muchacha punk

16
1 MUCHACHA PUNK En décembre 1978, j'ai fait l'amour avec une Muchacha punk. Disons que ``faire l'amour`` est une expression, parce que l'amour je l'avais fait bien avant mon arrivée à Londres et ce qu'elle et moi avons fait, ce tas de choses que nous ``avons fait`` elle et moi, n'était pas de l'amour ni même - et je vais le prouver - un amour: c'était ça et juste ça. L'intéressant dans cette histoire, c'est que la Muchacha punk et moi ``couchions ensemble``. Autre expression, parce que toute chose aurait été égal si nous n'avions pas renoncé à notre position bipède, - intégrant ça (l'amour) aux rites du sommeil: l'horizontal, l'obscurité de la chambre, l'obscurité de l'intérieur de nos corps: ça. Première déception du lecteur: dans ce récit je suis le mâle. J'ai connu la Muchacha devant une vitrine de Marble Arch. Il était dix heures trente du soir, le froid pénétrait mes os, s'achevait le ciné, ni âme qui vive dans les rues. La Muchacha était blonde, mais je n'ai pu voir son visage. Elle était avec deux autres filles punks. La mienne, la blonde, était mince et se déplaçait avec grâce malgré son allure punk et ses manières nettement punks. Le froid pénétrait mes os, je crois vous l'avoir déjà dit. Le mercure marquait deux ou trois degrés sous zéro et le vent froid du nord égratignait le visage sur Oxford Street et Régent Street. Nous quatre - moi et ces trois filles punks - regardions la même vitrine. Dans la chaleur tiède que laissait deviner l'intérieur du magasin, un ordinateur jouait seul aux échecs. Un carton annonçait les caractéristiques et le prix de la machine: 1,856 livres. Gagnaient les blancs, le côté droit de la machine. Les noirs avaient perdu l'initiative, leur défensive était liquidée et ils accusaient la perte d'un pion important. Les blancs se portaient à l'attaque avec une poignée de pions qui protégeaient la dame, isolée, et quatre Tours. Lorsque les filles s'approchèrent, ce fut au tour des noirs de s'exécuter. Ils hésitèrent quinze secondes, peut-être plus: c'était le mouvement 116 ou 118, et les badauds - personne à cette heure-là, à cause du froid -, auraient pu suivre la partie grâce à une petite imprimante qui reproduisait le jeu en code d'échecs, et un graphique, que la machine composait sur son écran en deux secondes, indiquait chaque phase préalable au déroulement stratégique du jeu. Les filles parlaient un slang que je ne comprenais pas, ils riaient, et sans me prêter la moindre attention, ils continuèrent leur route vers l'ouest, vers Regent Street. À cette heure-là, l'on pouvait écumer la ville dévastée par le froid sans remarquer aucune présence humaine, sauf les trois filles qui s'en allaient. Près de Selfridges, quelqu'un devait attendre un autobus parce qu'une ombre se profilait dans l'abribus et qu'une haleine avait embrumé la vitre. Peut-être que l'humain se trouvait contre la vitre, se frottait les mains, écrivait son nom, gribouillait un coeur ou l'emblème de son équipe de football; peut-être que non aussi. Je confirmai son existence lorsqu'un autobus se dirigeant vers Kings Road s'arrêta. En passant devant notre vitrine, presque vide, je pus voir que l'ombre de l'abribus s'était transformé en vieille femme déguenillée qui négociait son billet.

Upload: amber-barrett

Post on 08-Apr-2016

48 views

Category:

Documents


3 download

DESCRIPTION

Fogwill Français

TRANSCRIPT

Page 1: Muchacha Punk

1

MUCHACHA PUNK

En décembre 1978, j'ai fait l'amour avec une Muchacha punk.

Disons que ``faire l'amour`` est une expression, parce que

l'amour je l'avais fait bien avant mon arrivée à Londres et ce

qu'elle et moi avons fait, ce tas de choses que nous ``avons

fait`` elle et moi, n'était pas de l'amour ni même - et je vais le

prouver - un amour: c'était ça et juste ça. L'intéressant dans

cette histoire, c'est que la Muchacha punk et moi ``couchions

ensemble``. Autre expression, parce que toute chose aurait

été égal si nous n'avions pas renoncé à notre position bipède, -

intégrant ça (l'amour) aux rites du sommeil: l'horizontal,

l'obscurité de la chambre, l'obscurité de l'intérieur de nos

corps: ça.

Première déception du lecteur: dans ce récit je suis le mâle.

J'ai connu la Muchacha devant une vitrine de Marble Arch. Il

était dix heures trente du soir, le froid pénétrait mes os,

s'achevait le ciné, ni âme qui vive dans les rues. La Muchacha

était blonde, mais je n'ai pu voir son visage. Elle était avec

deux autres filles punks. La mienne, la blonde, était mince et

se déplaçait avec grâce malgré son allure punk et ses manières

nettement punks. Le froid pénétrait mes os, je crois vous

l'avoir déjà dit. Le mercure marquait deux ou trois degrés sous

zéro et le vent froid du nord égratignait le visage sur Oxford

Street et Régent Street. Nous quatre - moi et ces trois filles

punks - regardions la même vitrine. Dans la chaleur tiède que

laissait deviner l'intérieur du magasin, un ordinateur jouait

seul aux échecs. Un carton annonçait les caractéristiques et le

prix de la machine: 1,856 livres. Gagnaient les blancs, le côté

droit de la machine. Les noirs avaient perdu l'initiative, leur

défensive était liquidée et ils accusaient la perte d'un pion

important.

Les blancs se portaient à l'attaque avec une poignée de pions

qui protégeaient la dame, isolée, et quatre Tours. Lorsque les

filles s'approchèrent, ce fut au tour des noirs de s'exécuter. Ils

hésitèrent quinze secondes, peut-être plus: c'était le

mouvement 116 ou 118, et les badauds - personne à cette

heure-là, à cause du froid -, auraient pu suivre la partie grâce à

une petite imprimante qui reproduisait le jeu en code

d'échecs, et un graphique, que la machine composait sur son

écran en deux secondes, indiquait chaque phase préalable au

déroulement stratégique du jeu. Les filles parlaient un slang

que je ne comprenais pas, ils riaient, et sans me prêter la

moindre attention, ils continuèrent leur route vers l'ouest,

vers Regent Street. À cette heure-là, l'on pouvait écumer la

ville dévastée par le froid sans remarquer aucune présence

humaine, sauf les trois filles qui s'en allaient.

Près de Selfridges, quelqu'un devait attendre un autobus

parce qu'une ombre se profilait dans l'abribus et qu'une

haleine avait embrumé la vitre. Peut-être que l'humain se

trouvait contre la vitre, se frottait les mains, écrivait son nom,

gribouillait un coeur ou l'emblème de son équipe de football;

peut-être que non aussi.

Je confirmai son existence lorsqu'un autobus se dirigeant

vers Kings Road s'arrêta. En passant devant notre vitrine,

presque vide, je pus voir que l'ombre de l'abribus s'était

transformé en vieille femme déguenillée qui négociait son

billet.

Page 2: Muchacha Punk

2

Peu d'autos passaient, surtout des taxis à la chasse au

passager, chauffés, lents, diesels, libres. Peu d'autos privées:

Daimlers, Jaguars, Bentleys. Sur leurs sièges avant

conduisaient des hommes graves, matures, attentifs aux

signaux intermittents de la circulation.

