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1 / 54 Mathématiques et physique (Roger Balian et Jean Zinn-Justin) Les rapports entre mathématiques et physique ont toujours été étroits, et floue la frontière qui les sépare. Il n’existe aucun domaine de la physique qui ne fasse appel, sous une forme ou sous une autre, aux mathématiques. En sens inverse, les progrès de celles-ci ont souvent été, et sont encore stimulés par des difficultés rencontrées par des physiciens. Aujourd’hui, les relations entre physique et mathématiques ont atteint un tel degré d’intensité, une telle diversité, et ont un caractère si évidemment fructueux qu’il est impensable de leur consacrer dans le présent rapport une place proportionnelle à leur importance, malgré la longueur de ce chapitre ; si l’on souhaitait ne serait-ce que les recenser, il faudrait passer en revue les deux sciences en quasi-totalité (voir rapport de conjoncture des Sections 01 et 02 du CNRS). On se borne donc dans ce chapitre à des indications générales, précisées par quelques exemples. La physique est un vaste domaine, aux frontières floues. On laisse ici de côté l’astrophysique, la géophysique interne et externe, la physico-chimie, la biophysique, ainsi que la physique appliquée ; on aborde certains aspects de la mécanique, bien que cette science soit souvent considérée en France comme extérieure à la physique. La première section décrit la nature et la complexité des interactions existant entre physique et mathématiques. La deuxième section est consacrée à la théorie quantique des champs, dont le rapide développement au cours des cinquante dernières années illustre l’influence mutuelle des deux disciplines dans les recherches de pointe ; cette section présente un caractère technique qui était inévitable, et un glossaire est inclus. La troisième section présente un autre exemple contemporain, la turbulence. La quatrième section met en évidence des bénéfices variés que l’on pourrait retirer d’une intensification des interactions, tant dans l’enseignement que dans la recherche. 1 Des relations étroites, multiformes et fécondes. Le but de cette section est de mettre en évidence ce qui rapproche physique et mathématiques, ce qui les distingue, et de montrer la variété de leurs interactions. 1.1 Omniprésence des mathématiques en physique.

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Mathématiques et physique

(Roger Balian et Jean Zinn-Justin)

Les rapports entre mathématiques et physique ont toujours été étroits, et floue la frontière qui les sépare. Il n’existe aucun domaine de la physique qui ne fasse appel, sous une forme ou sous une autre, aux mathématiques. En sens inverse, les progrès de celles-ci ont souvent été, et sont encore stimulés par des difficultés rencontrées par des physiciens. Aujourd’hui, les relations entre physique et mathématiques ont atteint un tel degré d’intensité, une telle diversité, et ont un caractère si évidemment fructueux qu’il est impensable de leur consacrer dans le présent rapport une place proportionnelle à leur importance, malgré la longueur de ce chapitre ; si l’on souhaitait ne serait-ce que les recenser, il faudrait passer en revue les deux sciences en quasi-totalité (voir rapport de conjoncture des Sections 01 et 02 du CNRS).

On se borne donc dans ce chapitre à des indications générales, précisées par quelques exemples. La physique est un vaste domaine, aux frontières floues. On laisse ici de côté l’astrophysique, la géophysique interne et externe, la physico-chimie, la biophysique, ainsi que la physique appliquée ; on aborde certains aspects de la mécanique, bien que cette science soit souvent considérée en France comme extérieure à la physique.

La première section décrit la nature et la complexité des interactions existant entre physique et mathématiques. La deuxième section est consacrée à la théorie quantique des champs, dont le rapide développement au cours des cinquante dernières années illustre l’influence mutuelle des deux disciplines dans les recherches de pointe ; cette section présente un caractère technique qui était inévitable, et un glossaire est inclus. La troisième section présente un autre exemple contemporain, la turbulence. La quatrième section met en évidence des bénéfices variés que l’on pourrait retirer d’une intensification des interactions, tant dans l’enseignement que dans la recherche.

1 Des relations étroites, multiformes et fécondes. Le but de cette section est de mettre en évidence ce qui rapproche

physique et mathématiques, ce qui les distingue, et de montrer la variété de leurs interactions.

1.1 Omniprésence des mathématiques en physique.

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1.1.1 Les mathématiques, langage de la physique.

Parmi toutes les sciences, la physique est la plus proche des mathématiques. L’ une des raisons de cette parenté tient à un caractère spécifique de la physique : elle ne peut être pensée et véritablement comprise sans faire appel à un langage précis relevant des mathématiques. Celles-ci ne fournissent pas seulement des outils à la physique, comme elles le font pour d’ autres disciplines ; elles en constituent le langage même, comme Galilée l’ affirmait déjà avec force : « On ne peut comprendre ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux, l’ Univers, si l’ on n’ apprend pas d’ abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit : il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des figures géométriques sans l’ intermédiaire desquelles il est impossible d’ en comprendre un mot ».

Le fait que l’ on ne puisse penser la physique qu’ en termes mathématiques s’ est imposé définitivement vers le début du XIXème siècle, où l’ on a constaté que les mots ne suffisaient plus. Le mémoire où Carnot énonce en 1824 le deuxième principe de la thermodynamique est l’ un des derniers ouvrages importants de physique ne comportant pas de formule. Un an auparavant, J.-B. Biot écrivait dans la préface de son « Précis élémentaire de physique expérimentale » destiné à fournir une culture générale à des étudiants d’ autres disciplines : « Ce n’ est pas sans regrets que je me suis résolu à présenter aux élèves un ouvrage où la physique est dépouillée de ce qui fait sa principale utilité et sa certitude, je veux dire les expressions et méthodes mathématiques. En renonçant aux secours du langage algébrique, on abandonne avec lui les conséquences les plus éloignées des théories, et leurs vérifications les plus sûres. »

Cette imprégnation de la physique par les mathématiques n’ a cessé depuis lors de se renforcer. La nécessité croissante d’ exprimer les lois de la physique en termes mathématiques les rend malheureusement de plus en plus difficiles d’ accès au grand public. Elle continue à émerveiller le physicien, qui pense comme Heisenberg que « l’ idée que les mathématiques peuvent s’ adapter aux objets de notre expérience est remarquable et passionnante ; notre connaissance de la nature est représentée par des formules ». En effet, les équations de Maxwell, de Boltzmann ou de Schrödinger, les relations de Heisenberg ou d’ Onsager, les formules de Newton ou d’ Einstein, résument chacune une loi fondamentale de la physique, qu’ il serait fastidieux, imprécis ou même impossible de traduire en mots.

1.1.2 Les mathématiques, outil quotidien du théoricien.

Depuis plusieurs siècles, la physique progresse grâce à des outils fournis par les mathématiques. Les théories physiques reposent sur de

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nombreux concepts et techniques appartenant à la plupart des branches des mathématiques : analyse, géométrie, algèbre, topologie, probabilités ou arithmétique. Ainsi, la théorie des groupes sert de fondement à la classification des états de la matière (cristaux, quasi-cristaux, mésophases), à celle des configurations des édifices nucléaires, atomiques ou moléculaires et à celle des particules élémentaires. L’ algèbre linéaire, la théorie des distributions, sont consubstantielles à la physique quantique. Les milieux continus, à toute échelle, sont caractérisés par des équations aux dérivées partielles. Leurs défauts structurels s’ analysent à l’ aide de la topologie. Des phénomènes dynamiques divers, qu’ ils soient mécaniques ou électromagnétiques, thermiques ou associés à une diffusion de particules, font intervenir la réponse d’ un système à une sollicitation extérieure ; en régime linéaire, la propriété physique de causalité s’ exprime par l’ analyticité en termes d’ une variable complexe des fonctions de réponse. Deux branches fondamentales de la physique du XXème siècle, la mécanique quantique et la physique statistique, sont basées sur les probabilités. Même l’ arithmétique est présente : l’ effet Hall quantique, par exemple, fait intervenir de façon inattendue des entiers et des fractions rationnelles simples ; il en est de même pour les quasi-cristaux, et pour la stabilité des orbites dans les systèmes dynamiques.

Les mathématiques utilisées par le physicien peuvent selon le cas être aussi bien traditionnelles qu’ avancées. Il lui arrive d’ exhumer certaines mathématiques considérées comme désuètes. Qu’ il soit chercheur ou ingénieur, il a besoin de disposer d’ un vaste arsenal mathématique. Le théoricien crée même parfois les mathématiques qui lui sont nécessaires.

