miren béhaxétéguy
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Miren BHAXTGUY
Domaine de Comptences 2
Conception et conduite du projet ducatif spcialis
MMOIRE
Comment l'ducateur spcialis et l'usager de drogue
se saisissent-ils d'un sujet aussi protiforme que la sexualit ?Un exemple en CAARUD
Diplme d'tat d'ducateur Spcialis
Juin 2013
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SOMMAIRE
Introduction p. 1
1re partie : Les questions de sexualit, une des missions de lducateur
spcialis en CAARUDCadre de mon intervention ducative p. 3
1 Le concept de rduction des risques p. 3
2 Le CAARUD, son cadre lgal et ses missions p. 4
Des spcificits p. 5
Un lieu de vie pour la journe p. 6
Le personnel - Les services proposs p. 7
3 Une mission spcifique : la rduction des risques en matire de sexualit p. 8
Dimension sanitaire p. 8
Dimension globale p. 9
Au CAARUD p. 10
2me partie : Toute personne a une sexualitProfil des usagers et impacts sur l'approche de la sexualit p. 11
2.1 Des usagers de drogues p. 11
Impacts de la consommation de crack p. 11
2.2 Des personnes prcaires p. 12
Impacts de l'errance p. 13
Impacts de l'activit prostitutionnelle p. 14
2.3 Des personnes afro-caribennes p. 15
Impacts des reprsentations culturelles p. 15
2.4 Des hommes htrosexuels p. 17
Impacts des reprsentations sexues - Regard sur les hommes p. 17
Regard sur les femmes - Regard sur les homosexuels masculins p. 18
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2.5 Des personnes p. 19
La sexualit, une affaire publique, daffect, daltrit p. 20
3me partie : Comment l'ducateur spcialis et l'usager de drogue se
saisissent-ils d'un sujet aussi protiforme que la sexualit ?Une dimension de la relation ducative : l'entretien individuel en rduction des risques lis
aux pratiques sexuelles p. 21
1.2 Mon intention ducative gnrale p. 22
3.1.1 Sexualit et risque : messages de prvention classiques p. 23
3.1.2 La conduite risque : une question drangeante
p. 26
3.1.3 Sexualit et plaisir : reconnaissance de l'altrit
p. 27
1.3 Mon appropriation des moyens mobilisables et ses ajustements p. 29
3.2.1 Les moyens humains p. 29
L'ducateur spcialis p. 29
Les autres professionnels et partenaires - L'quipe des ducateurs p. 30
Les usagers, acteurs et personnes ressources p. 33
3.2.2 Les moyens matriels p. 35
Matriel et outils p. 35
Lieux et cadre p. 36
3.2.3 Les moyens langagiers et corporels p. 37
La parole p. 37
Les mots p. 38
Au-del des mots p. 39
La posture corporelle p. 41
3.2.4 Les moyens temporels p. 42
Conclusion p. 44
Bibliographie
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Introduction
Au-del des objectifs de reproduction, les besoins sexuels reprsentent
une recherche de plaisir, une confrontation avec l'altrit et l'expression de ressentis
dont la ncessit fluctue en fonction de chacun 1.
Dans le cadre de mon stage de 2me anne de formation d'ducateur spcialis auprs
d'adolescents en placement d'urgence, je me suis trouve de nombreuses reprises confronte
des questions de sexualit. Les jeunes m'interpellaient, souvent lors de temps informels, sur les
mthodes de prvention contre les maladies sexuellement transmissibles ou les moyens de
contraception, mais galement sur des questions plus larges portant sur l'intimit, les limites, le
plaisir. Tant que mes connaissances lies mon exprience et ma formation me le permettaient,
je leur rpondais spontanment, et lorsqu'elles s'avraient insuffisantes, je les orientais vers des
partenaires, tels que le Planning familial, ou une association de prvention la sant.
De manire plus formelle, j'ai t encourage par mes collgues lors de ce stage
questionner certains jeunes, lorsque nous nous inquitions par exemple de savoir si l'un d'entre
eux glissait vers la prostitution, ou si un autre parvenait percevoir les jeunes femmes derrire
ses nombreuses conqutes sexuelles.
Mon questionnement a commenc merger lorsque des membres de l'quipe m'ont fait
part de leur positionnement quant ma posture professionnelle. Pour eux, rpondre aux
questions de sexualit n'tait pas du ressort de l'ducateur mais du ressort des partenaires
spcialistes du sujet. J'ai eu beaucoup de mal adopter ce positionnement qui m'tait demand,
car je ne comprenais pas l'intrt, pour l'usager, de diffrer une rponse sur des sujets aussi
sensibles, importants, personnels. J'tais d'autant plus surprise que l'on me demandait l'inverse
de les questionner de manire assez frontale et directe sur des sujets problmatiques.
Pourquoi tait-ce plus facile pour les ducateurs d'aborder les questions de sexualit dans
leur dimension problmatique, et plus difficile de les aborder lorsqu'il s'agissait d'voquer des
pratiques sexuelles ou la notion de plaisir ? J'ai eu le sentiment de franchir une frontire
invisible, lie l'intimit, voire aux tabous, que chacun d'entre nous se construit sur ce sujet.
Lorsqu'ensuite j'ai intgr, pour mon stage responsabilit en 3me anne de formation,
un Centre d'Accueil et d'Accompagnement la Rduction des risques pour les Usagers de
Drogues (CAARUD), j'ai imagin que les questions lies la sexualit seraient plus faciles
aborder. Dans le cadre des missions de cette structure, et au regard de sa double activit, la
rduction des risques lis l'usage de drogue, et aux pratiques sexuelles, il me semblait que les
ducateurs seraient l'aise pour en parler avec les usagers, et vice-et-versa.
1 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 69
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Parler de leur consommation avec des usagers de drogue s'avre de fait relativement
simple. En effet, ceux-ci connaissent mieux que moi les effets des produits2, les usages, les
rseaux, la sensation de dpendance et de plaisir. Mon intervention consiste alors les
accompagner dans leur usage, en les informant sur les pratiques alternatives plus scure et sur
l'existence de matriel usage unique distribu gratuitement, pour les aider rduire les risques
sanitaires lis leur consommation. Et lorsqu'ils manifestent le dsir d'entamer des dmarches
sociales, mdicales, sociales, professionnelles ou lies l'hbergement, je les soutiens et les
guide.
Parler de sexualit avec ces mmes usagers s'avre par contre plus dlicat. Du seul point
de vue sanitaire, nombreux sont les outils permettant de les informer de l'impact de telle toxique
sur leur sexualit et les prises de risques associes, ou de ceux lis une pratique sexuelle.
Et pourtant, malgr l'existence de ces outils, il n'est pas toujours ais d'aborder les
questions de sexualit dans un cadre individuel. Lorsque je propose un usager de prendre des
prservatifs et qu'il les refuse, que me renvoie-t-il et qu'est-ce que j'en comprends ? Cela peut
signifier qu'il en a dj en sa possession, ou qu'il n'a pas actuellement d'activit sexuelle, ou alors
qu'il a une activit sexuelle mais qu'il ne souhaite pas que moi, stagiaire ducatrice femme, je le
sache, ou encore qu'il connat les mthodes de prvention mais qu'il n'en a cure, etc. Une
acceptation de la part d'un usager me questionne tout autant : sait-il bien s'en servir ? En
prend-il uniquement pour me faire plaisir ? En prend-il pour que je ne doute pas de l'existence de
son activit sexuelle ? L'interroger et tenter d'tablir un dialogue sur les raisons d'une acceptation
ou d'un refus, pour mieux adapter mes propositions et conseils, ncessite de ma part un
ajustement dlicat ce que la personne me renvoie ou essaye de me renvoyer.
Poser le cadre de lintervention ducative en CAARUD me permettra dans un premier
temps, dinscrire mon travail ducatif dans son contexte lgal, et de prsenter les enjeux de sant
publique spcifiques autour des questions de sexualit.
Janalyserai ensuite limpact des conditions de vie particulires du public rencontr au
CAARUD sur mon approche de ce sujet. Jinterrogerai galement les reprsentations l'uvre
dans la relation autour de ces questions, d'une manire large mais non exhaustive, en m'appuyant
sur des exemples concrets3 et des apports thoriques.
Je consacrerai la troisime partie de ce mmoire la manire dont je me suis saisie, en
tant qu'ducatrice spcialise en formation, des questions de sexualit. Ce projet a pris la forme
d'entretiens individuels, dont j'ai tent de questionner le contenu et le cadre : de quoi parle-t-on ?
Quels espaces et quels temps y contribuent ? Quel a t mon positionnement professionnel ?
2 Appels aussi, drogues, toxiques ou substances psychoactives3 Tous les exemples en italique sont des extraits du journal que j'ai tenu pendant mon stage de 3me anne, et par
souci de confidentialit, les noms des usagers ont t anonyms.
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1re partie : Les questions de sexualit, une des missions de l'ducateur
spcialis en CAARUDCadre de mon intervention ducative
.11 Le concept de rduction des risques
La politique de rduction des risques (RdR) lis la toxicomanie est apparue dans les
annes 80 avec l'pidmie du SIDA. Fonde sur l'acceptation de l'usage de drogues, et
considrant qu'il ne peut disparatre par simple volont politique, son objectif tait de limiter la
transmission des infections (type hpatites et VIH4) chez les usagers-injecteurs de drogues.
Elle a par la suite tendu la prise en charge des usagers pour les considrer dans leur
globalit, en prenant en compte les diffrents risques sociaux et sanitaires inhrents aux produits
consomms, aux pratiques de consommation, lenvironnement et au cadre de vie des
personnes. Il ne s'agit donc plus de ne proposer des soins qu' ceux dcids arriver
l'abstinence, mais d'largir le champ d'action des politiques sociales une grande proportion des
usagers de drogues ignore jusqu'alors, proportion souvent la plus marginale et donc la plus
dsespre.
