p a y s s a n s c h a p e a u - zulma

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P a y s s a n s c h a p e a u oman dany laferriĂšre de l’AcadĂ©mie française zulma 18, rue du Dragon Paris vi e

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Page 1: P a y s s a n s c h a p e a u - Zulma

P a y s s a n s c h a p e a u

ïżœoman

d a n y l a f e r r i Ăš r ede l’AcadĂ©mie française

zulma18, rue du Dragon

Paris vie

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© Dany LaferriÚre.© Zulma, 2018, pour la présente édition

(à l’exception du Canada).

Couverture : David Pearson.

Si vous désirez en savoir davantage sur Zulma ou sur Pays sans chapeau

n’hĂ©sitez pas Ă  nous Ă©crire ou Ă  consulter notre site.

www.zulma.fr

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À ma mĂšre qui n’a jamais quittĂ© son pays,mĂȘme pour une minute, comme elle dit.

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Pays sans chapeau, c’est ainsi qu’on appelle l’au-delĂ en HaĂŻti parce que personne n’a jamais Ă©tĂ© enterrĂ©avec son chapeau.

Les proverbes crĂ©oles qui sont mis en exergue Ă  tousles chapitres de ce livre sont traduits littĂ©ralement.De cette maniĂšre, leur sens restera toujours un peusecret. Et cela nous permettra d’apprĂ©cier non seulement la sagesse populaire, mais aussi la fertilecrĂ©ativitĂ© langagiĂšre haĂŻtienne.

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twa fĂšytwa rasin ojete bliyeRamase sonje.

Trois feuillestrois racines ohcelui qui jette, oubliecelui qui ramasse, se rappelle.

chant folklorique

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Un Ă©crivain primitif

Il y a longtemps que j’attends ce moment : pouvoir memettre Ă  ma table de travail (une petite table bancalesous un manguier, au fond de la cour) pour parlerd’HaĂŻti tranquillement, longuement. Et ce qui estencore mieux : parler d’HaĂŻti en HaĂŻti. Je n’écris pas, jeparle. On Ă©crit avec son esprit. On parle avec son corps.Je ressens ce pays physiquement. Jusqu’au talon. Jereconnais, ici, chaque son, chaque cri, chaque rire,chaque silence. Je suis chez moi, pas trop loin de l’équa-teur, sur ce caillou au soleil auquel s’accrochent plus desept millions d’hommes, de femmes et d’enfants affa-mĂ©s, coincĂ©s entre la mer des CaraĂŻbes et la RĂ©publiquedominicaine (l’ennemie ancestrale). Je suis chez moidans cette musique de mouches vertes travaillant au corps ce chien mort, juste Ă  quelques mĂštres dumanguier. Je suis chez moi avec cette racaille qui s’entredĂ©vore comme des chiens enragĂ©s. J’installe mavieille Remington dans ce quartier populaire, au milieude la foule en sueur. Foule hurlante. Cette cacophonieincessante, ce dĂ©sordre permanent – je le ressensaujourd’hui – m’a quand mĂȘme manquĂ© ces derniĂšresannĂ©es. Je me souviens qu’au moment de quitter HaĂŻti,il y a vingt ans, j’étais parfaitement heureux d’échap-per Ă  ce vacarme qui commence Ă  l’aube et se terminetard dans la nuit. Le silence n’existe Ă  Port-au-Princequ’entre une heure et trois heures du matin. L’heure des

