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ONZE MINUTES

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DU MÊME AUTEUR

L’Alchimiste, Éditions Anne Carrière, 1994Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j’ai pleuré,

Éditions Anne Carrière, 1995Le Pèlerin de Compostelle, Éditions Anne Carrière, 1996La Cinquième Montagne, Éditions Anne Carrière, 1998Manuel du guerrier de la lumière, Éditions Anne Carrière,

1998Conversations avec Paolo Coelho, Éditions Anne Carrière,

1999Le Démon et Mademoiselle Prym, Éditions Anne Carrière,

2001Onze Minutes, Éditions Anne Carrière, 2003Maktub, Éditions Anne Carrière, 2004Le Zahir, Flammarion, 2005Comme le fleuve qui coule, Flammarion, 2006La Sorcière de Portobello, Flammarion, 2007La Solitude du vainqueur, Flammarion, 2009Brida, Flammarion, 2010Aleph, Flammarion, 2011Le Manuscrit retrouvé, Flammarion, 2013Adultère, Flammarion, 2014

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Paulo COELHO

ONZE MINUTES

Roman

Traduit du portugais (Brésil) parFrançoise Marchand-Sauvagnargues

Flammarion

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Titre original :ONZE MINUTOS

http://paulocoelhoblog.com« Cette édition est publiée avec l’accord

de Sant Jordi Asociados, Agencia Literaria,S.L.U., Barcelone, Espagne. »

© Paulo Coelho, 2003 (tous droits réservés)Pour la traduction française :

© Édition J’ai Lu, 2010ISBN : 978-2-2900-2268-9

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Ô Marie conçue sans péché, priez pour nousqui faisons appel à Vous. Amen.

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Le 29þmai 2002, quelques heures avant de mettreun point final à ce livre, je suis allé à Lourdes, enFrance, chercher un peu d’eau miraculeuse à lasource. J’étais déjà sur l’esplanade de la cathédralequand un monsieur, âgé d’environ soixante-dix ans,s’est adressé à moiþ: «þSavez-vous que vous ressem-blez à Paulo Coelhoþ?þ» Je lui ai répondu que j’étaisPaulo Coelho. L’homme m’a donné l’accolade et m’aprésenté son épouse et sa petite-fille. Il m’a dit com-bien mes livres comptaient dans sa vie, et il a concluþ:«þIls me font rêver.þ» J’ai entendu cette phrase trèssouvent, et elle me fait toujours plaisir. À cet instant,cependant, j’ai éprouvé une vive inquiétude – je savaisque Onze minutes aborde un sujet délicat, dérangeant,choquant. J’ai marché jusqu’à la source afin d’yrecueillir un peu d’eau miraculeuse, puis j’ai demandéà l’homme où il habitait (dans le nord de la France,non loin de la frontière belge) et j’ai noté son nom.

Ce livre vous est dédié, Maurice Gravelines. J’ai undevoir envers vous, votre femme, votre petite-fille, etenvers moi-mêmeþ: parler de ce qui me préoccupe,et non de ce que tout le monde aimerait entendre.Certains livres nous font rêver, d’autres nous rappel-lent la réalité, mais aucun ne peut échapper à ce quiest primordial pour un auteurþ: l’honnêteté aveclaquelle il l’écrit.

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Survint une femme de la ville qui était pécheresseþ;elle avait appris que [Jésus] était à table dans la mai-son du pharisien. Apportant un flacon de parfum enalbâtre et se plaçant par-derrière, tout en pleurs, auxpieds de Jésus, elle se mit à baigner ses pieds de larmesþ;elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de bai-sers et répandait sur eux du parfum.