Ce concept figure dans la loi franaise depuis 2004 o sont ajouts trois articles la loi
de sant publique5. Il s'inscrit dans une dmarche pragmatique de sant publique qui considre
que les contextes de consommation sont au moins aussi dterminants que les produits eux-
mmes. () Elle propose d'apprendre vivre avec les drogues, en domestiquant leur usage et en
promouvant la notion de mesure en complment de la seule abstinence. Le contexte de
consommation devient la cible d'une palette d'intervention qui propose, selon la demande de
l'usager, de consommer moindre risque, de diminuer sa consommation ou de se sevrer 6.
Un dcret dtermine le rfrentiel national de rduction des risques pour les usagers de
drogues7. Il se fonde sur certains concepts et valeurs : le renoncement un idal d'radication
des drogues, la dmarche de proximit (aller la rencontre et prendre l'usager l o il en est dans
son parcours), le non-jugement moral des pratiques d'usage ainsi que la responsabilit et la
participation des usagers 8. Pour les usagers de drogues, ces concepts et valeurs portent une
relle reconnaissance de leur statut.
4 Virus de lImmunodficience Humaine5 Loi n2004-806 du 9 aot 2004, Articles R3121-33-1 D3121-33 du Code de l'action sociale et des familles6 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, p. 397 Dcret n2005-347 du 14 avril 20058 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, p. 38
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Ils sont ainsi assurs de ne pas tre jugs sur leurs consommations ni sur leurs pratiques
dans les structures qui les accueillent. Ils sont enfin responsabiliss, et donc reconnus dans leur
statut de citoyen . En effet, la rduction des risques leur ouvre un nouveau statut : des
acteurs et des partenaires incontournables de la lutte contre le VIH et les hpatites. Leurs
connaissances multiples (sur les effets des produits, les modes de consommation, les lieux de
consommation, les codes culturels spcifiques partags par certains groupes d'usagers de
produits psycho-actifs...) constituent des atouts essentiels pour identifier les besoins spcifiques
des personnes consommatrices et trouver les solutions les plus adquates pour prserver leur
sant 9.
Sans l'appropriation par les usagers eux-mmes de leur sant, un effet pervers existe,
point par Michel Guillaume dans les annes 90 dans ses recherches sur ce que pourrait produire
une prvention de type unilatrale ou descendante. La prvention devient un instrument de
normalisation sociale et fait de la prservation de la sant une nouvelle norme sociale dont la
transgression, par la prise de risque, compromet son objectif premier ; cet cueil peut tre vit
par une autre approche de la prvention qui vise une rappropriation, par les individus, de leur
sant. Elle suppose un renversement radical du rapport tabli, au travers de la prvention, entre
les institutions, les agents qui la pratiquent et les individus 10.
Si les usagers ne s'emparent pas directement de ce sujet, soutenus par les institutions, ils
peuvent tre amens directement ou indirectement ne rechercher que la transgression d'un autre
type de norme sociale qui leur est impose.
L'une des clefs de la russite, permise par la rduction des risques en matire de
prvention, repose en effet aujourd'hui sur l'appropriation de ses outils par les usagers, lorsque
les quipes ducatives les y encouragent. Un va-et-vient rgulier s'opre ainsi entre eux et les
structures, puisque pour les plus marginaliss, les quipes ducatives et pluridisciplinaires vont
leur rencontre, et pour les autres, ils se rendent directement vers les structures qui leur sont
dsormais ddies.
.12 Le CAARUD, son cadre lgal et ses missions
Les missions des Centres d'accueil et d'accompagnement la rduction des risques auprs
des usagers de drogues (CAARUD) sont fixes par le dcret n2005-1606 du 19 dcembre 2005,
et relvent du Code de l'action sociale et des familles.
9 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, collectif, Dunod p. 4910 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention :
sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 12
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Au nombre de sept, ces missions sont les suivantes :
accueil collectif,
accueil individuel,
accs aux droits sociaux,
accs au soin,
veille sanitaire,
mdiation extrieure, proximit,
distribution de matriel de prvention et de rduction des risques en matire d'usage de
drogues et de pratiques sexuelles.
Afin de permettre aux boutiques (appellation dans les annes 90) de se structurer en
CAARUD et de bnficier du financement par l'assurance-maladie, une circulaire11 est
promulgue.
Des spcificits
Le CAARUD o j'ai effectu mon stage responsabilit est l'une des structures d'une
association loi de 1901, cre en 1972. C'est un lieu d'accueil dit bas seuil , en ce sens qu'il se
fonde sur un bas seuil d'exigences envers les usagers : pas de violence, pas de commerce, pas de
consommation, et respect de la loi, tel est le cadre qui leur est propos. Ce bas seuil se dfinit en
opposition aux hauts seuils d'accs et d'exigence des dispositifs traditionnels de l'poque (centres
de soins et postcures), qui n'entreprenaient des soins qu' condition que l'usager entre dans une
dmarche de sevrage. En CAARUD, les usagers sont accepts tels qu'ils sont , ce qui sous-
entend quils peuvent s'y rendre sous l'emprise de produits.
Il s'agit galement d'un accueil dit de premire ligne , reposant sur les principes
d'inconditionnalit, d'anonymat, de gratuit et de libre-adhsion. Il est accessible aux usagers de
drogue prcariss et marginaliss, qui ne trouvaient pas de structure o ils taient accepts quel
que soit leur tat. Comme le prcise bien la circulaire susnomme, ces lieux ne visent pas une
prise en charge des problmes de dpendance et ne sont pas, ce titre, confondre avec les
centres de soins en ambulatoire. Ils constituent davantage une aide la vie quotidienne d'usagers
de drogues actifs.
Le CAARUD comporte trois services : deux sont des accueils de jour (espace mixte et
espace femmes), et un va la rencontre des usagers en soire (antenne mobile). J'ai travaill sur
les trois services, mais ai consacr l'essentiel de mes accompagnements aux usagers de l'espace
mixte, qui accueille environ 100 personnes par jour.
11 Circulaire n2006-01 du 2 janvier 2006
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Un lieu de vie pour la journe
Accueillir sans condition daccs ou contreparties pralables (rendez-vous, engagement
vers le soin, formulation dune demande), cest choisir de travailler dans une relation dgale
humanit avec les usagers, tout en utilisant ses comptences professionnelles : accueillir, couter,
informer, partager, changer, orienter, soigner. En cela, la localisation des CAARUD est choisie
justement pour se situer proximit des lieux de vie, derrance et/ou de consommation des
usagers.
La priorit du travail ducatif est mise sur le r-tablissement dun lien qui puisse leur
permettre de renouer avec la socit (accs aux soins, aux droits sociaux). Ce lien est possible
lorsque lducateur parvient instaurer une relation de confiance, ce qui suppose un travail sur
un temps long, respectant la temporalit de lusager.
Le CAARUD, dans les services quil propose et dans lagencement des lieux, est pens
pour favoriser la possibilit dtablissement de liens. Il est dailleurs clairement identifi et
envisag par les usagers comme un lieu de vie pour la journe. Aprs avoir pass la nuit dehors,
ils peuvent venir ds le matin se poser, au chaud, et rien ne leur sera demand en contrepartie.
Les usagers linvestissent rellement comme tel : ils participent son entretien ; ils
branchent le poste-radio, entonnent les chansons les plus connues, esquissent des pas de danse ;
les tableaux quils ralisent dans le cadre de latelier arts plastiques sont accrochs aux murs ; ils
laissent leurs papiers importants dans le bureau rserv cet effet ; certains visionnent des films
sur un poste de tlvision Ils prennent du temps pour se poser, se reposer, prendre soin deux.
Je navigue dans ce climat bien souvent convivial, en me rendant disponible, en restant lcoute,
et en cherchant rpondre au mieux aux demandes formules.
Je veille particulirement ce que les relations entre les usagers stablissent dans la
bienveillance. Les exceptions cette atmosphre conviviale existent, mais je mattendais ce
quelles soient beaucoup plus frquentes, au vu de la forte tension qui les habite
individuellement, et du nombre important de personnes reues quotidiennement. Certains
usagers, beaucoup investir le CAARUD comme leur maison, considrent que tout leur est
d et acceptent difficilement un refus. Des conflits extrieurs sont parfois ramens dans le
CAARUD ; la hirarchie de la rue galement. Enfin, nous savons que beaucoup dentre eux ont
des armes (couteaux, cutters, lames) dans leurs poches. Notre vigilance est donc constante.
Une certaine autorgulation existe entre eux dans le rglement des conflits. Et lorsquun
usager menace un ducateur, la raction est quasi-automatique : ce sont les autres usagers qui
viennent reprendre lagresseur pour le raisonner.
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Ils sont pleinement conscients que ce moment pass dans la structure leur offre du rpit,
une pause, dans un quotidien agit et inscure. De ce fait, ils respectent d'autant plus le cadre de
vie collective du bas seuil cites ci-dessus qu'ils en ont t de surcrot l'initiative12.
Il sagit donc pour les ducateurs, et pour moi, de porter clairement le cadre de cet accueil
collectif, et de le faire respecter. Lorsque nous dcidons dune exclusion temporaire, deux
ducateurs prennent immdiatement les usagers concerns en entretien pour leur en expliquer les
raisons. Une reprise sous la mme forme est toujours ralise lorsque cet loignement prend fin.
Je me sens pour ma part tout fait scurise dans le CAARUD, car les usagers
manifestent des gards et une bienveillance importante envers lquipe.
Le personnel
Le personnel de l'espace mixte comprend sept ducateurs, une infirmire diplme d'tat
et une chef de service. D'autres professionnels compltent le dispositif : un mdecin, un
podologue et une assistante sociale.
