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Oma, ma grand-mère à moiISBN 2-266-13091-9
Transcription intégrale du texte de l’édition originale – ARIAL 20Service de Transcription et d’Adaptation de Documents
SITE du NEUHOF Centre Louis Braille – 80 Av. du Neuhof - 67100 Strasbourg
Ouvrage adapté pour une personne empêchée de lire
Copie Interdite
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Oma, ma grand-mère à moi
Peter Härtling
Traduit de l’allemand par Antoine Berman
Illustrations de Mette Ivers (Illustrations non
reproduites)
Pocket, 1995
Histoire de Kalle, qui perdit ses parents et fut recueilli
par sa grand-mère.
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L’auteur :Peter Härtling, né en 1933, est l’un des plus
importants écrivains de langue allemande. Ses
œuvres ont été distinguées par de nombreux prix
littéraires. Romancier, poète, essayiste, il écrit
alternativement pour les adultes et les jeunes. Père
de quatre enfants, c’est en pensant à eux qu’il a
écrit ses premiers livres pour la jeunesse.
Observateur minutieux, il traite les grands
problèmes que rencontrent les adolescents dans la
société de son pays.
Il existe, depuis 1984, le prix Littérature Jeunesse
Peter Härtling.
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Chapitre premier – Comment Kalle vint vivre chez Oma
À soixante-sept ans, prétendent les gens, on est
vraiment très âgé. Oma (1) n'était pas d'accord.
Comme beaucoup de vieilles gens, elle disait que
l'âge n'est pas une question d'années. On peut être
vieux et se sentir jeune. Oma se sentait plutôt jeune.
Elle disait aussi : « Physiquement, je suis une vieille
dame, mais j'ai le cœur d'une jeune fille. » Et ceux qui
la connaissaient bien savaient que c'était vrai. Oma
n'avait pas beaucoup d'argent. Parfois, elle se
plaignait de la modique retraite que lui avait laissée
son mari, qui n'avait jamais été très riche non plus.
Mais elle préférait rire plutôt que se plaindre. Elle
savait d'ailleurs très bien s'arranger. Son
appartement, à Munich, était tout petit et presque
aussi vieux qu'elle. Le canapé avait les ressorts
cassés parce que des invités trop gros s'étaient
plusieurs fois assis dessus.
___________________________________________
1. En allemand : grand-mère, mémé.
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Le poêle était le seul objet moderne de l'appartement.
Elle ne l'aimait guère, craignant qu'un jour il n'explose.
Quand il se mettait à faire du bruit, elle le grondait
comme s'il se fût agi d'un âne rétif. D'une façon
générale, elle aimait parler toute seule ou s'adresser
aux objets qui l'entouraient. Les gens qui ne la
connaissaient pas devaient s'y habituer. En plein
milieu d'une conversation, elle se mettait parfois à
parler toute seule. Quand les gens la regardaient,
étonnés, elle secouait simplement la tête, comme s'il
ne s'était rien passé.
Tout le monde l'appelait Oma, même les voisins, le
boulanger du coin et les gosses de la cour, qui la
taquinaient souvent mais, au fond, l'aimaient bien et
l'aidaient à monter son sac à provisions au cinquième
étage. Dans l'immeuble où vivait Oma, il n'y avait pas
d'ascenseur. « Nous ne sommes pas des princes,
nous », avait-elle coutume de dire quand elle s'arrêtait
au troisième étage, tout essoufflée. Sur sa porte, il y
avait un carton sur lequel elle avait écrit en lettres
calligraphiées : « Madame Erna Bittel. » Son fils lui
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avait demandé une fois pourquoi elle mettait
« Madame ».
- Que tu es bête ! lui avait-elle répondu. Moi, je veux
qu'on me dise madame. Depuis qu'Otto est mort, les
gens pourraient croire que je suis une vieille fille. Et
ça n'est pas vrai.
Le fils d'Oma avait également un fils. C'est son
histoire et celle d'Oma que nous allons raconter. Il
s'appelle Karl Ernst, mais tout le monde a pris
l'habitude de l'appeler Kalle.
Kalle est né dans une petite ville, près de Düsseldorf.
Son père était employé dans les bureaux d'une
entreprise. Quand Kalle voulait expliquer à ses
copains le métier de son père, il disait : « Papa est
chargé de calculer ce que les autres gagnent. »
Parfois, le père de Kalle allait au bistrot, surtout le
vendredi soir. Après, il revenait soûl à la maison et
pleurait sur les malheurs du monde. La mère de Kalle
se fâchait : toujours la même chose chaque semaine,
quelle honte !
Kalle n'arrivait pas à comprendre pourquoi ils se
querellaient. Il trouvait que son papa était un homme
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très gai. Il s'entendait bien avec lui. Mieux qu'avec sa
maman, qui se plaignait toujours des saletés que
faisaient les deux hommes. Elle faisait le ménage
toute la journée. « Ça n'est pas normal », disait le
père de Kalle.
Kalle avait cinq ans quand ses parents moururent
dans un accident d'auto. Ils n'avaient pas d'auto, mais
étaient sortis avec des amis en laissant Kalle chez la
voisine. C'est là qu'un policier vint annoncer qu'ils
étaient morts tous les deux.
Kalle, au début, ne comprit pas ce que cela voulait
dire. Il mit beaucoup de temps à admettre qu'il ne
verrait plus jamais ses parents, qu'ils avaient disparu
pour toujours. « Ça n'est pas possible ! » se disait-il
souvent. La voisine, ce jour-là, lui dit de se coucher, et
un médecin vint lui mettre un suppositoire, ce qui le fit
beaucoup rire.
- Maintenant, tu vas pouvoir dormir. Allez, petit
bonhomme, va faire dodo ! déclara le médecin.
Kalle trouva l'expression « petit bonhomme » ridicule
et le médecin stupide. Mais tout, pendant cette
période, lui parut stupide : les gens se conduisaient
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bizarrement, caressaient sa tête d'un air apitoyé ou le
prenaient tout le temps dans leurs bras.
Sauf Oma. Elle était venue le voir, avait pleuré
comme les autres, puis avait dit :
- Ça suffit ! La vie continue !
Et, lors d'une réunion avec des oncles et des tantes
que Kalle n'avait jamais vus, elle avait déclaré devant
l'enfant :
- Je prends Kalle. Il va vivre avec moi.
L'un des oncles avait essayé de dire :
- Mais à ton âge, Erna...
- Et alors quoi ? Tu veux peut-être t'en occuper ?
Allons, ne dis pas de sottises !
Kalle n'avait guère vu sa grand-mère qu'une ou deux
fois dans sa vie. Elle lui avait toujours plu. Elle parlait
un peu plus fort que les autres gens, disait des mots
pas très convenables et traitait le père de Kalle
comme s'il avait eu le même âge que celui-ci. Elle
disait parfois que sa mère était une pleurnicheuse et
son père une lavette. Quant à Kalle, elle l'appelait
Kalle. Jamais « petit bonhomme », « mon mignon »
ou « mon trésor ».
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Elle le prenait au sérieux.
Kalle fut surpris de voir comment on pouvait vider
aussi rapidement un appartement. Oma, lors du
déménagement, distribua tous les meubles. « Je n'ai
pas besoin de tout ça », disait-elle. Finalement, Kalle
resta avec une simple valise contenant ses affaires, et
rien d'autre. Il suivit Oma, qui portait avec peine la
valise, et quitta la ville où il avait vécu avec ses
parents pour aller à Munich, chez sa grand-mère.
***
« Maintenant, le gosse vit avec moi. Je suis vraiment
folle ! À mon âge, m'occuper d'un enfant qui ne pourra
se débrouiller tout seul que dans au moins douze ou
treize ans ! Faudra-t-il que je devienne centenaire à
cause de Kalle ? Mais qui d'autre, dans la famille,
aurait pu s'en occuper ? Ils auraient tous fini par le
mettre à l'Assistance publique. Et je ne veux pas !
Non et non ! Ses parents vont sûrement longtemps lui
manquer. Surtout son père. Mais ça aussi, c'est une
idiotie. Des tas d'enfants ont un père sans jamais se
rendre compte qu'ils en ont un. Je vais faire un effort
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et oublier que je suis vieille. Kalle et moi, on
s'entendra très bien ! »
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Chapitre 2 – Le petit monde d'Oma
Kalle s'habitue très vite à Oma, bien qu'il trouve son
appartement comique. Mais enfin elle possède tous
ces meubles depuis longtemps, et elle ne va quand
même pas tout changer à cause de lui. Kalle a
presque une pièce pour lui tout seul. Toute la journée,
Oma reste dans l'appartement. Elle coud. Le soir,
Kalle doit ramasser les aiguilles pour ne pas se piquer
les pieds.
Oma est très différente des autres gens. L'un des
premiers soirs, Kalle n'arrivait pas à dormir. Il se rendit
à la salle de bains, qui se trouve près de sa chambre
et eut très peur quand il aperçut les dents d'Oma
plongées dans un verre. Il n'osa pas y toucher. Il
craignait qu'elles ne le mordent, bien qu'elles ne
fussent pas dans la bouche de sa grand-mère.
Le lendemain matin, il lui demanda :
- Depuis quand est-ce qu'on peut enlever ses dents
comme ça ? Je ne savais pas que c'était possible.
Oma lui expliqua :
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- Ce ne sont pas mes dents. Les miennes, je les ai
perdues depuis longtemps. Comme toi, tes dents de
lait. Mais les dents ne repoussent pas une troisième
fois. Alors on emploie des dents artificielles.
- Tu dois aussi les laver ? demanda Kalle.
Oma ne voulut pas parler plus longtemps de ses
troisièmes dents et lui dit :
- Ça n'a pas d'importance, Kalle.
La journée d'Oma était différente de celle de son père
et de sa mère. Elle se levait encore plus tôt que son
papa, bien qu'elle ne fût pas obligée d'aller au bureau.
Elle lui expliqua pourquoi.
- J'ai le corps qui me pique et qui me fait mal à cause
de la goutte.
La goutte ? Kalle ne savait pas ce qu'est la goutte. Il
lui dit :
- Il y a une dame qui s'appelle la Goutte et qui vient
t'embêter la nuit ?
- La goutte est une maladie, répondit Oma, qu'on
attrape quand on est vieux.
À 6 heures, elle s'affairait déjà dans la pièce à côté et
réveillait Kalle à cause du bruit qu'elle faisait. Kalle
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n'aimait pas du tout se réveiller si tôt. Il tirait la
couverture sur sa tête et pensait à ses parents. Il fit
cela près de quatre mois, jusqu'à ce qu'on l'envoie à
l'école et qu'il se fasse plein d'amis.
Ils prenaient tous deux le petit déjeuner à 7 heures.
Oma avait une tasse trois fois plus grande que celles
de chez lui. C'était son bol à café. Elle le remplissait à
ras bord et l'aspirait bruyamment. La mère de Kalle lui
avait interdit de faire ça.
Il lui dit :
- Il ne faut pas aspirer le café, grand-mère.
Elle le regarda, étonnée, posa son bol sur la table et
demanda :
- De quel droit me parles-tu sur ce ton, Kalle ?
Il répondit :
- Maman m'a toujours interdit d'aspirer le café. Et toi
tu l'aspires.
À partir de ce moment-là, Oma s'efforça de ne plus
aspirer le café. Cela lui était si difficile qu'elle ne
buvait plus, pendant le petit déjeuner, que la moitié de
son bol. Quand Kalle s'en allait jouer dans la pièce
voisine, elle sirotait tranquillement l'autre moitié.
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Oma avait décidé de ne pas le remettre au jardin
d'enfants. Il irait directement à l'école plus tard.
- Il vaut mieux que pendant ces six mois nous nous
habituions l'un à l'autre, Kalle.
Au début, il trouva ça absurde. Puis il fut content. Car
les journées, avec Oma, étaient très variées ; il se
passait toujours quelque chose d'intéressant. En fin
de matinée, il distribuait des prospectus avec Oma.
Elle allait les chercher dans des entreprises. Ces
prospectus disaient, par exemple, qu'il y avait une
exposition de machines à laver à l'Astoria, avec une
distribution de cadeaux, ou qu'il fallait absolument
acheter le filtre à café « Les Mille Sassas ».
- Ça ne me rapporte pas grand-chose, disait Oma,
mais ça me fait faire de l'exercice. D'ailleurs, je
n'achèterai jamais tous ces machins. Tu ne peux pas
t'imaginer la bêtise des gens !
Les personnes auxquelles elle rendait visite la
connaissaient bien. Elle leur faisait son petit
« speech ». Kalle trouvait cela très ennuyeux. Mais,
comme on lui offrait souvent des bonbons, il restait
avec elle et lui disait ensuite :
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- J'aime beaucoup quand tu leur parles, grand-mère.
Après le « speech », ils allaient faire des courses.
Oma était redoutée par tous les marchands du
quartier. Aucun commerçant ne pouvait lui raconter de
bobards. Elle disait :
- Puisque je dois y réfléchir à deux fois avant de
dépenser le moindre sou, autant réfléchir à deux fois
aussi avant d'acheter quelque chose !
Kalle l'aidait à faire les achats. Ça énervait les
commerçants. L'un d'eux lui dit une fois :
- Ne touche pas mes concombres avec tes pattes
sales !
Oma répliqua :
- Je vous souhaite de laver aussi souvent vos
concombres que Kalle se lave les mains !
Oma avait un esprit rapide et vif qui plaisait à Kalle.