À leurs gauches, des femmes ancestrales, maquillées de

réception ou d'opéra, semblaient les superviser. Une Rolls

s'arrêta devant ma vitrine de Selfridges et le conducteur jeta

un oeil à l'ordinateur, (s'exécutait le jeu 127, tour des blancs),

et il dit quelque chose à sa femme, une tête grise au profil

revêche et boucle d'oreilles en diamant. Je ne pus l'entendre,

les glaces pare-balles de ces bagnoles créent un espace

hermétique, presque maçonnique: insondable.

Peu après, La Rolls s'éloigna comme elle était venue et à

l'intersection de Glowcester Street, elle vacilla devant le

sémaphore comme si elle flirtait avec la lumière verte qui

venait juste de scintiller. Si j'étais les blancs, je remplacerais le

Cavalier par une Tour et redoutant l'échec à découvert,

j'inciterais les noirs à une permutation de Dames favorable, vu

mon avantage en pions et mon excellente position. Rageur, je

m'enfuis. Comme ce vendredi-là j'avais dormi tout l'après-

midi, il était donc trop tôt pour rentrer à l'hôtel.

Le froid pénétrait mes os. Je portais sous le blouson jeans un

polar-suit anglais que j'avais acheté pour un ami qui naviguait

sur un voilier dans le coin de Puerto Belgrano et ce soir-là, je

décidai de l'étrenner pour éprouver sa résistance au froid

atroce qu'annonçait la BBC.

J'avais le corps bien au chaud, mais la bouche et les mains

gelées. Mes mains, enfoncées dans les poches du parka de

duvet, craignaient tellement le contact avec l'air froid qu'ils

m'obligèrent à résister à la meute féroce des envies de fumer

qui hurlait et qui s'agitait dans mon intérieur. Dans mon

extérieur, les oreilles disparaissaient: tôt ou tard elles seront

moignons ou engelures si je ne les défendais pas; j'essayais de

les protéger du revers de mon parka. Sans mains, je soulevais

les pointes du revers entre mes dents et c'est ainsi, mordant et

gelé que je montai dans un taxi puant le diesel et la sueur de

chauffeur. Une fois installé dans le confort de cette puanteur

douillette, je nommai une intersection de Soho et m'allumai

une cigarette.

Dehors, personne. Le froid pénétrait les os. L'Anglais, devant,

conduisant, était une statue pleine d'odeur et de sommeil.

Avant de descendre, j’ai vérifié s'ils y avaient des taxis dans le

secteur, j'en vis plusieurs. Je payai avec un billet et j'attendis la

monnaie avant d'ouvrir la portière. L'air froid me mitrailla le

visage et le menton me gela. Le revers de mon parka, perlé de

salive, avait déposé sur ma peau une fine pellicule de bave qui

m'écorchait de ses globules de givre.

Peu de monde dans le Chinatown: quelques Arabes et

Africains sortaient bondissant des maisons closes. Sur un coin,

un groupe d'hommes - pitoyables ouvriers de la vigile - et

quelques miséreux sans domicile fixe s'illusionnaient autour

d'un brasier de planches et de papiers improvisé par le nègre

du kiosque à journaux.

Je marchai les trois ou quatre rues que je connaissais et

comme je ne trouvais pas d'endroit pour entrer, au coin de

Charingcross, j'ouvris la porte arrière gauche d'un taxi vert,

montai et donnai le nom de mon hôtel, et décidai que ce soir-

Page 3: Muchacha Punk

3

là je dînerais dans ma chambre d'un hamburger bien épicé et

d'une salade bien salée pour exciter une soif que méritait bien

la bière irlandaise. Dommage que la télé se couche si tôt à

Londres! Jetai un oeil à ma montre: onze heures; à peine une

demi-heure d'excellente programmation britannique.

J'ai parlé du froid, j'ai parlé du polar-suit, maintenant je vais

parler de moi: le froid, qui pénétrait les os et qui décourageait

quiconque dans la grande ville, était un froid d'un anglais

lointain, un froid fait de temps et de distance et - pourquoi

pas?- fait de plus de froid et de peur, un froid arctique et

passif, produit de la vague polaire annoncée et encouragée par

les multiples flashes météo de la radio et de la télévision, des

quotidiens, des revues et des gens, employés, vendeurs,

garçons d'hôtel et dames que l'on rencontre d'ordinaire chez

le disquaire - tous ne parlaient que de la vague de froid et de

l'ampleur ahurissante qu'avait atteinte la promotion de la

vague de froid qui pénétrait les os.

Je suis frileux, normalement frileux, mais jamais assez frileux

pour ignorer que la campagne sur le froid nous parvenait plus

froide encore que ladite vague de froid qui s'était abattue sur

la presque obsolète capitale.

Mais j'étais encore dans la rue et je n'avais pas envie de

retourner à mon hôtel, j'avais besoin d'être dans un lieu qui

n'était pas ma chambre, protégé du froid et surtout protégé

de toute référence au froid. C'est alors que je vis, deux rues

avant d'arriver à mon hôtel, un local qui avait déjà attirer mon

attention. C'était une pizzeria du nom de Lulu, qui n'existait

pas lors de mon dernier voyage.

Je me rappelais bien ce lieu parce qu'il avait été le bureau du

tourisme de Roumanie où j'avais déjà fait des démarches pour

mes clients italiens.

Depuis le taxi, je lus l'affiche qui annonçait que le bistrot

demeurait ouvert, je vis des clients en train de manger. La

décoration était simple, des tables et des chaises d'osier blanc

se dégageait une notion de propreté engageante.

Je cognai la vitre du chauffeur, lui remis 60 pences, descendis

de l'auto et entrai dans la pizzeria.

C'était une pizzeria d'Espagnols avec serveurs espagnols,

patrons espagnols et clients espagnols qui se connaissaient

entre eux, se criaient - en espagnol- d'une table à l'autre,

opinions espagnoles et phrases espagnoles. Je me suis promis

de ne pas jouer le jeu et dans mon meilleur anglais j’ai

commandé une pizza aux épinards et un demi-litre de Chianti.

Le serveur, si ça faisait déjà un certain temps qu'il était à

Londres, m'aurait prit pour un voyageur du continent ou un

natif d'une colonie reculée du Commonwealth, peut-être bien

même un habitant des Malouines.

Je traînais dans une des poches de mon parka l'édition

aérienne de La Nacion, je pris soin de ne pas la montrer pour

ne pas dévoiler mon origine hispanique. Le Chianti -

embouteillé à Alger - était délicieux: entre lui et l'ambiance

tiède du local s'établit une affinité qui, en moins de trois

minutes, me fit oublier le froid.

La pizza était sèche et insipide. Je l’ai mastiqué quand même,

heureux, lisant mes coupures du Financial Times et l'illustré

touristique de l'hôtel. J'eus encore faim et j’ai commandé une

Page 4: Muchacha Punk

4

autre pizza, exigeant qu'on y ajoute du sel. Cette deuxième

pizza avait meilleur goût, mais le serveur me surprit en train de

l'observer, perplexe de la ressemblance que l'on peut postuler

dans un récit entre un serveur espagnol d'une pizzeria anglaise

et tout autre serveur de pizzeria espagnole de Paris, ou de

Rosario, Rosario pour ne pas citer Buenos Aires, mon cher.

Je m’acharnais sur la pizza numéro deux en analysant

l'évolution du marché

des métaux de la dernière quinzaine: une absurdité. Les prix

que l'URSS et les nouveaux riches pétroliers continuent de

gonfler avec leur politique d'achat insensée n'auguraient rien

de bon pour l'Europe de l'Ouest. C'est alors qu'apparurent les

trois filles punks. Les trois même que j'avais vu sur Selfridges.