L'quipe des ducateurs est particulirement htrogne. Elle est constitue d'hommes et
de femmes, de tous ges (25 59 ans), de diffrentes cultures (africaine, maghrbine, caribenne,
europenne), de toutes formations (universitaires, psychologues, moniteurs ducateurs et
ducateurs spcialiss). Les personnels sont amens prparer leur VAE (validation des acquis
de l'exprience) afin d'obtenir le Diplme d'Etat d'Educateur Spcialis. J'aborderai en 3me
partie de mon mmoire l'intrt que prsente une telle htrognit dans la relation aux usagers
sur les questions de sexualit.
Les services proposs
L'organisation du travail est tournante sur les diffrents postes lis aux services proposs
aux usagers, qui dcoulent directement des sept missions gnrales fixes par dcret13.
L'accueil collectif : les usagers peuvent prendre une collation le matin (pain, fromage, jus
de fruits), boire du caf et du th toute la journe, rchauffer leurs plats dans un four micro-
ondes leur disposition. Ils peuvent aussi tout simplement sasseoir sur une chaise, se reposer,
discuter avec dautres usagers ou avec les ducateurs. Ils ont galement accs un ordinateur, et
peuvent y consulter leurs emails, couter de la musique, chercher des informations.
12 Loi de 2002-2 rnovant l'action sociale et mdico-sociale, sur la concertation des usagers et l'organisation des prestations proposes
13 Dcret n2005-1606 du 19 dcembre 2005
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L'espace hygine : les ducateurs font des lessives et schent le linge des usagers. Ces
dernier peuvent galement prendre une douche, se rafrachir, et entre eux se rendre des services
comme se couper les cheveux, passer la tondeuse. Du petit matriel dhygine leur est fourni
(brosse dents et dentifrice, rasoir et mousse raser, gants de toilette en papier) ainsi que des
serviettes et du savon liquide. Ce cadre est propice pour aborder avec eux ltat de leur corps, de
leurs pieds, et les orienter le cas chant vers des spcialistes.
Le bureau de rduction des risques : dans ce bureau est entrepos le matriel de rduction
des risques distribu aux usagers, ainsi que de nombreuses plaquettes dinformation reprenant les
messages que nous sommes susceptibles de leur dlivrer. Cet espace permet, de par son cadre
intime et contenant, de raliser des entretiens sur la consommation de lusager et/ou sur ses
pratiques sexuelles.
L'orientation : chaque usager est reu individuellement pour raliser des dmarches
administratives sa demande. Il peut sagir de mettre jour des papiers (tat-civil, sant,
allocations), dorienter vers un hbergement ou des associations de domiciliation, de prendre des
rendez-vous, ou mme simplement de passer des appels personnels.
Le ple sant : linfirmire les accueille toute la semaine, paule dans sa mission par un
mdecin prsent deux fois par semaine, et par un podologue. Elle ralise les premiers soins lis
des blessures, le suivi de certaines pathologies, lorientation des usagers vers des structures plus
adaptes par rapport leur demande. Elle est galement en lien avec les associations venant
raliser ponctuellement des dpistages, et avec une quipe de liaison psychiatrique sectorise,
partenaire important dans notre apprhension dusagers prsentant des pathologies mentales.
.13 Une mission spcifique : la rduction des risques en matire de sexualit
Dimension sanitaire
Cette mission est confie aux CAARUD par dlgation ministrielle. Il s'agit de la
prvention en matire de transmission de maladies et infections sexuellement transmissibles, et
de l'orientation des usagers vers le dpistage et le soin, lorsqu'ils en font la demande.
Lhpatite B (VHB), est la premire hpatite tre apparue. Elle se transmet par voie
sexuelle et sanguine. Le virus VHB est trs rsistant lair libre donc le risque de transmission
est plus lev que pour le VIH par exemple. La vaccination est un moyen efficace de prvention.
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Lhpatite C (VHC) est la deuxime hpatite avoir t identifie. La contamination se
fait essentiellement par voie sanguine, le risque de contamination par voie sexuelle est infrieur
1%. Ce virus est particulirement rsistant et contaminant. Il nexiste pas de vaccination pour
cette infection, mais des traitements.
Le VIH peut tre transmis par voies sanguine et sexuelle. Il est souligner que les risques
de transmission sexuelle du VIH sont moins frquents mais le sont nanmoins davantage parmi
les usagers de drogues (y compris dalcool) que dans la population des non-consommateurs.
Notons galement que 16% des usagers de drogues diagnostiqus sropositifs au VIH par
an sont issus de limmigration. Ceci montre la ncessit de dvelopper et dadapter les pratiques
de rduction des risques auprs des populations en tenant compte de leurs spcificits, afin de
leur faciliter le dpistage et laccs aux moyens de se protger.
Ibrahim est g de 26. Cest un rcent consommateur de crack, quil a dcouvert par curiosit et par
dsuvrement en France, ne connaissant jusqualors que le cannabis quil fumait lorsquil vivait au Sngal. Il en
est arriv depuis moins de 6 mois quand je le rencontre au CAARUD. Suite un entretien ensemble, il manifeste le
dsir de pratiquer un dpistage, souhaite que je laccompagne au Centre de Dpistage Anonyme et Gratuit
(CDAG). Les usagers sy rendent gnralement seuls, mais je pressens que a lui est ncessaire. Et en effet,
malgr un niveau de franais correct, je ralise que lui sont remis sur place des documents dinformation quil ne
comprend pas, ainsi quune enqute anonyme dont il ne comprend pas les termes non plus.
Dimension globale
Cette mission, du point de vue de la rduction des risques qui conoit la personne dans sa
globalit, est envisage sur plusieurs axes : celui de la dimension sanitaire, mais galement celui
de la dimension simplement humaine. Parler de sexualit conduit souvent n'voquer que
l'existence et l'usage des organes dits sexuels . Mais parce que le vcu ne se limite pas des
actes, voquer la sexualit revient explorer un territoire aux frontires inconnues et aux vcus
aussi nombreux que la singularit des intimits interroges 14. Ainsi, il nest pas question de
naborder la sexualit uniquement sous son versant sanitaire ou biologique.
L'OMS (organisation mondiale de la sant) va galement dans ce sens, lorsquelle dfinit
en 1975 ce qu'elle nomme la saine sexualit 15 : Elle implique l'intgration des aspects
somatiques, motionnels et sociaux de la ralit sexuelle, d'une faon qui soit positivement
enrichissante et qui valorise la personnalit, la communication et l'amour. Un lment
fondamental ce concept est le droit l'information sexuelle, de considrer sa sexualit, aussi
bien pour le plaisir que pour la procration. L'ducation sexuelle est l'ducation conue pour
faire mieux comprendre les aspects biologiques, socioculturels, psychologiques, spirituels et
thiques du comportement sexuel humain .
14 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Max Milo, p. 4015 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 15
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Ce cadre pos par lOMS est prcieux en ce quil dfinit lchelle internationale un
positionnement quant la manire de rflchir et penser les questions lies la sexualit.
Au CAARUD
La question de la sexualit est prise en compte dans ce CAARUD de la manire suivante.
Plusieurs ducateurs abordent ce sujet sans difficults ni gne avec les usagers, et tentent
de leur apporter des rponses certaines questions, dans tous les cas une coute active et
empathique. Quelques-uns prouvent des difficults voquer ce sujet, mais le verbalisent
facilement auprs de lquipe. Linstitution a repr ces freins et port un projet interne.
Ainsi, au cours de lanne 2011, des sessions de formation ont t organises pour les
ducateurs, avec le concours dune association de prvention la sant, partenaire rgulier du
CAARUD, partant du constat suivant : Il nous a t formul, que de la part des usagers comme
de lquipe, il tait parfois difficile damorcer de vrais changes de sensibilisation sur la
sexualit, souvent biaises par les reprsentations de chacun sur le sujet 16.
Un travail a ensuite t men afin de dterminer les freins existants dans lquipe pour
raliser des entretiens individuels concernant la sexualit des usagers. Lobjectif tait de
permettre lquipe de btir un socle commun de connaissances et de comptences
mobilisables dans la prise en charge de la question de la sexualit dans lexercice de ses
missions . Deux groupes ont t constitus, une rflexion a t guide pendant une anne, et des
actions ont vu le jour, telles que la rflexion sur la cration dun distributeur de prservatifs par
les usagers dans le cadre de latelier darts plastiques du jeudi aprs-midi.
Des collgues avec lesquels jai chang au sujet de limpact de cette formation interne
mont expliqu quils staient sentis moins seuls dans leur gne et leurs difficults, et que
travailler sur la forme et le fond en quipe avait pu dbloquer la parole ensuite lors dchanges
avec les usagers. Mais pour dautres, la sexualit demeure un sujet pineux et sensible aborder.
* * * *
Aprs avoir contextualis mon action, je vais me centrer maintenant sur les usagers
accueillis au CAARUD. Leurs conditions de vie, particulirement prcaires, ont un impact
spcifique sur lapproche en matire de rduction des risques lis aux pratiques sexuelles.
Certaines reprsentations sont galement prendre en compte dans le cadre de la relation
ducative, et galement, autour des questions de sexualit.
16 Projet de lassociation de prvention la sant pour son intervention au sein du CAARUD, p. 1
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2me partie : Toute personne a une sexualitProfil des usagers et impacts sur l'approche de la sexualit
Les usagers que j'accompagne dans mon stage sont avant tout des personnes, et c'est dans
cette posture thique que je les aborde. Leurs problmatiques spcifiques sont les suivantes : il
s'agit d'usagers de drogues, au statut prcaire (absence de logement, de travail, de situation
administrative jour), majoritairement masculins et htrosexuels.