Elle n'avait peur de personne. C'étaient plutôt les
gens qui avaient peur d'elle. Quand Oma semblait de
mauvaise humeur, les commerçants devenaient
particulièrement aimables avec elle. Elle leur lançait
sans arrêt de nouvelles pointes. Par exemple, elle
disait tous les trois jours au boulanger :
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- Mais, dites-moi, vous les envoyez suivre une cure
d'amaigrissement, vos petits pains ? Ils sont encore
plus minces que l'autre jour ! Et plus chers !
À quoi le boulanger ne savait que répondre. Mais
Kalle comprit qu'Oma était plus pauvre que ses
parents.
- Quand je recevrai ta pension, disait-elle, ça ira un
peu mieux. Mais ces Messieurs les Employés
prennent toujours leur temps. Ils ne pensent pas à
nous.
Kalle lui demanda qui étaient Messieurs les
Employés.
- Des gens assis derrière de grands bureaux, qui
écrivent sans cesse sur du papier. Ce sont eux qui
décident si on reçoit ou non de l'argent.
Kalle n'arrivait pas à comprendre qu'il y ait des gens
aussi puissants. Parfois, il aurait souhaité être comme
eux, pour pouvoir envoyer un tas d'argent à Oma.
La cuisine, chez Oma, était plus vite faite que chez sa
mère.
- Se coller aux fourneaux, disait-elle, c'est perdre son
temps.
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Après le repas, elle s'asseyait devant sa machine à
coudre et permettait à Kalle de descendre dans la cour.
Là, au début, il ne connaissait aucun des enfants.
Ceux-ci se moquaient de sa façon de parler (1). « Il
parle comme un étranger, presque comme un Turc. »,
disaient-ils. « Je ne suis pas un Turc ! » répondait Kalle.
Au début, ils ne le crurent pas. Quand Kalle raconta la
chose à Oma, elle lui déclara :
- Pourquoi ne leur as-tu pas dit que tu es un Turc qui
vient de la Ruhr ? Mon Dieu ! les gosses deviennent
vite aussi idiots que leurs parents, qui croient qu'un
Turc est une mauvaise personne juste parce qu'il est
turc !
___________________________________________
1. Kalle, qui vient de la région de Düsseldorf, a un
accent et une façon de parler différents de ceux des
gens de Munich.
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Au bout de quelque temps, Kalle fut admis par les
autres enfants et put jouer avec eux. Peu de temps
après, il se bagarra pour la première fois avec Ralph,
qui avait déjà sept ans et voulait être le seul à
commander. Kalle ne put vaincre Ralph. Mais il lutta si
courageusement que Ralph ne lui en voulut pas.
Ralph avait un défaut physique. Il n'arrivait pas à
parler correctement. Il zézayait un peu. Au lieu de dire
« c'est ça », il disait « z'est za »...
Au début, cela fit rire Kalle, qui le raconta à Oma. Elle
lui répondit :
- Tu ne dois pas te moquer de Ralph. Presque tout le
monde a un défaut.
- Moi, je n'en ai pas, dit Kalle.
- Si, tu en as un, répondit Oma. Justement parce que
tu prétends ne pas en avoir. C'est déjà un défaut.
- Et toi ? demanda-t-il.
- Oh moi, dit-elle mystérieusement, j'ai un très grave
défaut ! Un jour, je t'en parlerai.
Quelques jours plus tard, elle sortit pieds nus de la
salle de bains et lui montra son pied droit.
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- Regarde, dit-elle. Mon petit orteil est collé à celui d'à
côté. Voilà un de mes petits défauts.
- Quels sont les autres ? demanda Kalle.
- Ah ! Ah ! Tu crois que je vais tous te les montrer d'un
coup ?
La soirée était très différente de la soirée chez ses
parents. Là-bas, sa mère le baignait. Parfois, quand il
était tard, son père était déjà de retour et prenait une
douche avec lui. Une vraie fête aquatique !
Dès le premier soir, Oma lui avait donné un gant et lui
avait dit :
- Va te laver.
Il s'était mis à pleurer, parce que le monde entier lui
semblait sens dessus dessous. Oma avait pleuré
également. Puis il avait arrêté de se plaindre et s'était
lavé tout seul à partir de ce moment-là, il en fut
toujours ainsi. Oma s'asseyait sur le bord de la
baignoire et le regardait se laver.
- On te voit grandir à vue d'œil ! S’exclamait-elle.
Après, elle l'essuyait avec la serviette. Elle aimait
l'essuyer. Elle le frottait énormément, jusqu'à ce que
son corps fût tout rouge, et lui disait à chaque fois :
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- Ça fait du bien, n'est-ce pas, Kalle ?
Il y avait encore une chose nouvelle pour lui : quand
Oma se lavait, elle fermait la porte. « Évidemment,
elle doit avoir peur de moi », pensait Kalle. Il lui posa
la question au bout de quelque temps. Elle répondit :
- Quelle sottise ! Je n'ai pas peur de toi ! Mais les
vieilles gens ne sont pas très beaux à voir.
Il déclara :
- Je crois que tu as honte de te montrer devant moi.
- Exactement, Kalle.
Il n'était pas d'accord avec elle, mais ne pouvait pas
forcer Oma à laisser ouverte la porte de la salle de
bains.
Elle lui disait :
- Tu es Kalle, et je suis Oma. Tu es petit, et moi je
suis vieille. Voilà la différence. La seule.
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***
« Kalle a vite compris qu'ici ce n'est pas comme chez
lui. Mon Dieu, cette prétendue "éducation libre" ! Est-
ce que je dois sortir matin et soir toute nue du bain
parce que ses parents l'ont habitué à ça ? Il ne sait
pas comment sont faits les vieilles gens. Et, en plus,
j'ai honte. Je ne peux pas faire ça. Je suis d'une autre
époque. Nous n'étions pas si... - comment dire ? - si
impudiques. Enfin, impudique n'est pas le mot juste.
Les gens d'aujourd'hui n'ont pas honte d'être tout
nus ; et ils ont raison. Mais moi, je ne peux pas. Kalle
doit arriver à le comprendre. »
23
24
Chapitre 3 – Kalle et Oma vont à l'administration
Kalle vivait chez Oma depuis quatre mois et était déjà
inscrit à l'école, quand sa grand-mère se mit dans une
terrible colère. Tous les matins, elle regardait dans la
boîte à lettres, espérant recevoir des nouvelles de
l'Administration. Mais l'Administration ne lui envoyait
pas de lettre. Et Oma était de plus en plus en colère.
- Ils ne font rien, hurla-t-elle un jour, sinon bouffer du
papier et se triturer les narines avec leurs stylos ! Ah !
J’aimerais bien être employée, moi !
Kalle avait du mal à imaginer Oma dans un bureau. Il
savait de quoi il retournait. Son tuteur - le chef de son
père - avait demandé qu'Oma devienne plus ou moins
la mère nourricière de Kalle, ce qui était évidemment
impossible : elle pouvait tout au plus être sa grand-
mère nourricière ! Et comme elle avait toujours été sa
grand-mère, toute l'histoire était absurde. Sauf pour
l'Administration. « L'affaire est en cours. » Non, on ne
pouvait vraiment pas dire qu'elle courait ! Elle traînait
plutôt ! Oma avait besoin d'une autorisation pour
recevoir la pension d'orphelin de Kalle. Pour elle,
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c'était important. Après tout, elle était pauvre, et Kalle,
disait-elle, lui coûtait les yeux de la tête.
Oma décida d'« adresser une réclamation à
l'Administration ». Quand elle parlait des
fonctionnaires, elle employait toujours des phrases
très compliquées.
- Tu dois venir avec moi, dit-elle à Kalle. Il faut qu'ils te
voient ! Tu es ma pièce à conviction !
Oma mit sa plus belle robe et nettoya très longuement
Kalle. Cela l'irrita. Avant de partir, il avala par dépit
plein de flocons d'avoine et se salit de nouveau.
- Tu es vraiment impossible ! S’exclama-t-elle.
Oma était de mauvaise humeur.
Ils prirent le tramway. Oma restait silencieuse. Non,
elle parlait toute seule à voix basse. Elle répétait des
phrases qu'elle avait apprises par cœur pour
l'Administration. Elle ne prêtait aucune attention à
Kalle.
Une fois arrivés, le portier les envoya au bureau 17,
devant lequel ils attendirent une bonne demi-heure
sur un banc de bois, toujours en silence. Quand ils
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purent enfin entrer, un vieux monsieur à l'air sévère,
assis derrière un grand secrétaire, leur dit :
- Non, non ; pour ce genre de réclamations, il faut
vous adresser au bureau 22.
Ils attendirent encore devant le bureau 22. Kalle se
rendit compte qu'Oma était folle de rage. Elle avait du
mal à se contenir et allait exploser d'un moment à
l'autre. L'homme qui les reçut était encore jeune, bien
qu'il eût les cheveux gris. Cela devait venir du fait qu'il
s'occupait de beaucoup de gens. Il regarda Kalle, puis
s'exclama d'une voix onctueuse comme celle d'un
prêtre :
- Mon pauvre petit !
Kalle eut envie de lui tirer la langue. Puis il se dit que,
pour aider Oma, il valait mieux jouer vraiment les
pauvres petits, et il fit une tête toute triste.
Oma s'assit sur le seul siège qu'il y avait devant le
bureau et cria :
- Allons, inutile de vous apitoyer sur ce gamin ! Faites
plutôt quelque chose !
Kalle eut l'impression que le fonctionnaire allait quitter
précipitamment la pièce. Mais il n'en fut rien. Il était
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évidemment obligé de rester, puisque c'était son
métier. Il demanda son nom à Oma, chercha dans un
tiroir et en sortit un dossier plutôt volumineux. Voilà
tout ce qu'on avait écrit sur Kalle et Oma ! Ils étaient
bien connus de l'Administration ! Mais cela ne les
aidait guère.
L'homme s'assit derrière son bureau, très digne,
humecta un de ses doigts, feuilleta le dossier, hochant
ou secouant la tête de temps en temps. Puis il dit :
- L'affaire est complexe.
Kalle ne savait pas ce que cela voulait dire et
demanda :
- Qu'est-ce que ça signifie « complexe » ?
Oma répondit à la place de l'employé :
- Dans notre cas, je ne sais pas ce que ça veut dire !
L'homme déclara :
- Votre cas n'est pas si simple. Il ne s'agit pas d'une
garde, puisque vous êtes une parente de cet enfant,
ou plus exactement sa grand-mère.
- Voilà une intéressante constatation ! dit Oma
ironiquement.
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- Je vous en prie, nous ne sommes pas là pour
plaisanter, fit observer le fonctionnaire.
Oma répondit :
- Je ne plaisante absolument pas ! Quand cet enfant
recevra-t-il sa pension ?
Le fonctionnaire lui demanda :
- Vous avez vraiment besoin de cette pension ?
Oma se leva, repoussa brutalement le siège et
s'écria :
- Comment ? Mais vous savez très bien que ma
pension est très petite ! C'est pourtant expliqué dans
le dossier ! Un gosse de cet âge mange beaucoup ! Il
déchire ses chaussettes et ses pantalons ! Je ne suis
pas riche comme Crésus, moi ! Je ne suis pas une
banque !
Kalle trouvait maintenant l'Administration épatante. Il
dit :
- Oui, je mange beaucoup. Grand-mère a raison. Et
c'est vrai aussi que je déchire mes pantalons...
- Je vous en prie ! s'écria Oma.
L'homme se mit à rire.
- Bien. Je vais essayer de faire accélérer les choses.
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Il s'exprimait de manière vraiment ampoulée.
- Dépêchez-vous, dit Oma, parce que sinon je
reviendrai la semaine prochaine, je vous le jure !
Le fonctionnaire rit de nouveau et déclara :
- Je vous recevrai avec grand plaisir. Mais je vous
assure que je ferai tout pour arranger votre affaire.
Il prit congé d'eux en leur serrant la main. À peine
sortie dans le couloir, Oma se mit à sautiller, à bondir -
à vrai dire, il lui était impossible de bondir réellement -,
et dit à Kalle :
- Nous formons une sacrée paire, toi et moi ! Si on
continue comme ça, on arrivera à faire pleurer tous
les fonctionnaires !
Kalle était tout à fait d'accord.
30
***
« Je n'arrive pas à imaginer que je pourrais vivre sans
Kalle. C'est sûr, le gosse me donne du mal : parfois,
le soir, je n'en peux plus de fatigue. Mais c'est peut-
être une question d'habitude. Et peu à peu il grandit.
« Il me rappelle souvent son père : je me dis alors
que c'est comme si j'avais de nouveau un fils. Mais
non. Je ne peux pas le traiter comme un fils. Je suis
trop vieille. Il vaudrait mieux pour lui qu'il soit avec sa
mère.
« C'est drôle, quand je pense à elle, je m'énerve
encore. Pourtant, ce n'était pas une mauvaise femme.
C'était même une bonne mère. Mais elle faisait tout
différemment de moi. Elle ne savait pas s'y prendre
très bien avec le gosse. "Les enfants doivent
apprendre à se débrouiller très tôt, prétendait-elle. -
Oui, bien sûr, mais il faut les aider. - C'est ce que je
fais", disait-elle. Moi, je n'étais pas d'accord. Nous ne
nous comprenions pas, c'est certain. Elle
m'exaspérait. Maintenant, je me dis parfois :
dommage que je me sois tellement disputée avec
elle. »
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Chapitre 4 – Les histoires d'Oma
Kalle ne comprend pas pourquoi sa grand-mère parle
tout le temps du passé. Ce qui s'est déroulé hier ou
avant-hier ne l'intéresse guère. Mais ce qu'elle a
connu il y a vingt ans, ou même quarante ans, elle
s'en souvient parfaitement. Elle se rappelle encore
quand elle a pris le train pour la première fois, quand
elle a épousé grand-père ; elle peut parler de la robe
qu'elle a mise pour le mariage et de ce qu'elle a
mangé pendant le repas de noce. Tout cela
n'intéresse guère Kalle.