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braves. La vie ne peut ĂȘtre que publique dans cettemĂ©tropole Ă©tonnamment surpeuplĂ©e (une ville construitepour Ă  peine deux cent mille habitants qui se retrouveaujourd’hui avec prĂšs de deux millions d’hystĂ©riques).Il y a vingt ans, je voulais le silence et la vie privĂ©e.Aujourd’hui, je n’arrive pas Ă  Ă©crire si je ne sens pas lesgens autour de moi, prĂȘts Ă  intervenir Ă  tout momentdans mon travail pour lui donner une autre direction.J’écris Ă  ciel ouvert au milieu des arbres, des gens, descris, des pleurs. Au cƓur de cette Ă©nergie caribĂ©enne.Avec une cuvette d’eau propre, pas trop loin, pour merafraĂźchir le corps (le visage et le torse) quand l’atmo-sphĂšre devient insoutenable. L’air irrespirable. L’eaugicle partout. DenrĂ©e rare. AprĂšs cette brĂšve toilette, jeretourne Ă  grandes enjambĂ©es vers ma table bancalepour me remettre Ă  taper comme un forcenĂ© sur cettemachine Ă  Ă©crire qui ne m’a jamais quittĂ© depuis monpremier bouquin. Un vieux couple. On a connu destemps durs, ma vieille. Des jours avec. Des jours sans.Des nuits fĂ©briles. Curieusement, c’est une machinequi m’a permis d’exprimer ma rage, ma peine ou ma joie.Je ne crois pas que ce soit uniquement une machine.Des fois, je l’entends gĂ©mir quand elle sent que je suis triste, ou grincer des dents quand elle entend gron-der ma colĂšre. J’écris tout ce que je vois, tout ce quej’entends, tout ce que je sens. Un vrai sismographe.Subitement, je lĂšve la Remington Ă  bout de bras versle ciel net et dur de midi. Écrire plus vite, toujours plusvite. Non que je sois pressĂ©. Je m’active comme un foualors que, autour de moi, tout va si lentement. Je finisĂ  peine une histoire qu’une autre dĂ©boule. Le trop-plein. J’entends la voisine expliquer Ă  ma mĂšre qu’elleconnaĂźt ce genre de maladie.

— Oui, chĂšre, depuis qu’il est arrivĂ©, il passe son

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temps à taper sur cette maudite machine.— Il paraüt, dit la voisine, que cette maladie ne

frappe que les gens qui ont vĂ©cu trop longtemps Ă l’étranger.

— Est-ce qu’il est devenu fou ? demande anxieuse-ment ma mĂšre.

— Non. Il lui faut simplement rĂ©apprendre Ă  respi-rer, Ă  sentir, Ă  voir, Ă  toucher les choses diffĂ©remment.

La voisine ajoute qu’elle connaĂźt un remĂšde quipourrait m’aider Ă  retrouver un rythme normal. Je neveux pas de thĂ© calmant. Je veux perdre la tĂȘte. Rede-venir un gosse de quatre ans. Tiens, un oiseau traversemon champ de vision. J’écris : oiseau. Une manguetombe. J’écris : mangue. Les enfants jouent au ballondans la rue parmi les voitures. J’écris : enfants, ballon,voitures. On dirait un peintre primitif. VoilĂ , c’est ça,j’ai trouvĂ©. Je suis un Ă©crivain primitif.

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Pays réel

ïżœ

Makak tĂšlman karese piti lili touye-l.

À trop caresser son enfant,la guenon l’a tuĂ©.

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la valise

À cĂŽtĂ© de ma mĂšre se tient tante RenĂ©e, droite, blanche,fragile. Ma mĂšre a ce sourire un peu crispĂ© que je lui aitoujours connu.

— OĂč sont tes bagages ? me demande-t-elle avantmĂȘme que je l’embrasse.

Toujours les deux pieds sur terre.— Je n’ai que cette valise.— Ah bon ! dit ma mĂšre tout en essayant de cacher

son Ă©tonnement.— Elle fait le mĂȘme poids que celle que tu m’as

donnĂ©e quand je partais il y a vingt ans.Tante RenĂ©e me prend la valise des mains.— C’est vrai, Marie, il a raison.Le sourire crispĂ© de ma mĂšre. Elle doit penser que

je n’ai pas changĂ©. Toujours cette façon fantaisiste devoir la vie. Ma mĂšre aurait apportĂ© le maximum dechoses utiles, elle.

Ce n’est que maintenant que ma mĂšre m’embrasse.Tante RenĂ©e, qui n’attendait que ce signal, me saute aucou.

le temps

Ma mĂšre, en avant, portant la valise. Elle me l’a enle-vĂ©e brutalement des mains. Le ciel bleu clair de Port-

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au-Prince. Quelques nuages çà et là. Un soleil flambantneuf en plein milieu. Exactement comme dans mamémoire. Tante Renée me tient par le bras.