S'ajoutent ces problmatiques deux dimensions, que jai souhait prendre en compte
dans ce quelles peuvent comporter en termes de reprsentations : principalement d'origine afro-
caribenne, car la toxique qu'ils consomment provient des carabes, ils sont galement souvent
confronts des problmatiques de prostitution.
2.1 Des usagers de drogues
Le public accueilli sur mon lieu de stage, est constitu dans sa trs grande majorit
d'usagers de toxiques licites ou illicites. Il peut s'agir d'injecteurs (ex. hrone), de sniffeurs (ex.
cocane), de gobeurs (ex. ecstasy), de crackers (crack), de fumeurs (ex. cannabis) et de
consommateurs d'alcool. Presque tous sont polyconsommateurs, bien souvent a minima d'une
substance toxique et d'alcool. Ce dernier est d'ailleurs le produit le plus consomm par les
usagers de ce CAARUD, suivi de trs prs par le crack17.
Aziz, g de 34 ans, est sngalais. Il consomme du crack, mais surtout beaucoup d'alcool. C'est
d'ailleurs ce produit qui lui pose le plus de problmes. Lorsqu'il vient alcoolis au CAARUD, aucune discussion
n'est possible. Il devient facilement irritable, incontrlable, et provoque invitablement des disputes.
Impacts de la consommation de crack sur la sexualit
Mme si le crack prsente des proprits stimulantes sur le plan sexuel, il peut galement
provoquer une augmentation des risques cardiovasculaires lis l'effort physique, un retard
d'jaculation voire une impuissance, et pour les femmes, une scheresse des muqueuses
frquemment observe18.
Lorsque la sensation de manque est forte, et que l'argent se fait rare, l'change rapport
sexuel contre produit est galement plus courant. De ce fait, si le sentiment de manque est
rellement proche de l'urgence, les gestes de prvention seront immanquablement relgus au
second plan.
17 Le crack est de la cocane dite base au bicarbonate. Il est fum et vendu sous la forme dun caillou - LAide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, p. 240
18 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, collectif, Dunod, 2012, p. 163
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La prise de substance impacte dans tous les cas les conduites risques : sous l'emprise du
produit, nombre d'usagers perdent conscience des risques et oublient de mettre un prservatif lors
d'un rapport sexuel.
Comme pour la consommation dautres substances toxiques, les risques de transmission
infectieux sont grands. Le crack est souvent consomm de manire compulsive et rpte sur de
courtes priodes, ce qui peut nuire la rgle de l'usage unique et du non-partage du matriel de
consommation19. Or, les usagers se font de nombreuses petites blessures et coupures en prparant
leur pipe crack et leur produit. Les risques existants sont donc rduits s'ils ne partagent pas leur
matriel.
2.2 Des personnes prcaires
La majorit des usagers du CAARUD vit la rue ou en squat. Celui-ci constitue un lieu
de retrait ayant une fonction protectrice territoriale. Il protge de la solitude et des agressions
externes. Vivre en squat, c'est faire partie d'un groupe. () Les conditions de vie et de scurit y
restent toujours prcaires 20. La rduction des risques dans ce cas signifie rduire ce qui fait
mal, ce qui est nuisible pour les usagers, (certains) allant jusqu' parler d'aide la survie 21.
La Valle est un grand squat situ prs du CAARUD. Beaucoup d'usagers frquentant notre lieu d'accueil
y vivent. Une certaine entraide y rgne, maille de rglements de comptes violents. Une hirarchie y est
instaure, qu'il est ais de reprer car elle est reproduite par les usagers lorsqu'ils viennent passer la journe au
CAARUD. Nous nous y rendons pour travailler aux enjeux de rduction des risques (collecteur de matriel usag,
sacs poubelles, prservatifs), mais galement pour orienter certains usagers vers la structure s'ils le souhaitent.
Nombre d'usagers alternent galement sjours en prison et rue. La prcarit est une
situation d'inscurit individuelle, sur le plan social, mais aussi sur les plans conomique,
sanitaire et psychologique. () Elle voque des parcours de vie avec des ruptures, la possible
perte de son statut d'humain 22. Il s'agit justement de ramener ces usagers vers un
environnement social minimal, de les aider reconstruire leur image, de les reconnatre comme
nos pairs en leur redonnant dignit, respect et accs aux droits les plus lmentaires.
19 Le CAARUD fournit du matriel usage unique pour fumer le crack sous la forme dun Kit Crack , comprenant une pipe, deux embouts, une dose de crme cicatrisante, des filtres, une petite lame
20 Le toxicomane et sa tribu, Nadia Panunzi-Roger, Editions Descle de Brouwer, 2000, p. 9321 L'Aide-mmoire de la rduction des risques en addictologie, collectif, Dunod, p. 23022 Id., p. 229
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Impacts des conditions de l'errance sur la sexualit
Vivre dans des conditions prcaires a un impact direct sur la relation au corps et sur
l'estime de soi. Dans le cadre d'un atelier auquel j'ai particip sur le thme Sexe, drogues et
RdR 23, la question du rapport au corps propre aux personnes prcaires a t aborde comme
une dimension prendre en compte lorsque les ducateurs travaillent sur les questions de
sexualit avec les usagers. Leurs corps sont en effet abms et uss, la fois par la rue, par
l'usage des produits, et par la violence laquelle ils sont rgulirement confronts.
Tony, g de 38 ans, est originaire de Guadeloupe. Lorsqu'il me donne son ge, j'ai beaucoup de mal le
croire, tant il parat proche de la cinquantaine. Ses dents sont gtes, ses lvres crevasses, ainsi que le bout de
tous ses doigts. Ses pieds, qu'il souhaite montrer au podologue prsent ce jour-l, le font atrocement souffrir et
pour cause : l'tat de la peau est indescriptible et je me demande comment il a pu ne serait-ce que venir ici.
La perte de sensibilit ou l'hyper-sensibilit de leur corps ont un impact sur la manire
dont ils peuvent vivre leur sexualit. En s'abstenant pour ne pas en souffrir, ou au contraire en la
vivant : l'implication charnelle des organes physiques rappelle, dans le rapport l'autre et dans
le ressenti du plaisir, la certitude de sa propre existence 24.
Par ailleurs, la recherche du plaisir immdiat, qu'il s'agisse de sexualit ou d'usage de
drogues, implique des risques sur le plan sanitaire, si les usagers n'ont pas t sensibiliss ces
questions et vivent en squat ou la rue. L'absence de matriel strile, le partage du matriel, ainsi
qu'une mauvaise hygine offrent un terreau multipliant les risques de contamination et de
transmission de maladies et infections sexuellement transmissibles.
Diffrents types de sexualit sont prendre en considration. Certains ont une compagne
rgulire, usagre de drogues ou non, se prostituant ou non. Dautres ont des relations sans
lendemain, ou avec des personnes en situation de prostitution.
D'autres encore n'ont pas ou plus d'activit sexuelle, par choix, ou de par leur situation
prcaire. Arnaud Gaillard voque dans son ouvrage25 le fait que mort sexuelle et mort sociale
sont intimement lies . L'abstinence prsente une double facette : elle permet en effet de
supprimer le risque sanitaire, mais peut galement gnrer une souffrance, qui elle-mme peut
engendrer un appel la prise de produit. Cette souffrance est galement releve par Arnaud
Gaillard : Les manques sexuels ne sont pas des manques d'orgasmes, mais se situent davantage
au niveau d'une dgradation de l'image de soi par le manque d'interaction du soi avec l'altrit.
C'est galement la dimension affective frquemment associe aux relations sexuelles qui fait
dfaut, et plonge les personnes () dans un sentiment de solitude existentielle 26.
23 Journes de l'Association Franaise de Rduction des Risques, 25 et 26 octobre 2012, notes24 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 6625 Id., p. 9226 Id., p. 85
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Proposer des prservatifs quelqu'un qui n'a pas de relations sexuelles peut renvoyer
l'autre une place d'exclu dans la socit.
Lon est un martiniquais g de 35 ans, sujet des troubles d'ordre psychiatrique. C'est un fumeur de
crack qui vit en squat. Mes premiers changes avec lui ont essentiellement tourn autour du sexe et de la
sduction. Il utilise l'envi des expressions croles un peu salaces que d'autres comprennent mais dont je ne fais
que deviner le sens. Il a cependant bien repr les limites ne pas dpasser. J'ai pu un jour entamer une
conversation avec lui dans le bureau autour de la sexualit, et la conversation a pris un tour tout fait inattendu
pour moi. Miren, tu sais, moi j'ai carrment plus de relations sexuelles. Je sais que tu le rpteras pas, mais
sache que c'est vrai. C'est pas facile, et tu sais, ce dont j'aurais besoin, c'est d'une seule femme m'occuper.
Alors en attendant, ben je me masturbe et c'est tout. Les prservatifs, j'en prends de temps en temps pour faire
comme les autres, mais en fait, je m'en sers pas, je dpanne des copains avec .
Si l'usager parvient parler de son abstinence, cela peut lui donner l'occasion de travailler
reprendre confiance en lui : en effet, ne pas avoir de relations sexuelles n'est pas honteux, ni a-
normal, des milliers de personnes, dans le reste de la socit dont il se sent (in)justement exclu,
vivent la mme chose. J'ai expliqu Lon que les usagers dans son cas taient plus nombreux
qu'il ne le pensait, mais surtout que l'essentiel tait qu'il puisse parler de ses propres
proccupations, moi comme mes collgues, s'il en ressentait le besoin.
Impacts de l'activit prostitutionnelle sur la sexualit
Des usagers ont recours, plus ou moins rgulirement, la prostitution. La libert que
chacun s'octroie, faire fi de l'interdit de fait entourant le silence de pratiques non acceptes, fait
montre d'une volont particulire de satisfaire un besoin particulier, en plus d'une capacit se
dmarquer d'un fonctionnement standardis dans la socit 27.