Voyant cela, le pharisien qui l’avait invité se dit enlui-mêmeþ: «þSi cet homme était un prophète, il sauraitqui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle estþ: unepécheresse.þ»

Jésus prit la parole et lui ditþ: «þSimon, j’ai quelquechose à te dire. – Parle, Maître, dit-il. – Un créancieravait deux débiteursþ; l’un lui devait cinq cents piècesd’argent, l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas dequoi rembourser, il fit grâce de leur dette à tous lesdeux. Lequel des deux l’aimera le plusþ?þ» Simon répon-ditþ: «þJe pense que c’est celui auquel il a fait grâce dela plus grande dette.þ» Jésus lui ditþ: «þTu as bien jugé.þ»

Et, se tournant vers la femme, il dit à Simonþ: «þTuvois cette femme. Je suis entré dans ta maisonþ: tu nem’as pas versé d’eau sur les pieds, mais elle, elle a bai-gné mes pieds de ses larmes et les a essuyés avec sescheveux. Tu ne m’as pas donné de baiser, mais elle,depuis qu’elle est entrée, elle n’a pas cessé de me couvrirles pieds de baisers. Tu n’as pas répandu d’huile odo-rante sur ma tête, mais elle, elle a répandu un parfum

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sur mes pieds. Si je te déclare que ses péchés si nom-breux ont été pardonnés, c’est parce qu’elle a montrébeaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peumontre peu d’amour.þ»

Luc, 7, 37-47

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Parce que je suis la première et la dernièreJe suis la vénérée et la mépriséeJe suis la prostituée et la sainteJe suis l’épouse et la viergeJe suis la mère et la filleJe suis les bras de ma mèreJe suis la stérile et mes enfants sont innombrablesJe suis la bien mariée et la célibataireJe suis celle qui donne le jour et celle qui n’a jamaisprocrééJe suis la consolation des douleurs de l’enfantementJe suis l’épouse et l’épouxet c’est mon homme qui m’a crééeJe suis la mère de mon pèreJe suis la sœur de mon mariet il est mon fils rejetéRespectez-moi toujoursCar je suis la scandaleuse et la magnifique

Hymne à Isis, IIIe ou IVeþsiècle ap.þJ.-C.,découvert à Nag Hamadi

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Il était une fois une prostituée qui s’appelait Maria.Un moment. «þIl était une foisþ», telle est la

meilleure manière de débuter un conte pour enfants,tandis que «þprostituéeþ» est un terme d’adultes.Comment peut-on faire débuter une histoire sur cetteapparente contradictionþ? Mais enfin, puisque, à cha-que instant de nos existences, nous avons un pieddans le conte de fées et l’autre dans l’abîme, conser-vons ce commencement.

Il était une fois une prostituée qui s’appelait Maria.Comme toutes les prostituées, elle était née vierge

et innocente et, durant son adolescence, elle avait rêvéde rencontrer l’homme de sa vie (qui serait riche, beau,intelligent), de l’épouser (en robe de mariée), d’avoirde lui deux enfants (qui deviendraient célèbres),d’habiter une jolie maison (avec vue sur la mer). Sonpère était représentant de commerce, sa mère coutu-rière. Dans sa ville du Nordeste du Brésil, il n’y avaitqu’un cinéma, une boîte de nuit, une agence bancaireþ;c’est pourquoi Maria attendait le jour où son princecharmant apparaîtrait sans prévenir, envoûterait soncœur, et où elle partirait conquérir le monde avec lui.

Comme le prince charmant ne se montrait pas, ilne lui restait qu’à rêver. Elle tomba amoureuse pourla première fois à l’âge de onze ans, tandis qu’elle serendait à pied à l’école primaire. Le jour de la rentrée,

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elle découvrit qu’elle n’était pas seule sur le trajetþ:non loin d’elle cheminait un gamin qui habitait dansle voisinage et fréquentait l’école aux mêmes heures.Ils n’avaient jamais échangé un mot, mais Mariaremarqua que les moments de la journée qui lui plai-saient le plus étaient ceux qu’elle passait sur la routepoussiéreuse, malgré la soif, la fatigue, le soleil auzénith, le garçon qui marchait vite tandis qu’elle fai-sait des efforts épuisants pour demeurer à sa hauteur.

La scène se répéta pendant plusieurs moisþ; Maria,qui détestait étudier et n’avait d’autre distraction quela télévision, se mit à désirer que le temps s’écoulerapidementþ; elle attendait anxieusement de se ren-dre à l’école et, contrairement aux filles de son âge,trouvait très ennuyeuses les fins de semaine. Commeles heures passent bien plus lentement pour unenfant que pour un adulte, elle en souffrait, trouvaitles jours interminables, car ils ne lui offraient que dixminutes à partager avec l’amour de sa vie et des mil-liers d’autres pour penser à lui, imaginer comme ilserait bon qu’ils puissent se parler.