1.1.3 L’ informatique.

Un aspect encore plus évident de l’ emploi des mathématiques en physique est l’ analyse numérique et le calcul. Les progrès de la physique, tant théorique qu’ expérimentale, lui permettent de décrire ou de prévoir de nombreux phénomènes avec une précision considérable. Contrôler des résultats exprimés avec de nombreux chiffres significatifs, typiquement une dizaine en métrologie atomique, suppose une maîtrise de méthodes numériques avancées, recouvrant aussi bien le maniement ou la résolution algébrique des équations qui gouvernent les phénomènes en jeu que leur mise en œuvre informatique. Théoriciens et expérimentateurs sont ainsi de gros consommateurs de mathématiques appliquées et de calcul sur ordinateur, dans toutes les branches de la physique.

Un autre type d’ emploi de l’ ordinateur par des physiciens s’ est considérablement développé depuis un demi-siècle, la simulation. L’ une des caractéristiques de la physique, parmi les diverses sciences de la nature, est la mise en évidence de phénomènes aussi généraux que possible, cachés sous la complexité des choses qui nous entourent. Afin d’ isoler de tels

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phénomènes, l’ expérimentateur contrôle autant que faire se peut les paramètres des objets qu’ il étudie. Cependant, les résultats cherchés sont susceptibles de ressortir plus clairement grâce à une simulation numérique : il s’ agit d’ une étude sur ordinateur de modèles, objets abstraits, simplifiés, régis par les seules lois de comportement supposées pertinentes pour le phénomène étudié. La simulation se pratique dans les domaines les plus divers de la physique. Selon le cas, elle peut servir à préparer ou guider une expérience, à recouper ou valider ses résultats. Elle peut même s’ y substituer, au risque de se couper de la réalité au cas où le modèle mathématique étudié serait trop éloigné de celle-ci.

Mentionnons aussi le calcul algébrique formel sur ordinateur. Il a été introduit en physique théorique, bien avant l’ existence de logiciels de calcul, afin d’ engendrer des termes d’ ordre de plus en plus élevé dans les séries perturbatives de la théorie des champs (section 2.2.1). Ces termes, représentés par des diagrammes, sont dénombrés et construits de façon automatique, puis calculés sous forme d’ intégrales multiples. Le physicien a de plus en plus souvent besoin d’ élaborer des algorithmes lui permettant d’ adapter ses problèmes à l’ ordinateur.

L’ informatique est également devenue un outil quotidien pour le physicien expérimentateur, qui s’ en sert tant pour piloter ses appareils que pour recueillir et manipuler ses résultats. Il fait souvent appel dans ce cas simultanément aux mathématiques et à l’ informatique. Ainsi, les utilisateurs les plus précoces des gros ordinateurs ont été les expérimentateurs des particules, qui ont besoin non seulement de très grands instruments de physique mais aussi de programmes informatiques extrêmement élaborés. La préparation des expériences, qui peut prendre des années, repose sur des simulations aussi réalistes que possible, où sont contrôlés systématiquement les multiples paramètres des détecteurs. La prise des données, le dépouillement et l’ analyse des résultats, nécessitent le maniement d’ une quantité d’ information gigantesque. Il a fallu par exemple, pour découvrir les particules W et Z, responsables de l’ interaction dite faible, faire un tri quasi instantané de quelques événements rares lors de l’ enregistrement de milliards de collisions ; la probabilité de produire ces particules étant extrêmement faible, le tri ne peut qu’ être automatique. En pareil cas on doit allier une programmation de pointe à une analyse statistique subtile d’ une masse de données considérable. Il n’ est donc pas surprenant que certains expérimentateurs des particules, habitués à manipuler d’ aussi énormes quantités de données, se soient reconvertis vers d’ autres domaines, comme l’ astrophysique, l’ imagerie ou l’ informatique, où ils ont apporté leurs compétences.

Notons en passant que le réseau mondial de communication et de publication scientifiques par voie électronique est également né dans la communauté, fortement structurée, des physiciens des particules. Chaque

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expérience rassemble en effet un très grand nombre de chercheurs, basés dans des laboratoires géographiquement dispersés, et il est vital pour eux d’ être reliés en permanence ; il leur était naturel d’ employer à cet usage les gros ordinateurs nécessaires par ailleurs à leurs observations.

La variété d’ emploi de l’ informatique en physique est donc grande : calculs numériques de précision, résolution d’ équations, simulations, algorithmique, pour le théoricien ; simulations en vue de tester les performances des appareils, prise et traitement des données pour l’ expérimentateur ; échanges scientifiques pour tous.

1.2 Synergie entre mathématiques et physique.

Tous les physiciens ont donc crucialement besoin de mathématiques. Il faut souligner qu’ il leur suffit, dans la majorité des cas, de s’ appuyer sur des mathématiques existantes, de grande importance pratique pour eux mais n’ ayant plus guère d’ intérêt pour les mathématiciens. Cependant, les problèmes de pointe de la physique théorique butent souvent sur des questions de nature mathématique. De pareilles difficultés constituent un puissant stimulant et une source de progrès pour les mathématiques. Tantôt, le problème est déjà connu, mais non résolu ; son importance pour la physique incite des chercheurs des deux disciplines à y travailler, avec une imagination aiguisée par l’ éclairage nouveau apporté par la physique. Tantôt, la question n’ a encore jamais été posée. La physique suscite alors l’ intérêt des mathématiciens pour tel ou tel domaine encore en friche et contribue à la création de nouvelles branches des mathématiques. Elle peut aussi inspirer de nouvelles voies d’ approche, car des méthodes heuristiques ou empiriques basées sur l’ expérience ou la simulation peuvent apporter des éléments de solution à des problèmes ouverts de mathématiques.

C’ est ainsi que le calcul différentiel et intégral a progressé grâce à des échanges avec la mécanique et la thermodynamique, que la résolution des équations aux dérivées partielles a été stimulée par l’ étude de la propagation d’ ondes, la théorie des groupes par des questions de classification signalées ci-dessus. La théorie mathématique de la résurgence, initialement inspirée par les systèmes dynamiques classiques non linéaires, est parvenue à maturité vers 1980 en liaison étroite avec des progrès dans la compréhension de la limite classique de la physique quantique. Certaines équations non linéaires aux dérivées partielles issues de la physique, comme les équations de Boltzmann, de Navier-Stokes ou de Yang-Mills, posent des problèmes qui continuent à susciter un intérêt soutenu chez les mathématiciens.

Le plus souvent, les deux disciplines progressent alternativement grâce à un va-et-vient qui s’ instaure entre elles. Ainsi, Fourier s’ est d’ abord attaqué en physicien au problème de la propagation de la chaleur : il en a

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établi les lois, basées sur une équation de conservation et sur une équation de réponse exprimant que le flux de chaleur est proportionnel au gradient de température. Ayant ainsi mis le phénomène en équations, il s’ est heurté au problème de leur résolution. En tant que mathématicien, il a imaginé pour cela la théorie des séries de Fourier, est revenu à la physique en essayant d’ appliquer celle-ci au problème de la chaleur, a échoué, puis a inventé les intégrales de Fourier qui lui ont enfin apporté le succès. Non seulement le problème initial avait ainsi été résolu grâce à des allers et retours entre les deux disciplines, mais un immense domaine des mathématiques avait été créé, qui continue à irriguer toute la physique. Ce va-et-vient n’ est pas achevé, comme en témoigne la récente histoire des ondelettes (section 4.6.1).

De même, c’ est un problème d’ hydrodynamique, la propagation sans déformation d’ une onde solitaire, qui a initié la théorie des solitons dans les équations aux dérivées partielles non linéaires ; les solitons apparaissent actuellement dans de tout autres domaines de la physique, par exemple pour décrire certaines particules à l’ échelle infra-nucléaire. Un va-et-vient prolongé marque aussi le domaine des systèmes dynamiques dits chaotiques, où des équations déterministes donnent naissance à des phénomènes mal prévisibles. Initiées par Poincaré dans le cadre de la mécanique céleste, ces études, dont l’ impact s’ étend aujourd’ hui à d’ autres disciplines comme la cinétique chimique, la climatologie ou la dynamique des populations en biologie, ont bénéficié au cours du dernier demi-siècle d’ idées nouvelles issues de la physique, comme l’ intermittence ou l’ universalité des régularités observées dans les processus de bifurcation lors d’ itérations. Aujourd’ hui, cette forte interaction se focalise sur le chaos spatio-temporel ou ce qu’ on appelle le « chaos » quantique, questions importantes pour la physique et mal résolues malgré les idées apportées par les simulations. Quant à la turbulence, phénomène dynamique pour lequel le désordre des mouvements provient non seulement de la non-linéarité des équations comme dans la dynamique chaotique proprement dite, mais aussi du nombre infini des degrés de liberté, sa compréhension reste un défi.