Oma dit toujours :
- Se souvenir des choses passées, Kalle, ça aide. Le
présent n'est pas toujours rose.
Voilà la différence entre Kalle et sa grand-mère. Pour
Kalle, seul compte ce qui se passe au jour le jour, ce
qu'il fait avec ses copains, les plans et les projets
qu'ils échafaudent. Pour Oma, tout cela n'a aucune
importance. Sauf, bien sûr, quand quelque chose
l'enthousiasme. Mais elle s'enthousiasme bien
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davantage quand elle se rappelle certaines choses
« particulières » du passé.
- Tu vois, Kalle, quand grand-père a été renversé par
un tramway et qu'il a failli perdre une jambe... ça, je
n'arriverai jamais à l'oublier. On a ramené le pauvre
homme à la maison tout en sang. Il disait : « Ça n'est
pas grave. » Mais moi, je croyais qu'il allait mourir
devant moi ! Ah non, je n'arrive pas à m'en consoler !
Mais il y a longtemps qu'Oma s'est consolée. Pour
elle, ses souvenirs sont toujours passionnants. Quand
elle voit à la télé un film à suspense, elle s'exclame :
- J'ai déjà vu ça ! On ne peut pas me la faire, à moi.
Tu sais, Kalle, quand notre immeuble a été
bombardé...
Elle se met alors à raconter une histoire que Kalle a
déjà entendue des tas de fois, sauf que chaque fois la
version est légèrement différente.
- … Ton père s'apprêtait à aller au cours
d'apprentissage quand a commencé le
bombardement. Ou peut-être qu'il était encore à
l'école. Peu avant la fin de la guerre, ces dingues
l'avaient fait entrer dans la D.C.A. Tu te rends
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compte ! Mettre des gosses derrière des canons, pour
qu'ils tirent sur les avions !
- C'est formidable ! l'interrompt Kalle.
- Formidable ? Tu trouves ça formidable parce que ça
vous amuse de jouer à la guéguerre avec des
pistolets à bouchon ! Mais moi, je peux te dire que la
vraie guerre, elle ne plaît pas du tout aux enfants.
C'est très dur pour eux. Pense à ces pauvres gosses,
au Viêt-nam. Bon, où en étais-je ?
- Tu parlais de papa, dit Kalle.
- Oui. Il était encore à la maison. Quand il y a eu le
grand bombardement, on est descendu ensemble à la
cave. Le bruit des explosions se rapprochait. J'ai pris
ton papa dans mes bras. Tout de suite après, la terre
s'est mise à trembler. Des morceaux du plafond sont
tombés sur nous. « Ça y est, ils sont au-dessus de
notre immeuble », a dit quelqu'un. Eh oui ! Mais
l'immeuble tenait encore debout. Ou presque. Une
partie du toit avait été touchée. Dans notre
appartement, tout était sens dessus dessous. Il n'y
avait plus de vitres. Nous avons d'abord dormi chez
des amis, puis nous avons commencé à remettre
35
l'appartement en ordre. Nous avons mis du carton aux
fenêtres à la place des vitres.
Kalle n'écoute pas très attentivement ; il connaît déjà
cette histoire. Il pense à autre chose. Par exemple :
comment faire comprendre à Oma qu'il n'y a aucun
mal à jouer dans la cour à côté ? Il s'entend mieux
avec les enfants de l'immeuble voisin.
Mais Oma ne veut pas :
- Je veux pouvoir te surveiller de la fenêtre, dit-elle. Tu
es déjà bien assez indépendant ! D'accord, c'est bien
que tu te débrouilles tout seul, Kalle, mais...
- Que veut dire « se débrouiller tout seul ? »
- Que tu ne sois pas tout le temps dans mes jupes !
mais je dois quand même faire attention.
Et Oma se met de nouveau à raconter une histoire
d'autrefois, quand il n'y avait presque pas d'autos et
que les avions avaient quatre ailes au lieu de deux.
Cette évocation des biplans l'enthousiasme.
- Ils ne pouvaient jamais tomber, Kalle ! Si une aile ne
marchait plus, il leur en restait encore trois !
36
Kalle raconte la chose à un copain plus âgé que lui.
Celui-ci se met à rire et lui dit que le nombre d'ailes
qu'a un avion n'a aucune espèce d'importance.
- Une fusée, ça n'a pas d'ailes, et pourtant ça va plus
vite qu'un avion.
Kalle rapporte cela à Oma. Elle paraît horrifiée.
- Les fusées ne servent qu'à tuer les gens ! dit-elle.
Kalle et sa grand-mère n'arrivent jamais vraiment à
être d'accord : Oma préfère parler du temps jadis,
d'époques que Kalle n'a pas connues et qui lui
paraissent, d'ailleurs, plutôt bizarres.
***
« Bon. Le gosse doit quand même savoir comment
les choses se passaient autrefois. Par exemple,
comment j'étais dans ma jeunesse, quand je ne
m'appelais pas Erna Bittel, mais Erna Mauermeister.
Pourquoi toutes ces histoires l'ennuient-elles ? C'est
seulement quand je parle de la guerre qu'il m'écoute
et veut savoir exactement ce qui s'est passé, quelles
batailles il y a eu, et combien de morts. Oui, les
histoires de guerre plaisent aux enfants. Quelle
37
horreur ! Aujourd'hui, je lui ai raconté que lorsque j'ai
fait la connaissance d'Otto, j'ai été si émue que j'ai
attrapé un hoquet qui a duré plusieurs heures ! Kalle
m'a seulement dit :
« - Je connais déjà cette histoire.
« Mais moi, je sais très bien que c'était la première
fois que je la racontais. Peut-être toutes ces choses
sont-elles trop vieilles ? »
38
Chapitre 5 – Oma veut que justice soit faite
Kalle se dispute avec Ralph. Ils se battent. Ralph tire
de toutes ses forces sur le pantalon de Kalle, jusqu'à
ce que le tissu se déchire et que Kalle tombe à
genoux. Oma entend qu'on se bagarre dans la cour.
Ce jour-là, elle a déjà dû descendre et remonter deux
fois les cinq étages, et cela lui suffit amplement. Mais
ce qui se passe dans la cour l'inquiète. Elle
redescend, voit le pantalon de Kalle tout déchiré et
demande :
- Qui a fait ça ? Qui a déchiré le meilleur pantalon de
Kalle ?
Elle se retourne vers Kalle :
- Je t'avais pourtant dit de mettre ton pantalon reprisé
quand tu vas jouer !
Puis elle redemande :
- Qui a fait ça ?
Deux des enfants se sont déjà enfuis. Ceux qui sont
restés - Ralph est parmi eux - restent silencieux. Kalle
également. Oma dit :
- Vous allez m'obliger à vous tirer les oreilles !
39
L'un des enfants lui répond :
- Vous n'avez pas le droit. Vous pourriez être punie !
- Autrefois, dit Oma, on avait le droit ! Moi, je fais ce
que je veux !
Kalle intervient :
- Ça n'est pas bien, grand-mère. Tu ne peux pas faire
ce que tu veux. Tu n'as pas le droit de battre un
enfant qui n'est pas de la famille !
Oma devient furieuse et fonce sur les gosses. Ceux-ci
restent immobiles et la regardent.
- Bande de poltrons ! crie-t-elle.
Kalle défend ses copains. Ils ne sont pas des
poltrons, affirme-t-il. Le pantalon s'est déchiré comme
ça, en jouant.
- Ah ! Tu mens toi aussi ! dit Oma. Froussard et
menteur, en plus ! Bravo !
Kalle se rend compte qu'Oma est très en colère. Il
essaie de la calmer. Le pantalon n'est pas si abîmé
que ça.
- Si tu le recouds, ce sera encore mon meilleur
pantalon. Et, pour jouer, je te promets de toujours
mettre l'autre.
40
- Ne dis pas de sottises ! crie Oma. Il ne s'agit pas de
ça. C'est une question de justice.
Kalle ne comprend pas ce qu'elle veut dire. Les autres
enfants non plus.
- Mais que veux-tu ? demande Kalle.
- Savoir qui a fait ça.
- Et après ?
- Après, je lui dirai que ce n'était pas bien de déchirer
ton pantalon. Et je dirai à sa mère qu'elle doit t'acheter
une autre culotte.
- Ah non ! dit Kalle.
- C'est juste, déclare Oma.
- Et si l'autre pantalon coûte plus cher ? demande
Ralph.
- Ah, c'est donc toi qui l'as déchiré ! s'écrie Oma.
Kalle prend peur et assure que ce n'est pas Ralph.
Oma se met de nouveau en colère. Elle attrape par le
bras Ralph, qui cherche à déguerpir, et le secoue.
Kalle la supplie :
- Laisse-le ! Toi qui parles de justice, tu ne peux pas...
Oma s'écrie :
- Je pourrais vous flanquer une bonne volée à tous !
41
Kalle est triste et honteux. Le soir, il dit à sa grand-
mère :
- Ce n'est pas juste, ce que tu as fait dans la cour.
- Non ? Alors, recouds toi-même ton pantalon !
Kalle sait bien que, pour Oma, il ne s'agit pas du
pantalon. Mais comment aurait-il pu l'aider ?
***
« Je ne comprends vraiment rien à "l'éducation
moderne" et à tous ces machins ! Bon, je ne voudrais
pas me tromper, mais... Ah ! Fichez-moi tous la paix !
Je n'aime pas le voir sans cesse avec tous ces bons à
rien bruyants et vulgaires ! Nous non plus, nous ne
roulons pas sur l'or, mais j'aurais honte de me laisser
aller comme ça. Kalle n'est pas d'accord avec moi. Il
dit :
« - Eux, tu sais, ils n'ont même pas de grand-mère !
C'est ça qui compte. Tu ne peux pas le leur reprocher.
« Peut-être ce petit pédant a-t-il raison. »
42
Chapitre 6 – Oma et Kalle partent en vacances
Kalle vit maintenant depuis trois ans avec Oma et va
à l'école depuis deux ans. Il a un tas de copains et
n'arrive pas à imaginer qu'il ait pu en être une fois
autrement. Parfois, les gens lui demandent s'il s'est
toujours bien entendu avec sa grand-mère. Kalle
trouve cette question idiote. Il ne voit même pas
comment il pourrait ne pas s'entendre avec Oma. De
temps en temps, il se dispute avec elle, mais en
général il la trouve épatante. Elle ne se plaint pas
autant que les autres vieilles avec lesquelles elle
prend le café le samedi. Celles-là, elles gémissent
déjà en entrant dans l'appartement. L'une a des
élancements à la jambe, autre le hoquet après
chaque repas ; une autre se plaint de son mari.
Chaque fois que les vieilles arrivent, Kalle prend ses
jambes à son cou, et Oma trouve qu'il a raison. Elle
s'est également habituée à ce que Kalle choisisse lui-
même ses copains. Elle ne lui parle plus comme au
début.
43
Pour ses huit ans, Kalle a eu un nouveau pantalon et -
chose inattendue ! - Oma lui a proposé de partir en
voyage avec elle.
- Il y a bien trente ans que je ne suis pas partie en
vacances !
Lors des dernières vacances dont elle se souvienne
- elle était allée au lac Tegern -, Il avait plu tout le
temps. Le lac Tegern est situé près de Munich, mais
pour Oma, qui n'a pas la mentalité d'un chauffeur de
voiture, c'est déjà très loin. Kalle, à qui Oma a déjà
raconté plusieurs fois ses dernières vacances, craint
qu'elle ne l'invite à aller au lac Tegern, auquel il s'est
déjà rendu avec sa classe. Pour des vacances, se dit-
il, ce n'est vraiment pas assez loin ! Ses copains lui
parlent de l'Espagne, de l'Italie, de la Hollande ou
même de la Baltique. Et il leur répond toujours (ainsi
qu'Oma le lui a conseillé) :
- Nous, nous avons pris des vacances sur notre
balcon !
Kalle n'est pas habitué aux vacances et, donc, n'en a
pas besoin.
Oma déclare :
44
- Ah, ils vont tous maintenant en Espagne pour faire
les zigotos et se disputer ! Et ils reviennent
complètement épuisés !
Ce n'est pas tout à fait ainsi que les choses se
passent, pense Kalle. Mais, dans ce que dit sa grand-
mère, il y a toujours quelque chose de vrai. Même
dans ce cas. Son ami Eberhard lui a en effet raconté
ses vacances :
- Nous sommes allés en Espagne, au bord de la mer.
C'était vachement chouette, mais mes vieux se sont
disputés. Maman n'a pas voulu parler à papa jusqu'à
la fin des vacances. C'est seulement sur le chemin du
retour, quand papa a failli rentrer dans un poids lourd
sur l'autoroute, qu'elle lui a adressé de nouveau la
parole. Quels hurlements !
Kalle n'imaginait pas les vacances comme ça !
Oma a écrit sur une feuille :
Pour Kalle et Oma.
Vacances pour deux personnes du 14 au 28-7 à
Furth-en-Forêt.
Lu et approuvé par Oma.