— Pourquoi es-tu restĂ© si longtemps sans revenir ?me demande-t-elle en me serrant fortement contre elle.

— C’est le temps qui a passĂ©, tante RenĂ©e.Elle me regarde d’un air grave.— C’est vrai, nous ne pouvons rien contre le

temps
 Tu te souviens, ajoute-t-elle avec un petit rireaigu, quand je t’envoyais faire des commissions et queje crachais par terre en te demandant de revenir avantque mon crachat soit complĂštement Ă©vaporĂ© ?

— Oui, dis-je promptement, et j’arrivais toujours àtemps.

— C’était le seul moment, conclut tante RenĂ©e, oĂčnous pouvions contrĂŽler le temps.

Un temps, ni bref ni long.— Je peux te le dire maintenant que tu es un grand

garçon, reprend tante RenĂ©e. Tu n’arrivais pas toujoursĂ  temps comme tu le croyais. Quand je voyais que tun’arrivais pas, je crachais de nouveau par terre, commeça tu pouvais penser que tu avais fait vite.

— Mais, tante RenĂ©e, je partais toujours comme uneflĂšche.

— C’est vrai, dit-elle avec un sourire, tu partaiscomme une flĂšche, mais aprĂšs tu t’arrĂȘtais en cheminpour jouer et, quand cela arrivait, tu n’avais aucuneprise sur le temps
 Tu pouvais rester dix minutes, unedemi-heure, une heure mĂȘme
 Mais tu revenaistoujours comme une flĂšche
 Et c’est ce qui est arrivĂ©cette fois encore : tu nous as appelĂ©es avant-hier pourdire que tu arrivais aujourd’hui.

— Et je suis restĂ© vingt ans en chemin.— C’est ça, dit tante RenĂ©e dans un bref Ă©clat de rire.

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le taxi

Je vois ma mĂšre en train de discuter avec un chauffeurde taxi, de l’autre cĂŽtĂ© de la rue. L’homme secoue latĂȘte. Ma mĂšre doit ĂȘtre en train de lui faire un priximpossible pour la course. On va Ă  Carrefour-Feuilles,Ă  l’autre bout de la ville.

L’homme finit par accepter. Ma mĂšre monte Ă l’avant. Tante RenĂ©e et moi, Ă  l’arriĂšre.

Tante RenĂ©e me caresse la main.— Vieux Os, comme je suis contente de te voir. Ma mĂšre regarde droit devant elle.— Des fois, me dit tante RenĂ©e Ă  l’oreille, j’entends

Marie pleurer la nuit, toute seule dans le noir. Elle croitque je dors. Tu dois prendre soin de ta mĂšre, elle n’estplus ferme comme avant, tu comprends. C’est pour toiqu’elle fait ce grand effort de se tenir droite comme ça.On dirait que Marie a avalĂ© un balai


Tante RenĂ©e rit doucement. Ma mĂšre se retourne vive-ment. J’ai toujours cru qu’elle avait un Ɠil derriĂšre la tĂȘte.

— Vous complotez dĂ©jĂ  ?— Ça fait si longtemps que je ne l’ai pas vu, Marie.Ma mĂšre indique au chauffeur le meilleur chemin

Ă  prendre. Celui-ci obĂ©it sans dire un mot. On grimpela colline du morne Nelhio. Le taxi crachote une fumĂ©etrĂšs noire. Le visage du chauffeur est tendu. Ses mainscomme vissĂ©es au volant. J’ai l’impression qu’on n’ar-rivera pas lĂ -haut. Ma mĂšre regarde toujours devantelle. Tante RenĂ©e me serre fortement les doigts. Lesmaisons dĂ©filent au ralenti. Un petit garçon, torse nu,me fait une grimace.

— Je n’aime pas venir par ici, grogne le chauffeur.— On ne fait pas toujours ce qu’on aime, rĂ©pond

ma mĂšre du tac au tac.