Le parallélisme de bien des progrès de la physique et des mathématiques est illustré par les noms de nombreux savants qui dans le passé se sont distingués dans les deux disciplines, de Newton à Gauss, de Poisson à Ampère, de Laplace à von Neumann. Cependant, au cours du XXème siècle, entre les années 20 et 50, physique et mathématiques ont semblé diverger, tout en progressant rapidement grâce à leur dynamique propre ; la spécialisation croissante des chercheurs a contribué à les isoler. D’ un côté, l’ explosion de la microphysique n’ avait guère besoin que de mathématiques déjà établies. La mécanique quantique, même si elle a accéléré la mathématisation de la physique, s’ appuyait surtout sur des disciplines existantes, analyse complexe, équations aux dérivées partielles,

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algèbre linéaire, théorie de Fourier. De même, la relativité générale, qui n’ est autre qu’ une théorie géométrique de la gravitation, introduisait en physique le concept de variété riemannienne, connu des mathématiciens depuis un demi-siècle ; il est cependant probable que les progrès ultérieurs de la géométrie différentielle ont été impulsés par l’ existence d’ une application aussi spectaculaire. De leur côté, les mathématiques, elles aussi, progressaient rapidement, par elles-mêmes, grâce à un immense travail d’ unification, de systématisation et de clarification ; cette autonomie a été particulièrement marquée en France où s’ est épanoui le bourbakisme.

Et pourtant, même pendant cette période, des notions mathématiques récentes fertilisaient la physique. Ainsi, la mécanique quantique a intégré les notions d’ espaces de Hilbert, d’ algèbres d’ opérateurs et d’ analyse spectrale. Elle a anticipé sur la théorie des distributions. En parallèle avec la relativité restreinte, elle a nécessité une compréhension en profondeur de la théorie des groupes, dont Poincaré venait de souligner l’ intérêt pour la physique. L’ importance accrue de cette théorie dans le cadre de la microphysique tient au fait que, plus un système est élémentaire, plus il est gouverné par des propriétés de symétrie associées à des groupes.

S’ il y a eu divorce relatif entre physique et mathématiques, il s’ est estompé au cours des dernières décennies. Nous signalerons plus loin quelques points de convergence entre mathématiques en devenir et physique en devenir. Tous les rapports d’ activité en mathématiques soulignent que la plupart des domaines (algèbre, théorie des nombres, géométrie et topologie algébrique, combinatoire, probabilités, analyse, équations aux dérivées partielles, systèmes dynamiques, etc.) ont connu des percées spectaculaires récentes sous l’ effet d’ idées issues de la physique. Durant ce rapprochement remarquable, l’ utilisation massive de mathématiques plus traditionnelles est restée pérenne, et les physiciens ont fait appel à des moyens de calcul de plus en plus lourds, comme on l’ a indiqué à la section 1.1.3. Cette constatation vaut non seulement pour la théorie quantique des champs (voir section 2.4), mais aussi pour bien d’ autres domaines de la physique où des mathématiques sophistiquées ont été développées récemment, comme l’ analyse harmonique semi-classique, les théories spectrales, l’ analyse non-linéaire, l’ analyse harmonique avec les ondelettes et la compression des données. Des résultats de physique théorique à deux dimensions obtenus de manière heuristique inspirent actuellement chez les mathématiciens des approches rigoureuses. On a reconnu également des affinités entre la théorie du chaos quantique et la fonction de Riemann. Il est remarquable que même l’ arithmétique ait connu un renouveau, au contact des systèmes dynamiques et des structures périodiques ou apériodiques en physique des solides.

De nombreux mathématiciens, notamment parmi ceux à qui ont été attribuées des médailles Fields, ne manquent jamais aujourd’ hui de souligner le rôle d’ aiguillon que joue la physique sur leurs recherches. Un

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fait nouveau est même survenu, l’ attribution en 1990 d’ une médaille Fields à un physicien théoricien, Edward Witten. Cet événement est d’ autant plus remarquable que les travaux ainsi couronnés n’ ont pas la rigueur habituellement exigée en mathématiques, qu’ ils comportent des conjectures non démontrées mais assez vraisemblables pour suffire aux besoins des physiciens. Il est significatif que deux des sept problèmes mis au concours par l’ institut Clay de mathématiques à l’ occasion du millénaire sont explicitement issus de la physique, renouant ainsi avec la tradition. Un siècle auparavant, 23 problèmes avaient été posés dans le même esprit par Hilbert comme défi aux mathématiciens ; seuls trois d’ entre eux, sur le calcul des variations et les équations aux dérivées partielles, pouvaient être considérés comme ayant la physique pour source d’ inspiration, plus l’ étrange sixième problème, « la physique peut-elle être axiomatisée ? ».

1.3 Vérité physique et vérité mathématique.

Malgré ces fortes convergences, physique et mathématique se distinguent sur un point capital, celui de leurs motivations et des critères de validation de leurs résultats. Comme toutes les autres sciences de la nature, la physique a pour but d’ appréhender le monde qui nous entoure. Ses énoncés sont justifiés par un accord avec l’ observation et l’ expérience, et par la qualité des prévisions qu’ ils nous aident à faire. En conséquence, ils comportent toujours une certaine dose d’ incertitude, liée à notre impossibilité de parfaitement connaître et maîtriser les objets d’ étude, et ne fournissent pas une vérité absolue. Pourtant, leur valeur est évidente, tant pour la connaissance que pour l’ action. De plus, ils deviennent de plus en plus fiables au fur et à mesure que la précision des expériences augmente. Cependant, ils sont susceptibles d’ être mis en cause par de nouvelles observations les contredisant. Mais en pareil cas, la théorie résultante n’oblitère pas la précédente, qui reste utile en tant qu’ approximation dans un domaine moins large : la mécanique d’ Einstein recouvre celle de Newton, qu’ il est licite de conserver comme approximation valide à des vitesses faibles devant celle de la lumière, même si les bases de la mécanique newtonienne sont conceptuellement devenues caduques. Le progrès scientifique consiste surtout à réduire les incertitudes, à rendre compte des phénomènes avec moins d’ approximation ou à élargir le champ d’ application de la théorie.

Au contraire, une fois qu’ il a été élaboré, un édifice mathématique se présente comme une construction de notre esprit, autonome par rapport à la nature. C’ est par la rigueur formelle et la cohérence logique de sa démonstration qu’ un résultat mathématique est validé. Le mathématicien considère son travail comme inachevé lorsque ses conjectures n’ ont pas été déduites dans le moindre détail par le raisonnement, et ceci même lorsqu’ elles sont fortement étayées sur des observations. En conséquence,

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les vérités mathématiques sont absolues, indiscutables et définitives, contrairement aux vérités de la physique. La géométrie euclidienne est « vraie », tout autant que la géométrie riemannienne ou la géométrie sur un hyperboloïde à 7 dimensions, indépendamment de la structure de l’ espace dans lequel nous vivons.

Cette opposition doit cependant être nuancée. D’ un côté, le mathématicien dans sa pratique quotidienne procède par induction, et même parfois par expérimentation numérique, tout autant que le physicien théoricien, bien qu’ à l’ inverse de ce dernier il ne puisse se satisfaire de cette étape pour valider ses résultats. De son côté, le physicien, qui vise à mettre en évidence des phénomènes de plus en plus généraux, a besoin pour cela de plus en plus d’ abstraction, même si paradoxalement c’ est pour mieux décrire la nature. Lorsqu’ il étudie des modèles, il lui arrive de se concentrer sur des problèmes purement mathématiques, qu’ il aborde cependant de manière plus ouvertement heuristique que le mathématicien. D’ ailleurs, à leurs débuts, les mathématiques elles-mêmes, avec l’ invention de l’ arithmétique et de la géométrie élémentaires, étaient marquées par une volonté de rendre compte plus efficacement de la nature et d’ agir sur elle grâce à une abstraction unificatrice. C’ est en s’ épurant, en mettant l’ accent sur la cohérence interne et non plus en se plaquant sur le réel qu’ elles se sont séparées de la physique.

1.4 Pourquoi mathématiques et physique sont-elles si proches ?

Bien qu’ il s’ agisse d’ activités de natures fort différentes, physique et mathématiques entretiennent des rapports étroits, complexes et riches. La physique est, de très loin, l’ activité qui fait le plus massivement appel, et sous les formes les plus variées, aux mathématiques, classiques ou avancées, et qui a le plus besoin de mathématiques nouvelles. On a vu que celles-ci en constituent non seulement un outil privilégié, mais aussi le langage même. Là réside la « déraisonnable efficacité des mathématiques », selon la célèbre expression de Wigner. Que les mathématiques, dont les constructions extrêmement élaborées constituent un pur produit de notre esprit, soient si remarquablement adéquates pour rendre compte avec précision et fiabilité de la réalité physique est intrigant. À cette question majeure de l’ épistémologie, des réponses contradictoires ont été proposées par des chercheurs et par des philosophes, et le débat reste ouvert.

