages eurentbeau se coucher en travers de lagrande route où marche l’humanité,l’humanité passa. L’invraisemblance,grotesque épouvantail, recule sesbrouillards devant la lumière. Desmiracles, déclarés impossibles, sepromènent paisiblement dans nosrues. Et tout va vite : voyez ! il y a decela quarante ans à peine ; encherchant bien, vous trouveriez

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certes encore, vivant et grignotant sabribe du budget, quelqu’un de cesSpartiates dont la main tremblotanteessaya d’arrêter la vapeur !

Comprenez-vous : Ils ne sont pastous morts ! Ils vont en wagoncomme les fils de Jouffroy, à qui ilsont volé la gloire de Fulton ! Etqu’une autre merveille surgisse, ilslui cracheront leur dernier rire auvisage en blasphémant : Cela ne sepeut pas !

Il n’y a que quarante ans de cela, etcela a transfiguré l’univers ! La paixet la guerre sont changées ; lesextrémités de la terre se touchent ;les capitales se donnent la main ; la

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Fayette ne mettrait que dix jourspour aller embrasser Washington !C’est pour prononcer le motimpossible qu’il faut maintenantavoir le cœur doublé, non pas d’untriple airain, mais d’une décuplepeau d’âne.

Il allait, ce léger navire, premier-néde l’invention française, fils de cemagnifique génie auquel toutes lesnations empruntent leur splendeur,fruit de cet arbre que la France elle-même, insouciante et ingrate, segarde toujours d’arroser, mais dontles moindres boutures deviennentdes géants à l’étranger ; il allait,donnant son avant à la lame et

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bondissant comme un liége qui sejoue des tempêtes pour rire d’unbassin.

Par le travers de Folkestone ; etcomme les derniers rayons du jourmontraient les falaises de Boulognevers l’est, une corvette de l’Etatcroisait. La corvette voulut voir deplus près cette poupée à ressorts :bons marins, bon navire et le vent,c’était chose bien facile ! Perkins semit au timon, et la fumée sortit unpeu plus épaisse du tuyau. La poupéeà ressorts acceptait la partie debarres. Vous savez bien d’avance quele corvette n’y vit que du feu.

Le bol de punch promis était servi

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sur le pont, tandis que, dans lacabine, l’état-major, présidé par lecomte Henri, tenait conseil. Le comteHenri était ici pour le monde lecommodore Davy, – ou MILORD.

Robert, entouré de vieux camaradeset d’amis nouveaux, presque tousmembres de l’ancienne armée commelui et ayant servi l’empereur sur terreet sur mer, jeunes comme lui pour laplupart, et quelques-uns déjà connuspar des actions d’éclat, subissait unesorte d’ivresse morale. L’atmosphèrerégnante était du restel’enthousiasme. On parlait de larévolution comme d’une chose faite,et du commodore Davy comme d’un

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demi-dieu possédant un pouvoirsurnaturel ; l’heure du combat étaitardemment appelée.

C’était ici l’avant-garde dumouvement, le bataillon sacré, dontchaque soldat avait mérité demarcher au premier rang ; maisl’armée existait, toute prête, quoiquedisséminée. En quelques jours, lescadres vides pouvaient être remplis.

L a Délivrance avait fait déjàplusieurs fois le voyage de France, etsa machine, toute neuve, n’avaitpoint chômé depuis qu’elle étaitsortie la première, parée defeuillages et de fleurs, des ateliers de

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Balcomb et Cie. Perkins en avaitconstruit cinq autres, y compris lagrande machine de huit centschevaux, encore une choseimpossible, qui, à Londres même, laville où l’on permet le mieux au géniede chercher, avait excité une défianceuniverselle.

Le capitaine Abercrombie avait sespapiers en règle, et le navire était sapropriété ; aussi avait-il pucontinuer librement ses voyagesdepuis que la maison Balcomb avaitsuspendu ses payements. LaDélivrance était bien connue à Royal-Exchange et à la Bourse, où lescapitalistes songeaient déjà à utiliser

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sa vélocité pour les opérations entreParis et Londres. C’était purementun navire de commerce, et sesservices devaient appartenir au plusoffrant.

En attendant qu’il fît faire la navettea u x cours du jour, ce navire decommerce avait déjà mis sous le pontde Londres quelques douzaines dejeunes et vieilles moustaches à quil’air de la France ne valait rien.

La nuit était tout à fait tombée, et lacorvette hors de vue, quand l’état-major sortit de la chambre duconseil. Tous les visages étaientradieux. Le vieux colonel ordonnaque l’on emplît les verres, et porta la

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santé de l’empereur, à laquelle tousfirent raison debout et découverts.

– Nous reverrons le drapeau, dit lecolonel, et c’est au commodore Davyaprès Dieu que nous devrons lavictoire ?

Tous les verres tendus se touchèrentde nouveau, et le nom du commodoreretentit au milieu des acclamations.

Perkins avait quitté la barre. Ildescendit à la chambre du conseil, oùil s’enferma avec Henri.

– Eh bien ! lui dit le jeune comte.

– Eh bien, milord, si vous avez lespoches pleines, peut-être arriverons-

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nous à temps.

– Peut-être ! répéta Henri, qui fronçale sourcil. La lettre de M. Woodm’annonce, la vente pour demain.

– Oui oui, je crois que c’est demain…mais il ne s’agissait que de quelquescentaines de mille francs pour payernos créances, et c’est par millionsqu’il faudra compter en ventepublique. Combien apportez-vous ?

– Deux millions sur Rothschild.

– Ce sera peut-être assez.

– Petit-être !… dit encore une foisHenri.

– Il y a pour dix mille livres sterling

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de fer, de cuivre, etc., milord, etmoitié autant de main-d’œuvre. Cen’est rien… Mais c’est une machinePerkins… du même Perkins, qui afait marcher la Délivrance devantquatre cent mille cockneys,échelonnés sur les rives, sur lesnavires et sur les ponts, depuisRotherhitbe jusqu’à Waux-Hall-Bridge… de Perkins, dont tous lesconstructeurs de Londres sontjaloux… Milk et Blunt en donneront30,000 livres… Powels poussera àquarante… Samuel Brand ira àcinquante…

– Et qu’en fera-t-il ?

– Il la détruira.

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Le jeune comte resta pensif. Perkinsreprit :

– Soyez tranquille, je vous en feraiune autre plus forte, plus belle, pluslégère… Je grandis : ils ne pourrontjamais lutter contre moi.

– Il nous faut celle-là, dit Henri, nousn’aurions plus le temps.

Perkins haussa les épaules.

– Que gagnerez-vous à retirer cethomme de son rocher ? murmura-t-il.Avec mes machines je vous empliraid’or la maison Balcomb des caves àla toiture… Dans dix ans toutes lesmers fumeront… il n’y a plus que duvieux bois dans le chantier de Milk et

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Blunt… Powels fera faillite et SamuelBrand se pendra de rage, le vieuxcoquin !

Henri n’écoutait pas cettebienheureuse prophétie.

– Alors vous n’avez rien reçu dePrague ni de Vienne ? demanda-t-ilbrusquement.

– Si fait, répliqua Perkins ; j’ai reçuune lettre adressée à ce vieux coquinde Wood et qui arrêtait les frais… Lejeune homme disait dans cette lettrequ’il en avait assez, et qu’il voulaitfaire des restitutions si, par cas, sesfrères avaient causé du dommage àquelqu’un… Je n’ai jamais mis l’œil

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au fin fond de cette affaire-là ; voussavez… je ne suis que pour lesmachines, Dieu-merci !… Nous avonsmanqué le payement du 30, aprèsavoir demandé terme pour celui du15… Milk et Blunt, Powels et SamuelBrand nous guettaient… Ils ontacheté les créances et remboursé leseffets ; puis ils sont tombés sur nouscomme trois plombs… et lachaudière a crevé : voilà !

– Je croyais que Frederick Boehmavait dû venir à Londres ? dit Henri.

– J’oubliais ! s’écria Perkins en riant.Il est venu pour consulter le vieuxTemple, qui sait tout… excepté cequ’il ignore… L’ami Wood a eu peur

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et s’est déjà vu la corde au cou. Il aimaginé une diable de mécaniqueavec ce chat écorché de Ned Knob…Le jeune comte Boehm et l’ancienintendant supérieur ont été arrêtésau moment où ils se mettaient enroute pour Paris.

– Sous quel prétexte ?

– Comme complices dansl’assassinat de la Bartolozzi… Apropos, Thompson a été pendu, voussavez, le pauvre garçon ?

Le comte Henri devint si pâle quePerkins lui prit les deux mains pourle soutenir.

– Vous avez bon cœur tout de même !

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murmura-t-il ; quand je dis qu’il aété pendu, cela signifie seulementque c’était pour aujourd’hui, car,bien entendu, je n’assistais pas à lacérémonie… C’était un jeune hommebien doux et qui inspirait de l’intérêtà tout le monde, quoiqu’il fût legendre du vieux Temple ; comme onl’a appris dans l’instruction… celalui a fait du tort… et il est sorti deterre une demi-douzaine de témoinsà charge qui l’ont jeté à l’eau avecune pierre au cou.

Henri versa de l’eau dans-un verre etle porta à sa bouche.

– Etes-vous bien sûr de ce que vousvenez de dire ? demanda-t-il d’une

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voix altérée.

– Pour les témoins ?

– Non, pour la date de l’exécution.

Perkins compta sur ses doigts.

– Ma foi ! milord, s’écria-t-il aprèsavoir réfléchi, depuis que nousvivons sur l’eau, je ne sais plus bienles quantièmes… C’était peut-êtrepour aujourd’hui, c’est peut-êtrepour demain. La chose sûre, c’estqu’on disait que le comte Boehm etGregory Temple étaient renvoyés àl’autre session comme complices dumeurtre, ainsi que Fanny Thompson,qui n’a pas comparu… et pour ce quiregarde le vieux Temple, cela a fait

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rire bien du monde.

Quatre heures du matin sonnaient àl’horloge de Greenwich quand laDélivrance passa à toute vapeurdevant l’hôpital magnifique oùl’Angleterre abrite la vieillesse de sesmarins. Vers cinq heures, le canotdébarqua le comte Henri et RobertSurrisy devant la douane de Londres.

Londres a un genre d’hospitalité quilui est propre. Au moment où votrepied touche le sol de la grandeBabylone, personne ne prend la peinede s’enquérir si vous êtes unmalfaiteur ou un honnête homme. Onlaisse de côté votre moralité, mais ons’occupe terriblement de vos

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bagages : la douane de Londres estcélèbre dans l’univers entier.

Henri et, Robert furent conduits auCustom-House, où deux gentlemenvoulurent bien les interroger, lesflairer, les peser et les tâter aprèsquoi on les mit dehors.

Henri tendit la main à Robert.

– Nous nous séparons ici, Surrisy,dit-il. Vous avez vu ce que vousvouliez voir. La maison de réunionest à Spencer hôtel, Oxford street. Jene serai pas plus de trente heures àLondres, et peut-être y resterai-jemoins longtemps. A l’hôtel, on voustiendra au courant, et vous pourrez

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m’y rencontrer… Au revoir !

Il sauta dans une voiture devant lemonument du grand incendie deLondres, et ordonna au cocher de leconduire dans Old-Bailey.

Le long de la route, il tremblait lafièvre. Certes, son cocher pouvaitl’instruire de ce qu’il voulait savoir,car à Londres rien n’est populairecomme les choses de la justicecriminelle. Ce Londres, affairé, triste,est aussi avide de mélodramesjudiciaires que notre gai Paris. Lecaractère, à ce qu’il paraît, n’y faitrien ; la corde vaut le couperet ; cesont toujours des représentationstrès-suivies.

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Mais le comte Henri n’osa pasinterroger son cocher. Je vous disqu’il tremblait la fièvre.

Il fit arrêter précisément à l’endroitoù M. Temple s’était affaissé contrela muraille, en sortant de Session-house. Il paya, et la voitureredescendit le pavé.

Le comte Henri était seul au milieude la rue déserte, aux deux bouts delaquelle le brouillard griss’épaississait. Un rayon de soleilrougissait le sommet des maisons,dont la base semblait noire.

Henri avait les yeux fixés sur la placemême où l’ancien intendant de police

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avait subi la curiosité insultante descockneys. Lui aussi défaillait, et lescockneys auraient pu le prendreaussi pour un homme ivre. Il fut unegrande minute avant de lever les yeuxvers cet étage sinistre d’oùl’échafaud s’élance comme un pontsuspendu entre la captivité et lamort. Au moment où il interrogeaitenfin du regard la noire façade, quicertes ne pouvait pas répondre, carlà, nulle trace ne reste de la piècereprésentée et le drame fini emportele deuil de son décor, un son decloche accompagné par des bruits deroues se fit entendre dans lebrouillard, au bas d’Old-Bailey. Le

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comte Henri se retourna ; untombereau haut et formé de plancheslégères sortait du brouillard. Lesplanches étaient tapissées de papierjaune, amolli par la double humiditéde la presse et du brouillard. Sur lepapier jaune, il y avait des lettresgigantesques qui tremblaient auxmouvements du tombereau.

« Just issuing ! Dispatch ! »

Voilà ce qui vient de paraître !

C’était, s’il est permis de toucherlégèrement à de pareils sujets,l’affiche du spectacle prochain, et lelivret de la funèbre pantomimepromise aux amateurs. Tout cela just

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issuing, tout frais, sortant despresses d’Ave-Maria-Lane.

Un long soupir dilata la poitrine ducomte Henri. Il connaissait sonLondres sur le bout du doigt. Pourdeviner de quoi il s’agissait unregard lui avait suffi. On ne vendplus le programme après le baisserdu rideau. Il arrivait à temps !

– Holà ! gentleman, lui cria leconducteur du chariot avec un grosrire, retenez-vous déjà votre placepour demain matin ?… Si vousvoulez m’étrenner, vous aurez, auprix d’un penny, seize pagesd’impression en caractères neufs etsur panier de qualité supérieure,

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sortant de la maison Martins, lapremière dans Pater-Noster street eten Europe !… La vie et la mort deRichard Thompson, surnommé JeanDiable, gendre de Gregory Temple etassassin de la Bartolozzi, sesaventures, ses transformations ; sacélèbre évasion de Sidney, sesamours et autres en grand nombre…encore tout mouillé !

– L’ami, lui dit Henri, qui mit unecouronne dans sa main, vous m’avezrendu un grand service sans lesavoir. Buvez à ma santé !

– Et vous ne voulez pas du livre,milord ? s’écria le courtier de lamaison Martins ; vous avez tort. Il y

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a de quoi amuser les hommes, lesdames et les enfants… Je remercieVotre Seigneurie… Je vais faire cematin Pentonville, Islington,Kingsland, Hackney et Hoxton… Jereviendrai par Bethnal Green, n’est-ce pas ? et j’aurai vendu mon mille,s’il plaît à Dieu… cela ne fait aucuntort au Pauvre diable qui serapendu…

Henri descendait déjà Old-Bailey. Lenuage sombre qui couvrait naguèreses traits avait disparu. C’était denouveau ce fier et calme visage qui atraversé tout notre récit. Il pritHolborn, puis Chancery-Lane, ets’engagea dans ce dédale inextricable

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de petites allées qui séparaitLincoln-Inn-Fields des derrières deCovent-Garden. Le plus long, lemoins large, le plus célèbre de tousces coupe-gorge était Low-Lane, oùflorissait le Sharper’s.

Il était environ dix heures du matin.Robert Surrizy avait pris le prétextedu déjeuner pour faire un tour àl’hôtel Spencer, dans Oxford street,et voir un peu ses amis lesconspirateurs. Il avait trouvé durosbif froid sous des cloches demétal dit anglais, du jambon enquantité, du thé, du café clair, et desgentlemen rouges qui mouillaientleur porter épais avec de l’ale

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aqueuse, mais de conjurés, point. Iln’y avait pas là un seul homme del’équipage de la Délivrance.

Robert n’avait personne à voir danstout Londres. Il s’en alla de guerrelasse, après avoir pris son repas, etgagna les parcs en se promenant. Ilsongeait, et n’accordait qu’un regarddistrait aux moutons du roi tondantle velours des gazons, aux canardsdu roi barbotant au bord de laSerpentine, et aux dindons du roigloussant dans les cabanes deKensington. Malheureusement lastatue d’Achille, comme on appelle àLondres, sans rire, le bronze du ducde Wellington, n’était pas encore

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érigée ; sans cela il aurait pu tuercinq minutes à mesurer jusqu’oùpeut aller l’infatuation d’un peuple etle mauvais goût d’une époque.

Il songeait. Le problème que lesévénements avaient posé sur saroute était en partie résolu. Il avaitvoulu voir, il avait vu. Cettetraversée devait rester dans sessouvenirs. Quel que fût désormais lemystère enveloppant la vie du comteHenri de Belcamp, il y avait uneexplication vaste et multiple commele mystère lui-même. Ce que Robertavait vu donnait au comte Henri ledroit de prendre tous les masques etde revêtir tous les déguisements.

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Il eût voulu peut-être que cettedémonstration fût moins éclatante,car son amour pour Jeanne vivait aufond de son cœur, et cet homme quivenait de forcer son admiration étaitson rival, son rival heureux.

Mais c’était une âme de soldat.L’enthousiasme du dévouementpouvait faire taire en lui la voix de lapassion. Il le croyait, au moins, etcette parole était venue bien des foisdéjà sur ses lèvres :

– Qu’elle soit heureuse ! je feraicomme elle a dit : je resterai sonfrère.

Il sentait de loin l’odeur de la

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poudre, et cela l’aidait.

– Vous êtes Français, monsieur, ditderrière lui une voix connue qui le fittressaillir. Je suis un paysan deFrance, un ancien soldat del’empereur, et je n’ai pas de pain.

– Pierre Louchet ! s’écria Robertavant même de se retourner.

Le bûcheron fit un bond de joie etremit, ma foi ! sur sa tête sonchapeau, qu’il tenait humblement àla main.

– Le lieutenant ! dit-il les larmes auxyeux en se précipitant sur les mainsde Robert ; nom d’un petitbonhomme ! il y a un bon Dieu !

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– Es-tu donc encore ici, mon pauvrePierre ! répliqua Surrizy étonné ; etcomment a-t-on pu t’abandonnerporteur d’un message comme celuidont tu étais chargé ?

– Etes-vous là-dedans, lieutenant ?s’écria vivement le bûcheron. C’estune forêt de Bondy, croyez-moi. Lediable ne s’y reconnaît pas… Vousparlez de mon message ?… Je gênaisl’Anglais là-bas… ou le Français…Est-ce qu’on sait le pays de ces gens-là ?… J’ai perdu la lettre en chemin,c’est vrai, la lettre qu’il m’avaitdonnée, mais je me souviens del’adresse et du nom, qui n’était pasdifficile… J’ai été chez ce M. Wood,

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dans le Strand… Je lui ai dit : Al’avantage ! Il m’a répondu : Auplaisir ! et je cours encore…Lieutenant, connaissez-vous un vieuxqui a nom M. Temple ?

– Certainement, répondit Robert.

– Celui-là est en train de devenir foucomme un lièvre en mars, mais çam’a l’air d’un brave et honnêtehomme au fond, quoique… écoutez !ils ont tous des manigances à n’enplus finir, et je perds la tête moi-même quand je regarde au fond de cetrou… Je m’étais donc faitcommissionnaire dans Leicestersquare, qui est le quartier desFrançais… et, quand j’en voyais un

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qui avait un air comme ça, voussavez, je lui disais en douceur : Al’avantage !… Mais je t’en souhaite ?Des sauvages de banqueroutiers oudes commis voyageurs… passeulement la queue d’un bon cousin ?

– Entrons ici, vieux Pierre, ditSurrizy en l’arrêtant à la porte d’unebelle taverne, à la grille du parc dansPicadilly, tu vas me conter tonhistoire en déjeunant.

– Ce n’est pas de refus, lieutenant.

Surrizy l’installa dans uneconfortable cage, et l’éternel rosbifarriva sous sa cloche de faux argent.Robert leva la cloche, et Louchet

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regarda d’un air attendri la superbepièce de bœuf rôti qu’on livrait à sadiscrétion.

– Pour avoir de belles viandes,murmura-t-il, ça y est ; mais onmeurt de faim dans leurs rues commedes mouches… Excusez si je tape là-dedans, c’est pressé.

Il mit sur son assiette une bonnetranche, dont il commença l’attaqueavec volupté.

– Mange, mange, mon ami Pierre, ditSurrizy, nous avons le temps.

Le bûcheron laissa tomber safourchette.

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– Me laisserez-vous à Londres ?demanda-t-il.

– Je te promets de te renvoyer àParis.

– Alors, soyez récompensé, monmanger ne me fera pas de mal… Oùen étais-je ? au père du petit enfantqui va être pendu, pas vrai ?

– Tu ne m’as rien dit de cela.

– Bien, bien… nous en étions àM. Temple, qui m’envoya porter deuxbouteilles de gin à une grandediablesse, là-bas, de l’autre côté de laTour. Voilà que ça se trouve qu’ilconnaît mon Anglais et monAnglaise. L’Anglais n’est pas le père,

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l’Anglaise n’est pas la mère, et jem’en doutais assez, parce qu’elle nel’avait embrassé qu’une seule fois :j’entends le petiot… un amourd’enfant !… C’est un autre Anglaisqui est le père… et lui, le vieuxTemple, se trouve être le grand-père… Allez !

Il donna un vigoureux coup defourchette et but une lampée d’ale.

– Pour être de bonne consommation,reprit-il, il n’y a pas à dire !…M. Temple devait donc m’emmener àParis pour déterrer les deux corpsmorts dans la plaine à côté deTivoli…

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– Les deux corps morts !…interrompit Robert.

– Et ça aurait été facile de trouverl’endroit, poursuivit Pierre Louchet,à cause des chardons desséchés, et,un des morts ne devait avoir quequatre doigts à la main droite.

– De quoi me parles-tu là, vieux, ditSurrizy qui lui secoua le bras ; rêves-tu ?

– Vous ne savez donc pas quel’Anglais est en prison à Paris ?demanda le bûcheron étonné ; enprison pour avoir tué le même soirun homme à Lyon et un homme àBruxelles ?

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La bouche de Surrizy resta béante.

– Oui, oui, continua Pierre, ça paraîtcocasse à première vue ; il n’y a pasmal loin de Bruxelles jusqu’à Lyon,et à moins de voyager sur un mancheà balai comme les sorcières du tempsjadis…, mais voilà : Les deux corpsmorts de Tivoli avaient fait le coupen leur vivant, et l’Anglais les avaitpar après couchés-là, sous l’herbe, àcette fin de les rendre muets… pasbête, hein, lieutenant !

Surrizy était pâle. Il avait les sourcilsfroncés convulsivement.

– Ah ! ah ! reprit Pierre, il y en a biend’autres !… C’est Jean Diable, celui-

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là, entendez-vous, et, sous ce nom, ilsvont étrangler demain un innocent,comme des brutes d’Angliches qu’ilssont dans ce pays-ci, depuis lepremier jusqu’au dernier ! Ecoutezvoir !… Voilà que nous partons lesoir, dans une chaise de poste un peubien, moi sur le siége, avec unbaragouin de cocher qui savaitgrogner : right ! left ! et puis voilàtout… c’est pourtant bien facile dedire hue ! et dia ! à de pauvres bêtes !… Dans l’intérieur, ils étaient cinq :le poitrinaire, les trois Allemandsavec leurs pipes, et M. Temple…

– Tu ne m’as encore parlé ni dupoitrinaire ni des trois Allemands,

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interrompit Robert.

– Sans doute, lieutenant, répliquaPierre, puisque c’est la première foisque je les voyais… Le poitrinaireétait tout de même un bel hommeplus grand que vous et l’air douxcomme une pensionnaire… Les troisAllemands s’entr’appelaientdocteur… Je n’ai guère vu que leurspipes, de belles pipes !… Voilà quenous arrivons au premier relai, àcinq lieues de Londres ; sur la routede Douvres… C’était une petiteauberge, sur la gauche du chemin… ily avait de la lumière, et je m’amusaià regarder. Je vis ce M. Wood quim’avait mis à la porte ; il était avec

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une manière de singe habillé engentleman. Le singe alla réveiller desgens de piètre mine qui dormaientsur la table ; ils vinrent autour de lavoiture pendant qu’on changeait leschevaux, et l’un d’eux dit en levantune sale baguette ces mots qui mesont restés dans l’oreille : « Baï zykigne ! » (by the king) au nom du roi,quoi ! et quelque chose après quisignifiait : Je vous empoigne ! Jecriai par la portière : « Donnez-moin’importe quoi pour taper, et je vasvous les arranger, moi tout seul, à lacroque-au-sel ! » Le vieux Templeétait de cet avis-là, le poitrinaireaussi, mais les trois docteurs se

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mirent avec les gendarmes… Voussavez, ça ne se nomme pas desgendarmes par ici, mais c’esttoujours des argousins… Alors onappela le poitrinaire « mon prince »avec un nom russe : Alexis of… of…Le M. Wood et son singe n’étaientplus là… M. Temple me dit :« Retourne à Londres et attends-moi : ça ne peut pas durer… » Je t’ensouhaite ! Voilà déjà du temps que çadure, et voyez pour combien de joursj’ai mangé !

Il montrait du doigt le rosbifdiminué de moitié.

– Et qu’est-il résulté de tout cela ?demanda Surrizy.

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– Je ne sais pas lire en français,répondit Pierre Louchet, et il n’y aque des journaux anglais. C’estdommage, car on dit qu’ils mettenttout là-dedans… J’ai été à la cour deSessions, parce que j’avais ouï conterdans Leicester square que M. Templeet M. Orloff… le prince Alexis Orloff,c’est ça !… doivent être interrogés.J’ai boxé pour entrer, et je n’ai rienvu ni entendu… Ils sont en libertésous caution, mais je ne sais pas ceque c’est, et M. Temple n’a toujourspas reparu à son hôtel.

– Devant toi, interrogea encoreSurrizy, n’a-t-on jamais donné àcelui que tu appelles l’Anglais le nom

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de comte Henri de Belcamp ?

– Belcamp ! répéta le bûcheronstupéfait à son tour, – c’est le fils deM. le marquis qui s’appelle le comtede Belcamp !

– C’est le fils de M. le marquis, ditl’ancien sous-lieutenant, qui est enprison à Versailles, accusé d’avoircommis, dans la même soirée, unmeurtre à Lyon, un meurtre àBruxelles…

Pierre Louchet repoussa son assiette.

– Le fils de M. le marquis ne peutpourtant pas être Jean Diable !balbutia-t-il abasourdi.

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Robert lui mit la main sur l’épaule etprononça lentement :

– Marche droit, camarade. Souviens-toi que la police des rois ne reculedevant aucun moyen pour nousécraser. Je crois que M. Temple estun honnête homme, mais il combatcontre nous ; et qui sait si sa retraite,son arrestation et le reste ne sont pasles scènes d’une même comédie ? J’aisacrifié plus que toi à la cause quenous servons tous deux, quoique jen’aie pas manqué de pain. Faiscomme moi ; attends et sois prêt :l’homme qu’on désignait à tes coupsest ton chef, le mien, et celui de tousceux qui vont tirer l’épée pour la

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cause de l’empereur.

– Alors, dit Pierre Louchet, il fautprendre M. Temple, lui lier les mains,les jambes, et lui couper la langue ;car je ne sais pas tout moi,lieutenant, mais j’en sais assez pouraffirmer que M. Temple le tuera !

q

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E

XII - Auction-Mart.

ntre la Bourse et laBanque de Londres, nonloin du centre de ceroyaume d’argot dont leStock-Exchange est lacapitale, s’élève à

l’encoignure de Lothbury et deThrogmorton street un bâtimentvaste et de belle apparence, quiremplit là-bas, ou à peu de chose

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près, l’office de notre hôtel descommissaires-priseurs à Paris : c’estl’Auction-Mart, le marché à l’encan.Bien qu’en Angleterre ce mode devente soit passé dans les mœurs, etqu’il se pratique très-souvent enl’absence de toutes les circonstancesextrêmes qui l’accompagnent cheznous, Auction-Mart, bâti par laspéculation particulière, sertfréquemment aux encans forcés,lorsqu’il s’agit d’une volumineusepartie de marchandises, ou d’autresobjets présentant une surfaceconsidérable.

Il y a là une langue particulière quisemble un patois de l’idiome

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pittoresque parlé au Stock-Exchange.L’argot est la joie des Anglais detous les états. Par punition sansdoute, la langue anglaise, en passantle détroit, devient chez nous unvéritable et stupide argot dans labouche des lions à la suite et dessportmen pour rire.

Il y avait aujourd’hui un nombreux etbruyant rassemblement devant lafaçade, ionique sur dorique, coifféede son blanc fronton. Il n’était pasencore deux heures, et parconséquent la cloche du Stock-Exchange n’avait pas annoncél’ouverture de la bourse desmarchands. On flânait sur la place en

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s’entretenant de la nouvelle du jour.

La nouvelle du jour était la vente dela grande machine Perkins, mise àl’encan par suite de suspension depayements dans la maison Balcomb

et Cie.

La machine était là, sous le portique,une admirable masse de fer poli et decuivre étincelant. Les expertsexaminaient à la loupe lesengrenages, les mouvements, lessoupapes ; les savants discutaientsur le frottement et sur le mode detransmission ; les simplesmesuraient l’énorme diamètre de lachaudière.

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– C’est une glutton (gloutonne), dit lepremier, Samuel Brand, gros juif aunez busqué, aux yeux ronds, à lapeau vernie et tendue comme untambour ; cela mangera plus debonne houille que ne vaut ce Perkins.Ne dit-on pas qu’il fit, pour sonplaisir ou autrement, une fois en savie, le voyage de Port-Jackson,gentlemen ?

– On dit tant de choses comme cela,répliqua un petit homme aigu commeun canif, M. Milk, de la maison Milket Blunt. Ne dit-on pas que le jeunelord Peyton vous doit cinq centslivres sterling, monsieur Brand,parce que vous lui auriez remis cent

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guinées ?

– Monsieur Milk, riposta Brand, il ya une loi contre les calomniateurs !

– Cela fait deux lois avec celle surl’usure, monsieur Brand.

– Du diable si cela marchera jamais !s’écria M. Powels, autre gros bonnetdu port. Il a voulu simplifier Watt etmêler ensemble Cowley et Vivian…Sur mon honneur, c’est unimpertinent drôle, et sa mécaniqueest une patraque !

– Il faudrait être un taureau pouracheter cela ! dit Blunt avec mépris.

– Un canard estropié (lame duck), ou

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que Dieu me punisse ! ajouta SamuelBrand qui tourna le dos.

D’autres vinrent, examinèrent,mesurèrent et touchèrent. Lesemployés de la maison d’encandonnaient gravement leur avis.Quelques dames firent le tour de lamachine : des marchandes quiparlaient de leur commerce, desladies qui discutaient avec animationun cas de cant ou un point detoilette. Il y avait, bien entendu, plusqu’il ne fallait de cockneys. Onentendait des propos de cette sorte :

– Je dis ceci, mistress Cake : avec cebon cuivre et ce beau fer, sans parlerde l’acier, car il y en a, je pense, un

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atelier de serrurerie aurait marchépendant cinq ans !

– Et croyez-vous, mistressBloomfield, qu’il n’y a pas là de quoifaire bien des couteaux ?

– Et bien des casseroles, sur le nomdu Sauveur !…

– Sir Arthur s’est comporté d’unemanière shoking, voilà tout, machère !

– Les volans de lady Elisabethn’avaient que sept pouces dehauteur, j’y engage ma conscience…et je puis affirmer sérieusement quela robe arrivait de Paris par ledernier paquebot… Ah ! voilà sir

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Lionel !

– Sur mon honneur ! je me mets à vospieds, miladies… Vous savez qu’onfourre des chevaux maintenant dansces cuves… huit cents chevaux, m’a-t-on dit… cela me paraîtpositivement une mystification !

– Vous avez, cher lord, un binocleadorable.

– Apporté de Paris par la dernièreposte, je puis le certifier sur ma foi,mesdames.

Un employé du marché :

– Gentlemen, il est défendu detoucher avec des marteaux.

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– Est-ce en verre, mon ami ? J’avaistoujours supposé cela très-fragile.

Deux figures décentes, appartenant,l’une à Royal-Mathematicinstitution, l’autre à Royal-Philothecnic society.

– J’appelle une jolie loi, monsieur,celle qui se résume symétriquementpar des carrés ou des racines, soitdirectement, soit en raison inverse,comme la loi de la chute des corpsdans le vide… Toute progressiongéométrique a un charme particulier.

– Certes, certes !… je vais jusqu’àdire indubitablement !… mais cetteunité qu’ils appellent une

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atmosphère me paraît variablecomme un baromètre, monsieur… Jen’aime pas la poésie, voyez-vous…Leur cavalerie de vapeur fera éclaterce fer comme une coquille d’œuf !

Un cockney :

– Et cependant il y a en Tamise unegoëlette qui marche avec cesmanigances : je l’ai vue !

Nous n’avons pas été présentés l’unà l’autre, monsieur, et je n’ai pas àvous répondre… Un fait isolé prouvepeu. Y a-t-il de la vapeur d’eau dansvotre montre ?… Elle marchecependant, je suppose… Il faudraitun jury… et je m’inscris d’avance

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contre sa décision si elle estfavorable. Mes opinions ont lafermeté d’un roc !

La bourse des acheteurs sérieux seformait dans un coin.

– Mettez-vous là-dessus, Bradley ?dit Samuel Brand.

– Pourquoi, s’il vous plaît ? Il y a dumétal et des hommes à la maison…Quand je voudrai, je ferai mieux.

– Et sait-on, reprit Powels, à queldiable d’usage Balcomb destinait ceLéviathan ?

– A faire faillite, repartit SamuelBrand.

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– Je me suis laissé dire, insinua untaureau que Black et Storm, deGreenwich, entendaient l’acheterpour établir un remorqueur enTamise…

– Vous n’y êtes pas ! interrompit uncanard estropié,la maison Walter faitconstruire un paquebot monstrueuxdestiné au service entre Londres etNew-York… cela contiendra douzecents passagers.

On éclata de rire.

– Et Perkins lui-même, ajouta untroisième, n’est pas si bas qu’on ledit. Il y a une maîtresse pièce enconstruction chez Munro, et l’on

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parle déjà de réduire des deux tiersla traversée du Bengale.

On riait encore, mais certainsregards sournois interrogeaient lecours des physionomies. Après cinqminutes de bourse, Powels, Milk etBlunt ainsi que Samuel Brandsavaient à n’en pas douter qu’il selivrerait un acharné combat autourde cette machine, déclarée inutile etd’usage impossible par tous leshommes sérieux du marché.

La cloche sonna et la grande portes’ouvrit, laissant voir les trois bellesgaleries intérieures. Une estradeavait été établie non loin de la porte,spécialement pour la vente de la

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machine Perkins, et l’auctionneurétait déjà à son poste, avec son petitmarteau d’ivoire et sa collection debouts de bougies.

Sauf certains détails de forme assezinsignifiants, le régime des ventesaux criées étant le même en Francequ’en Amérique, qu’en Allemagne eten Angleterre, nous ne nousattarderons point à une descriptionminutieuse. La cérémonie commençaau milieu d’un nombre très-suffisantd’amateurs sérieux, enflé au décuplepar les oisifs de toute sorte. Lecommissaire ou auctionneur, ayantdonné lecture du cahier des charges,mit la machine Perkins au prix de

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10,000 livres sterling (250,000francs).

Parmi nos lecteurs, ceux qui ont uneconnaissance spéciale de la matièredoivent se garder ici de leursappréciations ou se résoudre à entrerdans le calcul des circonstances. Lamachine Perkins ne pouvait avoirqu’une valeur de fantaisie. C’était unmonstre dont aucun étalon existantne pouvait baser le prix. Les chiffresdes cours actuels n’ont aucunesignification quelconque en face dufait historique que nous racontons.On peut dire que, selon le vent,l’humeur, le caprice de l’encan, lamachine Perkins, aujourd’hui,

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représentait néant ou représentaitdes millions.

C’était pour le temps une admirablechose, et, au fond de l’âme, nul,parmi ceux qui savaient, n’hésitait àla regarder comme un chef-d’œuvre.Mais, outre que tout point decomparaison manquait et que nulleexpérience n’avait été faite, l’intérêtopposait silence à l’éloge. Le prixjeté par l’auctionneur souleva unlong murmure.

– Est-ce monté sur rubis comme unchronomètre ? s’écria Samuel Brandd’un ton bourru.

– Et pense-t-on se jouer des

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commerçants sérieux ? ajouta Milkavec dédain.

– Je l’aurais fait entrer dans lacompensation de ma créance à tantper centum, dit M. Powels, s’il s’étaitagi d’un millier de guinées.

– Serviteur, messieurs, conclut l’aigupetit Milk, qui enfonça son chapeausur sa tête et se dirigea vers la porte.

Derrière l’auctionneur, on pouvaitvoir maintenant l’énergique visagede Perkins, qui restait là immobile,pâle et les sourcils froncés.

A Londres, trois commissaires-priseurs réunis en consulte peuvent,du consentement des parties

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intéressées, baisser la mise à prixséance tenante. L’auctionneur voyantque tout le monde tournait le dosrésolûment, prit l’avis des créancierset de Perkins lui-même en l’absencede M. Balcomb, chef de la maisontombée, et envoya quérir deux de sescollègues.

On entendit de tous côtés ces mots :

– Perte de temps, perte de temps !

Mais un événement servit à tuer lesquelques minutes qui suivirent.

Un coupé très-simple, attelé d’unbeau cheval, s’arrêta devant leportique, en face de la machine. Unjeune homme, vêtu de noir avec une

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rigoureuse élégance, mit pied à terreet monta le perron.

Le nom de Percy Balcomb courutaussitôt de groupe en groupe, et il yeut un mouvement de curiositégénérale, à laquelle ne se mêlaitassurément aucune espèce debienveillance.

– Voyons ! voyons ! voyons ! disait-on de tous côtés, c’est un oiseau rare,celui-là !

– J’ai prié vingt fois qu’on me lemontrât en bourse ; mais il était tropgrand seigneur pour faire lui-mêmeses affaires.

– Milord voyageait…

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– Milord se reposera sous peu à laprison du Fleet.

L’espoir de voir milord à la prisonpour dettes fit naître quelquessourires. Deux haies se massèrentprès de la porte. Peu de gens, envérité, connaissaient Percy-Balcombdans cette respectable réunion. Sabonne mine et l’exquise distinctionde sa tournure firent un défavorableeffet sur tout ce qui était marchand.Les simples curieux virent en lui unbeau dandy qui avait fait danser troplestement les guinées de sa caisse, etce fut tout. Il prenait place derrièrel’auctionneur, au moment où celui-ci,frappant la table de son marteau

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d’ivoire, annonçait à l’assistance quela consultation avait plus fin.

– A cinq mille livres la machinePerkins ! cria-t-il ; cinq mille livres !

Le chœur des marchands répondit :

– C’est trop !… c’est encore trop demoitié… Mettez cela à deux millelivres, et nous verrons !

Quelques figures nouvelles semontraient dans la foule : des figurestout à fait inconnues aux habituésd’Auction-Mart. Plus heureux iciqu’à l’hôtel Spencer, Surrizy n’eûtpas été sans trouver désormaisautour de la table plusieurs visagesde connaissance. Une notable

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portion de l’équipage de laDélivrance était là, son capitaine entête.

