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Module 4 Déséquilibres, régulation et action publique Partie 3 Les politiques sociales Chapitre 1. Les inégalités : constat, évolution et explications 1. Définition : les inégalités Document 1 : Distinguer la notion d’inégalités et celle de différences Les inégalités portent sur la répartition de ressources socialement valorisées : c’est-à-dire les ressources dont la société estime que la non-possession procure un désavantage). Les différences portent, quant à elles, sur des ressources qui ne sont pas « valorisées » par la société. Avoir les cheveux blonds n’est pas une ressource valorisée par la société (cela ne procure aucune avantage monétaire, statutaire ou symbolique), ce qui n’est pas le cas d’être diplômé d’HEC. Les théories de la justice sociale fournissent un cadre « normatif » pour définir quelles sont les ressources socialement valorisées et elles fournissent une grille d’interprétation de leur répartition ; elles permettent ainsi de dire ce qu’est une société « juste » et de donner un sens normatif aux (in)égalités présentes. Il est alors possible de déduire des politiques de lutte contre les inégalités que la société estime injustes. On classe souvent les questions d’inégalités/ égalités en trois catégories : l’égalité des droits, l’égalité des chances et l’égalité des situations. Les inégalités de situations peuvent être économiques (revenu, patrimoine) ou sociales (accès au diplôme, respect de soi …). Plan du chapitre : Dans ce premier chapitre, nous allons nous intéresser aux différentes dimensions des inégalités en mettant tout d’abord l’accent sur les inégalités de situation « économiques » : inégalités de revenu et de patrimoine. Nous verrons que le 20 ième siècle a été marqué par une « Grande compression » (Piketty) de ces inégalités mais que cette tendance séculaire s’est arrêtée au milieu des années 1980. Depuis, au contraire, les inégalités réapparaissent à l’intérieur des pays développés et se creusent dans les pays en développement. Le développement économique ne semble plus suivre l’évolution des inégalités décrites par la courbe de Kusnetz. En nous concentrant sur les PDEM nous chercherons à expliquer pourquoi ces inégalités se creusent de nouveau. Nous rappellerons l’impact de la mondialisation, du progrès technique et des transformations de la fiscalité, du ralentissement de la croissance sur le creusement par le bas et par le haut des inégalités. ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017 1

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Module 4 Déséquilibres, régulation et action publiquePartie 3 Les politiques sociales

Chapitre 1. Les inégalités : constat, évolution et explications

1. Définition : les inégalités

Document 1 : Distinguer la notion d’inégalités et celle de différencesLes inégalités portent sur la répartition de ressources socialement valorisées : c’est-à-dire les ressources dont la société estime que la non-possession procure un désavantage). Les différences portent, quant à elles, sur des ressources qui ne sont pas « valorisées » par la société. Avoir les cheveux blonds n’est pas une ressource valorisée par la société (cela ne procure aucune avantage monétaire, statutaire ou symbolique), ce qui n’est pas le cas d’être diplômé d’HEC. Les théories de la justice sociale fournissent un cadre « normatif » pour définir quelles sont les ressources socialement valorisées et elles fournissent une grille d’interprétation de leur répartition ; elles permettent ainsi de dire ce qu’est une société « juste » et de donner un sens normatif aux (in)égalités présentes. Il est alors possible de déduire des politiques de lutte contre les inégalités que la société estime injustes. On classe souvent les questions d’inégalités/ égalités en trois catégories : l’égalité des droits, l’égalité des chances et l’égalité des situations. Les inégalités de situations peuvent être économiques (revenu, patrimoine) ou sociales (accès au diplôme, respect de soi …).

Plan du chapitre : Dans ce premier chapitre, nous allons nous intéresser aux différentes dimensions des inégalités en mettant tout d’abord l’accent sur les inégalités de situation « économiques » : inégalités de revenu et de patrimoine. Nous verrons que le 20ième siècle a été marqué par une « Grande compression » (Piketty) de ces inégalités mais que cette tendance séculaire s’est arrêtée au milieu des années 1980. Depuis, au contraire, les inégalités réapparaissent à l’intérieur des pays développés et se creusent dans les pays en développement. Le développement économique ne semble plus suivre l’évolution des inégalités décrites par la courbe de Kusnetz. En nous concentrant sur les PDEM nous chercherons à expliquer pourquoi ces inégalités se creusent de nouveau. Nous rappellerons l’impact de la mondialisation, du progrès technique et des transformations de la fiscalité, du ralentissement de la croissance sur le creusement par le bas et par le haut des inégalités. Nous chercherons ensuite à montrer que les inégalités ne se limitent pas à leur dimension « économique », mais qu’elles concernent aussi l’accès à l’emploi (le chômage), les diplômes, les parcours scolaires, l’accès au logement, les salaires … les inégalités ont par ailleurs pour caractéristiques de se nourrir les unes des autres, certains sociologues y voient même l’expression d’un « système des inégalités » (Birh et Pfefferkorn). Les situations d’inégalités renvoient les individus à leur appartenance sociale : on observe une corrélation très nette entre l’appartenance à un groupe (PCS, classes sociales, genre, âge, origine ethnique) et position dans l’échelle des ressources socialement valorisées. Lorsqu’une appartenance à un groupe provoque des désavantages volontairement créés par les autres membres de la société, alors on peut parler de discrimination. Les enfants de milieu populaire ne sont pas discriminés à l’école, car il n’existe pas de pratique pédagogique explicitement mise en œuvre pour les mettre en échec, par contre, à l’entrée sur le marché du travail, les candidatures de diplômés enfants d’immigrés sont mises de côté par certains employeurs. Il y a donc discrimination à l’embauche. L’évolution des inégalités, les transformations de la structure sociale nous conduiront à nous interroger dans une dernière partie sur la situation des classes moyennes dans la France contemporaine : assiste-t-on à un éclatement des classes moyennes ?

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2. L’évolution des inégalités « économiques » 

Quelques sources bibliographiques à mobiliser dans ce chapitre : Sur l’évolution des inégalités :

T.Piketty « Le capital au 21ième siècle » 2013Sur la dynamique des inégalités :

A.Birh et R.Pfefferkorn « Le système des inégalités » 2008Sur le lien entre mondialisation et inégalités :

F.Bourguignon «  La mondialisation de l’inégalité » 2012Sur le lien entre progrès technologique et inégalités

S.Catherine, A.Landier, D.Thesmar « Marché du travail : la grande fracture », février 2015Sur le lien entre progrès technique et emploi

France Stratégie « L’effet de l’automatisation sur l’emploi : ce que l’on sait et ce que l’on ignore » février 2017Sur le lien entre inégalités des situations et inégalités des chances

E.Maurin « L’égalité des possibles » 2002Sur le lien entre inégalités des situations et performance économique

OCDE Focus « Inégalités et croissance », décembre 2014J. Stiglitz « Le prix de l’inégalité » 2012

2.1 Evolution des inégalités de revenu

Document 2 : l’évolution de l’inégalité des revenus en France de 1910 à 2010 (T.Piketty)

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

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Document 3 : l’évolution des revenus en France (C.Landais)

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

Document 4 : l’évolution du niveau de vie

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

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2.2 Evolution de la composition des revenus

Document 5 : la composition des hauts revenus en France en 2005

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

Document 6 : la composition des hauts revenus en France en 1932 (comparaison)

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

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Document  7: l’apparition des working rich (Olivier Godechot), surtout aux Etats-Unis

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

2.3 Un phénomène commun à l’ensemble des PDEM

Document 8 : le creusement des inégalités depuis les années 1980 dans les pays de l’OCDEJamais en 30 ans le fossé entre riches et pauvres n’a été aussi prononcé dans la plupart des pays de l’OCDE. Aujourd’hui, dans la zone OCDE, le revenu des 10 % de la population les plus riches est 9.5 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres. À titre de comparaison, dans les années 1980, le rapport était de 7 à 1.Le revenu moyen au sommet de l’échelle de répartition a nettement progressé, mais des changements significatifs sont également intervenus à l’autre extrémité. Dans bien des pays en effet, le revenu des 10 % les plus modestes a augmenté lui aussi, mais bien plus lentement, les années fastes, pour reculer en période de crise et faire ainsi entrer la pauvreté monétaire relative (et, dans certains pays, absolue) parmi les préoccupations publiques.

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Source : OCDE Focus « Inégalités et croissance », décembre 2014

Document 9 : le cas des Etats-Unis

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

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Document 10 : comparaison Fr / USA (rappel )

2.4 Les inégalités se creusent aussi dans les pays en rattrapage

Document 11: Le creusement des inégalités internes de revenu des BRICS (coefficient de Gini, entre 1990 et 2008)

Source : Laila Porras, « Croissance, inégalités et pauvreté au sein des pays émergents : le cas des BRICS » (Banque mondiale), 2015.

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Document 12 : l’évolution des inégalités (inégalités inter-nationales, inégalités intra-nationales, inégalités mondiales) F.Bourguignon

Document 13 : débat sur la courbe de Kusnetz

Document 14 : le débat Sala-i-Martin / MilanovicUn intense débat se développe sur la question des classes moyennes dans les pays en développement. L’émergence dans les pays en développement d’une catégorie toujours plus large de consommateurs qui ne semblent rien avoir à envier à ceux des pays d’industrie avancée est un élément nouveau à prendre en compte. (…) Pour Xavier Sala-i-Martin (2009) la dynamique nouvelle d’enrichissement des grands pays en développement, en particulier les BRIC, mais aussi l’Afrique du Sud, la Malaisie et l’Indonésie, notamment conduit à un rétrécissement sensible des inégalités mondiales, dynamique que Sala-i-martin attribue à la libéralisation des marchés mondiaux capable de promouvoir une gigantesque classe moyenne mondiale. Au contraire, Milanovic insiste sur le fait que ces nouveaux pays développés sont porteurs d’inégalités internes situées très au-delà du niveau connu aujourd’hui dans les anciens pays industriels. En effet, l’enrichissement moyen dans des pays comme la Chine a bénéficié avant tout aux plus aisés, laissant les autres dans la pauvreté et la frustration relatives : l’enrichissement des BRIC ne semble ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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pas aller avec une baisse des inégalités internes marquées par l’expansion des classes moyennes intermédiaires. Il en découle l’idée que l’émergence de ces classes moyennes pourrait être un trompe-l’œil dans des pays privés de classes médianes : une haute bourgeoisie se détache, 15% de managers, décideurs, cadres experts, situés loin au-dessus de la moyenne, s’élèvent et accèdent à la consommation « de masse », le reste peinant à échapper aux bidonvilles.

Source : Louis Chauvel dans Cahiers Français n°378 « Les classes moyennes dans la crise »

2.5 L’évolution des inégalités de patrimoine

Document 15 : l’évolution du ratio entre la succession moyenne des 0,01% les plus riches et la succession moyenne du fractile P90-95% en France (1902-1994)

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

Document 16 : % du patrimoine total détenu par les 1%

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3. Expliquer le creusement récent des inégalités économiques (dans les PDEM) depuis les années 1980

3.1 L’impact de la mondialisation  3.1.1 A l’origine d’un creusement des inégalités par le bas

Document 17 : Le creusement des inégalités par le bas, les « perdants » de la mondialisationThéorème Stolper-Samuelson : des inégalités croissantes entre salariés qualifiés et salariés non qualifiés. L’entrée des grands pays asiatiques modifient les avantages comparatifs des économies  ; le prix du travail non qualifié dans les PDEM est tiré vers le bas ; Modèle de Feenstra et Hanson : des inégalités croissantes entre salariés qualifiés et salariés non qualifiés. Les FMN se développent en utilisant des filiales ou de sous-traitants à l’étranger ; elles le font pour certaines tâches de la chaîne de valeur. Ce modèle prédit donc le recul des emplois de production faiblement qualifiés mais également de qualification intermédiaire dans les PDEM (qui migrent vers les PVD), tandis qu’au niveau mondial, l’emploi qualifié progresse ; les inégalités salariales se creusent donc. Modèle de P.N.Giraud : des inégalités croissantes entre nomades et sédentaires. La population active se divise entre un secteur soumis à la concurrence mondiale et un secteur non-soumis à cette concurrence. Les revenus des nomades dépendent de leur compétitivité sur le marché mondial de l’emploi ; tandis que le revenu des sédentaires dépendent de la demande domestique (des nomades + des sédentaires) pour les biens et services locaux. Lorsque la taille du groupe des nomades diminue et que la demande domestique s’adresse de plus en plus à des biens manufacturés importés alors les revenus des sédentaires ne progressent plus. Cela a pour conséquence de faire augmenter les inégalités : la minorité des nomades voit ses revenus augmenter plus vites que la majorité des sédentaires.

Document 18 : illustration du modèle de P.N.Giraud

Source : P.N.Giraud « La mondialisation. Emergences et fragmentations », Ed.Sciences humaines, 2012

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Document 19En 1996, je concluais L’inégalité du monde par une conjecture : l’avenir le plus probable dans les pays riches est le laminage des classes moyennes et la polarisation des sociétés entre groupe restreint de nomades de plus en plus riches et une masse de sédentaires qui seront désormais les « clients », au sens romain du terme, des premiers. Cette conjoncture était fondée sur l’évolution quantitative des différents rythmes à l’œuvre dans le processus de mondialisation. En raison de l’émergence très rapide de ce que j’avais appelé les «  pays à bas salaires et à capacité technologique » (Chine, Inde), j’estimais que le rythme de destruction des emplois nomades dans les pays riches l’emporterait sur le rythme de création. Le nombre relatif de nomades diminuerait donc, mais les nomades « résistants » deviendrait néanmoins de plus en plus riches. Le développement propre de l’économie sédentaire ne me paraissait pas capable de contrer cette évolution, si bien que la résultante en était un accroissement des inégalités entre nomades et sédentaires. Cette thèse à l’époque était très minoritaire. A la fin des années 1990, chez la quasi-totalité des économistes le leitmotiv était : « la mondialisation n’est pas coupable ! ». L’augmentation des inégalités dans les pays riches n’était pas niée, mais elle était attribuée pour l’essentiel à un « progrès technique biaisé en défaveur du travail non qualifié ». (…) En bref, c’était la faute des ordinateurs pas de la mondialisation. (…) Mon apport à l’analyse de la mondialisation, s’il en est un, est d’avoir proposé une analyse, espérons-le originale, des dynamiques à l’œuvre, qui met l’accent sur la distinction nomades/sédentaires, distinction utilement complémentaire de la distinction traditionnelle qualifié/non qualifié.

Source : P.N.Giraud, « La mondialisation. Emergence et fragmentations », Coll.Sciences Humains, 2012, p.105-107

3.1.2 A l’origine d’un creusement des inégalités par le haut

Document 20 : l’apparition d’une économie de « stars » mondialiséeExaminons certaines conséquences de ces changements qui peuvent expliquer l’explosion des très hauts revenus.Le développement des techniques de communication a multiplié les audiences des artistes et des sportifs dans des proportions considérables. Enrico Caruso, le premier chanteur d’opéra devenu une vedette internationale a vendu 1 million de disques. Près d’un siècle plus tard, Pavarotti en a vendu plus de 100 millions. (…) J.K.Rowlings, la « mère » d’Harry Potter dispose d’un revenu annuel d’environ 300 millions de dollars, alors que 90% des écrivains anglo-saxons touchent moins de 80 000 dollars. (…) Le même phénomène d’échelle explique l’apparition récente d’autres « très hauts revenus ». dans le domaine financier, les bons opérateurs investisseurs sont récompensés par des primes (ou « bonus ») de fin d’année plus ou moins proportionnelles à leurs gains. L’extension du volume des opérations financières (…) catapultant ainsi une assez grande proportion de « traders » parmi les très hauts revenus. Ce raisonnement explique aussi la hausse vertigineuse des rémunérations des dirigeants des très grandes entreprises (…). Il est remarque que la rémunération des dirigeants dépende si étroitement de la taille des entreprises qu’ils gèrent. Ainsi, les patrons des dix plus grandes sociétés américaines ont une rémunération à peu près 4 fois supérieure à celle des patrons des entreprises qui se situent autour de la 100 ième place dans un classement par taille. En France, ce ratio est de l’ordre de 3. (…) On observe que la hausse des rémunérations des dirigeants constitue un phénomène relativement nouveau. La rémunération des dirigeants américains ont été remarquablement stables de l’avant-guerre jusqu’aux années 1970, malgré l’expansion internationale de plusieurs grandes sociétés américaines dans les années 1950-1960. Au sein des entreprises, la hausse de la rémunération des dirigeants s’est élargie à leurs états-majors et aux cadres de haut niveau. Ces effets de diffusion existent dans d’autres domaines. Dans le secteur financier, le responsable d’une salle de marché peut difficilement recevoir moins que ses traders (…). Un autre type de diffusion passe par la fourniture de services aux superstars ou à ces entreprises géantes. Les avocats, par exemple, qui interviennent sur des litiges portant sur des sommes considérables, font rémunérer leur travail au prorata de ces montants. C’est à travers ce phénomène de diffusion que la distribution des revenus est significativement affecté par la montée des superstars.