Des éléments de réponse sont sans doute à rechercher dans le processus de va-et-vient que l’ on observe en examinant le développement des deux disciplines (section 1.2). Au cours de son développement, chacune des deux disciplines bénéficie clairement des avancées de l’ autre et lui inspire des recherches nouvelles, ce qui favorise la naissance et la pousse de

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bourgeons. En même temps, les branches des mathématiques qui restent trop longtemps inusitées s’ étiolent, sont abandonnées et meurent. Du côté de la physique, des domaines ne disposant pas d’ outils mathématiques (et expérimentaux) adéquats avortent ou s’ étiolent : l’ eau, les verres, les poudres sont des matériaux connus depuis longtemps, mais leur étude approfondie n’ a commencé que depuis peu faute de techniques mathématiques. À l’ inverse, l’ explosion de la mécanique quantique, qui a envahi la physique en une décennie, a été facilitée par l’ existence préalable de toutes les mathématiques nécessaires. De même, lorsqu’ un outil mathématique comme la transformation de Fourier a été mis au point sous l’ impulsion d’ un certain problème de physique, il est disponible pour d’ autres recherches qu’ il fait fructifier. Ainsi progressent préférentiellement les domaines de chaque science les plus utiles à l’ autre, faisant apparaître entre elles par un processus de type darwinien cette merveilleuse correspondance si souvent soulignée.

Par exemple, la notion de fractalité a connu un essor considérable au cours du dernier tiers du XXème siècle. Elle était connue des mathématiciens depuis des décennies, mais ne se présentait que comme une curiosité mathématique, jusqu’ au moment où son intérêt a été reconnu en physique pour décrire des ensembles d’ objets divers (comme les particules de suie, les arborescences ou les amas de galaxies) dont les éléments sont disposés de manière auto-similaire, au moins à certaines échelles. Elle a alors suscité des recherches actives en mathématiques. En même temps, son intérêt pour la physique ne s’ est pas démenti, puisqu’ elle occupe une place importante dans les phénomènes critiques (voir ci-après la section 2.1.3). Elle s’ est ensuite développée dans la direction de la multifractalité, dans les deux disciplines. Les fractales ont aussi débouché sur d’ autres domaines, comme le traitement et la génération d’ images par l’ informatique, et elles ont inspiré certains artistes. Ainsi, à partir d’ un germe nourri par la physique, elles sont devenues une branche vivante des mathématiques, intéressante en soi aussi bien qu’ utile aux applications. Cette évolution ne conforte-t-elle pas l’ idée selon laquelle les mathématiques seraient un langage inventé par l’ homme en vue d’ appréhender le monde, mais bâti de manière autonome face à celui-ci ?

Plus récemment, la théorie des systèmes désordonnés (comme les verres, dont la structure ne présente pas l’ ordre des cristaux, les matériaux magnétiques désordonnés dits « verres de spins » ou les réseaux de « neurones formels » dans lesquels des sollicitations extérieures peuvent être mémorisées) a mûri grâce à l’ introduction de méthodes nouvelles, comme la méthode des répliques ou celle de la supersymétrie, qui ont obtenu un vif succès malgré un manque certain de rigueur. Elles entrent actuellement dans les préoccupations de mathématiciens, qui commencent à étudier leur validité. Pourtant, des techniques comme la brisure de

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l’ invariance par permutation des répliques, qui ne sont pas des objets réels mais des copies mentales du système étudié dont le nombre est considéré comme continu et tend vers zéro, restent mathématiquement mystérieuses bien que visiblement fructueuses en physique. Il est probable que, si les mathématiciens parviennent à les maîtriser dans un avenir plus ou moins proche, on verra cette confluence comme un nouvel exemple de miraculeuse efficacité des mathématiques.

1.5 Une discipline charnière, la physique mathématique.

L’ interpénétration des mathématiques et de la physique, la similitude entre les modes de travail des chercheurs, se manifestent par divers signes sociologiques. L’ organisation de la physique, notamment en France, comporte bon nombre d’ instituts de physique théorique, dont les membres travaillent sur des thèmes très divers de physique de sorte que leurs échanges mutuels sont souvent de nature mathématique. Le théoricien doit en effet à la fois être familier des faits expérimentaux de son domaine de recherche et maîtriser les techniques mathématiques permettant leur interprétation. En sens inverse, certains départements de mathématiques comportent aujourd’ hui des groupes étudiant des problèmes de physique. Cependant, les équipes véritablement mixtes restent rares (voir section 3.5).

A mi-chemin, une sous-discipline de la physique théorique a émergé, la physique mathématique, qui a sa vie propre, son organisation internationale, ses congrès. Elle se caractérise par une prédominance des mathématiques dans l’ activité des chercheurs, encore plus forte que pour la majorité des théoriciens. Cette prédominance peut provenir chez eux de motivations variées : certains visent à éclairer les principes de la physique à l’ aide de concepts ou méthodes mathématiques, d’ autres à éclairer les structures mathématiques à l’ aide d’ idées physiques. Tantôt, il s’ agit de trouver et mettre au point des outils mathématiques nouveaux nécessités par la résolution de tel ou tel problème ardu de physique ; ceci peut parfois déboucher sur une avancée en mathématiques. Tantôt, il s’ agit de donner plus de rigueur mathématique à une théorie physique existante mais encore imparfaite. En effet, par souci d’ efficacité, par manque de temps ou de motivation, le physicien manie souvent les mathématiques de façon cavalière ; une discussion systématique des hypothèses, une comparaison des diverses approches possibles, sont nécessaires pour consolider un édifice nouveau et en connaître les limitations. Le terme de « physique mathématique » a d’ ailleurs été utilisé selon les époques avec des significations différentes, et il est transversal par rapport aux diverses branches de la physique et des mathématiques.

Le statut hybride de la physique mathématique conduit parfois à des incompréhensions. Dans certains cas, les plus « physiciens » reprochent à des collègues de s’ enivrer de développements proprement mathématiques,

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en perdant de vue leur pertinence par rapport aux phénomènes naturels. Dans d’ autres cas, les plus « mathématiciens » critiquent le manque de rigueur de théories phénoménologiques. Pourtant, il arrive souvent que les mathématiques nécessaires à la physique théorique ne soient élaborées que plusieurs décennies après leur utilisation bancale et prématurée, et attendre une clarification complète pour progresser serait stérilisant. Le maintien d’ un bon équilibre, compte tenu de la technicité et de la spécialisation croissantes des diverses branches de la physique, est donc un enjeu majeur pour les théoriciens. L’ apport le plus original de la physique mathématique dans ce contexte consiste sans doute à mettre en œuvre une intuition s’ appuyant sur des structures géométriques ou algébriques pour obtenir des résultats véritablement nouveaux de physique fondamentale, par exemple dans les problèmes de l’ unification des interactions entre particules ou de la gravitation quantique.

L’ introduction en physique de méthodes mathématiques de plus en plus sophistiquées et de concepts mathématiques de plus en plus avancés n’ est pas due à un caractère ésotérique croissant des phénomènes étudiés, mais au fait que ceux-ci ne peuvent se comprendre qu’ en étudiant des objets à des échelles très éloignées de la nôtre. L’ expérimentation (et en astrophysique l’ observation) aussi bien que la théorie font donc intervenir des outils de plus en plus compliqués, s’ éloignant des pratiques courantes. La mathématisation croissante va ainsi de pair avec l’ innovation continuelle des instruments ; toutes deux sont imposées par des propriétés qui défient l’ intuition acquise à notre échelle. Pourtant, même si les nouveaux objets de la physique commencent par sembler exotiques, leur exploration donne naissance à des applications qui révolutionnent notre vie quotidienne et des concepts étranges finissent par devenir intuitifs à long terme. La résonance magnétique nucléaire utilisée comme technique courante d’ imagerie médicale, le laser omniprésent et les cristaux liquides ont pu longtemps paraître des lubies de chercheurs. L’ effet transistor est à la base de notre civilisation électronique, et les nanotechnologies, avec leur miniaturisation croissante, conduiront d’ ici une vingtaine d’ années à des objets industriels faisant intervenir des effets quantiques qui défient la logique commune. Même la relativité générale, théorie réservée en apparence au spécialiste féru en mathématiques, touche désormais le profane puisque des corrections qui en sont issues sont incluses dans le GPS. Souvenons-nous du fait qu’ il y a un siècle le concept de potentiel électrique était encore regardé, même à l’ Université, comme un sommet d’ ésotérisme ; trente ans plus tard, Langevin constatait que cette notion était devenue tout à fait familière au physicien comme à l’ ouvrier électricien, et aujourd’ hui chacun a l’ intuition du « voltage » entre bornes d’ une prise ou d’ une pile.