Il peut s'agir de chercher pallier l'absence de compagne. En ce sens, ces pratiques
peuvent tre perues pour l'usager comme thrapeutiques en ce qui concerne la certitude
retrouve du bon fonctionnement des organes gnitaux. Elles sont libratrices quant aux
retrouvailles d'un plaisir deux, qui n'apporte dcidment pas les mmes sensations qu'un plaisir
solitaire. Elles sont frustrantes lorsqu'il s'agit du besoin d'attnuer la solitude existentielle, par la
complicit de deux tres fonde sur la satisfaction d'un intrt commun et similaire 28. De fait,
l'intrt est rarement similaire dans une relation prostitutionnelle, ce qui ramne certains usagers
une abstinence, moins douloureuse dans ce qu'elle leur renvoie sur la question de l'altrit.
La prostitution peut galement constituer un moyen de vendre du crack contre du sexe,
ou d'obtenir du crack : un homme demande un autre homme qui veut lui acheter du crack de lui
pratiquer une fellation comme paiement ; un autre prostitue sa compagne, et avec l'argent obtenu,
leur procure du crack tous les deux.
27 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 4828 Id., p. 87
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Mais les usagers hommes en parlent avec parcimonie, car souvent, la marginalit des
pratiques est indissociable du silence qu'elle implique 29. En effet, certains hommes
htrosexuels, en qute de produit consommer dans la nuit, acceptent parfois pour assouvir leur
addiction irrpressible de pratiquer une fellation un autre homme. Qu'elles soient consenties ou
subies, ces pratiques peuvent provoquer des blessures narcissiques 30. Au-del de l'acte sexuel
difficilement assum, ce que les usagers me renvoient lorsqu'ils voquent cette question est de
l'ordre de l'estime de soi : le sentiment de honte est perceptible, leur ego est souvent dgrad. Il
me semble ainsi qu'en tant qu'ducateurs spcialiss, notre rle est de les accompagner dans ce
travail de reconstruction de leur identit, et de la considration qu'ils ont d'eux-mmes.
Quelles que soient les raisons qui la motivent, l'activit prostitutionnelle prsente des
risques de transmission infectieux qui peuvent aussi tre lis la variation du tarif ; en effet, une
personne, si elle le demande et paye plus cher, pourra obtenir une relation sexuelle sans
prservatif. De plus, il s'agit souvent d'une sexualit violente, impliquant immdiatet et rapidit.
Sans l'utilisation de gel lubrifiant, les muqueuses peuvent dvelopper irritations, brlures, voire
dchirures, augmentant automatiquement les risques de contamination des partenaires.
2.3 Des personnes afro-caribennes
Il me semble important d'ajuster ma pratique ducative au public accueilli. Au CAARUD,
plus des des usagers sont dorigine afro-caribenne. L'explication rside dans le fait que le
crack est arriv en France depuis les Carabes la fin des annes 80 (et s'est tendu de
nombreux pays du continent africain). Sa consommation et son commerce sont rests concentrs
depuis lors sur un primtre gographique trs prcis, zone d'intervention du CAARUD.
Alberto a 41 ans. Il consomme du crack depuis plus de 20 ans. Alternant vie en mtropole et vie en
Martinique, sjours en prison et librations, il n'a jamais cess d'en consommer. C'est un cuisinier , en ce sens
qu'il prpare la cocane pour la transformer en crack. Il a rduit sa consommation et a une vie sociale plus riche
qu'auparavant. Depuis sa dernire libration, il a t lu Prsident du Conseil de Vie Sociale d'un autre
CAARUD. Il est reconnu, par les professionnels, par les usagers, et galement par la population du quartier, car
il participe l'action de rduction des risques en prnant l'usage de matriel de consommation unique et l'usage
de prservatifs.
Impacts des reprsentations culturelles sur les questions de sexualit
Parler de sexualit avec des hommes d'origine africaine et caribenne, c'est travailler avec
une reprsentation de performance sexuelle trs rpandue et entretenue sur, mais galement par,
ces personnes. Nombre d'entre eux se mettent en scne, au milieu de l'accueil, clamant haut et
fort l'intensit et la frquence de leurs relations sexuelles.29 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 4830 Id., p. 317
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La fiert masculine, versant parfois dans un certain machisme, est trs prgnante au CAARUD.
Alberto me demande voix basse, dans un coin de l'accueil, de lui apporter un Kit Crack et des
prservatifs. Je me rends dans le bureau o nous conservons le matriel de rduction des risques, et note le nom
et l'anne de naissance d'Alberto en face du matriel pris. Je retourne dans la salle et le lui tend. Il me glisse :
Miren, le kit tu me le donnes discrtement, mais pour les capotes, donne-les moi ouvertement, oh, je suis
antillais oui ou non !?! . Il se met rire avec un autre usager, antillais lui aussi.
Je note l'importance pour lui de renvoyer aux autres une image de virilit, alors quil ma
dit qu'il redistribuait les prservatifs plus souvent qu'il ne s'en servait. Il s'agit l d'entretenir la
reprsentation du mle dominant, telle que Franoise Hritier l'a dcrite dans son ouvrage
Masculin/fminin 31. Cette question est d'ailleurs omniprsente entre les usagers du
CAARUD. Les plus dominants et respects (voire craints) tiennent de grands discours sur leurs
performances sexuelles, et moquent facilement les autres.
Ne pas demander de prservatif peut ainsi la fois marquer une volont de ne pas rendre
publique son activit sexuelle, mais peut galement, involontairement, attirer la honte sur soi. A
cet gard, j'ai remarqu que certains usagers me demandent rgulirement des prservatifs
justement pour s'viter des railleries de la part des autres.
Samba me demande deux trois fois par semaine 4 prservatifs, que je lui donne. Mais un jour que je le
trouve en train de ranger son sac, le contenu tal au sol, j'aperois ma grande surprise une norme quantit de
prservatifs, intacts et inutiliss. Il me sourit, un peu gn, et les enfouit au fond de son sac.
En en parlant avec mes collgues, j'en tire la conclusion que l'image entretenir et
donner, aux autres usagers comme aux ducateurs, peut savrer trs importante pour eux, et
entretient les reprsentations prcites.
Un usager m'a regard avec tonnement le jour o je lui ai parl des risques de transmission du virus de
l'hpatite C ou du sida : Le marabout de mon village (en Guine) me protge contre les maladies, je n'ai pas
besoin de porter un prservatif contrairement vous, les europens .
Parler de prvention se heurte enfin certaines croyances, trs prgnantes dans certains
pays d'Afrique de l'Ouest ainsi qu'en Martinique, en Guadeloupe ou encore en Hati. Les
marabouts et gurisseurs font partie de la vie de plusieurs usagers ; ils les protgent par le biais
d'incantations, de plantes mcher ou boire, d'amulettes porter. Ce type de raction, souvent
propres aux personnes arrives assez rcemment sur le territoire franais, est difficile
argumenter la premire fois. Seule une relation de confiance tablie sur un temps long,
prliminaire toute relation ducative, et/ou la complicit de pairs ayant intgr l'usage du
prservatif face des pandmies aussi dvastatrices, peuvent permettre de travailler avec ces
usagers sur une ventuelle volution de leurs pratiques en matire de prvention.
31 Masculin/fminin, Tome 1 : La pense de la diffrence, Franoise Hritier, Odile Jacob, 2008
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2.4 Des hommes htrosexuels
gs de 18 ans et plus, 90% des personnes accueillies au CAARUD sont des hommes,
l'orientation htrosexuelle. Rares sont les usagers dire qu'ils sont homosexuels, et en effet, les
discussions entre eux portent essentiellement sur les femmes ds qu'il s'agit de sexualit.
Impacts des reprsentations sexues sur les questions de sexualit
Comme l'indiquent les travaux de Franoise Hritier et Maurice Godelier, les socits
organisent les relations entre les sexes en balisant ce qui serait du masculin, ce qui serait du
fminin, la fois en termes de reprsentations, de codes culturels partir d'observations
biologiques ou physiques, mais aussi de reprsentations sociales, structurant ainsi un ordre du
monde et des positions sociales 32. Face des hommes htrosexuels se pose la question des
reprsentations lies l'orientation sexuelle, comme dans le reste de la population. La sexualit
humaine revt trois formes (...). L'autosexualit (la jouissance de soi), l'htrosexualit (le dsir
des autres d'un sexe diffrent), l'homosexualit (le dsir des autres du mme sexe). () Les
socits tablissent un ordre, une hirarchie entre ces trois formes de sexualit et attachent
chacune une srie de valeurs positives et/ou ngatives 33. Et en effet, j'ai constat au cours des
entretiens avec les usagers le poids important des valeurs, positives et/ou ngatives, qu'ils
attribuent chaque type de sexualit. Mais c'est justement lorsqu'ils me parlent des autres qu'ils
en viennent me parler d'eux, et en cela, ils offrent nos entretiens un matriau prcieux.
Regard sur les hommes
S'agissant des hommes venant au CAARUD, les questions de sexualit ont parfois t
longues aborder, car c'est le sexe qui est le matre-mot des changes et occupe une grande part
des conversations collectives. Ils sont souvent ports sur la question de lactivit sexuelle comme
preuve de leur virilit, car comme le souligne Arnaud Gaillard, ne plus pntrer finit par
persuader d'tre devenu impuissant 34. Ce discours rvle l'angoisse de la disparition de leur
propre virilit, particulirement pour ceux qui n'ont plus d'activit sexuelle. Arnaud Gaillard
voque pourtant ce sujet l'une des conclusions de Sigmund Freud : l'usage des parties
gnitales n'est qu'un des accomplissements de la sexualit 35. Les usagers l'expriment, leur
manire, en verbalisant avant tout un dsir de .