Le commissaire hésitait déjà devantcette défaveur générale, lorsque leregard de Percy-Balcomb croisa celuidu capitaine Abercrombie.

Le capitaine rougit, ce qu’il n’eût pasfait devant une rangée de canons, etprononça d’une voix timide :

– Cinq mille cent livres, monsieur !

Perkins releva la tête, et son rudevisage s’éclaira. Une fois la premièremise posée, les intéressés ont ledroit de surenchérir.

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Perkins prononça un regardprovoquant sur ceux qui venaient del’humilier cruellement et de le siffleren quelque sorte, lui, l’auteur d’unegrande œuvre ! Il dit tout haut :

– Je parie cent louis sur table que niSamuel Brand, ni Milk et Blunt, niPowels ne laissent aller désormaisau-dessous de vingt mille guinées !

– Non-sens ! stupidité ! orgueil !gronda-t-on dans les groupes.

– Je parie deux cents louis pourquarante mille ! s’écria Perkins.

– Un million ! allons donc !… Amoins que ce ne soit pour la montrerau prix d’un schelling, comme toutes

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les mécaniques qui ne marchent pas !

– Est-ce bon pour diriger lesballons ? demanda M. Milk enhaussant les épaules.

– Cinq mille cent guinées, répétal’auctionneur.

– Cinq mille deux cents, dit untaureau qui voulait dépecer et vendreau poids.

– Trois cents, répondit le capitaine.

– C’est un jeu joué… commençaSamuel Brand.

Mais il fut interrompu par la voixvibrante et calme de Percy Balcomb,qui prononça distinctement :

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– Dix mille guinées !

Il y eut un mouvement très-vif dansla foule. Les gros bonnets seregardèrent.

– Ce n’était pas la peine de fairedescendre la mise à prix,murmurèrent les naïfs.

– Onze mille ! jeta Powels.

Et il ajouta entre haut et bas :

– Pour faire pièce à Black et Stormqui sont quelque part là-dessous.

– Ah ! ah ! tu la veux, toi ! grommelaBlunt.

Il toucha le bras de Milk, qui fit unsigne d’assentiment et posa :

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– Douze mille !

– Quinze mille ! couvritorgueilleusement Samüel Brand.

– Vingt mille ! dit Balcomb…

– Mes cent louis seraient gagnés !s’écria Perkins radieux : deux cents àquarante mille, deux cents contrecent !

Il y eut un silence autour de la table.Les yeux s’allumaient et les frontsprenaient des rides. Le commissaireimpassible chanta :

– A vingt mille livres la machinePerkins !

Il avançait la main vers la bougie,

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quand le capitaine reprit :

– Vingt mille cent livres !

– Vingt mille deux cents, pardieu ! ditune voix cassée derrière lui.

Ceux qui étaient très-grands purentvoir une pâle et grimaçante figure àla hauteur de l’épaule du capitaine.Le gentleman Ned était là.

– Dieu me damne ! gronda Powell, cesinge habillé doit être un agent deWalter… Vingt et un mille !

– Vingt-deux ! chargea aussitôt Milk.

– Vingt-cinq ! fit Brand.

– Trente mille ! laissa tomberBalcomb, qui ôta ses gant et se mit à

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son aise.

– Allons ! gentlemen ! cria Perkins enriant, deux cents contre dix pourquarante.

– Trente mille guinées la machinePerkins ! psalmodia l’auctionneur.

– Si Block et Storm établissent unremorqueur, dit Blunt, ils auronttoute la place de Londres !

– Trente mille cinq cents ! grinçaMilk.

– Quarante mille ! riposta Powels.

– Cinquante mille ! hurla SamuelBrand, dont le poing fermé frappa latable avec fureur.

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– Soixante mille ! monta d’un seulcoup Percy Balcomb, froid commeune statue. Il y eut un long murmure.Milk et Blunt baissèrent les yeux ;Samuel Brand essuya son front quidégouttait de sueur.

Powels mit ses mains dans sespoches.

– Je suis trop riche pour faire depareilles folies, dit-il : acheter unmillion cinq cents mille francs unbragas qu’il faudra démolir ourevendre mille livres, c’est idiot… Jedonne ma démission !

Perkins avait croisé ses bras sur sapoitrine et posait en triomphateur.

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On parlait de tous côtéstumultueusement.

– A soixante mille livres la machinePerkins ! proclama l’auctionneur.

Et comme personne ne répandait, ilajouta :

– Les bougies !

Une petite flamme brûla sur lebureau.

Un observateur doué d’un regardperçant eût remarqué unfrémissement léger aux tempes dePercy Balcomb ; mais, à dix pas, sonvisage était de marbre et l’expressionde ses traits annonçait une

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imperturbable certitude.

Bien des yeux étaient fixés sur lui ence moment.

– Une fois ! dit le commissairependant qui la seconde bougieprenait feu.

– Il faut qu’ils y tiennent bien pourmettre soixante, mille livres, ditBlunt.

– C’est peut-être leur dernier effort,fit observer Milk… Tâtons !…Soixante mille cent livres !

– Soixante mille deux cents livres !gronda Brand. Je vous suivrai audiable s’il le faut, vous !

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– Quatre-vingt mille livres !prononça Percy Balcomb de la voixqu’il eût prise pour dire bonjour à unami dans la rue.

– Bravo ! cria le gentleman Ned.Voilà un lord !

– Deux millions ! murmurait la foule.

– Celui-là irait jusqu’à dix millions !Pensaient à l’unanimité les taureaux,les ours et les canards estropiés.

Il n’y avait que l’auctionneur quientendit battre le cœur de Balcomb.

Sur ses traits et, dans son regard,c’était un calme absolu.

Milk, Blunt et Samuel Brand firent

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comme M. Powels, ils mirent leursmains dans leurs poches.

– C’est autant de gagné pour lescréanciers, dit Blunt.

– S’il a de l’argent en poche, répliquaBrand, Black et Storm finiront àBedlam !

– Quatre-vingt mille livres lamachine Perkins ! prononçalentement le commissaire.

Et la première bougie brilla.

Les gros bonnets échangèrent bien,entre haut et bas, quelquesmalédictions sortant du meilleur deleur cœur, mais aucun n’osa

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surenchérir. Il y avait pour cela uneraison capitale. Les dettes de lafaillite Balcomb ne montaient pas àdeux millions de francs : enconséquence, tout ceci pouvait n’êtrequ’une manœuvre destinée à pousserl’encan hors de ses limitesraisonnables. Un schelling de plus,Balcomb allait peut-être s’arrêter etlaisser, triomphant du succès de saruse, la machine à l’imprudentacquéreur. La vente publique est unjeu où il faut aussi deviner les cartesde son adversaire.

La première bougie s’éteignit et laseconde brûla.

L’auctionneur entendit plus libre la

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respiration de Percy Balcomb.

Ces figures inconnues mêlées à lafoule avaient peine à réprimerl’enthousiaste expression de leurjoie.

C’était une affaire jugée. La machinePerkins, quelle que fût sa valeurréelle, restait à son premierpropriétaire, au prix de deux millionsde francs.

La troisième bougie s’alluma.

Un silence profond régnaitmaintenant dans la salle, où tout lemonde était immobile et silencieux.

– Trois fois ! dit l’auctionneur au

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moment où la dernière bougie allaits’éteindre.

Et il ajouta comme c’était sondevoir :

– A quatre-vingt livres la machinePerkins !

Une voix faible, une voix de vieillard,rompit le silence et fit tressaillirl’assemblée entière, comme frémit levoyageur solitaire qui entend unbruit vague dans la nuit.

– A quatre-vingt mille cinq livres.

Etait-ce un fou ?

Ce devait être un fou.

C’était un fou, car on le vit, avec une

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tête blême et des yeux ardens, quiglissait son corps maigre et touttremblant de fièvre entre Blunt etSamuel Brand. Il s’arrêta entre latable et l’estrade. Son regard se fixasur Percy Balcomb.

Tout le sang de Percy Balcombmonta à son visage.

Ses yeux battirent, puis il devint pâlecomme un mort.

Le vieillard, c’était un vieillard, luifit un signe de tête familier qu’ilaccompagna d’un sourire.

Ce sourire tranchait comme unelame.

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Les taureaux, les ours et les canardsestropiés regardaient cela bouchebéante. Les gros bonnets eux-mêmesétaient puissamment intrigués et sedemandaient :

– Pour qui fait celui-là ?

Balcomb lui rendit un grave salut.

Il avait changé deux fois de couleur,puis sa figure avait repris sonimpassibilité de statue, mais il yavait à ses tempes deux largesgouttes de sueur.

Chacun s’attendait à ce qu’il allaitcouvrir en se jouant cette surenchèrede cinq guinées, lui qui tout à l’heurefaisait des bonds de dix mille louis. Il

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garda le silence.

– Quatre-vingt mille cinq livres ! ditl’auctionneur en s’adressant à luiseul, est-ce qu’il faut allumer,monsieur ?

– Balcomb s’inclina en signed’assentiment.

Un murmure semblable à celui que sadernière et vaillante surenchère avaitexcité quand il avait sauté desoixante mille à quatre-vingt millecourut dans la salle et dura tant quebrûlèrent les trois bougies.

– Votre, nom, gentleman, demanda,l’auctionneur au vieillard, comme letroisième feu allait s’éteindre.

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Le Vieillard monta les degrés del’estrade et satisfit à la demande.

Le marteau d’ivoire retentit. Ladernière bougie fumait.

Tout vu, tout entendu, personnen’ayant dit mot, prononçasolennellement l’auctionneur, lamachine Perkins est adjugée, pour leprix de quatre-vingt mille cinq livressterling, à Gregory Temple ; esq.,ancien intendant supérieur de lapolice de Londres.

La foule s’écoula, causant et riant.Une main adroite s’appropria, endehors de toute enchère, le binoclede sir Arthur. Nous ne répondons ici

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que du gentleman Ned.

Quelques instants après, Percy-Balcomb marchait entouré dePerkins, d’Edmund Abercrombie etdes marins de la Délivrance. Ilsressemblaient à un cortège funèbre.

Au lieu de répondre aux questionsdécouragées de ses amis, Balcombs’arrêta tout à coup et dit :

– Messieurs, je pars pour Parisdemain. Il me reste le quart d’un jouret une nuit entière. CapitaineAbercrombie, je vous donne mandatde faire remonter en rivière le trois-mâts l’Aigle, qui est à l’ancre sousGreenwich. Ce navire aura l’honneur

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de transporter à la côte de Guinéeceux que vous savez et la machine denotre ami Perkins. Il devra se mettreen charge au dock Saint-Sauveuraujourd’hui à dix heures du soir…Perkins, vous retiendrez lamaîtresse-grue du dock pour toute lanuit… Messieurs, il faut que nouspuissions saluer demain en doublantl’île Thanet la machine en marchepour sa destination glorieuse ou quechacun de vous brise son épée etporte le deuil de ses espoirs… Je vaisjouer ma dernière partie, et je n’aipas besoin de vous : à demain !

q

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C

XIII - In extremis.

ela avait la forme d’undé à jouer que l’on auraitcreusé : c’était un trou,dans la pierre de taille,un trou, parfaitementcubique, dont les

murailles lisses étaient peintes aumoyen d’une détrempe jaunâtre. Il yavait une fenêtre, fendue en large,comme une bouche sans lèvres, et

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protégée par un seul barreau de fer.Les Anglais écrivaient et parlaientdéjà depuis longtemps avec unefluidité prolixe la langue desréformes généreuses ; mais la pierrede Portland a son langage aussi,moins bavard, plus éloquent, etNewgate est encore debout !

Les cachots du moyen-âge étaienthideux autrement ; peut-être ensomme l’étaient-ils davantage : nousn’en avons vu que les ruines.Newgate se porte bien et la santé esttoujours une beauté. Newgate esthideux entre toutes les choseshideuses et la geôle de Mazas,croquemitaine de pierre qui grimace

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l’in-pace au milieu des sourires denotre civilisation, est un palais degaieté auprès de Newgate.

On pouvait respirer dans la cellule.Le nombre de pieds carrésnécessaires à la vie humaine étaitscientifiquement réservé ; lesoupirail avait la mesure voulue pourque l’asphyxie ne se produisît point.C’était meublé d’une chaise en boismassif, attachée au mur par unechaîne, et d’un cadre en planchesrecouvert d’un matelas de laine. Luxeplus grand encore, une chandellebrûlait à terre dans un lourdbougeoir de plomb.

Ce luxe coûtait cher. Dans la

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discussion parlementaire sur lerégime des prisons, qui eut lieuquelques années plus tard, aprèsl’avènement de Georges IV, on parlade chandelles qui se vendaient uneguinée.

Les cachots du moyen âge étaienthumides et noirs : ils avaientd’étranges voûtes, des nervureseffrayantes, des carcans scellés dansle granit, comme on peut bien le voirau théâtre de la Porte-Saint-Martin.Ces souvenirs, quelle que soitl’exagération des peintres et despoëtes, sont terribles, lugubres ethonteux. Le coffre de pierre quel’humanité anglaise referme sur son

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captif ferait moins d’effet authéâtre ; c’est incomparablementmoins pittoresque ; cela se rapprochemieux de la paix du cercueil. Ici lesinistre n’a point de fioriture ; c’estle laid sobre et l’horreur puritaine.

Il était aux environs de minuit. Labête fauve emprisonnée dans cettecage ne dormait pas. Aux lueursvacillantes de la chandelle quil’éclairait d’en bas, vous eussiezreconnu d’un coup d’œil RichardThompson, malgré sa maigreur et lemortel changement qui s’était opérédans sa physionomie. Il était assissur sa chaise, la tête et le cou nus. Iln’avait pour vêtemens que son

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pantalon et sa chemise. Ses mainscroisées sur ses genoux étaientprises dans cette espèce particulièrede menottes que les Anglaisa ppellent manicles. Ses jambess’étendaient droit devant lui ; sa têtependait sur sa poitrine.

Ses joues creuses étaient si pâles,l’immobilité de son affaissementétait si complète, qu’on l’aurait pucroire mort, s’il n’eût été difficilequ’un cadavre se tint dans cetteposition sur un siège étroit.

Auprès de lui, un papier froissétraînait sur la dalle.

L’horloge de l’église de Saint-James

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sonna. Le prisonnier rentra sesépaules comme un homme qui afroid, mais il ne se leva point pourprendre sa houppelande, jetée sur lepied du lit. Il ramassa ses deuxgenoux tout contre sa tête, et pritcette pose que les peintres donnentvolontiers aux malheureux frappésd’idiotisme.

Il n’était pas idiot, cependant. Aubout d’une minute ou deux, sespaupières baissées s’ent’rouvrirent ;ses pauvres yeux agrandis et ardensregardèrent droit devant lui etrestèrent fixés sur la muraille.

La lumière frappait la muraillevivement. Il y avait sur l’enduit jaune

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une sorte de pochade, tracéenaïvement et grossièrement, aucharbon, par une main novice. Cettepochade eût arraché les larmes devos yeux.

Elle représentait, Dieu sait comme,mais de façon du moins à ce qu’on nepût se méprendre, une femmeagenouillée auprès d’un petit enfantqui dormait. Au-dessous, il y avaitdeux noms écrits : Suzanne, Richard.

Un jour, un porte-clefs avait voulueffacer cela en nettoyant la cellule.Thompson s’était traîné à genouxpour embrasser ses pieds. L’hommeavait haussé les épaules ; il n’étaitpas méchant : la pochade resta sur la

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muraille. Thompson passait sesheures à la regarder.

Son imagination et son cœur, moinsimpuissants que ses pauvres mainsgarrottées, donnaient à cette informeesquisse la couleur et la vie. Son rêveanimait les lignes tremblées dudessin, et bien des fois cette muraillefroide lui avait souri par les yeuxmouillés de sa femme et par leslèvres entr’ouvertes du petit enfant,qui balbutiait le nom de son père.

– Soixante-huit jours ! murmura-t-illes yeux fixés sur l’esquisse. Suzannem’aimait bien !… Sait-elle que je vaismourir ?

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Sa paupière retomba, tandis que seslèvres pâles remuaient comme s’ileût murmuré une prière.

Nous l’avons vu beau et conservantje ne sais quoi des joyeusesinsouciances de sa nature, le fils dela comédienne, élevé sans doute dansune atmosphère de gaieté et deplaisirs ; nous l’avons vu, frappédéjà, mais gardant encore à seslèvres la saveur des baisers de sonfils. Lady Frances ne lui reprochaitqu’une chose, à ce jeune hommebrave et bon, sa faiblesse.

Eh bien ! il y a des faiblesses qui nesont que la noble bonté. Richardn’était pas faible en face de la mort.

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Quand il pleurait, c’est que deuxêtres chéris venaient visiter sasolitude ; il fallait maintenant lapensée de Suzanne et du petitRichard pour amollir son cœur.

Il souffrait bien. Il souffrait trop, etn’avait pour appui aucun de cesmobiles au moyen desquels l’âmeexaltée brave la torture. Il n’avait àconfesser ni foi politique, nicroyance religieuse. Il ne tombait passur un champ de bataille. C’était unemort obscure et triste qui montait,qui montait autour de sa jeunessecomme le niveau de la maréehomicide qui va noyer le malheureuxdont les pieds sont pris dans le sable

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mouvant des grèves.

Dieu lui avait enlevé une à une toutesses joies avant de le river àl’immobilité de cette lente agonie.

On l’avait aimé, il avait tenu dansses bras l’idole de son cœur ; cellequ’il adorait lui avait donné un fils ;ils auraient pu compter les heures decette félicité sitôt enfuie. Un murétait sorti de terre, un mur de deuil,le séparant de toutes ses joies etl’emprisonnant dans le désespoir.

Il n’avait jamais revu Suzanne depuisle temps, et Suzanne ne lui avait pasécrit une seule fois.

Oh ! l’amour trouve moyen

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d’escalader les murailles d’uneprison et de percer le chêne épais desportes ; il n’est point de cachot sisombre où ne puisse pénétrer unrayon d’amour !

Une lettre, une ligne, le nom deSuzanne sous ces trois mots ; jet’aime !

Mais rien ! Où était-elle ? Savait-elle ?

Il ne doutait pas de Suzanne. Ilsouffrait. Il regardait parfois dansl’avenir l’enfant triste qui allaitgrandissant sous l’aile de sa mère.

Il les écoutait parler de celui quin’était plus. L’enfant demandait

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l’histoire de son père.

Mais quelle histoire racontaient leslarmes de la veuve ?

C’était ici la main de fer qui luitordait le cœur. Quelle histoire !…

Il disait à Dieu : Le monde m’acondamné, que votre volonté soitfaite ! mais pour elle, ah ! pour elle,faites tomber sur mon innocence lerayon de votre lumière ! Qu’elle n’aitpas cette douleur et cette honte ;laissez l’honneur à son deuil !

Il disait encore : J’ai souffert troisparts. Rendez-leur en joie mestortures. Ce sont mes héritiers,Seigneur, à moi qui n’ai point

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d’héritage ; que ma mort soit unpatrimoine ! Je bénis votre main quime frappe, si elle amasse pour euxles trésors de votre miséricorde !

Non, celui-là n’était pas faible.Qu’ils soient bénis ceux qui n’ontpoint de haine ! Il doutait de JamesDavy désormais, et il regardaitM. Temple comme son bourreau. NiJames Davy ni Gregory Templen’eurent une malédiction de sabouche.

Tout était fini. Les préliminaires del’instruction, envoyés de Paris parl’ancien intendant supérieur depolice, avaient cette terrible soliditépropre à chacune de ses œuvres. La

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justice anglaise, lancée dans cettevoie et impatiente d’en finir avec uneaffaire qui avait jeté sur la policetant de défaveur et tant de ridicule,avait marché à grands pas. Comme ilarrive toujours, une fois que lesmains liées du hardi malfaiteur nefurent plus à craindre, les témoinssurgirent de toutes parts.

Nous avons vu au Sharper’s, dans lachambre de Jenny Paddock, lapremière répétition d’une comédiequi fut jouée quelques jours après àl’audience avec un merveilleuxensemble et avec un complet succès.Les dépositions échelonnées despoulets-vierges portèrent le dernier

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coup à Richard Thompson, enachevant de convaincre le jury. Leverdict fut dès lors affirmatif surtoutes les questions, et la courprononça la sentence de mort.

Le papier froissé qui gisait à terreaux pieds du prisonnier était unecopie à lui notifiée de l’arrêt desjuges de l’Echiquier qui rejetait sonappel.

Quelques minutes après minuit,l’homme qui était chargé deThompson ouvrit la porte de sacellule et entra d’un air bourru.C’était celui-là même qui avaitépargné l’esquisse sur la muraille. Ilavait le visage écarlate et les yeux

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troublés.

A peine entré, ses paupières battirentet ses gros sourcils se froncèrent.

– Avez-vous quelque autre mauvaisenouvelle à m’annoncer, ami Clarke ?demanda Richard avec douceur.

– On ne se couche donc pasaujourd’hui ? balbutia l’homme quiavait la langue épaissie. Le diablesoit de moi ! je perdrai ma place pourma sensibilité !

– Je me coucherai si vous l’ordonnez,Clarke, répliqua le prisonnier, maisje n’ai pas sommeil.

– Sommeil ! répéta Clarke qui tourna

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brusquement sur ses jambeschancelantes.

Son regard tomba sur l’esquisse, etun juron tomba dans sa gorge, tandisqu’il détournait les yeux.

– Que je sois pendu moi-même si jene rêve pas de toute cette histoire-là ! dit-il entre haut et bas.

Puis il ajouta d’une voix rauque :

– J’ai bu pour me mettre en cœur,monsieur Thompson. Voulez-vousboire, vous aussi ?… ça remonte !

A ce moment on entendit le bruitd’un maillet de charpentier quifrappait à coups redoublés sur le

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bois.

La tête du prisonnier se redressa, etl’on aurait pu lire un sentimentd’angoisse dans son regard. Ses yeuxquêtèrent autour de lui comme s’ileut instinctivement cherché une issuepour fuir.

– Voulez-vous boire ? répéta Clarkequi détourna de lui sa vue.

– Pourquoi boire ? prononçaThompson dont la voix s’étrangladans son gosier.

L’homme ne répondit pas. Le mailletallait sur le bois, éveillant dans lesgrands corridors de la prison unécho retentissait et sinistre.

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– Suzanne ! ma pauvre Suzanne !murmura Thompson qui joignit lesmains.

– Oui ! oui ! grommela Clarke enportant sa manche à ses yeuxmouillés : et le petit enfant, n’est-cepas ?… Pardieu, oui !… Que l’enferme brûle !… Il ne fallait pas tuer lacomédienne, garçon !…

– Sur l’espoir de mon salut, je suisinnocent ! s’écria Richard.

– Pardieu, oui ! ça m’est-bien égal,garçon… C’est l’idée de ce qui est làsur le mur, voyez-vous bien… Il y achez nous la femme et le petit aussi…Ah ! j’ai bu ; voulez-vous boire ?

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Il ouvrit sa veste et montra unebouteille. Un de ceux qui dressaientl’échafaud au dehors se mit àchanter. Clarke déposa la bouteille àterre et ferma les deux poings.

Puis, comme il vit que Thompsonfrissonnait, il alla prendre lahouppelande sur le pied du lit et luien couvrit les épaules.

– Ce n’est pas de peur ! dit le jeuneprisonnier qui essaya de sourire.

– C’est Lewis qui chante comme cela,gronda Clarke, je me charge de leretrouver… Buvez un coup, garçon.

– C’était de froid, vous voyez bien,dit Thompson qui avait repris son

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calme. Je vous remercie, mon ami,mais je n’ai pas besoin de boire…C’est pour demain, n’est-ce pas ?

Clarke saisit la bouteille et en fourrale goulot dans sa bouche.

– A quatre heures du matin,répondit-il… J’ai raconté à la femmela chose qui est là sur le mur… elle adit que si vous vouliez n’importequoi à manger ou à boire…

– Ne m’enverra-t-on pas un prêtre,mon ami ? interrompit le prisonnier.

– Je savais bien que j’oubliaisquelque chose !… c’est ce Lewis et samisérable chanson… Le ministre esten bas avec sa Bible…

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– Je vous prie de lui annoncer que jesuis prêt.

Clarke fit un pas vers la porte, puis ils’arrêta et revint.

– La femme a dit que si vous aviezquelque chose à envoyer…,murmura-t-il, vous savez… pour ceuxqui sont là sur le mur… elle ira oùvous voudrez.

– Je vous remercie, mon ami,répliqua Thompson, qui avait deslarmes plein la voix. J’ai unmédaillon pendu à mon cou. Si vousvoulez me rendre un grand service,vous ôterez les cheveux qui sontdedans, et vous les mettrez sur mon

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cœur, quand on va m’ensevelir…Vous couperez un peu de mespropres cheveux, que vousrenfermerez dans le médaillon, et jevous dirai demain matin à quil’envoyer, mon bon ami Clarke.

Le porte-clefs arracha sa main queThompson tenait et se précipita horsde la cellule.

Thompson resta seul. Les coups demaillet ne le faisaient plus tressaillir.Il entr’ouvrit sa chemise et prit lemédaillon qui pendait à son cou. Il leregarda longuement et le pressacontre ses lèvres en murmurant :

– Adieu, ma Suzanne chérie ! adieu,

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mon petit Richard bien-aimé !…

Puis il demeura immobile et recueillien lui-même. Au bout de quelquesminutes, la voix de Clarke se fitentendre de nouveau dans lecorridor.

– Révérend, disait-il, c’est notremétier de prendre des précautions.Le doyen avait dit qu’il viendrait lui-même… Du moment que vous avez lalettre, signée de lui, comme quoivous le remplacez, tout est bien…

A une question, faite sans doute parle révérend, il répondit :

– Vous savez, ils sont tousinnocents…, mais celui-là, moi, je

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n’en ai jamais vu de pareil, depuisquinze ans que je mange le pain duroi… La comédienne a été étranglée,voilà, le sûr !… Après ça, dansquelque temps d’ici, un coquin nousdira peut-être, en montant sur lesplanches, là-bas, avec vous ou unautre derrière lui : C’est moi quiavais étranglé la comédienne… Cheznous, ça n’est pas si rare que lesvaches à trois cornes… Entrez, et,pour sortir, frappez solidement à laporte en demandant Joseph Clarke.

La porte s’ouvrit, puis se referma àdouble tour. Thompson avait devantlui un ministre de la communionanglicane dont le visage était à

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découvert et qui portait à la mainune Bible volumineuse.

Thompson le regardait et cherchaitdans ses souvenirs à quel visageconnu cette figure inconnue, austèreet douce à la fois sous ses cheveuxnoirs, ressemblait.

Il se leva pour saluer.

Le ministre anglican déposa sa Biblesur le lit et ôta son grand chapeau dumême coup que ses cheveux noirs,laissant voir de gracieuses bouclesblondes sous lesquelles souriait lejeune et hardi visage de James Davy.

Thompson recula stupéfait. Un crivoulut s’échapper de sa poitrine,

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mais la main du révérend était déjàsur sa bouche.

– Mieux vaut tard que jamais,Thompson, dit-il tout bas.

– Quelque chose me disait que vousviendriez, James, murmuraThompson les larmes aux yeux.

– Je me perds dans tous mes noms,Richard, répondit le révérend ensouriant ; appelez-moi Henri, qui estmon vrai nom, Henri de Belcamp ;mes amis me connaissent ainsidésormais.

– Désormais !…, répéta Thompson.Je n’ai pas à vous apprendre ce quece mot signifie pour moi maintenant.

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– Il signifie l’avenir, Richard, lajeunesse, le bonheur… Pensez-vousque je sois venu ici pour vouspréparer à mourir ?…

– Comment avez-vous fait ?…demanda le condamné.

Car la joie fait de ces puérilesquestions.

– J’avais promis à Suzanne de voussauver, Richard.

Cette fois, ce ne fut pas le derniermot que Thompson répéta. L’idée desalut elle-même disparut devant lapensée de Suzanne.

– Suzanne ! s’écria-t-il ; oh ! parlez-

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moi de Suzanne ! parlez-moi de monpetit Richard…

– Je vous parlerai de tout ce quevous voudrez, Thompson ; mais enbesogne, s’il vous plaît ! Je ne vousai pas apporté les ailes d’Icare… etIcare n’aurait pu passer par cetteabominable fente qu’ils nommentune fenêtre… Vous avez un pantalonnoir c’est déjà quelque chose ; jetezbas votre houppelande, et faisonsvite, car un autre visiteur va venir, etcelui-là, c’est moi seul qui dois lerecevoir !

Le comte Henri agissait tout enparlant. Son mouchoir fut suspenduvivement au-devant du trou de la

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serrure, pour arrêter les regardsindiscrets, la houppelande vola sur lelit et la grande Bible fut ouverte.

La grande Bible était le contenuprincipal de cette précieuse valiseque le comte Henri de Belcamp avaitapportée de Versailles.

C’était une boîte de toilette, detoilette théâtrale.

Et nous savons si le comte Henriétait un habile transformateur dephysionomies. En un clin d’œilThompson, moitié bon gré, moitiémalgré, fut peint depuis le mentonjusqu’à la racine des cheveux : unvéritable tableau de maître qui

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reproduisait à s’y méprendre lafigure même du révérend JamesDavy.

– M’expliquerez-vous ?… commença-t-il.

– Evidemment, interrompit Henri.D’abord, Suzanne n’a qu’unemaladie, c’est sa tristesse. Elle vousaime toujours de tout son cher petitcœur…

– Oh ! merci, merci !… murmuraThompson.

– Il n’y a pas de quoi… En secondlieu, le petit Richard est un amourqui a deux mères : Suzanne etSarah… C’est le plus heureux et le

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plus bel enfant du monde… Si vouspleurez, mort-diable ! vous allezgâter ma peinture… Il ne faut pascroire, pauvre ami, que j’accomplisseun acte d’héroïsme c’est purement etsimplement mon devoir que je fais, etje reste encore votre débiteur pourtout ce que vous avez souffert… Jepense être en mesure un jourd’acquitter cette autre dette.

– Généreux ami ! s’écria Richard, nevous souvenez-vous plus de tout ceque vous avez fait pour moi ?

– Tenez-vous bien, que je pose laperruque ! A vous, comme àbeaucoup d’autres, j’ai prêté peu, j’aiemprunté davantage ; ce n’est pas

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l’heure de régler nos comptes… Letrès-honorable Peter Trump, doyendu clergé de Saint-James, n’auraitpas su vous ajuster comme cela,non !… Mais M. Temple nous en aappris bien d’autres !…

– Figurez-vous, continua-t-il enriant, que ce bon doyen, PeterTrump, est retenu prisonnier en cemoment par quatre belles dames,dont deux comtesses, ma foi ! qui nesavent pas si bien faire !… L’anprochain, si vous voulez, vous serezle lion de la saison, après unepareille évasion.

– Je vais donc m’évader ?… ditRichard qui se laissait tourner et

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retourner comme un enfant.

– Commencez-vous à vous en douter,Thompson ?… Sur une parole ! si jen’étais parfaitement sûr que dans unquart d’heure vous aurez la clef deschamps, ce bruit qu’on fait là-basm’empêcherait bien de rire.

Il s’arrêta un instant pour écouterles charpentiers qui cognaient detout leur cœur.

– Il y a loin d’ici la liberté ! soupiraThompson.

– Deux cents pas et cinq minutesd’effronterie, ami… Je suis bienentré, pourquoi ne sortiriez-vouspas ? Donnez vos bras, je vous prie,

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que je vous passe ma douillette… etfaites bien attention à ceci lerévérend parle tout bas, il a uneextinction de voix.

– C’est donc cela que je ne vousentendais pas dans le corridor !…

– Précisément. J’ai pris mesprécautions, parce que je ne pouvaischanger votre voix comme votrevisage… Le remplaçant du doyenPeter Trump doit marcher d’un pastranquille et discret, sansaffectation… Essayez, je vous prie…Plus de dignité… j’allais dire plus devanité… vous venez de faire un grandacte et votre nom sera demain dansle Times… Au chapeau maintenant…

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Si l’on vous interrogeait par hasard,vous êtes John Gravesend, adjoint auvicaire de Saint-James… Répétez lenom.

– John Gravesend.

– Plus bas… chuchotez-moi cela aveceffort… avez-vous oublié l’extinctionde voix ?

– John Gravesend, répéta pour laseconde fois Richard, adjoint auvicaire de Saint-James.

– Parfait… Vous allez tout unimentsuivre Clarke, votre Bible sous lebras… S’il ne dit rien, vous ne direzrien…, s’il vous interroge, vousrépondrez du fond de votre gorge

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malade : « Ah ! le malheureuxgarçon !… ah ! le pauvre jeunehomme…

– Mais vous ? demanda Thompson.

– Ne vous inquiétez pas de moi…Quand je devrais passer au traversles murailles, il faut que dansquelques heures je sois sur la routede Paris : c’est promis… Etes-vousprêt ?

– Je suis prêt à braver mille mortspour revoir ma femme et mon enfant,répondit Richard.

– Vous ne bravez rien du tout…faites seulement provision de sangfroid et ne vous pressez pas…

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Maintenant, souvenez-vous bien dececi : en arrivant sous la voûte, vousdirez aux guichetiers : « Mes amis,priez pour le pauvre malheureux quiva mourir… » vous tournerez àdroite, comme pour remonter àSaint-James, et vous irez doucementjusqu’au delà de l’église. Là, vousprendrez la première allée venue, etvous descendrez vers Smith-Fielsaussi vite que vos jambes pourrontvous porter. Vous gagnerez laTamise, vous passerez le pont, d’oùvous jetterez la douillette dans larivière. Il vous restera la redingote,et la casquette écossaise qui est dansla poche droite… Vous flânerez dans

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Bermondsey jusqu’à quatre heuresdu matin, et, à ce moment, vousentrerez dans le cabaret de l’Epée-de-Nelson, au coin du dock Saint-Laurent. J’y serai… Est-ce bienentendu ?

– C’est bien entendu, mais laissez-moi vous demander…

– Vous savez tout ce qu’il vous fautsavoir, et je n’ai pas de temps àperdre… Voilà votre Bible.

Il poussa vers la porte Thompson,qui était admirablement déguisé.

– Y sommes-nous ? interrogea-t-il.

– Marchons ! dit Richard qui prit son

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courage à deux mains.

Henri donna trois grands coups depoing dans la porte en criant d’unevoix étranglée :

– Clarke ! Joseph Clarke !

Presque aussitôt après, on putentendre un pas dans le corridor.

Henri recula vivement, s’assit sur lachaise rapprochée du lit, et appuyasa tête sur la couverture. Il s’étaitd’avance enveloppé dans lahouppelande de Richard. On nevoyait que le derrière de sa tête nue,et nous savons que le prisonnieravait aussi les cheveux blonds.

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La porte s’ouvrait en ce moment.Clarke avait continué de se remonterle cœur il était aux trois quarts ivre.

– Eh bien ! révérend, dit-il à Richardqui se présentait pour sortir.

– Ah ! le malheureux garçon !…chuchota Thompson du fond de lagorge.

– Oui, oui… pour sûr ! Et avez-vousvu ce qu’il y avait sur la muraille ?

Ils s’engageaient ensemble dans lecorridor. Henri put encore entendrecependant Richard qui répondait :

– Ah ! le pauvre jeune homme !

Et Clarke qui reprenait d’un ton

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doctoral :

– Quand on a le mauvais rhumecomme cela, révérend, il faut fairechauffer un quart de pinte de ginavec de la cannelle, du poivre, dupiment…

Il y avait sans doute encore autrechose dans cette potion contre lemauvais rhume, mais la voix duporte-clefs se perdit au lointain.

La porte était refermée. Henriconsulta sa montre, qui marquaitminuit et demi. La toilette deThompson n’avait pas duré dixminutes. Il s’étendit commodémentsur le lit et ferma les yeux au bruit

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des maillets qui chevillaientl’échafaud.

q

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C

XIV - Le maître etl’élève

e n’était peut-êtrepas pour dormir que lecomte Henri de Belcampavait fermé les yeux,mais il avait dans leventre, comme dirait un

sportman, une traite de cinquantelieues à cheval, et deux nuits sanssommeil pesaient sur ses paupières.

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Il s’assoupit, volontairement ou non,bercé par le marteau descharpentiers mortuaires. Les gensqui ont beaucoup risqué en leur vie,les coureurs d’aventures du nouveaumonde, les héros de ces solitairesépopées où le chercheur d’or et lesauvage prolongent leur batailleimplacable dans l’arène sans bornedes forêts vierges ou des prairies,nos soldats d’Europe eux-mêmesquand ils ont fait longtemps laguerre de partisans, tous ceux-làsavent dormir d’un œil et reposercomme l’oiseau sur la branche. Lecomte Henri était un soldat, uncoureur d’aventures, un sauvage, un

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homme dont l’existence, remiseincessamment sur le tapis comme unva-tout, se jouait d’heure en heure.

Celui-là pouvait fermer les yeux auxbords du précipice, car il avaitparfaite possession de lui-même.

Il y avait en lui un instinct qui restaitéveillé pour faire sentinelle.

Dormir, pour lui, ce n’était pascomplètement perdre connaissance,c’était donner une courte trêve àl’effort et aux calculs.

Cette nuit, en dormant, il attendait.

Il était sur le grabat, le visage tournévers la muraille. La lumière, toujours

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posée au ras du carreau, dans sonbas chandelier de plomb, éclairaitson dos enveloppé dans lahouppelande, et quelques boucleséparses de ses cheveux blonds. Il nevenait à son profil perdu que leslueurs tombant du plafond oureflétées par la muraille terne.

Au bout d’une demi-heure environ,un bruit indistinct se fit dans lecorridor. Cela ressemblait à des pasqu’on eût maladroitement essayéd’étouffer. Henri ne bougea pas ; desvoix chuchotèrent de l’autre côté dela porte.

– Je risque gros, murmurait Clarke,dont la langue épaissie articulait

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difficilement, vous devez savoir ça,vous qui avez été dans la chose… Etcomment le pauvre jeune homme a-t-il pu vous faire dire ceci ou cela,puisqu’on n’a jamais laissé passerun mot de sa main au guichet ?…

– J’y suis bien passé, moi, auguichet, répliqua une autre voix.

– Et ça a dû vous coûter bon, j’enréponds !… Moi, je me suis mis unpeu en train, parce que le cœur memanquait de voir le pauvre diablecette nuit… C’est doux comme unagneau, n’est-ce pas ?… Et puis il abarbouillé une diable de chose sur samuraille…

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– Quelle chose ?

– Une femme qu’il a faite avec unbout de charbon… et un petitenfant…

Henri fit un mouvement sur legrabat. Sa tête se souleva à demi.Son regard interrogea la muraille. Ilvit l’esquisse, sourit, consulta denouveau sa montre, et remit sa têtesur l’oreiller.

– Ami Clarke, dit la voix del’étranger, une voix de vieillardcassée et faible, tu sais que j’aiencore le bras long, malgré tout… Jene serai pas plus d’une demi-heureavec le jeune homme, et tu gagneras

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du coup vingt guinées.

– Ma femme a grand besoin d’unemante neuve…, grommela Clarke.