Source : François Bourguignon « La mondialisation de l’inégalité », La République des idées, 2012, 45

Document 21 : les super-cadres Revenons aux causes de la hausse des inégalités aux Etats-Unis. Elle s’explique pour une large part par la montée sans précédent de l’inégalité des salaires, et en particulier l’émergence de rémunération extrêmement élevées au sommet de la hiérarchie des salaires, notamment parmi les cadres dirigeants des grandes

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entreprises. (…) Durant les années 1980-2010, les 10% des salaires les plus élevés, et plus encore les 1% les plus élevés, se mettent à croître structurellement plus vite que la moyenne des salaires. Au total, la part du décile supérieur de la hiérarchie des salaires passe de 25% à 35% de la masse salariale, et cette hausse de 10 points explique approximativement les deux tiers de la hausse de la part du décile supérieur de la hiérarchie des revenus dans le revenu national. (…) La montée des très hauts revenus et des très hauts salaires reflète avant tout l’avènement des « super-cadres », c’est-à-dire d’un groupe de cadres dirigeants des grandes entreprises parvenant à obtenir des niveaux de rémunération extrêmement élevés, inédits dans l’histoire. (…) Des recherches récentes (…) permettent de constater que la grande majorité des 0,1% des revenus les plus élevés (entre 60% et 70%) correspondent pendant les années 2000 à des cadres dirigeants. Par comparaison, les sportifs, acteurs, artistes, … représentent au total moins de 5% des effectifs. En ce sens, les nouvelles inégalités américaines correspondent bien plus à l’avènement des « super-cadres » qu’à une société de « superstars ». (…) Précisons enfin qu’en accords avec les règles fiscales américaines et aussi avec la logique économique, nous avons inclus dans les salaires l’ensemble des primes et bonus versés aux cadres dirigeants, ainsi que la valeur d’exercice des « stock-options » (…). La très forte volatilité des primes, bonus et valeurs d’exercices des options explique les fluctuations importantes de la part des hauts salaires dans les années 2000-2010. (…)Il faut en outre noter que plus on monte haut dans la hiérarchie des revenus, plus les hausses ont été spectaculaires. Et même si ces hausses concernent au final un nombre limité de personnes, elles n’en sont pas moins extrêmement visibles et posent naturellement la question de leur justification. Si l’on examine l’évolution de la part du millime supérieur – les 0,1% les plus riches – dans le revenu national dans les pays anglo-saxons d’une part, et en Europe continentale et au Japon d’autre part, alors on constate certes des différences notoires (une progression inégalée aux Etats-Unis) mais également une progression très sensible dans tous les pays. (…) Afin que les ordres de grandeur soient bien clairs pour tous, rappelons qu’une part de 2% du revenu national pour 0,1% de la population signifie par définition que chacun au sein de ce groupe dispose en moyenne d’un revenu 20 fois plus élevé que la moyenne du pays en question ; une part de 10% signifie que chacun dispose de cent fois la moyenne. Rappelons également que les 0,1% les plus riches regroupent par définition 50 000 personnes dans un pays dont la population est de 50 millions d’adultes (comme la France du début des années 2000). Il s’agit donc d’un groupe à la fois très minoritaire et non négligeable de par sa place dans le paysage social et politique. Le fait central est que dans tous les pays riches, ce groupe a connu au cours des années 1990-2010 des progressions spectaculaires du pouvoir d’achat, alors même que le pouvoir d’achat moyen stagnait. (…)

Source : Thomas Piketty « Le capital au 21ième siècle », Seuil, 2014

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3.2 L’impact du progrès technique : le mécanisme de « creativ destruction»

3.2.1 Le lien progrès technique, productivité et emploi 

Document 22 : un schéma explicatif

Sources biblio débat impact macro des innovations contemporaines : Erik Brynjolfsson & Andrew McAffe « The second machine age » 2014Robert Gordon « The rise and fall of american growth » 2016

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Progrès technique / automatisation / robotisation

R&D, innovations Degré de concurrence sur marché des

B&S (distance à la frontière technologique) ; fonctionnement

marché des capitaux ; capital humain

Innovations procédés / organisation +Innovations produits / commercialisation

L’économie produit davantage avec la même quantité de facteurs utilisés

= Gains de productivité : mais débat sur portée de ce phénomène aujourd’hui !

McAffe vs Gordon

Baisse des prix / hausse des salaires / nouveaux produits

Transformation de l’offre (quantitativement et

qualitativement)

Création emplois

Effet pro-compétitif : disparition

concurrents moins performants

Destruction emplois 

Solde ?Degré de flexibilité du marché du travail ; qualité de l’appariement ;

« Effet de dimension » microéconomique : impact direct de

l’innovation mise en œuvre

« Effet de dimension » macroéconomique : diffusion à

l’ensemble de l’économie

Remplacement du travail par du

capital ; substitution capital / travail

Apparition de nouveaux métiers en lien avec la

conception, la fabrication, la

maintenance, la réalisation de

l’innovation…

hausse investissements

Transformation de la nature du métier : complexité, compétences

relationnelles …

Effet sur la demande

Gains de compétitivité (coûts et hors coûts)

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Document 23 : la théorie du déversement (Alfred Sauvy), la dimension « macroéconomique » des effets du progrès technique sur l’emploi

A.Sauvy dans « La machine et l’emploi » (1980) critique la thèse selon laquelle « la machine tue l’emploi ». L’introduction du PT a un impact à la fois sur la productivité et sur la demande (le pouvoir d’achat des consommateurs). Le progrès technique conduit à la disparition de certaines professions (effet direct de son introduction), il permet l’apparition d’autres professions (effet direct de son introduction) mais il libère également du pouvoir d’achat et modifie la structure de l’offre d’une économie. En effet, les gains de productivité se transmettent aux salaires (hausse) et aux prix (baisse) ce qui fait augmenter la demande. Mais cette augmentation de la demande se traduit par l’accès à de nouveaux produits. historiquement, la hausse de la productivité dans le secteur primaire (agriculture) s’est accompagnée par une hausse de la demande de biens manufacturés, puis la hausse de la productivité dans l’industrie c’est accompagnée d’une hausse de la demande de services. Sauvy explique ainsi le déversement de l’emploi du primaire au secondaire, du secondaire au tertiaire.

Document 24 : illustration, les transformations de la population active française par secteurs d’activité

source : http://annotations.blog.free.fr/index.php?post/2013/09/10/Revue-de-presse-%C3%A9conomique-et-sociale-n%C2%B0-4

3.2.2 Numérisation et robotisation de l’économie : progrès technique et hausse des inégalités

3.2.2.1 Les conséquences sur le volume de l’emploi

Document 25 : les innovations contemporaines, l’automatisation et la numérisationJusque dans les années 1970, le terme automatisation renvoyait à des technologies permettant l’exécution de certaines tâches par des machines, essentiellement pour la fabrication de produits industriels. L’émergence de l’informatique a élargi de façon considérable le spectre des tâches et des fonctions de l’entreprise pouvant être automatisées, y compris désormais dans les services.Le déploiement d’Internet à partir des années 1990 marque le démarrage d’une nouvelle vague d’innovations à l’origine de ce qui est couramment appelé la numérisation de l’économie. Il s’agit du phénomène de diffusion de technologies numériques à l’ensemble du système productif qui permet non seulement d’aller encore plus loin en matière d’automatisation, mais remet aussi radicalement en cause le fonctionnement et l’organisation de certains secteurs et modèles d’affaires.Des possibilités techniques d’automatisation et de numérisation encore accrues se profilent à l’horizon. Plusieurs technologies – dont un grand nombre appartiennent au domaine du numérique et qui se caractérisent par leur forte interdépendance – sont porteuses d’un potentiel considérable de transformation du système productif et de nos économies. C’est le cas en particulier de l’intelligence artificielle et de la ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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robotique. En permettant le développement de programmes informatiques et de robots capables de réaliser des activités toujours plus complexes et toujours plus apprenants, les progrès en cours et à venir dans ces domaines permettent en effet un élargissement de la portée de l’automatisation :

- à de nouvelles activités au sein de secteurs utilisateurs depuis plusieurs années de technologies d’automatisation tels que l’industrie ou l’agriculture ;

- à des secteurs restés jusqu’à peu à l’écart d’un mouvement d’automatisation, tels que la santé ou les services.C’est également le cas de l’impression 3D ou encore de l’Internet des objets.

Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 26 : la disparition de certaines professionsLe développement de l’économie numérique provoque la disparition tendancielle d’un certain nombre de professions. Ce phénomène prend plusieurs formes :

– l’automatisation de certaines tâches (notamment les plus « routinières ») : elle concerne les professions d’ouvriers ou d’employés de bureau et, de plus en plus, les métiers de la vente de détail et du service aux clients (automatisation croissante des agences bancaires ou de l’accueil dans les stations de métro) ;

– l’apprentissage : avec le développement de l’intelligence artificielle, en particulier des algorithmes d’apprentissage, l’automatisation commence à concerner des professions plus qualifiées qui, tels les avocats ou les médecins, sont fondées sur la maîtrise de grandes bases de connaissances ;

– le report sur l’utilisateur final : les technologies numériques permettent d’équiper les utilisateurs des outils nécessaires pour exécuter eux-mêmes certaines tâches, faisant disparaître les professions correspondante (par exemple, l’achat en ligne affecte la profession de vendeur en magasin) ;

– le report sur la multitude : dans certains cas, ce n’est pas le consommateur lui-même qui prend en charge la production, mais la multitude des internautes. Le « travail gratuit » des individus tend à évincer certaines professions (les rédacteurs de guide de voyage sont évincés par TripAdvisor, les rédacteurs d’encyclopédies, par Wikipedia voire les journalistes par les bloggeurs) ;

– la concurrence des amateurs : les technologies numériques permettent d’équiper des individus pour qu’ils puissent offrir un produit souvent moins cher et d’une qualité supérieure par rapport aux professionnels (par exemple, AirBnB permet à une multitude d’amateurs de concurrencer directement les hôteliers professionnels).

L’inquiétude grandit donc s’agissant de l’effet du numérique sur l’emploi. Certaines professions réglementées se voient menacées face à l’arrivée de nouveaux acteurs : chauffeurs de taxi, libraires, hôteliers se mobilisent pour dénoncer les risques que l’économie numérique fait peser sur eux et se protéger contre ce qui est souvent qualifié de « concurrence déloyale ». Les métiers « routiniers », qui correspondent à l’essentiel des professions intermédiaires dans la distribution des revenus, se raréfient du fait de l’automatisation. Ces emplois (ouvriers, employés de bureau, etc.) sont exercés par un segment de la main d’œuvre particulièrement nombreux et emblématique : les travailleurs des classes moyennes, pour la plupart salariés – ceux-là mêmes qui sont au cœur de notre modèle social et dominent notre représentation du monde du travail.

Source : rapport du CAE « Economie numérique », n°26, octobre 2015

Document 27 : emplois les plus exposés et les plus susceptibles d’évoluer (France)Seule une faible part des emplois ont un indice d’automatisation élevé : moins de 10 % des emplois cumulent de manière importante des caractéristiques qui les rendent vulnérables au vu des avancées technologiques actuelles. On les appellera ici les emplois «exposés » ;Une part bien plus importante des emplois est toutefois potentiellement concernée par l’automatisation: près de 50% des emplois pourraient voir leur contenu évoluer avec le développement des technologies de la numérisation et de l’automatisation. On les appellera ici les « emplois dont le contenu est susceptible d’évoluer ».Parmi ces emplois les plus « exposés », les métiers proportionnellement les plus représentés par rapport à leur part dans l’emploi salarié total sont le plus souvent des métiers manuels et peu qualifiés, notamment de l’industrie : ouvriers non qualifiés des industries de process, ouvriers non qualifiés de la manutention, ouvriers non qualifiés du second œuvre du bâtiment, agents d’entretien, ouvriers non qualifiés de la mécanique, caissiers. On peut trouver aussi quelques métiers qualifiés : ouvriers qualifiés de la mécanique et ouvriers qualifiés des industries de process par exemple.

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Parmi ces emplois les plus «susceptibles d’évoluer», les métiers proportionnellement les plus représentés par rapport à leur part dans l’emploi salarié total sont également souvent des métiers manuels et peu qualifiés, mais ils relèvent plus du secteur des services que les métiers les plus « exposés » : conducteurs, caissiers, agents d’exploitation des transports, employés et agents de maîtrise de l’hôtellerie et de la restauration, aides à domicile et aides ménagères par exemple.

Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 28 : un potentiel de création d’emplois réel, mais dont l’ampleur est difficile à quantifierLe potentiel de création d’emplois des nouvelles technologies est d’une double nature. Il prend d’abord la forme d’un potentiel de création d’emplois directs propres au développement de la technologie concernée (emplois du numérique et de la robotique). Mais il s’agit aussi et surtout des emplois indirects créés dans l’ensemble de l’économie et induits notamment par les effets de compensation.En l’espèce, s’agissant du mouvement actuel de numérisation et d’automatisation, le rapport détaille les raisons pour lesquelles il apparaît que :

- le potentiel de création d’emplois directs est différencié : il est significatif dans le numérique (les études prospectives disponibles montrent que la dynamique de créations nettes d’emplois dans le numérique devrait rester soutenue dans les prochaines années), il est plus mesuré dans la robotique ;

- le potentiel de création d’emplois indirects, bien plus difficile à mesurer, est réel du fait notamment d’un triple facteur : les avancées réalisées dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la robotique s’inscrivent d’abord dans un mouvement plus large d’avancées technologiques pouvant conduire à l’émergence d’innovations de produits ou de services qui ont plus de chance d’avoir un effet positif sur l’emploi que les innovations de procédé ; la diffusion des technologies d’automatisation pourrait ensuite permettre aux secteurs exposés et notamment à l’industrie d’améliorer leur compétitivité-coût mais aussi hors coût, avec un effet positif sur l’emploi (plus compétitives, les entreprises industrielles françaises pourraient gagner des parts de marché à l’étranger, et donc augmenter leur production avec in fine des effets positifs sur l’emploi) ; l’amélioration de la productivité et le regain de compétitivité dans les secteurs exposés liées à ces nouvelles technologies pourraient enfin avoir des effets d’entraînement supplémentaires dans les secteurs abrités (phénomène dit d’effet multiplicateur).

Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 29 : évolution des effectifs de secrétaires et d’ingénieurs et cadres de l’informatique et des télécoms depuis 1983

Source : France Stratégie « L’effet de l’automatisation sur l’emploi : ce qu’on sait et ce qu’on ignore », n°49, juillet 2016

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3.2.2.2 Les conséquences sur la structure des emplois : la polarisation du marché du travail

Document 30 : nouveaux emplois et polarisation du marché du travailL’emploi numérique n’est pas constitué que d’ingénieurs informatiques ; ce sont aussi les chauffeurs de VTC, les emplois logistiques de la vente en ligne, les particuliers qui offrent des prestations touristiques, des travaux de réparation, etc. L’économie numérique n’exclut donc pas du tissu productif les travailleurs moins qualifiés. En revanche, elle tend à les déplacer de métiers routiniers, facilement automatisables, vers des tâches qui reposent sur des interactions humaines, pour lesquelles le robot ou l’ordinateur ne sont pas de bons substituts. Il en résulte une polarisation du marché du travail. Tandis que les professions intermédiaires, situées au milieu de la distribution des salaires, tendent à se raréfier, l’économie numérique crée principalement deux catégories d’emplois : d’une part, des emplois bien rémunérés, à dimension managériale ou créative, requérant une qualification élevée ; d’autre part, des emplois peu qualifiés et non routiniers, largement concentrés dans les services à la personne, qui sont peu rémunérés car leur productivité reste faible.