32 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 2133 Id., p. 10734 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 8635 Id., p. 44
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Regard sur les femmes
Les quelques femmes frquentant l'espace mixte provoquent par contre une raction forte
de la part des hommes venant au CAARUD. Les reprsentations demeurent au travers de
toutes les couches sociales sur la fascination/ rpulsion du corps fminin ou encore de la
dichotomie mre/ putain 36. En effet, au-del de l'attirance qu'elles peuvent provoquer chez les
hommes prsents, leur statut d'usagres de drogues, souvent contraintes de se prostituer pour
obtenir du crack ou de l'argent pour elle et/ou pour leur compagnon, leur fait subir une sorte de
double-peine dans le regard des hommes. Etre une femme est particulirement difficile dans ce
milieu. La femme symbolise la mre potentielle, sense porter la vie, et les conduites morbides
qu'elles adoptent choquent les hommes. Elles se trouvent ainsi doublement stigmatises.
Pascal est g de 42 ans. Il est d'origine guadeloupenne. Lorsque Virginie arrive au CAARUD, il fait des
commentaires voix haute, qui veut l'entendre. Regarde moi a. Les femmes, c'est vraiment crades. Elle, elle
se lave pas, regarde sa face, tous ces boutons, c'est dgueulasse. Putain, et elle ferait mieux d'arrter le crack
parce que dans l'tat o elle est... . S'adressant elle, sur un ton moqueur et mielleux, lorsqu'elle passe prs de
lui : Ca va Virginie ? T'as pas bonne mine dis donc aujourd'hui hein ? Tu vas te laver j'espre hein ? .
Cette dimension, aborde dans le paragraphe sur les impacts de l'errance sur la sexualit,
mlant questions d'hygine et de respect de soi, est rcurrente dans les discussions avec les
usagers. Ils sont trs durs avec les femmes sur ce sujet, les moins marginaliss les stigmatisent
plus facilement, peut-tre pour se sentir moins dgrads qu'elles. Cette dgradation physique
peut leur tre nuisible psychologiquement, si elle est trop souvent pointe, particulirement par
des hommes : Ne pas tre dsire finit par persuader de ne plus tre dsirable 37.
La violence des mots des hommes est parfois plus ravageuse que n'importe quels coups.
Je nai pas russi ce jour-l obtenir de l'coute de la part de Pascal au sujet de ses remarques et
de leur violence, mais nous avons eu dautres occasions den reparler. J'ai constat qu'il lui tait
insupportable que les femmes puissent autant se ngliger. Mais ce regard pos sur lautre m'a
donn l'opportunit d'apprhender avec lui la question de l'estime de soi.
Regard sur les homosexuels masculins
Dans le regard des hommes htrosexuels, si les femmes ont une place souvent infrieure
la leur, les personnes homosexuelles se situent encore plus bas dans cette hirarchisation. Une
dimension toujours prsente dans ce qui est un des niveaux de construction sociale contre
l'homosexualit masculine : la mollesse et la passivit, calques sur les pratiques supposes de
sodomie et de fellation passives, pratiques et valeurs fonctionnant l'envers des valeurs
masculines valorises et socialises : la vigueur et l'activit 38.
S'il est bien un exemple paradoxal en matire de stigmatisation sexuelle masculine, c'est
36 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 2437 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 8638 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 99
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celui des homosexuels. Ils reprsentent en effet l'oppos de ce que les htrosexuels prnent
comme tant leurs attributs (vigueur, virilit et supriorit). Pourtant, le paradoxe est bien rel,
l'homophobie n'tant pour certains qu'une posture adopte pour se conformer aux codes d'un
groupe. Les tmoignages sont rares mais ils existent, tel le suivant.
Bastien, g de 34 ans, est un habitu des blagues machistes et homophobes. Lors d'un entretien
individuel dans le bureau autour de la distribution de matriel, j'voque avec lui ce penchant. Ton boulot, c'est
de garder secret ce qu'on te dit hein ? Ecoute, moi j'ai rien contre les pds. En fait, j'en connais plein, et j'ai
mme un pote qu'en est. Et pour tout te dire, j'ai dj fait des fellations des mecs contre du crack... Mais tu vois,
ici, les mecs, c'est des vrais mecs quoi. Si je dis que j'aime bien les pds, ben ils vont m'associer eux et je serai
plus qu'une merde tu comprends, et moi, j'ai une image dfendre tu vois ? .
Consenties ou subies, les pratiques homosexuelles peuvent provoquer des blessures
narcissiques qui ne trouveront un exutoire que dans une homophobie constante, et des violences
soulignant la survie de la virilit 39. D'un point de vue ducatif, il nous revient il me semble de
travailler galement sur cette propension la xnophobie. En effet, comment s'accepter soi
lorsque l'on n'accepte pas l'autre ? La reconnaissance de l'altrit me semble tre une dimension,
dans l'accompagnement ducatif, permettant d'avancer vers l'acceptation, la considration et
l'estime de soi.
Au regard des diffrentes reprsentations sexues que je viens d'aborder, force est de
constater que les questions de sexualit ne se limitent pas aux pratiques sexuelles : il s'agit
d'apprhender plus largement, le vivre ensemble, le respect de l'autre. Dans un tel contexte, o la
hirarchie des sexualits demeure vivace, et parat difficile branler, la tche est certainement
ardue, mais elle me semble valoir la peine d'tre amorce.
2.5 Des personnes
Une personne, majeure, usagre de drogues, d'origine afro-caribenne, en errance, et
ayant parfois recours la prostitution, est avant tout une personne. Les questions de sexualit ne
lui sont pas plus aises aborder que pour d'autres, et les concernent tout autant. Ds lors, dans
cette relation interpersonnelle et sur cette question si intime et protiforme, quelles limites nous
confrontons-nous, tous et chacun, ducateurs et usagers ?
39 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 317
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La sexualit, une affaire publique
Tout tre est plus ou moins gn au regard de ce qui touche les affaires de l'intimit et
de la sexualit, soit par pudeur, soit parce que les codes culturels obligent ou interdisent une
vocation publique ou collective sur les aspects de l'intimit 40. S'il est bien une dimension
paradoxale dans cette affaire, c'est qu'il s'agit tout la fois d'une question intime et d'une affaire
de sant publique, dont nous avons la charge : Quels que soient nos rles dans les institutions
auprs des publics varis et divers que nous rencontrons au quotidien, () nous sommes
porteurs de cette ducation 41. Concilier ces deux paramtres complexifie la tche, car il nous
faut composer avec les versants priv / public d'une seule question, que chaque individu
prfrerait peut-tre voir inaborde. Notre sexualit est lie notre histoire, notre vcu, mais
aussi nos reprsentations, transmises ou construites.
De cette double dimension dcoule ainsi l'importance de la confidentialit des changes
tablis entre ducateurs et usagers, comme je l'aborderai dans les notions qui me sont apparues
lmentaires, primordiales, et la base dune posture thique permettant d'assurer confiance et
respect de l'intimit de l'autre.
La sexualit, une affaire d'affect
Une autre dimension prendre en considration : la sexualit n'est clairement pas
qu'affaire de sexe, mais touche galement la relation l'autre, l'affect. La sexualit
commencerait par un dsir de manifester de la tendresse autant que d'en recevoir avec une
personne rencontre . La dfinition de la sexualit se pare des atours de l'affect, de la
contemplation, et de la naissance d'une rciprocit qui rassure, dans laquelle va s'tablir un jeu
intime entre deux personnes 42. Cet aspect de la sexualit touchant l'importance des affects en
jeu, n'est pas partag de prime abord, et encore moins en collectif. Mais dans l'change
individuel, il apparat trs rapidement et semble mme parfois difficile assumer, plus difficile
que la sexualit sur le simple registre du sexe.
La sexualit, une affaire d'altrit
L'altrit est le caractre de ce qui est autre 43. Reconnatre l'autre, c'est le reconnatre
comme un tre sexu, donc ayant de fait une sexualit. Il est donc bien question ici de l'altrit
dans la sexualit, qu'elle soit manquante dans la sexualit solitaire, () interdite dans le cadre
de l'homosexualit, ou () contrle 44 lorsqu'elle ne peut avoir lieu dans certains espaces
privs, tels les douches dans les CAARUD.
40 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 5141 Id. 2010, p. 21342 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 4543 Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, 200044 Sexualit et prison - Dsert affectif et dsirs sous contrainte, Arnaud Gaillard, Editions Max Milo, 2009, p. 46
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Dans tous les cas, la sexualit suppose une apprhension de laltrit, qui, lorsquelle
manque, peut gnrer une souffrance consciente ou inconsciente.
* * * * *
Dans les deux premires parties de mon mmoire, jai dfini les missions du CAARUD
encadrant ma pratique en matire daccompagnement des usagers sur les questions de sexualit,
ainsi que la philosophie de travail propre la rduction des risques. Je me suis ensuite attache
tout au long de ma prsentation du public accueilli identifier des indicateurs gnraux sur cette
problmatique, me permettant de dgager des objectifs ducatifs indicatifs. Ils mont ainsi offert
une premire base de travail, de rflexion, et cela ma permis de cheminer, de construire mon
propre positionnement en plaant l'usager au centre de mon accompagnement ducatif45 sur les
questions de sexualit.
Jai voqu le sujet de mon mmoire trs tt dans le droulement de mon stage avec ma
chef de service. Celle-ci y a t sensible, intresse de par son rle toute action susceptible de
favoriser lmergence et la rappropriation par lquipe de ce sujet. Dans la troisime partie de
ce mmoire, je vais donc mattacher la manire dont je me suis saisie de ce sujet protiforme,
dont je lai partag, et dont je lai rflchi et mis en action dans mon accompagnement ducatif.