Or, un matin, le gamin s’approcha d’elle et luidemanda de lui prêter un crayon. Maria ne réponditpas, elle fit mine d’être irritée par cet abord intem-pestif et pressa le pas. Elle était restée pétrifiéed’effroi en le voyant se diriger vers elle, elle avait peurqu’il sût qu’elle l’aimait, l’attendait, rêvait de le pren-dre par la main, de dépasser la porte de l’école poursuivre la route jusqu’au bout, où – disait-on – se trou-vaient une grande ville, des personnages de roman,des artistes, des automobiles, de nombreuses sallesde cinéma et toutes sortes de merveilles.

Toute la journée, elle ne parvint pas à se concentreren classe. Elle souffrait de son comportement absurde,tout en étant soulagée de savoir que le garçon lui aussil’avait remarquée. Le crayon n’était qu’un prétextepour engager la conversation – quand il s’était appro-ché, elle avait aperçu un stylo dans sa poche. Elle lan-

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guit de le revoir. Cette nuit-là – et les nuits quisuivirent – elle se mit à imaginer toutes les réponsesqu’elle lui ferait, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé la bonnemanière de débuter une histoire qui ne finirait jamais.

Mais il ne lui adressa plus jamais la parole. Ils conti-nuaient de se rendre ensemble à l’école, Maria mar-chant parfois quelques pas devant lui, tenant un crayondans la main droite, parfois derrière pour pouvoir lecontempler tendrement. Elle dut se contenter d’aimeret de souffrir en silence jusqu’à la fin de l’année scolaire.

Pendant les vacances, qui lui parurent intermina-bles, elle s’éveilla un matin, les cuisses tachées desang, et crut qu’elle allait mourirþ; elle décida de lais-ser une lettre au garçon dans laquelle elle lui avoue-rait qu’il avait été le grand amour de sa vie, puis ellefit le projet de s’enfoncer dans le sertão où elle seraitdévorée par l’une des bêtes sauvages qui terrorisaientles paysans de la régionþ: le loup-garou ou la mule-sans-tête1. Ainsi, ses parents ne pleureraient pas samort, car les pauvres gardent espoir, en dépit des tra-gédies qui les accablent. Ils penseraient qu’elle avaitété enlevée par une famille fortunée et sans enfants,et qu’elle reviendrait un jour, couverte de gloire etd’argent – tandis que l’actuel (et éternel) amour de savie ne parviendrait pas à l’oublier et qu’il souffriraitchaque matin de ne plus lui avoir adressé la parole.

Elle ne put rédiger la lettre, car sa mère entra dansla chambre, vit les draps rougis, sourit et lui ditþ: «þTevoilà une jeune fille, ma petite.þ»

Maria voulut savoir quel rapport il existait entre lefait d’être une jeune fille et le sang qui s’écoulait entreses jambes, mais sa mère fut incapable de le lui expli-quer. Elle affirma seulement que c’était normal etque désormais elle devrait porter une serviette pas

1.þD’après la croyance populaire, la mule-sans-tête est la concubinedu curé qui, métamorphosée en mule, sort, certaines nuitsþ; le bruitdes chaînes qu’elle traîne effraie les gens superstitieux. (N.d.T.)

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plus grosse qu’un traversin de poupée quatre ou cinqjours par mois. Maria lui demanda si les hommesaussi se servaient d’un tuyau pour empêcher que lesang ne tache leur pantalon, et elle apprit que çan’arrivait qu’aux femmes.

Elle s’en plaignit à Dieu, mais finit par s’accoutumerà la menstruation. Cependant, elle ne s’habituait pasà l’absence du garçon, et se reprochait sans cesse l’atti-tude stupide qui consistait à fuir ce qu’elle désirait leplus. La veille de la rentrée des classes, elle entra dansla seule église de la ville et jura à saint Antoine qu’elleprendrait l’initiative de parler au garçon.