45
Kalle trouve d'abord cette feuille comique. Pendant
qu'il lit, Oma lui demande sans cesse :
- Eh bien, Kalle ? Eh bien, tu es content ?
Kalle lui dit au bout d'un moment :
- Où est-ce, Furth-en-Forêt ? C'est vraiment dans la
forêt ?
- Oui, ça se trouve dans la forêt de Bavière. Et c'est
aussi une station de chemin de fer. Comme ça, pas
besoin d'y aller en car. Je n'y connais rien aux
autocars, moi. Tu sais, Mlle Bloch - celle qui vient
toujours prendre le café - y est allée pendant les
vacances. Et elle nous a trouvé une chambre chez
l'habitant. Ça n'est pas trop cher. Les gens doivent
être très gentils. De vrais paysans !
Déjà une semaine avant le voyage, Oma est tout
excitée. Elle fait et défait tout le temps la valise. Kalle
lui a dit que c'était idiot de la faire tellement à
l'avance, et elle l'a chassé de la chambre en disant :
- Tu ne comprends pas ! Moi, je n'ai plus l'habitude
des voyages !
- Mais, grand-mère, une petite valise suffit ! Je n'ai
pas grand-chose à emporter...
46
Le train part à 6 heures du matin. Oma se réveille en
plein milieu de la nuit. À 3 heures, elle réveille
également Kalle. Elle s'est habillée tout exprès pour le
voyage : elle porte un tailleur, avec une veste qui lui
descend presque jusqu'aux chevilles. Kalle lui dit :
- Tu ne pourrais pas raccourcir un peu la veste ?
- Ce serait dommage, à cause du tissu. D'ailleurs,
c'est à la mode.
Elle porte aussi un nouveau chapeau. Ou un très
vieux. En tout cas, c'est un chapeau qu'elle n'a jamais
porté avant. D'habitude, elle a un foulard. Sur le
chapeau, il y a une grande épingle avec une perle.
Kalle déclare :
- Tu risques de piquer les gens avec.
- Mais c'est une épingle à chapeau ! Quoi ? Ça va très
bien, un chapeau avec une épingle à chapeau ! Ne
me critique donc pas tout le temps !
Kalle s'habille. Ils boivent le café debout et mangent
des tartines beurrées. Peu avant 4 heures, Oma dit :
- Allons-y.
Kalle demande quand part le train.
- Il faut arriver très vite à la gare, répond Oma.
47
- Mais la valise est très lourde !
- Pour ça, dit Oma, j'ai mon arme secrète !
Elle traîne l'énorme valise dans l'escalier. Quand ils
arrivent en bas, elle pose la valise - à laquelle sont
attachés un parapluie et la canne du grand-père - et
se met à la tirer. Kalle s'aperçoit alors qu'elle a de
petites roues.
- C'est une idée de grand-père, explique-t-elle.
Kalle trouve soudain tout merveilleux.
Ils arrivent beaucoup trop tôt à la gare. Oma regarde
chaque quai, chaque panneau, mais n'est toujours
pas sûre que leur train parte vraiment à 6 heures. Elle
demande à cinq employés. Tous lui répondent la
même chose. Kalle commence à s'énerver et lui dit :
- Si tu leur demandes encore, moi je m'en vais.
Le voyage est agréable. Oma a emporté plein de
provisions et bavarde avec les gens du compartiment.
Lorsqu'ils changent de train, elle est déjà moins
anxieuse. À Furth-en-Forêt, elle demande au guichet
l'adresse du paysan.
- Est-ce loin ?
L'employé lui répond :
48
- À deux heures de marche d'ici.
Kalle s'inquiète. Il est persuadé qu'Oma va poser la
valise sur la route et marcher pendant des kilomètres.
Mais Oma sait voyager ! Elle demande encore à
l'employé :
- Comment va-t-on là-bas ?
- Il y a un autocar qui part directement de la gare. Si
vous vous dépêchez, vous pouvez encore l'avoir.
- Quelle ligne ? demande Oma.
- C'est le seul car qu'il y ait, explique l'homme.
Ainsi arrivent-ils sans problème à la maison du
paysan. À vrai dire, ce n'est pas tout à fait un paysan :
il a bien quelques vaches, mais plus de chambres à
louer que de vaches. Et sa maison est emplie de
vacanciers bruyants :
- Voyez-vous, dira Oma plus tard à ses amies en leur
parlant de ses vacances, chaque paysan a sa vache.
Et nous avons bu un lait délicieux !
Leur chambre - ils n'en ont qu'une - est petite et située
sous les combles. Le petit coin, lui, se trouve à l'étage
d'en dessous, ce qui contrarie Oma. Elle ne peut pas
marcher comme elle veut la nuit dans la maison.
49
- Il vous faut peut-être en plus un vase de nuit ! dit la
paysanne d'un air désagréable.
Kalle, qui n'ose rien dire, s'imagine que le « vase de
nuit » est une espèce de médicament dont Oma a
besoin le soir pour des raisons de santé. Quand il lui
en parle, elle se met à rire :
- Non, la dame veut dire qu'il me faudrait un pot de
chambre.
Kalle trouve que la paysanne est vulgaire.
Oma, quant à elle, se promène chaque nuit dans la
maison, fait du bruit, se plaint, réveille pratiquement
tout le monde. Kalle est sûr qu'elle fait ça pour
embêter la propriétaire.
- Jusqu'alors, Oma avait veillé à ce que Kalle n'entre
pas dans sa chambre. Maintenant, les voilà pour la
première fois ensemble dans la même pièce. Kalle a
un peu peur. Mais Oma s'arrange de façon qu'il
dorme quand elle monte se coucher. Dans la salle de
séjour, il y a une télé que les hôtes regardent chaque
soir. Oma aussi. Et Kalle doit aller se coucher au
moins deux heures avant la fin du programme.
50
Mais, parfois, il est encore éveillé et entend Oma se
déshabiller. Cela dure un temps interminable. Kalle
s'imagine qu'Oma porte quatre ou cinq robes ou
plusieurs jupons ; en tout cas, aucune personne
normale ne met autant de temps à se déshabiller !
Une fois qu'elle est au lit, elle s'endort immédiatement
et ronfle. Plus exactement, elle pousse des espèces
de râles que Kalle écoute et qui l'empêchent de
dormir.
Le lendemain matin, pourtant, Oma prétend avoir
passé une très mauvaise nuit et l'avoir entendu
s'agiter dans le lit. Quand Kalle lui répond qu'il est
resté tranquillement sur le dos, elle rétorque :
- Comment peux-tu savoir ? Tu as dormi comme une
marmotte !
- Les vacanciers sont presque tous de vieilles gens. Il
n'y a que deux enfants. Le premier vient de
Wuppertal, s'appelle Bernd et a un an de moins que
Kalle. L'autre est berlinois. Il a déjà quatorze ans et
s'ennuie. Kalle s'amuse dans les granges et les
étables avec Bernd. Ils inventent un tas de jeux
impossibles à faire en ville. Kalle trouve Bernd gentil.
51
Oma également. Dommage, dit-elle, que sa mère soit
une andouille. Kalle ne comprend pas le mot
« andouille », mais n'ose pas demander ce qu'il
signifie. Quand Oma emploie des mots comme ça,
elle veut généralement dire une méchanceté.
- Oma se dispute avec la paysanne à cause du café
du matin : elle prétend qu'il est imbuvable, que c'est
de l'eau de vaisselle. Une fois qu'elle l'a pris, dit-elle,
elle se sent mal toute la journée. La paysanne est
furieuse. Personne ne lui a jamais dit ça. Et ils
reçoivent plein de gens ! Non, personne n'a jamais
été aussi insolent ! Elle et son mari font un bon café
bien fort. Oma rit sarcastiquement, puis lance une
petite phrase qui met la paysanne hors d'elle :
- Vous devez sûrement tremper une queue de vache
dans de l'eau bouillante. En tout cas, votre café a
cette odeur-là !
La paysanne somme Oma de quitter immédiatement
les lieux.
- Pas question ! dit Oma. Moi et mon petit-fils avons
payé la pension !
52
Et ils restent. Selon Oma, le café est de plus en plus
ignoble. Cette bonne femme veut se venger, dit-elle.
- Lors de la seule grande excursion que Kalle et sa
grand-mère font ensemble, elle tombe dans une fosse
à betteraves. La fosse est à moitié recouverte de
ballots de paille, et Oma ne l'a pas vue. D'ailleurs, elle
était en train de courir après un papillon. Soudain, elle
disparaît. Kalle entend des cris qui proviennent de
l'intérieur de la terre. Pas des cris : des
gémissements. Il s'affole. Tant qu'Oma crie, tout va
bien. Mais si elle se plaint, si elle gémit, c'est qu'il lui
est arrivé quelque chose.
Kalle l'appelle :
- Grand-mère, où es-tu ?
- Tu vois bien, imbécile ! répond-elle.
Kalle est maintenant sûr qu'elle ne s'est pas fait mal. Il
s'approche de la fosse, voit un trou dans la paille et
entend Oma respirer avec difficulté. Elle essaie de
remonter.
- Passe-moi une branche ! dit-elle.
- Pourquoi ?
53
- Ne pose pas de questions stupides ! Pour m'aider à
sortir du trou !
- J'arrive, dit Kalle.
Il trouve une longue branche un peu vermoulue et la
tend à Oma. Il sent son poids. Elle est très lourde.
- Allez, tire ! lui crie-t-elle.
Kalle tire, la branche se casse, et Oma pousse de
nouveau un grand gémissement.
- Tu n'es vraiment bon à rien ! Après un moment de
silence inquiétant, Kalle l'entend qui entasse des
betteraves dans un coin de la fosse.
- Que fais-tu ?
- Je me construis un escalier, répond-elle.
Elle finit par grimper en geignant, émerge du trou
jusqu'à la taille et le regarde d'un air furibond :
- Et maintenant ? Je dois m'envoler, peut-être ?
- Je ne sais pas, dit Kalle.
Oma essaie effectivement de s'envoler ! Elle bondit,
s'accroche au bord de la fosse, remue une jambe
comme une grenouille et se hisse lentement jusqu'en
haut. Kalle se met à rire. Oma s'agenouille, se relève,
nettoie sa robe et lui flanque une gifle.
54
- Ça t'apprendra à rire ! dit-elle. Bon, ça suffit. Je n'irai
plus jamais en vacances.
Le soir, dans la salle de séjour, Oma raconte l'histoire
de la fosse de manière très différente. De manière
beaucoup plus drôle et captivante. Surtout quand elle
parle de la remontée. Selon elle, elle y est arrivée en
sautant d'un seul coup.
- Vous voyez, à mon âge, je peux encore sauter !
Kalle est furieux de la voir mentir. Pendant la nuit, il se
réveille, et Oma lui demande pourquoi il ne dort pas. Il
pourrait lui répondre : parce que j'ai le nez bouché.
Mais il lui dit :
- Parce que tu as menti.
Oma rit et lui répond :
- Tu sais, quand on a aussi peu vécu que moi, on est
bien obligé d'inventer. Tu ne trouves pas ?
Non, Kalle ne trouve pas.
Ce sont en effet les seules vacances qu'ils passent
ensemble. À leur retour, Oma se met à broder au
sujet des vacances à Furth, à inventer des aventures
palpitantes et fantastiques. Kalle s'habitue à avoir
vécu des choses qui n'ont jamais existé que dans la
55
tête d'Oma. Il ne lui reproche plus de mentir. Puisque
Oma ne voyage jamais, elle est bien obligée de
raconter quelque chose.
***
« Suis-je encore Erna Bittel, ou une paumée que les
gens peuvent critiquer au gré de leurs humeurs et de
leurs caprices ? Non, quoi qu'en dise Kalle, je n'irai
plus jamais en vacances. Je n'ai plus l'habitude. J'ai
dû travailler toute ma vie, et je sais très bien
m'arranger avec les gens. Les visages inconnus me
rendent nerveuse. Mais le gosse, lui, doit connaître le
monde ! Je trouverai bien un moyen. Pour moi, je
préfère ma rue de Munich à ces belles vacances dans
la forêt bavaroise. Je devais tout le temps courir
derrière Kalle ! À mon âge ! Il vaut mieux qu'il aille
dans une colonie de vacances. Pour lui, l'important,
c'est de bouger, de s'amuser, de prendre le bon air ! »
56
Chapitre 7 – Visite de l'assistante sociale
Kalle est maintenant en troisième année (1). À l'école,
ça ne marche pas très bien. Oma l'aide à faire ses
devoirs, mais parfois elle n'y arrive pas et dit :
- Tous ces machins me donnent mal à la tête !
Pourquoi vous fait-on apprendre tant de choses ?
Kalle est bien d'accord. Il décide de demander moins
d'aide à sa grand-mère et de faire lui-même moins de
devoirs. En tout cas, il n'en fait plus que la moitié. Sa
maîtresse, Mme Riemer, tolère cela quelque temps.
Parfois, elle le gronde un peu. Au bout de trois
semaines, elle lui donne une lettre pour Oma. Kalle la
jette dans une bouche d'égout. Mais le soir, pris de
remords, il dit à Oma :
- Tu sais, aujourd'hui, j'ai jeté une lettre qui était pour
toi...
- Qui l'avait écrite ? demande la grand-mère.
- Mme Riemer.
___________________________________________
1. La troisième année en Allemagne correspond au
cours élémentaire deuxième année en France.
57
- Sais-tu ce qu'il y avait dedans ?
- Non.
- Alors, demande à Mme Riemer, ordonne Oma.
Kalle s'angoisse et se met à pleurer.