Source : rapport du CAE « Economie numérique », n°26, octobre 2015

Document 31 : la polarisation du marché du travail américain Les États-Unis sont un laboratoire intéressant pour analyser et prévoir les évolutions à venir en France, d’une part du fait de leur similarité sectorielle (c’est une économie de services), d’autre part du fait que ce qui s’y passe tend à précéder la situation en France : moins régulée, cette économie connaît des mutations plus rapides pour s’adapter aux forces de marché. En France, un marché du travail caractérisé par des coûts de licenciement élevés rend les ajustements lents, même s’ils finissent par se produire, ne serait-ce que par simple non-remplacement de la main-d’œuvre par les entreprises.Les économistes américains ont documenté en détail un phénomène baptisé « polarisation » qui est à l’œuvre sur le marché du travail depuis les années 1980 et qui permet de généraliser et de comprendre l’idée d’une disparition du travail d’une partie des classes moyennes.Les emplois de milieu de gamme (métiers d’ouvrier qualifié dans l’industrie ou tâches d’employés d’administration, telles que le secrétariat) ont considérablement diminué en proportion au cours des trois dernières décennies et se sont vu remplacer par, d’une part, des emplois de services à la personne peu qualifiés et moins rémunérés et d’autre part, par des emplois qualifiés plus managériaux (Autor et Dorn, 2013).Cette évolution doit beaucoup moins aux délocalisations dans les pays à bas salaires, qu’à une automatisation à marche forcée de la production. Une borne supérieure de l’impact de la concurrence des pays à bas salaires sur la désindustrialisation est donnée par une étude récente, qui explique environ 25 % du déclin de l’emploi manufacturier américain par la concurrence internationale (Autor, Dorn et Hanson, 2013). Les économistes considèrent que le reste est essentiellement lié au développement des technologies de l’information et de la communication (voir par exemple Autor, Katz et Kearney, 2008). Les tâches de nature répétitive et prévisible (dites « routinières »), qui peuvent facilement se coder, ont été largement transférées des humains aux automates : la chaîne de montage en usine comprend plus de robots ; les logiciels font l’essentiel des tâches de secrétariat, etc.

Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne, février 2015

Document 32 : la polarisation s’observe en France même si elle est moins marquée La structure de l’emploi a été profondément modifiée depuis les années 1980, en partie en lien avec la diffusion des technologies numériques. Depuis les années 1980, on assiste en France à une évolution de la structure de l’emploi qui semble avoir surtout profité aux plus qualifiés. Dans d’autres pays comme les Etats-Unis, la croissance de l’emploi des plus qualifiés s’est accompagnée d’une progression de l’emploi peu qualifié, aux dépens des qualifications intermédiaires : c’est ce qu’on appelle une polarisation de l’emploi. Elle est moins nette en France.Parmi les grandes explications avancées pour expliquer cette déformation de la structure de l’emploi figure la diffusion des nouvelles technologies et notamment des technologies numériques. Ces technologies seraient en effet plus facilement substituables aux emplois auxquels sont associés des tâches manuelles et cognitives « routinières ». Il s’agit plutôt d’emplois de niveau de qualification intermédiaire. Elles seraient en revanche complémentaires aux emplois auxquels sont attachés des tâches « non routinières » qui impliquent de

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résoudre des problèmes, de faire preuve de créativité ou de leadership. Il s’agit plutôt d’emplois de niveau de qualification élevé.Si le sujet a surtout été traité aux Etats-Unis, plusieurs travaux valident pour le cas français l’idée que les nouvelles technologies sont plutôt défavorables à l’emploi des travailleurs qui réalisent des tâches manuelles et cognitives « routinières », tandis qu’elles sont plutôt favorables à l’emploi des travailleurs qui réalisent des tâches « non routinières ».

Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 33 : la polarisation en FranceLa France a bien subi une transition similaire à celle qui a été décrite aux États- Unis : pour le voir, nous avons calculé l’évolution du poids de chaque catégorie socio-professionnelle dans la population active totale entre 1990 et 2012. Nous avons ordonné chaque catégorie en fonction de son niveau de rémunération moyen en 1990. Puis, nous avons calculé, pour chaque catégorie, le taux de croissance de son emploi sur la période 1990-2012. (…) L’image qui se dégage est nette : c’est celle d’une « courbe en U » qui est la signature du phénomène de polarisation (voir Autor et Dorn, 2013 pour le cas américain): les professions à rémunération intermédiaire se sont amenuisées, remplacées par des occupations qui sont soit moins rémunérées (à gauche de la courbe) soit plus rémunérées (à droite de la courbe).

Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne, février 2015

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Document 33’ : les professions qui disparaissent

Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne, février 2015

Document 33’’: les professions qui se développent

Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne, février 2015

Document 34 : l’essor des emplois non qualifiés non automatisablesNotre but est en effet d’identifier les « métiers de demain » pour la population active peu qualifiée. Cette liste (…) donne une typologie très claire topologie des métiers qui disparaissent sous la pression de l’automatisation et de ceux qui sont au contraire en croissance forte. Elle confirme la disparition rapide des emplois techniques d’ouvriers non qualifiés ainsi que des tâches de secrétariat. Les emplois de services aux personnes tels les « employés de libre service », les « assistantes maternelles », les « infirmiers » ou encore les « chauffeurs/transporteurs » sont au contraire des emplois en forte hausse. Il est donc erroné de dire que le progrès technique détruit des emplois non-qualifiés sans les remplacer. Son effet est davantage de remplacer des emplois non-qualifiés automatisables par d’autres emplois non-qualifiés non-automatisables (Autor, Levy et Murnane, 2003 ; Maurin et Thesmar, 2004). Enfin, ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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comme aux États-Unis, on peut caractériser la transition en cours sur le marché de l’emploi comme celle d’une disparition des tâches « routinières », qui étant codifiables, peuvent être déléguées à des automates.

Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne, février 2015

Document 35 : le renouveau du travailleur indépendantLe travail peu qualifié dans l’économie numérique prend souvent la forme d’une activité indépendante plutôt que salariée. C’est par exemple le cas des chauffeurs de VTC : chaque « micro-entrepreneur » se branche indépendamment sur la plate-forme et y développe une réputation individuelle sur la qualité de son service. Alors qu’elle était en recul depuis les années 1970, la part des non-salariés dans l’emploi total se redresse depuis 2001 (graphique 3). Le succès du statut d’auto-entrepreneur, dont 33 % exercent toutefois une activité salariée en parallèle, témoigne de cette évolution. L’économie numérique favorise l’émergence du travail indépendant pour plusieurs raisons. L’externalisation est plus facile tant pour les entreprises du fait de la baisse des coûts de transaction que pour les travailleurs dont le coût des actifs nécessaires à l’exercice de leur métier a beaucoup diminué. La possibilité d’appariement direct avec les clients sur les plates-formes permet au travailleur indépendant de bénéficier d’une flexibilité sur ses horaires et de combiner plusieurs activités. L’individualisation de la réputation des prestataires affaiblit l’avantage organisationnel du salariat (l’entreprise individuelle donne naturellement des incitations plus fortes à la performance). Enfin, dans le cas de la France, le statut d’auto-entrepreneur constitue une alternative simple et fiscalement avantageuse.Ce retour du travail indépendant et l’émergence de la pluriactivité constituent des défis pour un modèle social calibré sur la prédominance du salariat. L’accès au logement et au marché du crédit est plus difficile pour les travailleurs n’ayant pas un CDI, même lorsque leurs revenus ne sont pas incertains.On peut craindre également que les nouveaux indépendants sous-épargnent par myopie ou manque d’information sur les niveaux de pension auxquels ils ont droit dans le cadre de leur régime de retraite. Contrairement à des professions traditionnellement exercées par des travailleurs indépendants (commerçants, médecins libéraux, chauffeurs de taxi), les travailleurs indépendants du numérique n’immobilisent pas au long de leur carrière un actif tel qu’un fonds de commerce ou une licence de taxi. Faute de cette modalité d’épargne individuelle, l’arrivée à l’âge de la retraite de cette population pourrait révéler des difficultés économiques inédites.

Source : rapport du CAE « Economie numérique », n°26, octobre 2015

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Document 36 : évolutions des professions France

Source : France Stratégie « La polarisation des emplois : une réalité plus américaine qu’européenne », août 2015

3.2.2.3 Des conséquences sur le contenu des métiers

Document 37 : une profonde évolution des métiersLa diffusion des nouvelles technologies a aussi participé à une profonde évolution des métiers, marquée par une complexification généralisée et un essor des compétences analytiques et relationnellesAu-delà de la seule structure de l’emploi, les technologies numériques ont également contribué à modifier le contenu en tâches et en compétences des métiers au cours des dernières décennies.Plusieurs travaux rendent ainsi compte d’une relative complexification des métiers existants en lien avec la diffusion de technologies nouvelles, marquée par un essor des compétences analytiques et relationnelles. On assiste par exemple (en particulier pour les cadres) à une mobilisation généralisée des compétences transverses : gestion de projet, capacité à travailler au sein d’équipe pluridisciplinaire, capacité à développer un réseau ou à communiquer (avec des collègues ou des clients), bonne compréhension de la stratégie d’entreprise, prise en compte des enjeux commerciaux.La modification des compétences exigées sur le marché du travail a aussi été tirée par l’émergence de nouveaux métiers dans le domaine du numérique, auxquels sont attachées des tâches nouvelles et plus complexes.

Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 38 : des métiers qui deviennent moins automatisables ! Sur la période 2005-2013, on peut estimer que la tertiarisation et la désindustrialisation de l’économie, si elles ne s’étaient pas accompagnées d’une transformation de l’exercice des métiers, n’auraient conduit qu’à une hausse de 400 000 emplois peu automatisables. Or, on observe en réalité une hausse de 1,13 million d’emplois peu automatisables : les 730 000 emplois supplémentaires sont dus à la transformation du contenu des métiers. De même, seul le recentrage des métiers sur les tâches les moins facilement automatisables explique la baisse du nombre d’emplois automatisables (moins 530 000) au cours de la période.L’évolution des effectifs et du contenu des métiers de la banque illustre cette adaptation dans un contexte de progrès technologique. L’installation de distributeurs automatiques de billets (DAB) a profondément modifié les besoins en main-d’œuvre dans le secteur bancaire. Dans un premier temps, le déploiement des DAB — qui sont passés de 5 000 sur le territoire en 1983 à près de 60 000 fin 2013 — a diminué le coût ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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Page 22: Module 4 Déséquilibres, régulation et action publique€¦  · Web viewModule 4 Déséquilibres, régulation et action publique. Partie 3 Les politiques sociales. Chapitre 1

d’exploitation des agences bancaires, et leur nombre a alors augmenté. Puis le développement des services de banque en ligne et l’apparition des modes de paiement sans contact — qui limite les besoins en liquidités — a stoppé le déploiement des DAB et réduit le nombre des agences bancaires. Ainsi, ces évolutions technologiques n’ont eu des conséquences négatives sur les effectifs d’employés de la banque et des assurances qu’à partir du début des années 1990. Mais les enquêtes sur les conditions de travail ne rendent pas compte uniquement de leur baisse ; elles révèlent également que la nature de ces métiers s’est modifiée. Désormais, 61 % de ces employés déclarent occuper un emploi nécessitant une réponse immédiate à une demande extérieure et ne devant pas toujours appliquer des consignes, contre 35 % en 2005. Ce profil d’emplois peu automatisables a également augmenté parmi les techniciens (62 % contre 47 % en 2005) et, dans une moindre mesure, chez les cadres (48 % contre 43 %). Le recentrage des métiers sur les tâches les plus difficilement automatisables est un phénomène global. Il s’observe également pour le métier de secrétaire — diminution des effectifs les plus automatisables et stabilisation de ceux peu automatisables — et globalement au sein des métiers administratifs (employés des services comptables et administratifs, agents d’accueil et d’information). La révolution numérique détruit certains emplois, mais surtout elle transforme les métiers.

Source : France Stratégie « L’effet de l’automatisation sur l’emploi : ce qu’on sait et ce qu’on ignore », n°49, juillet 2016

3.2.2.4 Les conséquences sur les inégalités et sur le taux de chômage

Document 39 : polarisation et inégalités, le cas américain Depuis 1990, le marché du travail français s’est polarisé entre les emplois peu qualifiés et ceux requérant des qualifications très élevées. Au fur et à mesure que la France est devenue une économie de services, elle a remplacé des emplois industriels « moyennement payés », pour créer à la place des emplois de services très qualifiés et des emplois de services peu qualifiés. La transition vers la société post-industrielle a exposé notre pays à une forte pression inégalitaire. Aux États- Unis, cette pression s’est exprimée sans contrainte par une hausse massive des inégalités de salaires, bien documentée par une abondante littérature : alors que le revenu moyen réel (ajusté de l’inflation) des 20 % des ménages les mieux payés a augmenté de 50 % entre 1980 et 2013, le revenu moyen des 20 % les plus pauvres n’a pas du tout augmenté en termes réels. (…)La grande polarisation du marché du travail a eu pour effet un fort accroissement des inégalités de salaires. En effet, les emplois de services à la personne peu qualifiés (restauration, logistique, santé) sont par nature des tâches où la productivité est faible ; ceux qui ont dû se reconvertir vers ces tâches ont une rémunération plus faible que celle qui prévalait sur les postes d’ouvriers qualifiés ou d’employés en col blanc qu’ils possédaient auparavant. Inversement, les métiers managériaux ou créatifs ont vu leur productivité décuplée par les possibilités de l’informatique et les rémunérations de ces emplois ont augmenté relativement au salaire médian.Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne,

février 2015

Document 40 : polarisation et chômage, le cas françaisPour combattre cette pression inégalitaire sur les salaires, les gouvernements français ont utilisé deux principaux outils de politique économique : une hausse du Smic net, qui a évité le dévissage (en net) des bas salaires, combinée à un déplacement de la masse des cotisations sociales des bas vers les hauts salaires. Ce déplacement a eu pour effet de permettre une augmentation des salaires nets au bas de la distribution, tout en diminuant les salaires nets en haut de la distribution. Si ces deux politiques ont permis de contenir la hausse des inégalités (Cotis, 2009), nous allons voir qu’elles n’ont pas pu éviter celle du chômage.Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne,

février 2015

Document 41 : la création d’emplois peu qualifiés est inférieure en FranceEn France, on observe depuis 1990 une réduction du poids des catégories socioprofessionnelles intermédiaires dans la population active et une hausse conjointe des catégories très rémunérées ou peu rémunérées. Cette « courbe en U » est la signature du phénomène de polarisation. La France se distingue toutefois par sa difficulté à créer ces emplois peu qualifiés : la moitié de la différence entre le taux

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d’emploi aux États-Unis et en France s’explique par un déficit d’emploi dans le commerce et l’hôtellerie-restauration, secteurs intensifs en main d’œuvre peu qualifiée. Les causes sont connues : en dépit des politiques continues de diminution du coût du travail, celui-ci reste élevé pour les entreprises au niveau du SMIC (en particulier dans les zones où la productivité est plus faible), tandis que le droit du travail fait de la décision d’embauche en contrat à durée indéterminée (CDI) une décision risquée, notamment dans le cas d’un travailleur sans diplôme et sans expérience.

Source : rapport du CAE « Economie numérique », n°26, octobre 2015

Document 42 : les conséquences différentes de la polarisation du marché du travailNotre analyse aboutit à un constat simple : le marché du travail français subit, depuis plus de trente ans, un formidable choc inégalitaire. Ce choc doit moins à l’émergence d’une classe de capitalistes rentiers qu’à la montée en puissance des détenteurs de « capital humain ». Sous l’impulsion du progrès technologique (bien plus que de la concurrence des pays à bas salaires), la France entre progressivement dans la société post-industrielle. Chez nous, comme chez nos voisins allemands, suédois ou anglais, cette transformation de l’économie induit une « polarisation » du marché du travail. Elle bénéficie fortement aux très qualifiés qui exercent leur métier sur une surface mondiale et non plus nationale ; leur productivité est décuplée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication et leur taux de chômage, modeste. Simultanément les emplois automatisables d’ouvriers et d’employés disparaissent. Cette population moins qualifiée s’est vue forcée de basculer rapidement vers des emplois de services plus précaires et moins bien rémunérés. Ces évolutions se retrouvent dans tous les pays et n’ont donc rien à voir avec une quelconque impéritie de nos décideurs politiques. C’est, en revanche, la réaction des États à ces transformations qui diffère. Aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne, l’entrée dans la société post-industrielle s’est directement traduite par une hausse des inégalités de revenu, et une incidence relativement faible sur le chômage. En France, l’État a cherché, plus qu’ailleurs, à endiguer la hausse des inégalités, en élevant le salaire minimum afin d’empêcher les bas salaires de stagner et en augmentant les charges sur les hauts salaires, afin d’en contenir la hausse. Si cette politique a permis de contenir les inégalités de salaires, elle a aussi eu d’importants effets pervers. Aujourd’hui, le Smic chargé (c’est-à-dire le salaire minimum incluant les cotisations salariales et patronales, qui reflète donc le coût pour l’employeur) continue de constituer une barrière à l’entrée sur le marché de l’emploi pour les moins qualifiés. Le chômage est donc essentiellement un problème pour les non-diplômés, alors que le marché du travail qualifié est virtuellement au plein emploi.