Le lendemain, elle s’arrangea du mieux qu’elle put,mit une robe que sa mère avait confectionnée spécia-lement pour l’occasion et sortit, en remerciant Dieuque les vacances fussent enfin terminées. Mais le gar-çon ne reparut pas. Ainsi passa une nouvelle semained’angoisse avant que Maria n’apprît par des camara-des qu’il avait quitté la ville.

«þIl est parti loinþ», lui dit quelqu’un.À cet instant, Maria découvrit que l’on peut perdre

certaines choses à jamais. Elle apprit également qu’ilexistait un endroit appelé «þloinþ», que le monde étaitvaste et sa ville petite, et que les êtres les plus inté-ressants finissent toujours par partir. Elle auraitaimé s’en aller elle aussi, mais elle était encore trèsjeune. Néanmoins, en regardant les rues poussiéreu-ses, elle décida qu’un jour elle marcherait sur les tra-ces du garçon. Les neuf vendredis suivants, selon unecoutume de sa religion, elle communia et pria laVierge Marie de la tirer de là un jour.

Elle eut de la peine quelque temps et chercha vai-nement à retrouver la trace du gamin, mais personnene savait où ses parents avaient déménagé. AlorsMaria commença à trouver le monde trop vaste, etl’amour dangereuxþ; elle pensa que la Vierge habitaitdes cieux trop lointains pour prêter l’oreille auxrequêtes des enfants.

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Trois années s’écoulèrent. Elle apprit la géographieet les mathématiques, suivit les feuilletons à la télé-vision, découvrit en douce au collège ses premièresrevues érotiques, se mit à tenir un journal où elle évo-quait son existence monotone et laissait libre cours àson envie de connaître ce qu’on lui enseignait – l’océan,la neige, les hommes portant turban, les femmes élé-gantes et couvertes de bijoux… Mais, comme nul nepeut vivre de désirs impossibles – surtout avec unemère couturière et un père toujours absent –, ellecomprit bientôt qu’elle devait prêter davantage atten-tion à ce qui se passait autour d’elle. Elle étudiaitpour s’en sortir dans la vie, en même temps qu’ellecherchait un compagnon avec qui elle pût partagerses rêves d’aventures. Lorsqu’elle eut quinze ans, elletomba amoureuse d’un garçon qu’elle avait rencontrédans une procession durant la semaine sainte.

Elle ne répéta pas son erreur d’enfanceþ: ils parlè-rent, devinrent amis, puis allèrent au cinéma et auxfêtes ensemble. Elle le constata de nouveau, l’amourétait davantage associé à l’absence qu’à la présencede l’autreþ: le jeune homme ne cessait de lui manquer,elle passait des heures à imaginer ce dont elle lui par-lerait à leur prochaine rencontre, et se remémoraitchaque seconde partagée, cherchant ce qu’elle avaitfait de bien ou de mal. Elle aimait se voir comme unejeune fille d’expérience, qui avait déjà laissé échapper

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une grande passion et connaissait la douleur ainsicausée. Elle était maintenant décidée à lutter de tou-tes ses forces pour cet hommeþ: c’est grâce à luiqu’elle accéderait au mariage, à la maternité, à lamaison avec vue sur mer.

Elle alla en parler à sa mère, qui l’imploraþ:«þIl est encore très tôt, ma fille.—þMais quand tu as épousé mon père, tu avais

seize ans.þ»Sa mère se refusait à expliquer que c’était à cause

d’une grossesse imprévue, de sorte qu’elle eut recoursà l’argument «þen ce temps-là ce n’était pas pareilþ»pour clore la discussion.

Le lendemain, Maria et le garçon partirent se pro-mener dans la campagne aux alentours de la ville. Ilsbavardèrent un peu, elle l’interrogea sur son envie devoyager, et, en guise de réponse, il la prit dans sesbras et lui donna un baiser.