– Vingt guinées sans rien risquer… Ilest une heure ; on ne viendra pasavant trois heures du matin pour latoilette…

– Quatre heures, c’est annoncé… etles constables avec le shérif dixminutes auparavant.

– Nous avons donc quatre fois letemps qu’il faut.

La clef heurta la serrure, comme siune main mal assurée eu cherchait letrou.

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– Eh bien ! dit Clarke, ce n’est paspour les vingt guinées, Dieu mepunisse si je mens !… c’est parce quej’ai le cœur à l’envers cette nuit, etque je vois danser tout autour de moila pauvre chose qui est sur lamuraille… Si on me prenait commecela ma femme et mon petit enfant !…

Le pêne glissa dans sa gâche ensifflant ; le verrou à roue ronfla ; unpetit son d’or chanta.

– Pour sortir, dit encore Clarke,frappez solidement en dedans etappelez-moi par mon nom. Diabled’enfer ! je crois que la tête metourne !

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La porte s’ouvrit, puis se referma surGregory Temple.

L’ancien intendant de police resta uninstant près au seuil. La lumière, quile frappait d’en bas, creusaitprofondément les rides de son visageet mettait des ombres sur ses yeux,qui néanmoins avaient de vagueslueurs. Il portait le costume desgardiens de Newgate, car il s’étaitévidemment introduit ici par quelquemoyen de comédie rajeuni à forced’argent.

Les moyens de comédie traités ainsiréussissent toujours. On peut eninventer de nouveaux, mais les vieuxsont bons.

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Le collet de la veste lui montaitjusqu’à mi-joues, et les têtes d’untrousseau de clefs sortaient de sapoche. Il avait un bonnet écossaisqui descendait jusqu’à ses sourcils.

Son regard inquiet et d’une vivacitéfiévreuse fit le tour de la boîte depierre. Il frissonna légèrement.Quand ses yeux rencontrèrent legrossier croquis de la muraille, il lesdétourna.

– Richard ! murmura-t-il.

Une respiration calme et forte venaitdu lit.

– Est-ce du courage ? pensa tout hautle vieillard ; est-ce la brutalité de

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l’homme qui s’abandonne ?… L’âmeest-elle morte avant le corps chezceux qui n’espèrent plus ?…

– Moi, continua-t-il en frissonnantde nouveau et plus fort, ces bruits demaillet m’empêcheraient de dormir.

Il appela pour la seconde fois :

– Richard !

Et, comme on ne répondait pointencore, il s’approcha du grabat enrépétant avec impatience :

– Richard !… Richard Thompson !

– Je ne suis pas sourd, gronda ledormeur. Je vous entends bien !

M. Temple n’avait assurément aucun

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soupçon de ce qui s’était passé. Sipar impossible il avait eu unsoupçon, ces paroles l’auraient faitévanouir, car c’était identiquement leton, l’accent et la voix du pauvreRichard. Henri avait infuse la scienced’imitation qui complète les grandscomédiens.

– Ne me reconnaissez-vous pas,Thompson demanda Gregory dontl’accent trahissait une fiévreuseagitation.

– Si fait, répondit-on rudement, vousêtes la corde qui va me pendre.

– Je suis le père de votre femme,Richard ! J’ai été trompé ; je viens

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réparer ma faute.

– Si vous vous repentez, soyezpardonné, dit le prétendu Thompson.Je viens de parler au prêtre, et jeveux mourir en chrétien mais je veuxmourir en homme aussi… Vousapportez des souvenirs qui mebriseraient : sortez !

– Mais c’est la liberté que je vousapporte, mon fils, mon pauvreenfant ! s’écria le vieillard qui luisaisit le bras. Je sais que je vous aifait bien du mal ; je ne vous demandeni tendresse ni reconnaissance…Mais écoutez-moi, au nom de votrefemme et de votre fils !

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La tête de Richard s’incrusta dansl’oreiller dur.

– Je vous écoute, dit-il d’un tonmorne.

– Ce n’était pas du courage !murmura M. Temple avec un amersourire ; c’était l’affaissement del’agonie !

Il se leva et fit quelques pas dans lachambre. Sa main pressa son front àplusieurs reprises.

– Richard, s’écria-t-il tout à coupviolemment, tu es mon fils, je veuxque tu sois mon fils ! Je mourrai fou,entends-tu, et il faut que tu mevenges !

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Il s’arrêta devant le lit. Le prisonnierrestait immobile et silencieux.

– Il faut que tu te venges toi-même !reprit le vieillard, les deux mainsappuyées contre le maigre matelas. Ilfaut que tu venges les pleurs de tafemme… oh ! ma tête est lucide en cemoment… je vois clair comme à vingtans… Je te dirai tout à l’heurecomment tu t’échapperas d’ici…auparavant, il faut que je t’expliqueton devoir… car, si je resteprisonnier à ta place, mon fils, tuagiras à la mienne !

Le prétendu Thompson respirabruyamment. C’est parfois l’essor dela poitrine oppressée qui veut se

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dégager, mais cela exprime aussil’incrédulité dédaigneuse etdécouragée.

M. Temple se laissa tomber sur lachaise. Ses deux mains se crispèrentsur son front qui dégouttait desueur.

– Soyez certain, Thompson, reprit-ilen changeant de ton, que je vais vousdire des choses exactes, précises,authentiques. Ma fièvre peut me tuerpendant que je vous parle, mais j’aitoute ma raison…, je le jure !… Cethomme est en fuite, cet homme secroit sauvé… celui qui a fait de notrevie à tous un enfer… celui qui achangé ma Suzanne joyeuse en une

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pâle statue… celui qui a brouillé macervelle et qui cloue en ce moment lesais de votre échafaud.

– James Davy… murmura leprisonnier.

– Ah ! s’écria Gregory Temple quijoignit ses mains frémissantes, vousm’écoutez enfin ! Dieu sera plus fortque le démon !… Oui, James Davy !et qu’importent ses autres noms, àl’heure qu’il est !… James Davy, letriple, le décuple assassin… JamesDavy est à Londres… Il triomphesans doute… mais il est perdu !… Safuite le tue, si vous êtes encore unhomme et que vous puissiezaccomplir mes instructions…

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Richard, Richard, pour vous sauverje risque peut-être plus que ma vie !Sur Dieu ! dites-moi que vousm’obéirez, car il y a du feu sous moncrâne, et une voix me crie d’aller àma destinée !

– Vous ne m’avez encore riencommandé, prononça froidementThompson, qui s’agita sur son litavec nonchalance. Je n’ai en vousque la confiance résultant de ce faitqu’il n’est plus au pouvoir d’unhomme de me nuire. Expliquez-voussi vous voulez que je vouscomprenne.

La poitrine de l’ancien intendant depolice rendit un gémissement.

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– Cela devait être ainsi ! murmura-t-il ; c’est un malheureux enfant !…Pourquoi l’idée de ma fille grandit-elle en moi depuis que je songe àmourir !

Ses cheveux gris s’ébouriffaient surson front hâve et ses yeux avaient lessinistres lueurs de l’égarement.

– Je vais m’expliquer, Richard,poursuivit-il cependant d’un tonsoumis. Je conçois vos défiances,mais songez que je pouvais vouslaisser ici. Et à quoi me servirait devous tromper, pauvre enfant ? Lacorde est autour de votre cou. Laperte de cet homme, songez-y bien,me vengera non-seulement de lui,

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mais de tous les misérables quim’ont humilié. Je les abhorredésormais plus que lui-même. Mac-Allan, mon successeur… le lord chef-justice… et le régent ! Le régent, quim’avait dit une fois, comme unsultan des Mille et une nuits :« Demande-moi tout ce que tuvoudras… » le régent, débiteuringrat, obligé insolvable, qui s’est ride moi devant tous ses valets enhabit de cour et qui a dit : « Je doisen effet une chose à ce vieil homme…un logement à Bedlam !

Il grinçait des dents et ses cheveuxremuaient sur son crâne.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il d’une voix qui

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était comme un rauquement sourd, jeveux prendre la tête tranchée de cethomme par les cheveux et leur enfouetter à tous le visage. Les noblesbrutes ! les souveraines caricatures !Il me faut sur leurs joues de pleinespoignées de boue et de sang !…Savez-vous ce que j’étais, jeunehomme, avant que ce démon ne m’eûtpris mon sang-froid, monintelligence et ma mémoire ?…J’étais Gregory Temple, et combiende princes du sang ont tremblédevant moi !… Je savais tout, jevoyais tout !… Le roi, s’il y avait euun roi, n’aurait pas osé me parlercomme à ses ministres… Savoir

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tout ! comprenez-vous le chiffreprodigieux de cette force !… Savoirtout, dans un monde où chacun, fût-ce le maître, a quelque chose àcacher !… J’avais cette puissance… etje suis tombé si bas que les voleursde Saint-Gilles me regardent en riant,quand ils me rencontrent dans larue !

– Et vous avez beaucoup de haine ?dit le prisonnier avec un calme qui fitbondir le vieillard sur son siège.

– Oui râla-t-il en un cri étranglé parsa rage folle. Assez de haine pour lejeter en proie au bourreau, enfanttriste et faible que la peur a déjàchangé en cadavre !…

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– Mais, non, non ! interrompit-il enportant ses deux poings à sa bouche ;ne m’écoute pas… Tu as raison : jene me suis pas encore expliqué…, ceque tu as à faire est si facile !N’aimes-tu donc pas un peu le pèrede ta femme, Richard ?

A cette question qui arrivait siétrangement, le prisonnier réponditpar ce mot évasif.

– Autrefois…

– C’est juste ! c’est juste ! murmuraM. Temple avec une soudaineémotion ; tu as beaucoup souffert…souffert longtemps… Si je pouvais tebien convaincre qu’il est la cause, la

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seule cause de tout cela…

– Dites-moi ce qu’il faut que je fasse,interrompit Thompson d’un accentplus vivant.

– Bien, ami ! Tu as raison encore,c’est là le principal… qu’il soitcondamné là-bas par contumace etcela me suffit… Que m’importe samort si je puis pendre son cadavre eneffigie à la porte du palais du régentet crier dans les mille voix de lapresse à tous mes insulteurs :Honte ! honte ! honte… Eh bien ! j’aià Paris des trésors de preuves… et ladernière, celle que je suis venuchercher, car j’avais deviné sonexistence à l’aide de calculs dont ils

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se moquent tous, la dernière est àParis, enfouie à quelques pieds sousterre, dans un lieu que je tedésignerai.

– Désignez ! dit Thompson quisemblait pris d’intérêt et mêmed’impatience.

M. Temple le regarda, perdu qu’ilétait dans l’ombre du lit. Puis sesyeux se reportèrent vers le flambeau,comme s’il eût été tenté de lesoulever pour mieux voir.

Mais sa pensée tournait au vent de sapassion et de sa folie.

– Vous savez ce que c’est qu’un alibi,Richard, reprit-il essayant d’établir

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une démonstration simple et concise.Les juges de France se trouvent enface d’un alibi comme on n’en vitjamais. Supposez un triangle A, B, C.Deux crimes ont été commiscontemporainement, l’un au point B,l’autre au point C. On accuse unhomme des deux crimes, et cethomme prouve clair comme le jourqu’il n’a point quitté le point A…Vous n’ignorez pas non plus que toutmon système de détection reposaitsur une base géométrique, puisquej’arrivais à cette conclusion que toutmalfaiteur essaye d’acculer son jugeà l’absurde… Pour moi, qui suisl’inventeur même de l’instrument,

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tout ce travail ne présente pasl’ombre de mystère. La main d’unadepte est là : c’est signé en touteslettres ! James Davy, en posant ceproblème, me crie : C’est moi quisuis l’assassin… mais les magistratsFrançais ne savent pas ; ils en sonttoujours aux vieux axiômes et auxvieilles méthodes. La tripleimpossibilité dressée devant euxcomme une palissade infranchissableles arrêtera éternellement, – à moinsqu’on ne leur mette dans la main larecette de ce tour d’escamotage…James Davy est accusé à Paris sousle nom de comte Henri de Belcamp. Ily a là, à un moment donné, trois

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Henri de Belcamp : un au point A,qui était lui-même, un au point B,qui était Noll le boxeur, un au pointC qui était Dick de Lochaber. C’estassez naïf, n’est-ce pas ? Eh bien !voici un papier qui vous donne latopographie exacte d’un champ situéà Paris, derrière Tivoli, où se trouvele cadavre de Noll, assassiné enrevenant du point B, et le cadavre deDick, assassiné en revenant du pointC, la veille même du jour où JamesDavy fut arrêté au point A… Vousremarquez que ce jour-là même, authéâtre de l’Opéra-Comique, dixtémoins, mentionnés au mêmepapier, ont vu du sang au poignet du

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comte Henri et au-devant de sachemise… Prenez cette pièce etprenez aussi la clef de la chambreque j’occupais à Paris, rue Dauphine,numéro 19 ; je vous les confie.

La main du faux Richard Thompsondut le démanger assurément ; mais ilne savait pas encore tout ce qu’il luifallait apprendre, et son bras restaimmobile.

– M. Temple, dit-il, prononçant enfinle maître mot du rôle qu’il jouait,tout le long de mon procès, ici, lesjuges et les avocats ont parlé de vouscomme d’un homme ayant perdu laraison… Je ne puis affirmer que jel’aie cru, car je vous sais capable de

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prendre tous les déguisements, maisje ne me défends pas d’avoir eu et degarder des doutes… J’ai un espoir desalut en dehors de vous… Quelmoyen d’évasion m’offrez-vous ?

– Le plus simple et le plus dangereuxpour moi, répondit sans hésiterl’ancien détectif. Vous prenez meshabits, et je reste à votre place.

– La différence de nos âges…

– J’ai là tout ce qu’il faut pour voustransformer en vieillard.

– Et une fois transformé envieillard ?…

– Que Dieu ait pitié de nous, mon

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gendre !… à votre âge et dans votresituation, je n’en aurais pas demandési long !

Une fois transformé en vieillard,vous sortez avec Clarke qui est ivreet qui vous conduit jusqu’au corridorde l’Ouest, qui donne sur la cour dela Presse. Vous payez cinq livres àClarke, et il vous remet entre lesmains d’un de ses collègues quicoûte plus cher : celui-là a déjà reçuquinze livres, vous lui en compterezquinze autres, et il vous mènera auguichet du Nord, où vous êtesattendu pour payer trente livres etune poignée de main au vieux maîtreportier, qui est une ancienne

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connaissance. Une fois dans la rue,faut-il vous dire que vous poserezune jambe devant l’autrealternativement, afin de gagner aupied.

La main du prisonnier s’ouvrit pourprendre la clef et le papier.

Puis, tout en s’ébranlant pour seretourner, il dit :

C’est précisément tout cela,monsieur Temple, que j’avais besoinde savoir.

L’ancien détectif tressaillit à cettevoix, qui lui parut toute changée.

Mais il n’eut pas le temps

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d’approfondir ce doute, ou plutôt lacertitude lui vint comme un choc.

Le prisonnier, eu effet, se retournatout simplement, et mit en pleinelumière le visage serein, ferme,intrépide, du comte Henri deBelcamp.

Les traits du vieillard sedécomposèrent, et il voulut parler oucrier, mais sa voix s’étrangla dans sagorge. Henri le regardait, toujoursétendu qu’il était, mais appuyémaintenant sur le coude et la têtepenchée en dehors du lit.

Il fut évident durant une minute quela folie cherchait Gregory Temple.

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Ses yeux, qui tout à l’heure brûlaient,devinrent ternes et comme étonnés.Il recula comme de plusieurs pas, etne s’arrêta qu’à la muraille.

Puis un tremblement le prit par toutle corps, secouant ses jambes, sesbras et sa mâchoire, pendant que, dufront au menton, sa face se couvraitd’une livide pâleur.

Tout le temps que dura cette crise, lecomte Henri le considéra en silenced’un air indifférent et froid.

Au bout d’une minute, un flux desang revint aux joues du vieillard,dont l’œil, demi fermé, jeta uneflamme aiguë. En même temps sa

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main droite, d’un geste convulsif, seplongea sous le revers de sa veste, etil fit un pas en avant.

Le jeune comte sourit et dit :

– Détail oublié : votre ancienneconnaissance le portier vous a prisvos pistolets de poche, et il mefaudra les redemander en passant,pour compléter mon personnage.

– Misérable ! s’écria M. Temple quiavait de l’écume aux lèvres. Poursortir d’ici, tu passeras sur moncadavre !

– S’il le faut absolument, maître,repartit Henri dont le souriredisparut, je passerai sur votre

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cadavre.

– Et vous savez bien, ajouta-t-il avecun sérieux où il y avait à la fois unemenace terrible et une étrangemansuétude, que, pour faire de vousun cadavre, moi je n’ai pas besoind’armes.

La paupière de Gregory Temples’injecta de sang. Il eut peur demourir, écrasé par l’angoisse mêmede son impuissance. Et ce rêve luivint, qui mit de la glace dans sesveines. Il se vit couché, faible, sur cecarreau. L’autre se penchait au-dessus de lui, la main droite à soncou, la main gauche sous la nuque…

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Et il eut cette sensation de l’étrangléqui appelle en vain le souffle…

Il fit un effort désespéré. Sespoumons engloutirent l’airavidement, et il ouvrit la bouchepour pousser un de ces cris quipercent les murailles.

– Attendez que les charpentiersfassent trêve, dit Henri, qui laissaretomber sa tête sur l’oreiller. On nevous entendrait pas.

Il se trouvait en effet que tous lestravailleurs de l’échafaud donnaientdu maillet à la fois, produisant unassourdissant tapage.

Henri ajouta :

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– J’ai sauvé Richard Tompson, lemari de votre fille, mais sa destinéeest attachée à la mienne.

La prunelle du vieillard eut un éclairsauvage tandis qu’il râlait :

– Que ma fille soit veuve !

Il n’y eut point de surprise dans leregard du jeune comte ; ce fut plutôtune froide pitié.

– Qu’est-ce qu’un bandit ? pensa-t-iltout haut, voici un vétéran desarmées de la loi !

Puis il ajouta lentement :

– Gregory Temple, j’ai compassionde ceux à qui la folie a ôté le cœur.

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Ne vous indignez point de ce mot ; iln’a pas ici la même signification quedans la bouche de vos insulteurs.Peut-être ai-je comme vous mon idéefixe, idole à laquelle je sacrifieraistout ce que j’aime. Ce n’est pas moiqui vous ai déclaré la guerre ; je vousai prévenu que j’avais des armessûres et que la guerre vous seraitmortelle. Je n’ai contre vous nirancune ni haine ; j’aime ceux quevous devriez aimer et que vous êtesprêt sans cesse à engager sur le tapisvert comme un suprême enjeu, dansvotre partie désespérée… Ne criezpas, Gregory Temple ; vous êtesfaible, ici comme partout, contre

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moi… Il n’y a de l’autre côté de cetteporte qu’un homme ivre qui sansdoute sommeille. Il faudra pour leréveiller, non pas votre voix brisée,mais ma voix à moi, qui sonnecomme l’appel d’un cor… Je vous l’aidit : Je dois sortir d’ici, fût-ce enfoulant aux pieds votre cadavre… Necriez pas ; ma main est un redoutablebâillon, et, sur ma conscience ! sivous restez en paix, je n’ai ni ledessein ni le besoin de vous nuire.

Pendant qu’il parlait, GregoryTemple avait baissé les yeux. C’était,lui aussi, un homme indomptable. Ilavait conscience de sa faiblesse, maisil n’était pas vaincu, puisque son

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ennemi dédaignait l’emploi de laforce. Qui à terme ne doit, dit laphilosophie des hommes d’argent, –et dans ces luttes prodigieuses quiagitent la poésie homérique, c’estsouvent le terrassé qui tue…

Gregory Temple employait à chercherune arme le temps qu’on luiaccordait. Il étudiait sournoisementl’étroit champ de bataille ; il repliaitson regard en lui-même, et la sueurqui coulait sur ses tempes plombéesdisait l’effort qu’il faisait pourcomprimer les violences de sa fièvre.

C’était entre ces deux hommes uncontraste véritablement profond etcomplet, à part même la puissance

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victorieuse de l’un et la faiblesseépuisée de l’autre. Dans ce combatsans armes, pareil à celui qui se livreentre le juge et l’accusé, l’ancienmagistrat ressemblait au coupable, etl’autre, le proscrit, l’évadé de toutesles prisons, avait le calme etl’autorité de la loi sur son siége.

– M. Temple, reprit Henri après unecourte pause, il vous a été donnéd’exercer sur ma vie une influenceconsidérable. Je n’irai pas jusqu’àdire que cette influence a étébienfaisante, mais je me garderaid’affirmer du moins qu’elle ait étémalheureuse. Par vous, j’ai souffertbeaucoup et longtemps, il est vrai ;

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mais la souffrance trempe l’âme, et ilse peut qu’une part de ma force mevienne de vous… M. Temple, vousavez aimé d’amour madame lamarquise de Belcamp, ma mère.

– Hélène Brown ! dit l’anciendétectif qui se redressa dans sondédain amer ; moi !

– Non pas Hélène Brown dans sahonte, monsieur, non pas cette fillebelle comme une sainte que leshommes et les femmes de votrearistocratie ont souillée et perdue,non pas cet ange déchu déjà etchancelant au bord de l’abîme qu’unsoldat des jours chevaleresques, ledernier gentilhomme, le marquis de

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Belcamp, mon père, couvrit dumanteau sans tache de son honneur,non pas même cette femme entraînéepar la passion victorieuse qui rejetaloin d’elle la robe nuptiale et foulaaux pieds son salut, dans un accès dece vertige froid et terrible commetout ce qui est de Londres, et qui seplongea volontairement, avec un crid’exilé qui retrouve sa patrie, dansles ténèbres d’un gouffre sans fond,non pas l’Hélène Brown de lalégende fangeuse… mais un modèlede séduction décente et de nobleesprit, mais une femme qui parut etdisparut comme un charmantmétéore à votre horizon brumeux…

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une créole, commencez-vous àdeviner ?…, une enchanteresse…

– Vous mentez ! dit rudementl’intendant supérieur.

Un tic nerveux agitait son corps etses lèvres.

– Lady Caroline Dudley, continuapaisiblement Henri.

– Vous mentez ! répéta Gregory.

– La mère du bandit Tom Brown,acheva le jeune comte qui le couvraitde son regard impassible ; de TomBrown qui est mon frère et votre fils.

Une troisième fois M. Templerépéta : Vous mentez ! mais il

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s’affaissa sur sa chaise et ses deuxmains couvrirent son visage.

Pour la troisième fois aussi, depuisqu’il était dans la prison, le comteHenri consulta sa montre et semblacalculer les heures.

– J’ai le temps… dit-il en se parlant àlui-même.

Puis il reprit :

– M. Temple, le moment et le lieupeuvent sembler étrangement choisispour l’explication longue etsolennelle qui va prendre place entrenous ; mais il se peut que noussoyons désormais des années avantde nous retrouver en face l’un de

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l’autre. Vous serez prisonnier, moilibre ; et, quand vous serez libre, lamission à laquelle j’ai dévoué monexistence aura mis entre nousl’Océan…

– Avant tout, s’écria l’anciendétectif, la preuve de ce que vousavancez !

– La preuve est dans votreconscience et dans votre haine,monsieur.

– Vous n’en avez pas d’autre ?

– Si fait… Vous avez porté, vousportez peut-être encore pendu àvotre cou, un médaillon contenantune goutte de sang desséché, bizarre

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relique d’une nuit d’ivresse. Sur l’ordu médaillon, Caroline Dudley, avecl’aiguille qui avait piqué sa veine,dessina un cœur et traça des lettresqui voulaient dire…

– Heart’s blood ! (sang de mon cœur)prononça tout bas Gregory Temple ;– un H et un B.

– Un H et un B, répéta le comteHenri : Hélène Brown.

M. temple ouvrit sa chemise d’ungeste convulsif. Il prit le médaillon,souvenir de tant d’années, et le broyasous son talon en disant :

– Dans le doute on se lave !

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Une étincelle alluma la prunelled’Henri.

– Cela est d’un méchant cœur !murmura-t-il.

Ce fut tout. Il reprit avec son calmereconquis :

– Je vous préviens, monsieur, que jene faisais fond ni sur votre cœur, nisur votre mémoire. Je ne suis pas icien suppliant, mais en maître, etl’explication, dont je vous parlaistout à l’heure, n’est pas encorecommencée.

– Etes-vous eu mesure de me montrerce Tom Brown ? demanda Gregorydont le trouble semblait augmenter à

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mesure qu’il réfléchissait.

– A l’heure voulue, peut-être,répliqua Henri.

– Et cette Hélène Brown qu’on a ditemorte sortira-t-elle encore de terre ?

– Peut-être, s’il en est besoin.

Il y eut un silence que le comte Henrirompit le premier.

– Monsieur Temple, dit-il, vous étiezmourant au moment où HélèneBrown fut jugée, condamnée etenvoyée en Australie avec Tom votrefils. Elle avait toujours gardé sonsecret comme une ressourcesuprême. Elle comptait sur vous,

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mais, à l’instant fatal, votre maladierendit son secret inutile. Vous êtesné pour frapper, non pour secourir :chacun son étoile ! Je partis pour laNouvelle-Galles-du-Sud libre, et libreje revins : nous causerons tout àl’heure du double motif quim’entraînait si loin de l’Europe, oùj’avais devant moi une vie facile etheureuse.

Quand je revins à Londres, j’avaisaccompli un devoir et mûri degrandes idées… Je ne vous défendspas de sourire, monsieur ; maisdésormais je dois compter lesinstants, et je désire n’être pointinterrompu. Je vous fus présenté par

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lord Payne, qui connaissait vosrelations intimes avec le secrétairede l’amirauté. Je ne vous parlai quede l’amirauté.

Mais il est un fait remarquable. Lapolice, entourée de tant derépugnances, inspire à ses adeptesun dévouement extraordinaire. Jevous plus sous mon nom de JamesDavy, et je n’ai pas à vous rappelertoutes les petites ruses, toutes lesdélicates prévenances, toutes leshabiles coquetteries dont vousm’entourâtes pour faire de moi unprosélyte. Je me laissai prierlongtemps après avoir été converti,car votre système séduisit le côté

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romanesque de mon intelligence, et jene tardai pas à comprendre que jepouvais avancer ma tâche dans vosbureaux encore mieux qu’àl’amirauté. Vous m’avez pris pour unvoleur et pour un assassin, monsieurTemple…

– Et vous étiez un conspirateur,n’est-ce pas ? ricana le détectif…nous connaissons cette histoire-làsur le bout du doigt !

– Et, dans quelques mois, poursuivitHenri sans tenir compte del’interruption, je serai le premierministre d’un empire puissant… etl’Europe bouleversée vous dira lamisère de votre entêtement avec le

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néant de votre scepticisme !

– Si cela était, s’écria Gregory enhaussant les épaules, viendriez-vousme raconter vos secrets !…

– Je ne vous ai pas encore dit un seulde mes secrets, répliqua le jeunecomte. Cela va venir. Il fut un tempsoù ma force était de savoir ce quevous ignoriez, parce que vous luttiezencore. Maintenant vous ne pouvezplus lutter ; vous êtes vaincu à unpoint que vous ne soupçonnez pasvous-même. Je vous éclaire d’un seulmot, tenez ! Votre impuissanced’aujourd’hui sera celle de demain.La chaine qui vous garrotte ici, voussuivra au dehors. S’il ne tenait qu’à

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moi, vous seriez libre, et je vousdirais : marchez, accusez, frappez ! Jevous ai cloué au sol, j’ai paralysé vosbras, j’ai condamné votre langue aumutisme.

– Ouvrez donc cette porte, provoquale détectif, et nous verrons bienl’effet de vos sorcelleries !

– Cette porte sera ouverte, monsieur,repartit sérieusement Henri, maisvous n’en savez pas encore assez ; jeveux l’épreuve plus large ; écoutezencore… Au bureau de Scotland-Yard, où j’étais attaché, je surprisune fois deux lettres de la signoraBartolozzi, dont chacune était unetrahison. Je pense que vous êtes au

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fait, puisque vous avez vu FrédéricBoehm ?

Gregory Temple fit un signe de têteaffirmatif. Tout ce qui regardait cetteaffaire de la comédienne avait le donde captiver violemment sonattention.

– Ce fut là votre grand malheur,reprit Henri, et le véritable point dedépart de votre ruine. Connaissanten effet comme je les connais tous lesrouages de votre mécaniquedétective, je ne doutai pas un seulinstant de ce fait que, tôt ou tard, vossoupçons arriveraient à moi qui étaischez vous sous un faux nom et quiavais supprimé les lettres. Je pris les

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devants, je vous lançai dans unefausse voie, j’épaissis un voileautour de vos yeux… Je ne voulaisalors que gagner du temps jusqu’aumoment où la grande affaire de mavie, engrenée à Londres, mepermettrait de passer en France…Tout devait être alors fini entre nous.

– M’est-il permis de vous demanderqui vous accusez du meurtre deConstance Bartolozzi ? interrompitM. Temple avec une sorte de calme.

– Tom Brown, votre fils, réponditHenri sans hésiter. – Et il continua :

– En France, la fatalité qui vouspoursuit dans toute cette affaire me

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mit par trois fois en face de vous : jerencontrai votre fille, je reconnusRobert Surrisy, près de qui vousaviez exploité le meurtre du généralO’Brien, son père, pour vous faire unagent de plus, et enfin la fille deConstance Bartolozzi, que j’aimai…

– Et ce n’était certes pas pour lesmillions que devait lui conquérirvotre industrie ! railla M. Temple.

– Sans ces millions, monsieur,répliqua Henri, vous étiez sauvé… Jevous prie de noter en passant quetoute ma conduite a été dirigée, nonpas contre vous, Gregory Temple,mais contre votre système, qui devaitnécessairement vous amener à moi…

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parce que votre système, suivant lesprobabilités à l’aveugle, comme l’eaucoule dans un tuyau, devaitrencontrer mon amour pourl’héritière de Turner et de Robinson,alors même que Robert Surrisy,Suzanne, la vieille Madeleine etautres n’auraient pas été là pourservir de fil conducteur…

– En passant, interrompit le détectif,est-ce Tom Brown qui a tué legénéral O’Brien ?

– Oui, l’assassin de Maurice O’Brienfut votre fils Tom Brown, commevotre fils Tom Brown, héritiernaturel de Turner et de Robinson duchef de sa mère, fut l’assassin de

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Robinson et de Turner… Je franchisles détails, ma conduite enversThompson et votre fille : ils m’ontpardonné tous les deux et ilsm’aiment… je suis leur bienfaiteur.J’arrive à l’affaire de Versailles, où,pour votre malheur, je vous airetrouvé en face de moi.

Il est impossible que vous n’ayez pasremarqué un fait assez curieux pourêtre noté. Quand vous avez soulevéciel et terre pour empêcherl’ordonnance de non-lieu d’êtrerendue, vous avez trouvé en moi unaide et non point un obstacle. J’airefusé de propos délibéré certainesexplications… J’ai ménagé des

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lacunes…

– Mais, dit le vieux Temple, commentcolorez-vous le fait des deux passe-ports au nom du comte Henri ?N’est-il pas clair et certain que vousvous serviez là de mon algèbre, etque vous ménagiez un argument parl’absurde ?

– J’aurais la prétention, mon maître,répliqua Henri du bout des lèvres, detirer un tout autre suc de vossavantes leçons, si jamais j’enarrivais à la pratique… Je vousréponds encore par un mot : TomBrown, votre fils, héritier naturel,était primé par moi, héritier légal,seul enfant d’Hélène, né dans le

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mariage. Je le gênais, à supposermême qu’il ne connût ni lestestaments en faveur de JeanneHerbet, ni mes projets d’union aveccette jeune fille… Ici, et bien à votreinsu, sans doute, monsieur, votre filsTom Brown a été votre complice : ila voulu faire d’une pierre troiscoups…

– Incidemment, reprit-il avec gravité,j’ai l’honneur de vous faire part demon mariage avec cette même JeanneHerbet…

– Dans votre position ! s’écriaM. Temple : vous avez osé donnercette arme terrible au ministèrepublic !

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– Non… j’avoue que j’ai reculé…L’innocence elle-même doit limitersa confiance en la justice deshommes… Je me suis astreint à jouerune comédie… j’ai épousémademoiselle Herbet sous le nomque je portais naguère dans Auction-Mart : Percy-Balcomb. Ce nomm’appartient, je l’ai gagné.

– Et c’est à moi que vous venez faireune pareille révélation !

– Encore une fois, monsieur Temple,prononça Henri en piquant chacunede ses paroles, je me confesse ici à unmort.

L’ancien détectif tressaillit et lui jeta

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un regard de défiance.

– Moralement mort, reprit le jeunecomte en souriant, voilà tout ce quej’ai voulu dire… mais, en revanche, siparfaitement mort en ce sens toutfiguré, que je vais vous révéler avantde quitter la place des chosesbeaucoup plus importantes… Enattendant, je résume brièvement lesujet qui nous occupe. Je me suisdéfendu contre vous de mon mieux ;j’avais le droit de donner coup pourcoup, car je n’étais pas l’agresseur ;je me rends cette justice de dire queje n’ai pas frappé à outrance.Maintenant, le résultat : Vouscomprendrez tout à l’heure qu’avec

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le haut caractère qui m’attend dansun avenir prochain, je ne pouvais pasaccepter de demi-mesures. Leministre de César, pas plus que safemme, ne doit être soupçonné. Jesuis légiste : j’ai tranché dans le vif,toujours dans la prévision de vosattaques, car je ne me connais pas aumonde d’autre ennemi que vous. Jene laisse rien derrière moi ; à Prague,j’ai la décision de la table royalepour l’affaire O’Brien ; à Londres oùnous sommes, j’ai le verdict du jurycontre Thompson : Non bis in idem.En France, je vais avoir chose jugée…Quant à Tom Brown, votre fils, qui,continuant le cours de ses exploits,

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paraît décidé à déranger ma vie avecune patience de Pénélope, j’ai contrelui la plaine de Tivoli et les deuxcadavres de Noll et de Dick, sescomplices assassinés. Ici finit lepoint de mon premier discours.

Y avait-il un atome de vérité danscette histoire de Tom Brown ?

Ce dédoublement aurait expliquébien des choses inexplicables ; pastoutes cependant.

Et certes le médaillon broyé restaitsur le carreau, miroitant aux lueursde la chandelle, dont la mèche rasaitmaintenant le plomb du bougeoir.Qui avait pu révéler à Henri le

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mystère de cette goutte de sang etdes deux initiales qui étaient à la foisun cri d’amour et une infâmesignature ?

– Chantons, dit Virgile, des chosesun peu plus grandes, reprit le jeunecomte, trop vite au gré de sonauditeur qui eût voulu réfléchir.Vous avez pu entendre dire auchâteau de Belcamp, mon maître, quej’étais cinq fois docteur, c’est lavérité. Je me souviens de vous avoirouï professer à vous-même cetteopinion qu’un homme dans cetteposture avait, selon les plus simplesdonnées de la probabilité, mieux àfaire qu’à choisir le métier de

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malfaiteur. J’ajoute que, dans moncas particulier, je suis fils unique degentilhomme, héritier d’une fortunehonnête, et adoré de mon père quej’aime toutes choses qui meparaissent ajouter à l’effetmoralisateur des études.

Vous avez vu ma vie de très-prèspendant plus d’une année. Je suis unhomme du grand monde, mais je n’aini besoins qui soient des gouffres, nivices insatiables. Avec le moindreeffort j’étais riche ; en me croisantles deux bras, je pouvais me laisservivre.

Voulez-vous me dire quelle raisonhumaine aurait pu précipiter le jeune

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comte de Belcamp, au sortir de sesétudes brillantes, au plus profonddes ignominies de Londres ?

Car c’est de là, du fin fond de cettefange, entendez-vous, que le verdictde la cour des sessions arracha TomBrown pour l’envoyer en Australie.

Et si vous voulez bien admettre qu’àcette époque, étant donné monséjour authentique dans lesuniversités allemandes, je n’avaismême pas eu le temps d’être criminelà Londres, que par conséquent il y avraisemblance que le Tom Browncondamné n’était pas votre serviteur,pouvez-vous me dire quel motifexplicable me poussait vers cette

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terre australienne, égout terrible denotre civilisation ?

Ma mère ? Vous tomberiez juste,monsieur. Je n’ai jamais cesséd’aimer ma mère.

Mais cela suffisait-il ? Non. Mon idéeétait née…

Oh ! vous êtes habile, je ne suis pasde ceux qui le nient, moi ! mais vousaviez un système et un système estun canon percé aux deux bouts.

Vous n’avez pas réfléchi à ceci : quele probable est néant vis-à-vis deceux qui justement marchent au-dessus du probable.

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Dussiez-vous sourire encore et merendre les dédains dont vousabreuvent vos ennemis vulgaires, leconspirateur vous échappait, tandisque vous chassiez au malfaiteur.

Voilà que vos yeux brillent, maître,comme autrefois quand nous étionssur une piste. Ne vous réjouissezpas. La piste est bonne, mais elleconduit à une forteresse imprenable.

J’étais ambitieux, j’aimais la liberté,j’avais lu comme on dévore unpoème l’histoire des guerres del’indépendance américaine. Mon pèreavait été l’un des héros de cette lutte.Moi aussi je voulais porter un coup àl’Angleterre. J’allais en Australie

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pour prêcher ma croisade. Enfant !direz-vous. C’est juste ; j’étaisenfant. L’Australie aussi. Un désertne se révolte pas. Maisme voicihomme, et l’Australie atteindra, elleaussi, la puberté. Patience !

Il y a un rocher entre l’Australie etLondres qui s’appelle Sainte-Hélène… Vous tressaillez, cette fois,M. Temple ! Nous détestons lesmêmes hommes. Le régentd’Angleterre et ses suppôts vous ontcruellement insulté hier ; demain, ilsvous flagelleront. Voulez-vous vousvenger ?

Le vieillard avait tressailli en effet.Mais il releva son œil calme et clair

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en disant :

– Monsieur, on ne se venge pas d’unenation. Que Dieu sauve le régent ! Jesuis Anglais.

– Et gentleman aussi, GregoryTemple !… je suis fâché d’être votreennemi, prononça le jeune hommeavec lenteur.

Il écouta. Tout bruit avait cessé. Ladernière cheville de l’échafaud étaitposée.

– Le temps presse désormais, dit-il,j’achèverai ce que j’ai commencé,monsieur Temple. Je vous forcerai deme respecter si vous continuez de mehaïr. Vous êtes Anglais : je

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n’insulterai pas l’Angleterre. C’estdu reste un grand peuple pour avoirrépandu la haine et la terreur de sonnom sur la surface de l’universentier, malgré ce mot de liberté, chéride tous, qu’elle a inscrit la fois surson écusson féodal et sur sondrapeau envahisseur.

Ce fut mon premier travail :parcourir d’un regard la carte dumonde et chercher ceux qui, commemoi, détestaient l’Angleterre. D’oùj’étais, je voyais d’abord, versl’Occident, l’Afrique et l’Amérique,au travers de ces archipels confus del’Océanie qui ne connaissent pasencore d’autre oppresseur que

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l’Anglais. Du côté de l’Afrique,j’entendais deux voix : le chœurrauque des négriers anglais et lechant de ce cantique libérateur où setrouve cette strophe : « Détruisonsl’esclavage impie, afin de ruiner dumême coup les colonies françaises etles plantations yankees ! « Peum’importe le mobile secret. Je dis :Fille qu’elle est de deux péchéscapitaux, l’avarice et la haine, lasuppression de la traite des noirssera un des grands faits de ce siècleet le meilleur honneur del’Angleterre !