1.6 Pluralité ou unité ?

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La physique traite d’ objets extrêmement disparates, particules élémentaires, noyaux, atomes, ondes électromagnétiques, matériaux les plus divers, et même l’ Univers entier pour la cosmologie. Elle étudie des phénomènes variés et utilise toutes sortes de méthodes, expérimentales, numériques ou théoriques. Malgré tout cela elle continue à être vue par les chercheurs comme une science unique.

Peut-être est-ce en raison d’ une croyance partagée par la majorité des physiciens ? Ils admettent qu’ il est, au moins conceptuellement, possible de réduire l’ ensemble des lois de la physique à un petit nombre de principes, qui concernent directement les constituants élémentaires à l’ échelle microscopique et qui sous-tendent indirectement tous les phénomènes à plus grande échelle. Le développement de la physique au XXème siècle n’ a cessé de conforter cette constatation empirique. La mécanique quantique a montré que non seulement la physique atomique mais aussi la chimie reposent seulement sur l’ interaction électromagnétique des électrons et des noyaux qui constituent la matière à une échelle supérieure au picomètre. La mécanique statistique quantique a étendu cette idée à la matière condensée, ce qui a notamment permis d’ expliquer les propriétés différentes des isolants, des métaux et des semiconducteurs. À l’ échelle subnucléaire, parmi les quatre interactions fondamentales, électromagnétique, faible, forte et gravitationnelle, les deux premières, puis la troisième ont pu être unifiées grâce à la théorie quantique des champs, exprimée en termes des quarks et leptons, constituants élémentaires à cette échelle inférieure au femtomètre.

Nous passons en revue dans la section 2 les mathématiques qui interviennent dans cette physique unificatrice. La structure même de celle-ci se rapproche de celle des mathématiques, puisqu’ ici les phénomènes naturels considérés doivent être ramenés à un nombre toujours plus restreint de lois dites « fondamentales », un peu de la même façon que les théorèmes mathématiques se déduisent des axiomes. Ceci ne vaut pas seulement pour la physique, mais les physiciens se distinguent parmi leurs collègues des autres sciences de la nature par un souci quasi obsessionnel de relier les phénomènes entre eux et de les faire entrer dans un cadre aussi général que possible. Ils sont ainsi conduits à étudier des structures formelles de plus en plus riches, dont l’ étude mathématique est de plus en plus complexe. Le chemin qui relie ces lois fondamentales aux observations expérimentales est de plus en plus long et nécessite des développements mathématiques toujours plus sophistiqués.

Cependant, dès que les objets de la physique deviennent complexes, un tel réductionnisme devient inopérant. Du fait du grand nombre des constituants, la capacité des plus gros ordinateurs est de très loin insuffisante pour mettre en œuvre les lois élémentaires, même si celles-ci sont connues (section 4.4). Des phénomènes nouveaux émergent, peut-être

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en germe dans ces lois, mais impossibles à en déduire pratiquement. On s’ appuie alors sur l’ existence d’ une séparation des échelles : on cherche à extraire, de l’ ensemble gigantesque de variables caractérisant le système à l’ échelle microscopique, un petit nombre de variables collectives susceptibles de rendre compte du phénomène considéré. La théorie repose alors sur ces seuls paramètres, régis par un modèle physique ; elle présente un caractère empirique. Toute la physique à notre échelle entre dans ce cadre, même si de plus en plus souvent la mécanique statistique permet de manipuler les variables microscopiques afin d’ en déduire les comportements, qualitativement différents, du système global. Certains systèmes font l’ objet de descriptions emboîtées, à des échelles de plus en plus grandes : on peut distinguer pour un solide l’ échelle la plus fondamentale, celle des noyaux et des électrons, l’ échelle atomique en termes d’ ions, de la taille de la maille cristalline, une échelle plus grande où le cristal est caractérisé par ses défauts (lacunes ou dislocations du réseau cristallin), et une échelle macroscopique où le matériau se comporte comme un continuum. Les phénomènes correspondant à chaque échelle se décrivent de façon plus ou moins approchée à l’ aide de modèles où ne figurent pas les variables associées aux plus petites échelles.

On considère dans la section 3 un exemple de ce type de physique, la turbulence. Le rôle de constituants microscopiques est joué par les éléments de fluide à l’ échelle où existe un équilibre local ; ils obéissent avec une excellente précision aux équations de Navier-Stokes, qui jouent ici le rôle d’ équations fondamentales simples et connues. Cependant, à plus grande échelle, le mouvement du fluide est extrêmement complexe. En l’ absence de théorie mathématique susceptible d’ en rendre compte, les simulations numériques jouent un rôle essentiel pour explorer les caractéristiques du phénomène. Les outils mathématiques existants sont inadaptés, probablement parce qu’ il n’ existe pas dans un écoulement turbulent une séparation des échelles ou une loi reliant entre elles les échelles, simplifications qui permettraient de ne manipuler qu’ un nombre réduit de variables.

La situation est similaire pour la physique mésoscopique, qui traite d’ échelles spatiales intermédiaires comme celles qui interviennent dans les matériaux granulaires, ou d’ échelles de temps ni très brèves ni très longues, ainsi que pour la physique des plasmas et celle des matériaux désordonnés où une analyse multi-échelles est nécessaire. Il faut souhaiter que des progrès mathématiques interviennent dans tous ces domaines, dont l’ intérêt pratique est grand pour les sciences des matériaux et les nanotechnologies.

L’ une des particularités remarquables de la physique est la nécessité, dans la plupart des cas, de faire appel à une foule de techniques mathématiques différentes pour résoudre un problème donné. En effet, l’ explication théorique d’ un phénomène physique comporte souvent de

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multiples facettes. Une loi ou un concept de la physique peut faire l’ objet de plusieurs formulations mathématiques qui, même si elles sont logiquement équivalentes, présentent l’ intérêt de donner naissance à des idées physiques différentes ou de suggérer des rapprochements fructueux avec d’ autres phénomènes. Ainsi, au XIXème siècle, la mécanique analytique de Lagrange et Hamilton a ouvert des perspectives nouvelles, alors que son contenu initial ne différait pas de celui de la loi de Newton. Un domaine unique de la physique théorique, surtout lorsqu’ il est en devenir, nécessite ainsi généralement de faire simultanément appel à toutes sortes de mathématiques. Même lorsque celles-ci sont élémentaires, la gymnastique d’ esprit que leur combinaison implique n’ est guère inculquée dans les cours de mathématiques ; c’ est l’ une des difficultés du métier de théoricien.

Symétriquement, à la multiplicité des techniques mathématiques mises en jeu pour une unique question de physique répond la multiplicité des problèmes de physique où interviennent les mêmes outils mathématiques. L’ unité de la physique est sans doute liée à cet emploi fructueux de mathématiques similaires dans le traitement de problèmes fort divers, ce qui non seulement permet d’ effectuer des rapprochements inattendus entre domaines éloignés de la physique, mais crée aussi des liens entre chercheurs. Ce fait est illustré dans la section 2 par le dialogue, à travers les mathématiques utilisées par la théorie quantique des champs, entre la physique des particules et la théorie des transitions de phase. La turbulence elle-même, problème dont la nature semble si différente, a bénéficié de la technique du groupe de renormalisation issue de la théorie quantique des champs.

Ce caractère unificateur des mathématiques pour la physique était déjà souligné par Poincaré en introduction à un travail sur les équations aux dérivées partielles (Am. J. of Math. 12 (1890) 211-294) : « Quand on envisage les divers problèmes de Calcul Intégral qui se posent naturellement lorsqu’ on veut approfondir les parties les plus différentes de la Physique, il est impossible de n’ être pas frappé des analogies que tous ces problèmes présentent entre eux. Qu’ il s’ agisse de l’ électricité statique ou dynamique, de la propagation de la chaleur, de l’ optique, de l’ élasticité, de l’ hydrodynamique, on est toujours conduit à des équations différentielles de même famille. ». Après avoir passé en revue quelques exemples issus de chacun de ces domaines, Poincaré poursuit en confrontant ses propres attitudes, en tant que mathématicien d’ une part et que physicien d’ autre part. « Tous ces problèmes, malgré l’ extrême variété des conditions aux limites et même des équations différentielles, ont, pour ainsi dire, un certain air de famille qu’ il est impossible de méconnaître. On doit donc s’ attendre à leur trouver un très grand nombre de propriétés communes. Malheureusement la première des propriétés communes à tous ces problèmes, c’ est leur extrême difficulté. Non seulement on ne peut le plus souvent les résoudre

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complètement, mais ce n’ est qu’ au prix des plus grands efforts qu’ on peut en démontrer rigoureusement la possibilité. ».