Le premier baiser de sa vieþ! Elle avait tant rêvé dece momentþ! Le paysage était extraordinaire – leshérons en vol, le coucher de soleil, la région semi-arideà la beauté agressive, et le son de la musique au loin.Maria feignit de repousser cette avance avant de le ser-rer dans ses bras, et elle répéta le geste qu’elle avait vufaire tant de fois au cinéma, dans les magazines et àla télévisionþ: elle frotta avec une certaine violence seslèvres contre les siennes, bougeant la tête d’un côté àl’autre, en un mouvement mi-rythmé, mi-incontrôlé.Elle sentit que, de temps à autre, la langue du jeunehomme touchait ses dents, et elle trouva cela délicieux.

Soudain il cessa de l’embrasser.«þTu ne veux pasþ?þ» demanda-t-il.Que devait-elle répondreþ? Qu’elle voulaitþ? Bien

sûr qu’elle voulaitþ! Mais une femme ne doit pass’abandonner ainsi, surtout à son futur mari, sinon illa soupçonnerait pour le restant de son existence detout accepter avec une grande facilité. Elle préféra nerien dire.

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Il la prit de nouveau dans ses bras, cette fois avecmoins d’enthousiasme. Il s’arrêta encore, écarlate – etMaria comprit que quelque chose clochait, mais elleeut peur de le questionner. Elle le prit par la main,et ils rentrèrent en ville, parlant de tout autre chose,comme s’il ne s’était rien passé.

Ce soir-là, certaine qu’un événement grave s’étaitproduit, elle nota en termes choisis dans son journalþ:

Quand nous rencontrons quelqu’un et que noustombons amoureux, nous avons l’impression quetout l’univers conspire en ce sensþ; cela m’est arrivéaujourd’hui au coucher du soleil. Mais si quelquechose ne tourne pas rond, tout s’effondre et disparaîtþ!Les hérons, la musique au loin, le goût de ses lèvres.Comment la beauté qui se trouvait là quelques minu-tes auparavant peut-elle disparaître si rapidementþ?

La vie va très viteþ: elle nous transporte du ciel àl’enfer, et c’est l’affaire de quelques secondes.

Le lendemain, elle alla retrouver ses amies. Toutesl’avaient vue se promener avec son «þamoureuxþ» – fina-lement, il ne suffit pas de connaître un grand amour,encore faut-il faire en sorte que les autres sachent quevous êtes une personne très désirée. Elles étaientextrêmement curieuses de savoir ce qui s’était passéet Maria, très fière, leur annonça que le meilleur avaitété la langue contre ses dents. L’une des filles se mità rire.

«þTu n’as pas ouvert la boucheþ?þ»Soudain, tout devint clair – la question, la décep-

tion.«þPour quoi faireþ?—þPour laisser entrer sa langue.—þQu’est-ce que ça changeþ?—þC’est comme ça qu’on s’embrasse.þ»Rires étouffés, airs faussement compatissants, pro-

jets de vengeance chez les filles qui n’avaient jamais

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eu d’amoureux. Maria feignit de ne pas y accorderd’importance, elle rit à son tour – même si son âmepleurait. Elle pesta en son for intérieur contre lesfilms qui lui avaient appris à fermer les yeux, retenird’une main la tête de son partenaire, tourner le visagetantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, sans mon-trer l’essentiel. Elle élabora une explication appro-priée (je n’ai pas voulu m’abandonner tout de suiteparce que je n’étais pas sûre, mais maintenant je saisque c’est l’homme de ma vie) et elle attendit l’occa-sion suivante.

Lorsqu’elle revit le jeune homme, trois jours plustard, lors d’une fête municipale, il tenait la maind’une de ses amies – celle-là même qui l’avait inter-rogée sur le baiser. Maria feignit de nouveau le déta-chement, tint bon jusqu’à la fin de la soirée endiscutant avec ses compagnes d’artistes et de jeunesgens du coin, fit semblant d’ignorer les regards api-toyés que, de temps à autre, l’une d’elles lui jetait.Mais dès qu’elle fut rentrée chez elle, elle ne put secontenir, son univers s’écroula, elle pleura toute lanuit. Elle souffrit huit mois de suite et conclut quel’amour n’était pas fait pour elle, ni elle pour l’amour.Dès lors, elle envisagea de se faire religieuse, pourconsacrer le restant de sa vie à l’amour de Jésus, unesorte d’amour qui ne laisse pas de blessures doulou-reuses dans le cœur. À l’école, il était question de mis-sionnaires en Afrique, et elle décida que là se trouvaitl’issue de son existence si pauvre en émotions. Ellefit le projet d’entrer au couvent, apprit les gestes depremiers secours (selon certains professeurs, beau-coup de gens mouraient en Afrique), assista avec assi-duité aux cours d’enseignement religieux. Ellecommença à s’imaginer comme une sainte des tempsmodernes, sauveuse de vies et exploratrice de forêtspeuplées de tigres et de lions.