- J'irai demain matin à l'école, déclare Oma.
- Demain, on ne reçoit pas les parents d'élèves.
- Je m'en fiche, dit Oma. Je veux savoir ce qu'elle m'a
écrit.
Effectivement, elle arrive en plein milieu du cours. La
porte s'ouvre, et Oma entre dans la classe. Kalle a
tellement honte qu'il voudrait se glisser sous son
banc. Ses copains ricanent. Mais Oma, elle, reste
sérieuse. Mme Riemer paraît stupéfaite. Elle
demande à Oma pour quelle raison elle se permet
d'interrompre le cours.
- À cause de la lettre ! s'écrie Oma.
- Évidemment, répond Mme Riemer, c'est un
problème grave.
- C'est ce que je pense aussi, dit Oma.
- Et il faut y porter remède.
- Comment, y porter remède ?
58
- Vous n'avez pas compris ma lettre ? demande Mme
Riemer.
- Je ne l'ai pas lue, dit Oma.
- Mais comment pouvez-vous venir à cause de ma
lettre, si vous ne l'avez pas lue ?
Mme Riemer a l'air étonnée.
- Parce que je ne l'ai pas.
- Kalle ne vous l'a pas remise ?
- Je l'ai perdue. Oui. Égarée. Kalle voulait tant que je
la lise !
Mme Riemer sort de la classe avec Oma, revient
quelques instants plus tard. En passant, elle caresse
la tête de Kalle.
- Ça va aller, dit-elle.
Kalle est impatient de savoir ce que Mme Riemer a
raconté à Oma dans le couloir. Une fois de plus, Oma,
en le regardant, se met à renifler bruyamment :
- Tu ne fais pas tes devoirs. Ou seulement à moitié. Et
ils sont faux, en plus ! dit-elle en le grondant.
- Tu ne sais pas les faire non plus, rétorque Kalle.
- Moi, je ne suis pas élève.
59
- Non, mais tu es vieille, grand-mère. Tu dois bien
savoir tout ça !
- Ah, dit-elle, j'ai oublié tant de choses !
Ils décident de faire ensemble les devoirs, de façon
qu'il n'y ait pas trop de fautes. Oma se plaint parce
que cela l'oblige à étudier les livres de Kalle.
C'est peut-être cette histoire de lettre qui provoque la
visite de l'assistante sociale à la maison. Il est
possible que l'école ait prévenu le Service d'aide
sociale, car le directeur et l'institutrice savent que
Kalle, en tant qu'orphelin, relève du Service d'aide
sociale à l'enfance. Peut-être ce Service a-t-il voulu
savoir comment Kalle travaillait à la maison ; peut-être
a-t-il voulu vérifier qu'il disposait d'un endroit tranquille
pour étudier, et si sa grand-mère pouvait l'aider quand
il le fallait.
Quoi qu'il en soit, l'assistante sociale vient leur rendre
visite. Elle est très jolie. Elle a du maquillage vert
autour des yeux. Elle plaît beaucoup à Kalle. Mais pas
à Oma, qui préférerait visiblement la jeter par la
fenêtre. L'assistante sociale s'assoit à la table de la
cuisine. Oma est debout devant elle. Kalle s'est
60
réfugié sur le canapé. L'assistante sociale demande
des tas de choses. Pourquoi Kalle, après la mort de
ses parents, est allé vivre chez Oma ; s'il existe dans
la famille des enfants plus jeunes que lui ; si Oma a
eu des maladies contagieuses ; si elle va souvent
chez le médecin ; si Kalle a des problèmes pour lire ;
s'il possède une chambre à lui...
Oma la conduit dans la chambre de Kalle en faisant
grincer son dentier. Elle lui montre le lit et dit :
- Voilà un lit bien propre et bien confortable.
Devant le fourneau, elle soulève le couvercle de la
marmite :
- Le gosse est tout à fait bien nourri.
La jeune femme écoute, hoche la tête. Oma ne peut
plus contenir sa colère. Elle pousse l'assistante
sociale sur la chaise, met ses mains sur ses épaules,
lui souffle au visage et dit d'une voix extrêmement
basse :
- Dites-moi, petite, qu'est-ce que vous voulez au
juste ? Vous croyez peut-être que je suis une
sorcière ? Une débile mentale ? Que je ne peux pas
61
marcher ? Que j'ai montré mes fesses aux voisins ?
Que Kalle a volé quelque chose ? Ou quoi ?
La jeune femme essaie péniblement de sourire et
répond d'une voix également très basse :
- Il ne s'agit pas de ça. Mais la situation scolaire de
Kalle est préoccupante, madame Bittel. Il ne fait pas
bien ses devoirs. Alors nous avions pensé que...
- Vous aviez pensé quoi ? demande Oma,
menaçante.
- Eh bien, que sa situation...
- Sa situation ? Quelle situation ?
- C'est-à-dire, ici, avec vous...
Oma hurle, à présent.
- Ma situation ! Ma situation ! Je n'en ai pas ! Il y a
belle lurette que je n'en ai plus, de situation ! Qu'est-
ce que vous osez insinuer ?
Kalle essaie de sortir. Oma l'attrape et lui dit :
- Toi, reste ici ! Tu dois tout écouter ! J'ai besoin d'un
témoin !
Depuis qu'Oma a affaire à l'Administration, elle veut
toujours « avoir un témoin ». Cela est très important,
62
dit-elle. Sinon les fonctionnaires finissent toujours par
vous rouler.
La jeune femme est tellement intimidée qu'elle
change de sujet. Elle déclare que tout va bien, mais
qu'elle voudrait leur rendre visite tous les deux mois
et, si besoin est, les aider. Oma devient plus aimable,
mais réplique :
- Personne ne m'a jamais aidée, ma petite.
Maintenant, c'est trop tard. Pour Kalle, le plus dur est
passé.
La jeune femme dit alors quelque chose qui
épouvante Kalle.
- Il pourrait vous arriver quelque chose. Vous pourriez
tomber malade et devoir aller à l'hôpital. Que
deviendrait alors l'enfant ?
Oma congédie l'assistante en disant :
- Ça n'arrivera pas !
Kalle, quand il pense qu'Oma pourrait être emportée
par une ambulance ou même mourir, se répète
plusieurs fois cette phrase :
- Ça n'arrivera pas !
63
***
« Il est possible que je fasse des erreurs avec Kalle.
Comme dans cette histoire de lettre. Est-ce que je
suis trop bonne avec lui ? Mais qu'est-ce que ça veut
dire, « trop bonne » ? Je préfère parler avec lui plutôt
que le gronder. Le gronder, d'ailleurs, ça me fatigue.
D'accord : je suis trop bonne avec lui parce que je
l'aime bien. Ne dit-on pas que l'amour est la meilleure
forme d'éducation ? Et soudain, comme ça, l'amour
ne suffirait plus ? Le gosse risquerait de mentir, de
glisser sur la mauvaise pente ? Balivernes ! Je vais lui
parler, l'aider, lui expliquer qu'il ne doit avoir peur ni
de l'assistante, ni du Service d'aide sociale et de tout
son tralala ! Si ça ne marche pas entre Kalle et moi, je
me demande où ça peut bien marcher ! Bon, à
présent, j'exagère. Je sais. Mais ça me fait du bien. »
64
Chapitre 8 – Les peurs d'Oma
Ce n'est pas qu'Oma soit une soûlarde. Non. Mais,
dans l'armoire, il y a un flacon d'eau-de-vie qui,
chaque fois que Kalle le regarde, paraît se vider un
peu. Quand Kalle en parle la première fois à sa grand-
mère, elle se met en colère.
- C'est très vilain d'espionner, Kalle ! En plus, qu'est-
ce que ça veut dire, boire ? Moi, je prends juste une
petite goutte chaque jour, dit-elle.
Et elle ajoute en murmurant :
- Ou parfois deux...
Kalle n'a pas voulu dire qu'elle se soûlait. De fait, il ne
l'a jamais vue ivre comme les hommes qui venaient
chez ses parents ou la vieille Mme Lederer, qui vit au
dernier étage de l'immeuble. Il voulait seulement
savoir pourquoi elle fait ça en douce. Il lui demande
donc :
- Pourquoi caches-tu la bouteille ?
Oma s'assoit sur le canapé. Il est obligé de s'asseoir
lui aussi ; il n'en a pas envie, mais espère qu'elle lui
racontera une histoire qu'il ne connaît pas.
65
Oma, en effet, commence à parler comme si elle allait
raconter une histoire.
- Ton grand-père, Kalle, prenait parfois de fameuses
cuites. De temps en temps, je peux te dire qu'il
revenait à quatre pattes à la maison ! Moi, je me jurais
alors de ne jamais prendre une seule goutte d'alcool.
Même quand nous étions invités quelque part ou
donnions une fête, je buvais à peine. Maintenant,
c'est différent. Cela s'est passé très simplement : le
jour où ton grand-père est mort, j'ai traînassé dans
l'appartement, j'ai voulu mettre un peu d'ordre, et en
réalité n'ai fait que tout mettre sens dessus dessous.
J'ai trouvé dans le tiroir de la table de nuit deux fioles
de schnaps (1). Malgré toute ma tristesse, ça m'a
rendue furieuse. J'ai ouvert l'une des fioles et j'en ai
bu une grande gorgée, comme pour me venger de ton
grand-père qui était mort. Et sais-tu, Kalle, c'était
bon ! Ça fait du bien ! Je me suis dit : « Ma foi, ça
réchauffe le cœur ! »
___________________________________________
1. Eau-de-vie
66
Depuis, je me réchauffe de temps en temps le cœur
en prenant un ou deux petits verres d'eau-de-vie.
Surtout quand j'ai mes peurs.
Kalle la regarde étonné :
- Mais, grand-mère, tu n'as jamais peur ! Je ne t'ai
jamais vue avoir peur !
- Tu as huit ans, Kalle, et tu sais déjà beaucoup de
choses. Mais la peur n'est pas quelque chose qui se
voit.
Kalle proteste, affirme que, si elle avait eu peur une
fois, il l'aurait remarqué. Oma se met à rire.
- Comme tu es présomptueux, mon petit ! Tu vois, je
n'ai pas peur du gros type du Service d'aide sociale,
de l'assistante, du concierge ou des gens en général.
Ce qui me fait peur est d'un autre ordre. Et je n'ai pas
qu'une seule peur : j'en ai plusieurs. J'ai peur qu'il y ait
de l'inflation et que toutes mes économies
s'évanouissent, comme autrefois.
« J'étais encore presque une enfant, en 1923, et mon
père - ton arrière-grand-père - n'avait jamais pu
économiser grand-chose. Mais le peu d'argent qu'il
possédait devint d'un seul coup sans valeur ! Ce qui,
67
avant, coûtait un mark en coûtait soudain des milliers !
Quelle folie ! Puis, en 1931, quand l'argent retrouva
sa valeur, le travail commença à manquer. Je venais
de me marier. Ton grand-père avait perdu sa place et
recevait une misérable allocation de chômage. Nous
ne savions pas comment tenir le coup.
« C'est de tout ça que j'ai peur. J'ai peur de tomber
malade. Que deviendrais-tu ? J'ai peur, quand tu vas
à l'école, qu'il ne t'arrive quelque chose. J'ai peur
qu'on n'augmente notre loyer. Voilà mes peurs.
Impossible de les supprimer. Elles reviennent chaque
jour. Alors, quand cela devient trop dur, j'ouvre
l'armoire, je bois un coup d'eau-de-vie et je me dis :
« Allons, Erna, la peur, ça n'existe pas ! »
« Et, ma foi, ça marche pendant un petit moment. »
Kalle la comprend parfaitement.
68
***
« Ah, il s'est aperçu que je bois un coup de temps en
temps. Il doit sûrement croire que je suis une
soûlarde. J'ai essayé de lui expliquer. C'est drôle,
quand je veux m'expliquer, je dis plein d'idioties.
Comment le gosse pourrait-il comprendre mes
peurs ? Peut-être les comprend-il un peu ? Peut-être
me connaît-il mieux que je ne la crois ? Ça serait déjà
bien. C'est vrai, parfois, j'ai besoin d'un petit verre de
schnaps. »
69
70
Chapitre 9 – Oma prend goût au football
À l'école, Kalle n'est pas bon dans toutes les
matières. Il ne fait pas toujours ses devoirs, mais la
plupart de ses camarades l'aiment bien. Il a des tas
d'idées pour jouer, il aide les autres, sait se battre, et
c'est surtout un excellent footballeur. Son ami
Kümmel, un grand escogriffe dont le dada est
l'astronomie, est le meilleur gardien de but des trois
classes parallèles. Il voudrait que les trois classes de
troisième constituent une équipe de football pour
battre les quatrièmes.
Kalle devient un « libero’ ». Ce qu'est un « libero », lui
et ses copains l'ont appris à la radio et à la télé. En
tout cas, se dit Kalle, le « libero » doit être le plus
malin de l'équipe, puisque c'est lui qui passe la balle
aux autres, qui « fait la partie », comme disent les
journalistes.
___________________________________________
1. Cours élémentaire deuxième année en France.
2. Cours moyen première année
71
Pendant quelque temps, ils s'entraînent aux
récréations. Les instituteurs s'en aperçoivent et les
invitent à venir un après-midi au stade du club sportif.
L'un d'eux est prêt à les accompagner.
Kalle est fou de joie. À peine arrivé à la maison, il
raconte tout à Oma. Elle semble mécontente.