Source : S.Catherine, A.Landier et D.Thesmar «  Marché du travail : la grande fracture », Institut Montaigne, février 2015

3.2.2.5 Les conséquences sur la localisation des emplois : le creusement des inégalités territoriales

Document 43 : rappel, mondialisation et numériqueEn abaissant les « coûts de la distance », les technologies de l’information et de la communication ont ainsi pu favoriser des délocalisations de certaines activités « routinières » industrielles et de service vers des pays où le coût du travail est faible. Cette tendance, en cours depuis les années 1980, pourrait néanmoins s’atténuer voire dans certains cas s’inverser (relocalisations) grâce notamment aux possibilités croissantes d’automatisation.

Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 44 : métropolisation des activités économiques et inégalités territorialesAlors que les « métiers fragiles » au niveau national (métiers agricoles, ouvriers industriels, certains employés administratifs) sont davantage situés dans les aires de moins de 100 000 habitants et en dehors des grandes aires urbaines, les métiers à fort potentiel de création d’emplois sont plus souvent présents dans les métropoles. Par ailleurs, les mobilités d’emploi à emploi sont plus nombreuses en Île-de-France. La fragilité des espaces ruraux, des petites villes et des villes moyennes pourrait ainsi être renforcée au regard des évolutions d’emploi projetées. Enfin, si les jeunes, les cadres et les salariés de la fonction publique changent davantage de région, les seniors, les ouvriers industriels et les employés peu qualifiés ont une mobilité géographique plus faible.

Source : France Stratégie « Les métiers en 2022 » avril 2015

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Document 45 : l’impact du PT sur l’emploi n’est pas uniforme sur le territoire La diffusion actuelle et future des technologies numériques a des effets différents sur l’emploi selon la composition sectorielle et le type de travailleurs de la zone d’emploi considérée.D’une part, les territoires les plus susceptibles de connaître des destructions d’emploi à cause des possibilités croissantes d’automatisation seraient ceux où les secteurs industriels traditionnels faiblement intensifs en technologie représentent une grande part de l’emploi (en particulier si ces territoires sont spécialisés dans ces secteurs), mais aussi s’ils sont caractérisés par une forte densité en travailleurs peu qualifiés et où les métiers intensifs en tâches « routinières » pèsent beaucoup dans l’emploi local.D’autre part, les territoires qui pourraient bénéficier de la diffusion des technologies seraient :

- d’abord, les territoires capables d’attirer des relocalisations notamment industrielles ; - ensuite, les aires urbaines où les entreprises peuvent profiter d’économies d’agglomération et puiser

dans un vivier de talents dont les compétences sont complémentaires des nouvelles technologies.Source : Conseil d’Orientation pour l’emploi « Automatisation, numérisation et emploi », Janvier 2017

Document 46 : la géographie des métiers à fort potentiel de créations d’emplois

Source : France Stratégie, « Dynamique de l’emploi et des métiers : quelle fracture territoriale ? », note n°53, Février 2017

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Document 47 : les emplois les plus qualifiés se trouvent dans les métropoles

Source : France Stratégie, « Dynamique de l’emploi et des métiers : quelle fracture territoriale ? », note n°53, Février 2017

Document 48 : les emplois les plus répétitifs ne se trouvent pas dans les métropoles

Source : France Stratégie, « Dynamique de l’emploi et des métiers : quelle fracture territoriale ? », note n°53, Février 2017

Document 49 : la métropolisation des activités et le creusement des écarts avec les régions périphériques

Le début du XXIe siècle est marqué par un mouvement de concentration de l’emploi dans une douzaine de métropoles françaises. Ce phénomène constitue un tournant par rapport à la seconde moitié du XXe siècle, où l’expansion de l’emploi salarié avait profité à toutes les villes, petites et grandes. La métropolisation du développement économique est tirée par une tendance à la concentration géographique des emplois de cadres. (…)Globalement, jusqu’en 1999, la croissance de l’emploi s’est diffusée sur l’ensemble du pays. Les territoires à la traîne se situaient aux extrêmes de la distribution. Les communes isolées, en milieu rural, pâtissaient des pertes d’emploi dans l’agriculture, tandis que la métropole parisienne, à l’évolution heurtée, était affectée d’un « effet local » négatif : à qualification ou secteur donnés, le nombre d’emplois y évoluait de manière moins favorable que dans le reste du pays.Les choses changent à partir de 1999. Les territoires se différencient de plus en plus : entre 2006 et 2013, les écarts prennent de l’ampleur avec le décrochage des aires urbaines de moins de 200 000 habitants. La crise de 2008 semble avoir amplifié une tendance amorcée auparavant.

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Source : France Stratégie, « Dynamique de l’emploi et des métiers : quelle fracture territoriale ? », note n°53, Février 2017

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3.2.3 Un détour par la thèse sur la « fin du travail »

3.2.3.1 Une première occurrence du débat qui apparaît durant les années 1990 avec la montée du chômage et des emplois à durée déterminée

Document 50 : un constat, « le travail manque »Une des caractéristiques massives de la conjoncture socio-économique actuelle, c’est le fait que le travail manque, que le plein emploi n’est plus assuré depuis 30 ans. Le nouveau régime du capitalisme qui s’implante depuis les années 1970 après la sortie du capitalisme industriel, ne paraît pas en mesure d’assumer le plein emploi si on donne à l’emploi le sens qu’il avait pris dans la société salariale, relativement assuré de sa durée (prééminence du CDI), fermement encadré par le droit du travail et ouvrant les droits étendus de la protection sociale. La preuve de cette pénurie d’emplois, c’est la persistance d’un chômage de masse, et aussi la multiplication de situations de travail en deçà de l’emploi, activités à temps partiels, précaires, à durée limitée, mal couvertes par le droit du travail et la protection sociale

Source : Robert Castel « La montée des incertitudes. Travail, Protections, Statut de l’individu », 2009, p.114-115

Document 51 : chômage de masse et précariat Le chômage de masse et la précarisation des relations de travail (…) sont les deux grandes manifestations d’une déstabilisation profonde des régulations de la société salariale. (…) Au fil des années, il est devenu de plus en plus clair que, pour un nombre croissant de travailleurs, la relation d’emploi cessait d’être le socle stable à partir duquel pouvait se nourrir le projet de construire une carrière, de maîtriser les aléas de l’avenir et de juguler l’insécurité sociale. S’agissant d’un processus, c’est-à-dire d’une dynamique en cours de déploiement, il est difficile de savoir jusqu’où il peut aller, et sur quoi, il peut déboucher. Cependant les constats les plus récents paraissent tous aller dans le sens de son aggravation, donnant crédibilité à l’hypothèse la plus pessimiste, celle d’une sortie définitive de la société salariale. Il devient de plus en plus manifeste que l’hégémonie croissante du capital financier international attaque désormais de front les régimes de protection du travail construits dans le cadre des Etats-nations. (…) Ce mécanisme qui fait du travail la principale variable d’ajustement sur laquelle il faut jouer pour ne pas être invalidé dans la compétition internationale semble à beaucoup imparable. Les mutations paraissent aussi avoir des effets de plus en plus dévastateurs sur la condition salariale. Remplaçant les hommes par des machines plus performantes, les suppressions massives d’emplois qu’elles entraînent sont loin d’être compensées par les emplois qu’elles créent. (…) Certes, il s’agit de dynamiques dont il serait imprudent de prétendre qu’elles s’imposeront à l’ensemble des relations de travail. Mais on voit mal, à ce jour, ce qui pourrait les enrayer. En tout état de cause, on constate un décrochage croissant par rapport au système de garanties minimales attachées au travail dans la société salariale. Celles-ci commençaient à un SMIC associant un salaire minimal et la participation aux droits collectifs du travail. Le SMIC est bien le passeport d’entrée dans la société salariale puisqu’il représente la première étape d’un continuum différencié de positions unies par le régime commun du droit du travail et de la protection sociale. Or aujourd’hui, en France, près de 3 millions de salariés, soit un salarié sur 10, sont au-dessous du SMIC (…). Ces salariés sous-payés et sous-protégés sont aussi ceux qui alternent le plus fréquemment emplois précaires et périodes de chômage. Il se développe dès lors une sorte de second marché du travail qui n’est plus pris dans le système de régulations de la société salariale. L’avenir du travail salarié et du système de régulations qu’il commandait apparaît ainsi profondément miné : réduction massive d’effectifs qui conduisent au chômage et détruisent définitivement des emplois qui étaient souvent des emplois apparemment stables, comme dans le secteur industriel ou bancaire ; développement au moins aussi massif de la précarité, du sous-emploi et des bas-salaires qui multiplient les situations à partir desquelles le travail ne peut plus assumer la fonction intégratrice qui était la sienne dans la société salariale ; et, en fin de compte, installation aux marges de notre société d’une catégorie de gens que j’ai qualifiée de « surnuméraires », voulant dire par là qu’ils ne paraissent plus susceptibles d’être affectés à une place dans la société, si du moins cette place doit passer par l’obtention d’un travail répondant aux critères de l’emploi salarié classique. Ces constats expliquent que les thèmes de la sortie de l’emploi alimentent (…) une abondante littérature sociologique ou parasociologique. Au diagnostic de l’effritement de la société salariale paraît se substituer celui de son effondrement. (…) Il en va ainsi, me semble-t-il, pour le double discours, souvent couplé, sur « l’horreur économique » et sur « la fin du travail ». Source : Robert Castel « La montée des incertitudes. Travail, Protections, Statut de l’individu », 2009, p.103

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Document 52 : il faut penser d’autres cadres d’intégration et de solidarités A partir de ce constat, un certain nombre d’essayistes (Jeremy Rifkin) ou de philosophes (André Gorz /Dominique Méda) défendent l’idée que la hausse du chômage depuis les années 1970, le maintien du chômage à un niveau durablement élevé, l’essor des emplois précaires (temps partiels subis et emplois à durée déterminée) sont les symptômes d’une société dans laquelle le travail perd sa centralité . Il faudrait donc « inventer » une nouvelle société et de nouvelles formes de solidarités.

3.2.3.2 Le débat relancé avec les effets de la robotisation

Document 53 : la numérisation de l’économie provoque une destruction des emplois à la fois dans l’industrie et les services, la continuité de la position de Jeremy Rifkin

Dans son ouvrage à succès intitulé « la fin du travail », Jeremy Rifkin (« La fin du travail », 1996) reprend à son compte l’idée selon laquelle plus le niveau de productivité d’une économie est élevé, plus le chômage progresse. Formulé autrement, cela signifie que si nous travaillons de manière plus efficace, la quantité de travail qui restera à réaliser sera moindre. Le phénomène de « déversement sectoriel » décrit par A.Sauvy serait désormais arrivé à son terme et nous serions aujourd’hui entrés dans une période de croissance sans emploi. En cause, la diffusion du numérique, qui détruirait plus d’emplois dans l’industrie et les services (la banque, l’assurance, la distribution) qu’elle n’en créerait ailleurs.

Source : la Fabrique de l’industrie « Le robot tue-t-il l’emploi ? » décembre 2016

Document 54 : vers l’ubérisation de l’économie ? A propos des conséquences de la révolution industrielle contemporaine (plusieurs) types d’évolutions sont souvent évoqués dans les débats publics :

- La première, quantitative, consiste à avancer que les développements technologiques en cours vont réduire la quantité de travail et d’emplois, du fait des gains de productivité qui leur sont associés ;

- La seconde est qualitative (…) consiste à avancer de façon plus spéculative que la nature même des emplois serait modifiée : au travail salarié se substituerait un travail indépendant, les travailleurs étant directement mis en relation avec leur clientèle via des plateformes numériques. Dans cette dernière vision, les garanties et protections sociales des travailleurs, essentiellement construites dans une logique d’emploi salarié, seraient menacées. Pour utiliser une expression devenue commune, nous serions à l’aube de l’ubérisation de l’économie.

Source : Jacques Barthélémy et Gilbert Cette « Travailler au 21ième siècle. L’ubérisation de l’économie ? » 2017

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Document 55 : l’automatisation prive l’homme de l’accès à « l’emploi protecteur »

Source : Libération, lundi 13 février 20173.2.3.3 Quelle est la portée empirique de ces discours sur la « fin du travail » ?

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Document 56 : Aujourd’hui, le développement des indépendants reste marginal et concerne plutôt des actifs très qualifiés

Source : rapport du CAE « Economie numérique », n°26, octobre 2015

Document 57 : dès les années 1990, R.Castel rappelle que le salariat reste la forme de travail dominante

Parler de disparition ou même d’effacement du salariat représente, du point de vue quantitatif, une contre-vérité. Du point de vue de la relation que les gens entretiennent avec le travail, parler de la perte de la centralité du travail repose sur une énorme confusion qui assimile le fait que l’emploi a perdu de sa consistance au jugement de valeur qu’il aurait perdu son importance. La « grande transformation » intervenue depuis une vingtaine d’année n’est pas qu’il y ait moins de salariés, mais – et cette transformation est décisive – qu’il y ait énormément plus de salariés précaires, menacés de chômage, déstabilisés dans leur rapport au travail. En somme, il y a de plus en plus de travailleurs incertains de le demeurer et de pouvoir construire à partir de cette position un avenir stabilisé. Le rapport au travail a profondément changé. Pour beaucoup, il est vécu sous le mode de l’inquiétude et à la limite du drame, au lieu d’être conçu comme un socle stable à partir duquel on pouvait maîtriser l’avenir. Mais c’est sur le travail, que l’on en ait ou que l’on en manque, qu’il soit précaire ou assuré, que continue à se jouer aujourd’hui le destin de la grande majorité de nos contemporains. Hannah Arendt était beaucoup plus lucide que les actuels idéologues de la fin du travail. Elle parlait de « travailleurs sans travail » pour désigner la condition des personnes privées de travail mais privées aussi de ce fait de leur principal mode d’accomplissement. Et elle ajoutait : « On ne peut rien imaginer de pire ».

Source : Robert Castel « La montée des incertitudes. Travail, Protections, Statut de l’individu », 2009

Document 58 : les conséquences des gains de productivité ne se limitent pas à la substitution capital/travail

Pour certains, la contraction du travail nécessaire à la production de biens et services aboutirait à une baisse considérable de la durée travaillée. Ainsi, Keynes écrivait en 1930 que cent ans plus tard, c’est-à-dire maintenant dans moins de 15 ans, la semaine de 15 heures de travail devrait suffire à produire les richesses alors nécessaires à l’homme. Et cela grâce aux évolutions technologiques, c’est-à-dire aux gains de productivité. (…) Keynes avait en partie raison : dans les pays les plus développés, les gains de productivité prodigieux réalisés durant le 20ième siècle ont permis de financer à la fois une extraordinaire augmentation du niveau de vie économique moyen et une réduction de la durée moyenne du travail, cette dernière a été divisée par un facteur supérieur à deux depuis la fin du 19 ième siècle. Mais concernant l’emploi, les craintes d’une évaporation ont à chaque fois été démenties par les évolutions économiques constatées. L’émergence d’innovations facteurs de gains de productivité importants s’est toujours accompagnée d’une large extension de la sphère de consommation des ménages, les nouveaux biens produits appelant à la création d’emplois qui se substituent aux emplois détruits par les gains de productivité. Ce mécanisme a fait l’objet de multiples analyses. Sauvy l’avait nommé le « déversement ». (…) Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de

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constater que cette anxiété concernant les destructions d’emplois du fait des TIC et du développement de l’économie numérique est très forte à une époque où les gains de productivité sont particulièrement faibles.