« Cette démonstration est-elle nécessaire ? La plupart des physiciens en feraient bon marché. L’ expérience ne permettant pas de douter, par exemple, de la possibilité de l’ équilibre électrique, on ne peut douter, non plus semble-t-il, de la possibilité des équations qui expriment cet équilibre. Nous ne saurions nous contenter de cette défaite ; l’ analyse doit pouvoir se suffire à elle-même et d’ ailleurs un pareil raisonnement, s’ il s’ applique peut-être aux problèmes que l’ on rencontre directement en Physique, ne saurait s’ appliquer de même à une foule de problèmes plus simples, qui se posent d’ eux-mêmes dès qu’ on cherche à résoudre les premiers. ».

« Maintenant si cette démonstration est nécessaire, devons-nous pourtant nous astreindre à la même rigueur que dans une question d’ analyse pure ? Ce serait dans beaucoup de cas un pédantisme bien inutile. Les équations différentielles auxquelles obéissent les phénomènes physiques n’ ont été souvent établies que par des raisonnements peu rigoureux ; on ne les regarde que comme des approximations ; les résultats expérimentaux, auxquels il s’ agit de comparer les conséquences de la théorie, sont eux-mêmes approximatifs. Dans ces conditions, la rigueur absolue est de peu de prix, et il semble souvent qu’ il n’ y a pas lieu de la rechercher si on doit la payer de trop d’ efforts. ».

« Mais alors comment reconnaîtra-t-on qu’ un raisonnement dont la rigueur n’ est pas absolue, n’ est pas un simple paralogisme ? Quand aura-t-on le droit de dire que telle démonstration, insuffisante pour l’ Analyse, est assez rigoureuse pour la Physique ? La limite est bien difficile à tracer. J’ essayerai pourtant de le faire ; je m’ efforcerai de marquer nettement cette frontière et d’ expliquer pourquoi en deçà on est encore dans le domaine de la science, et au delà dans celui du paralogisme. ».

« Néanmoins toutes les fois que je le pourrai, je viserai à la rigueur absolue et cela pour deux raisons ; en premier lieu, il est toujours dur pour un géomètre d’ aborder un problème sans le résoudre complètement ; en second lieu, les équations que j’ étudierai sont susceptibles, non seulement d’ applications physiques, mais encore d’ applications analytiques. C’ est sur la possibilité du problème de Dirichlet que Riemann a fondé sa magnifique théorie des fonctions abéliennes. Depuis, d’ autres géomètres ont fait d’ importantes applications de ce même principe aux parties les plus fondamentales de l’ Analyse pure. Est-il encore permis de se contenter d’ une demi-rigueur ? Et qui nous dit que les autres problèmes de la Physique Mathématique ne seront pas un jour, comme l’ a déjà été le plus simple d’ entre eux appelés à jouer en Analyse un rôle considérable ? ».

Poincaré rappelle ensuite les approches existantes au problème de Dirichlet, et compare ce qu’ en attendent les mathématiciens et les

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physiciens. « Que devons-nous penser des méthodes proposées jusqu’ ici ? Ce sont à la fois des méthodes de démonstration destinées à établir la possibilité du problème et des méthodes de calcul destinées à le résoudre effectivement. Comme méthodes de démonstration, elles sont assez compliquées, mais elles se complètent mutuellement de façon à s’ appliquer à tous les cas et à satisfaire les juges les plus sévères au sujet de la rigueur. Comme méthodes de calcul, elles ne valent rien ; car personne n’ aura jamais l’ idée de les appliquer ; même les plus simples d’ entre elles, celles de Neumann ou de Robin, conduisent à des calculs inextricables dès la seconde approximation. Tout ce qu’ on peut espérer en tirer, sans un labeur par trop écrasant, ce sont des inégalités assez grossières. ». Ces réflexions ne restent-elles pas toujours d’ actualité malgré l’ apparition de moyens de calcul que Poincaré ne pouvait imaginer ?

2 Un exemple d’ interactions foisonnantes : la théorie quantique des champs. Dans la présente section, nous prendrons comme exemple

représentatif du besoin d’ une multiplicité d’ outils mathématiques en physique théorique et du caractère unificateur des mathématiques la théorie quantique des champs, structure formelle qui s’ est considérablement développée au cours du dernier demi-siècle et qui a irrigué plusieurs secteurs importants de la physique. Même si nous nous sommes limités à un survol, nous n’ avons pu éviter une rédaction assez technique. Un glossaire (en fin de section) pourra aider le lecteur.

2.1 Avatars de la théorie quantique des champs.

2.1.1 Champs classiques.

La notion de champ est apparue au XIXème siècle avec la considération d’ objets physiques formant un continuum : champ de vitesses en hydrodynamique, champ de déformations en physique des solides, champ de gravitation, champ électromagnétique. Un champ fait intervenir un nombre infini de degrés de liberté, associés à la valeur en chaque point de l’ espace (ou de l’ espace-temps) d’ une grandeur physique (ou de quelques-unes).

En physique classique, l’ état d’ un champ est ainsi représenté par une fonction (ou quelques fonctions) d’ un petit nombre de variables (les coordonnées d’ espace et éventuellement de temps), bien définie en chaque circonstance. Les valeurs qu’ elle prend en tout point sont caractérisées par des équations aux dérivées partielles, qui expriment les lois fondamentales pour le champ considéré. Le plus souvent, ces équations peuvent s’ obtenir en écrivant qu’ une certaine fonctionnelle du champ, l’ action, est

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stationnaire. L’ étude mathématique des champs classiques fait ainsi appel aux équations aux dérivées partielles, au calcul variationnel ou aux équations intégrales.

2.1.2 Quantification des champs.

L’ avènement de la physique quantique a enrichi et compliqué le concept de champ. Après quantification, le champ électrique et le champ magnétique en chaque point, par exemple, ne peuvent plus être considérés comme des variables pouvant prendre des valeurs bien définies. Comme toute grandeur physique, ils doivent être représentés mathématiquement par des opérateurs linéaires qui ne commutent pas entre eux. Leur non-commutation, ingrédient essentiel de la physique quantique, implique, à travers l’ inégalité de Heisenberg, que les fluctuations du champ électromagnétique ne sont jamais nulles. Les fonctions représentant le champ électromagnétique acquièrent après quantification un caractère aléatoire inéluctable.

Ce qui marque le caractère radicalement nouveau de la théorie quantique des champs, c’ est qu’ elle fournit un cadre pour l’ étude de systèmes fluctuants à un nombre infini de degrés de liberté, dont le champ électromagnétique quantifié a été historiquement le premier exemple. Ces degrés de liberté, les valeurs des champs en tous les points de l’ espace, forment même un continuum.

La théorie quantique des champs constitue un outil quotidien dans l’ étude des interactions fondamentales en physique des particules. En effet, à l’ échelle microscopique la notion de particule et celle de champ apparaissent en mécanique quantique comme deux aspects complémentaires d’ une même réalité. Par exemple, la quantification du champ électromagnétique, à travers la représentation des champs électrique et magnétique par des opérateurs linéaires, fait apparaître des valeurs propres discrètes pour les diverses grandeurs physiques ; c’ est le caractère discret des énergies possibles pour le champ électromagnétique quantifié qui permet d’ interpréter celui-ci comme une collection de particules, les photons, dont la création ou l’ annihilation est associée à une augmentation ou une diminution brutale de l’ énergie du champ. Plus généralement, toutes les particules que nous révèlent les accélérateurs, ainsi que celles qui comme le photon constituent les vecteurs de leurs interactions mutuelles, sont décrites par des champs quantifiés ; l’ interprétation en termes de particules correspond à des configurations où le champ a la forme d’ une onde localisée. Cette dualité illustre l’ existence de descriptions différentes pour un même objet, signalée au début de cette section.

Les fluctuations quantiques ne se manifestent pas seulement à l’ échelle microscopique des particules élémentaires. A notre échelle, les

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électrons des métaux, l’ hélium liquide et, à des températures beaucoup plus basses récemment atteintes, les gaz ont un comportement de champ continu dont les fluctuations de nature quantique se manifestent par des effets surprenants.