3me partie : Comment lducateur spcialis et lusager de drogues se saisissent-ils
dun sujet aussi protiforme que la sexualit ?Une dimension de la relation ducative : lentretien individuel en rduction des risques lis
aux pratiques sexuelles
Je vais dsormais explorer et questionner la construction de mon positionnement
professionnel dans le cadre des entretiens individuels que jai raliss tout au long de mon stage
autour des questions de sexualit.
Ces entretiens nont pas eu lieu quotidiennement, ce sont des opportunits que les usagers
et moi avons saisies, grce la relation ducative qui nous lie, qui nous ont permis dy travailler.
Les questions de sexualit sont dailleurs tout la fois lune des dimensions de notre action
dducateurs, et en quelque sorte un prtexte, une opportunit la relation, au mme titre que
laccompagnement dans les pratiques de consommation de drogues, ou dans les dmarches
administratives par exemple.
45 Loi du 2 janvier 2002, n2002-2, rnovant laction sociale et mdico-sociale
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De quoi avons-nous parl avec les usagers rencontrs, et quavons-nous partag lors de
ces entretiens ? Quels moyens humains, matriels et langagiers ai-je mobilis pour ce faire ?
Quels cueils ai-je rencontr et quelles apprciations, tant objectives que subjectives, ai-je pu
reprer quant la pertinence de ces entretiens ? Comment suis-je parvenue (ou non) (r)ajuster
ma pratique au regard des volutions de comportement que jai perues ?
Comment finalement ai-je travaill tablir une approche la plus adapte possible aux
problmatiques et aux besoins des usagers, en respectant leurs singularits, sur cette question
spcifique, et si protiforme ?
3.1 Mon intention ducative gnrale
La sexualit se trouve l'intersection des trois champs qui fondent notre humanit :
champ mdical, champ psychoaffectif, champ social 46. Dans la dmarche ducative qui a t la
mienne avec les usagers, j'ai trouv ncessaire et important de dconstruire une reprsentation
uniquement gnitalise de la sexualit et du rapport l'autre, pour les rintgrer dans un
processus plus large faisant intervenir affects et respect. Eux-mmes sy inscrivent
naturellement.
La sexualit est donc une notion trs gnrale qui recouvre plusieurs dimensions :
lexistence dorganismes biologiques sexus dots dun sexe mle ou femelle permettant la
procration ;
un comportement sexuel et rotique vise de stimulation sensuelle et de plaisir rotique ;
des motions, sentiments, affects en relation avec le comportement sexuel ;
des reprsentations, systmes de croyance, valeurs forges un niveau individuel et collectif
(rgulation par des normes sociales) dfinissant ce qui est prescrit, anormal ou interdit 47.
Ces dfinitions mont sembl tout la fois suffisamment larges mais offrant clairement
plusieurs riches axes de travail. Mappuyant sur elles, jai donc cherch, en tant quducatrice
spcialise en formation, me saisir des possibilits offertes par cette intersection de champs,
pour prendre en considration chaque usager dans ce quil a souhait aborder avec moi, ou ce
quil ma sembl pertinent (parfois tort) dvoquer et/ou de travailler avec lui.
Je me suis adapte leur apprhension de leurs pratiques, de leurs besoins sexuels, de
leur abstinence choisie ou subie, ou encore leur refus den parler, inhrent au principe de libre-
adhsion de laccompagnement ducatif en CAARUD.
46 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 1747 Prendre en compte la sexualit des usagers, hors-srie n9 de Direction[s], 2012, p. 10
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Jai galement construit et propos lquipe un projet de groupe de parole autour de ces
questions, cherchant ainsi tablir une approche collective. Ce projet repose sur deux objectifs :
permettre aux usagers qui le souhaitent dtre acteurs de la rflexion et de la discussion,
dchanger entre eux et avec nous ; et en parallle, nous offrir matire rflexion et ajustement
sur nos interventions ducatives, en collectif ou en individuel. Jai galement envisag danimer
ce groupe au sein de laccueil lui-mme, afin que les usagers plus discrets ou rservs puissent se
saisir des changes sur un principe dcoute active. Ce projet a t valid par la chef de service,
et lun de mes collgues sest port volontaire pour lanimer avec moi. Pour des raisons de temps
et dorganisation du service, ce projet est en cours de ralisation.
Cest aussi pour cette raison, au-del de lintrt que je porte aux entretiens individuels
sur les questions de sexualit, que jai choisi daborder la manire dont, en tant quducatrice
spcialise en formation, je me suis saisie de lapproche individuelle et non collective.
3.1.1 Sexualit et risque : messages de prvention classiques
Au regard de la mission sanitaire qui est celle du CAARUD, le principal axe de travail
repose pour moi comme pour mes collgues sur la dlivrance de messages de prvention, autour
des conduites dites risques . Il sagit essentiellement de prvenir la transmission des
maladies et infections sexuellement transmissibles, plus particulirement le VIH et le VHC. Leur
transmissibilit et les moyens de prventions sont souvent largement connus de la population
dans son ensemble, grce aux nombreuses et frquentes campagnes nationales de sensibilisation
leur sujet.
Des ducateurs spcialiss travaillant dans le secteur de la rduction des risques ont
voqu, lors dun atelier ayant pour sujet Sexe, drogues et RdR 48 la question de ce quest une
conduite risque . Il est apparu dans les propos des participants une certaine unanimit quant
au fait que ces conduites comprenaient deux versants : lun addictif, lautre sexuel.
Accompagnant des usagers de drogues, le premier versant comme objet de travail est plus
manifeste ; mais tous soulignaient limportance de ne pas faire limpasse sur le second.
En matire de rduction des risques quant aux pratiques de consommation de drogues, le
message dlivrer est celui du non-partage du matriel. En respectant ce principe, et en
informant les usagers de la possibilit de leur en fournir plus (filtres, embouts, petites lames),
les risques sont rduits au maximum. Le message dlivrer est donc clair sur ce plan.
48 Journes de lAssociation Franaise de Rduction des Risques, 25 et 26 octobre 2012, notes
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Sur le plan des risques en matire de pratiques sexuelles, le message classique parat
tout aussi clair. Expliquer un usager que sil na quune partenaire, rgulire, et avec laquelle il
a fait un dpistage aux rsultats ngatifs, ils peuvent avoir des relations sexuelles non protges,
semble simple. Aussi vident parat le port dun prservatif dans le cas contraire, qui permet de
surcrot dviter une grossesse non dsire par exemple.
Et pourtant, au contact des usagers, jai constat quil nen est pas toujours ainsi. Certains
dentre eux par exemple, tel que je lai illustr prcdemment, napprhendent la dimension
pathologique de ces virus que par le prisme de leurs croyances, et se considrent donc comme
protgs. Mais il ma fallu, au cas par cas, prendre en compte beaucoup dautres paramtres, tels
que, dans lexemple qui suit, la mconnaissance de donnes statistiques sur la contagiosit du
VHB, et la dimension de plaisir.
Marcel est sropositif, sous traitement antiviral. Il vit en couple et sa compagne tant galement infecte,
ils ne se protgent plus depuis plusieurs annes par le port de prservatifs. Il mapprend que le rsultat de son
dpistage est revenu positif pour le VHB. Il men parle pendant que je lui prpare un Kit Crack. Je lui demande
ce quil compte faire, il me rpond simplement rien . Je minstalle et prend le temps de lui expliquer que le
VHB est 100 fois plus contagieux que le VIH, et quil serait important quil discute avec sa compagne de la
reprise ventuelle du port de prservatifs, afin dviter de linfecter son tour. Je lencourage galement
retourner voir notre infirmire, afin de mieux sinformer sur les possibilits de traitement. Son visage se ferme, et
il me glisse, constern : Merde, moi qui pensais que le prservatif ctait fini pour nous Tes vraiment sre
que cest la seule solution ? .
Avec Marcel, jai pu tout dabord constater que laspect plus contagieux du VHB par
rapport au VHC tait trs sous-estim. Cette donne, je men suis rendue compte au cours des
entretiens que jai mens, sest avre par ailleurs bien souvent mconnue des usagers, mais
galement dautres personnes avec qui jen ai parl. Jen ai donc pris acte afin dadapter mon
positionnement ce sujet et dinformer au mieux les usagers, sans verser toutefois dans un
message anxiogne. En effet, il est important de savoir que l'OMS situe la probabilit du risque
de transmission, lors d'un rapport sexuel non protg avec un partenaire infect, entre 1% et
149.
Mais ce qui sest trouv finalement plus problmatique pour moi a t de devoir
apprhender la raction de Marcel quant lide de reprendre (ou non) le port du prservatif.
Aprs des annes de vie de couple et de rapports sexuels non protgs, il se trouve confront
une situation conflictuelle , telle que Michel Guillaume a pu la pointer50.
49 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention : sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 17
50 Id., p. 19
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Accepter dadopter un comportement de prvention revient devoir renoncer des
rapports sexuels sans prservatif, devoir nouveau, dans le cas de Marcel, ressentir et accepter
les frustrations dans ce que beaucoup envisagent comme un rapport sexuel fond sur le plaisir
pur, autrement dit, sans prservatif.
Ce choix ne mappartenant pas bien entendu, je me suis appuye sur lun des fondements
de mon positionnement professionnel, savoir placer lusager comme acteur de la dcision qui
le concerne, en lui fournissant les informations ncessaires sa prise de dcision. Jai indiqu
Marcel ce quil pouvait faire, et quels taient les risques encourus dans le cas contraire. Mais je
lui ai aussi rappel que deux personnes taient concernes, sa compagne et lui, et quil serait,
peut-tre, plus facile (ou moins difficile) de prendre une dcision ensemble sur la conduite
adopter, afin den partager les consquences et les risques.
Un autre exemple de la difficult pour les usagers se saisir de tous les moyens mis
leur disposition pour une prvention optimum ma beaucoup interpelle dans le cadre de ces
entretiens : celui des reprsentations autour du gel lubrifiant.