Du côté de l’Amérique, j’écoutail’hymne lointain de la délivrance qui

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se chantait depuis les confins duMexique jusqu’aux deux Canadas.C’était en anglais encore, cettepoésie :

« Nous sommes libres, mais nousvoulons perpétuer l’esclavage ! »

Au-devant de l’Afrique, je vis laFrance, non pas la France d’Europe,mais cette patrie lointaine qui a pourprotection le drapeau ; la colonie quiappelle la patrie sa mère, et celle-ciavait nom l’île de France. Le drapeaufrançais gisait à terre ; le drapeauanglais flottait au vent, portant sesplis comme un doigt indicateur verscette autre île, imperceptible pointperdu dans l’espace, où l’Angleterre

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fortifiait une prison et creusait untombeau. C’était encore la Francepourtant.

Vers le nord, je vis ces pays féeriquesqui, à vol d’oiseau, me séparaient del’Europe : un patrimoine françaisaussi, l’Inde, trésor du monde !L’ombre de Dupleix me montra,parmi les immenses contrées quebaignent l’Indus et le Gange, undomaine dérisoire par son exiguïté.

Mon regard franchit ces contréeséblouissantes, passa par-dessus laPerse menacée, et s’arrêta surl’incommensurable étendue de cetautre empire : la Russie, ennemigéographique et naturel de

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l’Angleterre. J’étais en Europe et jecherchais l’Angleterre. Je voyais lesEtats d’Allemagne où, malgrél’alliance temporairement nouéepour écraser la France, le nomanglais est abhorré. Je voyais l’Italieinstruite par l’esclavage del’Archipel, l’Espagne déshonorée parGibraltar, le Portugal tributaire, laHollande annihilée, la France railléepar ces deux îlots qui sont faits deson sable, Jersey et Guernesey, etParis conquis, tout plein d’habitsrouges, réduisant l’histoire de Franceà la journée de Crécy et à la trahisonde Waterloo !…

Plus loin, et séparés du reste du

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monde, comme dit le poëte latin, jevis enfin les Anglais chez eux : unepetite terre divisée en trois parties,dont l’une opprime les deux autres.Des ennemis partout, même à lamaison : ennemis meurtris, foulésaux pieds, mais implacables : leshighlanders au nord, les irlandais àl’ouest.

Sur ce tableau, je restai toutes lesheures d’une longue nuit, et mes yeuxfatigués ne virent plus rien qu’unaigle perché sur le roc de Sainte-Hélène, et qui regardait l’empire desIndes par-dessus le continentafricain…

Dans l’œil de l’aigle, je lisais cette

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pensée : Le cœur de l’Angleterre estdans l’Inde, et l’Inde, c’est quatre-vingt millions de vaincus sous lefouet de quelques milliersd’oppresseurs.

Et sur cette pointe de terre quiséparait l’aire de l’aigle du paradis àconquérir, sur ce cap, extrémité de laterre africaine, il y avait ces mots :Bonne-Espérance.

– Il s’appelle aussi le cap desTempêtes… murmura M. Temple, quiconcentrait désormais en lui-mêmesa profonde émotion.

Il voulait savoir maintenant ! Il étaitAnglais. A cette époque, le nom de

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Napoléon sonnait comme un tocsin àtoute oreille anglaise.

Le comte Henri se leva.

– J’en accepte l’augure, dit-il, lesyeux brillants et la tête haute. Tantmieux si la tempête vient. Je veuxpour alliés tous les tonnerres !

– Si vous n’avez pas d’autres soldatsque la foudre !… dit l’ancien détectifd’un ton provoquant.

Henri dépouilla la houppelande deRichard Thompson. Au lieu derépondre, il dit :

– Vous avez sur vous votre boîte ?

M. Temple l’avait annoncé lui-même.

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Il avait prononcé naguères cesparoles qu’il croyait adressées àThompson : « J’ai là tout ce qu’ilfaut pour vous transformer envieillard. »

La police de Londres était alorscélèbre dans toute l’Europe pourl’incroyable perfection de sesdéguisements.

M. Temple hésita… mais il voulaitsavoir ; et qu’importait undéguisement tant que la porte closerestait entre le comte Henri et laliberté ?

– Je suis faible et vous êtes fort,murmura-t-il. A quoi me servirait de

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vous résister ?

Il lui tendait, en parlant ainsi, unexemplaire relié de son fameux livreintitulé : l’Art de découvrir lesmalfaiteurs. Le livre était creux,comme la Bible du prétendu ministreanglican : il contenait couleurs,pinceaux, pommades et miroirs.

Dieu veuille pour vous, mon maître,dit Henri, que vous restiez sage ainsijusqu’à la fin, car nous aurons àpasser un moment difficile, et votretête est chaude… Pousserez-vous lasoumission jusqu’à me tenir laglace ?

– Non, répondit M. Temple.

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Henri prit le chandelier qu’il posasur le lit, auprès de la boîte, ets’agenouilla devant.

– J’ai des soldats, reprit-il encommençant paisiblement sa toilette,et vous auriez pu vous montrer plusobligeant sans crainte de trahir lacuriosité qui vous tient : mon envieest de ne rien vous cacher… Plusvous saurez, moins vous serez àcraindre… J’ai douze cents soldatsen Afrique, armés comme il faut,croyez-moi… J’ai quatre centssoldats dans un certain port desEtats-Unis… En France et enAngleterre, l’embarras sera pour letransport, car si j’avais une grande

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flotte, j’aurais une grande armée…mais nous serons en tout plus dedeux mille hommes en quittantSainte-Hélène. Dans l’Inde, trentemille Afghans nous attendent avecdix mille cipayes… Est-ce assez, lecroyez-vous, pour avoir une arméede cent mille hommes un mois aprèsnotre arrivée ?

Le pinceau glissait sur ses joues etautour de ses yeux.

Il n’est pas d’Anglais intelligent quine regarde l’Inde comme une mineincessamment chargée, à laquelle lamoindre étincelle pourrait mettre lefeu.

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Tout cela était-il fantasmagorie ouréalité ?

En réalité, jamais expéditiond’aventuriers, depuis les grandesguerres de la Tortue, n’avait pris desproportions aussi redoutables.

Le sang du vieillard bouillonnaitdans ses veines. Il dit en contenantsa voix :

– Et l’aigle n’aura-t-il que ses ailespour passer par-dessus le continentafricain ?

Henri recula pour voir l’effet de sapeinture.

– Aujourd’hui, dit-il, vous avez porté

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à tâtons un coup qui a failli noustuer.

– Dans Auction-Mart ?

– Précisément… Le patriotismeanglais est un grand sentiment, ettout grand sentiment a desinspirations. Vous avez agi comme sivous aviez su que la machine Perkinsétait un pétard destiné à faire sauterl’Angleterre.

– Une machine infernale !…, s’écriaM. Temple.

– Etiez-vous déjà à Scotland-Yardquand on envoya de Londres cellequi devait éclater contre le premierconsul, demanda Henri !… J’ai mis

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votre front sur ma tête, monsieurTemple, tenez ?

Il se retourna brusquement et leva lechandelier. Les rides du vieuxdétectif jouèrent.

– Il me semble que je me vois dansun miroir, monsieur le comte,balbutia-t-il.

– Celle-ci, continua Henritranquillement, cette machineinfernale, ne ressemble pas à l’autre.Elle est faite pour le combat, nonpour le meurtre. La frégate de guerre,percée de quarante-huit sabords, quidoit la recevoir dans ses flancs estconstruite et l’attend.

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– Ah ! fit M. Temple, construite ?

– Et armée, ajouta le jeune comte.

– En France ?

– Plus près que cela de Sainte-Hélène… et à portée des bricks deguerre, également à vapeur, qui serangeront sous son pavillon.

– C’est donc la Providence qui m’apoussé ! murmura l’ancien intendant.

Il essuya la sueur de son front.

– Vous comprenez à demi-mot, vous,monsieur Temple, reprit Henri quipoursuivait sa toilette avec un soinminutieux : ou la vapeur est uneutopie, ou c’est la grande invention

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des temps modernes ; dans lepremier cas nous échouons, et c’est àrecommencer… dans le second, nousnous rions de vos lourdes flottes.

– Ils me croiront cette fois ! s’écriaM. Temple qui joignit ses mainstremblantes ; ils seront bien forcésde me croire, quand je leurapporterai ce gigantesquetémoignage !

Henri donnait le dernier coup à sesrides.

– Avec cette machine, continua-t-il,Napoléon pourra être, s’il consent àson enlèvement, à Pondichéry troissemaines avant la nouvelle de son

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évasion de Sainte-Hélène. L’empirefrançais aux Indes, monsieurTemple ! ajouta-t-il, tandis que sonœil brillant éblouissait tout à coup leregard de Gregory. Etes-vous deforce à calculer l’infini…, et avais-jeraison de vous dire que j’allaischanger la face du monde ?

– Et c’est moi qui ai empêché cela !Que Dieu protége ma patrie ! s’écriaM. Temple les larmes aux yeux.

– Je n’avais que deux millions, dit lejeune comte, et je savais que le comteFrédérick Boehm était derrière vousavec sa fortune immense. A quoi bonlutter ? Mes deux millions ont servi àautre chose, et pendant que nous

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parlons comme deux amis, monsieurTemple, la machine descend laTamise sur un fin voilier.

L’ancien intendant de police fit unmouvement rapide, comme s’il etvoulu s’élancer vers la porte. Henrilui barra le chemin, et M. Temples’écria :

– Fou que je suis ! n’ai-je pas le reçude la maison Staunton, chez qui lamachine est emmagasinée !

– Dans votre portefeuille, je pense ?

– Sans doute.

– Et votre portefeuille est sur latablette de votre secrétaire, dans la

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chambre que vous occupez à Mivart-Hôtel, appartement du comteFrédérick Boehm… libres souscaution que vous êtes tous deux…Frédérick Boehm était votre alliéhier ; il vous a donné quatre-vingtcinq mille livres sterling… Cette nuit,il vous les a reprises, parce que, auprix d’un sourire de Sarah O’Brien…au prix de l’espoir d’un sourire,devrais-je dire, j’ai racheté le corpset l’âme du comte Frédérick Boehm.

M. Temple resta foudroyé.

Henri de Belcamp referma la boîte.La transformation était consommée.Sur son torse jeune et souple, ilportait, en vérité, la vieille tête du

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détectif coiffée de mèches grisâtres.

– Maintenant, mon maître, dit-il, lecalme de son accent prenant quelquenuance impérieuse, j’ai besoin devotre veste et de votre bonnet.

Le vieillard tressaillit de la tête auxpieds. Ses yeux éveillés et perçantss’arrêtèrent un instant sur le visagede son adversaire, puis ils devinrentmornes. La prunelle semblas’éteindre tout à coup derrière sespaupières demi-baissées. Puis encoreil lança vers la porte un regard debête emprisonnée.

Le comte Henri frappa du pied.

M. Temple fixa sur lui son œil terne ;

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ses sourcils eurent un froncement,tandis que toutes les rides de sonvisage se creusaient.

Il éclata de rire d’une façon sisoudaine et si inattendue qu’Henriresta stupéfait.

– Votre veste et votre toque,monsieur ! ordonna-t-il pour latroisième fois.

Aussitôt Gregory Temple sedépouilla.

– Vous m’auriez tué si tout cela étaitvrai ! prononça-t-il d’une voixstridente.

Et il rit encore.

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Henri avait déjà la toque sur la tête ;il gardait la veste à la main.

Il était si fort et si grand, l’autreétait si chétif et si faible, que l’idéedu meurtre ne pouvait naître sans unsentiment de dégoût.

– Si vous me faisiez obstacle en cemoment, monsieur Temple, réponditcependant Henri, et si je n’avaisaucun moyen humain de vous réduireau silence, cela est bien vrai, je voustuerais, car il faudrait la main deDieu lui-même pour m’arrêter dansla route où je marche… Mais, loin deme barrer la route, vous me servez,comme vous m’avez servi toute votrevie votre haine infatigable a sans

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cesse été mon salut… Sans vous,pourrais-je sortir d’ici, en laissantcette cellule vide ? Vous allez y tenirma place, comme j’y ai tenu celle deThompson… Vous m’avez donnez unplan du champ où sont enterrés Nollet Dick… Vous m’avez donné la clefde votre arsenal de preuves… et,demain, si quelque soupçon naissaitderrière moi, je vous laisse encore iciavec mission de l’étouffer.

– Aussi haut que portera ma voix,grinça l’ancien intendant de police,qui avait résisté trop longtemps àl’accès pour que sa fureur condenséen’éclatât pas enfin, terrible, je crieraitout ce que vous m’avez dit, assassin

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ou conspirateur ! Je vous dévoilerai,je vous démasquerai, ici, en France,partout !… Misérable insensé, sivous avez rêvé de mettre le feu aumonde, il fallait garder votre secret !Vous ne me tuerez pas sansrésistance, et pendant la lutte mavoix percera cette porte. On voustrouvera près d’un corps mort… Sivous m’épargnez, je parlerai ! vousêtes à moi, quoi que vous fassiez !vous vous êtes livré dans votreorgueil aveugle ! Je suis comme unver de terre auprès de vous, mais jesuis votre vainqueur.

Henri avait aux lèvres un sourireimplacable.

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– Vous voilà enfin comme je voussouhaitais, mon maître, dit-il en sepréparant à passer la veste degardien. Nous ne luttons pas commeles autres, nous deux, et, si je vousmets à mort à la fin, ce sera d’uncoup inouï, avec une armeinconnue… Parlez ! de par Dieu !enflez votre voix, criez… Quand onva vous trouver ici à la place deThompson évadé, affirmez que vousavez été joué par Jean Diable entreces quatre murs… Dites que JeanDiable est le comte Henri deBelcamp, et que le comte Henri deBelcamp, enfermé dans la prison deVersailles, vous a raconté sa vie cette

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nuit, à Newgate !… Ecrivez à Parisque Percy-Balcomb et le comte Henrisont le même homme, bien que lepère d’Henri et la femme de Percydisent le contraire… Envoyez desgens à Tivoli fouiller un terrain quisera vide… Faites ouvrir par la policevotre chambre de la rue Dauphined’où vos papiers se seront envolés…Ajoutez à cela l’histoire d’une flotteà vapeur et de soixante mille soldatarmés pour conquérir l’Inde… Vousai-je parlé de mes cent dix canons ?J’ai cent dix canons, entendez-vous,avec leurs munitions… Vous ai-jeparlé de mes dix mille fusils ?… J’aidix mille fusils avec leurs

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baïonnettes et leurs cartouches… Maflotte est prête. N’oubliez rien, vous,mon maître, vive Dieu ! n’oubliezrien ! j’ai besoin que vous disiez cela,que vous amalgamiez toutes cesfables, que vous entassiez toutes cesimpossibilités… Vous reconnaissez-vous, répondez ! Reconnaissez-vousvotre système ?… Je traite legouvernement de l’Angleterre commevos bandits traitent un détectif je luijette aux yeux, par vous, à pleinesmains, cette poudre d’absurdité quevous avez inventée ; j’épaissis entrelui et moi, grâce à vous, le brouillardd’invraisemblance… et, dans cebrouillard, ma machine glisse, mon

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artillerie roule, mes hommesmarchent… Le géant de fer et decuivre qui défiera vos vaisseaux àtrois ponts doit approcher deGravesend à l’heure où noussommes… la marée est pour lui et levent souffle du nord… La machine vadoubler Ramsgate, entrer dans laManche, gagner l’Océan… Mort dema vie ! votre système est grand,souverain, merveilleux c’estl’instrument d’Archimède avec unlevier facile… car, pour le fairemarcher, il suffit de confier sonsecret à un honnête hommepréalablement accusé de folie !

La gorge du détectif rendit un râle

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profond.

– Folie, si vous dites qu’un autre queThompson était enfermé dans cecachot ! poursuivit Henri qui nemodérait plus le sauvage éclat de sontriomphe ; folie, si vous parlez deJean Diable, à moins de donner cenom à Thompson lui-même ! folie, sivous faites voyager le prisonnier deVersailles sur un rayon de lunecomme un sorcier ! folie encore sivous mêlez Balcomb et Belcampdevant les gens qui connaissentBelcamp et Balcomb !… Les cadavresde Tivoli, rêves !… Les papiers de larue Dauphine, illusions !… et laflotte ! oh ! la flotte ! et les canons !

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… folie ! folie !… Les trois royaumesvont rire… folie furieuse, comme iln’y en a pas à Bedlam !

Il y avait une écume sanglante à labouche de Gregory Temple. Car toutcela était vrai.

Il l’entendait d’avance, ce cri de laprévention incurable, en face del’invraisemblance de sesdénonciations Folie ! folie ! Folie !

L’impuissance de sa rage arrivait àêtre une agonie.

Il voulut parler, il ne put ; sa voixétranglée resta dans son gosier. Sesyeux tournèrent blancs, les coins deses lèvres s’abattirent.

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Il ferma ses deux poings, il fit un pasvers la porte, il se dressa tout droiten un suprême effort, et s’affaissapesamment sur le carreau.

Henri lui tâta le cœur et attendit uneminute en silence. Sa physionomieavait changé ; elle exprimait unegrave commisération.

Au bout d’une minute, il soulevaM. Temple et le porta sur son lit avecprécaution. Il jeta sur lui lahouppelande de Thompson, aprèsavoir tourné sa tête vers la muraille.

– Holà ! Clarke ! Joseph Clarke !cria-t-il en battant la porte à coupsredoublés.

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Son regard guettait cependantM. Temple, que ce cri ne fit pointtressaillir.

La clef bruit dans la serrure.

– Je m’étais endormi, dit le gardien.Savez-vous qu’il n’est que temps !

– En route, Clarke, ordonna le comteHenri qui le repoussa dehors. Noussommes en retard… Tu reviendrasvoir le prisonnier qui a pris mal…Tiens, voilà cinq guinées.

– Merci, monsieur Temple… c’estpour la femme et le petit.

En arrivant au haut du corridor, leprétendu M. Temple lui dit

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rapidement :

– Clarke, s’il vous arrive malheur,allez chez M. Wood, dans le Strand…il y a pour vous un contrat de rentesde soixante guinées… Voyez auprisonnier !

Clarke resta ébahi. Par la fenêtre ducorridor, il entendit le guichet de laporte extérieure s’ouvrir, puis serefermer, et le pas rapide d’unhomme dans la rue.

q

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L

XV - L’aigle.

e jour se leva, brumeuxet triste, sur une de cesscènes qu’il faut avoirvues pour s’en faire uneidée, la fête d’Old-Bailey,dont la gloire toute jeune

éclipsait déjà les splendeurs deTyburn. Rien ne peut dire lagourmandise des curieux de Londrespour ces drames du gibet ; rien, si ce

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n’est, hélas ! la vogue hideuse quiaffole une partie de la populationparisienne les nuits d’échafaud.

Qui donc est ce public ? Au fond dece mystère il y a un horrible mot.Ceux qui savent prétendent que cepublic est le même exactement quecelui de nos théâtres. Ce quecertaines gens veulent bien appeler labasse classe n’est pas toujours enmajorité. On voit là de bonsbourgeois, emmitouflés chaudementcontre l’angine, des cigares animésdont quelques-uns sont bien de laHavane, des femmes, entendez-vous,je ne dis pas des dames, des femmesqui ont un nom sous leur voile ; on

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prétend cela. J’ai ouï dire quelquechose de plus incroyable : auxfenêtres de ces taudis qu’on loue,pour mieux voir, loges obscènes decet infâme spectacle, on aperçoit desvisages de jeunes filles.

Amour du monde, Paris, fleur etperle des cités, j’ai ouï parler debeaux petits enfants, amenés là entrele père et la mère ! Leur promet-onqu’ils reviendront s’ils sont biensages ?

Paris ! cœur de la terre !…

La charpente sombre sortait desfenêtres et pendait sur la foule : unefoule massée, pétrie, pressée comme

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les harengs dans la caque ; une de cesfoules qui tuent et noient. Cettecohue rendait un grand murmureessoufflé où l’on ne distinguait pointle râle des femmes asphyxiées. Lesfenêtres des maisons voisines étaientbouchées par les têtes etprésentaient d’étranges mosaïques,formées de visages juxtaposés, dontles yeux avides flambaient. Une autrefoule était sur les toits. Auxcorniches, des excentriques avaientaccroché des cordes et s’étaientpendus par la ceinture ou par lesaisselles, en face de la poutre où l’onallait pendre un homme par le cou.

A Londres, la gaieté est rare ; mais là

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il y avait de la gaieté. C’étaitvraiment un bon gros rire quicouvrait les cris d’angoisse oud’agonie. Quand la maîtresse fenêtrede la prison s’ouvrit enfin. Il y eut unlong grognement qui valait bien lesbravos que l’on accorde paranticipation à l’entrée d’un acteurfavori.

Cependant celui qu’on devait pendrepar le cou avait accompli à la lettreles instructions de son sauveur : ils’était dépouillé de sa douillette enpassant le pont de Londres, et,portant désormais le costume de toutle monde, il avait tué de son mieuxles heures de la nuit. Au moment où

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nos curieux l’attendaient, tuant letemps aussi à écraser des chiens etdes enfants, Richard Thompson,exact au rendez-vous, venait d’entrerdans le cabaret de l’Epée-de-Nelson,sur le quai du dock Saint-Sauveur, enface de la grande grue. Il était làdepuis quelques minutes à peinequand un jeune homme à laphysionomie franche et riante vintdroit à lui en disant : A l’avantage !

Richard ne se sentait pas le pied sûrtant qu’il touchait encore le sol deLondres. Maintenant qu’on lui avaitrendu l’espérance d’embrasserSuzanne et son enfant, la vie lui étaitdoublement chère. Il tendit sa main

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avec hésitation et répondit :

– Que cherchez-vous, bon cousin ?

– La Bible de mon maître, répliqual’inconnu.

– Et qui est votre maître ?

– Le révérend John Gravesend,adjoint au vicaire de Saint-James.

Richard entr’ouvrit sa redingote etmontra la Bible.

– Levez-vous donc, bon cousin, etsuivez-moi, dit l’inconnu. Je vaisvous mener à la fontaine.

Au bout du quai, il y avait une petitebarque avec deux rameurs. Le jourétait venu tout à fait, mais la brume

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épaississait. L’inconnu et Richarddescendirent dans la barque.

– Lieutenant, dit une voix qui fittressaillir Thompson, il vient depasser un canot plein d’hommes…mais je dis des hommes, là !… çavous avait des figures de vraislapins… Je ne pouvais pas bien voir,rapport à la brume, mais il y en a unqui a crié : Bonjour, caporal !

Richard s’était élancé vers le rameur.

– Pierre Louchet, s’écria-t-il en luisaisissant les deux mains.

Il ne put dire que cela, et il resta touttremblant.

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La figure du bûcheron exprima unejoyeuse surprise.

– La chance y est ! fit-il en clignantde l’œil à l’adresse du lieutenant.Depuis ce matin on ne voit que desgens de connaissance !… celui-là,c’est l’Anglais qui embrassait et quipleurait… le ton… son… vous savez ?… les deux écus… celui qui n’étaitpas le père du mioche… et qui avaitle petit portrait…

– Connaissez-vous donc ma femme etmon enfant, monsieur ? balbutiaRichard, en se tournant vers sonconducteur.

– Nage ! ordonna celui-ci qui prit la

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barre.

Puis il ajouta au moment où labarque entrait dans le courant dujusant :

– M. Thompson, je suis le frère deSarah, votre amie, et je suis l’ami devotre chère femme, qui habite lamaison de ma sœur… Appuie àbâbord, Pierre, méchant matelot !…

– On n’est pas du métier,lieutenant… Je n’ai appris quel’exercice.

Le petit Richard a bien dansé surmes genoux, reprit le lieutenant. Jem’appelle Robert Surrizy.

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– Ah !… fit Thompson. Et vous êtesle frère de Sarah !

– La folle vous avait parlé del’histoire du carnet ?… et du nom quiveut dire sourire ?… Le roman a finicomme cela… et un autre roman acommencé pour elle dont ledénouement sera, s’il plaît à Dieu, lebonheur… Mais nous reparlerons detoutes ces choses à bord, monsieurThompson, car, malgré la promessede mon nom, je ne puis plus parlerque du bonheur des autres.

Il donna un coup de barre pour éviterle câble d’une allège, et ajouta enétouffant un soupir :

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– Appuie, les fils ! appuie partout !

Quelques minutes après, entreDeptford et l’ile aux Chiens, labarque accosta le grand canot de laDélivrance, tout plein de ces figuresde vrais lapins dont avait parlé PierreLouchet. La Délivranceelle-mêmechauffait en avant du pont de labasse route de Deptford.

Cette fois Pierre Louchet reconnutles visages et faillit devenir fou.

– Le capitaine Gauthier ! le majorLointier ! le lieutenant Renault !… etle colonel aussi, saperlotte !… Vivequi qu’on va crier ?…

Au milieu de son transport, son

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regard rencontra, sur le pont dubateau à vapeur, une figure hautaineet calme. Il serra le bras de Robert.

– L’autre Anglais !… murmura-t-il ;celui qui écrivit le nom de la mèresur ma porte, et que M. Temple ditque c’est un assassin !

– Silence ! répondit Surrizy ; c’est legénéral !

A ce moment une clameur immense,faite de plaintes, de grognements,d’imprécations et de blasphèmes,partait d’Old-Bailey, le théâtre del’échafaud, et montait dans lebrouillard, qui heureusementdéfendait le ciel. Le spectacle était

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décommandé, on mettait une bandesur l’affiche ; ce n’était pas lecondamné qui était sorti par lafenêtre ouverte, ce n’était pas mêmele bourreau et ses aides ; moins quecela ; ce n’était pas non plus leshériff arrivant comme un régisseurdans l’embarras pour avouerl’indisposition ou l’absence d’unpremier sujet. Les charpentiersarrivaient pour démolir l’échafaud.

Oui, le cockney de Londres estsoumis aux lois ; oui, Londres encolère s’enfuit devant uncommissaire lisant le riot act sous laprotection de quatre constable armésde baguettes ; oui, Londres est doux,

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timide et pareil à ces enfants peureuxdont la maussade humeur s’apaise àla seule vue d’une poignée de verges ;mais, de par tous les diables ! il nefaut pas lui voler ses pendus !

Un meeting rassemblé dans un butfrivole, la politique, par exemple, oula religion, peut bien être dissipé parla lecture de l’acte sur lesattroupements ; mais un meetingréuni pour voir pendre !

Les gouvernements les plus fortsdoivent s’arrêter devant certainsexcès. Promettre une pendaison et nepas la fournir, c’est lâche ! Cesquinze mille citoyens qu’on adérangés en vain avaient leur vie à

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gagner. Et quand pendra-t-on, jevous prie ? Retrouve-t-on l’occasionperdue ? On peut avoir affaire uneautre fois.

Il y eut des vitres cassées. L’émeutehurla sous les fenêtres de MansionHouse. Les constables arrêtèrentcourageusement un Français égaréqui demandait son chemin, unevieille Irlandaise aveugle et leprésident d’un club de tempérancequi, pour un peu trop d’eau-de-viequ’il avait bue, essayait de soutenirles murailles chancelantes de la tour.

Sans cette conduite ferme desconstables, on ne sait pas ce quiserait arrivé.

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L a Délivrance, déployant derrièreelle son long étendard de fumée,glissait déjà devant Gravesend etdépassait dans sa course légère tousces fins voiliers de la marine anglaisequi étaient alors sans rivaux dans lemonde entier. Sur le pont il n’y avaitque l’officier de quart et les hommesnécessaires à la manœuvre. Au salon,tous ceux qui avaient droit deprendre part au conseil étaientrassemblés.

A l’issue du conseil, le comte Henriprit la main de Frédérick Boehm et lamit dans la main de Robert Surrizy.

– Voici l’homme que votre sœurSarah aime depuis son enfance,

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malgré les événements et malgré elle,dit-il à Surrizy. Il avait seize ansquand votre père est mort. Il seravotre frère. Sa volonté est de vousrestituer les biens du général.Maintenant que les comtes Albert etReynier ne sont plus, moi seul aumonde puis vous expliquer certainsmystères ; la lumière sera faite, siDieu me laisse le temps, et vousporterez, M. Surrizy, le nomd’O’Brien, qui vous appartientcomme à Sarah. Ma vie a étélaborieuse, vous le savez désormais,et c’est mon excuse. Depuis desannées, je ne me souviens pointd’avoir perdu une heure. Il se peut,

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Surrizy, car chacun de nous voit autravers de sa propre passion, il sepeut que vous gardiez rancune aucomte Frédérick, innocent desmalheurs de votre famille. Souvenez-vous qu’il est votre chef dans notrehiérarchie, et qu’à l’heure où bientôtnous dirons tous adieu à l’Europepour livrer notre grande bataille,c’est lui qui nous fournira notremeilleur drapeau : grâce à FrédérickBoehm, le roi de Rome etl’impératrice Marie-Louise seront ànotre bord.

– Je n’ai pas de rancune, dit Robert,les yeux fixés sur le noble visage decomte Boehm. S’il veut, je puis être

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son frère en effet, car vous avez ditvrai, Belcamp, et Sarah m’avait déjàparlé de lui.

Une nuance rosée vint aux pâlesjoues de Frédérick Boehm.

– Mourir aimé et mourir encombattant !… murmura-t-il avec unsourire qui chantait son extase.

Mais il y avait un autre cœur quicherchait Surrizy. Quand lesembarcations devinrent plus raresdans la Tamise élargie, ils serassemblèrent tous trois sur l’un desbancs qui bordaient le grandpanneau, Surrizy, Frédérick etRichard. Richard et Frédérick se

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disputaient la parole : l’un disaitSarah, l’autre Suzanne ; ilsépanchaient leurs espérances et leurbonheur dans cette pauvre âme desoldat qui n’avait plus ni bonheur, niespérances, et qui pourtant, elleaussi, murmurait un nom auquelnulle voix ne faisait écho : Jeanne !Jeanne !

– Mourir aimé ! pensait-il enrépondant aux questions avidementégoïstes de ces deux amours, mouriren combattant !

Puis il ajoutait en lui-même, dans lavaillance de son cœur :

– Moi, je suis le fiancé de mon épée,

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et c’est en mourant que j’aurai monvrai sourire !

Et il leur disait, à ces heureux :

– Sarah est belle comme la fleur sousla rosée ; Sarah vous aimera ; Sarahvous aime… Suzanne a bien pleuré ;dans sa prière de ce matin, Dieu a dûmurmurer à son oreille : Tonbonheur est en route… Pour quid’elle ou du petit Richard sera votrepremier baiser ?

Ils n’entendaient pas le soupir quis’étouffait tout au fond de sapoitrine.

On avait doublé Thanet. Ramsgatefuyait déjà sur la droite. Le

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brouillard restait à Londres, icic’était le grand soleil.

A perte de vue, sur la Manche, onn’apercevait en ce moment qu’ungrand navire courant sous toutesvoiles vers le sud.

Henri monta au banc de quart etcommanda :

– Tout le monde sur le pont !

Chacun vint et tous ces vieux soldatsavaient leurs uniformes ; Henriportait le grand cordon de la Légiond’honneur par dessus ses habits.

On gagnait sur le navire, dontl’arrière avait ce nom nouvellement

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inscrit : l’Aigle.

En arrivant par son travers, Henricommanda de hisser le pavillon.

Le drapeau tricolore flotta à la corned’artimon de la Délivrance,et descouleurs pareilles montèrent àl’arrière de l’Aigle.

Ce ne fut qu’un instant, mais surtous ces visages bronzés des larmesroulèrent.

On pouvait voir, entre le grand mâtde l’Aigle et son mât d’artimon, lepont défoncé sur une longueur deplusieurs mètres. Par cette ouverturepassait le dos brillant de la machinePerkins, dont le cuivre et le fer

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ruisselaient au soleil.

Autour de la machine cinquanteofficiers français étaient rangés.

Henri se découvrit et mit la main sursa poitrine. Un seul cri, un grand cri,passa de l’un à l’autre navire : Vivel’empereur !

Pus les deux pavillons tricolorestombèrent. L’Aigle mit son cap ausud-ouest, et la Délivrance poursuivitsa route vers les côtes de la France.

q

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C

XVI - Rendez-vous.

inq jours s’étaientécoulés depuisqu’avaient eu lieu àl’hôtel de France deVersailles lespréliminaires du mariage

de Jeanne avec Percy-Balcomb.

Nous sommes à Miremont, dans lamaison de la veuve Touchard.

Le jour baissait. Germaine et Jeanne

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étaient sous la petite tonnelletapissée de chèvrefeuilles, d’où l’onapercevait de profil le paysagecharmant plusieurs fois décrit dansces pages. Ce n’étaient point ici lesvastes aspects de la clairière, située àmi-chemin de la Croix-Moraine, et cen’était pas non plus l’horizoncomplet que voyait le château. LePrieuré, assis à mi-côte avait devantlui le parc de Belcamp, bordé par lacourbe de l’Oise. L’œil s’arrêtaitd’un côté aux collines qui montentvers l’Isle-Adam, de l’autre à cesfouillis de verdure sur lesquelstranchait le vieux moulin avec sonarche antique.

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Madame Touchard avait le curé. Ilss’asseyaient tous deux sur le banc debois, encadré dans les rosiers, quis’adossait à la maison, entre les deuxfenêtres du salon. La tante avaitdéposé son ouvrage, sur l’avisamical du bon prêtre disant : « Machère dame, vous vous perdez lavue, » et ils causaient tous deux,tandis que par derrière la servanteallumait au salon.

Jeanne et Germaine causaient aussi,mais à voix basse. M. le curé, autravers de la cloison en fleurs, avaitessayé vainement deux ou trois foisd’entendre un peu ce qu’ellesdisaient.

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Germaine était toute rose, Jeanne,calme et douce, avait sa belle pâleur,Germaine n’écoutait guère laconversation du prêtre et de latante ; Jeanne en saisissait parfoisquelques mots qui la faisaient plusdistraite.

– Mais enfin, dit Germaine, tul’aimais, je m’en souviens bien.

Je l’aime encore comme je l’aimais,répondit Jeanne. C’est pour moi unfrère.

– On n’épouse pas son frère, et tu telaissais très-bien marier avec lui.

– Je le savais franc et noble commel’or. Sa femme sera heureuse.

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– Voilà ! s’écria Germaine dont lepetit pied colère frappa le sable, moij’ai été une inconstante, une infidèle,une capricieuse et tout ce qu’onvoudra, le jour où j’ai dansé avec lecomte Henri de Belcamp… et toi,parce que tu as toujours de bellesraisons à ton service, tu as mis decôté le pauvre Robert, sans quepersonne ait soufflé mot… pas mêmelui !…

Il y eut un silence pendant lequel latante dit au curé :

– Des hommes qui n’avaient pas defamille, vous comprenez…certainement, cela peut prêter à lamédisance, mais on voit tous les

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jours des testaments pareils… Feuma sœur avait le ton et les manièresd’une personne comme il faut,malgré l’état qu’elle faisait…M. Robinson et M. Turner étaientcousins tous les deux et avaient lemême héritier : un vrai scélérat, à cequ’on dit… et c’était sans doute unemanière de le déshériter…

Le curé murmura :

– C’est toujours une bien étonnantehistoire !

– Robert est le meilleur des hommes,pensa tout haut Jeanne.

Puis elle ajouta en souriant :

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– Non pauvre Laurent n’a-t-il pas euraison d’avoir peur ? Tu as été bienprès d’aimer le comte Henri,Germaine !

– Moi ! s’écria la fille de l’adjointPotel avec indignation, je n’aimepersonne !

– Excepté Laurent, j’espère ?

Germaine dit avec une rancuneconcentrée :

– Depuis que vous voilà richescomme des puits, vous n’êtes plus lesmêmes !

– Il n’y a que moi de riche, prononçaJeanne d’un accent rêveur.

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Germaine repartit presquesèchement :

– Ca n’en est que plus drôle !

– Je croyais comme vous, disait latante, que les choses auraient traînéen longueur, et que nous allionsavoir des affaires bien embrouillées,mais tout cela s’est fait comme parenchantement, Jeanne étaitémancipée d’avance, vous savez ?

– Et qui vous avait mis cette idéed’émancipation en tête ?

– M. le comte Henri de Belcamp.

– A quelle occasion ?

– Dès le premier jour… Ma sœur

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Constance avait ses hommesd’affaires à Londres : un M. Daws,qui était dépositaire des deuxtestaments, et un M. Wood… quelquechose comme un avoué. C’est ceM. Wood qui a pris la direction detout cela. En moins de deux mois,tout a été fini, et Jeanne pourraitmaintenant, si elle voulait, toucher latotalité.

– C’est bien toi plutôt, reprenaitGermaine, c’est bien toi qui as étésur le point d’aimer le comte Henri !Moi, il me faisait peur, voilà tout…,je le trouvais trop beau, et toute cettehistoire de sa Georgette, enAustralie, c’était pour toi… Comme

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c’était joli quand il la racontait !…,et puis il t’avait sauvé la vie ?… Va,Jeanne, je n’étais pas jalouse ; s’ilavait dû aimer quelqu’un ici, c’étaittoi !

– Jalouse ? répéta Jeanne ensouriant.

Germaine rougit jusqu’au blanc deses jolis yeux.

Mais il faisait brun déjà, et les deuxfenêtres du salon brillaient,montrant le petit ameublement,forme empire, en merisier recouvertde laine jaune. Germaine pensa qu’onne verrait point sa rougeur.

– Tout cela pour épouser M. Percy-

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Balcomb ! reprit-elle d’un petit tondégagé. Tu nous diras quelque jourle mot de l’énigme, ma bonne, n’est-ce pas ?

Elle regarda Jeanne, qui étaitrêveuse, et jeta ses deux bras autourde son cou en murmurant :

– Je ne sais pas pourquoi je parletoujours de cela !… Tu es la meilleurecomme la plus belle… C’est l’idéeque j’ai que dans le monde entier iln’y avait que toi pour Henri et queHenri pour toi… Gronde-moi si tuveux, j’ai besoin de le dire àquelqu’un : Eh bien ! oui, si Henrim’eût aimée par hasard, je seraisdevenue folle… Si j’étais homme, je

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voudrais le servir comme unesclave…, et j’ai dit à ton frère que jeserais sa femme s’il se dévouait àHenri !

Elle s’arrêta frémissante.

Jeanne lui mit sur le front un longbaiser et murmura :

– Ne dis cela qu’à moi, Germaine…

La voix du vieux prêtre s’élevait.Moins que jamais, Germaine écoutaitde ce côté, il n’y eut que Jeanne àentendre.

– Dès le premier jour ! disait M. lecuré avec étonnement ; il vous aparlé de ces deux successions dès le

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premier jour !

Comme de deux éventualités plus oumoins éloignées, répondit la tante.

– Et il vous demanda les actes denaissance ?

– Vous savez, nous étionscruellement gênés à la maison…Depuis la mort de la mère, les deuxenfants étaient pour moi une lourdecharge… on se plaint…, onbavarde…, je disais des choses que jene comptais pas faire… je parlais demettre les deux enfants à la porte.