Source : Jacques Barthélémy et Gilbert Cette « Travailler au 21ième siècle. L’ubérisation de l’économie ? » 2017

Document 59 : le taux de chômage est corrélé négativement avec la productivité (exemple des USA)

Source : la Fabrique de l’industrie « Le robot tue-t-il l’emploi ? » décembre 2016

Document 60 : les transformations quantitatives et qualitatives de l’emploi ne permettent pas de vérifier l’hypothèse selon laquelle « les robots tuent l’emploi »

Le développement de nouvelles technologies a une double portée : micro et macro. Au niveau micro, les études cités par La Fabrique de l’Industrie, les différents rapports de France Stratégie, du Conseil d’Analyse Economique, du rapport Catherine, Thesmar et Landier pour l’Institut Montaigne, le Conseil d’orientation de l’emploi montrent que :

- l’impact direct de l’automatisation sur l’emploi est à la fois une destruction et une création d’emplois. Par exemple, les emplois de secrétaires (-150 000) ont été remplacés par des emplois d’ingénieurs informatiques (+300 000) entre 1983 et 2013 ; le solde global n’est d’ailleurs pas négatif ;

- la structure des emplois se transforment ; dans le cas français, hormis les secrétaires, les professions les plus en déclin sont des professions d’ouvriers non qualifiés ; le remplacement des emplois en raison du progrès technique (la robotisation) a donc moins affecté les niveaux intermédiaires des qualifications comme cela a été le cas aux Etats-Unis ; le mécanisme de polarisation « à la française » ne conduit donc pas à une crise/ un éclatement des classes moyennes comme c’est le cas aux Etats-Unis ;

- la dynamique des emplois est favorable aux emplois non qualifiés et très qualifiés, elle alimente donc une polarisation du marché du travail ;

- le contenu des métiers changent avec l’introduction des nouvelles technologies. Comme dans l’exemple des banques, les métiers se transforment en développant des caractéristiques qui les rendent moins automatisables ; les métiers s’adaptent au progrès technique et deviennent moins automatisables, donc sujet à être remplacés par des machines ;

- la transformation des métiers accompagne celle de l’industrie ; la frontière entre activités « industrielles » et « services » est aujourd’hui de plus en plus une frontière floue. Les travaux de Fontagné ont montré comme l’industrie se tertiarise et les services s’industrialisent. Cette transformation des activités et des métiers conduit à avoir un regard très critique à propos de l’argument de la « désindustrialisation » de l’économie (et de ses conséquences) : or, la « désindustrialisation » (mesurée par le nombre d’emplois dans le secondaire) est souvent mobilisée comme l’argument central des effets des robots sur le travail ;

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Conclusion : il ne fait pas de doute qu’au niveau micro, le PT a un impact net (solde) positif. Mais il est difficile d’appréhender cet impact quantitativement notamment parce qu’une grande partie de l’activité industrielle ne ressemble plus à l’industrie du 20ième siècle. Si l’on ne peut valider l’hypothèse de « fin du travail », les transformations initiées par le progrès technique soulèvent néanmoins des nouveaux enjeux auxquels les économies contemporaines vont devoir apporter des réponses :

- La polarisation du marché du travail provoqué par une dynamique de création des emplois en haut et en bas de l’échelle des qualification s’accompagne du creusement des inégalités de revenu ;

- Cette polarisation « attaque » notamment les professions de l’industrie traditionnelle (en particulier les ONQ) ce qui alimente le discours autour de la « crise de l’industrie» ;

- La dynamique des créations et des destructions des emplois n’est pas homogène sur le territoire ; cela soulève des questions d’inégalités territoriales croissantes ;

- Les actifs les moins formés sont handicapés par les caractéristiques des compétences des nouveaux métiers (même lorsque ceux-ci relèvent d’emplois non qualifiés) ; cela accentue leur difficulté à s’insérer sur le marché du travail et soulève la nécessité à la fois d’une formation initiale de meilleure qualité et d’une formation pour adultes ;

- On assiste au développement des activités situées dans les « zones grises de l’emploi » ; bien que toujours très minoritaires, ces activités soulèvent des interrogations concernant la protection sociale des actifs qui s’y trouvent ;

- Il existe un débat pour savoir si la dynamique de création des emplois les moins qualifiés se heurte en France à un coût du travail (pour ce niveau de qualification) trop élevé : le SMIC et les cotisations sociales provoqueraient un rationnement sur le marché du travail = cela freinerait la création d’emplois non qualifiés = développement d’un chômage « involontaire » + essor des contrats courts = renforcerait la dualisation du marché du travail ;

Document 61 : l’affaiblissement de l’impact macroéconomique des innovations contemporainesNous avons vu qu’au niveau « micro », il n’est pas possible d’affirmer que l’automatisation et les robots conduisent à une disparition du travail, qu’en est-il au niveau macroéconomique, observe-t-on une augmentation, une diffusion des gains de productivité et un effet de déversement ? Quelle est la portée des innovations actuelles sur la PGF et la diffusion des gains de productivité ? On observe depuis les années 1980 un niveau de croissance de la PGF qui reste largement au-dessous de ce qu’il était aux Etats-Unis sur la période 1930-1950 et en Europe sur la période 1985-1970 ; cela se traduit par une baisse de la croissance potentielle. Le constat est donc que le progrès technique au niveau macroéconomique n’alimente pas la croissance et le déversement comme il a pu le faire durant ce que l’on a appelé les « trente glorieuses ». Paradoxalement, aujourd’hui, le problème de l’emploi n’est pas lié à une productivité trop élevée, mais à une productivité trop faible (qui handicape la croissance et donc la demande). Mais l’explication que l’on doit donner à ce constat fait débat. Certains économistes considèrent que cette baisse de la PGF est durable parce que les nouvelles technologies ont une portée inférieure aux précédentes en matière de potentiel de croissance (thèse de la stagnation séculaire / argument de R.Gordon). D’autres économistes considèrent que la faiblesse actuelle des gains de productivité est due à des freins dans le développement des technologies (Aghion) ou dans le passage à la transition énergétique (Aglietta). Ces freins étant la conséquence des nombreuses défaillances de marché, les politiques industrielles ont la possibilité d’agir sur ces défaillances pour permettre aux économies d’exploiter pleinement le potentiel des innovations. Il existe donc un débat entre techno-pessimistes (Gordon) et techno-optimistes (McAffe) pour interpréter la situation contemporaine d’affaiblissement de la PGF et de la croissance.

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3.3 Les transformations de la fiscalité

3.3.1 L’allègement de la fiscalité sur les hauts revenus

Document 62 : les changements de fiscalité dans les revenus et le patrimoine favorable au creusement des inégalités

Document 63 : le rôle des institutionsLes institutions d’un pays influent aussi sur le degré d’inégalité. Les gouvernements peuvent recourir aux hausses d’impôts et aux transferts sociaux pour redistribuer une partie du surcroît de revenu gagné par les travailleurs qualifiés. La redistribution plus volontariste du revenu en Europe continentale explique peut-être pourquoi les inégalités s’y sont bien moins accentuées que dans les pays anglophones (Piketty et Saez, 2006). Ainsi, en 2005, les transferts sociaux (hors retraites publiques) et les impôts directs ont abaissé le coefficient de Gini de 9 points en Allemagne, mais de 6 points seulement aux États-Unis.Un gouvernement peut refuser de prendre des mesures pour réduire les inégalités parce qu’il estime que la redistribution du revenu est source de gaspillage et fausse les incitations du marché (autrement dit, il souscrit à l’argument selon lequel il faut choisir entre croissance et égalité). Or la non-redistribution du revenu peut aussi être le reflet d’une réalité politique, à savoir que les riches exercent une influence disproportionnée sur les affaires publiques parce qu’ils sont plus engagés politiquement et donnent plus d’argent aux politiciens que leurs concitoyens moins fortunés.Les modèles d’inégalité mis au point récemment par les spécialistes d’économie politique reposent sur le principe que l’«électeur décisif», c’est-à-dire celui dont les préférences déter- minent les décisions, est beaucoup plus riche que l’«électeur à revenu moyen». Les décisions politiques coïncideraient donc bien davantage avec les préférences des riches. Selon cette analyse, les systèmes politiques se sont rapprochés du modèle «un dollar, une voix», au détriment du modèle plus traditionnel «une personne, une voix» (Karabarbounis, 2011).

Source : B.Milanovic, « Loin de s’attenuer comme on l’escomptait, les inégalités se sont accentuées depuis un quart de siècle », revue du FMI Finances et développement, septembre 2011

Document 64 : des transformations en lien avec la mondialisation ?On peut s’interroger sur le lien entre recul de la fiscalité et mondialisation. Si l’on observe le recul de la fiscalité sur le capital (l’impôt sur les bénéfices des sociétés par exemple), on observe une accélération de la baisse de l’IS depuis le début des années 2000, notamment au sein de l’UE. Les Etats cherchent à travers la fiscalité à pouvoir agir sur la compétitivité des entreprises installées sur leur territoire afin de stimuler les exportations et/ou attirer les IDE. Il faut penser au cas irlandais avec un IS à 12,5%, mais aussi à la pratique du ruling fiscal utilisé par le Luxembourg et les Pays-Bas. Concernant la taxation du capital, nous sommes bien ici en présence d’une situation appelée par D.Rodrik la «  camisole dorée » : l’insertion dans la mondialisation conduit les Etats à baisser leur fiscalité. Si l’on observe maintenant l’évolution de la fiscalité sur le revenu, et la taxation du travail, peut-on appliquer l’explication par la camisole dorée ?

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On constate d’une part qu’aux Etats-Unis et en Angleterre, le recul de la fiscalité s’opère durant une période de ralentissement de la dynamique de mondialisation (milieu des années 1980), et qu’il est antérieur à l’accélération de la mondialisation de la fin du 20 ième siècle. Les années 1980 marquent un changement dans la conception des inégalités et le degré des inégalités considérées comme « justes ». On constate aussi, que d’autres pays, ceux d’Europe continentale ou d’Europe du Nord, ont conservé des taux élevés sur la tranche supérieure de l’IR jusqu’au début des années 2000, avant des les réduire à leur tour. Nous pouvons donc tirer comme conclusion que la mondialisation a eu un effet sur la fiscalité mais que les Etats ont réagi avec des amplitudes différentes, exprimant en cela des écarts en matière d’inégalités « acceptables ». La mondialisation explique donc en partie les réformes fiscales mise en œuvre.

Document 65 : la camisole doréeDans le cas de la « camisole dorée » (expression de T.Friedman), la souveraineté des pays s'exerce effectivement, mais pour favoriser la compétitivité des entreprises sur des marchés intégrés. Les États doivent mener des politiques conformes aux attentes du marché, proposer une fiscalité attractive pour les investissements directs, une législation du travail accommodante. Comme l'écrit Thomas Friedman : "once your country puts on the Golden Straitjacket, its political choices get reduced to Pepsi or Coke" . (…) La globalisation crée même un cercle vicieux que les anglo-saxons qualifient de race to the bottom, c'est-à-dire un nivellement par le bas : certains pays chercheront à tirer profit de la globalisation pour alléger leur fiscalité et ainsi attirer l'épargne et les placements financiers. Les autres n'auront alors pas d'autres choix que de s'aligner sur la fiscalité la plus basse. D'une manière plus générale, la globalisation rendra plus difficile la taxation des facteurs mobiles : capital financier, capital industriel, main d'œuvre hautement qualifiée. Elle conduira à reporter la charge fiscale sur les facteurs les moins mobiles comme le travail peu ou moyennement qualifié ou le capital foncier. Il en résultera une hausse des coûts salariaux qui se traduira soit par l'augmentation du chômage des moins qualifiés, soit par la contraction du revenu disponible des salariés peu qualifiés et donc l'accroissement des inégalités. Plus un pays est déjà inégalitaire, plus la majorité devrait

aspirer à une fiscalité plus redistributive et plus la globalisation s'oppose à cette aspiration.

Source : J.M.Siroen « Mondialisation et démocratie », Université européenne d’été, Paris Dauphine, 2002

Document 66 : les perdants de la mondialisation doublement pénalisés (Stiglitz)Le problème est particulièrement grave aujourd’hui aux Etats-Unis et en Europe : tandis que le changement technologique permettant d’économiser du travail réduit la demande de main d’œuvre pour beaucoup de « bons » emplois ouvriers de la classe moyenne, la mondialisation crée un marché mondial qui met ces mêmes travailleurs en concurrence directe avec leurs homologues à l’étranger. Les deux facteurs dépriment les salaires. Comment, dans ces conditions, les champions de la mondialisation peuvent-ils prétendre que la situation de tous va s’améliorer ? Ce que dit la théorie, c’est que tout le monde pourrait s’en trouver mieux. C’est-à-dire que les gagnants pourraient indemniser les perdants. Mais elle ne dit pas qu’ils le feront – et en général, ils ne le font pas. En fait, les chauds partisans de la mondialisation soutiennent souvent qu’ils ne peuvent pas et ne doivent pas le faire à cause, justement, de la mondialisation. Les impôts qu’il faudrait prélever pour aider perdants, disent-ils, affaibliraient la compétitivité du pays, et dans notre monde intégré extrêmement concurrentiel aucun pays ne peut se le permettre. Effectivement, la mondialisation frappe les plus démunis à la fois directement et indirectement, parce qu’elle incite à réduire les dépenses sociales et à rendre la fiscalité moins progressive.

Source : J.Stiglitz « Le prix de l’inégalité », Babel, 2012, p. 109-110

3.3.2 Qui pousse à l’augmentation des salaires les plus élevés et stimule l’épargne des plus riches

Document 67 : une transformation de la fiscalité qui pousse les super-cadres à obtenir des salaires plus élevés

La très forte baisse du taux marginal supérieur dans les pays anglo-saxons depuis les années 1970-1980 (alors même qu’ils avaient été les inventeurs de la fiscalité quasi confiscatoire sur des revenus jugés indécents au cours des décennies précédentes) semble avoir totalement transformé les modes de fixation des rémunérations des cadres dirigeants, ces derniers ayant maintenant de beaucoup plus fortes incitations que par le passé à tout faire pour obtenir des augmentations importantes. (…) La baisse du taux supérieur conduit ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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à une explosion des hautes rémunérations, qui elle-même accroît l’influence politique, à travers notamment le financement des partis, groupes de pression et instituts de réflexion, du groupe social qui a intérêt au maintien de ce taux bas, ou à son abaissement ultérieur. (…) La baisse du taux supérieur a totalement transformé les modes de formation et de négociation des salaires de dirigeants. Pour un dirigeant, il est toujours difficile de convaincre les différentes parties prenantes d’une entreprise (subordonnés directs, autres salariés situés plus bas dans la hiérarchie, actionnaires, membres du comité de rémunération) qu’une augmentation importante de rémunération est véritablement justifiée. Dans les années 1950-1960, un cadre dirigeant américain ou britannique avait peu d’intérêt à se battre pour obtenir une telle augmentation, et les différentes parties prenantes étaient moins prêtes à l’accepter, car de toute façon 80%-90% de l’augmentation allait directement dans les caisses du Trésor Public.

Source : T.Piketty « Le capital au 21ième siècle », Seuil, 2014

Document 68 : le lien entre fiscalité et creusement des inégalités

3.3.3 Dans un contexte d’écart croissant entre revenus du capital et revenus du travail : vers une repatrimonialisation des sociétés

Document 69 : le retour des sociétés d’héritiers Le fait que la montée à des niveaux sans précédent des inégalités salariales explique la plus grande partie de la hausse des inégalités de revenus américaines ne signifie pas que les revenus du capital n’aient joué aucun rôle. Il est important de ne pas tomber dans une vision excessive selon laquelle les revenus du capital auraient disparu des sommets de la hiérarchie sociale américaine. De fait, la très forte inégalité des revenus du capital et leur progression depuis les années 1970 expliquent environ un tiers de la montée des inégalités de revenu aux Etats-Unis. (…) Dès lors que le taux de rendement du capital (r) est fortement et durablement plus élevé que le taux de croissance de l’économie (g), il est presque inévitable que l’héritage, c’est-à-dire les patrimoines issus du passé, domine l’épargne, c’est-à-dire le patrimoine issus du présent. (…) L’inégalité r > g signifie en quelque sorte que le passé tend à dévorer l’avenir : les richesses venant du passé progressent mécaniquement plus vite, sans travailler, que les richesses produites par le travail, et à partir desquelles il est possible d’épargner. Presque inévitablement, cela tend à donner une importance démesurée et durable aux inégalités formées dans le passé, et donc à l’héritage. Dans la mesure où le 21 ième siècle se caractérisera par un abaissement de la croissance (démographique et économique) et un rendement du capital élevé (dans un contexte de concurrence exacerbée entre pays pour attirer les capitaux), (…) l’héritage retrouvera donc sans doute une importance voisine de celle qui était la sienne au 19 ième siècle. (…) Le graphique suivant représente l’évolution du flux successoral en France de 1820 à 2010 (c’est-à-dire la valeur total des successions et donations transmises au cours d’une année exprimée en pourcentage du revenu national). De cette façon, on mesure l’importance de ce qui est transmis chaque année (donc l’importance des richesses venues du passé et qu’il est possible de s’approprier par héritage au cours d’une année donnée), par comparaison aux revenus produits et gagnés au cours de cette même année.