Alberto me demande des prservatifs, nous allons ensemble dans le bureau de rduction des risques. Il
attend dans lembrasure de la porte, prt repartir ds que je les lui aurai donns. En les cherchant dans le
placard, je lui demande As-tu besoin de gel aussi ? . Il me rpond, lair outrag Hey, je suis pas un pd
moi ! . Jarrte mon geste et lui propose de fermer la porte un instant. Sais-tu que lutilisation du gel permet
dviter au prservatif de craquer et donc de tassurer de son efficacit ? .
Immdiatement, je me suis saisie de la reprsentation quAlberto ma renvoye,
particulirement courante : lutilisation de gel lubrifiant sous-entendrait pratique de la sodomie,
ce qui lui parat de fait correspondre aux pratiques homosexuelles masculines. Javais par
ailleurs constat cette poque que les sachets de lun de nos stocks de gels comportaient un
numro de tlphone pour rencontres homosexuelles coquines . Cela ma beaucoup interroge
sur le message ainsi vhicul, savoir que le gel lubrifiant ne serait qu destination des
homosexuels masculins. Il a ainsi fallu les semaines suivantes que mes collgues et moi soyons
plus attentifs ne distribuer ce lot quaux personnes que cela ninduisait pas en erreur.
Jai profit de cet entretien avec Alberto pour lui expliquer que lors de rapports sexuels
rapides, par exemple dans le cadre de la prostitution ou tout simplement dun acte sexuel sans
prliminaires, il est bien souvent ncessaire dappliquer du gel lubrifiant. Une bonne utilisation
du prservatif masculin est dviter quil ne craque afin de garantir une protection maximale des
partenaires. Jajouterai cela que le confort (li la notion de plaisir que jaborde dans la partie
suivante) ainsi engendr nest pas ngligeable pour les partenaires.
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Les messages de prvention classiques tels quillustrs ci-dessus comportent
intrinsquement, mais aussi dans la manire dont ils peuvent tre dispenss, une dimension quil
est ncessaire de considrer, comme le souligne Michel Guillaume51 : celle de leur potentielle
navet pour les ducateurs. La prvention rpondrait dun processus dapprentissage, une
sorte de parcours linaire dans lequel lindividu cde, plus ou moins rapidement, au poids de
linformation, des arguments et des expriences quil peut faire dans son environnement
immdiat . Cest pourquoi jai cherch lors de mes entretiens , autant que faire se peut, tendre
vers une information des usagers la plus thique possible, sans dogmatisme et sans pression.
Michel Guillaume pointe galement une autre drive, stigmatisante, susceptible de
dcouler des discours de prvention lorsquils nont pas t couts. Il voque la prservation de
la sant comme une norme sociale, ajoutant que avec le discours prventif, [le sida] devient le
sort promis ceux qui, pourtant avertis, nont pas cout les recommandations prventives 52.
Ces deux risques de drives mont particulirement intresse, et mont permis dancrer
ma posture professionnelle plus solidement dans le respect de la libert individuelle des usagers
dcider de leur propre conduite.
3.1.2 La conduite risque : une question drangeante
La conduite risque est en effet une question qui peut dranger, particulirement dans
une socit qui tend, et pas seulement sur ce sujet, vers l'objectif du risque zro . Les usagers
nous renvoient rgulirement aux risques qu'ils prennent ou ont pris en matire de sexualit, par
exemple lorsqu'une personne infecte ou co-infecte me prcise qu'elle oublie parfois le
prservatif au cours d'un acte sexuel. Les oublis de prservatifs ne sont pas mettre sous
l'angle du manque d'informations ou d'actes irresponsables, mais d'une qute pour prouver la
circulation des fluides. C'est une dimension prendre en compte dans les messages ou les actions
de prvention qui renvoie la possibilit d'une dimension ducative et pas seulement normative
d'attitudes ou de relations sexuelles, dans la mesure o les acteurs de prvention nomment
pratiques risque ce qui est simplement des lans amoureux ou des conqutes sexuelles 53.
Gary me demande des prservatifs. Donne men beaucoup, pour que jen glisse dans toutes mes poches.
Jai rencontr une femme lautre soir, ctait chaud mais jai pas russi mettre la main sur une capote
rsultat, on avait tellement envie que cest con hein ? Je la connais mme pas . Accompagnant Gary depuis
quelques mois, jai engag la conversation autour de son apprhension de la situation, de leur choix, de ses
ressentis, laidant mettre en miroir un dsir et un risque, et la manire dont ils les ont pris en compte elle et lui.
En tant que professionnels ducatifs, travailler en niant quune personne, quelle soit
usagre de drogues ou non, cherche prouver un vrai ressenti du corps de l'autre, reviendrait 51 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention :
sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 1652 Id.53 Eduquer la sexualit, Patrick Pelge et Chantal Picod, Chronique Sociale, 2010, p. 23
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nier l'humanit en chacun, et le libre-arbitre de tous.
J'ai le souvenir d'une anecdote sur ce sujet. Dans mon centre de formation, un intervenant
extrieur nous interroge main leve ; ne rpondaient que ceux qui le souhaitaient. Sa premire
question fut Avez-vous au moins une fois ralis un dpistage ? , et la seconde, Avez-vous
au moins une fois eu une conduite risque ? . A la premire question, la quasi-totalit des
ducateurs en formation, environ 50 personnes, a lev la main en souriant. L'intervenant a
prcis non sans humour qu'il se rendait compte qu'il avait bien en face de lui de futurs
ducateurs. A la seconde question, la quasi-totalit de mes camarades et moi-mme avons
nouveau lev la main, un peu moins fiers. Les discussions qui s'en sont suivies de manire
informelle la pause, m'ont permis de considrer les conduites risque comme un fait inhrent
au comportement humain.
J'ai ainsi cherch apprhender la question de la prvention et de la rduction des risques
en travaillant concomitamment en accepter l'existence. Michel Guillaume exprime
parfaitement bien le paradoxe auquel les ducateurs sont confronts en matire de prvention.
Elle exige de leur part une conscience aigu et une acceptation des limites de leur pouvoir
prvenir. La reconnaissance de ces limites est la condition fondamentale la rappropriation par
les individus de leurs propres conduites. Lorsque ces conditions ne sont pas ralises, les
institutions et leurs agents se coupent de leur capacit aider les individus accepter que vivre
comporte des risques, que l'Etat, la science, etc, n'ont pas rponse tout 54. Il s'agit en effet l,
pour lducatrice spcialise en formation que je suis, d'accepter cet tat de fait non comme un
frein l'exercice de nos missions, mais comme une ouverture vers de nouvelles solidarits, et
une acceptation de l'autre tel qu'il vit, tel qu'il se conduit.
3.1.3 Sexualit et plaisir : reconnaissance de laltrit
La sexualit comporte une dimension sanitaire forte dans la socit. Mais elle est
galement constitue dautres dimensions : lidentit sexuelle, le plaisir, laffection,
lattachement, le dsir, lducation sensorielle, lintimit 55. Couples ou non avec un
discours de prvention, ces dimensions me semblent permettre, lducatrice spcialise en
formation que je suis, daborder ce qui fait le cur de notre mtier et de mon positionnement.
Celui de travailler avec lusager la reconstruction de lestime de soi et la reconnaissance dune
altrit. Pouvoir parler de plaisir lorsque lon parle de sexualit permet de considrer lautre, non
54 Sida : faons et malfaons de la prvention, Michel Guillaume, in Dynamique psychosociale de la prvention : sida et toxicomanie, collection Connexions n59, ditions Ers, 1992, p. 20
55 Prendre en compte la sexualit des usagers, hors-srie n9 de Direction[s], 2012, p. 9
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pas comme objet de son plaisir, mais comme sujet de plaisir. Droul sur un ton lger, lentretien
suivant a t particulirement intressant pour moi, dans ce quil ma permis de rencontrer
lautre et son apprhension de laltrit.
Max a 6 enfants, de 4 femmes diffrentes. Il nest plus en couple mais voque aisment le fait quil ne peut
pas vivre sans une femme ses cts. Lorsquil vient me voir dans le bureau de rduction des risques pour me
demander des prservatifs, je lui propose un entretien autour de ces questions, ce quil accepte. Au cours de
lentretien, je lui demande sil utilise du gel lubrifiant. Il me rpond en riant que non, il nen a pas besoin. Je lui
demande sil sait quels intrts il prsente. Il clate de rire et me rpond quil est prt mcouter. Je lui explique
son rle dans le fait dempcher le prservatif de rompre. Il me dit quil ny avait mme pas pens , mais quil
trouve cette info instructive .
Jai attendu quun lien de confiance stablisse avec Max avant de lui proposer cet
entretien. Il mavait dj confi plusieurs pans de sa vie, et jai suppos quil pouvait tre prt
parler de sa sexualit. Tour tour sur un ton lger et srieux, nous avons pu voquer des
questions de prvention, mission qui est la mienne. Mais mon rle en tant quducatrice est
galement de considrer lusager de manire globale, et de lui offrir une coute sur les questions
qui lui tiennent cur : ici, ses besoins affectifs, son apprhension du plaisir. Il ma fait part de
son sentiment lorsque nous avons clos lentretien : celui davoir t considr comme une
personne, ayant son libre-arbitre, pouvant sexprimer sur des questions tant techniques
quaffectives. Jai guid lentretien au travers de ma posture et de mes questions, et lui se lest
appropri avec ce quil est. Jai pu cette occasion mesurer limportance accorder
lexpression de lusager sur ce quil identifie et exprime comme ses besoins.
Lorsque je parle de sexualit avec les usagers, la notion de plaisir est pour moi
primordiale, car elle me permet de les accompagner tels q