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la colline

Le chauffeur crache par la portiĂšre tout en Ă©crasant l’accĂ©lĂ©rateur. Un immense nuage noir nous enveloppe.Je ne vois plus le visage du petit garçon qui continuede nous suivre.

— On dirait de la suie, dit ma mùre en remontantsa vitre.

Le chauffeur s’entĂȘte Ă  accĂ©lĂ©rer. La voiture bouge Ă peine. Il est presque debout, le pied chevillĂ© Ă  l’accĂ©lĂ©-rateur. Le taxi lance un cri Ă  fendre l’ñme, s’immobilisedurant une dizaine d’interminables secondes avant derecommencer Ă  grimper la colline. Le chauffeur serassoit, sort son mouchoir pour s’essuyer le visage. Onatteint finalement le sommet.

— À gauche, dit sùchement ma mùre. C’est la troi-siùme maison
 Voilà.

Le chauffeur est obligĂ© de descendre pour venir nousouvrir les portiĂšres qui ne s’ouvrent pas de l’intĂ©rieur.Tante RenĂ©e et moi, on est dĂ©jĂ  sur la galerie. Ma mĂšrereste pour rĂ©gler la course. Le chauffeur exige unecompensation parce que, dit-il, son moteur a failliexploser. Ma mĂšre lui fait savoir qu’elle-mĂȘme a risquĂ©sa vie « dans ce tas de ferraille Â». C’est plutĂŽt son devoirde conduire les clients dans une voiture dĂ©cente. Lechauffeur tente de prendre ma mĂšre par les sentimentsen se plaignant qu’il a quatorze bouches Ă  nourrir.

— Un prix, c’est un prix
 Est-ce que moi, je tedemande une rĂ©duction du fait que j’ai aussi desresponsabilitĂ©s ?

Finalement, le chauffeur dĂ©marre en trombe pourtourner Ă  droite au coin de la rue sans mĂȘme ralentir.C’est sa façon de protester.

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la nouvelle maison

C’est une maison beaucoup plus solide que celle quenous habitions, rue Lafleur-DuchĂȘne. Avec toutes leschambres Ă  l’étage. Et elles sont trĂšs spacieuses aussi.

— On est bien logĂ©es ici, dit tante RenĂ©e, mais lequartier


— Qu’est-ce qu’il a, le quartier ? demande sĂšche-ment ma mĂšre.

— Tu le sais bien, Marie.— Le quartier est trùs bien, dit ma mùre en se diri-

geant vers la salle à manger.Je viens d’apercevoir qu’elle porte des talons hauts,

ce qu’elle fait trùs rarement, à cause de ses cors auxpieds. Elle doit souffrir l’enfer en ce moment. Ce n’estpas de sa bouche qu’on entendra une seule plainte.

le café

D’abord l’odeur. L’odeur du cafĂ© des Palmes. Le meil-leur cafĂ© au monde, selon ma grand-mĂšre. Da a passĂ©toute sa vie Ă  boire ce cafĂ©.

J’approche la tasse fumante de mon nez. Toute monenfance me monte Ă  la tĂȘte.

Je jette trois gouttes de café par terre pour saluer Da.

pays sans chapeau

Ma mùre sourit.— T’inquiùte pas pour Da, je lui donne une bonne

tasse de cafĂ© chaque matin.— Elle ne peut pas faire autrement, ajoute tante

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RenĂ©e, sinon elle se servirait elle-mĂȘme.— C’est vrai, dit ma mĂšre en souriant. Une fois, j’ai

oubliĂ©. Eh bien ! Ă  un moment donnĂ©, j’ai eu l’im-pression que quelqu’un m’arrachait la tasse des mains.Elle Ă©tait vraiment en colĂšre, ce jour-lĂ . On peut direque je ne l’ai plus jamais oubliĂ©e depuis.

— Oui mais, dit tante RenĂ©e, quand Marie fait uncafĂ© qui n’est pas celui des Palmes, elle n’en veut pas.