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Baisse du taux supérieur de l’IR

Les plus riches peuvent épargner davantage

Hausse du patrimoine

Hausse des revenus du patrimoine

Cela ne change pas les capacités d’épargne

des plus pauvres

Hausse des inégalités de revenus

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Source : T.Piketty « Le capital au 21ième siècle », Seuil, 2014

Document 70

Document 71 : le creusement des inégalités, problème global, réponse globale (F.Bourguignon)La mondialisation de l’inégalité sera-t-elle la marque du 21 ième siècle ? Allons-nous vers un monde où l’inégalité qui s’était développée entre les nations pendant deux siècles s’immiscera progressivement au sein même de ces nations ? Va-t-on assister à la naissance d’un monde où l’inégalité restera inchangée, mais où chacun la trouvera à sa porte plutôt qu’à 10 000 kilomètres de chez lui ? Cette vision extrême d’un monde archiglobalisé, où les écarts de niveaux de vie au sein d’un pays seraient les mêmes que ceux que l’on observe aujourd’hui entre citoyens du monde, n’est heureusement pas (encore) à l’ordre du jour. Bien sûr, l’inégalité a augmenté dans une majorité de pays, notamment les pays développés. Mais, même dans les pays où elle est la plus élevée, comme aux Etats-Unis, l’écart avec ce que l’on observe au niveau mondial reste, à ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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quelques rares exceptions près, abyssal. Il y a moins de différences entre le niveau de vie d’un américain riche et d’un américain pauvre, qu’entre un américain moyen et un somalien moyen. On a vu que, si la mondialisation des échanges et les mouvements de main d’œuvre et de capitaux avaient une responsabilité dans la hausse des inégalités, ils ne l’expliqueraient pas totalement. Il y a donc une composante autonome dans l’évolution de l’inégalité, dont on peut penser qu’elle est, au moins en partie, sous le contrôle des Etats. (…) Dans les pays émergents, la hausse des inégalités tient aux mécanismes mêmes du développement économique et à une capacité, pour l’instant limitée, de favoriser la redistribution des revenus, d’égaliser les opportunités et de promouvoir une gouvernance adaptée. Espérons-le, cette capacité augmentera avec le temps et le développement économique lui-même. de ce point de vue, la baisse des inégalités observée au Brésil sur les dix dernières années est exemplaire (…). Dans les pays développés, les instruments sont disponibles et la redistribution est déjà importante. Le problème est que la mondialisation et la concurrence internationale inciteraient plutôt ces pays à réduire la redistribution et plus généralement la protection sociale, au motif qu’ils doivent défendre leur compétitivité et que ces dispositifs grèvent le coût du travail. (…) De la même façon, il faut convenir que dans un monde globalisé, l’autonomie fiscale d’un pays est assez limitée. Une hausse massive du taux marginal supérieur d’imposition sur le revenu risque de faire fuir les talents, le capital ou les entreprises vers un pays voisin. (…) La difficulté ne vient pas tant ici de la concurrence des pays émergents que de celle des autres pays développés. (…) C’est cette concurrence qui risque d’entraîner une « course vers le bas » en matière de redistribution. C’est pour préserver leur compétitivité relative vis-à-vis d’autres pays développés que certains pays souhaitent modérer les hausses salariales et la protection sociale, et encourager l’entreprise et l’innovation par une baisse des taux d’imposition. En dehors, de quelques domaines où les Etats sont encore autonomes, la question se pose de savoir si la lutte contre les inégalités ne doit pas être une entreprise commune, plutôt que l’initiative de pays isolés. L’argument selon lequel, à partir d’un certain stade, l’inégalité devient inefficace, ne serait-ce qu’en produisant des tensions sociales qui gênent l’activité économique, jouera à un moment ou à un autre. (…) Cette menace plaide en faveur d’une concertation internationale en matière de politiques redistributives et de lutte contre les inégalités. On a pu constater une certaine « contagion » des réformes fiscales parmi les pays développés au cours des trois dernières décennies, tendant à diminuer la progressivité de la redistribution pour les hauts revenus. Il est urgent que le balancier reparte dans l’autre sens, mais cette fois de façon concertée au niveau international. Le débat politique est mûr, dans plusieurs pays, pour qu’une telle initiative ne soit pas rejetée d’emblée, et il n’est pas improbable que plusieurs économies émergentes emboîtent le pas. Eviter la mondialisation de l’inégalité passe aujourd’hui par une mondialisation de la redistribution.

Source : F.Bourguignon « La mondialisation de l’inégalité » (2012)

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4. D’autres dimensions des inégalités : les inégalités se renforcent mutuellement

Document 71 : les inégalités scolaires sont corrélées à la PCS des parents

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016Document 72 : les inégalités scolaires d’origine sociale sont d’autant plus importantes dans les sociétés

inégalitaires

Source : OCDE Focus « Inégalités et croissance », décembre 2014ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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Document 73 : la construction des inégalitaires scolaires au collègehttps://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/memos-demo/focus/les-inegalites-scolaires-au-fil-des-trajectoires/

Document 74 : le « système des inégalités » (Birh et Pfefferkorn)

Document 75 : l’existence de fortes inégalités de situation rend improbable l’existence d’une véritable égalité des chances

Eric Maurin met en évidence le rôle central du revenu des parents dans la réussite scolaire des enfants. Il note qu’en 1997, près de deux tiers des enfants de 15 ans appartenant aux 20% des familles les plus pauvres sont en retard en troisième contre seulement un cinquième des adolescents appartenant aux 20% des familles les plus aisées. Une des explications réside dans le rôle des conditions de logement. Grandir dans un logement de petite taille où les enfants ne disposent pas d’un lieu où travailler au calme faute de pouvoir s’isoler joue négativement sur la réussite scolaire. Maurin met en avant le fait que plus du tiers des personnes qui ne disposaient pas d’une pièce pour faire leur devoirs au calme quand ils avaient onze ans est sorti sans diplôme du système éducatif. Le taux de personnes sans diplôme est près de deux fois moins élevé chez les personnes ayant pu disposer d’une pièce pour faire leur devoir. (..) Au-delà du revenu, le diplôme des parents et d’une façon plus large de leur capital culturel influence fortement la réussite scolaire des enfants. Les travaux de P.Bourdieu, ou F.Dubet, invitent ainsi à déconstruire l’idée de mérite scolaire. A effort égal, tous les élèves n’ont pas les mêmes chances de réussir à l’école et cette dernière participe très largement de la reproduction des inégalités sociales.

Source : Marion Navarro « Les inégalités de revenus » A.Colin, 2016

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5. Des inégalités provoquées par des pratiques discriminatoires

Document 76 : genre et inégalités salariales

Source : OFCE, F.Milewski et H.Périvier «Sexe, salaire et bons sentiments », novembre 2007

Document 77 : origine immigrée et accès au marché du travail

Source : Revue Population, Dominique Meurs et Arianne Paihlé « Persistance des inégalités entre générations liées à l’immigration : l’accès à l’emploi des immigrés et de leurs descendants en France »,

2005

Document 78: la part des pratiques discriminatoires dans l’accès à l’emploiLes écarts dans les risques de chômage relevés entre les générations liées à l’immigration sont en partie dus à des différences de caractéristiques individuelles ou structurelles (âge, niveau de diplôme, quartier de résidence, etc ...). On sait également que les immigrés forment un groupe relativement hétérogène selon leur origine et que l’histoire des courants migratoires, leurs caractéristiques sociales ou démographiques, les projets mêmes des migrants expliquent en partie les différences socio-économiques observées. (…) Le niveau de diplôme est l’un des facteurs les plus déterminants de l’accès à l’emploi. (…) Tant pour les hommes que pour les femmes, les immigrés originaires d’Algérie, du Maroc, d’Afrique sub-saharienne et de Turquie ont des risques trois à quatre fois plus élevés d’être au chômage que les natifs  ; les originaires d’Italie, d’Espagne et du Portugal quant à eux ne se distinguent pas du groupe de référence. Ces résultats rejoignent ceux obtenus par É. Maurin (1991) en exploitant l’enquête Emploi et l’enquête Carrière de 1989 : il concluait alors à une « spirale de la précarité » à laquelle serait exposée la main-d’œuvre étrangère et calculait que le risque de chômage des Maghrébins était supérieur de 79 % par rapport aux Français, et que celui des Portugais était inférieur de 49 %. Près de vingt ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée comme l’indiquent nos résultats et des études similaires récentes. En exploitant l’enquête Emploi 2002 sur un groupe d’âges plus large, M. Domingues Dos Santos trouve ainsi que la probabilité d’être au chômage est trois fois plus forte pour un homme maghrébin par rapport à son homologue français, alors qu’elle est un tiers plus faible pour un homme portugais aux caractéristiques équivalentes (Domingues Dos Santos, 2005). (…)Dupray et Moullet (…) estiment l’écart de probabilité d’accès à l’emploi à 16 points de pourcentage entre jeunes d’origine française et maghrébine (…) dont les deux tiers sont imputables à des « différences de ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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dotation à l’avantage des jeunes d’origine française » et le tiers restant relevant d’un « écart de traitement », c’est-à-dire de discrimination. (…) Dupray et Moullet ne trouvent de leur côté aucun effet positif de la mention d’un stage dans le curriculum vitae pour les jeunes filles d’origine maghrébine, alors que tous les autres en tirent un bénéfice.

Source : Revue Population, Dominique Meurs et Arianne Paihlé « Persistance des inégalités entre générations liées à l’immigration : l’accès à l’emploi des immigrés et de leurs descendants en France »,

2005

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6. Stratification sociale et mondialisation : le cas des classes moyennes

6.1 Le processus de shrinking middle class touche de nombreux PDEM sauf la France

Document 79

Source : Louis Chauvel dans Cahiers Français n°378 « Les classes moyennes dans la crise »

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Document 80

Source : Louis Chauvel dans Cahiers Français n°378 « Les classes moyennes dans la crise »

Document 81Une question centrale dans le reste du monde est celle de la polarisation de la structure sociale, autrement dit d’une expansion des inégalités. Dans ce mouvement, les revenus médians seraient l’épicentre de la « tectonique des classes ». Pour de nombreux indicateurs, (…) La France fait figure d’exception : le paradoxe apparent est que, pour les inégalités économiques comme pour l’écartèlement des classes moyennes, la France semble protégée, résiste au changement, mais exprime en même temps un fort malaise. Pour autant, un examen tout à la fois plus global et théorique de la question permet de saisir pourquoi des tensions s’accumulent devant le modèle français de société de classes moyennes. (…) Par comparaison avec l’intense production mondiale sur les classes moyennes, les sciences sociales françaises sont relativement isolées (…). Les recherches internationales se présentent sous un tout autre jour : l’évaluation de l’hypothèse de rétrécissement ou non de la classe moyenne (shrinking middle class) est centrale. (…) Dans une importante contribution sur les classes moyennes, Brandolini et Atkinson (2013) suivent deux indicateurs : le coefficient de Gini et l’index de polarisation de Wolfson. Le premier analyse l’inégalité globale et le second l’écartèlement autour de la médiane, mesurant aussi la tendance au rétrécissement de la classe moyenne. Ces travaux (…) permettent d’établir ces conclusions :

- l’indice de Gini montre que les inégalités se sont accrues presque partout depuis 1985 ; - l’indice de polarisation de Wolfson confirme le diagnostic en termes de pression accrue sur les

revenus intermédiaires, avec deux exceptions notables : le Danemark et la France qui, jusqu’en 2005, ont résisté à la tendance générale.

- La middle class définie par les ménages situés entre 75% et 125% de la médiane a diminue dans de nombreux cas, d’une façon considérable, comme en Finlande ;

- Sur une plus longue durée, en remontant aux années 1960, les Etats-Unis et le Royaume-Uni mettent en évidence le plus fort déclin de la middle class. (…)

Les dernières enquêtes disponibles fin 2013 (sur période 2005-2011) complètent ce tableau : les exceptions danoises et françaises s’émoussent alors. Néanmoins en France, cette progression n’est pas due à la compression des classes moyennes (l’indicateur de Wolfson est invariant en France) mais à la croissance des rétributions supérieures. La France ne connaît donc pas de polarisation ni d’explosion des inégalités évidentes, mais plutôt une stagnation du niveau de vie des classes moyennes qui ne suivent pas la progression du haut de la pyramide sociale. Autrement dit, la France est un des seuls pays où en 2011, le processus de shrinking middle class n’est pas enclenché, du point de vue des revenus. Nous sommes donc loin de la situation de la classe moyenne américaine qui continue sur sa pente déclinante avec 28,6% de membres en 2010, contre 30,5% en 2005 et 37,3% en 1974. (…)

Source : Louis Chauvel dans Cahiers Français n°378 « Les classes moyennes dans la crise »

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Document 82 : les PDEM sont entrés dans une seconde courbe de Kuznetz (B.Milanovic)Nous devons considérer l’actuelle hausse des inégalités comme la phase ascendante de la seconde courbe de Kuznets de l’époque moderne. Cette hausse s'explique avant tout par le changement technologique et la réallocation de la main-d’œuvre du secteur industriel homogène vers les services hétérogènes (ce qui crée donc un déclin des travailleurs à se mobiliser), mais aussi (comme durant la première vague) par la mondialisation, qui tend à comprimer les classes moyennes dans les sociétés occidentales, tout en poussant à la baisse des taux d’impositions sur le capital et le travail très qualifié. (…) L’explication de Kuznets s’est principalement focalisée sur des forces économiques, "bénignes". Il s’est trompé en négligeant l’impact des forces "malignes" (notamment des guerres) qui sont de puissants moteurs dans l’égalisation des revenus. (…) Les Guerres mondiales ont entraîné une compression des revenus à travers une plus forte imposition, une répression financière, un rationnement, des contrôles des prix et même la destruction des actifs physiques (comme en Europe et au Japon). Les inégalités peuvent ne pas se renverser prochainement (…), du moins pas aux Etats-Unis, où je perçois quatre forces puissantes qui continuent de pousser les inégalités à la hausse (…) : l’accroissement de la part du revenu rémunérant le capital, qui est, dans tous les pays riches, extrêmement concentrée entre les mains des plus aisés (avec un indice de Gini supérieur à 90)  ; l’association toujours plus étroite des hauts revenus du capital et du revenu entre les mains des mêmes personnes (Atkinson et Lakner, 2014) ; l’homogamie (la tendance des plus riches et des plus qualifiés à se marier ensemble) ; et l’importance croissante de la monnaie dans la politique, qui permet aux plus riches de faire voter des règles qui les favorisent et qui ont donc pour conséquence d’entretenir les inégalités (Gilens, 2012). Le pic que les inégalités devraient atteindre avec la seconde courbe de Kuznets de l’ère moderne devrait être plus faible que celui de la première (lorsqu’au Royaume-Uni, les inégalités étaient aussi fortes que dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui), parce que les sociétés avancées ont entre-temps acquis des "stabilisateurs d’inégalités", comprenant notamment les allocations-chômage et les pensions de retraite. »Source : Branko Milanovic, «   Introducing Kuznets waves: How income inequality waxes and wanes over the very long run », in VoxEU.org, 24 février 2016. Traduit par Martin Anota sur http://annotations.blog.free.fr

Document 83 : entretien avec Milanovic (Atlantico)Oui, les classes moyennes occidentales ont été écrasées entre la concurrence des pays émergents (principalement l’Asie) et la progression des revenus de leurs compatriotes qui appartiennent aux 1% les plus riches. La première pression découle de la concurrence des travailleurs des pays émergents qui peuvent réaliser un travail équivalent à celui des classes moyennes occidentales, mais pour une fraction de son coût.Ce facteur s’exprime au travers de fortes importations ou au travers de délocalisations de simples unités, ou de la totalité de la chaine de production. Même l’Allemagne, qui est pourtant considérée comme un exemple en termes de succès économique, est exposée aux mêmes pressions, particulièrement de la part des travailleurs d’Europe centrale ou de l’est. Ce qui a conduit à une série de lois, connues sous le nom de réformes Hartz, qui ont réduit la protection des travailleurs allemands, puis, de façon consécutive, à la stagnation des salaires réels et à une baisse de la part et de la taille relative de la classe moyenne allemande. La pression est même encore plus forte dans des pays comme les Etats Unis, qui, jusqu’aux années 1980, étaient plutôt fermés au commerce international : par exemple, en 1980, lorsque Reagan est arrivé au pouvoir, les importations américaines représentaient moins de 10% du PIB, aujourd’hui, elles en représentent 17%.Mais la classe moyenne occidentale a aussi perdu du terrain par rapport aux 1% des plus riches, ce qui a conduit, à un large degré, à la croissance des inégalités dans tous les pays avancés. Les 1%, ou les 5%, ont été protégés de la pression de la mondialisation parce qu’ils travaillent souvent dans des secteurs bien rémunérés non soumis à cette concurrence internationale. En d’autres termes, les médecins chinois ou indiens, les bureaucrates et les avocats ne peuvent pas, et parfois n’ont pas le droit, de concurrencer les médecins, les bureaucrates et les avocats français ou américains. De façon similaire, il existe quelques secteurs, comme la finance, l’assurance ou l’immobilier, qui ont très bien résisté à la mondialisation. Nous ne devons pas non plus oublier que les riches ont également bénéficié, jusqu’à la grande récession, de gains significatifs sur leurs actifs et de la hausse du prix des actions. Le résultat est que les classes moyennes, et les classes moyennes inférieures, ont été exposées aux vents de la mondialisation sans aucune protection additionnelle alors qu'elles n’avaient aucun autre actif que leur force de travail. C’est un tournant ironique de l’histoire parce que ceux qui, à l’ouest, dans le sillage de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, ont soutenu des politiques pro-mondialisation ou néolibérales, n’ont jamais essayé de vendre ces politiques en annonçant qu’elles conduiraient au rétrécissement de la classe moyenne et à la stagnation de ses revenus.