- C'est un jeu très brutal, tu risques de te casser une
jambe, quelqu'un peut te faire un trou dans le crâne.
Impossible, Kalle ! Je suis très libérale, mais quand
même... Vous ne serez même pas surveillés !
- Nous n'avons besoin de personne pour nous
surveiller, dit Kalle. Toi, tu penses toujours à me
surveiller ! Je t'en prie, laisse-moi y aller. Jeudi, on
commence l'entraînement.
Oma se laisse convaincre. C'est toujours comme ça.
Elle demande à Kalle sur quel terrain ils vont jouer.
- Pas loin d'ici, répond-il. C'est le stade vert et blanc,
là où les gens jouent aussi au tennis.
- Je vois, dit Oma. Les gens qui n'ont rien d'autre à
faire !
- Ne dis pas de bêtises, grand-mère. Si tu avais appris
le tennis, tu en jouerais aussi.
72
- Sais-tu combien coûte la tenue ? demande Oma.
- Non, et je m'en fiche.
- Moi aussi, dit Oma. Mais c'est pour ça que je ne
peux pas jouer.
Jeudi, Kalle part très vite de la maison. On lui a confié
la balle, une balle noire et blanche que même Oma
trouve jolie.
L'un des jeunes instituteurs les accompagne. Il leur
enseigne des tas de choses. Comment bloquer la
balle avec la poitrine ou le pied, comme shooter de la
pointe ou du cou-de-pied. Kalle adore faire des têtes.
Et c'est ce qu'il réussit le mieux. Kümmel, lui, est un
gardien de but aussi agile qu'un serpent. Il bondit en
l'air, retombe dans la boue ; ça lui est égal, pourvu
qu'il intercepte la balle.
En plein milieu de la partie, Kalle s'aperçoit - à sa
grande épouvante - qu'Oma se trouve au bord du
terrain de jeu. Elle lui fait des signes ; il ne lui prête
aucune attention. Il a terriblement honte. Au bout d'un
moment, elle se met à crier. Kalle - qui continue à ne
pas la regarder - croit d'abord qu'elle est furieuse
73
contre lui. Puis il s'aperçoit qu'au contraire elle les
encourage, lui et ses copains. Il l'entend hurler :
- Plus vite, Kalle ! Ah, ce gros est vraiment vache ! Ne
te laisse pas prendre la balle !
L'instituteur s'approche d'Oma. Ils bavardent quelques
minutes. Kalle les observe du coin de l'œil.
L'instituteur rit souvent. Oma doit lui dire plein de
choses drôles.
Elle reste jusqu'à la fin de la partie. Pourtant, elle n'a
pas compris grand-chose.
C'est sûrement ça qui a fait rire l'instituteur. Elle lui
parle de feintes, de plongeons, de dribbles, et Kalle
n'a pas envie de lui expliquer le sens exact de ces
termes. De toute façon, elle ne peut pas comprendre.
Elle le laisse aller rejouer sans discuter.
Au cours d'une des parties suivantes, Kalle se blesse.
Par pure maladresse. Les autres joueurs n'y sont pour
rien. Il trébuche - sans la balle ! - et se foule une
cheville. Celle-ci enfle rapidement. Kalle n'arrive plus
à marcher.
L'instituteur le ramène à la maison en voiture.
74
Kalle est surpris par le sang-froid d'Oma. Elle reste
tranquille, remercie l'instituteur, examine sa cheville et
constate :
- Elle n'est pas cassée.
Elle ne fait même pas venir le médecin, bien que Kalle
lui ait dit que son pied lui fait terriblement mal.
- Je sais, dit-elle. Attends. Quand je t'aurai fait des
compresses d'acétate d'aluminium, les douleurs
cesseront très vite. Mais tu devras rester couché
plusieurs jours.
Oma est épatante. Ce jour-là, elle ne va pas distribuer
de prospectus. Elle reste avec lui, dispose la télé de
telle façon qu'il puisse la regarder de son lit, joue avec
lui aux petits chevaux et aux puces. Le troisième jour,
alors qu'il commence à s'ennuyer, elle veut lui
apprendre à tricoter. Mais il refuse.
Kalle craint qu'Oma ne lui interdise de rejouer au
football. Il se trompe. Elle lui demande même, le
premier jour où il retourne à l'école :
- Tu n'as pas de match ?
- Non, dit-il. Seulement demain.
75
- Fais attention à ta jambe. Mais que cela ne
t'empêche pas de bien jouer, Kalle !
***
« Si Kalle savait les idées que je me fais parfois à son
sujet ! Comme avec cette histoire de football ! J'avais
très peur. Je me disais : « Kalle va de nouveau aller
traîner. Il me tourne en bourrique. Cette histoire de
terrain de football et d'instituteur n'est que pure
invention. » Après, j'ai eu honte de ma méfiance. Erna
Bittel, il ne faut plus que cela se produise ! »
76
Chapitre 10 – Pourquoi Kalle se dispute parfois avec Oma
De temps en temps, Kalle se dispute avec Oma :
quand elle ne veut pas le laisser aller au cinéma voir
un nouveau western, quand elle trouve antipathique
l'un de ses copains, ou quand elle le force à mettre
une veste chaude alors qu'il fait beau. Mais ce sont là
des disputes banales. Kalle ne se querelle vraiment
avec Oma que lorsqu'il est question de sa mère.
Évidemment, il ne se souvient pas très bien de celle-
ci, mais il a toujours l'impression qu'elle lui est proche,
qu'elle est l'être qui lui est le plus cher. Pour Oma, en
revanche, l'être le plus cher, c'est son fils, c'est-à-dire
le père de Kalle. Quant à la mère de Kalle, elle
cherche toujours à la critiquer, des années après sa
mort. Elle lui reproche d'avoir mal élevé Kalle.
Quand Oma attaque sa mère, Kalle devient fou de
rage. Il a l'habitude, maintenant, de se défendre.
- En quoi est-ce que ça te regarde ! hurle-t-il. Tu ne
peux pas savoir comment était maman !
- Oh que si, et mieux que toi ! réplique Oma.
77
Ainsi commence la dispute. Kalle ne sait pas très bien
pourquoi sa grand-mère le provoque. Elle ne devrait
pas mal parler de sa mère. Quand Oma se souvient
de celle-ci, il y a quelque chose qui la met en colère.
Kalle n'arrive pas à comprendre quoi.
- Vous n'étiez pourtant pas des ennemies ! dit-il. C'est
ma mère, la femme de ton fils.
- Ah, ça oui ! répond Oma.
Et elle prononce ce « ah, ça oui » d'un air dégoûté.
Lorsqu'il y a des scènes de ce genre, Kalle souvent
se met à pleurer. Une fois, il a foncé sur Oma et l'a
frappée à coups de poing. Elle a mis des jours et des
jours à lui pardonner. Elle ne comprend évidemment
pas, qu'il aime toujours autant sa mère, comme si elle
était vivante. Ou peut-être qu'elle est jalouse de sa
mère ? Oui, ça doit être ça.
- Si tu savais, dit Oma, comme elle pouvait être
méchante avec moi !
- Ne dis pas de bêtises, grand-mère. Maman était
très, très gentille, répond Kalle avec conviction.
- Gentille avec toi, peut-être, réplique Oma.
78
- Elle devait sûrement être gentille avec toi aussi !
hurle Kalle. Ou sinon c'est que toi tu étais
désagréable avec elle. Après tout, tu ne comptais pas
beaucoup.
- Et maintenant ? dit Oma triomphante. Je ne compte
pas non plus, peut-être ?
- Fiche-moi la paix ! Sanglote Kalle, qui n'ose pas lui
avouer qu'elle compte autant pour lui maintenant que
sa mère autrefois.
***
« Bon, je n'ai jamais particulièrement aimé ma belle-
fille. Il est clair que le gosse lui reste attaché. Je suis
sa grand-mère, et je suis vivante. Elle était sa mère,
et elle est morte. Ça n'était vraiment pas une petite
sainte. Lui, il en fait une petite sainte. Et moi, je
devrais me taire ? Ne jamais parler d'elle ? Ce qui est
curieux, c'est qu'il m'énerve vraiment quand il dit :
« Chez maman, c'était comme ceci... » « Maman ne
faisait pas ça comme ça... » Mais moi, je suis encore
là. Et la mort ne suffit pas à rendre une personne
79
meilleure qu'elle n'était. Je vais faire un effort et ne
plus discuter avec lui. Ça n'est pas facile ! »
80
Chapitre 11 – Oma gagne un billet d'avion
Oma participe à presque tous les concours organisés
par les journaux et les revues. Et elle a communiqué
cette passion à Kalle. Souvent, ils envoient les
mêmes solutions en double. Une fois, Kalle a gagné :
un casque jaune vif, trop grand pour lui, qui est
maintenant suspendu dans sa chambre. Quand le
paquet est arrivé, Oma s'est plainte :
- À peine commences-tu que tu gagnes tout de suite !
Moi, je joue depuis des années et je n'ai jamais rien
eu !
Kalle la console :
- Tu auras sûrement un jour le premier prix.
Et Oma finit en effet par gagner. Elle ne sait plus dans
quel concours, car elle a participé au moins à douze
d'entre eux. On lui communique par télégramme
qu'elle a gagné : « Vous obtenez un billet d'avion
gratuit pour effectuer un vol au-dessus de Munich.
Toutes nos félicitations ! »
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demande Oma à Kalle.
81
- Eh bien, tu vas monter dans un avion et faire un tour
au-dessus de Munich ! C'est clair, pourtant !
- Je ne veux pas, dit Oma. Il faut qu'on me donne
autre chose à la place.
- Attends donc un peu, conseille Kalle.
L'entreprise a envoyé très vite le télégramme. Mais
ensuite elle ne donne plus signe de vie. Oma, qui
redoute vraiment l'avion, ne peut plus penser à rien
d'autre. Chaque fois que l'on sonne à la porte, elle
accourt et est toute déçue quand il s'agit du facteur ou
de la voisine.
- Je crois qu'ils m'ont roulée, dit-elle.
- Ça ne peut pas aller si vite, lui explique Kalle. Il leur
faut du temps pour acheter le billet.
- Mais je n'en veux pas, de leur billet !
- Ils ne peuvent pas le savoir, dit Kalle.
- Mais quelle idiote ! hurle-t-elle.
Elle se met toujours en colère quand ils parlent de ce
prix.
- Ils savent pourtant bien qu'une vieille femme ne peut
pas aller en avion !
82
Tous deux sont en train de dîner. Kalle éclate de rire.
Oma lui crie de se tenir correctement à table, de ne
pas s'appuyer sur les coudes. Il lui demande :
- Dis-moi, grand-mère, tu prétends que les gens
savent que tu es vieille. Est-ce que tu leur as indiqué
ton âge ?
Oma devient toute songeuse. Kalle poursuit :
- On n'est pas obligé d'indiquer son âge. On doit
seulement dire - et encore, pas toujours - si on est
autorisé à signer. Tu es autorisée, toi ?
- Qu'est-ce que tu crois ? Que je suis une malade
mentale ? hurle Oma.
- Mais non, grand-mère ! Qu'est-ce que ça a à voir ?
Sur le chemin de l'école, Kalle se demande comment
libérer Oma de ses angoisses. Il décide d'écrire à
l'entreprise qui lui a donné le prix. L'après-midi, alors
qu'Oma distribue des prospectus, il rédige la lettre :
83
À Monsieur le Distributeur des prix :
Je suis le petit-fils de Mme Bittel, qui a gagné chez
vous un vol en avion. Je suis obligé de vous révéler
ce qu'elle ne veut pas vous avouer : elle ne peut
accepter le prix. Elle ne veut pas voler. Elle a peur.
Ma grand-mère n'a jamais pris l'avion. Il vaudrait
mieux lui envoyer quelque chose qui plaise à toutes
les grand-mères. Elle serait très contente.
Croyez à mes sentiments distingués.
Kalle Bittel.
Kalle trouve un timbre, le colle sur l'enveloppe et jette
le mot dans une boîte à lettres avant qu'Oma ne
revienne. Maintenant, espère-t-il, tout va aller très
vite. Erreur ! Aucune nouvelle n'arrive. Oma est
toujours aussi nerveuse. Trois semaines plus tard
arrive une lettre de l'entreprise. Elle n'est pas
adressée à Oma mais à Kalle, ce qui surprend
énormément la grand-mère.
Kalle est à l'école, et elle ne peut pas ouvrir la lettre.
Elle a promis à Kalle de ne jamais ouvrir son courrier,
et Kalle, de son côté, a promis de faire de même pour
84
le sien. « Ce sont des choses qui ne se font pas. ».
Oma est vraiment dans tous ses états. Ce jour-là,
Kalle a encore six heures d'école ! Oma est folle de
curiosité. Elle met la lettre contre la lampe, mais
n'arrive pas à distinguer quoi que ce soit. Elle se
demande s'il ne serait pas possible de décoller
l'enveloppe à la vapeur. Mais ce serait tromper Kalle.
Donc, elle attend. Pour que l'attente ne soit pas trop
longue, elle va voir le boulanger, achète une miche de
pain et bavarde très longtemps avec lui, jusqu'à ce
qu'il lui dise :
- Excusez-moi, madame Bittel, mais il faut que je
retourne à mon four.
Il lui est très désagréable d'avoir retenu si longtemps
le boulanger. Mais que faire d'autre ? Finalement, elle
entend Kalle arriver à la porte, et elle accourt en
criant :
- Kalle, tu as reçu une lettre ! Une lettre de l'entreprise
qui m'offre un vol en avion !