Ma grand-mĂšre est partie pour le pays sans chapeaudepuis quatre ans dĂ©jĂ . Des fois, j’ai envie d’aller luirendre visite.

la petite chambre

Elle est juste Ă  cĂŽtĂ© du salon. Sous l’escalier. Une minus-cule chambre. C’est lĂ  que Da a voulu finir ses jours.

— Il y a deux lits, dis-je.— L’autre c’est mon lit, lance tante RenĂ©e tout en

s’asseyant dessus.— Da et RenĂ©e ont toujours Ă©tĂ© ensemble, dit ma

mùre.— Elle est maintenant là-bas, et je suis ici, murmure

tante RenĂ©e.— J’ai demandĂ© Ă  RenĂ©e de venir partager ma cham-

bre, mais elle refuse.— Mais Marie, je ne peux pas laisser Da seule
Ma mùre me fait un clin d’Ɠil.

la robe grise

Je viens d’apercevoir, accrochĂ©e sur le mur du fond, lapetite robe grise avec les deux poches avant. Celle que

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Da portait tous les jours. Elle gardait les autres dans lagrande armoire, en attendant une occasion pour lesporter. En fait, elle n’avait aucune intention de lesmettre, ce qui dĂ©solait ma mĂšre.

— Pourquoi tu ne mets pas ta belle robe bleue ?— Je vais attendre une occasion, rĂ©pondait invaria-

blement Da.— Mais maman, disait ma mùre d’une voix presque

voilĂ©e de larmes, tu ne portes que la robe grise.— Quand je la mets, Marie, c’est comme si je n’avais

rien sur moi
 Elle n’a aucun poids, cette robe.— Toutes ces robes, maman, tu les aimais ?— Oui, mais maintenant, je ne peux porter que la

robe grise
— C’est à ce moment, me dit ma mùre, que j’ai su

qu’elle allait mourir.

les objets

La grosse malle sous le lit. La mĂȘme vieille cuvetteblanche un peu cabossĂ©e, sur la petite table, pourqu’elle puisse faire sa toilette avant de se coucher. Leverre, prĂšs de la cuvette, dans lequel elle dĂ©posait sondentier.

— Les seules choses qu’elle a voulu apporter de Petit-Goñve avec le grand miroir ovale et la statue de laVierge, dit sombrement ma mùre.

— On a des choses Ă  faire, Marie, dit tante RenĂ©e.— C’est vrai, dit ma mĂšre, il doit avoir faim.

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la chose

Ma mĂšre a toujours refusĂ© de croire qu’un ĂȘtre humainnormal puisse ingurgiter la nourriture qu’on sert dansles avions. Pourtant, elle n’a jamais pris l’avion. D’oĂčtient-elle ses informations ? Des voyageurs. Je croiscomprendre Ă  quoi elle fait allusion. L’odeur. Les repasdans les avions n’ont presque pas d’odeur, ou plutĂŽt ontune odeur synthĂ©tique. Totalement Ă  l’opposĂ© de ce queles ĂȘtres humains devraient manger. À plus forte raisonquelqu’un nĂ© dans la CaraĂŻbe, au cƓur des Ă©pices.

Pas d’odeur, donc pas de goĂ»t. Qu’est-ce qui restealors ? La chose.

le vrai repas

Elles sont assises en face de moi Ă  me regarder manger.— Depuis que tu as appelĂ© pour dire que tu arrivais,

Marie n’a plus fermĂ© les yeux.— J’ai mal Ă  la jambe depuis quelques jours, glisse

ma mùre en se frottant la jambe droite.— C’est pour ça que je t’entends marcher là-haut

toute la nuit, lance ironiquement tante RenĂ©e.Le sourire crispĂ© de ma mĂšre.— Qu’est-ce qu’elle a, ta jambe, maman ?— Un cycliste m’a heurtĂ©e prĂšs du cimetiĂšre.— Et tu n’as pas Ă©tĂ© voir un mĂ©decin ?— Ah ! Ă©clate tante RenĂ©e, c’est ce que je lui dis

chaque jour. Va voir un mĂ©decin. Ta mĂšre a peur desdocteurs. Petite, elle hurlait quand le docteur Caye-mitte lui faisait une piqĂ»re. Avec le temps, Vieux Os,j’ai appris que les gens ne changent jamais.