La mienne choisit la pire table à côté de la fenêtre; ses petites

amies la suivirent. La grosse, avec ses cheveux teints couleur

carotte s'assit en face de moi. L'autre, une courtaude au visage

de crapaud et aux cheveux verts, arborait sur le revers de sa

gabardine un oiseau empaillé qui, pensai-je, devait être un

rossignol. Répugnant. Par bonheur, la laide à l'oiseau et à face

de crapaud s'assit face à la rue, me montrant la surface

opaque du dos de son pardessus crasseux. La mienne, la

blonde, se posa sur une petite chaise en osier regardant à la

fois vers la grosse et vers la rue: seul moi pouvoir voir son

profil pendant que je savourais ma pizza en essayant

d'imaginer le rossignol.

Un rossignol, je me suis rappelé ce sonnet de Banchs.

L'autre type aussi disait s'appeler Banchs: il était lieutenant

de corvette ou de frégate; je l'avais croisé à maintes reprises

pendant l'année qui s'achevait. Ce matin même, pendant que

je prenais mon café, il m'avait approché pour me parler de je

ne sais quel vernissage, et je lui avais parlé du poète, et lui, qui

s'appelait Banchs, jurait n'avoir jamais entendu parler

d'Enrique Banchs. C'est alors que j’ai compris qu'il ne

connaissait pas l'existence des polar-suit (en voyant mon

paquet avec le Helley Hansen, il parut surpris) et j’ai compris

aussi pourquoi il écumait l'Europe dilapidant son argent,

essayant d'être sympathique à tous les résidents argentins et

de se glisser dans tout party de latinos. Il fumait des gitanes

tout comme Nono.

Jamais je ne vis un rossignol. J'étais sur le point de finir ma

pizza lorsque de derrière m'arriva un relent de musc.

Je me retournai, la plus laide des espagnols de la table du

fond s'asseyait. Elle arrivait de la salle de bains; elle avait

vaporisé tout son horrible corps de Chanel, de Patou ou d'une

marque quelconque qui ajoute du musc à tous leurs parfums.

Quelle serait l'odeur de ma Muchacha punk? Moi-même,

comme ce Banchs, j'étais condamné à chercher et à chercher

encore; j'avais presque achevé la pizza et l'article sur la cote

des métaux. Mais quelque chose se tramait à mon insu.

Les patrons, les serveurs et autres habitués, en majorité

espagnols, me regardaient. J'étais l'unique témoin de ce qu'ils

voyaient et cela devait augmenter ma valeur à leurs yeux

Trois punks étaient entrés dans le local, j'étais l'unique non

espagnol capable de témoigner de ce qui s'était passé, qu'on

ne les avait pas appelées, qu'eux n'étaient pas punk et

qu'aucun punk n'avait foulé ce local depuis un bon quart

d'heure. J'étais le seul à témoigner que la mauvaise pizza et

l'excellent vin du local n'avaient rien de punk. C'est pour ça

Page 5: Muchacha Punk

5

qu'ils me regardaient, c'est pour ça qu'ils avaient besoin de

moi.

Je m'efforçais de garder un œil sur ma Muchacha - car la

forme de la fille à l'oiseau embaumé et à face de crapaud la

dissimulait de plus en plus - je me suis concentré sur ma pizza

et ma lecture me détachant du regard complice des Espagnols.

Après avoir terminé la pizza et la lecture, j’ai demandé

l'addition et je suis allé à la salle de bains pour pisser et me

laver les mains. Après m'être aspergé d’eau chaude, je vis dans

le miroir monter avec plaisir le ton rosé des joues et du front

royal. Mes oreilles renaissaient; j’étais heureux.

En revenant, un détour injustifiable me permit de frôler la

table des filles et de mieux contempler la mienne: elle avait de

beaux yeux célestes presque transparents et un ensemble de

traits des plus agréables, de ceux qu'on nomme

``aristocrates``, de ceux que les aristocrates cherchent pour les

intégrer à leur progéniture, les prélevant sur la plèbe avec la

finalité secrète d'améliorer ou d'affiner leur capital génétique.

Petites fleurs sylvestres! Cendrillons des masses que vont

engloutir les insatiables chromosomes du seigneur! Et que

commence dans vos ovules un voyage dans le devenir rêvé des

profondeurs du programme génétique de l'aimé! C'est connu

que dans les périodes de changement, le meilleur du

patrimoine physiognomique héréditaire (ces peaux délicates,

ces yeux transparents, ces nez ciselés sous des cils soyeux,

lèvres bien dessinées, gencives et bouts de langue dont le

parfait carmin frémissant proclame la beauté intérieure du

corps aristocratique) se contente d'un séjour au Maroc, de la

majorité des actions de tel Banque Nouvelle, d'un geste

héroïque dans une guerre passée ou d'un Premier Prix

National de Médecine, et c'est ainsi que naissent nez épatés,

petits yeux, bouches cicatrisées, peaux chagrinées dans les

corps menus des dernières générations de la meilleure

aristocratie, obligeant les familles aristocrates a recourir aux

lamentables familles de la plèbe pour l'apport de bon sang

pour corriger les traits et rétablir l'équilibre esthétique des

générations qui projetèrent leurs prénoms et un peu d'elles-

mêmes, allez-donc savoir dans quel improbable siècle du futur.

La Muchacha me plaisait. Elle était vêtue d'un veston

d'homme de forte taille, au moins trois points trop grand. De

taille normale, elle ne devait pas peser plus de 44 kilos. Sa

peau si douce (quelque chose d'elle me rappelait Grace Kelley,

quelque chose d'elle me rappelait Catherine Deneuve)

m'attirait au plus haut point. Elle chaussait des bottillons

d'astrakan neufs qui contrastaient avec le tissu élimé de son

veston de laine. Une chemise au col Oxford s'ouvrait à hauteur

du buste dévoilant ce que je croyais être sa peau mais qui

n'était - je le compris plus tard- qu'un blouson de gymnaste.

Elle, elle ne m'a même pas regardé.

Au contraire, son amie, la plus grosse, celle aux cheveux

orange, émettait des ondes assez provoquantes. Rien de

sexuel: provoquant comme cherchant la rixe, comme

cherchant ou planifiant une attaque verbale, comme

cherchant une humiliation, comme si elle avait regardé un

officier de la police anglaise. Ainsi regardait la grosse au poil de

carotte. La mienne ne me regardait pas. Mais....

Pas plus qu'elle ne regardait ses compagnes. Elle regardait

vers la rue vide de piétons, avec les pupilles perdues dans le

Page 6: Muchacha Punk

6

vent. Je me suis dit: ``elle fixe le vent froid d'Oxford Street``.

Elle était éthérée. Je note: l'éther est ce qui la définit le mieux,

d'être inconsciente de ses comportements punks et des détails

punks, typiquement punk, du je m'enfoutisme négligemment

punk. Exemple: elle fumait des cigarettes en feuille, les prenait

avec le geste vif d'un méridional, aspirait fortement la fumée

pour la rejeter insidieusement contre la vitrine. En passant

près de sa table, j'avais aperçu sur ses mains une tache jaune,

safranée, de nicotine. Jamais je n'avais vu des mains aussi

tâchées de nicotine comme celles de ma Muchacha punk.

L'index, le majeur, et l'annulaire de sa main droite, des ongles

aux jointures, étaient imprégnés de ce jaune intense que seul

un gros fumeur pouvait obtenir pour la phalange de l'index,

après des années de fumer et de fumer sans se laver les mains.

Ça m'impressionna. Mais elle était belle, elle avait quelque

chose de Catherine Deneuve et quelque chose d'Isabelle

Adjani que je ne pouvais préciser. J’ai réglé l'addition, jeté le

reste de ma bouteille de Chianti dans le bac vert du restaurant,

et coupe en main - so British-, comme un habitué de pub, je

comparais à la table des filles punks assumant tous les risques.