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Cependant, cette année-là – celle de son quinzièmeanniversaire, au cours de laquelle elle avait apprisque l’on s’embrasse à pleine bouche et que l’amourest surtout source de souffrance – lui réservait unetroisième découverteþ: la masturbation. Elle la fitpresque par hasard, en jouant avec son sexe pendantqu’elle attendait que sa mère rentre à la maison. Elleen avait pris l’habitude enfant, et elle y trouvait grandplaisir – jusqu’au jour où son père la surprit et luidonna une volée de coups, sans plus d’explications.Maria n’oublia jamais les coups et apprit ainsi qu’ellene devait pas se toucher devant autrui. Dès lors,comme à la maison elle n’avait pas de chambre à elle,elle oublia même le plaisir que cette sensation luiprocurait.

Jusqu’à cet après-midi-là, six mois environ après lefameux baiser. Sa mère tardait à rentrer, Marian’avait rien à faire, son père venait de sortir avec unami, et, faute d’un programme intéressant à la télé-vision, elle se mit à examiner son corps dans l’espoirde trouver quelques poils indésirables à épiler. Sur-prise, elle remarqua un petit bourgeon dans le hautde sa vulveþ; elle commença à jouer avec, sans pluspouvoir se retenirþ; c’était de plus en plus délicieux,de plus en plus intense, et tout son corps – surtout lapartie qu’elle touchait – se tendait de plaisir. Elleentra peu à peu dans une sorte de paradis, la sensa-tion redoubla, elle nota qu’elle ne voyait ni n’enten-dait plus très bien, tout semblait teinté de doré, puiselle gémit de plaisir et eut son premier orgasme.

Orgasmeþ! Jouissanceþ!Ce fut comme si, après être montée jusqu’au ciel,

elle redescendait en parachute, lentement, vers laterre. Son corps était trempé de sueur, mais elle sesentait entière, épanouie, pleine de vitalité. Alors,c’était cela, le sexeþ! Quelle merveilleþ! Plus besoin derevues pornographiques dans lesquelles tout lemonde parle de plaisir avec un rictus de douleur. Plus

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besoin d’un homme, qui aime le corps mais méprisele cœur de la femme. Elle pouvait tout faire touteseuleþ! Elle recommença, imaginant que c’était unacteur célèbre qui la caressait, atteignit de nouveaule paradis avant de redescendre, encore plus débor-dante d’énergie. Alors qu’elle allait se masturber pourla troisième fois, sa mère arriva.

Maria alla discuter avec ses amies de sa décou-verte, en évitant cette fois de leur avouer qu’elle enavait fait l’expérience pour la première fois quelquesheures plus tôt. Toutes – à l’exception de deux –savaient ce dont il s’agissait, mais aucune n’avait oséen parler publiquement. Maria fut sur le point de sesentir révolutionnaire, leader du groupe, et, inven-tant un absurde «þjeu de confessions secrètesþ», elledemanda à chacune de raconter sa manière préféréede se masturber. Elle apprit différentes techniques,par exemple rester sous la couverture en plein été(parce que, disait l’une des filles, la sueur facilite lachose), se servir d’une plume d’oie pour toucherl’endroit (elle ne connaissait pas le nom de l’endroit),laisser un garçon le faire à sa place (aux yeux deMaria ce n’était pas nécessaire), utiliser le robinet dubidet (il n’y avait pas de bidet chez elle, mais dèsqu’elle rendrait visite à une amie fortunée, elle essaie-rait).