2.1.3 Champs fluctuants.

Depuis une trentaine d’ années, on a reconnu que les techniques de la théorie quantique des champs s’ appliquent avec fruit à des systèmes continus ou quasi-continus présentant des fluctuations d’ origine non pas quantique, mais thermique ou statistique. Dans une transition de phase comme la transition liquide-vapeur (ou comme les transitions magnétiques et celles des mélanges de fluides), il existe un point critique au voisinage duquel le fluide « hésite » entre état liquide et état gazeux : la densité en chaque point, considérée comme un champ, présente des fluctuations thermiques de très forte amplitude. Des comportements subtils, observés depuis longtemps dans les propriétés d’ équilibre telles que les équations d’ état, ou dans les phénomènes de transport, et restés incompris jusqu’ aux années 1970, en résultent.

Il est remarquable que ces comportements critiques se présentent non seulement dans les transitions de phase à température ordinaire, mais aussi dans celles des gaz de Bose dilués, dont l’ étude expérimentale actuellement en plein essor nécessite l’ obtention de températures de l’ ordre de 10 nK, équivalant à des énergies de l’ ordre de 1 peV = 10-12 eV. Si l’ on note que la théorie quantique des champs avait originellement été conçue pour des particules de haute énergie, jusqu’ à 100 GeV = 1011 eV, on voit que son champ d’ application est étonnamment large, s’ étendant sur 23 ordres de grandeur.

En dehors de l’ explication de tels phénomènes critiques, la théorie quantique des champs décrit les propriétés géométriques d’ objets fluctuant pour des raisons statistiques, comme les longues chaînes de polymères qui se comportent comme des chemins aléatoires sans recoupement, ou les amas de percolation qui ont des formes auto-similaires (comme les particules de suie). Il paraît naturel d’ utiliser aussi cette théorie pour rendre compte des phénomènes turbulents, pour lesquels le champ de vitesses présente des fluctuations statistiques, mais peu de progrès ont jusqu’ ici été accomplis dans cette voie.

Lorsque la théorie des champs est appliquée à un objet macroscopique, celui-ci est décrit comme un continuum en faisant abstraction de sa structure microscopique. Par exemple, pour la transition de Curie du fer, qui passe d’ une phase paramagnétique à une phase ferromagnétique au-dessous de 770 °C, les seuls degrés de liberté retenus sont l’ aimantation locale considérée comme un champ continu ; le modèle

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physique pertinent pour ce phénomène ne concerne qu’ une échelle très supérieure à la taille de la maille cristalline.

2.1.4 Unification par les mathématiques.

La théorie quantique des champs est une branche de la physique théorique dont l’unité tient aux mathématiques utilisées. A priori, la théorie des interactions faibles, par exemple, qui régit la radioactivité �� VHPEOH�n’ avoir aucun point commun avec l’ équation d’ état de l’ eau au voisinage du point critique liquide-vapeur. Cependant, malgré la différence de nature entre ces phénomènes, ils entrent par certains aspects dans le même cadre théorique et peuvent impliquer les mêmes techniques.

De façon similaire, au XIXème siècle, la thermodynamique avait vu son champ d’ application s’ étendre de la thermique à la mécanique, à la chimie, au mélange de corps ou à l’ électromagnétisme dans la matière, l’ unité du domaine étant assurée par les méthodes mathématiques qui permettent de mettre en œuvre les principes simples sous-jacents (section 1.6). Il est à noter que les termes de « thermodynamique » ou de « théorie quantique des champs » sont devenus impropres au fur et à mesure que ces domaines nouveaux de la physique se développaient. En effet, la thermodynamique ne concerne pas seulement des phénomènes thermiques ou dynamiques. En théorie quantique des champs, comme on l’ a vu, les fluctuations ne sont pas nécessairement de nature quantique mais peuvent être thermiques ou statistiques.

S’ appliquant à une grande variété de questions de physique, la théorie quantique des champs est, mathématiquement aussi, une structure extrêmement riche. Elle met en œuvre des méthodes d’ approche nombreuses, comme en témoignent les divers qualificatifs introduits pour désigner ses sous-disciplines : lagrangienne, perturbative, algébrique, constructive, axiomatique, de matrice S, de jauge, sur réseau, topologique. En survolant très superficiellement ses développements au risque de nous limiter à un inventaire à la Prévert, nous allons voir qu’ elle utilise un grand nombre de concepts mathématiques déjà connus, mais qu’ elle a aussi engendré des problèmes mathématiques nouveaux et difficiles dont certains attendent encore une solution.

2.2 Difficultés mathématiques de la théorie des interactions fondamentales.

2.2.1 Les intégrales de chemin.

Comme d’ autres concepts de physique, la quantification peut s’ exprimer à l’ aide de plusieurs formalismes différents, en principe équivalents mais dont la commodité d’ emploi dépend des cas. Dans les

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formulations les plus courantes, celle des fonctions d’ onde introduite par de Broglie et Schrödinger, celle de l’ algèbre des matrices de Heisenberg ou celle, plus synthétique, de Dirac, les grandeurs physiques sont représentées par des opérateurs linéaires. Dans le formalisme qui convient le mieux à la théorie quantique des champs, celui des intégrales de chemin dû à Feynman, les grandeurs physiques se comportent plutôt comme des variables aléatoires. L’ exemple le plus simple est la dynamique d’ un point matériel, pour laquelle un « chemin » est défini par la donnée des trois coordonnées du point comme fonctions continues du temps. La mécanique analytique lagrangienne introduit l’ action S, fonctionnelle du chemin. En physique classique, le point décrit une trajectoire bien définie, obtenue en recherchant parmi tous les chemins celui qui rend stationnaire l’ action S. En physique quantique, il est nécessaire de prendre en considération tous les chemins ; les grandeurs observables s’ obtiennent alors en termes d’ intégrales fonctionnelles portant sur l’ ensemble des chemins, chacun étant pondéré par le facteur de phase exp(iS/s). Dans des circonstances où la constante de Planck 2=s peut être considérée comme très petite, on retrouve la trajectoire classique par l’ approximation de phase stationnaire.

Dans cette formulation de la mécanique quantique, le chemin joue ainsi le rôle de fonction aléatoire, le facteur de phase celui de poids statistique. L’ intégrale de Feynman présente une certaine analogie avec l’ intégrale de Wiener, mais elle est mathématiquement moins bien contrôlée car son poids n’ est ni réel ni gaussien (sauf dans les cas particuliers d’ une particule libre ou d’ un oscillateur harmonique où l’ action est quadratique).

La généralisation à la théorie quantique des champs de l’ approche de Feynman est devenue depuis les années 1970 l’ instrument de base de cette théorie, indispensable à sa compréhension. Un chemin est ici remplacé par un champ, considéré comme une fonction arbitraire des coordonnées d’ espace-temps, ou plus généralement par plusieurs champs (par exemple les composantes du potentiel vecteur pour l’ électromagnétisme). L’ action S est une fonctionnelle de ceux-ci, et les grandeurs observables s’ expriment à l’ aide d’ intégrales fonctionnelles portant sur ces champs, avec le poids exp(iS/s) qui régit leurs fluctuations et corrélations. Il est traditionnel d’ appeler ces objets « intégrales de chemin » comme en mécanique quantique du point matériel.

En physique statistique, on a encore affaire à des intégrales portant sur un nombre infini de variables qui se comportent à notre échelle comme des champs. À chaque configuration de ces derniers est associée une énergie E. Les grandeurs physiques macroscopiques dans un état d’ équilibre à la température T s’ identifient à des intégrales fonctionnelles, avec le poids exp(-E/kT) qui caractérise la distribution de Boltzmann-Gibbs (k est la constante de Boltzmann). On retrouve des expressions du type intégrale de

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chemin, mais ici les fluctuations sont d’ origine thermique et non quantique, et le poids, positif, est associé à une distribution de probabilité ordinaire.