Avant de me lever, j'avais calculé mes chances: une sur cinq,

une sur dix dans le pire des cas; ça se justifiait. Je vais le

raconter en espagnol: - Puis-je m'asseoir? Les trois punks se

regardèrent. La grosse punk caressait sa victoire: elle devait

croire que je m'abaissais à exiger des explications pour ses

regards provocateurs punks. Pour éviter un net refus, je

m'assied sans attendre la réponse. Pour éviter de perdre

courage, je me suis envoyé un verre de vin, pour éviter d'être

impressionné, je regardai vers le haut, effaçant de mon champ

de vision l'oiseau embaumé. La grosse riait. Ma punk regarda

celle aux cheveux verts, regarda la grosse, souffla sa fumée de

cigarette dans le vide, ne me regarda pas, et toujours sans me

regarder, prit une gorgée de cette mixture de Coca Cola et de

Chianti qu'elle s'était préparée dans la page précédente que,

dans ma hâte d'écrire, j'avais oublié de noter.

C'est la punk à l'oiseau qui rompit la glace:

- Que voulez-vous? - Rien, m'asseoir... Être ici comme un fait

accompli...

- dis-je dans un mauvais anglais

Nul doute que mon accent excita la curiosité de la grosse:

-D'où venez-vous....? aboya-t-elle

La question était forte, agressive, méprisante.

-D’Amérique du Sud... Brésil, Argentine - dis-je, pour leur

épargner une fastidieuse explication qui aurait alourdit le récit

de lieux communs. Elle me demandait si j'étais anglais:

``Comment peut-on venir du Brésil et de l'Argentine sans être

Britannique?``, imaginai-je ce qu'elle s'était imaginé.

Vous êtes donc Anglais? - Non. Je suis sud-américain, je suis

désolé, dis-je.

- Ce n'est pas à la porte, l'Amérique du Sud - nous instruisait

la grosse.

-Oui: loin. Très loin. Je m'en retourne le mois prochain, lui

répondis-je.

-Ah oui...Je vois, dit la grosse tout en fixant la face de

crapaud qui se balança la tête comme pour confirmer la

Page 7: Muchacha Punk

7

théorie la plus élaborée de l'univers. C'est alors que parla pour

la première fois et seulement pour moi ma Muchacha punk.

Elle avait une voix délicieuse et bien timbrée dans ce

paragraphe: - Que faites-vous par ici? - voulut savoir sa

mélodie verbale.

- Rien, de passage - dis-je, et je me suis souvenu d'une

formule que j'utilisais avec les beatniks et les hippies et qui,

pensais-je, pourrait marcher avec les punks. Je la mis à

l'épreuve: - J'aime connaître des gens et c'est pour ça que je

voyage... Connaître des gens, me comprenez-vous?...

Voyager... Connaître des gens!... Eh? Ah...! Ainsi...! Des gens...!

Ça marche, le visage de ma Muchacha punk s'illuminait, -

Moi aussi j'aime voyager - lança-t-elle sans me regarder- Je

connais l'Afrique, l'Inde et les Etats (elle se référait aux USA).

Je crois que je connais presque tout. Mais je n'ai jamais été au

Portugal! Comment est-ce le Portugal? - me demanda-t-elle.

Je composai un Portugal à sa mesure: le Portugal est rempli

de merveilles... Des gens très intéressants et très gentils. Ils

vivent dans un autre temps que le nôtre. ``Je poursuivis dans

cette veine et elle s'enroba dans mon histoire. Je le sentis pour

l'inconfort que manifestaient ses amis punks. Le confirmai

pour cette lumière que je vis croître dans son visage

aristocratiquement punk. Elle susurra: - Une fois mon avion fit

une escale à Lisbonne et je voulus descendre mais on m'en

empêcha -dit-elle- Je pense que les gens de l'aéroport de

Lisbonne sont de sales cochons d'enfants de chienne. C'est

Lisbonne, Portugal, n'est-ce pas? - le doute tintait dans sa voix.

-Oui- lui enseignai-je, mais c'est pareil dans tous les

aéroports, tous de pouilleux chiens sales.

- Comme les chauffeurs de taxi, - m'interrompit la grosse,

balayant la fumée de ses Players.

- Comme les portiers d'hôtel, sales enfants de chienne -

admit l'empailleuse d'oiseau à grosse face de crapaud.

- Comme les vendeurs de livre - ajouta la mienne. Des

enfants de chienne! - Et elle flottait dans l'air éthéré. - Oui, -

dis-je, célébrant l'accord qui régnait entre nous quatre. C'est

alors que se produisit l'improbable; la fille aux cheveux verts

dit à la grosse: Partons, laissons ces deux-là à leurs affaires, eh

- et elle déroula un billet de cinq livres, le déposa dans

l'assiette, se leva et sortit, la face de crapaud sur ses talons. Je

savais qu'elles avaient consommé pour dix ou quinze livres,

mais je laissai faire, ça simplifiait le récit.

- Eh, Borges - me cria la face de crapaud depuis le trottoir,

faisant mine de tirer de sa ceinture une épée ou un poignard;

je me suis alors réjoui de voir tant de laideur s'enfoncer dans

le froid, et me suis encore plus réjoui d'avoir devant moi une

autre preuve que le prestige sportif de ma patrie avait franchi

les pires frontières sociales de Londres. J’ai demandé à ma

Muchacha pourquoi elle ne les avait pas saluées: - Parce que

ce sont des enfants de chienne.

Tu vois? - me dit-elle me montrant les billets de cinq livres

qu'elle allait sortir de son sac pour régler l'addition.

J'approuvai.

Le serveur, comme un busard flairant le mouvement d'une

proie dans l'épaisseur des nuages d'un ciel tourmenté, surgit à

ses côtés, attiré par le froissement des billets. Il cligna de l'oeil,

ramassa les billets et les quelques pennies de pourboire que

Page 8: Muchacha Punk

8

ma Muchacha laissa tomber dans l'assiette, et je commandai

une autre bouteille de Chianti et deux de Coke et elle me fit un

geste gracieux: elle ouvrit la bouche, fronça un peu le nez,

haussa le sourcil et bougea la tête comme si elle voulait

retourner la balle à quelqu'un derrière elle.

J'ai interprété ce geste comme un accord. Peu après, par sa

façon gourmande de boire la mixture de vin et de Coca Cola,

j'eus la confirmation: c'était bien un geste de consentement.

Elle me raconta qu'elle s'appelait Coreen. Elle était pur éther:

au milieu de la conversation ses yeux se perdirent dans le vent

de l'autre côté de la vitrine de la pizzeria espagnole de

l'avenue Graham.

Nous avons pris deux bouteilles de Chianti et trois de Coke.