Kalle, très froid, hoche la tête, passe devant elle et va
droit dans sa chambre.
- Mais quoi ? Ça ne t'intéresse pas ?
85
- Si, si. J'arrive. Il faut d'abord que je range mes
affaires.
- Tu le feras après ! hurle Oma, surexcitée.
- Alors tu vas me gronder et dire que je suis
désordonné.
- Mais pas aujourd'hui !
- Tu dis toujours ça !
- Non, non, pas aujourd'hui !
Kalle reste encore un moment dans sa chambre. Oma
fait les cent pas dans la cuisine.
- Mon Dieu, gémit-elle, ce gamin est vraiment
insupportable !
Elle lui apporte un couteau pour ouvrir l'enveloppe.
Kalle déplie la lettre avec une lenteur exaspérante et
prend soin qu'Oma ne puisse pas la lire. Il hoche la
tête, prend un air satisfait et la replie.
- Alors ? demande Oma. Qu'est-ce que c'est ?
- Tout est arrangé, dit Kalle.
- Comment, arrangé ? Pourquoi t'écrivent-ils à toi ?
C'est pourtant moi qui ai gagné ce prix ! crie Oma.
- Oui, mais tu n'en voulais pas, répond Kalle.
- Ça, ils ne pouvaient pas le savoir.
86
- Non, en effet, déclare Kalle qui se sent très sûr de
lui. Mais je leur ai écrit.
- Tu leur as écrit ! Mais tu es fou ! Tu es en train de
saboter toutes mes affaires ! hurle Oma.
Kalle est de plus en plus calme.
- Je n'ai rien saboté du tout, grand-mère. Au contraire,
j'ai tout arrangé.
- Mais alors, dis-moi !
- C'est moi qui irai en avion, dit Kalle. Ils me donnent
le prix parce que toi tu es trop vieille.
Oma s'assoit sur le tabouret de la cuisine, comme à
chaque fois qu'elle n'en peut plus de colère et
d'énervement, et le regarde avec des yeux
écarquillés.
- Tu m'as fauché mon prix ! L'unique petit-fils que j'ai
me vole, écrit des lettres pour me tromper ! Ça, c'est
le comble ! Eh bien, je préviendrai le Service d'aide
sociale !
- Si tu continues comme ça, je ne te dirai plus un seul
mot, répond Kalle. Et je ne te dirai pas ce qu'il y a
dans le reste de la lettre.
- Quoi donc ?
87
- Tu obtiens aussi quelque chose en remplacement.
- Voyons un peu, dit Oma, résignée.
- J'irai en avion, et toi tu iras déjeuner au restaurant
de l'aéroport. On t'offre un grand repas.
- On me nourrit de belles paroles, oui ! dit Oma.
Mais cette solution, dans le fond, lui plaît. Ils n'ont pas
perdu le billet d'avion, et un bon déjeuner ne fait
jamais de mal à personne. Seulement, l'idée que
Kalle va aller en avion commence à l'inquiéter.
- Dorénavant, dit-elle, tu ne t'occuperas plus jamais de
mon courrier et de mes affaires. C'est la dernière fois
que tu interviens comme ça !
***
« Je me fâche contre le petit quand il se conduit de
façon indépendante, alors que je devrais plutôt me
réjouir. Qu'importe s'il intervient parfois dans mes
affaires. Je m'étais plutôt mal débrouillée ! Je devrais
m'appuyer beaucoup plus sur Kalle dans ces cas-là. »
88
Chapitre 12 – Oma et Kalle vont voir une vieille dame à la maison de retraite
- J'ai promis à Mme Wendelin depuis des mois d'aller
la voir un dimanche, dit Oma. Tu vas venir avec moi.
Sinon, je ne pourrai pas supporter le spectacle de
tous ces vieux.
- Où habite Mme Wendelin ? demande Kalle.
- Dans une maison de retraite à Obermenzing.
- Je n'ai pas envie d'y aller.
- Tu vas venir !
Oma coupe court à toute discussion. Elle met son
habit du dimanche, qu'elle ne porte en général que
pendant les vacances ou quand elle va voir
l'Administration, et ordonne à Kalle de s'habiller
proprement. Ils prennent le tramway pour
Obermenzing.
La grande bâtisse dans laquelle ils entrent est en effet
habitée par beaucoup de vieilles gens : le jardin,
autour, en est plein.
- Oma s'aperçoit que Kalle frissonne.
Elle lui dit avec rudesse :
89
- Crois-tu que tu resteras toujours jeune, petit
effronté ?
- Non, dit Kalle, mais je ne deviendrai jamais aussi
vieux. Si je deviens vieux, ce sera juste comme toi.
Oma rit.
- Si tu ne me connaissais pas, Kalle, ou si tu venais
avec quelqu'un d'autre en visite ici, je ne serais pour
toi qu'une vieille dame parmi toutes les autres.
Kalle ne dit plus rien.
Dans une salle d'aspect déprimant, où sont installés
de nombreuses tables rondes et de vieux sièges
capitonnés, ils sont reçus par Mme Wendelin, une
petite vieille menue qui dodeline tout le temps du chef.
Oma semble très contente de la voir. Elle lui présente
fièrement Kalle : « C'est mon petit-fils. Il vit avec moi,
vous savez. »
Il fait beaucoup trop chaud dans la salle. L'air a une
odeur de renfermé. Kalle est en sueur. Il enlève sa
veste. Il constate qu'Oma elle aussi est en sueur, car
elle a ôté son chapeau au bout d'un moment. Kalle
n'écoute pas la conversation des deux vieilles dames.
Oma parle beaucoup de lui. Mme Wendelin parle de
90
son fils unique, un aviateur mort pendant la guerre « à
la fleur de l'âge », répète-t-elle sans cesse, « à la fleur
de l'âge ».
Kalle observe les vieillards assis aux tables. La
plupart ont un comportement normal. Mais certains
sourient ou ricanent de manière bizarre. Parlent tout
seuls. D'autres, pour manger, doivent être aidés par
une infirmière. D'autres encore sont assis sur leurs
sièges, immobiles, comme s'ils étaient déjà morts.
Kalle n'a pas peur d'eux. Mais c'est un univers qui
l'angoisse et lui déplaît.
Pendant le retour, Oma et Kalle restent longtemps
silencieux. Puis elle dit :
- C'est terrible, de vivre comme ça ! Ils sont tous
vieux, si vieux ! Et entassés les uns sur les autres !
Kalle a du mal à expliquer ce qu'il voudrait dire.
- Toi aussi, grand-mère, tu es vieille, mais ça n'est pas
pareil.
- Si ! répond Oma. Je suis aussi âgée que les gens
qui sont là-bas. Mais je vis seule, ou plutôt je vis avec
toi, et tu es un enfant. Dans ces conditions, la
vieillesse est différente. La vieillesse devient terrible
91
quand on se coupe du monde et qu'on ne vit qu'avec
d'autres personnes âgées. Tu comprends ? C'est
tout ! Mais le monde a peur de la vieillesse. Toi aussi,
Kalle.
Kalle repense à la salle surchauffée, à son air vicié, à
son atmosphère oppressante. Il se dit qu'Oma a
raison et que c'est une femme formidable.
***
« C'est très bien que Kalle ait vu la maison de retraite
et tous ces vieux entassés ensemble. Non, je ne
voudrais pas aller là-bas. Pour rien au monde ! Je n'ai
pas l'impression d'être si vieille.
« Mais, si j'ai l'air moins vieille, c'est grâce à Kalle,
évidemment. Si je ne devais pas m'occuper du gosse,
je deviendrais geignarde, pleurnicheuse,
j'exaspérerais tous les voisins. Dans le fond, Kalle est
mon meilleur médecin. »
92
Chapitre 13 – Oma parle à l'appareil de télévision
Au début, Kalle et Oma ont souvent discuté pour
savoir ce qu'il fallait regarder à la télé. Mais la
question s'est peu à peu résolue d'elle-même : Oma
ne s'intéresse pas beaucoup à la télé. Elle préfère
coudre ou lire le journal. En outre, les westerns et les
policiers, qui passionnent Kalle, l'ennuient. Elle veut
seulement regarder les films qu'elle a vus autrefois.
Dans ces cas-là, elle est inflexible. La plupart du
temps, elle envoie Kalle au lit en lui disant :
- Tu ne peux pas comprendre. Tu es trop jeune. Ces
films sont trop vieux pour toi.
Kalle en a vu une fois une moitié, et a trouvé l'histoire
sentimentale et embêtante. Oma, elle, avait pleuré en
la regardant.
Une fois, Kalle se réveilla au milieu la nuit et entendit
Oma parler. Il eut peur. Elle ne lui avait pas dit qu'elle
attendait des invités. Il se faufila hors de sa chambre
et vit Oma parler toute seule à la télévision dans le
salon. Elle paraissait très énervée.
- Tout ça, c'est des billevesées !
93
Kalle décida de lui demander le lendemain ce qui
signifiait ce mot.
- Oui, rien que des billevesées ! répétait Oma.
Personne ne vit comme ça. Même les riches. Je me
demande où vous chercher des machins pareils ! Les
gens comme nous, on trouve ça ridicule. Ça n'a rien à
voir avec nous. C'est des inventions. Quand je pense
à moi, au gosse, à nos deux pensions... Non, il ne faut
pas montrer des choses comme ça.
Kalle ferma la porte doucement et se mit à rire tout
bas. La colère d'Oma était comique. Le lendemain
matin, il lui demanda :
- Dis-moi, grand-mère, qu'est-ce ça signifie,
« billevesée » ?
Oma, stupéfaite, posa sa tasse.
- Pourquoi me demandes-tu ça, Kalle ?
Il eut l'air embarrassé.
- Eh bien, hier soir, tu as parlé à la télé et tu lui as dit
que tout ça, c'était des billevesées.
- Ah oui, répondit Oma. « Billevesée », ça signifie
« sottise », « sornette », « bavardage », « saleté ».
Tout ça à la fois.
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- Qu'est-ce que c'était comme film, grand-mère ?
- Un truc qu'ils appelaient le « nœud de la question »,
ou quelque chose comme ça. Il s'agissait d'une fête
d'anniversaire en Angleterre ou en Amérique, avec
des cinglés qui ne travaillaient pas, qui étaient
pauvres ou faisaient semblant. Dieu sait pourquoi !
- Mais ça a l'air drôle, dit Kalle. Dans les films que toi
tu aimes, les gens sont toujours habillés à l'ancienne,
ils ne font que pleurer ou s'embrasser.
- Tu ne comprends pas, répondit Oma. Autrefois, la
vie était comme ça.
- Ça m'étonnerait, dit Kalle. Comme dans ce film où la
fille était couchée sur le toit et avait failli tomber ? Je
n'y ai jamais cru.
- Mais il s'agissait d'une histoire d'héritage !
- Qu'est-ce que c'est ?
- Quand quelqu'un meurt, d'autres gens - en général
la famille - prennent l'argent qu'il avait, et aussi ses
maisons, ses usines, essaya d'expliquer Oma.
- Mais toi, grand-mère, tu n'as pas beaucoup d'argent,
tu n'as pas de maisons ni d'usines, dit Kalle.
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- Non. Mais, dans ce film, les gens avaient plein
d'argent. Et ils voulaient dépouiller la jeune fille qui
devait hériter ! Quelle saloperie !
- Moi, dit Kalle, ce genre de film m'embête.
- Et moi, rétorqua Oma, ce sont les westerns qui
m'ennuient. Ils vous racontent des histoires. Tu as
déjà vu quelqu'un passer à cheval dans une ville en
tirant des coups de feu ?
- C'est comme ça que ça se passe en Amérique.
- Je ne crois pas, dit Oma qui avait envie de discuter.
Mais Kalle, lui, ne voulait pas discuter. C'est pourquoi
il lui dit :
- En tout cas, j'aime bien le mot « billevesée ».
96
***
Savoir ce que veut dire « billevesée » est toujours une
bonne chose. Mais que Kalle me traite de geignarde
et se moque de moi, non ! Je ne dois pas me laisser
marcher sur les pieds. II a sans doute raison, quand il
dit que toutes ces histoires ne servent qu'à vous faire
pleurnicher. Mais moi, je ne comprends pas très bien
tous ces films modernes. Peut-être devrais-je parler
un peu plus de politique avec Kalle. Mon père, lui, n'a
jamais voulu. Il disait - bien que ses affaires fussent
mauvaises - qu'il n'entrerait jamais dans un parti. « Je
ne veux pas me salir les mains. »
« Pourtant, il aurait pu ainsi lutter pour ses droits.
Quand je me suis inscrite chez les sociaux-
démocrates après la guerre, parce que je trouvais que
Kurt Schumacher était un formidable politicien, mon
mari a beuglé comme un veau. Ça n'est pas juste.
Kalle, plus tard, devra agir différemment. »
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98
Chapitre 14 – Oma tombe malade
Pour Kalle, il était inimaginable qu'Oma puisse tomber
malade. Pendant des années, la santé de sa grand-
mère fut excellente. Mais, peu avant le dixième
anniversaire de Kalle, ce qu'il craignait se produisit.
Oma essaya de cacher son état plusieurs jours. Elle
restait plus longtemps au lit, lui demandait de faire
tout seul son petit déjeuner, n'allait plus distribuer de
prospectus et l'envoyait chez le boulanger - toutes
choses qui lui étaient fort peu habituelles.
- Ça ne va pas ? demanda Kalle.
- Si, si, répondit-elle. Je suis juste un peu fatiguée. À
cause du printemps, sûrement.