– Ce fut dans cette premièreconversation qu’il vous conseilla defaire émanciper Jeanne ?

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– Ce jour-là ou le lendemain…

– C’est grave, dit M. le curé.

– Pourquoi grave, puisqu’ilfréquentait ma sœur à Londres etqu’il connaissait ses affaires ?

Le vieux prêtre fit sonnerviolemment sous sa main lecouvercle de sa tabatière.

– Madame, s’écria-t-il comme malgrélui, votre sœur aussi est morteassassinée !

La tante recula sur son banc.

– Qu’as-tu, Jeanne ? demandaGermaine ; tes mains deviennentfroides.

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– On vient chercher mademoiselleGermaine, dit la domestique à laporte du salon.

M. le curé se leva.

– Malheureuse histoire, ma bonnedame, conclut-il. Dieu me garde desoupçonner le fils de notre dignemaire ! Mais… mais…

– Mais quoi ? demanda la tante avecune certaine velléité de bataille.

– Germaine, mon enfant, interrogeale vieux prêtre à haute voix, avez-vous le bateau ?

– Oui, monsieur le curé.

– Adieu donc, ma bonne dame, dit ce

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dernier non sans précipitation. J’aimon rhumatisme et je ne serai pasfâché d’éviter le détour du pont dumoulin, qui m’allonge d’un bon quartde lieue… La paix soit avec vous !

La tante resta maussade et pensive.Le curé baisa Jeanne en silence,pendant que Germaine nouait lesrubans de son chapeau de paille, etils partirent tous les deux,descendant droit à la rivière où lejardinier de l’adjoint Potel attendaitavec le bachot.

A peine avaient-ils dépassé le coudedu sentier que Briquet se montra àl’autre bout du jardin. Jeannes’élança à sa rencontre. Elle ne parla

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point cependant, et ce fut la tante quidemanda :

– Avons-nous de meilleuresnouvelles, ce soir ?

– Voilà une vieille bête à qui jejouerai un tour de ma façon avant lejugement dernier, cette madameEtienne ! répondit Briquet. Cadevient monotone de m’appelertoujours M. Trompe-d’Eustache…une simple cuisinière n’en a pas ledroit !… Pour les nouvelles, M. lemarquis va toujours de même. Lesmédecins de Pontoise n’y entendentgoutte, voyez-vous ; on n’a de bonsremèdes qu’à Paris… Le pharmaciend’en face de chez nous, rue Dauphine,

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vous mangerait cette fièvre-là endeux douzaines de pilules !…

– Il a passé une mauvaise journée ?interrogea la jeune fille avecémotion.

– Est-ce qu’on sait dans c’te maison-là ? Ca a l’air d’une grande morgue !Pierre et mademoiselle Fanchettepoussent des soupirs ; Anille et Julotvont jusque dans le bas parc pours’entrefaire la cour avec des griffes…C’est si godiche la campagne !…Madame Etienne vous a des airsd’enterrement et parle de ce qu’on fitpour la pompe funèbre de sonancienne dame… Le médecin estinstallé au salon, où il prend son

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café toute la sainte journée… Pierrea dit qu’il y avait plutôt un petit peude mieux…

– Ah !… fit Jeanne ; et avez-vousdemandé s’il voulait me recevoir ?

– Personne n’entre dans sa chambre,excepté la Madeleine, la mère deM. Robert… encore une qu’est d’unegaieté à faire dresser les cheveux surles têtes depuis longtemps chauves !

– On ne vous a rien dit de M. lecomte Henri ? interrogea la tante.

– Pas soufflé !… La cuisinière faitses embarras, rapport à un méchantbarreau de la grille que j’ai enjolivéde mon nom avec une lime… qu’on a

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découvert que je m’en étais serviparce j’avais aussi regravé Briquetsur le manche… Y a donc de quoifouetter un chat !

– Et la poste ?

– Rien des bureaux ! répliquaBriquet. – Je fais toujours mesplaisanteries spirituelles de Paris,comme si c’était compris dans lefond des campagnes !… Rien de rien,quoi !… C’est drôle d’avoir troismaîtres au soleil et de n’en plus voirla queue d’un… pas mêmeM. Férandeau !… Dites donc ! jemangerais une bouchée sansrépugnance après ma course.

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On l’envoya souper.

En gagnant la cuisine, il se frotta lesmains avec énergie en disant :

– N’empêche que je l’ai mis tout aulong sur la boîte aux lettres !

Sous-entendu son nom de Briquet.

Passion étrange et puissante commecelle qui entasse les chiffons sous lenom d’autographes ! J’ai connu unancien fabricant de boîtes à musiquequi collectionnait des boutons.

Il était à son aise et coupait lesmoules sur le dos des laquais, auparterre des théâtres.

– Je ne suis pas inquiète de

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M. Balcomb, dit la tante : nous nepouvons pas avoir le courrier deLondres avant demain soir… Maiston frère… et ces messieurs.

– Trois étourdis !… murmura Jeanne,comme pour esquiver la nécessitéd’une réponse.

– Certes, certes, fit madameTouchard, et quelquefois biengênants… mais c’est égal, la maisonsemble triste et trop grande.

Jeanne prit sa lumière.

– Déjà ! s’écria la tante étonnée.

– Je suis lasse, répliqua la jeune fille.

– J’aurais voulu te parler affaires,

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mon enfant ; cet argent que tu asdans ton secrétaire…

– Demain, ma tante, je suis lasse.

Elle tendit son front au baiser demadame Touchard, et montal’escalier de sa chambre.

Sa chambre était restée simplette etpauvre comme au temps où sa tantel’avait à sa charge. Il y avait un petitlit avec des rideaux de calicot blanc,une commode de noyer, un vieuxsecrétaire et quatre chaises de paille.Pour ornements, un enfant Jésus surla commode et une Vierge dans laruelle.

Elle avait des millions et elle était

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par contrat la femme d’unmillionnaire.

Dans ce vieux petit secrétaire, à latablette tremblante, on avait enferméaujourd’hui même des titres quivalaient deux cent mille francs derentes.

Jeanne déposa sa bougie sur lacommode et ouvrit sa fenêtre. Lafenêtre avait la même vue que lejardin, plus large seulement et plusnette. Le Prieuré, comme l’indiquaitson nom, était une vieille demeure :la chambre de Jeanne avait un balconen tourelle avec une balustrade defer. Jeanne mit une chaise sur lebalcon et s’assit.

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La nuit était venue tout à fait. Lalune rouge s’élevait derrière lescollines barbues. Le ciel, où quelquesnuages blancs voguaient aveclenteur, avait des teintes profondes,car cette lune, large et terne commeun grand disque d’airain, ne dardaitpas encore de rayons.

Jeanne croisa ses mains sur sesgenoux. Elle avait toujours sonvêtement de deuil. Son visage étaittriste et des soupirs soulevaient sapoitrine.

Je ne sais dire pourquoi elle étaitainsi plus belle. Dans cette nuitéclairée par les vagues reflets dubougeoir et par les lueurs qui

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montaient de l’horizon, il y avaitautour de sa jeune tête mélancoliqueet si pure un angélique reflet. Lespoëtes ont vu de pareils visages autravers de l’extase ; les peintresaussi, qui sont des poëtes avec uninstrument plus grossier. Moi, je lareconnus un jour dans un chant deBeethoven ; une autre fois, j’aperçusses noirs cheveux qui flottaientparmi les sobres et divins accordsd’une sonate de Mozart.

Elle était la beauté qui est leur rêve àtous, la beauté une et souveraine. Jesais ce que c’est que la beauté : c’estcette argile que la main de Dieumodela, chauffée jusqu’à la

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transparence et montrant lesrayonnements de l’âme.

Les regards de Jeanne se perdaientdans la nuit.

Il y avait deux lumières parmil’ombre, l’une tout près, l’autre aulointain, la première dans la pauvrecabane de Madeleine Surrisy, laseconde au château de Belcamp.

Jeanne regardait ces deux lumières.

Un soupir souleva sa poitrine. Elleenvoya un baiser vers le château enmurmurant ces deux mots : monpère !

Elle détourna ses yeux de cette autre

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lueur qui venait de la cabane.

Les bruits du dehors allaientmourant.

Au dedans, on entendait encore lavoix des domestiques, et les paslourds de la tante vaquant à dessoins d’intérieur.

Le clocher invisible et perdu, commele village, dans l’ombre de la montée,sonna neuf heures. Le moulin cessade chanter, et l’on commença d’ouïrle cours de l’eau.

Jeanne était immobile comme unesombre et délicieuse statue.

– Encore quatre heures ! murmura-t-

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elle quand le clocher eut fini deparler.

Elle se leva et vint s’agenouiller au-devant de son lit. Elle prialongtemps, les yeux fixés sur l’imagede la Vierge. Quand elle s’assit denouveau sur le balcon, les deuxlumières brillaient encore, seulesdans le paysage qu’enveloppait lanuit.

La brise des soirs ridait maintenantun blanc ruban d’argent quifestonnait le bas de la colline. Lalune avait monté. Le ciel palissait etvoilait les feux diamantés de sesétoiles.

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Dans la maison les bruits setaisaient, enflant ces autres sonsvagues qui viennent des ténèbres etdont l’accord murmurant s’appelle lesilence.

Dix heures sonnèrent, puis onzeheures. Minuit tinta ses douze coups,pendant que la lune, au plus haut desa course, glissait, nef muette etsplendide, parmi l’écume des nuées,Jeanne restait sur le balcon, et lesdeux lumières brillaient toujours.

– Madeleine veille, prononça Jeanne,tressaillant au son de sa propre voixqui rompait le silence. Mon pèresouffre…

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A une heure moins le quart, ellerentra et prit dans son secrétaire uneliasse de papiers qu’elle serra dansson sein ; elle avait dans l’expressionde ses traits une grave mélancolie,point d’agitation, point de crainte.

Elle ouvrit sa porte sans hésiter, elledescendit l’escalier en prenant desprécautions pour n’être pointentendue, mais d’un pas ferme. Ellesortit : le gros chien de garde vintjapper à ses pieds. Au dehors, etquand elle eut refermé la porte de lacour, le sentiment de la solitude lasaisit en même temps que le froidpeut-être. Elle hésita, elle restafrissonnante à deux pas du seuil,

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mais ce ne fut qu’un instant, etbientôt elle prit sa route vers lechemin de halage. Une fois au bordde l’eau, elle suivit résolûment leplan nivelé qui menait au moulin.

A sa droite la façade blanche duchâteau neuf brillait comme unpalais de marbre.

En arrivant au pont du moulin, dontle tablier frêle, posé sur de massifssupports, tremblait au choc de lachute, elle s’arrêta et s’accoudacontre la balustrade vermoulue. On yvoyait là comme en plein jour. Sonœil suivit le fil de l’eau jusqu’àl’atterrissement planté de saules, oùses yeux en se rouvrant, avaient pour

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la première fois rencontré le regarddu comte Henri.

Puis elle reprit sa marche, mais il yavait une larme sous sa paupière.

Elle allait maintenant dans ladirection du vieux château.

A deux cents pas du moulin, elletourna sur la gauche pour entrerdans cette grande prairie oùMadeleine Surrizy avait entrevu deuxombres, le soir où elle porta la lettredu marquis à la poste de Saint-Leu,la lettre qui mandait Gregory Templeau château. Elle traversa toute laprairie et gagna l’avenue quidescendait de l’esplanade à l’Oise, en

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face de la maison de Madeleine.

Là elle s’arrêta et s’assit sur le troncdu vieil arbre déraciné.

Ses deux mains s’appuyèrent contreson cœur.

Elle attendit. C’était un rendez-vousdonné au lieu même où s’étaientéchangées les premières parolesd’amour, douces choses dont l’écho,réveillé dans ce silence, faisaitencore palpiter son cœur.

Le soir du contrat de mariage, àVersailles, Henri lui avait dit : Danscinq jours, à une heure du matin, jeserai là.

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Chaque lieu a non-seulement sonaspect, mais ses saveurs aussi et sonlangage. Revenez au pays aprèslongtemps, c’est le parfumparticulier de l’air qui le premiervous saisira le cœur, avant même lescaresses du paysage ; puis ce seraquelque son familier, le timbre d’unehorloge dont le carillon forme unaccord à quoi rien ne ressemble, laplainte d’une cascade, le choc d’unmarteau, emmanché peut-être à unepauvre main qui a bien faibli depuisle temps ! Une fois, dans un jardin oùj’avais rêvé le songe heureux del’adolescence, j’ai pleuré ; deuxgrosses branches frôlaient l’une

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contre l’autre, tout en haut d’untilleul : je reconnaissais l’instrumentmonotone et mystérieux qui jadisaccompagnait le chant de monpremier rêve…

La nuit était douce et calme commecelle de l’autre rendez-vous. Jeanneécoutait la même brise dans lesmêmes feuillages, et l’Oise tranquillemurmurant la même caresse à sesrêves. Jeanne laissa tomber sa têteentre ses mains. Une angoisse luiétreignit l’âme. Pourquoi ?…

Au lointain, vers l’Isle-Adam, unbruit se fit, mais si loin que l’oreilleen percevait à peine la nature. C’étaitpeut-être le trot cauteleux d’un gibier

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sous bois : mais le vent soufflait dunord-est. Non, non, cela sonnaitautrement que le sabot mignon d’unchevreuil ; c’était bien le fer d’uncheval broyant le sable de la route.On distinguait déjà la batterie dugalop. Voici qu’une ombre rapideglissait sur le chemin de halage.

Les planches du vieux pontretentirent, et le chien du meunieraboya.

– Henri !…

– Ma Jeanne chérie !…

Il y eut un long baiser silencieux.

Puis, comme l’autre fois, ils

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s’assirent l’un près de l’autre, tandisque le vaillant cheval, dont les flancsfumants avaient le manteau d’Henripour couverture, restait dans l’herbesans même être attaché.

– Jeanne, ma femme bien-aimée, ditHenri dont le visage parlait defatigue, mais en même tempsrayonnait l’enthousiasme, nos joursd’épreuve sont à leur fin. Tandisqu’ils poursuivent ici l’ombre d’uncriminel, le soldat combat etremporte ses obscures victoires,prélude d’un immense triomphe.Dieu est avec nous et conspire. Touta réussi : nos hommes sontembarqués, la machine Perkins

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vogue vers les côtes de Guinée… etmoi je reviens subir ma dernièreépreuve pour m’élancer, libre et fort,à la tête de mon armée !…

Jeanne donnait son beau front à sesbaisers, mais elle restait silencieuse.

– Libre !… murmura-t-elle enfin dansun profond soupir, vous êtes libreaujourd’hui, Henri… mais demain…

– Aujourd’hui je suis enchainé parma promesse et mon devoir, Jeanne ;demain cette chaine sera rompue…

– Ecoutez-moi, interrompit la jeunefille avec effort, j’ai sur moi toute mafortune, toute cette fortune dont lasource est un deuil et un tourment.

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Prenez-la et fuyez.

Elle entr’ouvrait sa mante etprésentait à Henri ces papiers retirésde son secrétaire.

– Fuyez !… répéta Henri.

Il s’était reculé comme si une mainbrutale l’eût blessé en le repoussant.Une pâleur mortelle couvrait sonvisage.

– Vous n’avez pas même dit fuyons !ajouta-t-il.

S’il faut le dire pour vous persuader,Henri, murmura Jeanne, fuyons ! oh !fuyons bien vite : je suis prête !

Il se rapprocha et mit la main froide

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de Jeanne contre ses lèvres quibrûlaient.

Et cependant vous savez toutdésormais, prononça-t-il de cettevoix vibrante qui attachait comme unlien, qui enveloppait comme un rêt,et dont l’accent descendait siprofondément dans le cœur ; – àvous seule ici-bas j’ai donné monsecret tout entier… et c’est vous,Jeanne, qui me conseillez de fuir !

– Je vous le demande à genoux,Henri, parce que je vous aime et quej’ai peur.

– Qui n’a plus confiance en moi nem’aime pas, Jeanne ! murmura le

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jeune comte, dont la tête s’inclinasur sa poitrine.

Les deux mains de Jeanneétreignirent son cœur.

– O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, tandis que deux grosses larmesbrillaient en roulant sur sa joue,peut-on donner plus que saconscience à celui qu’on aime !…

Puis avec le froid de la grandepassion, elle ajouta en se tournantvers Henri :

– Ma fortune n’est rien, je la déteste ;ma vie est peu, car je voudraismourir ; mon honneur… Je suisfolle… Je souffre… les mots de ma

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prière brûlent ma bouche et moncœur… Je vous aime… Je hais le jouroù je vous ai vu… Je suis simalheureuse que j’espère parfois enla pitié du monde… et je suis siheureuse que j’ai peur des jalousiesdu ciel !… Je veux aller avec vous enhaut ou en bas ; il y a une chaîneautour de mon cœur ; je vousappartiens ; vous me cachez mareligion, vous êtes ma conscience… Ya-t-il plus à donner, dites, dites ! jevous le donnerai.

Elle appuya sa tête contre le seind’Henri qui battait violemment. Maisil affermit, par un effort violent, savoix qui tremblait, et dit avec une

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tristesse austère :

– Jeanne ! ce n’était pas ainsi que jevoulais être aimé.

Un sanglot souleva la poitrine de lajeune fille.

– Mon Dieu ! mon Dieu !… répéta-t-elle du fond de son angoisse.

Il reprit lentement.

– Je ne voulais pas que ma femmepleurât, je ne voulais pas que mafemme souffrît, je ne voulais pasqu’un trouble ou qu’un doute semêlât, le soir, à la prière de mafemme. Je ne voulais pas qu’elle dîtou qu’elle pensât : Je ne sais plus ce

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que c’est que l’honneur. Je ne voulaispas être entre elle et sa religion, etj’avais choisi sa conscience pour êtrela mienne.

Jeanne se couvrit le visage de sesmains.

– Quand vous êtes là, je crois…murmura-t-elle.

– Je voulais que ma femme n’eût pasbesoin du son de ma voix ou de lapersuasion de ma parole pour croire,car je puis n’être plus là et manquerà cette tâche de servir sans cessed’appui à une confiance chancelante.La porte de mon cachot peut semurer, je puis mourir…, et je voulais

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que, prisonnier ou mort, ma femmefût ma volonté même, active et libre,hors de ma prison et au-delà de matombe. Je voulais de l’amour,puisque j’aime, mais entre vous etmoi, Jeanne, quelque chose devaitdominer l’amour même : c’était lafoi.

Elle jeta ses bras frémissants autourde son cou.

– Pardon, balbutia-t-elle dans seslarmes, pardon et pitié ! Je n’étaispas digne de vous aimer !

– On dit cela quand on n’aime plus,Jeanne, répliqua Henri dont l’accentse fit plus douloureux et plus amer.

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Alors elle se laissa glisser à deuxgenoux, et s’écria parmi ses sanglotsqui éclataient :

– Vous êtes perdu, Henri ! Je vousdis qu’il faut fuir… non pas seul…,tous deux ; oh ! oui, tous deux, car jeveux me perdre avec vous !

q

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L

XVII - Mémento.

e comte Henri s’inclinasur le front de Jeanne, ohil mit un baiser. Toutel’émotion de sa voix avaitdisparu quand ilrépondit :

– Que ne disiez-vous qu’il s’agissaitd’un danger nouveau, Jeanne ? Jevous ai avoué dès le premier jour quema vie était le danger même, et qu’il

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n’y avait rien en ma vie qui ne fûtdanger, danger de honte, de chute etde mort ! Je vous ai avoué cela biensimplement et bien sincèrement,comme on discute dans le monde,entre époux sages, les fortunes et lespositions avant de passer le contrat.Je vous ai avoué cela pour que vouspuissiez prendre une décision enpleine connaissance de cause ; maisje ne m’abuse pas ; ces précautionsloyales n’étaient pas suffisantes. Onn’inculque pas en une fois à unechère enfant comme vous cetteterrible idée du danger permanent,habituel, sans cesse renaissant ettoujours prêt à vous submerger

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comme une mer où l’on nage. Lapensée d’exagération vient d’elle-même, et malgré soi l’on croit vogueren pleine fiction poétique. Si j’avaissu qu’un péril vous effrayait, j’auraisété moins sévère, il faut de ladouceur pour donner à l’élève docilesa première leçon. Relevez-vous,Jeanne, ma bien-aimée, et souvenez-vous que depuis l’heure où j’ai cesséd’être enfant j’ai respiré le périlcomme vous respirez l’air qui vousfait vivre. J’ignore la cause de votreeffroi, mais je vous certifie d’avancequ’il ne tiendra pas contre maconfiance. Tout à l’heure, je vousdisais le mot : C’est la mer, et je

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nage. Qu’importe une tempête deplus quand le cœur et le bras sontforts, exercés, infatigables ! Asseyez-vous là, près de moi, et parlez ; queje sache tout, que je vous quitteheureuse et consolée ; que j’emporteavec moi, pour les heures de masuprême épreuve, la chaleurvivifiante de votre baiser le plusdoux et le baume de votre adorésourire.

Il souriait lui-même, si calme, sivaillant, si fier que les larmes deJeanne se séchaient à l’écouter. Elleobéit comme un enfant, elle aussivaillante que lui sous sa frêleenveloppe, et aussi forte peut-être.

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Elle s’assit, les mains dans sesmains, mais son pauvre cœur battait,et, quoi qu’elle fit, elle ne put luirendre sourire pour sourire.

– Henri, dit-elle après s’êtrerecueillie en elle-même, il faut eneffet que vous sachiez tout : depuisvotre départ, il s’est passé tant dechoses ! Vous n’êtes plus accusé dedeux meurtres impossibles,accomplis à la même heure sur deuxpoints différents : vous êtes accuséd’avoir tué deux hommes aurestaurant du Gourmand du jour,dans la nuit du 15 au 16 mai, la veillede la fête de votre père.

Involontairement, Jeanne avait les

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yeux fixés sur ceux du jeune comte.

La lune, au plus haut de sa course,avait mangé les nuages. La lumièreétait vive et nette. Les moindresdétails de la physionomie d’Henriapparaissaient aussi distinctementqu’en plein jour.

S’il fût resté impassible cette fois,peut-être que le soupçon se seraitenraciné dans l’esprit de Jeanne, carla surprise est une chose naturelle, etpour la supprimer il faut un effort.

Mais Henri ne cacha point sasurprise. Seulement sa surprise futexempte d’inquiétude.

– Ah ! murmura-t-il ; alors, c’est que

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j’ai un ennemi de plus.

– Gregory Temple ?…

– Non, Gregory Temple est à Londreset réduit au plus fâcheux état. Lesmédecins déclarent désormais safolie incurable.

– Gregory Temple, poursuivit Jeanne,a laissé à Paris un agent actif etimplacable, Madeleine, la mère deRobert Surrizy.

– C’est juste, dit le jeune comte.

Et ce fut tout ; Jeanne reprit :

– Soit que Madeleine ait reçu desinstructions de M. Temple, soitqu’elle ait agi par elle-même, une

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fouille a été pratiquée dans lesterrains de Tioli, et l’on a découvertdeux cadavres dans une fosse peuprofonde qu’on avait recouverte àl’aide de mottes de gazon… Lesfouilles ont été faites sanstâtonner… l’indication donnéeparlait de chardons replantés au-dessus du trou et que la sécheresseavait sans doute empêché dereprendre… on a creusé du premiercoup sous une touffe de chardonsdesséchés…

– Ces détails m’étaient connus,interrompit Henri froidement. TomBrown a fait son métier ; passez !

– Tom Brown ! répéta Jeanne qui

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tressaillit.

– Entendîtes-vous déjà prononcer cenom ? demanda le jeune comte.

– Oui, répondit Jeanne ; bien desfois, depuis trois jours… votreaffaire est dans toutes les bouches etremplit tous les journaux…

– A quelle occasion parle-t-on de ceTom Brown ?

– Je vous le dirai tout à l’heure.Auparavant, je veux finir ce quiregarde les deux hommes tués àTivoli… Nous avons tous étéinterrogés comme témoins…

– Vous s’écria Henri, stupéfait cette

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fois.

– Tous ceux qui étaient dans la logeau théâtre Feydeau.

– C’est juste, fit encore le jeunecomte avec un sourire amer : ladyFrances, Germaine, M. Potel etSuzanne… et vous n’avez certes pudire autre chose, sinon qu’il y avaitsur moi deux taches de sang ?…

Jeanne courba la tête.

– Vous l’avez dit et vous avez bienfait, Jeanne, prononça le jeune comtegravement. C’est par le mensongeseul que je puis être perdu.

Un soupir souleva la poitrine de

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Jeanne.

– Sur mon salut, Henri, s’écria-t-elle,je ne vous crois pas coupable !

– Me faites-vous cette grâce, eneffet ?…

– Oh ! ne me raillez pas et nediscutez pas les paroles quim’échappent… Je vous aime, ayezpitié de moi !

Il l’attira contre son cœur etmurmura :

– Tout le bonheur que je vousdonnerai dans l’avenir, enfant millefois chérie, ne payera pas ceslarmes… J’aurais dû combattre seul !

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– Je vous aurais aimé malgré vous !dit-elle en un baiser.

Puis, se dégageant :

– Notez bien que je ne suis pas laseule à vous croire innocent, reprit-elle ; Germaine, la chère créature,lady Frances, Suzanne et ma tantevous défendent… et votre père, votreadmirable père, l’amour fait chair, laconfiance, la bonté, la loyauté ! Je nel’ai vu qu’une fois depuis votredépart, et certes il ne sait pas que jesuis plus près de vous encore quelui-même. C’est de l’adoration qu’il apour vous, Henri, et pour cela tout lerestant de ma vie l’entourera d’unculte.

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– Mon bien-aimé père ! murmura lejeune comte ; avec vous, Jeanne, c’estlà le meilleur de mon cœur… mais,continua-t-il, comment ne l’avez-vous vu qu’une seule fois depuis mondépart ?

– Je répondrai à cette question enterminant, et ma réponse sera triste,Henri… Laissez-moi suivre le fil demes révélations… Vousm’interrogiez sur ce nom de TomBrown, voici ce qui s’est passé lelendemain de votre départ à Paris,rue Dauphine, n° 19, où M. Templeavait son domicile.

Le jeune comte fit un mouvement etne prit point la peine de cacher un vif

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redoublement d’attention.

– Un garçon boiteux, continuaJeanne, fils du concierge de cettemaison, n° 19, se rendit dans lamatinée chez le commissaire depolice du quartier, et fit déclarationqu’une odeur pestilentielle sortaitpar les fentes d’une porte dans lamaison garnie tenue par son père. Laporte était celle d’une chambrehabitée par un Anglais, qui avaitabandonné son domicile depuis plusd’une semaine, en emportant sa clef.Le commissaire de police setransporta sur les lieux ; leconcierge, sa femme et sa filledonnèrent de telles explications sur

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les allures mystérieuses de cetAnglais, qui était M. Temple, que lemagistrat dut croire à un crime, etn’hésita pas à faire forcer la serrure.

Chacun s’attendait à se trouver enface d’un cadavre, tant l’odeur quisortait par les fentes et le trou de laserrure était fétide. Il n’y avait pointde cadavre. L’odeur venait d’un platde viande abandonné sur une table,et dont la décomposition avaitrempli de miasmes cette chambreclose.

Mais la justice se trouva là tout àcoup en présence de découvertesplus importantes que la preuve mêmematérielle et sanglante d’un crime, et

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c’est la mise au jour des documentsrassemblés dans cette chambre,jointe à l’exhumation de Tivoli, qui adonné à votre procès cette nouvelleet redoutable allure.

– Qu’y avait-il donc dans cettechambre ? demanda Henri sansfanfaronnade mais sans peur.

– Il y avait ce que vous avez dit latrace d’une étrange et implacablefolie. Une sorte de légende répétéepartout, faite d’un mot, d’un nom etd’une date : MEMENTO, – ConstanceBartolozzi, 3 février1817, couvrait leslambris de cette chambre, lestapisseries, le plafond, le parquet, lesmeubles, le rideau, tout… Henri, cet

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homme est notre ennemi, mais il estle vengeur de ma mère !

Elle s’arrêta parce qu’un spasmecomprimait sa poitrine.

Le comte Henri de Belcamprépondit :

– Jeanne, cet homme fut un grandesprit, un magistrat intègre, une âmecourageuse et loyale. Je ne suis passon ennemi… Quand je ne serai pluslà, dans deux jours, vous verrez unegrande joie ; la fille de cet hommeaura retrouvé son mari et pourranommer son fils, l’enfant étrangerqu’on l’accusait toujours de porterdans ses bras. Demandez-leur alors

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ce que j’ai risqué pour leurbonheur… Contre l’injustice deshommes je peux beaucoup, maiscontre la main de Dieu nul ne peutrien… C’est Dieu qui donne la folie.

– Ce mot, ce nom, cette date, repritJeanne MEMENTO, – ConstanceBartolozzi, 3 février 1817, écrits desmilliers de fois en gros caractères ouen lettres microscopiques, seretrouvaient en tête d’une multitudede papiers chargés de calculs, tracésen chiffres, en lettres connues ouinconnues. Tout cela se rapportait àvous, ou du moins à un personnageque la justice prend désormais pourvous : Tom Brown.

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– L’homme qui a tué votre mère,prononça lentement le comte Henri.

Jeanne frissonna de la tête aux pieds.Son regard resta un instant fixé surle jeune comte, dont le visageexprimait une douce etmiséricordieuse tristesse.

– Oh ! c’est bien vrai ! s’écria-t-elle.Ceux qui vous accusent sont fous.Est-ce qu’on peut adorer le meurtrierde sa mère ?

– Est-ce que l’assassin surtout,murmura Henri, dont la sérénitéétait profonde et grande comme lecalme même de la nuit splendide, est-ce que l’assassin peut sourire à la

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fille de la victime ?

Leurs deux mains se joignirent.Jeanne continua :

– Parmi toutes ces pièces et aumilieu d’une correspondancevolumineuse, deux pièces ontprincipalement attiré l’attention dela justice. C’était d’abord un tableaunoir, de grande dimension, dressé enface de la fenêtre et couvertd’écriture en majeure partie chiffrée.Ce tableau représentait l’ensembledes calculs de probabilités au moyendesquels M. Temple était parvenu àconnaître l’assassin de ConstanceBartolozzi. La justice a reconnu queM. Temple avait un système qui lui

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est propre, à la fois très-savant ettrès-ingénieux, qu’il caractérise lui-même sous ce titre : l’impossible. Jene saurais vous l’expliquer. Ce que jepuis vous dire, c’est qu’en un coin dutableau une accolade réunissait cesdivers noms :

Henri Brown(Londres),

James Davy(Londres-Paris),

Henri de Belcamp(Paris)

Richard Thompson(Londres-Paris),

JEAN DIABLELE QUAKER

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Georges Palmer(Prague),

Tom Brown(Londres-Australie).

Le tableau a été conservé.

La seconde pièce est une biographiecomplète de ce Tom Brown ou JeanDiable depuis ses premières années,et porte pour suscription : Ceci estdédié à l’auteur du Livre desAventures surprenantes de JeanDiable le quaker, publié à Londres enmars 1817.

C’est un terrible chapelet de crimes,

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dont chacun est appuyé sur notesjustificatives, une histoire où sontmêlés les exploits de Tom Brown etd’Hélène sa mère. Ce poëmeeffrayant se termine par la plusodieuse de toutes les lâchetés on voitTom Brown abandonner sa mèremourante au milieu des désert del’Australie…

Les yeux de Jeanne étaient toujourssur Henri. En ce moment elle vit sonvisage changer.

Mais un nuage sombre couvrait lalune, et tout le paysage se voilaitd’ombre comme les traits du comteHenri.

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Le nuage passa, la lune brilla. Lafigure d’Henri, noble et sereine, étaitde nouveau sous le regard de Jeanne.

– Qu’ils vous voient seulement,murmura-t-elle ; ils sauront bien quevous n’êtes pas capable d’unelâcheté ! Tout ce que je viens de vousdire, Henri, je le sais par votrecousin, M. le conseiller de Boisruel,qui est venu hier au château, et quevotre père a refusé de recevoir.

– Et que pense notre cousin ?demanda Henri sans empressementcomme sans affectationd’indifférence.

– Il ne sait… il a peur pour vous… il

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est triste.

– Je lui suis reconnaissant del’intérêt qu’il veut bien prendre àmoi… Et pourquoi mon père a-t-ilrefusé de le recevoir ?

– En répondant à cette question, ditJeanne, dont la voix baissa malgréelle, j’arrive à vous expliquerpourquoi, depuis la signature ducontrat de mariage, je n’ai vu M. lemarquis de Belcamp qu’une seulefois… Henri, votre père est bienmalade…

– Mon père ! s’écria le jeune comte,dont toute la froideur disparutcomme par enchantement, bien

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malade !… en danger, peut-être !

– Peut-être… murmura Jeannetristement. Le médecin ne s’expliquepas.

Henri s’était levé d’un mouvementinvolontaire et comme si sa premièreimpulsion eût été de s’élancer vers lechâteau.

Mais il se rassit et croisa ses mainssur ses genoux en pensant tout haut :

– Cela ne se peut pas… Vous seuleconnaissez mon secret, Jeanne…vous seule et ceux qui ont juré lepacte de la DELIVRANCE… Je nem’appartiens plus… Au nom de Dieu,parlez vite ! Tout le reste n’est rien :

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mais ce qui regarde mon père touchele fond même de mon cœur commes’il s’agissait de vous ?

– Vous avez raison de l’aimer, Henri,répliqua la jeune fille pensive, carjamais je ne vis amour semblable àcelui qu’il a pour vous. Je n’ai pasconnu ma mère ; il me semble que lesmères doivent seules aimer de cettetendresse sans bornes. Votre nométait sans cesse dans sa bouche, et iltrouvait mille ingénieux détourspour revenir à vous, toujours à vous.Douter de vous lui semblait unblasphème. Il nous cherchait,Germaine et moi, parce que nousvoulions bien toujours parler de

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vous. L’idée que vous êtes coupable,non pas de meurtre, mais de quoi quece soit, ne pouvait pas entrer en lui.Au fond de votre prison, vous étiezsa meilleure espérance et son pluscher orgueil. Il avait honte de lui-même d’être si peu quand il songeaità vous. Vous étiez au-dessus de tout,et le noble passé de votre race luiparaissait comme une ombre auprèsde votre lumière…

Elle s’arrêta.

– Vous parlez au passé, murmuraHenri très-ému. Se pourrait-il quel’exhumation de Tivoli et l’affaire dela rue Dauphine eussent faitimpression sur cet esprit si droit ?…

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– J’ignore s’il connaît l’un ou l’autrede ces faits, répondit la jeune fille.

– Eh bien, alors ?

– Il y a autre chose, Henri…

– Mais ici, reprit-elle après unsilence, je n’ai rien vu moi-même etje ne puis vous parler que par ouï-dire… La nuit même de votre départ,ou plutôt le matin, vers trois heures,on frappa à la porte de l’hôtel deFrance, à Versailles, où logeait votrepère. Une voiture était là, contenantune femme dont on ne pouvait voir levisage.

Un voile épais et noir le couvrait.Elle demanda, d’une voix si faible,

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qu’on eut peine à l’entendre, M. lemarquis de Belcamp. Le marquis,réveillé, descendit lui-même. Lafemme voilée découvrit son visagepour lui seul. Elle ne parla point. Lemarquis tomba sur le pavé, où ilresta évanoui.

Quand il reprit ses sens, au lieu derentrer à l’hôtel, il monta dans lavoiture, qui était un fiacre de Paris,et, sur son ordre, le cocher prit laroute du château de Belcamp.

Ce fut ce jour-là même que je le vis.Il revenait à Versailles à cheval, versl’heure où d’ordinaire nous étionsadmis à la prison. Il était si changéque j’eus peine à le reconnaître. Ses

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joues étaient couleur de terre ; sesyeux brillaient au fond de leursorbites creusées, comme s’il fût sortide son lit après une longue fièvre. Ilavait la voix faible et comprenait malce qu’on lui disait.

On eut de la peine surtout à lui faireentendre qu’un ordre venu desministères vous consignait au secret,et que les portes de la maison d’arrêtlui étaient désormais fermées.Quand il comprit enfin, il eut unsecond évanouissement plus longque le premier.

Il me dit en s’éveillant :

– Je ne reviendrai plus à Versailles.

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Puis il voulut remonter à cheval,mais nous le mîmes dans sa berlineet je l’accompagnai. Pendant toute laroute, il garda le silence. J’essayai delui parler de vous ; sa main mefaisait signe de me taire.

Il refusa de me laisser entrer auchâteau.

Depuis lors sa porte m’est fermée.

– Et cette femme ?… demanda Henridont la voix était très-altérée.

– Je vous ai dit sur cette femme toutce que je savais.

– Comment !… les domestiques…

– Les domestiques ne l’ont pas revue

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depuis son arrivée au château deBelcamp.

– Le médecin…

– Le médecin a couché, ces quatrenuits dernières, à Belcamp… Pas uneseule fois il n’a aperçu cette femme.

– S’est-elle retirée ?…

– On ne sait pas.

– Serait-elle morte ?

– On n’a point vu de cercueil…

– Mais, reprit Jeanne après un longsilence, pendant lequel le comteHenri était resté plongé dans uneprofonde et laborieuse méditation, ilest une personne qui ne couche pas

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au château et qui cependantapproche votre père de plus prèsencore que le médecin.

– Quelle est cette personne ?

– Madeleine Surrisy.

– Madeleine ! répéta le jeune comteavec une plainte morne ; ils metueront dans le cœur de mon père !

– Que lui avez-vous donc fait, Henri,à cette Madeleine ?… murmuraJeanne.

– J’ai aimé son mari… Grâce à moi,elle verra son fils riche avant demourir… et peut-être l’entendra-t-elle appeler du nom de son père.

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Trois heures de nuit sonnèrent à lapetite église de Miremont. Henribaisa plus tendrement les mains deJeanne : elle vit bien qu’il allaitpartir.

– Ce que je vous dis ne fait donc riensur vous ?… soupira-t-elle.

– Je savais d’avance ce quepouvaient nos ennemis, Jeanne,répondit le jeune comte avec unmélancolique sourire.

– Et vous allez vous mettre entreleurs mains !

Ceci fut dit d’une voix tremblante ettoute pleine de prière. Henri appuyales deux mains de Jeanne contre son

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cœur.

– Il n’y a pour fuir que les coupables,prononça-t-il sans cacher leslassitudes mélancoliques qui étaientau fond de sa fermeté. Je suis le filsdu marquis de Belcamp, je suis votremari, Jeanne, et je suis le chef d’unenoble armée. Il faut que mon père,ma femme et mes soldats assistentau triomphe d’un innocent ou à lamort d’un martyr.

– Henri ! Henri ! supplia Jeanne quimit ses beaux cheveux dans sonsein ; que ce ne soit pas pour moi !fuyez, oh ! fuyez, je vous le demandeà genoux !

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Il se redressa et laissa tomber cesmots qui eurent un accent étrange.

– Jeanne, m’aimez-vous donc mieuxque notre honneur ?