Elle mélangeait ces couleurs dans ma coupe. Je buvais le vin

par plaisir et le Coke pour la soif engendrée par la pizza, la

chaleur des lieux, et ce désir d'arriver au dénouement de mon

récit de la Muchacha Punk. Je l’ai convié à mon hôtel, elle

déclina. Elle me dit: - Si je vais à ton hôtel tu devras payer un

extra. Ça tient pas debout - poursuivit-elle, et m'invita chez

elle. Avant de sortir, nous avons réglé le tout en aliquote; mais

j'ai besoin de parler plus d'elle. J'ai déjà écrit qu'elle a des

traits aristocratiques. À ce point de notre relation (il était

12.30, il n'y avait ni âme qui vive, le froid anglais de la

narration pénétrait les os argentins du narrateur), mon désir

de la faire mienne m'avait débarrassé du snobisme initial. Ma

Muchacha - aristocrate ou punk, ça n'importait plus,

m'enflammait: je m'égarais, je devenais aveugle. J'étais le

corps sans empreintes digitales d'un noyé que le courant

délateur entraînait dans le fjord où tout devient rien. Mais

auparavant, quand je la vis face à la vitrine de Selfridges j'avais

noté quelques détails saugrenus, nettement punks, dans son

visage menu: sa joue gauche était très marquée, ne sais ni

comment ni pourquoi, et son côté droit du visage avait une

particularité, sur l'aile droite de son nez s'appuyait ce que je

croyais être une pièce de métal doré (croyais-je) qui, traçant

une enflure sur la joue droite, remontait jusqu'à s'insérer dans

un épi de maïs, croyais-je, doré, biffant le lobe de son oreille à

la manière d'une arête de fantaisie. De la tige de cet épi d'au

moins deux centimètres, pendait une autre chaîne, plus

grosse, qui tombait librement dans son cou et qui s'achevait

par une canette de coke miniature, de métal doré et d'émail

rouge qui allait et venait sans cesse, lui frôlant les cheveux

blonds, l'épaule, et la poitrine, ou heurtait la coupe verte

produisant une musique semblable à sa voix, et parfois

s'installait, doucement, sur sa belle clavicule blanche, courbée

comme l'âme d'une arbalète, harmonieuse comme un

mouvement de tai-chi. Pendant notre conversation, j'appris

que ce que je croyais être du métal doré était en réalité de l'or

de dix-huit carats, et découvris que ce que j'avais pris pour un

grain de maïs de dimension presque naturelle posé sur l'aile de

son nez était une pièce d'or en forme d'un grain de mais de

taille quasi naturelle, soutenu par un mécanisme sophistiqué

de fermeture qui traversait entièrement et sans pudeur l'aile

gauche de son beau nez. Elle me montra l'orifice se servant de

son index safrané comme levier entre le mais et la peau pour

mieux montrer sa petite aiguille de quatre millimètres de

diamètre. Elle était folle de son orifice...! Du côté gauche, ce

qui plus tôt sur Oxford Street m'apparut comme une marque

sur sa joue, était plutôt une cicatrice de trois centimètres de

long qui paraissait avoir été causée par quelque chose de très

coupant. Sillonnant cette estafilade, trois coutures bien bâclés,

Page 9: Muchacha Punk

9

travail d'un maniaque, ou d'un novice de première année de

médecine plus bricoleur que le pire des praticiens de la

médecine anglaise en absence de ses supérieurs. Seconde

déception du narrateur: la cicatrice de gauche, à la différence

de ses babioles d'or de son côté droit, était fausse. Le masque

qu'un maquilleur lui avait composé commença à s'effriter sous

l'effet du froid et de l'humidité et elle avait maintenant besoin

d'une retouche pour retrouver sa couleur et sa consistance

originale. Un peu avant de partir, de retour des toilettes, elle

me surprit en pleine réflexion:

-C'est quoi le problème? - me demanda-t-elle en anglais- À

quoi penses-tu? -Rien, lui répondis-je. Je pensais à ce maudit

froid qui abîmait les cicatrices...

Je mentais: j'avais pensé à ce froid qu'un instant. Ensuite,

j'avais regardé la rue qui s'orientait vers nulle part, et j'avais

essayé d'imaginer ce que faisait le peu de gens qui, de temps à

autre, faisaient irruption dans la constance de ce paysage

urbain vide. Je touchai le froid cristal; je sentis le bord de sa

coupe verte pour reconnaître son odeur, et pensai de nouveau

aux ombres qui passaient derrière la fenêtre embuée par la

vapeur humaine de la pizzeria. Pourquoi voyais-je chez

quiconque se déplaçant dans ces rues un terroriste irlandais

portant messages, instructions, charges de plastique, trousse

de premiers soins et tout ce qu'on ramassait et déménageait,

nuit et jour, de maison à maison, de local à local, d'atelier en

atelier, d'un lieu à l'autre.

``Pourquoi? me demandais-je``

J'essayais de comprendre, pendant que ma belle

Muchachita, tout près, pissait, ou se lavait à l'eau tiède, et à

peine avais-je tiré le fil de la tiédeur de son image qu'éclata en

mille fragments une grenade de visions et d'associations

intimes, intenses, mais pour argentines, pour inavouables, peu

loyales envers elle. Y a t-il un Dieu? Je ne crois pas qu'il y ait un

Dieu, mais quelque chose ou quelqu'un me punit, parce que

lorsque je réalisai que j'étais déloyal et ignoble avec ma

Muchachita punk et sentis que naissait dans mon corps - ou

dans mon âme-, la délicieuse idée du péché, je vis par la vitrine

la forme d'un cycliste, et le vis pédaler suspendu dans l'air

froid et je savais que c'était l'homme dont le faux passeport

masquait l'identité de l'ex-jésuite de l'IRA qui ferait exploser

au plastique le pub, où moi, attendant quelque bureaucrate du

BAT, trouverais ma fin et je fermai alors les yeux, serrai les

poings contre les tempes et la vis passer en toute hâte sur le

trottoir du pub, je sortis de là, courus derrière elle respirant

l'air libre et parfumé de Londres, et au moment de l'attraper

nous ressentîmes tous les deux l'explosion, et elle me serrait,

et je voyais dans ses yeux - deux miroirs bleus que l'homme

qu'entouraient les bras de ma Muchacha punk n'était plus

moi, mais le jésuite à la peau râpée par la vérole, et m'imaginai

que parmi les débris de mortier, Scotland Yard identifiera les

restes d'un auteur qui n'a jamais pu écrire l'histoire de sa

Muchacha Punk. Mais elle était encore là, sortait du texte et

commençait à entendre ma phrase

-Rien... je pensais à ce maudit froid qui ronge les cicatrices...-

entendait-elle. Ensuite, elle inclinait la tête (chau les

Irlandais!), clouait ses yeux dans les miens et disait

``merci``(thank you qu'elle avait prononcé dans sa langue avec

sa langue), et dans le coeur de la nuit anglaise, elle me fit

sentir qu'elle appréciait ma solidarité; moi, contre le froid,

Page 10: Muchacha Punk

10

luttant pour la conservation de sa jolie cicatrice, et qu'elle

appréciait que je fusse moi, tel que je suis, et que je la

personnifiais comme elle était, comme je la fis, comme moi je

la voulus.

Elle dut remarquer mes larmes. Je m'excusai: J'ai eu la

grippe...de plus...Le froid m'attriste, c'est un downer...! It

downs me! traduisis-je- Ça me rabaisse - Allons à l'hôtel - dis-

je, cette fois sans larmes.

- Hôtel, non! - dit-elle, l'histoire se répète.

Je n'insistai pas. Je ne savais plus - je ne sais toujours pas

comment l'on peut imposer sa volonté à une Muchacha punk.

Sortîmes au froid; pénétra. Les os. Pas une âme. Dans les rues.

Hélai un taxi. Ne s'arrêta pas. S'approcha un autre. S'arrêta et

nous montâmes. Odeur de sueur de chauffeur et gazole. Ma

Muchacha nomma une rue et plusieurs numéros. M'imaginai

qu'elle vivait dans les bas-fonds, dans une porcherie de sous-

sol, dans un froid grenier qu'elle partageait avec une demi-

douzaine de punks drogués et malodorants qui, à cette heure

de la nuit, devaient ramper sur le sol à s'entredéchirer pour

des restes de bouffe, ou pire, les restes d'une hypodermique

non stérilisée qui circulerait entre eux avec la même arrogance

naturelle avec laquelle nos gauchos tirent sur leurs purulentes

pailles de maté refroidi et dilué. Je me suis trompé: elle vivait

dans une suite d'appartements de luxe face à Hyde Park. Sur la

porte de l'édifice était gravé: ``Shadley House``. Sur la porte de

son appartement - double battant de bronze et d'opulence -:

``R.H Shandley``.