Mais ce n'était pas vrai. Le cinquième ou le sixième
jour, Oma s'aperçut qu'elle avait de la fièvre et déclara
qu'il fallait appeler le médecin.
Kalle était très inquiet. Mais il s'efforça de ne pas le
montrer.
- Tu veux que j'aille chercher le docteur ? demanda-t-
il.
- Oui.
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Kalle alla sonner chez le médecin qui - comme le
montrait la plaque de sa porte - n'avait pas d'heures
fixes de consultations.
La jeune femme qui servait d'assistante au docteur lui
ouvrit. Elle avait l'air mécontente : pourquoi n'avait-il
pas pris rendez-vous ?
Kalle dit :
- Grand-mère est malade.
L'assistante le regarda, secoua la tête.
- Mme Bittel malade ? C'est incroyable !
- Elle est vraiment malade. Elle a de la fièvre. Et si
elle veut voir le docteur, c'est que...
Kalle était au bord des larmes.
- Le docteur Hinz va venir tout de suite, Kalle. Ne
t'inquiète pas.
À présent, la jeune femme était gentille avec lui.
- Très bien, dit Kalle, mais il faut qu'il vienne
immédiatement.
- Dès qu'il reviendra de sa tournée, lui promit
l'assistante.
100
En effet, le médecin arriva très vite. Il demanda à
Kalle de sortir de la pièce, parce qu'il voulait examiner
Oma.
Kalle alla s'asseoir dans sa petite chambre, sans
savoir trop quoi faire, et pensa à ce que lui avait dit sa
grand-mère lors de son dernier anniversaire. Il essaya
d'imaginer ce qui se passerait si elle mourait, puis se
dit : « Non, grand-mère ne peut pas mourir ! »
On frappa à sa porte : c'était le docteur qui l'appelait.
Ils s'assirent tous deux près du lit d'Oma, et le
médecin lui dit :
- Écoute-moi bien, Kalle. Il ne faut pas que tu
t'inquiètes. Ta grand-mère a une vilaine angine mais,
pour son âge, elle est encore très robuste. N'est-ce
pas, madame Bittel ?
Oma hocha la tête, rayonnante.
- … Toutefois, il ne faut pas qu'elle reste sans soins
ici, poursuivit le docteur. Pendant une semaine, ta
grand-mère ira en clinique. Je lui en ai déjà parlé. Je
dirai à la voisine de s'occuper de toi et j'avertirai
également l'assistante sociale.
- L'assistante sociale ? dit Kalle. Ah non !
101
- Si, déclara fermement le médecin. Tout doit être en
ordre, sinon ta grand-mère se fera du souci et ne
pourra pas guérir.
- Très bien, dit Kalle.
- Demain, une ambulance viendra chercher ta grand-
mère. Tu n'iras pas à l'école. Je te rédigerai un petit
mot d'excuse.
- D'accord, fit Kalle, qui se sentit redevenir plus calme.
Il fallait être sérieux, montrer à Oma qu'elle pouvait
compter sur lui.
Le lendemain, l'ambulance vint prendre Oma très tôt.
Quand il referma la porte, Kalle se mit à pleurer. Il
était tellement tôt qu'il aurait encore pu aller à l'école.
Mais il resta chez lui et commença à nettoyer
l'appartement comme le faisait ordinairement Oma.
Un peu plus tard, la sonnette retentit : c'était la voisine
qui lui demandait s'il voulait prendre son déjeuner.
- Pas encore, répondit Kalle.
- Comme c'est propre, ici ! s'exclama la voisine.
Kalle se sentit très fier. L'après-midi, il alla jouer au
football. Vers 5 heures, il se rendit à la clinique. Il
voulait y aller tous les jours, bien qu'il n'y eût que trois
102
jours de visite par semaine. Mais il avait une
autorisation spéciale.
Oma, qui semblait assez fatiguée, lui posa peu de
questions. Il s'assit près d'elle sans savoir que dire. Il
avait un peu honte de son silence. Il se disait qu'il
aurait dû réfléchir avant à ce qu'il allait lui raconter.
Le lendemain, après l'école, alors qu'il mangeait tout
seul, il reçut la visite de l'assistante sociale. C'était
une nouvelle. Elle se présenta :
- Je suis Mlle Hauschild.
- Et moi, répondit-il, je suis Kalle Bittel.
Elle rit.
- Je sais bien ! Puis-je t'être utile en quelque chose ?
- Je ne crois pas, dit Kalle. Je me débrouille très bien
tout seul.
- Magnifique, dit-elle. Mais je passerai de toute façon
chaque soir et, si quelque chose ne va pas, préviens-
moi. C'est la voisine qui te donne à manger ?
- Oui.
- Ce n'est pas la peine de faire le ménage tout le
temps comme ça ! dit-elle.
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Mlle Hauschild plaisait bien à Kalle. Le lendemain,
quand il voulut voir Oma, l'infirmière lui déclara qu'il
ne devait pas la fatiguer : elle était très faible à cause
de la fièvre et ne pouvait voir personne.
Kalle eut peur. L'Impensable allait-il se produire ? Il
devait être prêt à tout.
Il déclara à Mlle Hauschild :
- Je sais que grand-mère va mourir.
Elle répondit :
- Ne dis pas de sottises, Kalle ! Je viens juste de
demander des nouvelles de son état de santé. Elles
sont très bonnes.
- Elle va mourir, répéta Kalle. Et après on me mettra à
l'Assistance publique.
- Quelle idée absurde ! dit Mlle Hauschild.
Mais il vit bien qu'elle ne voulait pas poursuivre cette
conversation.
Elle venait tous les soirs, s'asseyait parfois avec lui
devant la télé, examinait ses devoirs, parlait avec la
voisine. Elle était vraiment très gentille. Elle ne lui
posait pas de questions. Elle veillait seulement à ce
que tout se passe bien.
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Le surlendemain, Kalle put de nouveau rendre visite à
Oma. Plusieurs fois, Mlle Hauschild le conduisit à la
clinique. Oma se remettait rapidement. Il n'avait plus à
s'inquiéter : c'était elle, maintenant, qui racontait des
histoires, posait des questions, donnait des ordres.
Au bout de deux semaines, elle revint à la maison.
Kalle avait fait une dernière fois le ménage et
accroché un papier à la porte, sur lequel il avait écrit
au crayon rouge :
Bienvenue à la maison !
Oma revint - ô luxe ! - en taxi. Kalle l'entendit rire en
arrivant à la porte. Le papier lui faisait plaisir. Cette
fois, ce ne fut pas Oma qui se jeta dans ses bras,
mais lui qui la prit - pour la première fois - dans les
siens. Elle entra dans la grande pièce, examina tout,
trouva le ménage impeccable et lui dit en lui donnant
une bourrade :
- Eh bien, Kalle, on repart à zéro !
Elle se prépara à faire du café. À ce moment-là, la
sonnette retentit : c'était la voisine qui apportait un
105
bouquet de fleurs. Oma la remercia. On sonna de
nouveau : c'était la femme du boulanger avec un
gâteau. Oma parla longuement de sa maladie.
Nouveau coup de sonnette : Mlle Hauschild !
Tout le monde se mit à parler en même temps autour
de la table ronde. Kalle était fou de joie. Les gens
trouvaient qu'Oma avait une mine magnifique et
qu'elle était complètement remise.
- Oui, déclara-t-elle, je suis guérie !
Après la fête - la réception s'était transformée en vraie
petite fête improvisée -, Oma décida de se coucher
plus tôt que de coutume.
- Je dois me ménager un peu le soir, expliqua-t-elle.
Kalle lui dit :
- Vivre sans toi, c'est terrible, grand-mère.
- Ah ! répondit-elle. Mais il faudra un jour t'habituer.
Kalle comprenait très bien. Il pensait à l'angoisse qu'il
avait eue, mais également à tous les gens qui
l'avaient aidé. Il n'en serait pas toujours ainsi.
Il entendit Oma fermer sa porte à clef et se
déshabiller. Comme autrefois ! Cette vie durerait
encore un bout de temps.
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- Bonne nuit, grand-mère ! cria-t-il.
- Dors biens, Kalle, répondit-elle. Je te réveillerai !
- D'accord, grand-mère !
Voilà. Il n'avait plus besoin du réveille-matin. Oma
était de nouveau là pour ça.
***
« C'est la fin, Erna Bittel, me suis-je dit quand le
gosse a couru chez le docteur. Toutes sortes de
pensées me traversaient la tête. Et Kalle ? Qu'allait-il
devenir ? Qui allait s'occuper de lui ? Allait-on le
mettre à l'Assistance publique ? J'ai bien essayé de
me lever, pour que personne ne remarque que j'étais
malade, mais je ne me sentais pas bien et pensais
tout le temps à la mort.
« Bon, c'est terminé. Nous revoilà ensemble. Je
trouve que Kalle est devenu plus attentif, plus réfléchi.
Cette histoire l'a drôlement secoué. Il vaudrait mieux
qu'il ait encore ses parents. Pour lui. Pour moi non,
évidemment. Même s'il me fatigue parfois, Kalle
représente pour moi une seconde vie. Et j'espère que
ça va durer encore quelques années. »
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Chapitre 15 – Kalle a dix ans
Quand Kalle eut dix ans, il invita chez lui tous ses
copains. Oma se comporta très bien. Elle les laissa
tranquilles, supporta tout leur tapage et même
participa à la fête. Elle ne se fâcha pas quand l'un des
amis de Kalle renversa du jus de fruits sur le tapis. Le
jour de son anniversaire, elle expliqua à Kalle qu'elle
ne vivrait pas éternellement.
Les copains maintenant étaient partis, et Kalle se
sentait fatigué. Il portait la jolie tenue d'entraînement
qu'Oma lui avait offerte. Elle lui dit de s'asseoir avec
elle sur le canapé et lui tint - sans le regarder, mais en
lui prenant doucement la main - un véritable petit
discours :
- À dix ans, Kalle, un garçon est déjà capable de
réfléchir, je crois. Tu as déjà vécu beaucoup de
choses. Il faut que nous réfléchissions ensemble,
n'est-ce pas ? J'ai soixante-dix ans. Oui, je sais, je
n'en ai pas l'air, mais j'ai quand même soixante ans
de plus que toi. Tu te rends compte ?
Kalle, effrayé par ce calcul, répondit :
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- Non.
- Moi, poursuivit Oma, j'ai pensé à cela. Et il faut
absolument que tu y penses aussi. Je ne deviendrai
pas centenaire. Et cette maladie, dernièrement... J'en
ai peut-être encore pour huit ans à vivre, ce qui est
beaucoup. À ce moment-là, tu auras dix-huit ans, tu
pourras te débrouiller tout seul. Mais si je meurs dans
quatre ans...
- Non ! non ! Je ne crois pas ! cria Kalle en
l'interrompant.
- Je suis heureuse que tu ne le croies pas, dit-elle.
Moi non plus, je n'y crois pas. Mais tu dois savoir que
c'est possible. Tu comprends ? Tu as encore cette
tante, à Botrop. J'ai oublié son nom. Elle ne s'est
jamais souciée de toi. C'est la sœur de ta mère. Elle
pourrait s'occuper de toi. Sinon, Kalle, c'est
l'Assistance publique...
- Jamais ! dit Kalle d'une voix décidée.
- Il n'y a pas d'autres possibilités.
- Alors je ficherai le camp ! déclara Kalle.
- Ne sois pas idiot, dit Oma. Tous les orphelinats ne
sont pas forcément mauvais.
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Kalle lui demanda d'une voix hésitante :
- Tu veux dire que tu vas bientôt mourir, grand-mère ?
Oma répondit :
- Je vais tâcher de vivre le plus longtemps possible,
Kalle. Mais il ne suffit pas de le vouloir. Ça aide, tout
au plus.
Elle le prit dans ses bras, ce qui était rare chez elle.
Oma sentait la cuisine et les vieux vêtements. Kalle
en aurait presque pleuré : il était angoissé, et surtout il
se rendait compte qu'il ne savait pas grand-chose
d'Oma. Il l'aimait beaucoup.
- Nous allons faire très attention, dit-elle. Mais je
voulais t'expliquer tout cela. C'est très important pour
moi.
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Table des matières
Chapitre premier – Comment Kalle vint vivre chez
Oma............................................................................5
Chapitre 2 – Le petit monde d'Oma..........................13
Chapitre 3 – Kalle et Oma vont à l'administration.....25
Chapitre 4 – Les histoires d'Oma..............................33
Chapitre 5 – Oma veut que justice soit faite.............39
Chapitre 6 – Oma et Kalle partent en vacances.......43
Chapitre 7 – Visite de l'assistante sociale.................57
Chapitre 8 – Les peurs d'Oma..................................65
Chapitre 9 – Oma prend goût au football..................71
Chapitre 10 – Pourquoi Kalle se dispute parfois avec
Oma..........................................................................77
Chapitre 11 – Oma gagne un billet d'avion...............81
Chapitre 12 – Oma et Kalle vont voir une vieille dame
à la maison de retraite...............................................89
Chapitre 13 – Oma parle à l'appareil de télévision. . .93
Chapitre 14 – Oma tombe malade............................99
Chapitre 15 – Kalle a dix ans..................................109
113
Malgré son âge, Oma tient à élever son petit-fils
orphelin.
Et même si elle radote un peu avec ses
histoires du passé, Kalle sait que sa grand-
mère l’aime tendrement.
Mais un jour, le garçon comprend qu’Oma ne
sera pas éternelle…
À partir de 9 ans
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