La jeune fille ne répondit pas tout desuite ; Henri sentit ses mains froidiret frémir dans les siennes ; puis,lentement et avec une sorte desolennité, elle les dégagea pournouer ses deux bras à son cou. Sesyeux, ses beaux yeux, limpidescomme la virginité, rayonnaient lapassion douloureuse et profonde. Cefut elle qui tendit ses lèvres pâles,appelant le premier baiser d’époux.Et parmi le silence de ces prémiceschastes, elle dit :

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– Je ne sais pas comme je vousaime… je sais que je vous aime aupoint de vous donner plus que mavie… Henri, mon Henri adoré, faitessuivant votre conscience et selonvotre génie. Que jamais je ne sois unobstacle sur votre chemin. Vousm’avez choisie pour confidente ;vous m’avez ouvert, avec votre cœur,les vastes horizons de votre pensée.J’ai compris, j’ai admiré, je me suisagenouillée… Si vous voulez prouverà quelqu’un votre innocence, je dis àceux qui ont besoin de preuves, àvotre père, à vos amis, au monde,allez et suivez votre route. Mais, je lerépète, que ce ne soit pas pour moi,

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moi je n’ai pas besoin de preuves.Quoi que vous fassiez, quoi que l’onvous fasse, vainqueur, vaincu, vousêtes mon amour et mon honneur ;l’univers entier vous donnerait lenom de criminel que je vousgarderais dans mon cœur comme ony garde une foi persécutée. Je suis àvous comme le prêtre est à Dieu, etmon âme vous suivrait même au-delàde l’échafaud !

Ils se levèrent tous deux etmarchèrent vers la prairie, où lecheval, immobile, attendait.

– Dieu me doit le bonheur à cause devous, murmura Henri. Ceux quim’attaquent sont forts, mais ils

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m’ont laissé grandir et je vaincrai. Ils’arrêta au moment de poser le pieddans l’étrier.

– Je vaincrai, Jeanne, répéta-t-il, etsa voix avait des accents tels que lecœur de la jeune fille tressaillitd’allégresse.

Un instant il la regarda avecravissement, puis ses yeux attristésse baissèrent.

– Mais, reprit-il en un murmure, siDieu ne voulait pas, si ce baiser queme donnent vos lèvres était undernier adieu !

L’angoisse étouffa la réponse deJeanne.

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Henri poursuivit d’un ton sérieux etferme.

– Jeanne, il est un homme qui vousaime d’un amour chevaleresque. Si jemeurs, soyez sa sœur ou sa femme.

Il fut obligé de soutenir la jeune fillequi chancelait dans ses bras.

– Je vous ai prise à lui, poursuivit lecomte de Belcamp, je vous lègue àlui… Pourquoi pleurer ? Et de quidonc le soin de faire son testament,a-t-il avancé la dernière heure ?… Jesuis plein de vie, ma Jeanne bien-aimée, et parmi ceux qui medéfendront à l’heure du péril, placezau premier rang, ce bon, ce loyal, ce

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vaillant jeune homme, RobertSurrisy… En cas de malheur, ceserait lui que je chargerais avec vousd’exécuter ma volonté dernière…m’écoutez-vous ?

– Je vous écoute, Henri, murmura lajeune fille.

Le comte sembla se recueillir et samain glissa sur son front.

– J’ai de l’orgueil, dit-il ; je penseque mon entreprise c’était moi-même. Moi mort, la vaste associationdont je suis le chef reste un corpssans âme. Un drapeau sera monlinceul, et il faudra les longuespréparations de l’avenir pour

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exhumer ses plis qui flotteront sur lemonde. Si je meurs comme Moïse, envue de ma terre sainte, il restera unsuprême devoir à accomplir, un seul !l’accomplirez-vous ?

– Quel qu’il soit, je l’accomplirai.

– Un homme attend bien loin de nousà qui j’ai dit : « Avant que cetteannée 1817 ait achevé son cours, ladestinée aura parlé. Interrogez lamer, sire, du haut de votre île : la mervous répondra. Vous verrez un jourun petit navire, sans voiles ni rames,et qui sera poussé par un nuage. S’ilpasse sous pavillon anglais, c’est laliberté : préparez-vous… S’il passesous pavillon tricolore, c’est que

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Dieu n’aura pas voulu, et si un voilenoir flotte à sa corne, adieu, sire, jeserai couché sous le marbre d’unetombe…

Si je meurs, Robert et vous, Jeanne,vous monterez ma goëlette, quis’appelait, hélas ! la Délivrance ;vous irez dans les eaux de Sainte-Hélène et vous arborerez en vue del’ile, deux heures après le soleil levé,un pavillon aux trois couleursd’abord, puis le drapeau noir… Leferez-vous ?

– Je jure que je le ferai.

– Merci donc et au revoir, ma Jeannechérie. Maintenant je vous dis,

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comme tout à l’heure : Il est une voixau dedans de moi qui me crie : nousvaincrons !

Il l’enleva dans ses bras, baignée delarmes. Leurs lèvres s’unirent encoreune fois. Puis le comte Henri sautaen selle et s’éloigna au galop. Jeanneavait ses deux bras tendus vers lui.Comme il traversait le pont, elle levit qui envoyait un baiser. L’instantd’après, il disparaissait dans l’ombredu moulin.

Jeanne reprit lentement le chemin duPrieuré. Elle passa le restant de cettenuit agenouillée, mais les paroles dela prière ne montaient point jusqu’àses lèvres.

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Henri brûlait le pavé sur la route deVersailles.

q

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M

XVIII - Avant l’orage.

. Roblot, sous-directeur de la maisond’arrêt de Versailles,se leva ce matin rouge,boursouflé,congestionné, malade.

Il maudit ses enfants qui venaient luidire bonjour, et chercha querelle à safemme. Ses yeux étaient brûlants ethagards, les rides de son front

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s’étaient creusées, sa goutte luitorturait les orteils, et il avait la têtelourde comme un plomb.

Il passa dans son cabinet en robe dechambre et en pantoufles. Au lieu ducafé au lait qu’on lui servaitd’habitude, il demanda unjambonneau et une bouteille deThorins. Il y avait eu pour moins quecela des querelles longues etredoutables dans le ménage Roblot ;mais ce matin le sous-directeurprovoqua sa femme en passant d’unregard si sauvage, qu’elle n’osa pas,malgré son intrépidité, accepter labataille.

Dans le cabinet, il y avait sur la table

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une lettre ouverte et deux lettrescachetées. C’était la lettre ouverte etreçue la veille au soir qui mettait lesous-directeur dans ce triste état.Les deux autres missives étaient soncourrier de ce matin, et il n’en avaitpoint encore pris connaissance.

En arrivant, il brutalisa son fauteuilet il grommela.

– Imbécile ! pourquoi cela est-ildirecteur ? Enigme ! Neveu de lamarchande à la toilette de lamaîtresse du mari de la nièce duconfesseur de la tante du ministre !Le népotisme est quelque chose debien révoltant ! Tonnerre ! moi,personne ne m’a protégé, je suis le

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fils de mes œuvres !

Il prit la lettre en ajoutant :

– Joli fils qu’elles ont là, tes œuvres !… On va te flanquer à la porte roidecomme balle… et ce sera bien fait !…Tu iras boire à la fontaine, bétail !…ça t’apprendra à te fourrer avec lesLibéraux !

Il déplia la lettre et y jeta un regardmélancolique.

– Directeur, cela ! s’écria-t-il ; et çaparle ! et ça commande ! « Je serai deretour demain matin… » ça marchedonc tout seul. Nom d’une pipe ! Si jelui communiquais une volée, à celui-là, avant de partir !…

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– Car il faut partir, ma vieille,continua-t-il d’un ton mélancolique ;c’est l’ordre du jour. Tu étais icicomme un poisson dans l’eau, et tut’es amusé à faire le méchant… vaboire à la fontaine !

– Mais, sacrebleu ! s’écria-t-il enfroissant la lettre, pourquoi celui-làrevient-il aujourd’hui plutôt quedemain ? M. le comte a donné saparole qu’il serait ici ce soir. J’étaisparé : Ni vu, ni connu… Ca s’appellela destinée, quoi ! la fatalité, leguignon, la male chance !

Machinalement il prit une des lettrescachetées, et la tint un instant entrel’index et le pouce.

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– Je parie un franc que c’est quelquechose de désagréable, dit-il ; unmalheur ne vient jamais seul…« Cour d’assises de Versailles… » Cen’est pas le Pérou que ces juges ! Jene sais pas pourquoi ils méprisentl’administration qui les vaut bien…surtout quand elle est ancienmilitaire… Voyons ce qu’elle chante,la cour d’assises de Versailles.

Il rompit le cachet et bondit sur sonfauteuil.

– Un interrogatoire ! s’écria-t-ild’une voix étranglée ; aujourd’hui uninterrogatoire !

Il laissa retomber ses deux bras, et sa

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joue écarlate devint terreuse.

– Ca se trouve bien ! prononça-t-ilavec accablement. On va répondre aujuge d’instruction : Ayez l’obligeancede repasser, M. le prisonnier n’estpas visible.

– Tonnerre d’allumette ! rugit-il dansun paroxisme de rage ; il nemanquait plus que cela ! Tu t’es misdans ces draps-là toi-même ! Va voirs’il y a du pain à tremper dans lafontaine pour tes enfants ?Maintenant, savoir ce qu’ils veulentinterroger, ces bonnets carrés ! ça lesamuse ! pour faire des embarras. Jedonnerais vingt sous pour que ladernière lettre fût encore une

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avance ! ça me ferait plaisir, maparole !

Il ouvrit la troisième missive d’ungeste convulsif : elle était duministère de l’intérieur apportée parexprès. Elle contenait ces mots :

« Un message arrivé de Londres àBoulogne m’est transmis par voietélégraphique. Le bureau deScotland-Yard a reçu avis que leprétendu comte de Belcamp était àLondres. Sous ce nom se cache lefameux bandit Jean-Diable.

» L’inspecteur fera aujourd’hui savisite par ordre personnel duministre. »

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Roblot se leva et fit le tour de soncabinet, les bras étendus, comme lesromans de la Table rondereprésentent le bon roi Arthur quandil reçoit des coups de fendant sur soncasque.

– Allons ! Allons ! allons ! répéta-t-ilpar trois fois, ne manque-t-il plusrien ? C’est dommage qu’il n’y aitpas une quatrième tuile pour fairepartie carrée… Le directeur,l’inspecteur et le juge d’instruction !Bravo ! face au parterre ! A bas lamusique ! Je vais commencer à mefaire sauter le caisson.

Il ouvrit son tiroir, où il y avait unelourde paire de pistolets.

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– Y a un brave homme qui veut vousparler, dit la servante qui entrebâillala porte.

– Est-ce le directeur ? est-ce le juged’instruction ? est-ce l’inspecteur ?demanda Roblot qui était réellementsous le coup d’une attaque de folie,qu’ils aillent à la fontaine !…, ou sefaire lanlaire… au choix dusouscripteur !

– Faut qu’il cache du vin ou de laliqueur sous son lit, bien sûr, dit lavieille femme ; il est tourné dès lematin ?

Roblot dirigea sur elle les deuxcanons de ses pistolets ; elle s’enfuit

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en criant. Roblot la poursuivit.

– Félicité ! hurla-t-il dans lecorridor, je ne vous tuerai pas, je saisque vous êtes innocente ! monintention est d’attenter seulement àmes jours… Ou est-il le bravehomme ?… c’est peut-être celui quivit César à la veille d’une bataille oùil avala son biscaïen… où Pompée…Je suis dégommé, créature !dégommé… dégommé !… Dites aubonhomme d’entrer… à moins que cene soit M. le préfet, mille misères !…et apportez le jambonneau, café, vin,eau-de-vie…, je me détruirai après !

Il rentra, tomba sur son fauteuil etmit sa tête sur la table.

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– Je suis en avance, mon bonM. Roblot, dit derrière lui une voixqui le fit tressaillir, comme si l’un deses deux gros pistolets eût déjà faitexplosion dans son oreille.

Il se retourna et vit une figureinconnue.

– C’est jugé ! grommela-t-il, je rêvetout debout ! Le diable m’emporte sije n’ai pas cru entendre sa voix !

L’inconnu, vieillard à figure douce etmodeste, sourit dans ses rides.Comme Roblot le regardait de plusprès, il redressa son dos voûté etenleva sa perruque de cheveuxblancs.

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– Monsieur le comte ! s’écria Roblotébahi.

Les larmes lui vinrent aux yeux. Il seleva tout chancelant, ivre sans avoirbu, et vint se jeter dans les brasd’Henri.

– Par exemple, dit-il en sanglotant…,voilà un joli trait… un trait qui voushonore !… Les coquins ont du bon,ma parole ! Et je connais plus d’unhomme établi qui, une fois la clef deschamps dans sa poche… Allons,allons, j’ai eu une souleur qui peutcompter, mais tout est pour lemieux : je vais vous mettre souscadenas, saperlotte ! et je veux bienêtre brûlé vif si je vous perds de vue

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maintenant !

– Ce sera la récompense de monexactitude, dit le comte en souriant.

– Ce sera tout ce que vous voudrez !je vous tiens, je ne vous lâche plus…et je ne vous donnerai pas la celluleau barreau scié, non !… Tonnerre delà-bas ! vous ne m’aviez pas dit quevous étiez Jean Diable !

– Jean Diable ! répéta Henri. J’ai ouïdire qu’il s’échappait parfois deprison, mais que jamais il n’yrentrait de bon gré.

– Très-bien ! s’écria Roblotrondement ; tout ce que vousvoudrez, encore une fois… Voyez-

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vous, le directeur peut venir àprésent, le juge aussi, et encorel’inspecteur, j’ai mon affaire… Lafemme et les petits ne vivent pas del’air du temps… J’étais inquietdepuis trois jours, pas mal, parce quevotre affaire prenait une tournure…On a bien raison de dire qu’il ne fautjurer de rien ! moi, dans lecommencement, j’aurais mis mamain au feu que vous étiez innocent !… allez-voir s’ils viennent ?L’histoire de Tivoli, l’histoire de larue Dauphine, voilà le mot du rébusà moitié deviné…, et quand j’ai vuces trois machines me tomber sur latête… mais vous ne savez pas de quoi

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il s’agit ?…

– Si fait, interrompit Henri.

– C’est juste… vous continuez à êtrecomme le solitaire, qui sait tout…Nous rognerons ça… je vous prometsque vous serez empaqueté comme ilfaut j’ai eu trop peur !… Je disaisdonc, quand j’ai vu que j’allaisperdre ma place…

– Ne vous souveniez-vous plus de ceque je vous avais dit, en cas demalheur ?

– Cherche ! répliqua Roblot. JeanDiable en a dit bien d’autres !… s’ilfaisait des rentes viagères à tous lesgeôliers qu’il a mis sur le pavé !…

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excusez !… J’allais tout uniment mebrûler la cervelle, voyez.

Il montra ses deux gros pistolets.

– Mais, reprit-il en riant lourdement,ce que je voudrais savoir, c’estpourquoi vous êtes revenu.

– Parce que j’ai appris quel’interrogatoire aurait lieuaujourd’hui, répondit le jeune comte.

Roblot fixa sur lui ses yeux rondsavec un redoublement destupéfaction.

– Eh bien ! vous avez de la vertu dereste, vous, grommela-t-il. Mais toutça doit cacher quelque ruse

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infernale !… Je me disais aussi pourun simple comte, il se grime jolimentbien !… il se fait les figures qu’ilveut…, ça n’est pas bon signe.

– Ah çà ! reprit-il, vous savez ? c’estfini les fontaines et les chevaliers dela Délivrance et les grands aigles dela Légion d’honneur, avec la foi,l’espérance et la charité !… J’en ris,moi, ma parole ! à présent que j’ai latête hors de l’eau !… Pendant cestrois jours, j’en ai fait, desréflexions : je me suis dit plus de dixfois et plus de vingt aussi que j’étaisun imbécile… Allons, Monsieur lecomte, il faut rentrer dans son œufcomme un bon petit poulet !

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– Je suis prêt, mon cher monsieurRoblot, dit Henri.

Le vieux soldat ne se possédait pasde joie. Chez la plupart des hommes,la joie produit la bonté, l’indulgence,la miséricorde : chez d’autres, c’estl’égoïsme qui s’exalte naïvement.Ceux-là passent sur vous sans vousvoir, leur triomphe vous écrase parmégarde ; leur expansion est del’insolence brutale et impitoyable. Laplupart du temps, ces braves ne sontpas du tout ce qu’on appelle deshommes méchants, c’est leurmanière d’être heureux.

A son insu, et sans avoir aucunementconscience de son ingratitude,

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Roblot se vengeait de l’atroce frayeurqu’il avait eue.

– Parbleu ! reprit-il, vous êtes prêt !je crois bien ! il n’y a plus desimagrées à faire ! Je suis à mondevoir et à mon gouvernement,sacrebleu ! Quand on a été sur lepoint de s’abimer le crâne, on semoque un peu des poignards deschevaliers de la Délivrance. Ils n’ontqu’à venir ceux-là ! J’ai deschevrotines à leur service… voilà ! Jevous dis la chose en douceur,Monsieur de Belcamp. Si vous tentiezde me faire une autre farce, je vousferais sauter la cervelle bel et bien :c’est ma charge.

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– Mon brave monsieur Roblot,répliqua le jeune comte, quand vousvoudrez, je suis absolument à vosordres.

– Oui, oui, saperlotte s’écria le sous-directeur avec emphase ; c’est bien lemot : à mes ordres ! absolument !

– Mais, continua-t-il, pris d’un vagueremords, nous, avons le temps dereste !…, et, après tout, vous me tirezd’embarras… Un verre de Thorins,mon prisonnier, voulez-vous ! moi,j’aime faire galamment les choses… àla soldat français.

– Je vous rends mille grâces,monsieur Roblot. Je suis très-las et

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n’ai qu’un désir, me reposer.

– Je comprends… il faut se recueilliravant l’interrogatoire.

– Vous vous trompez, monsieur, jen’ai rien à dire que la vérité.

Roblot éclata de rire. Puis il devintsérieux, tandis que son regard sefixait sur le jeune comte.

– Ma parole sacrée ! grommela-t-il,on lui donnerait le bon Dieu sansconfession… mais chat échaudécraint l’eau froide, et je me connaisen physionomies… Tonnerre de là-bas ! je pourrai raconter aux petits,plus tard, que j’ai été en tête à têteavec Jean Diable, dans mon propre

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cabinet…, c’est curieux… Il est vraique j’avais une paire de pistolets, ahmais !

Il prit ses deux pistolets, qu’il fourradans les bretelles de son pantalon,pendant qu’il allait décrocher unegrosse clef à un râtelier monumental.

– Ce n’est pas moi, dit-il quilaisserais ces joujoux sur la table !

Quand il se retourna, tenant sa clef àla main, il poussa un cri de terreur.Le comte Henri jouait avec deuxsuperbes pistolets dont les canonsdamasquinés lui lançaient au visagedeux rayons du soleil levant. Il laissatomber la clef et porta vivement la

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main à ses bretelles, mais les deuxéclairs le menaçaient déjà ; il vit lesgueules béantes des canons à lahauteur de ses yeux, il entendit lesbatteries craquer, il sentit presque lechoc des deux balles frappant à lafois son front de père de famille.

Tous les anciens militaires ne sontpas forcément des héros.

Au moment où il mourait de ses deuxterribles blessures, la voix douce ducomte Henri dit :

– Je n’ai plus besoin de ceux-ci quej’avais pris pour mon voyage ;permettez-moi de vous les offrir,mon cher monsieur Roblot.

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Les yeux du sous-directeur sedessillèrent. Il vit qu’on luiprésentait les deux pistolets par lacrosse.

– Bien vous en a pris, balbutia-il, derendre les armes.

Puis, entrevoyant peut-être leburlesque de son rôle, il ajouta :

– Monsieur, je ne puis rien accepterde vous. La place de ces objets est augreffe.

Il ramassa la clef et tira le verroud’une petite porte communiquant àl’un des corridors de la prison.Henri, sur son ordre, passa lepremier. L’instant d’après, il était

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installé dans une cellule de choixadmirablement sûre comme le luiaffirma Roblot.

M. Roblot lui promit en outre qu’ilne serait plus servi par Mestivier,son gardien ordinaire, auquel il sechargeait de faire donner del’avancement.

La porte fut refermée, et Henrientendit bientôt le pas d’unesentinelle qui se promenait de longen large devant sa porte.

Quant à Roblot, il avait changéd’idée, il voulut que le jambonneauet la bouteille de Thorins fussentportés dans la salle à manger. La

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femme et les petits furent conviés aufestin, et la servante reçut l’ordre defaire du café noir très-fort, parce quemonsieur avait à travailler de tête.

– Gardez-vous de juger votre maître,ma fille, dit-il, c’est un hommecomplètement au-dessus de votreportée.

Et il continua à l’adresse de safamille :

– Vous mangez mon pain, c’est très-bien, loin de moi la pensée de vous lereprocher… mais savez-vous le prixqu’il me coûte ? Peut-être eussiez-vous dû supposer qu’il fallait descirconstances bien graves, j’ajoute

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bien terribles, pour troubler lasérénité d’un ancien militaire. Soyezheureux et tranquilles ; neconnaissez jamais le besoin ni lessoucis rongeurs. Que toutes lesfatigues, que tous les dangers soientpour moi, c’est mon sexe et mondevoir ! présent à l’appel, toujours !Dévouement, fidélité, vigilance,sang-froid dans le danger ; gravezcette devise sur ma tombe !

Il mangea le jambonneau.

Le directeur revint, le juged’instruction procéda àl’interrogatoire, l’inspecteur fit savisite, M. Roblot reçut leursfélicitations.

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Puis les jours se passèrent etl’instruction se poursuivit avec uneactivité extraordinaire. Le comteHenri fut tenu au secret le plusrigoureux. Roblot disait figurément àses supérieurs qu’il couchait entravers de sa porte.

Et cependant Roblot ne savait pastout, car on recevait à Miremont deslettres de Percy-Balcomb, timbréesde Londres.

Il faut dire que Miremont nes’occupait pas beaucoup desnouvelles de Percy-Balcomb ni duretard apporté aux épousailles deJeanne. Il y avait, Dieu merci !d’autres émotions dans l’air. Depuis

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l’époque incertaine de sa fondation,Miremont n’avait jamais éprouvéune pareille fièvre. Cette localité,obscure hier, attirait aujourd’hui lesregards de toute la France et mêmede l’Europe ; elle le sentait, elle enétait fière ; elle s’abonnait auxjournaux pour y voir son nom.

Nous n’avons pas besoin d’ajouterque l’opinion miremontaise avait étéencore une fois et complètementretournée par la face nouvelle queprenait l’affaire du jeune comte. Lesecret d’une instruction transpiretoujours. Miremont connaissaitvaguement l’histoire des récentesdécouvertes de la justice. La légende

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de Jean Diable avait un succèsprodigieux dans la société.Les petitesChaumeron jouaient à s’enterrermutuellement dans la plaine deTivoli.

La situation de M. le marquisinspirait bien une certaine pitié. Lapitié est un sentiment mêlé où ilentre un quantum sufficitdevengeance : Miremont peutl’éprouver. Songez à tous lesrespects qu’on avait prodigués à cethomme ! Et, n’avait-il pas forcé lasociété à s’agenouiller devant sonfils ! un brigand !

Certes il était bien malheureux, maisil avait une berline et dix-huit mille

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livres de rente.

Certes, nul ne songeait à l’accuser decomplicité dans ces ténébreuseshorreurs… mais en somme on ne leconnaissait que depuis trois ans… etil y avait bien des mystères autour delui.

Cette femme qui avait été le chercherà Versailles au milieu de la nuit, cettefemme voilée qu’il avait conduite auchâteau et que l’on n’avait plusrevue…

– Atout ! disait Chaumeron. C’estcocasse… Ah ! bigre !

Il y avait un va-et-vient continuel deMiremont à l’Isle-Adam, où Godinot,

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le commissaire de police, tenait unbureau de mystères.

Bien-des-Pardons espérait êtremairesse, et madame Chaumeronpensait que la seconde placed’adjoint revenait de droit à sonmari. Elle comptait sans madameCélestin, qui avait fait le rêved’élever à cette importante positionses deux Bondons.

Chaque jour, à tour de rôle, don JuanBesnard, Mademoiselle ou quelqueautre étaient dépêchés à Versaillesen exprès. Ils revenaient avec depleins paniers de cancans. Ons’assemblait alors chez M. Morin duReposoir, sous la présidence de

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l’adjointe, et l’on tenait assises.Miremont vivait double et triple, onpeut bien le dire ; Miremonts’amusait. Ce fut pour lui uneagréable époque.

Et notez qu’il y avait autre chose queles cancans-Belcamp. Le Château-Neuf présentait aussi toute une séried’énigmes à deviner ; le Prieuréfournissait son contingent decharades. Les trois fainéants étaientrevenus. D’où ? Bien fin qui aurait sule dire ! Robert Surrizy était sanscesse sur la route de Paris ; LadyFrances voyageait ; Suzanne…, vousle croirez si vous voulez, cetteblonde, timide et triste Anglaise, se

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promenait dans le parc du Château-Neuf avec un beau jeune homme, unAnglais aussi, et tour à tour ilsembrassaient le petit Richard, qui lesappelait papa et maman.

– Mariés, disait Chaumeron ; autambour de basque ! attrape !

Elle semblait heureuse, cetteSuzanne, et pourtant on avait apprisque son père, libre sous caution àLondres, était dans une maison defous !

Lady Frances Elphinstone, depuisqu’elle n’était plus la mère du petitRichard, n’avait pas une moinsbizarre histoire. Il y avait à l’hôtel

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Meurice, à Paris, selon le rapport deGodinot, un comte autrichien, beaucomme un astre, mais qui se mouraitde la poitrine. Lady FrancesElphinstone passait ses nuits auprèsde son lit. Ce comte FrédérickBoehm, comme il s’appelait, venaitaussi de Londres. Il recevait non-seulement Frances, mais encoreRobert Surrizy et l’Anglais deSuzanne. Malgré son état de santé, ilavait remué ciel et terre pour voir lecomte Henri à la prison de Versailles.

Bien-des-Pardons n’avait-elle pasquelque raison de dire que tout celasentait son Jean Diable à plein nez !

Robert Surrizy fréquentait Jeanne

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comme si de rien n’eût été ; Laurentn’avait jamais été mieux avec la jolieGermaine, et Férandeau tournait àl’homme grave. Un jour queMademoiselle revenait de Versailles,elle raconta qu’elle avait vu lesbadauds rassemblés devant lemarchand d’estampes de la rue de laParoisse, où tout Miremont étaitexposé. Ce Férandeau, trahissantl’hospitalité, avait vendu son albumà un éditeur, avant de devenir unhomme politique. Il avait livréMiremont pour le prix d’un festin auVeau-qui-tette, son rêve ! Toute lasociété y avait passé ; don JuanBesnard, avantageux, brutal et idiot ;

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Chaumeron, monté sur ses jambes decoq et suivi de sa couvée ; Morin duReposoir, adjoint, belle qualité :Bien-des-Pardons, humble maisempoisonnée ; madame Célestin,enfin, le tricot au poing, l’aiguilledans les cheveux, et menant paîtreses deux agneaux de Siam…

Elève fidèle de Louis David,Férandeau n’avait pas attaché à cesfrivolités une grande importance. Ilétait en train de devenir célèbremalgré lui. C’est ici l’histoire de tousles peintres caricaturistes. Lavocation de nos plus grandscomiques les égara d’abord vers latragédie.

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On ne saluait plus Férandeau dansles chemins vicinaux de Miremont.

Que dire encore en fait de mystères ;il n’y avait pas jusqu’à MadeleineSurrizy, la paysanne à lugubretournure de nonne, qui ne se mêlâtd’avoir des mystères. Elle seule étaitadmise au château. Et madameEtienne avouait que son anciennedame, quelque temps avant sa mort,recevait comme cela les visites d’unporte-malheur.

Une nuit, Blondeau, le garde-champêtre, braconnant aux canardsle long de l’Oise, avait entendu desvoix dans la cabane de Madeleine.Robert et sa mère se disputaient. La

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mère disait :

C’est un assassin !

Toujours et partout ce motd’assassin !

Quel allait être le dénoûment de cedrame ? Chaumeron ne mâchait passa façon de penser : il disait : Sij’étais juré, la roue, tapé ! Les deuxBondon n’avaient jamais vuguillotiner et vivaient sur lapromesse d’aller à Versailles, le jourdu comte Henri ; Bien-des-Pardonscomptait les heures qui la séparaientde l’exécution, et retournait une robede soie puce pour cette fête. La mèreChaumeron avait dit aux huit ou dix

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petites filles, que, si elles étaientsages, on dînerait à cette occasionsur l’herbe, dans les bosquets deTrianon…

Mais l’autre camp semblait avoir uneconfiance égale et contraire. Ce lutinde Germaine se moquait de tout lemonde et prédisait que Miremontferait encore des courbettes à M. lecomte. Elle allait, riant et chantant,du Prieuré au Château-Neuf, ou seréunissaient les tenans du comteHenri et l’heureuse issue du procèsne faisait pas l’ombre d’un doute.C’était un dévouement qui, pourcertains, allait jusqu’àl’enthousiasme. Suzanne apprenait le

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nom d’Henri au petit enfant, et nepouvait parler de lui qu’avec deslarmes dans les yeux ; son mari,puisqu’elle était mariée, professaitpour le jeune comte une sorte deculte. Jeanne, Germaine, Frances,Robert, Laurent et Férandeau lui-même, étaient comme des dévotsautour du cachot de ce dieu.

Les deux partis pouvaient sebalancer par le nombre. Si la factioncommandée par Bien-des-Pardons etmadame Célestin eût possédé autantde vaillance que de venin, la guerrecivile aurait peut-être ensanglantéMiremont.

Pendant que ces passions s’agitaient,

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le château était neutre, muet,immobile ; le château, si joyeuxnaguère, et dont toutes les portess’ouvraient si largement àl’hospitalité. Vous eussiez dit unemaison déserte ; fenêtres et portesétaient closes nul pas ne foulait plusles allées du parc ; l’herbe croissaitdéjà dans les allées, et, chose tristequi pouvait servir à mesurerl’abandon, la grande table du dînerde fête restait dressée au milieu de lapelouse, et les guirlandes de feuillagependaient encore, desséchées, à leurssupports de fil de fer.

Qu’y avait-il dans ce château endeuil ? Un immense amour trompé,

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une grande douleurs, undécouragement sans bornes !

Les murs ne laissaient passer nisanglots ni larmes. C’était unfunèbre silence, un désespoir morne.

Et c’était un mystère profond, celui-là parmi tant de mystères que l’œildes curieux ne pouvait point percer :Une femme était entrée dans cettemaison et n’en était point sortie.

Qu’y avait-il derrière ces croiséesdoublées d’épais rideaux ? Uneprisonnière ? une victime encore ?

M. le marquis de Belcamp n’étaitsorti de sa demeure qu’une seule foischancelant comme un moribond, plus

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pâle qu’un fantôme, mais droit etregardant haut.

Il avait entendu la messe et s’étaitagenouillé devant la table sainte.

Qu’y avait-il ?… Sous le fier panachedes grands chênes, sombre etlentement balancé par la brise, levieux manoir dressait ses profilsmélancoliques. Quelque chosel’enveloppait qui n’était ni un voileni une brume ; ce n’était pas l’œil quipercevait cela, mais le cœur ; quelquechose qui ne peut point s’exprimeravec des paroles, vaste et sinistreimpression, semblable aux angoissessolennelles de l’heure qui précèdel’orage, frisson mortel et profond,

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d’où se dégageait l’idée deséternelles justices de Dieu !…

q

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L

XIX - Le Palais deJustice.

e sixième jour de lasession, à cinq heures dumatin, il y avait déjà unefoule nombreuse auxalentours du tribunal. Onattendait l’ouverture des

portes pour les débats de l’affaire ducomte Henri de Belcamp. Mille bruitscontradictoires couraient dans cette

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cohue, composée de petits bourgeoiset de paysans ; on disait entre autreschoses que l’accusé n’avait pointvoulu d’avocat, et qu’il se défendraitlui-même.

On racontait des centainesd’histoires, entre autres celle-ci :

M. Roblot, sous-directeur, ancienmilitaire, avait payé plusieurs fois desa personne contre l’accusé, qui étaitun homme terrible qui se procuraitdes armes à volonté. Bien en avaitpris à M. Roblot d’être un bravemilitaire, etc., etc., etc.

Une moitié de la foule, ignorant ceque c’était que Jean Diable, essayait

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de l’apprendre à l’autre moitié.

Vers sept heures, M. Huchon, lecommis greffier, entra dans sonbureau et fit le geste bien connu deRobinson Crusoé découvrantl’empreinte du pied de Vendredi surle sable. La planche de son pupitre,qu’il avait laissée noire et intacte,portait maintenant sept lettresgravées au couteau et trèslisiblement. L’assemblage de ces septlettres formait le nom de Briquet.

Le commis appela les garçons debureau. Des renseignements pris, ilrésulta qu’un jeune garçon, maigre etlaid, coiffé de cheveux couleurpoussière de grande route, nuance

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favorite du gamin de Paris, étaitvenu la veille au soir avec une lettredu ministère chercher trois placespour la séance de ce jour.

A huit heures, le franc-parler deChaumeron se fit entendre dans lecorridor. Il voulait onze places sousprétexte qu’il était voisin decampagne du père de l’accusé.

– Jeune homme, dit madame Morindu Reposoir au commis greffier, jesuis première adjointe dans lalocalité même !

– Voici un commandant de la gardenationale et un conseiller municipal,ajouta orgueilleusement madame

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Célestin, qui montrait des deuxmains le Bondon de droite et leBondon de gauche.

– Les places de M. le président !commanda un grand laquais.

Un autre :

– Les places du général !

– Voyons ! voyons ! les enfants, lapréfecture !

– Laissez-moi passer, je suis pourl’évêché !

– Du ministère, s’il vous plait !

– De la recette générale !

– Pour mademoiselle Léocadie, de

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l’Opéra…

– Monsieur Huchon, votre dame m’apromis ; vous savez, je suis leboulanger.

– Ohé ! Huchon ! les amis !

– Y en aura-t-il une petite pour laconcierge et sa demoiselle.

– Monsieur Huchon ! – Mon chermonsieur Huchou ! – Vous faites desembarras ? – Malhonnête ! – J’aipayé une demi-tasse hier ! – SieurHuchon, vous serez destitué ! – Oh !qu’il est gentil, ce Huchonneau ! –Subalterne ! – Là, vous êtes unamour ! – Je te repincerai, propre àrien ! – Merci mille fois ! – Que le

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diable vous emporte !

Tout cela en même temps. Une moitiéde ce Huchon était sur le pavois,l’autre aux gémonies.

A neuf heures, la séance commença.Aux places de l’évêché, de la recettegénérale, de la préfecture, etc., ontrouva que le président était un petithomme assez bien. Le ministèrepublic excita une certaine curiosité.Mademoiselle Léocadie toussabeaucoup derrière son éventail pourse faire remarquer des avocats. Laconcierge et sa demoiselle mangèrentdes berlingots de Marseille. Tout cemonde était gai comme pinson. Lacour d’assises est un des plus joyeux

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coins de cet univers !

Quand l’accusé parut, il y eut ungrand silence. La concierges’attendait à voir un homme avec descheveux bleus et des cornes. Elle futmortifiée. Mademoiselle Léocadiesourit aux avocats.

A trois heures, la séance futsuspendue. On avait lu l’acted’accusation, interrogé l’accusé, reçula déposition de tous les témoins etentendu le réquisitoire. Nouslaissons à dessein toutes ces chosesdans l’ombre. Nous plaçons enquelque sorte la justice sur unpiédestal autour duquel la foulecurieuse passe, et nous ne nous

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occupons que de la foule.

Le respect profond que nousprofessons pour la justice ne peuts’étendre jusqu’à l’auditoire.

La foule avait besoin de cet entr’acte.Elle se précipita dehors avec délices.On entendait dans les corridors.

– Ah ! c’est joli, pour le coup ! Envoilà un qui avait la main leste !

– Cette idée des deux passe-ports !

– Ma chère ! il a l’œil doux commeune femme. Connais-tu l’histoire deLesurques ?

– Neuf millions d’un coup !

– Es-ce que M. Huchon vous en a

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trouvé une ?

– Les gendarmes m’empêchent devoir, c’est pire qu’un pilier !

– Mais comment faisait-il doncquand il mettait sa main gauche sousla tête et qu’il appuyait son poucesur la gorge ?

– Il est coupable, aussi vrai queCaïn !

– L’innocence saute aux yeux !…Vous ne trouverez pas un jury pourcondamner cela !

– Monsieur, demanda mademoiselleLéocadie à un avocat en robe, bienfier d’être ainsi compromis, si les

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jurés disaient nous n’en savonsrien ?

– On les mettrait à Sainte-Pélagie,répondit Briquet qui passait.

– Eh bien ! s’écria Chaumeron enjouant des coudes pour rejoindreBien-des-Pardons, étais-je crânementcasé, moi, hein ?… Ma fille a eu untabouret… Il ne s’agit que de n’avoirpas sa langue dans sa poche. Enlevé !

– Le monstre ! gémit Mademoiselle ;tuer deux hommes qui étaient sur lepoint de se marier !

– Hé ! monsieur Potel, que dites-vous de cela ? la marmite bout…

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– Ma conviction n’est pas formée,monsieur.

– Elle y met le temps… Si nouscassions une croûte ?

Toutes ces choses communes,insignifiantes, misérables, étaientdites avec une passionextraordinaire. La foule est unmonstre qui rugit des niaiseries.

Henri, cependant, quittait la salle desséances et se rendait, escorté par sesgendarmes, dans la chambre assignéeau repos des accusés. Le secret, sirigoureux qu’il soit, cessenécessairement à l’audience. Depuisce matin, Henri était entouré de tous

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ceux qui l’aimaient. Dans cettecohue, avide de banales émotions,habillée de drap fin et de loques,d’indienne trouée et de velours,diaprée de taches sordides, debijoux, de décorations et debroderies d’or, suant la misère oupuant le sachet, parterre disparate etheurté du plus terrible et du mieuxsuivi de tous les théâtres, Henri avaitreconnu bien des figures chères.Jeanne était au premier rang, la bellemadone en deuil, cachant sonémotion sous son voile et tâchantparfois de sourire en retenant seslarmes.

Non loin d’elle, Suzanne et Richard

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Thompson s’asseyaient auprès delady Frances Elphinstone. Le pâle etbeau visage de Frédérick Boehm semontrait derrière les traits mutins deGermaine, colère, agitée,enthousiaste, tantôt triomphante,tantôt découragée et ne sachantpoint cacher sa fièvre. Cà et là destêtes graves, et marquées pour laplupart d’un cachet militaire,parsemaient l’auditoire ; il y avait defines moustaches noires et aussi desbarbes grises. Aussi près quepossible de la porte communiquantavec le greffe, Robert Surrizy,Laurent et Férandeau étaient debout.

Mais le regard d’Henri avait en vain,

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et à bien des reprises, parcouru toutela salle, cherchant les cheveux blancsde son père ; le marquis de Belcampn’était pas là ! C’est une grandeautorité que la présence d’un pèreauprès du banc fatal. Le jury n’estpas la loi inflexible dans sa lettre ; ilest une conscience qui peut êtreéclairée, égarée, émue par tous lesmoyens humains.

L’absence de M. le marquis deBelcamp privait Henri d’une de sesmeilleures armes.