- C'est la maison familiale - dit humblement ma punk et nous

passâmes dans le hall. À droite, la salle d'armes conservait des

trophées de chasse et une collection d'armes de toutes sortes

exhibée dans des armoires vitrées. À gauche, un salon tapissé

avec du capiton de satin de Bordeaux qui brillait à la lumière

de trois araignées de cristal de la dimension d'une

Volkswagen. Le hall d'entrée débouchait sur un salon de

musique d'où nous parvenaient des voix. En passant devant la

porte, elle cria ``hello`` et une voix en français lui retourna une

série de jurons. J’ai écouté et mémorisé notre

prière queterrecontra et j’ai cherché furtivement la bouche

sale et insolente sans pouvoir l'identifier. À défaut, je vis deux

pianos, une petite scène de concert, quelques chaises et deux

vieux sofas.

Efflanqués sur des coussins, une demi-douzaine de punks

malodorants fumaient du haschisch tout en discutant en

français de quelque chose que je ne parvenais pas à saisir.

Un nègre squelettique gisait étendu tout nu sur le tapis

pourpre. Par sa maigreur et la couleur verdâtre de sa peau, je

crus au cadavre, mais je vis ensuite que ses côtes bougeaient

avec convulsion et ça me rassura: épilepsie. M'imaginai que

dans son délire le nègre punk se mourrait de froid, mais ce

n'est pas moi qui aurait hébergé un punk par une nuit pareille,

étant lui, punk, éclaté de drogue punk entre autres stupides

punks.

Nous gagnons la cuisine. Ma Muchacha me dit que les

batraciens du salon de musique étaient ``son monde`` et

pendant qu'elle refermait la porte, elle m'expliqua qu'ils

étaient enculés, angry avec elle parce qu'elle leurs avait

défendu l'entrée de la cuisine. Ils l'accusèrent d'être une ``rusé

mesquine``, croyant que l'interdit obéissait à son désir

Page 11: Muchacha Punk

11

d'empêcher des déprédations dans le frigo et le garde-manger,

mais le motif c'étaient les plaintes et les craintes des

domestiques de la maison qui, à maintes reprises, étaient

tombées sur des punks à moitié nus qui mangeaient avec les

mains dans un secteur de la maison que le personnel

considérait sien depuis près de trois générations et où

devaient régner les lois de l'Empire. Ce jour-là, elle avait reçu

de nouvelles plaintes de la femme de charge, car un des

punks, le Marocain, avait tripoté les armes automatiques de la

collection et lorsque le majordome le reprit, le punk lui fit

sentir une dague bédouine, qu'il portait collée dans

l'entrejambe. Coreen était prise entre deux feux et très bientôt

elle devra choisir entre ses amis et les domestiques de la

maison. Elle hésitait: - ce sont des porcs puants d'enfants de

chienne - me dit-il se référant aux deux Français, au Marocain,

au Soudanais et à l'Américain qui, de plus, avaient des `

``habitudes répugnantes``. Je ne pus savoir lesquelles, mais je

m'assied sur un petit banc à contempler la demi-douzaine de

possibilités punks pendant qu'elle filtrait un délicieux café

cannelle. Elle me raconta que cet appartement avait été celui

des grands-parents de sa mère, qui travaillait comme critique

d'art à New-York. Le père, de vingt ans son aînée et s'étant

marié pour le prestige, adopta le nom de femme lorsqu'on le

fit chevalier de l"Empire pour services rendus comme espion

ou policier en Inde.

Lié à la compagnie de pétrole du gouvernement, le vieux

avait amassé une immense fortune et il coulait ses derniers

jours en Afrique à administrer ses propriétés. Ma Muchacha

Punk l'admirait. Elle admirait aussi sa mère. Cependant, faisant

allusion aux relations des deux vieux avec elle et sa soeur aîné,

elle précisa qu'ils étaient ``deux puants d'enfants de chienne``.

Je crus comprendre qu'il y avait une banque qui gérait les

dépenses de la maison, les soldes des domestiques et

chauffeurs, les comptes reliés à la nourriture, entretien et

impôts. Que les deux filles - la mienne et sa soeur recevaient

cinquante livres. ``Puants de cochons``, dit-elle encore se

touchant la cicatrice et expliquant que le service – qui, par

temps humide, devait se faire à toutes les semaines lui coûtait

vingt-cinq livres, et qu'elle n'arrivait pas. Elle demanda mon

opinion. Je choisis de ne pas prendre le parti de ses parents,

sans toutefois me compromettre à lui donner un appui qui,

moralement, ne me paraissait pas mérité. Alors je l’ai

embrassé.

Pendant que je buvais le café, la Muchacha alla régler

quelques problèmes avec ses amis. J'en profité pour fouiner

un peu dans la cuisine: nous étions au quatrième étage, mais

une des étagères s'ouvrait sur un sous-sol de cent mètres

carrés qui servait d'entrepôt et de garde-manger. Il y avait là

jambons, saucisses, boudins, et cent quarante-quatre caisses

de canettes de conserves et de boisson sans alcool, je vis des

caisses de whisky, de vins et de champagnes de toutes sortes.

Contre le mur face à l'escalier dormaient des milliers de

bouteilles de vin, couchées sur des pupitres de bois blanc.

Ça sentait les épices. Je calculai un stock d'aliments suffisant

pour qu'une famille et leurs amis argentins assiégés puissent

résister à l'assaut de l'envahisseur normand pendant six

longues lunes, jusqu'à l'arrivée des armées libératrices du Roi

Charles, et à l'avancée de l'offensive, nous obligeant à lancer

nos dernières réserves de boules de granite avec la grande

Page 12: Muchacha Punk

12

catapulte du créneau ouest, apparut ma princesse punk qui,

ravitaillée par le fracas du combat, ferma de nouveau la porte

à double tour et me regarda pleine de remords.

Je lui dis, pour dire quelque chose, que les craintes de ses

servantes paraissaient justifiées. ``On ne sait jamais`` lui dis-je

en espagnol, et je lui ai expliqué en anglais ``il n'est jamais

facile savoir``. Elle haussa les épaules et dit que ses amis

étaient capables de tout, ``comme le pauvre Charlie``. Je

voulus savoir qui était ``pauvre Charlie`` et elle me raconta que

c'était un parent qui était devenu fameux après avoir arraché

les oreilles d'un bébé à Gilderdale Gardens et qui se meure

dans l'oubli dans un asile d'aliénés près de Dundall, feignant la

folie pour éviter d'être condamné.

Elle me demanda une autre fois mon nom et celui de mes

parents et rit. Elle ma parla une autre fois de sa cicatrice qui

avait coûté cinquante livres: le prix de sa pension

hebdomadaire, ``comme un fait accompli ``. La banque allouait

cinquante livres par semaine à ma Muchacha et autant à sa

soeur aîné, mais le maquillage nécessitait des soins. (Je suis sûr

de l'avoir écrit, mais elle me le raconta de nouveau et je

respecte mes personnages. Je crois que l'art doit témoigner de

la réalité et ne doit pas se transformer en une maladroite

forme d'onanisme parce qu'il y en a de meilleures. La cicatrice

exigeait beaucoup d'attention et lui défendait, entre autres

choses, la pratique de la natation et du ski aquatique. Coreen

adorait le ski et prendre l'air par temps humide et m'offrit une

cigarette de marijuana: un joint. J’ai refusé parce que j'avais

beaucoup bu, je me sentais ivrement bien, et je ne voulais

qu'une baisse soudaine de pression me brouille les cartes. Ma

Muchacha mouillait le papier de son petit joint d'un liquide

onctueux qu'elle conservait dans le coke miniature de son

pendant d'oreilles en or. ``Huile d'héro?ne``, expliqua-t-elle.