De toute façon, quand elle eut découvert la mas-turbation et recouru à quelques-unes des techniquessuggérées par ses amies, elle renonça pour toujoursà la vie religieuse. Se masturber lui donnait beaucoupde plaisir – or, à en croire la religion, le sexe était leplus grand des péchés. Par les mêmes amies, elle eutconnaissance de rumeurs relatives à la masturba-tionþ: le visage se couvrait de boutons, cela pouvaitconduire à la folie, ou à la grossesse. Malgré tous cesrisques, elle continua à se donner du plaisir au moinsune fois par semaine, en général le mercredi, quandson père allait jouer aux cartes avec ses amis.

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En même temps, Maria se sentait de moins enmoins sûre d’elle en présence des hommes – et deplus en plus désireuse de quitter l’endroit où ellevivait. Elle fut amoureuse une troisième, puis unequatrième fois, elle savait désormais embrasser,caresser et se laisser caresser en tête à tête avec sesamoureuxþ; mais il y avait toujours quelque chose quin’allait pas, et la relation se terminait précisément aumoment où Maria était enfin convaincue que le gar-çon était celui avec lequel elle pourrait passer le res-tant de ses jours. Finalement, elle parvint à laconclusion que les hommes n’apportent que douleur,frustration, souffrance et ennui. Un après-midi oùelle se trouvait dans le parc, regardant une mèrejouer avec son fils de deux ans, elle décida qu’ellepouvait envisager d’avoir elle aussi un mari, desenfants, une maison avec vue sur la mer, mais queplus jamais elle ne serait amoureuse, car la passionabîme tout.

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Ainsi s’écoulèrent les années d’adolescence deMaria. Elle était de plus en plus jolie, et son air mys-térieux et triste attira beaucoup d’hommes. Elle sortitavec l’un ou l’autre, rêva et souffrit – en dépit de lapromesse qu’elle s’était faite de ne plus tomber amou-reuse. Au cours d’une de ces rencontres, elle perditsa virginité sur le siège arrière d’une voitureþ; elle etson petit ami se caressaient avec plus d’ardeur qued’habitude, le garçon s’enthousiasma et, lassée d’êtrela dernière vierge de son groupe, Maria lui permit dela pénétrer. Contrairement à la masturbation, quil’emmenait au ciel, ce fut seulement douloureux, unfilet de sang tacha sa jupe. Elle n’éprouva pasl’impression magique du premier baiser – les héronsen vol, le coucher de soleil, la musique… Non, ellevoulait oublier tout cela.

Elle refit l’amour avec le même garçon quelque-fois, après l’avoir prévenu qu’il risquait de se fairetuer si son père découvrait qu’on avait défloré safille. Elle fit de lui un outil d’apprentissage, cher-chant par tous les moyens à comprendre où setrouvait le plaisir du rapport sexuel avec un parte-naire.

En vain. La masturbation donnait beaucoup moinsde travail et apportait bien d’autres gratifications.Mais tous les magazines, les émissions de télévision,les livres, les amies, tout, ABSOLUMENT TOUT, décrétait

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l’importance d’un homme. Maria pensa qu’elle avaitun problème sexuel inavouable, se concentra davan-tage encore sur ses études, et oublia pour quelquetemps cette chose merveilleuse et assassine que l’onnomme Amour.

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situation légale des prostituées dans son pays, ainsique les femmes suivantes à Zurich (ce sont leursnoms de guerre)þ: Sonia, que j’ai rencontrée pour lapremière fois à Mantoue (peut-être qu’un jourquelqu’un sera intéressé par son livreþ!), Martha,Antenora, Isabella. À Genève (noms de guerre égale-ment)þ: Amy, Lucia, Andrei, Vanessa, Patrick, Thérèse,Anna Christina.

Je remercie également Antonella Zara, qui m’a per-mis d’utiliser des passages de son livre La Science dela passion pour illustrer certaines parties du journalde Maria.

Enfin, je remercie Maria (nom de guerre), quiréside aujourd’hui à Lausanne, est mariée et a deuxfilles, et qui lors de nos diverses rencontres a partagéavec moi et avec Monica son histoire, sur laquelle celivre est fondé.

Paulo COELHO

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