Ce n’était pas pour cela qu’Henriparcourait de temps en temps la salled’un regard inquiet et triste. Iln’avait pas besoin d’armes. Au fond

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de son cœur il n’y avait qu’une voixet qu’une parole. Ce n’était pas lui-même qu’il plaignait quand il disait :Mon père ! mon pauvre bien-aimépère !

Il espéra pendant la lecture de l’acted’accusation, pendant les débats, quifurent courts et vifs, pendant leréquisitoire, plaidoyer éloquent etd’une haute habileté. En se retirant,il espérait encore, car ses yeux sepromenèrent avec lenteur surl’assemblée.

Auprès du seuil, plusieurs mains setendirent pour serrer la siennechaleureusement. La main du comteFrédérick Boehm resta plus

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longtemps que les autres. Henri et luiéchangèrent un signe rapide.

Il y avait dans l’auditoire deuxclasses qui, sans savoir pourquoi,s’intéressaient à Henri ; les bonnesgens du peuple et les grandes dames.Toutes les jeunes filles étaient, ausside son parti, mais elles savaient bienpourquoi, car il y avait un cœur dansses yeux. Beaucoup de gens dansl’assemblée le détestaient parce qu’ilétait comte, d’autres parce qu’il étaitbeau, jeune, riche, que sais-je ? Tel lehaïssait parce qu’une femme avaitrougi en le regardant, ou pâli, ousouri…

Ces paroles ne sont point dites avec

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amertume. La source de nosimpressions, brusquementdécouverte, fait souvent honte quandelle ne fait pas rire.

Mais, quelles que fussent lesdispositions diverses, après leréquisitoire foudroyant de l’éminentmagistrat qui occupait le siége duministère public, tous et toutespensaient qu’Henri serait condamné.

Quand il eut passé le seuil de la salled’audience, ceux qui lui avaient serréla main sortirent.

Robert parvint jusqu’à Jeanne.

– Votre mère l’a tué ! murmura lajeune fille.

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Robert répondit :

– Je le sauverai !

Puis il ajouta :

– Ma mère est une noble femme quisuit son devoir comme nous suivonsle nôtre.

Une larme vint aux yeux de Jeannequi lui tendit la main.

– Pardonnez-moi, murmura-t-elle, jesuis injuste parce que je souffre.

– Oh ! s’écria Germaine, cet hommequi a parlé contre lui… si je pouvaismanier une épée !…

– A-t-il consenti ? demanda ladyFrances tout bas.

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– Ma sœur, répondit Robert, tantqu’il est sous le coup de la loi, nousn’avons aucune autorité à subir,sinon celle de Frédérick Boehm quiest maître.

– Dieu soit loué ! dit Frances enrougissant.

Elle saisit la main de son frère aumoment où il se retirait, et le forçad’approcher son oreille tout contreses lèvres.

– Que Frédérick le sauve, et je suis àlui ! murmura-t-elle.

L’instant d’après quelques groupesde deux, trois et quatre personnes

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quittaient la rue Saint-Pierre,encombrée devant le palais dejustice, et s’engageaient dans la ruede Jouvencel, qui était déserte. Cesgroupes ne se réunirent point, etceux qui les composaientcontinuèrent de se promener de longen large.

Certes, parmi tous les gens quientouraient le palais, ceux-ci étaientles plus calmes et les plus froids.

Ils ne disputaient point ; ilsn’établissaient point de gageures surle verdict probable du jury, ilsn’apportaient point à l’accusé letribut de leurs bruyantes sympathies,et pas davantage ils ne le

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poursuivaient de leurs malédictions.

C’étaient, pour la plupart, de ceshommes à tournure militaire dontnous avons parlé déjà.

Parmi eux, il y avait des Anglais, carles noms de Perkins etd’Abercombrie avaient étéprononcés.

Ces noms étant donnés comme uneclef, si vous eussiez examiné de plusprès ces rudes et austères figures,vous auriez reconnu le capitaineGauthier, le lieutenant Renault,Pierre Louchet, le bûcheron, et unepartie du vaillant équipage de laDélivrance.

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Au milieu du groupe principal,composé d’Abercombrie, Perkins,Robert Surrisy et Laurent, se tenaitle comte Frédérick Boehm, dont latête pâle dépassait tous les autresfronts.

– Messieurs, disait-il, Dieu seuldésormais peut savoir l’issue decette lutte ; comme il ne nous est paspossible de peser dans la balance,nous devons nous tenir prêts à toutévénement. M. Abercombrie etM. Perkins vont partir sur l’heurepour Dieppe, afin que le navire lèvel’ancre dès que milord aura le piedsur le pont.

– Nous sommes ici sur l’ordre de

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milord…, objecta Perkins avecrépugnance.

Et Abercombie ajouta :

– Milord sait ce qu’il fait… Tous cespantins ont des rôles dans sacomédie. Je parie cent livres contredix schellings qu’il va sortir de làblanc comme neige.

– Comme chef, répliqua Robert, M. lecomte Henri de Belcamp a sans doutele droit d’avoir ses secrets ; maischacun de nous aussi a le droit devoir ce qui, du fond de sa prison,échappe peut-être à sa vue. Lesévénements ont marché ; le vent atourné… Si c’est une comédie qu’il

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joue, pour employer votreexpression, et dans un but que nousne connaissons point, les planches deson théâtre sont désormais au-dessus d’une mine chargée depoudre. Notre règle est sage quandelle dit que le maître captif n’a plusqu’un commandement d’honneur.Nous sommes tous ici sous lesordres du comte Frédérick Boehm…à moins qu’un membre du conseilsuprême ne se déclare.

Un homme petit, carré, aux traitsintelligens et hardis, toucha l’épaulede Frédérick au moment où celui-ciallait prendre la parole.

– Amiral !… murmura le jeune comte

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en se découvrant.

L’inconnu mit un doigt sur sabouche.

– J’ai la qualité que vous demandez,dit-il d’une voix brève. Je suismembre du conseil suprême. Lesautres titres importent peu.

– Messieurs, ajouta-t-il en fixant surles deux Anglais son regardimpérieux, partez à l’instant même etne vous arrêtez qu’à votre bord… Lescoups qui vont frapper votre grand-maître viennent de haut et de loin…Marchez, sous peine de trahison !

Perkins et Abercrombie se retirèrenten silence, suivis par deux Français

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chargés de faciliter leur départ.

Celui qu’on avait appelé « amiral »reprit :

– Le reste est-il préparé, messieurs ?

– Tous nos hommes sont là, maître,répliqua Surrisy, et tous sont armés ;nous attaquons l’escorte dansl’avenue de Paris, pendant le trajetde retour du palais de justice à lamaison d’arrêt. Les chevaux sontpréparés, les relais attendent sur laroute…

Il fut interrompu par une voixcontenue qui disait :

– A l’avantage !

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Les groupes se dispersaient vers lebas de la rue. Robert se tut.L’étranger rabattit son chapeau surses yeux et dit en anglais :

– Tout est bien !

Puis il disparut rapidement entournant l’angle de l’école normale.

Une femme, vêtue de noir, remontaitla rue Jouvencel, où il n’y avait pasune âme, hormis les conjurés. C’étaitl’approche de cette femme qui avaitmotivé l’alerte. Elle marcha droit àRobert Surrisy.

Celui-ci fronça le sourcil et fit un pasvers elle en demandant :

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– Que voulez-vous, ma mère ?

La paysanne le prit par le bras etl’attira à l’écart.

– Il y a parmi vous un espion, dit-elle. Tu joues ta vie, enfant, sur descartes déloyales. Prends garde !

Elle passa.

Quand Robert revint vers sescompagnons, il demanda au comteBoehm :

– Connaissez-vous cet homme ?

– C’est l’amiral M…

– Non, pardieu ! s’écria l’un desmatelots de la Délivrance.J’ai étéenseigne sur le vaisseau de l’amiral

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M… J’engage ma tête que ce n’est paslui !

– Où avez connu cet homme !interrogea encore Robert, pendantque tous les visages pâlissaient.

– A Londres, chez la Bartolozzi,répondit Frédérick.

– En présence du comte Henri deBelcamp ?

– Non, répondit Frédérick aprèsavoir recueilli ses souvenirs. Jamaisje ne l’ai vu en présence du comteHenri.

– Messieurs, dit Robert d’une voixferme, M. le comte Henri de Belcamp,

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du fond de sa prison, a les yeux plusperçants que nous. A toutes nosoffres il a répondu : Je ne veux pas.Je vous transmets contre-ordre pourle rendez-vous de l’avenue de Paris…Avant la fin de l’audience, vousconnaîtrez les dispositions nouvellesprises par le maître FrédérickBoehm…

La séance venait de se rouvrir, et larue Saint-Pierre était traverséeseulement désormais par lesretardataires et les âmes en peine quin’avaient pu obtenir de place àl’intérieur. Cette classe de curieuxqui attend les nouvelles au dehorsn’est ni la moins impressionnable, ni

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la moins intéressante.

A l’autre bout de la rue Saint-Pierre,dans l’avenue de Paris et non loin dela mairie, un homme était assis toutseul sur un banc. Les factionnairesqui s’étaient succédés à la porte dela municipalité avaient pu le voir là,depuis le matin, courbé en deux et lesmains croisées sur la pomme de sacanne. C’était un grand vieillard dontles cheveux blancs en désordrecouronnaient une tête amaigrie, pâleet peignant la souffrance. Il avait lesyeux fixes et mornes, quoique parinstant la fièvre y allumât des rayonssombres. Ses deux mains tremblaientsouvent sur sa canne, comme si un

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long frisson lui eût passé par tout lecorps.

Ainsi était ce vieillard, et nousl’avons décrit parce que vous auriezpu passer près de lui sansreconnaître M. le marquis deBelcamp.

M. de Belcamp manquait àl’audience, mais il n’en était pas loin.Ce qu’il faisait là, il n’eût certespoint su vous le dire lui-même. Il yavait en lui une lassitude accablée etprofonde ; c’eût étél’engourdissement du désespoir sansces tressaillements soudains quiagitaient son pauvre corps affaibli aumoindre bruit venant du côté du

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tribunal.

Il tournait le dos à l’embouchure dela rue Saint-Pierre. Il ne se cachaitpas. Cependant les regards despassants le gênaient et faisaientmonter à son front des rougeursfugitives.

Quand l’heure sonnait, il écoutait.Une idée semblait naître en lui, puiss’éteindre. Une ou deux fois leslarmes avaient descendu le long deses joues.

Un autre personnage, bien différentd’aspect et dont l’agitation avait untout autre caractère, allait et venaitdans l’avenue. Celui-ci, habillé de

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noir de la tête aux pieds et portant lacravate blanche, était un homme depalais en bourgeois, et sa tournuredistinguée disait qu’il n’appartenaitpoint aux basses couches de lajudicature. Il avait la tête découverte,parce que ses cheveux le brûlaient.De temps en temps il portait sonmouchoir à ses tempes en sueur.

On aurait pu le prendre pour termede comparaison et représenter en luila préoccupation inquiète, en face dela grande douleur personnifiée parM. le marquis de Belcamp.

– Après tout, se disait-il en parlanttout seul avec des gestes cassants etrapides, il n’y a pas un seul témoin

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de visu ! Tout cela n’est qu’un amasde circonstances costumées enprobabilités… et cependant la vie dece jeune homme n’est pas pure, c’estmanifeste !… ni claire, assurément !… Elle contient un mystère… dixmystères… Plus on veut percer cesténèbres, moins on y voit…

– Un noble visage ! continua-t-il enrevenant vers la mairie après s’enêtre éloigné d’une centaine de pas ;la tête la plus intelligente et la plusfière que j’aie rencontrée en ma vie !

Et une distinction de prince, maparole !… Et une dignité ! le peu demots qu’il a prononcés sont coulésen bronze comme du Tacite !… Moi,

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je ne le crois pas coupable… c’est-à-dire… que le diable emporte toutcela ! c’est une intrigueindéchiffrable !… Non ! sur monhonneur ! je ne crois pas ! je ne croispas !

Il parlait si haut en passant près dubanc où M. de Belcamp était assisque le vieillard releva les yeuxmalgré lui. Leurs regards serencontrèrent. Le conseiller deBoisruel, c’était lui, resta bouchebéante à le contempler. Puis sonvisage d’homme qui a tout vu, toutéprouvé, tout approfondi, exprima lacommisération grave et sympathiqued’un honnête cœur.

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– Mon bon, mon excellent cousin !dit-il en s’approchant vivement et lesdeux mains tendues.

Les mains de M. de Belcamprestèrent immobiles et croisées sursa canne.

On eût pu voir cependant que sonvisage rigide et comme gelé faisaiteffort pour sourire.

Cela même vous eût serré le cœur.

Ses lèvres s’entr’ouvrirent, et il ditd’une voix plus changée que sestraits :

– Bonjour, Boisruel, vous n’avezdonc point honte de moi, vous ?

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Le conseiller recula. Sa physionomie,très-mobile, changea du blanc aunoir, car il eut une mauvaise pensée.

– L’avez-vous donc abandonnédéjà ? murmura-t-il.

La poitrine de M. de Belcamp renditun son profond et douloureux àentendre.

– Ah ! ah ! Boisruel, mon cousin,chevrota-t-il, par l’effort qu’il faisaitpour comprimer ses sanglots. Je suisl’homme qui a eu le plus d’orgueildans le cœur !… Est-ce que Dieu veutqu’on aime comme cela, même sonfils unique, même un suprêmeespoir ?

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Il ne bougeait pas, mais on voyait enquelque sorte le déchirementintérieur de sa poitrine, et les deuxlarmes qui perlaient aux coins de sespaupières devaient être du feuliquide.

Boisruel s’assit auprès de lui sur lebanc, pris par la contagion de cetteterrible angoisse.

– Vous sortez de l’audience ?demanda-t-il pour dire quelquechose.

Car les hommes les plus experts etles moins susceptibles d’êtredéconcertés deviennent des enfants,s’ils ont le cœur bon, en face de ces

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misères navrantes.

Le marquis remit ses regards dans levide, et ne répondit pas.

– Ah çà ! s’écria Boisruels’éperonnant lui-même, il ne fautpourtant pas croire que tout soitperdu, mon digne cousin ! Moi quivous parle, en mon âme etconscience, je suis fort loin d’êtreconvaincu.

Un pâle éclair s’alluma dans l’œil duvieillard. Sa bouche s’entr’ouvritavec effort, mais ce fut seulementpour donner passage à un soupir.

– Je ne condamnerais pas, reprit leconseiller ; je vous parle

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franchement : votre fils a tort de nepas tout dire ; je parierais qu’il gardedes considérations… pour qui ? voilàla question, et, certes, elle est grave,car, librement, on ne garde aucuneconsidération quand il s’agit del’honneur. Mais enfin il est jeune… ilpeut s’exagérer certains devoirs… Enl’état, je ne condamnerais pas… Vousme direz : les jurés… J’entends bien ;ce n’est pas toujours la fleur despois, et Notre-Seigneur a oubliéd’accorder à quelques-uns la vueperçante de l’aigle… mais notez que,dans cette étrange affaire, lesmyopes douteront comme lesclairvoyants. Il n’y a rien de certain…

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rien !… et, en définitive, tout lemonde, y compris MM. les jurés,connaît la maxime : Dans le doute,abstiens-toi.

– Le doute… murmura le marquiscomme un écho.

– J’entends bien, parbleu ! La femmede César ne doit point êtresoupçonnée… Le fils du marquis deBelcamp… c’est clair !… mais lafemme de César n’en peut mais ! J’enai vu des femmes de Césarsoupçonnées et qui s’obstinaient à seporter très-bien… Voyez-vous, nousavons ici une instruction très-bienfaite…, très-bien faite n’est pas assezdire… admirablement faite, au point

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de vue de ce que les jeunesmagistrats regardent comme leurdevoir… Le juge qui a dressé l’acted’accusation n’a pas cherché tout àfait la vérité : il a cherché d’abord, età tout prix, un coupable… On secorrige quelquefois de cela envieillissant… La justice, la vraie, n’apas de ces idées fixes : elle chercheaussi bien l’innocent que lecoupable… mais il faut bien quejeunesse se passe… Je disais doncque, au point de vue de cette bizarregageure, soutenue par quelquesboutures de Laubardement,l’instruction est étudiée à miracle…Croyez bien que l’opinion publique,

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malgré sa courte vue, tient compte decela… L’homme qui sort vainqueurd’une lutte où l’adversaire a toutemployé, même les armes prohibéespar l’usage, sort net et bien lavé.C’est l’épreuve de l’eau.

– Il faut l’épreuve du feu, dit lemarquis de son accent morne.

Le conseiller le regardaattentivement.

– Si vous en savez plus long que moi,cousin,…, commença-t-il.

M. de Belcamp chancela sur le banc ;comme Boisruel étendait les braspour le soutenir, le vieillard lerepoussa avec froideur.

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– Je ne tomberai que pour mourir,prononça-t-il tout bas.

– Mon Dieu ! dit Boisruel, sansdoute, sans doute… vous êtes unerace de chevaliers… mais leschevaliers se soutenaient entre eux,et je ne comprends pas bien que vousbrisiez votre lance avant la fin dutournoi… Il y a des chosesfantastiques là-dedans, je vousl’affirme, des choses dont la courn’aura pas plus à s’occuper que desaventures de don Quichotte…L’affaire de Prague regarde cessolennels coquins de rose-croix,comme l’affaire de Londresappartient aux Irlandais-Unis ou aux

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compagnons de la Délivrance… Il y aun témoin, une manière d’illuminée,cette Madeleine Surrizy, qui medonne froid jusque dans la moelledes os… avec une demi-douzaine defolles de cette espèce, vous feriezcondamner Louis XVIII pour lemeurtre de Robespierre !…Reconnaître quelqu’un à la voix,après des années, c’est tout unimentextravagant… A peine pourrait-onreconnaître un violon deStradivarius… Mais l’homme, dontles cordes vocales muent et setransforment sans cesse, c’estpurement extravagant ! Restent doncles deux couples d’assassinats, et

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c’est bien assez, Jésus Dieu ! les deuxbrasseurs d’abord, les deux banditsensuite. Cette partie de l’instructionsurtout est merveilleusementconduite ; cela devait être : le resten’est que la bourre… Nous n’avonspas à juger Jean Diable ou tout autreFra-Diavolo britannique, mais bien lecomte Henri de Belcamp. Eh bien !sur mon âme et conscience, rien n’estprouvé… l’identité même de ces deuxmalfaiteurs anglais…

– Deux malfaiteurs anglais ?…murmura le vieillard immobilecomme le banc de pierre ou ils’asseyait.

– Oui… les deux cadavres de Tivoli…

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– Ah !… fit encore le marquis ; deuxcadavres…

M. de Boisruel poursuivit avec unecertaine impatience :

– Le témoin, le fameux témoin quidevait apporter la preuve de cedouble meurtre, Gregory Temple,n’est pas venu. Dieu l’a visité : il estenfermé à Bedlam !… et la premièrefois que j’ai vu mon jeune cousin, jecrois me souvenir que ce GregoryTemple et lui se promenaient brasdessus bras dessous… Enfin,n’importe ! ce n’est pas avec desarguments de la force des deuxlettres blanches qu’on fait couper latête à un homme !

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– Deux lettres blanches !… répétalentement le marquis.

– Les deux lettres timbrées de Pariset de Saint-Denis et trouvées dans leportefeuille des deux faux comtes deBelcamp…

– Ah !… fit le marquis dont la figures’animait comme un masque de cire àqui viendrait la vie.

– Vous savez bien, parbleu !… lesdeux lettres qu’on suppose avoirservi de signal pour fixer le momentdu double crime, à Lyon et àBruxelles ?

– Non, répondit le marquis, je ne saispas.

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– Mais vous ne savez donc rien ?s’écria M. de Boisruel avec une sorted’indignation.

– Rien… répondit le morne écho.

Encore une fois M. de Boisruel leconsidéra attentivement ; aprèsréflexion, il pensa :

– La maladie… l’affaiblissement desfacultés intellectuelles…

– Eh bien ! mon excellent cousin,reprit-il, songeant désormais à faireretraite, comme je vous le disais, ona tiré tout le parti possible de ceslettres blanches… et certes le bureaude Saint-Denis où l’une d’elles futmise à la poste, est sur la route de

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Belcamp à Paris ; mais de néant onne peut faire sortir que néant… C’estune nuit opaque, impénétrable quirecouvre ces quatre assassinats. Dieuet le temps peuvent seuls y porter lalumière.

– Oui… Dieu… prononça le marquissans donner d’autre signe de vie quele mouvement mécanique de seslèvres.

M. de Boisruel se leva.

– Maintenant, continua-t-iluniquement pour couvrir le congéqu’il allait prendre, il y a lesfameuses taches de sang du théâtreFeydeau ; mais le secours porté à

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l’enfant dans la rue paraît une choseprouvée… et, en conscience, ce n’estpas un cas pendable… Mon cousin, jevais faire un tour à l’audience. Faut-il vous rapporter des nouvelles ?

– Non, répondit le marquis.

Le conseiller salua et se retira.

Le vieux marquis de Belcamp, restéseul, garda son étrange immobilité.Par la neige, on l’eût pris pour une deces malheureuses victimes du froidqui n’ont plus que du sang glacédans les veines.

Au bout de quelques minutespourtant, ses lèvres s’agitèrent, et ildit tout bas :

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– Des lettres blanches !…, je mesouviens d’une lettre blanche…

A la tombée de la nuit, un grandbruit se fit du côté de la rue Saint-Pierre. Une cohue semblable à cellequi sort des théâtres faisait irruptiondans l’avenue de Paris, riant,bavardant et criant.

Le vieillard eut partout le corps unde ces longs frémissements dontnous avons parlé, mais il garda sonattitude pétrifiée.

Ces mots tombèrent de sa bouche :

– Aura-t-il affaire à la justice deshommes ?

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Des voix connues firent sourdementtressaillir son immobilité. Des pasapprochaient.

– C’est de l’effronterie, toutuniment ! dit la voix humble maisbarbelée de madame Morin duReposoir.

– Atout ! murmura Chaumeron ; pasmâché !

– Tout le monde sait bien qu’il parlecomme il veut, ajouta madameCélestin ; restez auprès de moi, monbeau-frère !

– Les hommes, c’est bien trompeur !reprit Mademoiselle.

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Miremont s’était arrêté à dix pas dumarquis et formait groupe.

– Avez-vous vu se compromettrecomme cette petite Germaine ?poursuivit Mademoiselle. C’estrépugnant !

– Et la belle Jeanne, donc ! miladyBalcomb ! En voilà un, ce Balcomb,qui ne donne plus souvent de sesnouvelles depuis qu’il a emporté lecadeau de noces !

– Tapé ! dit Chaumeron. Allez voirs’ils viennent !

Et Miremont rit de bon cœur.

– Lady Frances et cette Suzanne dont

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le père est fou ne se comportentguère mieux, fit observer Bien-des-Pardons. Mais avez-vous vu les troisfainéans ? On dirait que ça lesregarde… Qui sait ? L’oisiveté peutmener loin ; c’est la mère de tous lesvices.

– Il n’empêche que le précieux Henriva avoir son compte, décidaChaumeron. Je dis ce que je pense,moi ! Il faut un exemple… Servez ?

– Oui, oui, oui, dirent les troisdames, il en faut un ! Et nousl’aurons !

Madame Célestin était plusmaussade que de coutume, parce

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qu’elle n’avait pas son tricot. Ellecrut comprendre à quelquesgrognements inarticulés de sesBondon qu’ils réclamaient leurnourriture.

– Ne pouvez-vous attendre ?…,commença-t-elle aigrement.

Mais papa Chaumeron l’interrompit :

– Pas bête, l’idée du potage ! s’écria-t-il. Ils disaient en bas que le juryétait partagé… En voilà une sotteidée !… Leur faut donc la vue desobjets, à ces messieurs !… S’ils sontpartagés, ils vont peut-être sechamailler jusqu’à minuit dans leursalle… Moi, je n’y vais pas par quatre

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chemins, je vote pour la soupe et lebouilli. Vlan !

Bien-des-Pardons objecta :

– C’est cher à Versailles, laconsommation… et je dis que ceprocès-là nous a coûté bon à tout lemonde !

Miremont soupira.

– Oui, dit Mademoiselle, mais aumoins il a une bonne issue.

– Ces enfants-là, dit Chaumeron enla montrant du doigt, c’est honnêtecomme des vieux Romains del’empire d’Auguste. Quant à la chertédes denrées, c’est selon les endroits ;

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j’en connais un petit dans l’avenuede Sceaux où les prix sont assezdoux… Une, deux trois… qui m’aimeme suive !

q

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L

XX - La bénédiction.

es délibérations dujury sont secrètes, maisvous trouverez toujours àla séance, dans la salle despas-perdus ou même enplein air devant le palais,

des gens complaisants et bieninformés qui vous raconterontexactement ce qui se passe dans lesanctuaire où le jury est assemblé.

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Ces gens ne peuvent pas savoir, maisils savent.

Un jury, comme personne ne l’ignore,est composé de trente-six citoyensremplissant certaines conditions depoids social et d’honorabilité ; lesort, les récusations mutuelles del’attaque et de la défense épurent cenombre jusqu’à douze noms quiforment l’aréopage définitif. Lesdébats oraux ont principalementpour but d’établir la conviction duJury, qui n’a rien à faire avec le droitet ne tranche que les questions defait.

Les ennemis les plus irréconciliablesde cette institution ne peuvent nier ni

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sa grandeur ni ses bienfaits ; ses plusenthousiastes amis avancent qu’ellen’est pas sans lacune et qu’elle a desinconvénients très-graves.

Le principal inconvénient gît dans ladélibération même.

Quand le jury, rentrant à son banc,vient prononcer devant Dieu etdevant les hommes son oui terribleou le non de sa clémence, ce n’est pasl’opinion de douze citoyens qui faitce verdict. C’est l’opinion – du moinspeut-on dire très-souvent – d’unesprit dominant, agité, passionné,énergique, d’une parole entraînanteet facile, d’une supériorité en un motet d’une volonté qui s’est rencontrée

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par hasard parmi cette douzaine deconsciences paisibles, timides etprofondément indifférentes,arrachées contre leur gré au courantaimé de leurs gains ou de leursdevoirs.

L’avenir peut-être inventera le jurycellulaire.

Nos douze jurés de Versailles étaienttous les plus honnêtes gens dumonde : commerçants pour laplupart. Dans le nombre setrouvaient un avocat, un médecin etun professeur. L’opinion de lamajorité était qu’elle ne savait pas.La défense, présentée en majeurepartie par l’accusé lui-même, et

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complétée par un membre du barreaude Versailles choisi d’office, avait éténette, courte et frappantel’échafaudage très-habilement élevépar le ministère public menaçaitruine. Le conseiller de Boisruel arésumé pour nous dans le précédentchapitre, l’opinion que pouvaientavoir les hommes spéciaux. Mais lejury avait la tête un peu perdue : il nesavait pas. L’avocat, le médecin, leprofesseur, avaient seuls desconvictions formées.

Le médecin disait oui, le professeurdisait non ; l’avocat, se chargeantavec plaisir de les concilier, plaidaoui très-chaleureusement et conclut

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non. Aux trois quarts de sondiscours, les jurés avaientcomplétement perdu plante. Onessaya de compter les voix, il y enavait, ma foi ! dix pour l’affirmativeet deux contre. Il ne faut point defaiblesse !

Le professeur parla et ramena sixvoix du coup, ni plus ni moins. Lecomte Henri était acquitté d’emblée.Mais le médecin parla aussi,refaisant le réquisitoire avec le styleheureux d’un homme habitué àporter des toasts dans les banquetsscientifiques.

Six voix de conquises et l’échafauddressé !

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C’était le cas pour l’avocat derésumer la discussion. Il plaida non,mais avec soin cette fois, et conclutoui comme un tonnerre.

Il y eut six voix contre six.

Le sang montait à la tête du jury. Ladiscussion durait depuis près d’uneheure. Miremont avait eu le temps dedîner chez Escalot, avenue deSceaux : détestable et pas cher.

C’est encore là un danger del’institution, le sang qui monte à latête. Le médecin et le professeuravaient échangé déjà des parolespénibles. L’avocat se tuait à crier :C’est pourtant bien clair ! mon Dieu !

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c’est clair comme bonjour. Les neufjurés qui ne parlaient pas et quiavaient la migraine se révoltèrenttous à la fois et voulurent plaider àleur tour.

On put voir qu’il n’y avait pas unseul avis pareil. Ce qui avaitconvaincu l’un donnait des doutes àl’autre. Tel fait disait crime àquelques-uns ; aux autres, il criaitinnocence ! Six contre six ! six noirs !six blancs ! La lutte fut ardente, à cepoint que les noirs devinrent tousblancs, mais les blancs devinrentnoirs.

Six contre six, toujours !

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– Messieurs, dit le professeur, ils’agit de la vie d’un homme !

Ils le savaient bien, les malheureux,puisque leurs tempes avaient lasueur froide. Il n’y avait là ni lousticstupide ni méchant cœur capable detourner ces choses lugubres enplaisanteries.

– Acquittons à tout hasard !…,risqua une voix.

– Messieurs, s’écria le médecin, ils’agit de la société menacée !

– Alors, condamnons ! glissa uneautre voix.

L’avocat reprit aussitôt ces deux

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formules pour en composer unetirade à compartiments sur ce thèmeobligé : acquittons si notreconscience le permet, condamnons sinotre conscience le commande.

Communément, cette tirade durevingt minutes, montre en main, etfinit ainsi :

– Interrogeons-nous dans le calme etdans la force de notre fonction. Si,d’un côté, nous croyons quel’interprète des droits de la sociétés’est trompé, si les chargesaccumulées contre l’accusé nousparaissent plus spécieuses quesérieuses, si l’œil perçant que Dieu amis au-dedans de nous entrevoit

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l’innocence au travers de ces brumessavamment épaissies, n’hésitons pas,soyons sans crainte, acquittons !…Si, au contraire, les efforts de ladéfense ont été impuissants à nousconvaincre, si, malgré tout le talent,etc., etc., etc. ; n’hésitons pasdavantage, gardons-nous de céderaux conseils de la faiblesse,condamnons !

Il y a des pères de famille quioublient leur caractère et qui boxentles gens bien intentionnés capablesde pareilles harangues.

Mais parmi les martyrs il se trouvetoujours quelqu’un pour lancer cegémissement suprême :

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– Si pourtant nous ne savons pas !…

– Alors, éclairez-vous… Discutons !

Et l’avocat rouvre impitoyablementsa boîte à éloquence plus terriblequ’une machine de torture. Il place lepour en face du contre, il mêle, ilembrouille ; le dernier rayondisparaît sous la poussière qu’ilsoulève. Acquittons oucondamnons ! ce n’est pourtant pasdifficile.

La chose redoutable, c’est qu’il estde bonne foi.

Il tient à la main un flambeau qu’ona seulement négligé d’allumer.

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Six contre six. Il y avait deux heuresqu’on était là. Le médecinredemanda le vote : neuf contretrois ; condamné.

Le professeur alla droit à sonadversaire et lui tendit la main. Lemédecin tressaillit. Quelques parolesfurent échangées, et comme l’avocatparlait encore, parlait toujours,parlait de plus en plus, nul n’entenditces mots qui tombèrent dans l’oreilledu docteur :

– A l’avantage !

Quelques minutes après, le juryrentrait dans la salle d’audience,pleine comme un œuf et frémissante

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d’impatience. La figure fière et doucede l’avocat semblait dire : Je suisparvenu à leur faire entendre laraison. Au milieu d’un silenceprofond, le médecin, chef du jury,prononça le verdict :

– A l’unanimité, non, l’accusé n’estpas coupable !

Il y eut un grand applaudissementsous lequel coururent quelquesprotestations et quelques paroles desurprise. Jeanne tomba dans les brasde Germaine qui riait et qui pleurait.

– Atout ! cria Chaumeron du fond dela salle. J’ai toujours dit qu’il n’yavait pas de quoi fouetter un chat !

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ah mais !

Quand le comte Henri de Belcamprentra calme et digne, pour entendreson arrêt, chacun trouva qu’il avaitbien la figure d’un innocent.L’auditoire d’une cour d’assises nedéteste pas les condamnations, maisrendons-lui cette justice qu’il adoreles acquittements. Les damesagitaient leurs mouchoirs à l’adressede ce beau et noble jeune homme quiavait dû tant souffrir, malgrél’héroïque attitude qu’il avaittoujours gardée ; les hommes avaientenvie de lui serrer la main. Tout lemonde était joyeux, et ce furent descris d’enthousiasme qui accueillirent

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les paroles du président, déclarantque l’accusé était libre.

Les amis d’Henri l’entourèrent et luifirent un triomphe muet, pendantqu’il sortait du palais de justice.Miremont vint en corps le féliciter.

– Bien des pardons, dit l’adjointe,M. le comte sait mon dévouement àla famille de M. le maire. Voilà unejournée qui nous a donné bien desémotions !

– Ces deux messieurs n’avaient pasun fil de sec sur le corps, ajoutamadame Célestin.

– Ah ! soupira Mademoiselle, quandon s’intéresse comme ça à des

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personnes de sa connaissance…

– Tapé ! cria Chaumeron, qui tenditsa patte large et velue. Ah ! ah ! leprocureur du roi a eu son compte !Tant mieux c’est bien fait ! Attrape !adjugé ! vlan !

– Allons, saperlotte ! murmuraRoblot à l’autre oreille d’Henri, jesuis venu pour vous voir acquitter,moi ! J’avais mon devoir à faire, pasvrai ? Mais ça n’empêche pas lessentiments… Sans que ça paraisse,quoi ! vous avez l’amitié de l’ancienmilitaire !…, et il ne vous dit que ça :Franc comme l’or ! Il est des bons aufond !

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– Victoire ! victoire ! vociféraitcependant madame Etienne, quitraversait l’avenue de Paris de toutela vitesse de ses grosses jambes en sedirigeant vers le banc où Junot,Anille, Pierre et le jardinier-cocherentouraient déjà M. le marquis deBelcamp. Ils sont arrivés lespremiers, rapport à ce qu’ils sontjeunes, mais c’est moi la pluscontente, là ! Je les aurais embrassés,tous les jurys et présidents, exceptéle parquet… Ah ! mon bon maître !victoire ! victoire !

Ils étaient tous venus du châteaucomme ils avaient pu, et l’intérêt deceux-là était sincère.

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La nuit tombait. On allumait lesréverbères le long de l’avenue deParis. Le vieillard n’avait pointchangé de position et croisaittoujours ses mains sur la pomme desa canne. Il écoutait d’un air mornece qui se disait autour de lui etsemblait ne point comprendre.

Madeleine Sarrizy parut tout à coupau milieu des serviteurs.

– M. le comte de Belcamp estacquitté, dit-elle.

– Ah ! fit le marquis dont les lèvrestremblèrent ! – acquitté… et libre ?

– Et libre, répondit Madeleine.

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Le vieux marquis fit effort pour selever. Elle le soutint. Ce fut elle quiordonna d’amener la berline.

– N’attendez-vous pas monsieur lecomte, demanda madame Etienne.

A cette question il ne fut pointrépondu.

Le cocher revint avec la voiture.M. de Belcamp monta le premier avecbeaucoup de peine ; la paysanne lesuivit.

– Libre… répéta-t-elle quand laportière fut fermée ; mais pas pourlongtemps… Ils sont trahis !

Puis le silence régna dans la berline,

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qui prit la route du château.

En ce moment Chaumeron entraînaitla société miremontaise par cesparoles à effet :

– Qui m’aime me suive ! J’ai lepressentiment que la cuisine vachauffer cette nuit chez M. le maire,et que nous aurons un crâneréveillon. Nous l’avons bien gagné.Allume !

D’autres brûlaient déjà le pavé sur lechemin de l’Isle-Adam ; Henri et sescompagnons à cheval, Jeanne dans lacalèche de lady Elphinstone.

Vers onze heures de nuit, le salon duChâteau-Neuf était plein. Jeanne,

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Germaine, lady Frances et SuzanneTemple se réunissaient autour de latable à thé, tandis que des groupes seformaient çà et là, causant avecanimation.

Le comte Henri, debout, écrivait surla tablette de la cheminée.

– Je vous ai tendu la mainloyalement et de bon cœur, disaitRobert Surrizy à Frédéric Boehm.J’ignore si vous me devez unefortune, je n’en ai pas besoin et jevous en tiens quitte. Soyons frères,puisque ma sœur vous aime ; vousm’aurez trop payé si vous la faitesheureuse.

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Frédéric avait à la main unportefeuille qu’il remit à Frances.

– Sarah ! murmura-t-il, timide plusqu’un enfant, je ne veux plusattendre mon testament, car lebonheur m’a déjà rendu la vie. Ceciest la fortune de Robert, votre frère.Il la recevra de vous.

Jeanne unissait les mains de Laurentet de Germaine, et murmurait, labouche sur la joue brûlante de sonamie :

– Au moins, en partant, je vouslaisserai heureux.

Billy, le petit groom taillé en athlète,entra et dit :

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– J’ai repoussé jusqu’à mi-chemin deVersailles, milord. On a trompéVotre Seigneurie ; il n’y a ni soldatsni gendarmes sur la route.

Henri remercia d’un signe de tête,sans cesser d’écrire.

– Richard ! appela-t-il au moment oùson paraphe hardi rayait le bas dupapier.

Thompson approcha.

– Vous avez souffert pour moi, lui ditHenri, et sans le vouloir j’ai fait biendu mal au père de votre femme.Prenez ceci : vous êtes pauvre et loinde votre pays ; moi, je n’ai plusbesoin de ce que je possède en

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France.

Suzanne entendit, et vint à lui leslarmes aux yeux.

– Aux affaires, messieurs ! ordonnaHenri au moment où elle ouvrait labouche pour rendre grâces.

Tout le monde se rangea aussitôt àses côtés.

– Ne prenez pas trop au sérieux cemot de trahison, messieurs, reprit lejeune comte presque gaiement. Iln’est point d’association secrète quin’ait eu ses traîtres. Quand Judas afait son office, il ne s’agit que d’allerun peu plus vite et de frapper un peuplus fort. Jusqu’à présent, tout nous

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sourit et la Providence elle-mêmesemble se déclarer notre complice. Leplus difficile est fait, croyez-moi, etceux qui maintenant fermeraient survotre chef les portes d’une prisoncompteraient sans leur hôte. Pourque je m’arrête désormais sur maroute, il faut qu’on me prenne mondernier souffle avec ma dernièregoutte de sang… Or, nous avons desamis puissants, et nos vrais ennemisne sont pas en France… Je vois iciautour de moi la joie du cœur surtous les visages ; vous êtes tousheureux, et j’ai conscience d’avoircontribué à ce bonheur… Il n’y a quevous, Robert Surrizy, mon plus cher

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ami et mon frère, à qui je ne puissepayer ma dette. Vous me l’avez dit cesoir avec votre noble sourire quicouvre encore une tristesse ; vousm’avez dit : Moi je suis le fiancé demon épée ! Qu’elle soit au moinsglorieuse cette épée qui remplacepour vous le trésor perdu. Vous êtesle premier après moi, Surrizy : jevous nomme mon lieutenant.

Il lui tendit la main et l’attira contresa poitrine pour l’embrasser pardeux fois.