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Dans un certain sens, on pourrait dire que la mondialisation s’est faite au détriment des classes moyennes occidentales. Mais nous devons garder deux choses à l’esprit. Bien que ce constat soit largement vrai, il est également vrai que la mondialisation peut être créditée d’une augmentation massive des revenus en Chine, en Inde, en Indonésie, au Vietnam etc... Voilà pourquoi nous parlons aujourd’hui de l’émergence d’une classe moyenne asiatique. Et si l'on regarde ce processus de façon dépassionnée, avec du recul, et pour donner une importance équivalente à l’amélioration du bien-être de chaque individu dans le monde, il est évident que les gains en Asie sont bien plus larges que la perte relative à l’ouest. (Je dis relative parce qu’il s’agit surtout de stagnation et non de déclin dont nous parlons ici). Mais cela ne peut suffire au réconfort de ceux qui ont subi cette mutation. La classe moyenne occidentale a, depuis la seconde guerre mondiale, été accoutumée à une croissance approximative des revenus réels de l’ordre de 2 à 3% par an. Cela s’est arrêté en 2008. Il serait fou, politiquement et moralement, de dire à un ouvrier de la métallurgie de Detroit, qui a perdu son travail, qu’il ne devrait pas se plaindre et qu’il devrait être heureux que 600 millions de chinois sont sortis de la pauvreté. Read more at http://www.atlantico.fr/decryptage/inegalites-mondialisation-populisme-entretien-avec-branko-milanovic-auteur-livre-choc-pour-tout-comprendre-spirale-infernale-2628244.html#w25KjMRPVeoB669J.99

6.2 L’émergence des classes moyennes dans les pays émergents s’accompagne aussi d’un creusement des inégalités

Document 84 : l’essor d’une classe moyenne mondiale Une classe moyenne mondiale de 5 milliards d’individus en 2030. La mondialisation des échanges s’est traduite par une augmentation sensible des revenus moyens de la population humaine. Ce phénomène a permis l’apparition d’une classe moyenne dans de nombreux pays émergents. À l’heure actuelle, la classe moyenne mondiale qui est en pleine expansion compte environ 2 milliards d’individus selon les dernières statistiques de l’OCDE, dont 500 millions vivent en Asie. Et dans les décennies qui viennent, l’essor de la classe moyenne va largement s’amplifier. Toujours selon l’OCDE, la classe moyenne mondiale devrait dépasser les 3 milliards d’individus en 2020, pour atteindre les 5 milliards en 2030 ! À cette date, plus des 2/3 tiers de la classe moyenne mondiale devrait vivre en Asie. Un bouleversement radical !

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L’Asie ne sera donc plus à cette date un simple lieu de production pour les entreprises globales, et va devenir rapidement (dès 2020) leur principal marché. Les États-Unis et l’Europe étant relégués au rang de marchés secondaires… Autrement dit, les produits de demain seront fabriqués pour correspondre d’abord aux goûts et aux normes des populations asiatiques. Et non plus aux nôtres.Mais ce n’est pas la seule conséquence de ce vaste mouvement de « tectonique des plaques ». Par exemple, si la classe moyenne représente 5 milliards d’individus sur une population de 8 milliards d’habitants (d’après les prévisions démographiques), cela signifie qu’en 2030 la majorité des êtres humains vivant sur Terre aura accès à des soins de santé de qualité, et pourra offrir une éducation convenable à ses enfants ! Toutes choses qui étaient uniquement l’apanage des occidentaux il y a peu. Une première dans l’Histoire !

Source : Publié le 19 février 2013 Par Aymeric Pontier sur www.contrepoints.org

Document 85 : le creusement des inégalités dans les PVDTandis que les États-Unis, le plus grand pays riche du monde, sont un exemple type de la montée des inégalités, quasiment à l’autre extrême du spectre économique et politique se trouve la Chine. La Chine était (et, pour l’essentiel, reste) un pays pauvre qui est passé d’une autarcie très poussée au début des années 80 à une forte exposition au commerce international. Avant les réformes engagées en 1978, la pauvreté était généralisée et le coefficient de Gini inférieur à 30. Avec le développement de l’économie à partir de 1978, l’inégalité a fait un bond gigantesque au point de dépasser celle des États-Unis. Elle s’est aggravée sous tous ses aspects. L’écart de revenu moyen entre les villes et les campagnes est aujourd’hui supérieur à 3 pour 1 (contre, par exemple, 2 pour 1 en Inde). Les écarts entre provinces se sont creusés, les régions côtières, qui étaient déjà plus riches, s’étant développées plus vite que l’arrière-pays. Les inégalités de salaire sont montées en flèche. Enfin, les revenus fonciers et ceux des entrepreneurs, toujours les plus inégalement répartis et dont on n’entendait jamais parler en Chine avant les réformes, sont devenus bien plus importants.Jusqu’à présent, l’évolution en Chine est conforme au schéma classique de Kuznets : il est probable que l’inégalité s’accroisse pendant les premiers stades de développement d’un pays pauvre. Si le pays suit la courbe de Kuznets, on peut s’attendre à une baisse des inégalités au cours des années à venir. Cela pourrait se produire si, par exemple, le gouvernement étendait la sécurité sociale à un bien plus grand nombre de bénéficiaires (en dehors du secteur d’État), ou mettait en place des indemnités de chômage, voire un dispositif de garantie de l’emploi dans les zones rurales, comme l’a fait l’Inde récemment. La prospérité des zones côtières pourrait aussi s’étendre au Centre et à l’Ouest du pays. L’inégalité ne résulte pas uniquement de forces impersonnelles; elle s’étend lorsque la société le veut bien et peut être limitée par des mesures volontaristes des pouvoirs publics.

Document 86 : les pays émergents vont-ils connaître la seconde phase de la courbe de Kuznets ?Un intense débat se développe sur la question des classes moyennes dans les pays en développement. L’émergence dans les pays en développement d’une catégorie toujours plus large de consommateurs qui ne

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semblent rien avoir à envier à ceux des pays d’industrie avancée est un élément nouveau à prendre en compte. (…) Pour Xavier Sala-i-Martin (2009) la dynamique nouvelle d’enrichissement des grands pays en développement, en particulier les BRIC, mais aussi l’Afrique du Sud, la Malaisie et l’Indonésie, notamment conduit à un rétrécissement sensible des inégalités mondiales, dynamique que Sala-i-martin attribue à la libéralisation des marchés mondiaux capable de promouvoir une gigantesque classe moyenne mondiale. Au contraire, Milanovic insiste sur le fait que ces nouveaux pays développés sont porteurs d’inégalités internes situées très au-delà du niveau connu aujourd’hui dans les anciens pays industriels. En effet, l’enrichissement moyen dans des pays comme la Chine a bénéficié avant tout aux plus aisés, laissant les autres dans la pauvreté et la frustration relatives : l’enrichissement des BRIC ne semble pas aller avec une baisse des inégalités internes marquées par l’expansion des classes moyennes intermédiaires. Il en découle l’idée que l’émergence de ces classes moyennes pourrait être un trompe-l’œil dans des pays privés de classes médianes : une haute bourgeoisie se détache, 15% de managers, décideurs, cadres experts, situés loin au-dessus de la moyenne, s’élèvent et accèdent à la consommation « de masse », le reste peinant à échapper aux bidonvilles.

Source : Louis Chauvel dans Cahiers Français n°378 « Les classes moyennes dans la crise »

Document 87 : hausse du revenu réel entre 1988 et 2008 par centiles de la population mondialeC’est au sommet de la répartition mondiale des revenus et parmi les "classes moyennes mondiales émergentes", qui comprennent plus d'un tiers de la population mondiale, que nous observons les plus fortes hausses du revenu par habitant. Le 1 % supérieur a vu son revenu réel augmenter de plus de 60 % au cours de ces deux décennies. Les plus fortes hausses ont toutefois été enregistrées autour de la médiane : une hausse réelle de 80 % à la médiane et de presque 70 % à ses alentours. C'est là, entre le 50ème et 60ème centiles de la distribution mondiale des revenus que nous trouvons quelques 200 millions de Chinois, 90 millions d'Indiens et environ 30 millions de personnes en Indonésie, au Brésil et en Egypte. Ces deux groupes (le 1 % des plus riches et les classes moyennes des pays émergents) sont en effet les principaux gagnants de la mondialisation. La surprise est que ceux qui sont au tiers inférieur de la répartition mondiale du revenu ont aussi réalisé des gains importants, avec la hausse des revenus réels comprise entre 40 % et 70 %. La seule exception est les 5 % les plus pauvres de la population dont les revenus n’ont pas varié. Mais le plus grand perdant (mis à par 5 % les plus pauvres), ou tout du moins les "non-gagnants" de la mondialisation sont ceux entre le 75ème et 90ème centiles de la distribution mondiale des revenus dont les gains en termes de revenu réel ont été pratiquement nuls. Ces personnes, qui constituent une sorte de classe moyenne supérieure mondiale, proviennent d’un grand nombre d'anciens pays communistes et d'Amérique latine, ainsi que des citoyens des pays riches dont les revenus stagnent. La répartition mondiale du revenu mondial a donc changé d'une manière remarquable. C'était sans doute le plus profond bouleversement de la situation économique de la population mondiale depuis la Révolution industrielle. D'une manière générale, le tiers inférieur, à l'exception des plus pauvres, est devenu nettement plus aisé, et beaucoup de ces gens-là ont échappé à la pauvreté absolue. Les évolutions les plus intéressantes, cependant, ont eu lieu parmi le quartile supérieur (c’est-à-dire le quart le plus riche de la population mondiale)  : le 1 % le plus riche et, plus largement quoiqu’à un moindre degré, les 5 % les plus riches ont réalisé des gains significatifs, tandis que le reste du quartile supérieur a soit très peu gagné, soit vu ses revenus stagner. Cela s’est traduit par une polarisation au sein du quartile le plus riche de la population mondiale, ce qui a permis au 1 % le plus riche de devancer les autres riches et de réaffirmer (surtout aux yeux du public) leur place en tant que gagnants de la mondialisation.

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source : ranko Milanovic, «   Global income inequality by the numbers   : In history and now. An overview » , Banque mondiale, 2012. Traduit par Martin Anota http://annotations.blog.free.fr/

6.3 La fin de la « civilisation des classes moyennes » : la crise des classes moyennes chez Louis Chauvel (une perspective historique)

Document 88 : la repatrimonialisation de la société française et l’écartèlement des classes moyennes françaises

Les inégalités vertigineuses sont de retour, mais, si ce constat est bien établi ailleurs, il reste plus difficile à percevoir en France. Les acteurs sociaux sentent bien quelque chose mais le coefficient de Gini qui mesure les disparités de richesse reste impavide. (…) Le contraste avec les Etats-Unis est saisissant  : là-bas, la reconstitution d’une pyramide socio-économique écrasante, comme au temps de la Belle Epoque promet pour bientôt un seuil d’inégalité inédit si les tendances se maintiennent. (…) Lorsque le modèle des nouvelles classes moyennes salariées était en expansion dans le contexte de développement de la société salariale, le patrimoine pouvait être considéré comme une forme résiduelle, d’un passé en voie de résorption et ne jouer qu’un rôle secondaire, en dernière instance. (…) Les fruits du travail gagnaient alors en importance par rapport à l’accumulation patrimoniale. (…) Les conséquences de la reconstitution de l’accumulation patrimoniale depuis les années 1990 ont été généralisée au long de l’ouvrage de Piketty. La repatrimonialisation signifie, en particulier au sein des classes moyennes, une distorsion croissante, préalable à un écartèlement, voire une rupture de continuité, entre les classes moyennes dotées d’un substantiel patrimoine net, sans remboursement de prêts, par opposition aux autres, propriétaires endettés ou locataires, dont les conditions économiques d’existence sont d’une toute autre nature. Ce vertige des inégalités patrimoniales est un facteur important de déstabilisation des classes moyennes. Comment pouvons-nous caractériser cette nouvelle dynamique ? Le constat général est le suivant : (…) le nombre moyen d’années d’accumulation du revenu nécessaire à la constitution du patrimoine après avoir chuté au 20ième siècle jusqu’au point bas des années 1980, autour d’une valeur de deux ans, se rapproche aujourd’hui de six ans. (…) La situation nouvelle n’est pas l’inégalité mais le passage d’un régime d’inégalités modérées à la situation qui prévalait précédemment. (…) Il reste que la patrimonialisation (…) signifie un handicap croissant pour ceux qui n’ont que leur salaire, mais aussi le rétablissement de modèles dynastiques de familles, où la gestion du patrimoine hérité est une dimension structurante de la relation intergénérationnelle.

Source : L.Chauvel « La spirale du déclassement », 2016, p.40

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Document 89 : la peur des classes moyennes, un sentiment qui s’appuie sur une réalité objectiveLoin d’être indemnes, les classes moyennes apparaissent comme menacées à leur tour par des maux qui voilà quinze ans restaient confinés aux catégories populaires. L’image du sucre au fond de la tasse de café fournit une bonne métaphore du phénomène : la partie supérieure de la société semble toujours intacte, mais l’érosion continue de la partie immergée la promet à la déliquescence. La « peur des classes moyennes » est moins un fantasme que la conscience de réalités plus difficiles de la fin de l’âge d’or, d’attentes déçues et de promesses non tenues. Il s’agit plus de faits sociaux et de réalités tangibles que d’une peur sans fondement objectif : salaire, revenu disponible, chômage, dévalorisation sociale des titres sociales sont autant de phénomènes problématiques devant lesquels les catégories intermédiaires de la société ne sont plus aussi bien protégées.

Source : L.Chauvel « La spirale du déclassement », 2016

Document 90 : le ralentissement des gains de pouvoir d’achatLes difficultés des nouvelles générations ne datent pas d’hier. (…) Devant le chômage de masse et la concurrence, les nouvelles générations ont dû réduire leurs prétentions salariales : en moyenne en 1975, les salariés masculins de cinquante ans gagnaient 15% de plus que les salariés de trente ans ; l’écart a culminé à 40% en 2002. (…) Le contraste est particulièrement brutal au sein des classes moyennes : alors qu’un jeune technicien ou administratif pouvait disposer dès le début de sa carrière d’un revenu supérieur à celui de ses parents en fin de carrière, et connaître ainsi un vrai sentiment de progression, l’entrée en activité est maintenant vécue par beaucoup comme une paupérisation. (…) Les jeunes font fasse à des conditions de logement problématiques. Depuis 1984, ils doivent travailler deux fois plus longtemps pour acheter ou louer la même surface dans le même quartier. (…)

Source : L.Chauvel « Les classes moyennes à la dérive », La république des idées, 2006, p.67

Document 91 : les formes du déclassement Aujourd’hui, même avec deux ou trois années d’étude supplémentaires, la jeune génération, en particulier celle des enfants des soixante-huitards, peut s’attendre en moyenne à un sort moins favorable que celui de ses propres parents. (…) La plus grande fréquence des cas de déclassement social d’enfants des classes moyennes est inscrite dans la dynamique générationnelle de la structure sociale. Deux éléments y contribuent. D’une part, comme les catégories moyennes ont cessé de connaître une croissance explosive, de plus en plus de candidats se présentent pour de moins en moins de places : la mobilité structurelle diminue. Ensuite, on note sur le long terme une plus grande fluidité sociale, autrement dit une plus forte mobilité de brassage ou d’échange entre les catégories les plus hautes et plus basses sur la hiérarchie sociale  : ainsi, pour accueillir relativement plus d’enfants de catégories modestes dans les classes moyennes dans un contexte où il existe plus de candidats que de places, il faut bien que des enfants des classes moyennes fassent la politesse de céder leur place ; une société marquée par une plus forte mobilité sociale n’est donc pas forcément plus agréable à vivre pour tous. (…) Les jeunes ne sont pas seulement bardés de diplômes dévalués, mais aussi, de plus en plus souvent, les rejetons ratés de petits génies. (…) Dans ces conditions, hériter d’un fort capital culturel et d’une position sociale enviable est une condition de plus en plus nécessaire, mais elle est aussi de moins en moins suffisante. Pour beaucoup, la survie dépend aussi du capital social des parents. (…) L’accumulation patrimoniale des parents peut constituer un filet de sécurité non négligeable : pour beaucoup, sans la solidarité intergénérationnelle qui peut en résulter, la situation pourrait être simplement intenable.