— ArrĂȘte de parler, RenĂ©e, dit ma mĂšre, tu l’em-

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pĂȘches de manger.— C’est vrai, dit tante RenĂ©e, mais ça fait si long-

temps que je ne l’ai pas vu
 Mon Vieux Os, tu es là,enfin. Je croyais que j’allais mourir sans te revoir.

— C’est mon plat favori. Ça fait vraiment long-temps que je n’ai pas goĂ»tĂ© Ă  quelque chose d’aussisavoureux. Ça fond dans la bouche. Merci, maman.

— Ce n’est pas moi, dit ma mĂšre, c’est RenĂ©e qui tel’a prĂ©parĂ©. Elle s’est levĂ©e trĂšs tĂŽt.

— Qu’est-ce que tu racontes là, Marie, je suisdebout toujours trùs tît.

Je me lùve pour aller chercher un verre d’eau.— Qu’est-ce que tu fais ? me demande anxieusement

tante RenĂ©e.— Rien. Je vais prendre un verre d’eau.Ma mĂšre saute sur ses pieds. Elle court vers le rĂ©fri-

gĂ©rateur pour m’apporter un grand verre de jus degrenadine.

— Merci, maman.— De rien.Ma mĂšre sourit. Tante RenĂ©e aussi. Un vrai sourire.

Mon premier repas Ă  Port-au-Prince depuis vingt ans.

du spaghetti

Je savais que cette question allait arriver, tĂŽt ou tard.— Qu’est-ce que tu as mangĂ© pendant ces vingt ans ?

me demande Ă  brĂ»le-pourpoint ma mĂšre.— Marie, je ne peux pas entendre quand tu dis

« vingt ans Â», ça me fend le cƓur.— Mais, RenĂ©e, il a passĂ© vingt ans lĂ -bas.— Je sais.— Qu’est-ce que j’ai mangĂ© ?

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Pour comprendre l’importance de cette question, ilfaut savoir que la nourriture est capitale dans mafamille. Nourrir quelqu’un, c’est une façon de lui direqu’on l’aime. Pour ma mùre, c’est presque l’uniquemode de communication.

— Oui, comment t’es-tu dĂ©brouillĂ© ?— Du spaghetti.Ah ! l’éclat de rire joyeux ! On aime beaucoup le

spaghetti chez moi, mais ma mùre pense que ce n’estpas un plat du pays. D’abord, pas de repas qui serespecte sans riz.

— Est-ce qu’il y a du riz, lĂ -bas ?— Oui
LĂ©ger Ă©tonnement.— Il y a mĂȘme du porc.— Oui, mais, disent-elles en chƓur, il n’a sĂ»rement

pas le mĂȘme goĂ»t que le nĂŽtre
 Ça goĂ»te quoi  ?demande ma mĂšre comme si la rĂ©ponse ne l’intĂ©ressaitplus.

— Rien.— C’est ce que je me disais, tranche ma mĂšre.— Mais qui te faisait Ă  manger ? risque tante RenĂ©e.— Personne.— Comment personne ? hurle presque tante RenĂ©e.— C’est moi qui me faisais Ă  manger.— Mon pauvre enfant ! lance tante RenĂ©e.Ma mĂšre se passe la main lentement dans les

cheveux.— Ça n’a pas Ă©tĂ© si terrible que ça, je finis par

murmurer.

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lĂ -bas

Ma mÚre ne dit jamais Montréal. Elle dit toujours là-bas.

— Pourquoi tu dis toujours lĂ -bas, maman ?— Ah oui
— Oui, mĂȘme dans tes lettres.— Parce que c’est lĂ -bas.— Son nom, c’est MontrĂ©al.— Je ne sais pas de quoi tu parles.— J’ai vĂ©cu vingt ans là
— Je le sais que t’as vĂ©cu vingt ans lĂ -bas.— Marie achĂšte un calendrier chaque annĂ©e, juste

pour toi, lance tante Renée. Elle fait une croix surchaque jour qui passe.