– Frédérick Boehm reprit-il, il seraitau-dessus de mon pouvoir de voustrouver une autre récompense. Jevous ai donné ma douce et chère

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sœur, Sarah O’Brien, la compagne dema jeunesse, l’auxiliaire de mespremières luttes ténébreuses etmortelles. Je vous connais à présentet je vous sais digne de posséder cediamant héroïque… Vous m’avezpardonné mes soupçons d’autrefoiset la surveillance dont je vousentourais : Spiegel, Arnheim etWeber sont désormais vos amis.Partez avec eux pour Vienne, surl’heure. D’aujourd’hui en dix jours,que l’impératrice et le roi de Romesoient à Gênes, où j’irai moi-mêmeles chercher.

Le comte Boehm porta la main deFrances à ses lèvres et serra celle

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d’Henri en disant :

– Que Dieu soit avec nous !J’accomplirai votre ordre ou jemourrai !

– Laurent, poursuivit Henri, monfrère aussi par l’alliance qui vacombler le rêve de ma vie, vousn’aviez pas besoin de moi pourgagner le cœur de cette chère enfantqui a voué à mes épreuves une sigénéreuse affection… Au choix denotre Germaine, je vous laisse enFrance ou je vous fais mon aide decamp.

– Qu’il soit avec vous ! s’écriaGermaine ; je l’attendrai ou j’irai le

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rejoindre… Puisque je suis la sœurde Jeanne, je veux comme elle être lafemme d’un soldat.

– Y a-t-il besoin d’un peintred’histoire ? demanda Férandeauentre haut et bas.

– Plus tard, répondit Henri, souriant.A notre première bataille, vouschoisirez entre le fer et le pinceau…Messieurs, dans une heure, nousserons sur la route de Dieppe ; jeveux, avant de partir, donner l’adieuà mon père… Cela fait, je suis tout àvous.

– Votre père !… dit Jeanne. Henri…Madeleine est auprès de lui. Prenez

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garde !

– Il m’aime, et c’est un chevalier,répliqua Henri, dont le beau visagerayonnait la confiance. S’il y a unnuage, je le dissiperai d’une parole etd’un baiser…

La nuit était sombre et sans lune.Henri sortit seul du Château-Neuf etse dirigea d’un pas rapide vers levieux manoir, en suivant la route quiborde l’Oise. Comme il traversait lepont du moulin, minuit sonnait à lapetite horloge du village. Ils’engageait dans le sentier tournantqui montait à l’esplanade quand ilcrut entendre au loin le galop d’uncheval. Le bruit venait dans la

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direction de la Croix-Moraine. Ils’arrêta. Depuis qu’il n’était plus aumilieu de tous ces cœurs dévoués, jene sais quel pressentiment tristes’était glissé dans son âme.

Le cavalier, cependant, descendait larampe opposée ; il déboucha devantle moulin, mit pied à terre et prit ungros caillou pour frapper à la porte àcoups redoublés.

– Holà ! cria-t-il Eveillez-vous ! Jesuis un gentilhomme et je vousrécompenserai ! Enseignez-moi laroute du château de Belcamp ?

Henri avait reconnu tout d’abord lavoix et l’accent de Ned Knob. Il mit

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dans sa bouche ses doigts arrondis etsiffla. Le gentleman Ned jeta soncaillou, prit son cheval par la bride ettraversa le pont.

– Dites-moi seulement où vous êtes,l’ami, grommela-t-il, car j’ai déjàmanqué vingt fois de me casser lecou.

Henri sortit de l’ombre d’un chêne.

– Milord ! s’écria le gentleman Ned.On vous croit en prison là-bas !… Jevenais prendre langue dans le payspour trouver un moyen de vous faireparvenir des nouvelles.

– Dis tes nouvelles, ordonna le jeunecomte.

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Il y en a une triste d’abord, répliquale petit clerc en composant sonmaintien, du moins, je pense qu’il esttriste pour un gentleman de perdre sacompagne légitime… Ma jolie Mollyétait devenue veuve depuis le temps,milord. Je n’aime pas les choses àdemi faites, vous savez. Nous nousmariâmes au Saint-Antoine, pardevant Gillie le Borgne, qui étaitrévérend avant d’aller à Sydney… etje donnai à boire à tout le mondepour prouver mon caractèregénéreux… Molly, ma femme,s’alluma elle-même, le pauvre boncœur, en voulant allumer sa pipe. Jene sais comment cela se fit, mais

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nous la vîmes tout entourée deflammes bleues comme si le sang deses veines eût été du rhum… Elledemandait encore un coup à boire…,je la fis plonger dans le puits, votreseigneurie, car l’intelligence ne memanque pas ; mais on la tint troplongtemps sous l’eau et il faudraitêtre sorcier pour dire au juste si ellefut brûlée ou noyée… Quel soir denoces !… Elle m’avait choisi quandj’étais dans la misère, milord, etj’aurai de la peine à retrouver unefemme de sa taille.

Il essuya une larme sincère.

– Je remercie votre seigneurie dem’avoir laissé lui dire cela tout au

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long, reprit-il. Maintenant, voici lesnouvelles. A Londres le ministère esttombé, le lord chef-justice a étéremplacé, et l’on a mis sir PaulusMac-Allan à la porte… Le nouvelintendant de police a déjà été voirdeux fois Gregory Temple à samaison de fous, et M. Wood m’adépêché à Paris pour vous dire quele gouvernement anglais pourraitbien demander votre extradition ; jepense que c’est le mot. Tout le mondene ressemblait pas à ma jolie Molly,qui était une pierre quand ellevoulait ; les ouvriers de Perkins ontparlé depuis que la forge estéteinte… L’air de la mer vous serait

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bon, à ce qu’il paraît.

– Est-ce tout ? demanda le jeunecomte.

– Non, répliqua Ned ; M. Wood m’achargé de vous dire ceci en proprestermes : Hélène Brown est arrivée àLondres.

Le comte Henri tressaillit siviolemment que Ned s’arrêta.

Il reprit sur un ordre muet maispéremptoire :

– Elle était très-malade, très-pauvre,et M. Wood lui a donné de l’argentpour se retirer à la campagne.

– Est-ce tout ? demanda pour la

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seconde fois Henri ; mais sa voixétait altérée.

– C’est tout pour Londres, milord,car je pense que vous avez reçu votrecorrespondance… Il y avait une lettred’Afrique… Bien entendu, personnen’en connaît le contenu… quant à cequi est de Paris, j’ai rencontré sur laroute, vers Saint-Denis, toute uneescouade de corbeaux… un peu plusloin, c’étaient des gendarmes… ilsm’ont interrogé et j’ai répondu quej’étais un jeune lord, secrétaireintime de l’ambassadeurd’Angleterre… il fait bon d’être ungarçon comme il faut, voyez-vous !…Corbeaux et gendarmes allaient du

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même côté que moi ; j’ai supposé quevous ne seriez pas fâché de le savoir.

Le jeune comte réfléchit un instant,puis son doigt étendu désigna lesfenêtres du Château-Neuf quibrillaient de l’autre côté de la rivière.

– Que tous ceux qui sont là montentà cheval à l’instant même ! dit-il.Chacun d’eux sait la route qu’il doitsuivre. Robert Surrizy seul doitm’attendre en forêt, au carrefour duBueil. Retenez bien cela et allezporter mes ordres.

Il tourna le dos et continua demonter le sentier de l’esplanade.

Tout au bout du chemin une ombre

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noire le croisa. Il reconnut la hautetaille et le sombre costume deMadeleine.

Il avait un grand poids sur le cœur.

La grille du manoir était toutouverte, malgré l’heure avancée.Pierre se tenait dans la courd’honneur, où le chien rôdait d’unpas inquiet, flairant au vent etpoussant de temps à autre unhurlement sourd.

Pierre lui dit :

– M. le marquis attend M. le comte.

Dans tout le château, il n’y avaitd’éclairé que les croisées de la

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chambre à coucher du maître. Henri,nous le savons bien, était l’hommedu danger ; sa vie entière avait étél’éternelle gageure de l’intrépiditécontre le péril. Nous ajouterons queson courage n’était pas de cettebanale espèce qui s’escrime avec lespoings fermés, avec l’épée ou avec lemousquet. C’était la vaillance sansarmes, le sang-froid calme et presquesurhumain, passant au travers desrisques mortels sans la sueur ducombat, sans l’ivresse brutale de lalutte la vaillance des tempsmodernes, il faut le dire, qui feradésormais les grands hommes et lesgrands rois, car l’univers ne

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tressaillira plus longtemps à l’odeurde la poudre, et le dernier bouquetdes fleurs de la guerre va se fanantau cabaret. Cette vaillance-làcontient l’autre, soyez-en sûrs, parceque quiconque peut le plus peut lemoins ; seulement cette vaillance-làregarde la violence comme unargument de bas ordre et de pis aller.Elle va sa route, décente en sa fierté ;le vin ne l’augmente pas, chose quifait peine quand on parle de l’autre ;son activité pense ; elle meurt encalculant. Je la représenterais, sij’étais peintre ou statuaire, sous laforme d’une belle Minerve, sansbouclier ni lance, et souriante,

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pensive, au-dessus d’un volcan.

Le comte Henri était ainsi, quel quesoit le mystère qui enveloppait savie, et malgré le doute qui devaitplaner sur sa mort. Cette nuit entraversant les longues galeries de lamaison de son père, en écoutant lebruit de son propre pas sonnant surles dalles et dont l’écho lui revenaitdu fond de l’ombre, il s’étonna deressentir une impression quiressemblait à de la peur.

Sa poitrine oppressée éprouva uneangoisse inconnue, un voile de deuilpassa au-devant de ses yeux…

Pierre ouvrit la porte de la chambre

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du marquis et s’effaça en annonçantà haute voix :

– M. le comte !

Henri entra. Le lourd battant sereferma derrière lui.

C’était tout simple, sans doute, etjamais les choses ne se passaientautrement lors de son séjour auchâteau ; cependant le bruit de cetteporte qui se refermait lui donnacomme un choc. Il eut vaguement lapensée qu’elle ne devait plus s’ouvrirjamais, – jamais, devant son pasjeune, souple, infatigable et qui seriait de l’espace.

Folie ! chacun de nous a des heures

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malades. Chez le comte Henri depareils troubles devaient avoir àpeine le temps de naître et s’évanouiraussitôt sous le souffle hardi de savolonté. Ainsi en arriva-t-il ; sonorgueil s’indigna encore plus que sonaudace ; il secoua ces vaguesfaiblesses, qu’elles fussent malaisedu corps ou pressentiment de l’âme,et se redressa plus indomptable.

Sa force, c’était la douceur. Il seprésenta devant son père d’un visageriant et tranquille, mais la vue de sonpère lui serra de nouveau le cœurjusqu’à la détresse : M. le marquis deBelcamp ressemblait à un homme quiva mourir…

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Nous avons tous vu de ceschangements formidables quisurviennent en quelques jours,surtout chez les vieillards quel’injure de l’âge avait jusque-làrespectés. Ils tombent tout d’uncoup, pour employer l’expressionpopulaire. C’est une chute, en effet.Leur pied, hier si sûr, a trébuchécontre la marge de ce puits qu’onappelle la mort.

Le marquis de Belcamp était assis aumilieu de sa chambre à coucher,devant sa table qui supportait unelampe. Sa chambre, très-vaste etmeublée à l’antique, restait sombreaux rayons insuffisants de cette

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lumière. D’habitude, l’alcôveblanche, avec son lit drapé demousseline, mettait là quelquegaieté, mais aujourd’hui on ne voyaitpoint l’alcôve. Deux hautes et vieillestapisseries de la Savonnerie sefermaient sur leurs tringles de fer,opaques et roides comme unecloison.

Il n’y avait ni livres ni papiers devantle vieillard, qui gardait à peu prèscette attitude que nous lui avons vuesur son banc de pierre dans l’avenuede Paris, à Versailles. Ses mainsblêmes étaient croisées sur sesgenoux, et ses yeux éteints seplongeaient dans le vide. A l’autre

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extrémité de la table, et très-loin delui, deux lettres étaient posées.

Elles avaient encore leurs cachetsintacts.

La lumière de la lampe frappaitd’aplomb les rides profondémentcreusées de son visage. Il y avaitmoins de torpeur, mais aussi plus desouffrance dans son œil cave et surses traits ravagés. Ses paupièresprenaient des tons ardents quibrûlaient la pâleur de ses joues.

Les premiers pas d’Henri l’avaientrapproché vivement de son père,mais il s’arrêta, séparé de lui partoute la largeur de la table.

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– Avez-vous encore confiance enmoi, mon père ? prononça-t-il toutbas et d’un ton de respectueusetristesse.

– Pourquoi aurais-je perdu maconfiance en vous, monsieur ?demanda le vieillard dont la prunelleeut tout à coup un éclatd’intelligence.

Sa voix était beaucoup plus fermequ’on n’eût pu le penser à voirl’agonie empreinte sur sa figure et lesmortels tremblements de sesmembres. Mais son accent aussicontenait je ne sais quel sarcasmesombre qui n’était pas dans sanature si tendre et si bonne.

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– Mon père, mon bien-aimé père,murmura Henri, pendant que je nepouvais pas me défendre, on m’acalomnié près de vous !

Les muscles rigides de ce visage nepouvaient plus sourire ; on nesaurait dire comment les traits dumarquis exprimèrent, dans leurimmobilité, une amère et terribleironie.

– Calomnié !… répéta-t-il.

Puis il ajouta, tandis que sa voixdevenait morne et son regardincertain :

– Ils vous ont acquitté, je sais cela…,mais il y a une autre justice que celle

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des hommes.

Le comte Henri franchit la distancequi les séparait encore tous deux, etse mit à genoux devant lui.

Le vieillard éprouva comme unesecousse. Ses mains quittèrent sesgenoux et se tendirent malgré elles.On eût pu voir à cette heure et dansce seul geste, plus clairement que parune explication ou par une histoire,tout ce qu’il avait fallu de torturespour dessécher ce cœur.

La passion renaissait, commel’attouchement galvanique peutrendre pour un instant le mouvementà la mort.

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Oh ! il avait aimé, celui-là ! Etcomme on fait un cadavre en laissantfluer le sang des blessures béantes,on l’avait tué en lui prenant satendresse. C’était ce qui coulait dansses veines. Son fils ! son âme ! larécompense que Dieu lui avaitdonnée dans son vieil âge pour destristesses si longues et si bienrésignées, l’enfant de la femmecoupable et horriblement perduejusqu’au fond de l’enfer, mais qu’aufond même de l’enfer il eût voulu,comme Orphée, poursuivre de sonmiséricordieux amour, Henri, levivant portrait d’Hélène, Henri, quiavait ses traits adorés et sa voix plus

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pénétrante qu’une caresse, Henri, lavaillance, la science, l’esprit, labeauté, la noblesse, la tendresse,hélas ! Henri, Henri, qui lui avaitpayé en quelques jours la dette dejoie de toute une longue vie !…

Ses mains frémissantes s’appuyèrentsur les épaules du jeune homme.Deux grosses larmes glissèrent lelong de ses joues.

Henri crut sa cause gagnée encoreune fois et voulut l’entourer de sesbras ; mais les deux mains deM. de Belcamp se retirèrent, et sesyeux, qui s’ouvrirent tout grands,peignirent une soudaine horreur.

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– Assassin !… balbutia-t-il entre sesdents serrées.

Et pendant que l’indignation relevaitHenri comme un ressort, il ajoutaplus distinctement-:

– N’essayez ni plaidoyer nifourberie : j’ai vu Hélène Brown,votre mère.

Les joues du jeune comte devinrentlivides presque autant que celles deson père, mais il garda sa voix calmeet son regard assuré en répondant :

– Je suis puni du seul mensonge quej’aie fait de ma vie.

– Lâche ! murmura le vieillard ;

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histrion misérable !

Tout ce qui lui restait de sang étaitautour de ses yeux.

– Tu as tourné en bien ce que tuavais fait d’odieux, poursuivit-il ; tut’es taillé un manteau d’héroïsmedans ton infamie… Hélène m’a dittoute ta vie, depuis la nuit de Praguejusqu’à une autre nuit où tuabandonnas une mourante, qui étaitta mère, dans les sables del’Australie.

– J’ai fait un mensonge, prononçalentement le jeune comte, pourconsoler le cœur de mon père et pourcouvrir au moins, comme on

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accomplit un funèbre devoir, lesouvenir de ma mère. Mon mensongeme frappe : c’est justice… Monsieurle marquis de Belcamp, je suis tombéen effet, privé de sentiment, par unenuit terrible, auprès d’Hélène Brownexpirée… Je me suis éveillé dans uncachot où l’on m’a dit : Ta mère estmorte… Ici n’est pas le mensonge,mais j’ai trahi la vérité quand je vousai dit qu’Hélène Brown avait eu lesrepentirs de la dernière heure… Ladernière heure d’Hélène Brown,semblable à toutes les heures de sonexistence, avait épouvanté monagonie… Hélène Brown était morte,car je la croyais morte, en

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maudissant et en blasphémant.

Le vieillard n’eut qu’un mot :

– Calomniateur !

Henri dit :

– Hélène Brown est ici, je le sais, carune femme est entrée chez vous etn’en est point sortie. Je lui porte undéfi : qu’Hélène Brown se montre etdémente mes paroles !

Le vieillard était droit maintenantsur ses jambes roidies. Sa grandetaille se déployait dans toute sahauteur. Il vivait davantage et c’étaitpar la colère. Ses sourcils sefroncèrent au-dessus de ses yeux qui

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brûlèrent une lueur sombre.

– Qu’êtes-vous venu faire ici ?demanda-t-il rudement au lieu derépondre.

– Prendre congé de vous, monsieurrépliqua Henri, car je vaisentreprendre un long et périlleuxvoyage.

– Y a-t-il au loin quelque femme àétouffer dans son lit ? prononçaM. de Belcamp avec un sarcasmeaigu.

Il porta en même temps la main à soncœur. Avec la vie, la souffrancerevenait. Sous ses cheveux blancs,son front tressaillait. Tantôt sa

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prunelle était morne, tantôt ellelançait un éclair sauvage.

– Sortez, poursuivit-il ; votrechâtiment est au dehors…

Henri se prosterna de nouveau.

Le marquis répéta avecemportement :

– Sortez !

Comme Henri allait obéir, portantécrite sur son visage éloquent toutela respectueuse pitié que ne disaitpoint sa bouche, le vieillard allongeavers lui sa main ferme désormais etrépéta :

– Lâche histrion !

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Cela n’arrêta point Henri, dont lenoble visage conserva sadouloureuse gravité.

Si celui-là était un comédien, c’étaitun comédien sublime !

Il fit un pas vers la porte. La voix deson père l’arrêta.

– Avant de partir, disait le marquis,ne dépouillez-vous point votrecorrespondance ?

Il montrait du doigt les deux lettrescachetées qui étaient à l’autre boutde la table. Les veines de ses tempesétaient gonflées. Il pouvait marcheret gesticuler librement. Il fitplusieurs pas dans la chambre,

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comme pour essayer cette forceinattendue qui lui revenait parmiracle.

Henri prit les deux lettres et enexamina les timbres. Un rouge vifremplaça la pâleur de ses joues.

– Y a-t-il là-dedans une lettreblanche, monsieur ? demanda levieillard d’un ton provoquant ; unelettre sans écriture, et dont le perfidesilence veuille dire : Etouffez,empoisonnez ou poignardez !

Henri rompit le premier cachet.

Le vieillard poursuivit, car sa fièvrelui mettait des paroles dans labouche comme une ivresse :

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– J’avais reçu pour vous, le jour dema fête, une de ces lettres blanches…

– Elle était d’Hélène Brown,monsieur, l’interrompit Henri. Sivous me l’aviez donnée, je vousaurais dit d’avance tous les malheursqui ont frappé notre maison… J’aipéché par mensonge une fois, unefois par omission ; je n’ai pas vouluvous parler de Tom Brown, l’autrefils d’Hélène… Si la justice avait euentre les mains la lettre blanchequ’ils m’avaient adressée pour qu’onla trouvât précisément sur moi oudans mes papiers, car ce piège étaitle complément de toutes leurs autresembûches, j’aurais été condamné à

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mort.

M. de Belcamp fit quelques pasencore, puis il s’assit auprès de lafenêtre ; sa main pressa ses tempesardentes ; il écoutait. L’effort qu’ilfaisait maintenant, était pourrepousser un doute. Les dernièresparoles d’Henri l’avaient frappé ; ilattendait peut-être déjà ce plaidoyerque naguère il refusait d’entendre.

Mais le regard d’Henri était tombémalgré loi sur la première lettreouverte. Il ne parlait plus. Uneangoisse terrible décomposait sonvisage.

La lettre était de San-Salvador, au

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Congo, et avait six semaines de date.Elle portait en substance que lesnaturels des bords du Zaïre avaientincendié sur chantier une frégate enconstruction, percée de 48 sabords etaménagée pour recevoir une machineà vapeur de la force de 800 chevaux.

Henri restait comme frappé de lafoudre ; la lettre tremblait dans samain.

– Vous annonce-t-on la grandenouvelle ? demanda le marquis, dontla pensée vacillante avait tourné auvent de sa fièvre ; ou bien avez-vousentendu le pas des chevaux ?… moi,voici longtemps que j’écoute… Lesgendarmes sont dans le parc.

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– Les gendarmes !… murmura lejeune comte avec le sourire desdésespérés.

Son regard, où il y avait un reprocheet une menace, se leva vers le ciel.

Il déchira d’une main convulsivel’enveloppe de la seconde lettre. Elleétait de Wood, arrivée de la veille, etdisait :

« J’apprends en Bourse que le trois-mâts l’Aigle asombré sous voiles, ets’est perdu corps et biens par letravers des Açores… »

– Ils viennent !… dit M. de Belcampqui prêtait l’oreille, Madeleine nem’avait pas menti !

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Henri se laissa choir et prit sa têteentre ses mains.

– Dieu ne veut pas de tache à songlaive ! murmura-t-il.

Il entendit son père qui se dressaitsur ses jambes et qui marchait. Lafenêtre fut ouverte, puis refermée.Mais que lui importait cela ?

Le grand naufrage de sa pensée luidonnait le vertige.

Il voyait mieux, en ce moment, lessplendeurs de son rêve. Un mirage,rapide comme la pensée, lui montraitavec une prestigieuse netteté le géantde Saint-Hélène fondant la Franceasiatique dans ce paradis des Indes.

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Rien n’est radieux comme le bienqu’on a perdu ; l’Inde avec toutes sesmerveilles fuyait devant un nuagediamanté.

Son père prit la lampe sur la table.

De Calcutta conquise, une flottepartait, la première flotte à vapeur :des forteresses chargées de canons,mais qui dépassaient en courantcontre le vent la vitesse de l’étalondu désert ; c’était la France encore,la France souveraine des mers ;c’était Napoléon amplifiant lesépopées d’Alexandre le Grand, deCésar et de Gengis-Khan, Napoléon,qui touchait en passant l’Angleterrede sa foudre, et qui venait sacrer

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Paris capitale de l’univers…

Les rideaux de l’alcôve glissèrent engrinçant sur leurs tringles.

Henri écoutait là-bas, au lointain dusonge, l’écho de son nom, quis’entendait même dans le grandfracas du nom de l’empereur !

– Regardez ! lui ordonna le vieillard,qui se tenait debout à l’entrée del’alcôve dont la lampe éclairait laprofondeur.

– Ma mère ! dit Henri, qui s’éveillade son rêve en un grand cri.

Il y avait sur le lit une femme morte.

– Ta mère, qui a le crucifix sur la

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poitrine, prononça le marquis, dontles yeux s’égaraient ; ta mère, que tuviens de calomnier !

Elle était belle encore dans cesuprême sommeil, quoique lespassions qui avaient dégradé sa vieeussent laissé sur son visage leurstraces redoutables.

Henri joignit les mains et vouluts’approcher. Le vieillard lui barra lepassage.

– Elle est purifiée maintenant !prononça-t-il avec emphase. JeanDiable, c’est elle qui m’a dit ton vrainom !

J’ai passé mes nuits et mes jours

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près d’elle. Regarde-moi :

Jamais je ne l’ai tant aimée !L’agonie se gagne, entends-tu ?

Je vais mourir pour vous avoir adorétous les deux !

– Mon père ! mon bon père !… voulutl’interrompre le jeune comte.

Car il voyait en quelque sorte letransport qui lui montait au cerveau.

– Tais-toi ! commanda le vieillard. Jesuis calme. Ta voix m’entre dans lecœur comme la dent d’un serpent…Vous aviez la même voix…, je nel’entendrai plus… Gregory Templeavait raison… Jean Diable… Hélène

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Brown… et je suis le marquis deBelcamp !

Le souffle s’embarrassait dans sapoitrine, et sa gorge ne rendait plusque des sons étranglés.

On sonna bruyamment à la grille.

Le père et le fils croisèrent leursregards.

Le père dit froidement :

– C’est pour vous… mais, cette fois,je serais obligé de témoigner contrevous… Je ne veux pas… ils vous ontacquitté dans leur tribunal… Auchâteau de Belcamp, vos pèresétaient juges aussi : moi, je vous

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condamne, et voilà mon verdict !

D’un geste rapide et violent, qu’onn’eût point attendu de sa faiblesse, ilprit un pistolet sous le revers de sonhabit et l’arma.

On avait pu entendre au loin la grilles’ouvrir et se refermer.

Mais le temps de lever l’arme, Henri,la puissance même et la force souplede la jeunesse, avait fait un bond detigre, silencieux, facile, énorme ! Iltenait dans sa main le frêle poignetdu vieillard, qui s’affaissa épuisé,sans même presser la détente.

Henri avait saisi le pistolet. Ilsoutenait son père, qui râlait et qui

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avait du sang à ses lèvres livides.

– Lâche ! sois maudit ! criaM. de Belcamp dans un suprêmeeffort ; – sois maudit, parricide !

Henri le déposa sur un fauteuil, aupied du lit, et s’agenouilla devant lui.

– Soyez béni, vous, mon père, dit-ilavec ce beau sourire que le vieillardvoyait dans ses rêves autrefois, vous,mon bien-aimé père, pauvre cœurtorturé, soyez béni ! soyez béni,martyr de l’honneur et de latendresse ! Je ne peux plus vous direce que je suis, l’avenir m’absoudra ;d’autres vous apprendront quelleétait ma tâche en cette vie, ma tâche,

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digne de nos aïeux chevaliers… Monpère, ce ne sont pas les hommes quim’ont vaincu ; la main de Dieu a pesédans la balance. Si la grande bataillen’était pas perdue sans ressources, jeme défendrais même contre votrefaiblesse et j’appellerais de votrearrêt. Ma vie est à moi, ici commepartout, et je me suis joué de bienautres périls…, mais la lutte estterminée, car je n’ai plus l’avance surmon ennemi. L’Angleterre peutforger désormais des armessemblables aux miennes, et, lesarmes étant égales, je ne serais plusqu’un insensé combattant seulcontre toute une nation… Je voulais

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Jeanne dans mon bonheur et dans magloire ; dans ma chute je ne veux quemoi-même… Que ma Jeanne bien-aimée soit heureuse avec celui qui estbrave et doux, avec mon ami dequelques jours, mon frère par l’épéeet par le cœur, Robert Surrizy…Dites-leur que je les unis dans madernière pensée…

– Mon père, s’interrompit-il en selevant tranquille et fier, les Belcampqui jugeaient ici n’étaient pas desbourreaux. Mon sang resterait àvotre main ; je veux que vouspuissiez vivre. Vous avez rendu lasentence, soyez obéi, je l’exécute.

Il appuya le canon du pistolet contre

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sa tempe et pressa la détente aumoment où les bottes éperonnées desgendarmes sonnaient sur le pavé ducorridor.

Et il tomba tout jeune, beau et grandcomme son rêve ; le vent du pistoletavait à peine dérangé les boucles deses cheveux blonds ; il tombadonnant à la mort ce vaillant souriredont naguère il saluait l’espoir, laliberté, la vie ; il tomba en répétant :

– Soyez béni, mon père !

q

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J

XXI - Révélations.

eanne prit le deuil de veuve.Le marquis de Belcampl’appela sa fille, mais ellen’eut pas longtemps à luidonner ses soins, car il ne sereleva jamais des coups

terribles que lui avait portés cettefatale nuit. Il s’éteignit quelquessemaines après avec le nom d’Henrisur les lèvres, et dans les

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circonstances suivantes :

C’était la fin du mois de septembre.Jeanne guidait les pas chancelants duvieillard dans une allée du parc. Audétour du sentier, ils se trouvèrentface à face avec un homme qui restatête nue devant le marquis. Ils seregardèrent longtemps en silence :vous n’eussiez point su dire lequeldes deux ressemblait le plus à unfantôme.

Le vieillard dit enfin :

– Gregory Temple, je vousreconnais ; que voulez-vous de moi ?

– Je viens vous dire, Armand deBelcamp, répondit l’ancien intendant

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supérieur de la police de Londres,que notre orgueil n’estqu’humiliation, notre sagesse folie,notre lumière ténèbres. Un homme aété condamné à mort vendredidernier par les juges de la session.On l’a pendu mercredi. Il se nommaitTom Brown. Sur l’échafaud, il s’estdéclaré coupable du meurtre deMaurice O’Brien à Prague et dumeurtre de Constance Bartolozzi àLondres… Cet homme était le filsd’Hélène Brown.

Le marquis s’affaissa dans les brasde Jeanne, qui levait les yeux au cielet qui pleurait.

– O Madeleine ! Madeleine !…,

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murmura-t-il en un suprême sanglot.

Un gémissement lui répondit. Lapaysanne était prosternée derrièrelui, le visage caché sous son capucenoir et baisant la terre à ses pieds.

On porta le marquis de Belcampdans son lit, où il languit encoretrois jours.

La mort de Tom Brown éclairait uneportion du mystère. Le fils d’Hélèneet de Gregory Temple prenait pourlui le meurtre du général et celui dela comédienne.

Mais les autres meurtres quichargeaient le compte de JeanDiable ?

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Il ne nous appartient pas d’ajouterrien à la lettre même de cette bizarrelégende du dix-neuvième, siècle, quicommence dans la nuit et finit dansle mystère.

Nous ferons remarquer seulementqu’Hélène Brown et par elle son filsTom étaient les héritiers des deuxbrasseurs Turner et Robinson. Henride Belcamp seul les séparait d’unefortune de neuf millions ; ils avaientintérêt évident à le perdre. Quant audouble crime accompli à Paris, NollGreen et Dick de Lochaber neconnaissaient qu’un maître TomBrown.

Dans le pays où se passèrent les

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événements que nous avonsracontés, aucun doute ne subsiste, etla mémoire du comte Henri deBelcamp est l’objet d’un culte pourtous ceux qu’éblouit son rapidepassage dans la vie.

Ce fut à la fin de cette même année1817 que l’amirauté anglaise mit surchantier le premier navire de guerre àvapeur.

q

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V

XXII - Le testamentde Jean Diable.

ers le milieu du moisd’octobre, cette mêmeannée, quatre jeunes genshabillés de noir et quatrebelles jeunes femmes endeuil, dont l’une portait

un enfant dans ses bras étaientréunis sur le quai, dans le petit portde Saint-Valéry-sur-Somme. A marée

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haute, ils montèrent à bord d’unlougre caboteur qui sortit du portavec le commencement du jusant, etmit le cap au large.

La mer était belle et la brise soufflaitd’amont.

A trois ou quatre lieues en mer, unegoëlette à vapeur, sous pavillonaméricain, courait des bordées en sejouant. Quand le lougre eut franchiles passes et doublé le Hourdel, lagoëlette, virant de bord, se dirigeavers lui. Les deux navires accostèrentpar le travers de Bayeux, et lespassagers du lougre montèrent bordde la goëlette.

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Ce dernier bâtiment n’avait plus àson arrière le nom de Délivrance.Ilportait seulement deux initialesblanches sur un fond noir, J. D.

Le caboteur louvoya vers la terre ; lagoëlette força de vapeur, et, commeun cheval de race à qui l’on rend lamain, elle bondit vers l’ouest encoupant le courant de la Manche.

Sur le pont il y avait un équipagenombreux et grave. La goëlette aussisemblait en deuil.

Les passagers formaient quatrecouples, dont trois étaient unis parles liens du mariage : c’étaientSuzanne Temple et Thompson,

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Germaine et Laurent, Sarah O’Brienet Frédéric Boehm. La jeune femmeet le jeune homme, qui n’étaientpoint mariés, avaient nom JeanneBalcomb et Robert Surrizy.

Le matin du jour suivant vit lagoëlette hors de la Manche, inclinantsa route au sud-sud-ouest pourranger la côte d’Espagne et prendrele grand chemin des Indes.

Là-bas, de l’autre côté de l’équateuret dans l’immensité solitaire del’océan Atlantique, un rocher sortitde l’ombre, aux premiers rayons dusoleil matinier, soleil triste à force desplendeur, et dont l’éclat brûle laterre comme le baiser de Jupiter

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incendiait ses amours. C’était aumois de novembre. Il y avait plus detrois semaines que nos passagersavaient quitté le rivage de France.

Le long de ce rocher, quelquesmaisons alignaient leurs toits carréset bas, surmontés du pavillonbritannique. En rade, il y avait desvaisseaux de guerre qui portaientaussi le yacht anglais à leur poupe.Cà et là, dans les pierres grises, au-dessus des parapets à fleur de sol,vous eussiez pu voir un mousquetbriller au bras d’une sentinelle enhabit rouge.

Mais, du plus haut sommet du grandmât d’un vaisseau à trois ponts, vous

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ne l’auriez pas même aperçue, cettecage de Longwood, où languissait lelion prisonnier.

Un homme sortit de la maisonmélancolique par la petite porte quidonnait sur le pleasure ground. Cethomme avait l’air d’un jardinier. Lefactionnaire présenta les armes :c’était l’empereur.

Il avait obtenu qu’il n’y eût point desentinelle dans son enclos ; mais endehors, à toutes les issues,l’hospitalité anglaise veillait.

L’empereur avait un livre à la main etsa longue-vue sous le bras. Il s’assità l’ombre maigre d’un bouquet de

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fougères arborescentes, et de façon àne point voir l’uniforme anglais. Ilouvrit son livre et tâcha de lire. Maisil rêva.

Au bout d’une heure, des cris joyeuxle tirèrent de sa méditation. C’étaittout le peuple enfantin de la petitecolonie française qui allait, riant etjouant, le long de l’enclos.

Une fillette aux belles boucles d’oraperçut l’empereur, et, quittant sescamarades, elle vint mettre sa têteblonde sur ses genoux.

C’était la fille du fidèle B…, lafavorite de l’empereur.

Ils causèrent. L’enfant demanda :

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– Pourquoi es-tu plus tristeaujourd’hui que de coutume sire ?

L’empereur sourit et répondit :

– Le vent souffle de France.

Puis, baignant ses mains délicates ettoujours fines, malgré l’embonpointqui le prenait, dans les cheveuxbouclés de l’enfant, interrogeant àson tour :

– Sais-tu tes prières, fillette ?…

Le brave général B… n’était pas unchrétien très-fervent. La petiterépartit en riant :

– A quoi cela sert-il ?

Puis elle ajouta, hardie comme

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l’enfance :

– Et toi, sais-tu les tiennes ?

Le général Montholon approchait,avec un permis de promenade sur leshauteurs. – Car il fallait une licencesignée Hudson-Lowe pour franchirles bornes de la petite propriété deLongwood.

L’empereur monta seul et lentementle sentier qui conduisait auxsommets de la chaîne des collines,d’où son regard aimait à contemplerla mer.

La brume mélancolique dont parle sisouvent le Mémorial se dissipait sousles rayons du soleil ; au loin l’Océan

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étincelait. Il n’y avait pas un seulnavire en vue sur toute l’étendue dela mer, sauf les embarcationsanglaises, à l’ancre dans la rade.

L’empereur s’assit, ombrageant sonvisage triste sous les vastes bords deson chapeau de paille.

Et il laissa ses regards errer àl’horizon.

Derrière cette terrible muraille dulointain, il y avait non-seulement lespectre de la gloire et de lapuissance, non-seulement l’appel dela liberté, non-seulement le sourirede la patrie, mais encore les deuxplus grands amours que puisse

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contenir le cœur d’un homme : unejeune femme, un cher enfant…

Il n’eût pas été au pouvoir deNapoléon lui-même, libre et assis denouveau sur un trône, d’augmentersa gloire militaire ; son testamentaffirme qu’il avait renoncé à touteespérance politique, – mais safemme, mais son fils, mais la France !…

Etait-ce un nuage, cependant, qui sedétachait là-bas entre le double azurdu ciel et de la mer ?

Ou n’était-ce pas plutôt ce miracledu génie humain, cette œuvreprodigieuse du siècle inventeur, le

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premier steamer, la Délivrance,précédant sans doute la flottille pluslourde et venant dire au captif :Soyez prêt ?

Oh ! c’était bien un navire, car lalongue-vue distinguait un pointopaque et noir au milieu du nuage.

Le cœur du géant vaincu dut bondirétrangement dans sa poitrine. Et quelsonge eut à ce moment son génie ?

Et malgré les promesses des heuresrésignées, quels plans de bataillejaillirent tout à coup au choc de cetespoir ? quels vastes mouvementsd’armées ? quels bouleversements dela carte du monde ?

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Le navire approchait, on distinguaitses deux mâts sans voiles, séparéspar cette cheminée sombre d’oùsortait la chevelure de fumée.

Il approchait, rapide comme unsouhait ; il grandissait ; on voyaitdéjà l’écume blanchir à ses flancs !

Il approchait trop ; pourquoi cettebravade inutile les navires de la radel’avaient signalé. Un coup de canonparti du fort grondait d’échos enéchos, et il approchait toujours.

Deux frégates anglaises secouvraient de toile, deux bricksappareillaient, couronnés de blancsflocons ; et l’artillerie de la rade

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rendait le signal aux batteries dufort.

Le navire ne changeait point saroute ; il approchait. Etait-ce uneillusion de ce ciel vertigineux ? Lestrois couleurs montaient à sa cornele drapeau éblouissant de tant devictoires !

Et le canon aussi, le canon françaiscelui-là, affirmait par une salve lepavillon impérial.

Etait-ce donc une estafette officiellearrivant, le visage découvert, pourannoncer une seconde révolutionfrançaise, une première révolutioneuropéenne peut-être ?

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L’escadre anglaise manœuvrait déjàpour mettre la goëlette entre deuxfeux.

La goëlette s’arrêta enfin. Elle étaitsi près que l’empereur put voir sur lepont des uniformes de sa garde.

A un moment, toutes les têtes sedécouvrirent ; l’équipage, la mainsur le cœur, dut pousser un cri dontl’écho ne vint pas jusqu’à l’île.

Le drapeau tricolore s’abaissalentement. Un pavillon noir flotta.

Puis la goëlette tourna sur elle-mêmeet prit chasse, élargissant enquelques minutes la distance qui laséparait des Anglais.

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La dernière volonté du comte Henride Belcamp était accomplie à lalettre.

Quand le nuage disparut à l’horizon,l’empereur regarda plus haut etpensa au ciel.

Il redescendit à Longvood. La filletteblonde vint lui tendre ses joues ; illui dit :

– Enfant, tu demandais à quoi celasert, la prière. Pour une chériecomme toi, cela sert à vivre… pourun condamné comme moi, cela sert àmourir.

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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