Source : L.Chauvel « Les classes moyennes à la dérive », La république des idées, 2006, p.76

Document 92 : la crise de la « civilisation des classes moyennes »La thèse de l’immuabilité des classes moyennes françaises ne résiste pas non plus à un diagnostic plus approfondi qui montre les causes objectives du malaise des classes moyennes françaises. En effet, elles ne sont plus indemnes vis-à-vis des maux réservés naguère aux classes populaires : le déclassement, notamment scolaire, la précarité de l’emploi, le chômage, la stagnation salariale, et bien sûr la crise du logement, ne sont plus en effet confinés dans le bas de la hiérarchie sociale. Il s’agit ici, bien plus que du pourcentage d’individus appartenant à la classe moyenne, de la question de la pérennité de la « civilisation des classes moyennes » pour parler comme Koyré (1954). Jean Fourastié (1949) avait tracé les critères d’une expansion économique porteuse de progrès sociaux : l’expansion salariale, en particulier aux échelons intermédiaires, la stabilisation des statuts d’emploi, la maîtrise des grands risques sociaux de la vie et de la mort (veuvage, revenus de réversion, santé, retraite) et la sécurité sociale pour soi et ses proches, l’expansion des diplômes sans inflation des titres, la mobilité structurelle ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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ascendante qu’elle permet, la hausse du niveau de consommation et de la capacité à épargner, la certitude d’offrir des études et un emploi meilleurs à la génération suivante, ont été des éléments distinctifs de l’ascension de cette civilisation de classes moyennes. L’heure est plutôt au reflux. (…)La question passionnante entre toutes est la suivante : combien de temps encore le strobiloïde français pourra-t-il tenir ainsi, comme en apesanteur, dans un monde qui se transforme si rapidement ?

Source : Louis Chauvel dans Cahiers Français n°378 « Les classes moyennes dans la crise »

6.4 Centralité et stabilité des classes moyennes en France aujourd’hui : les travaux d’Eric Maurin (une approche synchronique)

Document 93 : définir qui appartient aux classes moyennes Les classes moyennes peuvent se concevoir comme la combinaison d’un noyau dur de catégories sociales bien établies au cœur de la société et de périphéries plus lointaines et mouvantes. Il n’y a pas de consensus sur les frontières exactes de l’ensemble, mais la composition du noyau central semble difficile à contester, avec, d’un côté, le petit patronat traditionnel, et de l’autre, un vaste salariat intermédiaire désigné par l’Insee comme « professions intermédiaires ». Artisans, commerçants, techniciens, professeurs des écoles, cadres B de la fonction publique, représentants de commerce : ce large éventail de catégories intermédiaires représente aujourd’hui 30% de la structure sociale, alors que les catégories supérieures (cadres, professions libérales et intellectuelles supérieures, chefs d’entreprise) en composent moins de 20% et les ouvriers et employés à peine plus de 50%. (…) Les catégories intermédiaires possèdent un capital à quoi s’accrocher ; pour cette raison, elles restent à distance des classes les plus modestes. Mais elles ne bénéficient pas pour autant de la sécurité des classes supérieures : leur situation, en effet, reste sourdement menacée par la déqualification, le chômage ou encore l’appauvrissement. Ainsi définies, les classes moyennes ne sont pas en train de disparaître. En réalité, elles n’ont jamais été aussi fortes et n’ont jamais occupé une place aussi centrale dans la société française. (…) Source : Eric Maurin et Dominique Goux « Les nouvelles classes moyennes », La république des idées, 2012,

p.15

Document 94 : une groupe plus important quantitativement

Source : Goux et Maurin « Les nouvelles classes moyennes », La République des idées, 2012

Document 95 : les caractéristiques des classes moyennes Les classes moyennes salariées sont d’ailleurs souvent définies en creux, rassemblement (…) de tous ceux dont les revenus, le patrimoine ou le niveau de formation sont à la fois significativement au-dessus du salariat d’exécution et significativement au-dessous du salariat d’encadrement. Mais cet ensemble de positions intermédiaires se laisse caractériser de façon plus positive. De tous les segments du salariat, il représente celui dont les relations avec les employeurs sont en moyenne les plus durables, les plus difficiles à rompre, tant pour le salarié que pour l’employeur. Cette qualité particulière des relations d’emploi

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se manifeste de plusieurs façons, à commencer par des pertes d’emploi pour le chômage à peu près aussi rares que pour les cadres, en dépit d’un niveau de formation nettement inférieur. Parce qu’ils sont moins chers que les cadres, les salariés intermédiaires sont parfois épargnés par les restructurations, quand les premiers sont sacrifiés. La fonction de stabilité sociale qu’on attribue aux classes moyennes a une réalité au niveau professionnel. Le groupe des professions intermédiaires est également, de tous les segments du salariat, celui qui bénéfice le plus de périodes de formation financées par l’employeur. (…) Cet effort de formation s’accompagne souvent de promotions à l’intérieur de l’organisation et renforce les liens qui attachent ces salariés à leurs employeurs. De tous les salariés, les membres des professions intermédiaires sont ceux qui, à un âge donné, déclarent le plus souvent désirer rester définitivement dans leur entreprise actuelle. (…) De ce point de vue, les professions intermédiaires sont différentes des ouvriers et employés, mais aussi des cadres. Souvent en poste depuis longtemps, les techniciens, agents de maîtrise et autres salariés intermédiaires d’entreprise sont dépositaires de savoirs et de compétences spécifiques à leur entreprise, reposant sur une connaissance intime du fonctionnement interne de l’organisation où ils travaillent, connaissance acquise tout au long des nombreuses années d’ancienneté. Ces connaissances spécifiques représentent une force ou une faiblesse. Une force, parce qu’elles sont difficiles à trouver sur le marché du travail et protègent contre les pertes d’emploi les salariés qui les possèdent. Une faiblesse, parce qu’elles empêchent les salariés de quitter volontairement leur employeur et de postuler sur des emplois équivalents dans d’autres entreprises.

Source : Eric Maurin et Dominique Goux « Les nouvelles classes moyennes », La république des idées, 2012, p.24-25

Document 96 : chômage et déclassement ? Depuis trente ans, les ruptures de carrière sont devenues incontestablement plus fréquentes qu’elles ne l’étaient dans les décennies d’après-guerre. (…) Pour s’en tenir aux classes moyennes, les dernières enquêtes de l’Insee sur la mobilité montrent que les flux de perte de statut socioprofessionnel en cours de carrière restent relativement faibles, même dans les périodes de ralentissement économique comme au début des années 2000. Ainsi, parmi les salariés des professions intermédiaires en 2003, seuls 4% étaient des cadres ou chefs d’entreprise en 1998 et peuvent donc être considérés comme « déclassés ». A l’opposé, 17% étaient des ouvriers ou employés en 1998, soit des flux de promotions professionnelles quatre fois plus importants que les flux de pertes de statut en cours de carrière. Les classes moyennes restent un support de promotion professionnelle pour les ouvriers et les employés qualifiés, bien davantage qu’un réceptacle où échouent des cadres en rupture de ban. Une expérience moins extrême d’échec social concerne les personnes qui se perçoivent en déclin par rapport à leurs propres parents : un salarié intermédiaire issu d’une famille de cadres par exemple. Il est vrai que cette proportion de « déclassés par rapport aux parents » peut augmenter pour des raisons purement démographiques, n’ayant rien avoir avec un quelconque ratage ou blocage de la société. Par exemple, il est bien évident que, sur le long terme, le dynamisme des effectifs de cadres et de professions intellectuelles supérieures par rapport aux autres groupes sociaux joue mécaniquement dans le sens d’un accroissement de la proportion d’enfants de cadre et de PIS que doivent recruter les autres groupes sociaux pour se renouveler au fil des générations. Pour éclairer ces questions, nous avons retracé l’évolution, depuis les années 1980, de la proportion de « déclassés par rapport aux parents » au sein de chaque classe d’âge et de chaque grand groupe social (nous considérons qu’un membre du salariat intermédiaire est « déclassé » dès lors que son père exerçait comme cadre, profession intellectuelle supérieure ou chef d’entreprise). Détruisant une idée reçue, ce calcul révèle d’abord que les personnes déclassées par rapport à leurs parents ne représentent qu’une minorité au sein des classes moyennes, elles sont beaucoup moins nombreuses que les personnes en situation d’ascension sociale. Par exemple, en 2009, parmi les 30-39 ans, on compte à peine 13,5% de déclassés au sein du salariat intermédiaire, contre 46% de personnes en ascension sociale par rapport à leurs parents. Les classes moyennes sont un lieu de l’espace social où transitent des lignées en voie d’élévation bien davantage que des familles en déclin. (…) En même temps que leurs effectifs continuent de s’accroître et que leur place devient plus centrale dans les administrations et les entreprises, les classes moyennes tendent à se reproduire davantage au fil des générations, ce qui constitue un autre facteur d’affermissement de leur identité.

Source : Eric Maurin et Dominique Goux « Les nouvelles classes moyennes », La république des idées, 2012, p.48-50

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Document 97 : une critique du déclassement scolaire La question du déclassement social des enfants des classes moyennes peut se poser indépendamment de leur réussite scolaire. Les familles des classes moyennes ont réussi à maintenir le rang scolaire de leurs enfants au fil des réformes successives, mais cela ne signifie pas que, par la suite, leurs enfants aient réussi à garder leur position sociale. Certains avancent même l’hypothèse que les efforts scolaires des enfants des classes moyennes ont été payés en monnaie de singe et n’ont pas empêché leur déclin social. Pour la première fois dans l’histoire, dit-on, les parents des classes moyennes ne seraient pas assurés de voir leurs enfants s’élever au-dessus d’eux. (…) En synthétisant les enquêtes sur l’emploi de l’Insee conduites entre 1982 et 2009, on est en mesure de construire, pour chaque milieu social d’origine et chaque cohorte née entre 1952 et 1970, de vastes échantillons représentatifs des personnes âgées de 30 à 39 ans avec une indication précise sur leur situation sociale. (…) A notre connaissance, l’analyse qui suit est la première à comparer rigoureusement l’exposition au déclassement social des générations de la démocratisation scolaire avec celle des générations antérieures. Elle est la première à mettre à jour le recul du déclassement intergénérationnel qui a accompagné l’ouverture de l’enseignement supérieur aux classes moyennes et populaires en France. S’agissant des enfants des classes moyennes nées en 1952, nous observons qu’à 30-39 ans, environ 42% d’entre eux sont ouvriers ou employés et peuvent donc être considérés comme déclassés. Pour les enfants de cadre nés à la même date, nous observons au même âge une proportion de 58% de salariés modestes ou de salariés intermédiaires, soit une proportion de déclassés plus forte encore. Nous touchons là deux propriétés fondamentales du déclassement intergénérationnel, qui sont souvent oubliées dans les analyses : d’une part, le déclassement intergénérationnel n’a pas surgi récemment dans l’histoire mais représente depuis longtemps un risque réel au sein des classes moyennes et supérieures ; d’autre part, plus les parents sont haut placés dans la hiérarchie sociale, plus la probabilité est élevée que leurs enfants fassent moins bien qu’eux. Cela peut sembler un truisme, mais le déclassement est une menace d’autant plus réelle qu’on part d’une situation élevée. S’agissant de l’évolution de ce phénomène, contrairement à une idée reçue, il n’a pas augmenté au fil des générations.

Source : Eric Maurin et Dominique Goux « Les nouvelles classes moyennes », La république des idées, 2012, p.76-77

Document 98 : la peur du déclassement Le déclassement et la peur du déclassement : les deux phénomènes ne sont ni de même nature, ni de même ampleur, et il est essentiel de ne pas les confondre si l’on veut comprendre les problèmes dont souffre aujourd’hui la société française. Un exemple suffira à montrer tout ce qui les distingue. En 2007, l’Insee recensait 14 600 sans-abri ; si l’on retient le chiffre de 100 000 personnes, avancé par les associations d’aide aux SDF, on peut calculer que 0,16% de la population vit dans la rue. Or, d’après un sondage réalisé en 2006, 48% des français pensent qu’ils pourraient un jour devenir SDF ; deux ans plus tard avec la récession, cette peur s’est encore accrue, 60% des personnes s’estimant désormais menacées. Si le déclassement est un fait que l’on peut mesurer statistiquement et qui touche d’abord les populations fragiles, la peur du déclassement est d’un autre ordre : elle est un phénomène global et diffus qui, en gouvernant l’imaginaire des individus et des groupes, commande de très nombreux comportements et mouvements sociaux. Elle n’a rien d’une idéologie abstraite ; au contraire, elle repose sur un ensemble de faits bien réels, mais elle en extrapole le sens et en redouble l’ampleur. Elle est une variable clé pour rendre compte du fonctionnement de la politique, de l’économie et de la société françaises. (…) Il faut prendre la mesure du drame personnel et familial que constitue le déclassement dans la France d’aujourd’hui, tout particulièrement quand il frappe des salariés au beau milieu de leur carrière. Dans un rapport remis de juillet 2009, (…) les chercheurs du Centre d’analyse stratégique ont bien mis en lumière la complexité du phénomène. Etre licencié, en France, c’est d’abord subir une période de chômage parmi les plus longues des pays développés ; c’est ensuite être condamné à ne retrouver que des formes précaires et dégradées d’emploi, sans rapport avec le statut initialement perdu ; et il va sans dire qu’une telle relégation est lourde de conséquences financières et psychologiques. Ainsi entendu, le déclassement frappe en priorité les ouvriers et les employés, notamment des PME ; mais il touche de plus en plus de cadre du privé, dont les statuts, naguère si solides, se sont fragilisés à mesure que leurs emplois se banalisaient. Les fonctionnaires restent à l’abri de ces formes radicales de déclassement, mais ils ne sont pas protégés contre les remises en causes rampantes de leurs avantages statutaires (en termes de retraite par exemple), ni contre la progressive détérioration de leurs conditions de travail (…). Qu’elles travaillent dans le public ou le privé, qu’elles soient salariées ou indépendantes, les familles sont menacées par une autre forme de déclassement : celle qui survient lorsque les enfants ne parviennent pas à se faire une place sur le marché du travail et dans la société. Ce risque n’est nulle part aussi élevé qu’en France et nulle part aussi inégalitaire entre ceux qui ont un ESH ECE 2 Camille Vernet Nicolas Danglade 2016-2017

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diplôme et ceux qui n’en ont pas. (…) Echouer à l’école n’a jamais été aussi disqualifiant. Il y a donc une réalité du déclassement, et celle-ci est terrible (…). Et pourtant, l’immense majorité des français reste à l’abri d’un déclassement effectif. Si le déclassement est au cœur des préoccupations d’un si grand nombre de personnes, ce n’est pas parce qu’elles ou leurs proches l’ont subi : c’est parce que son coût potentiel n’a jamais été aussi important. Ce que l’on pourrait perdre est tellement fondamental, constitue à tel point le socle de tout notre être social, que ce seul risque suffit à nourrir une anxiété d’ordre existentiel. Les pays où les pertes d’emploi suscitent la plus grande peur sont paradoxalement ceux où les emplois sont les mieux protégés et les statuts les plus difficiles à perdre : la probabilité de retrouver un emploi protégé y est mécaniquement plus faible, ce qui se perd est beaucoup plus précieux qu’ailleurs . Plus les murailles qui protègent les statuts sont hautes, plus la chute risque d’être mortelle – peu importe qu’elle soit improbable. (…) L’expérience universellement partagée n’est pas celle du déclassement (qui ne survient qu’au prix d’une destruction de la société comme dans l’Allemagne des années 1920), mais celle de la peur du déclassement.

Source : Eric Maurin, «La peur du déclassement », La république des idées, 2009, p.2-10

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