— Je comprends, mais elle peut quand mĂȘme direMontrĂ©al.

— Tu ne peux pas lui demander ça, dit simplementtante RenĂ©e.

Ma mĂšre garde le silence.

un monde clos

Je recule un peu ma chaise pour me mettre vraiment àl’aise.

— EnlĂšve ta chemise, dit tante RenĂ©e.— Va ouvrir la porte en avant, il doit faire chaud

maintenant, RenĂ©e
 Tu vas voir, Vieux Os, il y a unbon petit courant d’air


Tante RenĂ©e court vers la porte qui donne sur la petite galerie. Je remarque ses jambes frĂȘles etblanches.

— C’est devenu une obsession chez RenĂ©e
 Elle

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ferme toutes les portes. De plus en plus, elle se refermesur elle-mĂȘme.

— Elle m’a l’air bien vivante pourtant, dis-je.— À cause de toi. Elle ne veut pas que tu voies

qu’elle a vieilli. Sa santĂ© n’est plus trĂšs bonne, non plus.Le mois dernier, elle est tombĂ©e deux fois en sortant dubain. Le docteur lui a recommandĂ© de faire des exer-cices pour donner du tonus aux muscles.

— Elle les fait ?— Oui, ça, il faut le dire, RenĂ©e fait toujours ce que

le docteur recommande. De ce cÎté, je suis moinsinquiÚte.

— Et toi, maman ?— Moi quoi ?— Ta santĂ© ?— Oh, ça va
Toujours ce sourire crispĂ©. C’est lĂ  qu’elle cache sa

souffrance.

la toilette

Tante RenĂ©e a rempli d’eau tiĂšde la cuvette de Da.— L’eau est bonne, tante RenĂ©e.— Elle Ă©tait au soleil, Vieux Os. J’y avais mis

quelques feuilles d’oranger, ça dĂ©tend les muscles. Tune sens pas l’odeur de la fleur d’oranger ?

Je me penche pour goĂ»ter l’eau.— Oui
 Da me prĂ©parait des bains comme ça

quand j’avais la fiĂšvre.Je me lave le visage, le torse et les aisselles. « Surtout

les aisselles Â», me disait toujours Da. À cause de lachaleur.

J’ai pris mon premier bain, sĂ»rement, dans cette

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cuvette cabossĂ©e. J’ai passĂ© vingt ans lĂ -bas, pour direcomme ma mĂšre. Aujourd’hui, j’ai quarante-trois ans.

Et Da n’est plus.

l ’escalier

Je monte l’escalier, suivi de tante RenĂ©e. Un escaliersolide, mais un peu glissant.

— Ah, dit tante RenĂ©e, si tu voyais Marie descen-dre cet escalier, tu mourrais de rire.

Je ne vois pas là matiùre à rire.— Je l’appelle le singe. Elle descend l’escalier sur ses

fesses. Tu sais, elle est dĂ©jĂ  tombĂ©e une fois, depuis ellene fait plus confiance Ă  l’escalier.

Tante RenĂ©e rit. Un rire frais, joyeux.— Je suis content, tante RenĂ©e, que tu fasses tes exer-

cices rĂ©guliĂšrement.— Qui t’a dit ça ? Marie ? Elle ne peut pas tenir sa

langue.— Est-ce que ça te fait mal ?— Le soir
 Tu sais que ta mĂšre a toujours mal aux

dents, ça la fatigue vraiment.— Tante RenĂ©e, tu devrais faire attention avec ta

jambe dans l’escalier.— Au contraire, me dit-elle en se retournant avec

un sourire complice. C’est un effort que le docteur merecommande.

le voyage

Tante RenĂ©e me pousse dans une petite chambre, justeau sommet de l’escalier.

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— Je ne suis pas comme Marie, moi, j’aime levoyage.

— Et pourquoi tu ne viens jamais me voir Ă  Mont-rĂ©al ?