Elle avait été accro et la friture de ce petit jus qui imprégnait le

papier et l'herbe calmait ses envies. Ça faisait un an qu'elle

était propre, mais elle craignait de retomber dans la piqûre qui

avait tué ses meilleurs amis une certaine nuit de Paris -

septicémie- et maintenant elle voulait se soigner et sortir de là

parce que son allocation ne lui permettait pas de soutenir son

addiction: qu'elle en avait suffisamment à beurrer pour les

services de sa maquilleuse. Ensuite, elle me laissa seul dans la

cuisine, et pendant qu'elle était à la salle de bains, j'ai chopé

une boîte de camembert, et tout en la mangeant avec ma

cuillère de bois, je fis une reconnaissance des dépendances de

la cuisine: art testimonial. En plus des fours verticaux et d'un

énorme foyer en en argile pour cuire le pain, dans la salle

adjacente il y avait une rôtisserie électrique avec

un spiedo qui mesurait trois mètres de large par un de

conférence. J'ai calculé qu'un peuple en marche vers la

libération pourrait y rôtir une demi-douzaine de missionnaires

mormons devant un millier de watussis avides de chair rôti de

missionnaire mormon. En retrait, l'on gardait les bonbonnes

de gaz, le bois à chauffer, le charbon et les épices. L'endroit

sentait l'ail quoique je ne vis que des feuilles de laurier et des

sacs de jute remplis d'herbes aromatiques que je ne

connaissais pas. Romarin? Peter Nollys? Kelpsias? Connait-on

les goûts sophistiqués de ces maniaques magnats

britanniques...! Lorsque Coreen - ma Muchacha Punk,

maîtresse de la maison- revint de la salle de bains, elle ferma à

clef la porte qui séparait la cuisine du bureau qu'elle nommait

le ``home`` en anglais de salon, où ses amis continuaient de

s'asperger d'insultes. J'ignore ce qu'ils s'étaient dit, mais elle

Page 13: Muchacha Punk

13

résuma le tout en disant qu'ils étaient de pouilleux enfants de

chienne; grave. Elle alluma un autre joint avec la braise de mes

555, et -Achalay!- on s'enfuit avec lui empester la chambre à

coucher de sa soeur où nous dormirions, car la sienne était en

désordre. Le couloir qui menait aux chambres était sous la

surveillance de grands tableaux qui semblaient de bonne

qualité. Je remarquai sur le plancher des lattes de chêne

rouvre qui s'étendaient sur quinze ou vingt mètres. Sans tapis

ni lustre, le bois blanc repoli me fit penser au pont de ces

clippers que se faisait construire, pour passer de meilleurs

vacances à Gilbraltar, la clique de nobles qui entourait Disraeli.

Une débauche! La chambre à coucher de la soeur était vaste et

sobrement tapissée. Dans un coin il y avait une peau de tigre;

dans un autre, une peau de zèbre parmi plusieurs grosses

peaux qui, supposai-je, devaient provenir de quelque lointaine

contrée, car elles étaient plus grandes que les plus grandes

peaux de mouton que mes yeux avaient vus et que n'importe

quel humain pouvait s'imaginer sans l'apport d'une couple de

joints imbibés d'une substance x.

Nous nous sommes couchés. Troisième déception de

l'auteur: ma Muchacha Punk était aussi propre que

quelconque conasse de Flores ou de Belgrano. Imprévisible

dans une Anglaise en tout point discordante avec l'idée que je

me faisais des punks. Les draps...! Plus soyeux que ceux du

meilleur hôtel que j'avais connu. Moi qui, par mon ancienne

profession, avait l'habitude de me camoufler dans les cinq

étoiles et même de dormir - suite à des erreurs de réservation

- dans une suite ``lune de miel`` ou VIP, jamais je n'avais senti

sur ma peau de fibres si douces comme celles de ses draps de

soie qui respiraient la limette ou le bouton d'une bergamote à

la veille d'ouvrir ses calices. Troisième déception du lecteur: je

n'avais jamais couché avec une fille punk. Pire encore, je

n'avais jamais vu de fille punk, je n'avais jamais mis les pieds à

Londres, et je n'avais jamais franchi le seuil de résidences aussi

cossues. Je peux le prouver: depuis mars 1976 que je n'ai pas

fait l'amour avec quiconque. (Elle s'enfuit à sa maison de

campagne, elle n'est jamais revenu, ni même téléphoné.

D'autres hommes la baisent, d'autres. Elle nous a oublié, elle

m'a oublié. Je ne dirai pas qu'elle était vierge, mais elle était

plus maladroite que la plus vierge des vierges de Belgrano ou

de Parque Centenario. En plein milieu (de l'amour) elle récita

la litanie bien connue de tout visiteur à Londres `` ai camin ai

camin ai camin ai camin ai camin`` (``je viens je viens.......``),

qu'elle criait se substituant au ``ai voi ai voi ai voi ai voi``(``j'y

vais j'y vais........ ``) des gamines de mon patelin qui placent le

mâle dans le pire des doutes tant qu'à la nature de ce lieu

sacré vers lequel prétendent aller les filles de l'hémisphère sud

et d'où prétendent venir leurs contreparties britanniques. Faut

vivre et s'adapter. Exemple: elle tomba endormie. C'était le vin

ou les drogues, mais elle dormait en souriant, et son corps fut

envahie d'une prodigieuse douceur. Il était 5.30 et je ne

pouvais fermer l'oeil, peut-être à cause du café ou de ce qu'on

y a ajouté.

Jetai un oeil sur les livres qui s'empilaient sur la table de

lumière de la soeur de ma Muchacha Punk. De bons livres!

Blake, Woolf, Sollers: de la bonne littérature. Cortazar en

anglais! (Ça prend un lit seigneurial pour prendre le pouls du

regretté Cortazar en anglais!) Des manuels de physique, des

revues de sciences naturelles et de Théorie des Systèmes.

Page 14: Muchacha Punk

14

J'en choisis quelques unes pour me renseigner sur cette

théorie dont j'ignorais les coutures et qu'expliquait de long en

large ce mensuel. J'allai au numéro cent trente-quatre.

Intéressant. Ça va meubler mes conversations, me dis-je.

J'avais le nez dedans lorsqu'apparut la soeur accompagné de

son copain. La fille disait s'appeler Diana et qu'elle était

naturiste, marxiste, qu'elle étudiait la biologie et détestait les

drogues, n'appréciait pas les punks et le fait de nous voir dans

sa chambre, bien qu'elle le dissimulait. Quand je lui ai parlé,

elle parut vexée de voir qu'un type tout nu dans son lit

s'adressait à elle dans un anglais de merde.

Je ne lui plaisais pas et elle ne pouvait plus faire semblant.

Par contre, son copain me montrait de la sympathie. Il était

étudiant de biologie, naturiste, marxiste, détestait vertement

les punks et manifestait un vif mépris pour les drogues et ses

usagers.

N'eut été de l'effet de surprise et de l'indignation de sa

fiancée, nous aurions pu établir une joyeuse amitié. Ils

m'offrirent des fruits, à la chair succulente et rafraîchissante,

semblable au nèfle, qui extirpa de mes gencives le relent de

Coreen. Elle, malgré notre conversation à voix haute, mes cris

angloargentins, mes éclats, et les cascades de rire que chacune

de mes blagues éveillait chez la biologiste, continuait de

dormir.

J'annonçai que je devais m'habiller et m'en aller car l'on

m'attendait à l'hôtel. Ils me dirent que ce n'était pas

nécessaire et qu'ils dormaient toujours sur le plancher pour

raisons d'hygiène, et que je pouvais continuer de lire, que ``la

lumière de la lumière ne les dérangeait pas``. C'est ce qu'ils

ont dit. Ils se dévêtirent avant de se jeter à poil sur une peau

d'ours et de se couvrir jusqu'aux yeux d'une courtepointe

hindoue. Ils sombrèrent aussitôt dans un profond sommeil et

je les vis dormir et respirer au même rythme, main dans la

main. Mais je ne pouvais pas dormir; j'éteignis et demeurai un

moment à veiller et à écouter le contraste des respirations

symétriques du couple et celle de Coreen, plus forte et au

rythme plus ondulé.

J'allumai et regardai ma montre: sept heures, elle doit être

sur le point de se réveiller. Je lui ai caressé les cheveux, son

visage, ses belles épaules et j'eus l'envie de lui faire l'amour

une autre fois, mais je craignis qu'un mouvement involontaire

la réveille. J'en ai profité pour regarder sa peau délicate et

satinée. Rien de punk, très aristocratique, la peau de ma

Muchacha. J'examinai de près la petite aiguille de son nez: elle

mesurait six millimètres de large et formait une étoile de cinq

points. Ou c'était cinq millimètres et une étoile de cinq points.

Je ne verrai plus jamais ça. Pour les besoins de ce récit, il suffit

de mentionner que c'était dessiné avec soin et que ce devait

être l'oeuvre d'un chirurgien plastique, une affaire de cinq cent

pounds. Je regardai la cicatrice du côté gauche de ma fille: elle

avait perdu de sa couleur et de sa texture par le frottement de

ma barbe naissante. J'imaginai avec tristesse qu'à son réveil,

ma Muchacha Punk m'en tiendrait rigueur. Je lui laissai une

note à l'effet que le service était à ma charge et joignis un

billet de cinquante livres acheté à rabais à Buenos Aires que

j'accrochai à même un de ses bottillons d'Astrakan. J'assumais

donc ma responsabilité, et elle n'aurait pas à attendre une

autre semaine avant de mettre sa cicatrice à jour. J'ai agit en

homme et en Argentin et comme personne ne peut savoir ce

Page 15: Muchacha Punk

15

qu'un punk pense des gens, je ne pouvais permettre que ma

petite Muchacha s'aigrisse et qu'elle se mette en frais

d'arpenter toutes les discothèques de Londres en colportant

que nous sommes, nous Argentins, des enfants de chienne qui

bousillent leurs cicatrices sans payer les dommages, ternissant

encore plus la réputation qu'on nous prête depuis quelque

temps en Europe. Je m'habillai. En quittant la chambre,

j'éteignis. Pour sortir, je tournai la clef de la porte de la cuisine,

ensuite la refermai sur mes pas et glissai la clef sous la porte.

Les punks continuaient de s'engueuler: l'Africain reprochait

aux autres de ne pas l'avoir réveiller pour le souper. Un autre

pleurait, je crois qu'il était français.

Ensuite, j'entendis de drôles de syllabes: c'était quelqu'un

qui parlait hollandais. Par chance, ils ne me virent pas et sitôt

dans la rue, je trouvai un taxi aussi froid qu'une dague russe

oubliée par un géologue russe fraîchement diplômé dans le

congélateur de l'hôtel situé près des oeuvres suspendus du

moyen Parana.

L'après-midi suivant, je lus dans le Guardian que durant la

nuit quatorze itinérants avaient été retrouvés morts de froid,

trépassés, étirant sans rancune leurs quelques vingt

vagabondes pattes anglaises en plein coeur de Londres. Il fit je

ne sais combien de degrés Fahrenheit; je figure une dizaine de

degrés sous zéro, à un penny près. À l'hôtel, je me suis tapé un

bain bouillant et, l'eau au nez, parcourus l'édition international

du Clarin pour lire les belles nouvelles de ma patrie. J'eus envie

de m'en retourner.

Le jour suivant, je me suis envolé vers Bonn et de là vers

Copenhague. Quatre jours plus tard, j'étais bien heureux d'être

de retour à Londres et à peine installé à l'hôtel, je voulus revoir

ma Muchacha Punk. Je n'avais pas son téléphone; son nom ne

figurait pas dans l'annuaire de la vieille ville. Je courus chez

elle. Me reçut amicalement Ferdinand, le copain de sa soeur:

ma Muchacha était à New-york en visite chez sa mère, et de là

elle s'envolera pour le Zambie pour y voir son père. Elle ne

reviendra qu'à la fin d'avril, il ne m'invitait pas à entrer parce

qu'il devait se rendre à l'Université où il donnait des cours de

cytologie. De commerce agréable, ce Ferdinand: il possédait

une Morris blanche et noire qu'il conduisait avec prudence au

milieu du rush hour de cette fin d'après-midi d'hiver. Il

semblait préoccupé, ça faisait un an qu'il avait des problèmes

de flashers sur son auto. Je lui ai suggéré de vérifier les

fusibles, que le bobo devait être là. Il rumina un instant mon

hypothèse et il concéda: - je ne sais plus, vous avez peut-être

raison... Il me laissa à Victoria Station où je devais acheter un

catalogue d'armes et quelques articles de chasse pour mon

monde de Buenos Aires.

On se fit des adieux chaleureux. L'armurier d'Aldwick était un

Juif Anglais à barbichette et tresses noires, aux reflets bleutés.

Lui et le libraire de Victoria Embankment - un Pakistanais -

m'ont saboté l'après-midi par leur manque de coopération et

leur censure à peine voilée de mon accent. Le Juif me

questionna sur mes origines; le Pakistanais me demanda d'où

je venais. Dans les deux cas, j'ai dit la vérité. Qu'allais-je dire?

Des minauderies et des cachotteries? Qu'aurait fait un autre à

ma place...? J'aurais aimé en voir plusieurs dans la même

situation que celle de ce sinistre après-midi d'hiver anglais...!

Sombre, sans appel, la nuit nous tombait dessus. Lorsqu'il

entendit le mot ``Argentina``, l'armurier juif fit un geste de ses

Page 16: Muchacha Punk

16

mains, les étendit vers moi, ferma les poings, sortit les pouces

et décrivit un cercle avec les extrémités des doigts. Je ne

compris pas très bien, mais je supposai que ce devait être un

rituel de baptême.

Le Paki, lorsqu'il m'entendit prononcer ``Buenos Aires,

Argentina, Sur``, arrangea son turban violet et adopta une

pose de danseur grec type Zorba (où serait-ce une danse de

son pays...?) Il virevolta, se tapa dans les mains et massacra le

refrain ``cidade maravilhosa dincantos mil`` sur un air de

l'opérette Evita.

Il papillonna de nouveau, se tapa le cul à deux mains,

s'applaudit, et se sentit ravi tout en me montrant de parfaites

dents de marbre. Je ressentis de l'envie et demandai à Dieu de

venir le chercher, mais il ne vint pas. Alors, je lui ai souri

argentinement et il me sourit à sa manière et je regardai une

fraction de Londres depuis sa vitrine: ciel plein de nuit, je

devais me sauver et je regardais plusieurs fois ma montre pour

qu'il se magne. Ne m'était pas antipathique cet enfant de

chienne de métis, mais, comme tout commerçant anglais, il

était pétulant et lambin; ça lui a prit une heure pour trouver

un simple catalogue de Webley & Scott. Ainsi sont-ils...!