— L’avion, murmure-t-elle.— Tante RenĂ©e, tu es plus moderne que ça.— Oui, dit-elle avec un petit rire coquet, mais je ne

peux pas contrîler ma peur de l’avion
 Sinon, je voya-gerais tout le temps.

— Et oĂč irais-tu en premier lieu ?— À JĂ©rusalem.— Parce que c’est la Ville sainte ?— Non. J’aime le nom. JĂ©rusalem, tu ne trouves pas

que c’est beau ?— Oui. TrĂšs beau.— Ne rĂ©pĂšte pas Ă  Marie ce que je viens de te dire.— Tante RenĂ©e, il n’y a rien lĂ  Ă  cacher
— J’ai mes raisons.

l ’habillement

Je trouve ma mĂšre en train de repasser ma chemise.— Qu’est-ce que tu fais ? Tu n’as pas besoin de la

repasser, maman.— Pourquoi ?— Elle est faite comme ça
 Elle doit paraĂźtre un

peu chiffonnĂ©e.— C’est la mode, Marie, dit tante RenĂ©e. Tu n’as

pas vu le fils de madame JĂ©rĂ©mie qui est revenu de NewYork, la semaine derniĂšre ? Marie ne s’intĂ©resse pas Ă  lamode. Tout doit rester comme quand elle Ă©tait jeune.

— Je comprends, dit ma mĂšre en arrĂȘtant de repas-ser. Tu n’as pas besoin de mettre ton grain de sel,

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RenĂ©e
 Et depuis quand tu t’intĂ©resses Ă  la mode, toi ?Un tic nerveux au coin de la bouche de tante RenĂ©e.— Depuis toujours, Marie.— Bon, dis-je, je vais vous demander de vous retour-

ner
— Pourquoi ? demandent-elles en chƓur.— Parce que je vais me changer, mesdames. Un brusque Ă©clat de rire.— Ça ne nous fait pas peur, hein, Marie ! lance tante

RenĂ©e un peu gaillardement.Sourire vaguement gĂȘnĂ© de ma mĂšre.— Écoutez, j’ai quarante-trois ans
Ciel ! qu’ai-je dit pour provoquer cette explosion de

rires en cascade. Tante RenĂ©e se jette littĂ©ralement surle lit. Ma mĂšre, si rĂ©servĂ©e d’ordinaire, en fait autant.Finalement, je m’habille complĂštement devant elles.

— Je crois que je vais faire un tour.Une ombre voile, un bref moment, le visage de ma

mĂšre.— Fais attention
— Il sait, Marie. Ne commence pas Ă  l’embĂȘter avec

ça. Ton fils a vĂ©cu partout dans le monde. Et lĂ , le voilĂ Ă  la maison sans une Ă©gratignure
 Gloire Ă  Dieu !

— Gloire Ă  Dieu ! dit aussi ma mĂšre.

la priĂšre

Ma mĂšre hĂ©site un peu.— J’ai quelque chose Ă  te demander, Vieux Os.— Oui
— Dis-lui, Marie. Tu n’as pas Ă  avoir peur de ton

fils.Un temps.

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— J’aimerais que l’on fasse une petite priùre avantque tu sortes.

— C’est une bonne idĂ©e, maman.On s’est agenouillĂ©s au milieu de la chambre. C’est

Da qui m’a appris ma premiĂšre priĂšre. Une priĂšre aupetit JĂ©sus. Je me souviens de la statue de la Viergetenant le petit JĂ©sus dans ses bras. Dans la grande cham-bre Ă  coucher, Ă  Petit-GoĂąve.

Tout Ă  coup, ma mĂšre et tante RenĂ©e lĂšvent leursbras au ciel en criant : « Gloire Ă  l’Éternel ! Gloire auRessuscitĂ© ! Que son nom soit bĂ©ni ! AllĂ©luia ! AllĂ©luia !AllĂ©luia ! Â»

Elles font une petite danse autour de moi en battantdes mains et en chantant : « Il est revenu ! Â»

Ce n’est qu’au moment de franchir la porte que j’airemarquĂ© qu’elles pleuraient.

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