L’ étude mathématique de l’ intégrale de chemin, entreprise principalement par des chercheurs en physique mathématique, est loin d’ être achevée. Elle est difficile parce que le poids n’ est en général pas gaussien : en présence d’ interactions, l’ action n’ est pas une fonctionnelle quadratique du champ mais comporte des termes de degré supérieur à 2. Le physicien n’ a d’ autre ressource que de traiter ces termes de façon plutôt empirique, surtout lorsqu’ il cherche à rendre compte de résultats expérimentaux. Par exemple, il utilise des développements dits perturbatifs, en puissances des contributions non quadratiques à l’ action. On obtient ainsi des séries dont chaque terme, issu d’ une intégrale fonctionnelle gaussienne, peut se calculer et peut commodément se représenter par un diagramme de Feynman. Cette procédure est mathématiquement mal assurée, car la convergence des séries est difficile à étudier. Elle n’ est avérée que dans de rares cas, et n’ est souvent qu’ asymptotique. Pourtant, même en l’ absence de convergence, le physicien n’ hésite pas à utiliser les premiers termes de ces séries ou à effectuer sur elles des sommations partielles. De plus, comme on le verra plus loin, le calcul explicite des termes successifs nécessite des manipulations destinées à donner un sens à des intégrales divergentes ; à l’ origine mal contrôlées mathématiquement, ces techniques ont fait l’ objet d’ une mise en forme précise dans les années 1970 et connaissent actuellement un renouveau d’ intérêt chez les mathématiciens. L’ approche pragmatique des physiciens, basée sur les développements diagrammatiques, présente l’ avantage de favoriser l’ intuition en permettant d’ interpréter chaque terme comme un processus physique virtuel, et elle fournit des accords remarquables avec l’ expérience.

2.2.2 La renormalisation.

Les premiers balbutiements de la théorie quantique des champs datent des années 1930, et concernent la physique des particules naissante. Il était encourageant de voir qu’ à l’ ordre le plus bas, la méthode perturbative semblait donner des résultats raisonnables, en particulier pour les interactions faibles responsables de la radioactivité ��PDLV�Gès l’ origine les physiciens ont dû affronter la crise des divergences dites ultraviolettes. En effet, les termes successifs des développements perturbatifs sont donnés par des intégrales portant sur des variables k ayant une dimension d’ inverse de longueur ; chacune de ces intégrales diverge lorsque ces variables tendent vers l’ infini, c’ est-à-dire aux courtes distances (dans le jargon de la théorie des champs, le terme d’ ultraviolet désigne les longueurs d’ onde tendant vers zéro). Lorsque le processus fait intervenir des particules de masse nulle comme le photon, on se heurte aussi à des divergences dites infrarouges, car

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l’ intégrale diverge pour k tendant vers zéro. Aucune quantité ne semblait donc accessible à la théorie en physique des particules.

C’ est lorsqu’ ils ont à affronter de telles difficultés que les physiciens peuvent être utiles aux progrès des mathématiques. C’ est ainsi que dans le passé, le calcul symbolique de Heaviside, créé pour l’ étude des circuits électriques, et la « fonction » de Dirac, utilisée en mécanique quantique, ont été à l’ origine de la théorie des distributions. Devant l’ impasse des divergences ultraviolettes, les théoriciens n’ ont eu d’ autre ressource que de rechercher un accord avec l’ expérience par des moyens empiriques et heuristiques, en espérant que la signification mathématique de ces derniers serait acquise ultérieurement. A partir de 1947, poussés par de nombreux progrès expérimentaux, certains d’ entre eux ont donc mis au point diverses procédures dites de renormalisation.

Le procédé le plus cavalier consistait à remplacer les intégrales divergentes par leur partie finie, définie en soustrayant une contribution divergente grâce à une généralisation de la méthode d’ Hadamard. Dans une autre technique, plus précise, on commence par modifier, artificiellement et assez arbitrairement, la théorie à courte distance, de façon à faire apparaître un facteur de coupure sur les grandes valeurs des variables d’ intégration k. Les divergences ultraviolettes sont ainsi supprimées et on peut calculer, à partir du lagrangien modifié, des grandeurs physiques qui sont finies. On les relie ensuite entre elles. Finalement, en passant à la limite où le facteur de coupure disparaît, on trouve une limite finie pour les relations ainsi obtenues entre grandeurs physiques. L’ accord spectaculaire avec les résultats expérimentaux auquel on est parvenu grâce à cette procédure a rendu les physiciens confiants en son bien fondé, à une époque où l’ interprétation moderne (section 2.3) n’ était pas encore élaborée. Un autre aspect encourageant était l’ identité des résultats physiques issus de techniques de renormalisation différentes.

Une méthode de renormalisation adaptée au traitement de champs en interaction forte, problème inaccessible par développements perturbatifs, consiste à rendre discrètes les coordonnées d’ espace, ce qui élimine ipso facto les divergences ultraviolettes : une coupure sur les variables k apparaît pour des valeurs supérieures à l’ inverse de la taille du maillage. Les modèles de théorie des champs sur réseaux ainsi obtenus font l’ objet de recherches théoriques basées sur l’ étude du comportement des intégrales de chemin à la limite où la maille tend vers zéro.

Cette même méthode se prête aussi à des approches numériques, qui permettent la confrontation de la théorie avec les expériences lorsque les interactions entre constituants élémentaires sont trop fortes pour être traitées perturbativement. C’ est l’ un des domaines de la physique théorique où l’ on a fait le plus massivement appel au calcul numérique.

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Cependant, en l’ absence de justification autre qu’ heuristique, un malaise a longtemps subsisté, même chez ceux qui utilisaient quotidiennement les méthodes de renormalisation. L’ enjeu était de taille, puisque l’ électrodynamique quantique est probablement la théorie la plus précise de l’ histoire des sciences (certaines prévisions théoriques sont testées expérimentalement avec plus de 10 chiffres significatifs), même si elle n’ existe pas encore vraiment au sens des mathématiciens, car elle ne fournit que des développements asymptotiques. D’ ailleurs, lorsque la théorie de la renormalisation avait été introduite pour les interactions électromagnétiques à la fin des années 1940, certains physiciens illustres avaient refusé d’ y adhérer. Sa signification physique est heureusement éclaircie aujourd’ hui et ses bases mathématiques mieux assurées.

2.2.3 Progrès en physique mathématique.

La signification de manipulations purement formelles de quantités infinies pour en extraire des résultats finis est restée pendant plusieurs décennies totalement mystérieuse malgré des tentatives nombreuses et variées. Dans le domaine de la physique mathématique, des efforts portèrent sur des concepts nouveaux de mathématiques, destinés à donner un sens à l’ élimination des parties infinies : analyse non standard, hyperfonctions, analyse microlocale. La théorie constructive des champs se consacra, et se consacre encore, à la résolution rigoureuse de modèles de moins en moins éloignés de la réalité. Elle a en particulier été récemment utilisée pour mettre explicitement en oeuvre la méthode du groupe de renormalisation (section 2.3). On chercha aussi à dégager des caractéristiques générales des objets de la théorie. Par exemple, la causalité s’ exprime mathématiquement par l’ analyticité des fonctions de réponse ; ceci conduisit à un intérêt commun de physiciens et de mathématiciens pour les fonctions analytiques de plusieurs variables.

Dans une autre direction, lorsqu’ on a commencé à décrire des systèmes quantiques comportant un grand nombre de particules comme en mécanique statistique, ou (ce qui revient au même compte tenu de la dualité onde-particule) à décrire un champ quantifié, il a fallu généraliser le formalisme d’ algèbre linéaire de la mécanique quantique élémentaire, où la dimension de l’ espace de Hilbert est dénombrable. Selon le type de particules considéré, on a introduit pour les bosons (comme les photons) des espaces de Hilbert, puis de Fock, de fonctions holomorphes et pour les fermions (comme les électrons) des espaces de fonctions définies sur des algèbres de Grassmann. Par ailleurs une école s’ est développée en physique mathématique autour des C*-algèbres. Si ces structures n’ étaient pas vraiment nouvelles en mathématiques, les physiciens y ont introduit par exemple toutes les notions d’ analyse permettant de construire des intégrales sur des chemins grassmanniens.

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2.2.4 Les champs de jauge.

Malgré son manque initial d’ assises mathématiques, la théorie quantique des champs a vu son domaine d’ application se développer rapidement. Conçue à l’ origine pour ne décrire que les interactions électromagnétiques, elle s’ applique aujourd’ hui de manière satisfaisante à trois des quatre interactions fondamentales (à l’ exception de la gravitation), qu’ elle est parvenue à unifier. Pour ce faire, elle s’ est appuyée sur toutes sortes de concepts mathématiques récents.

Une notion de base est celle de champ de jauge, qui existait déjà en physique classique. Lorsque l’ électromagnétisme est formulé en termes de potentiel, celui-ci, un quadrivecteur en chaque point de l’ espace-temps, n’ est pas défini de façon unique mais à un changement de jauge près, c’ est-à-dire à l’ addition d’ un gradient près. La physique ne dépend que des champs, pas du choix de jauge, même si l’ emploi du potentiel est utile à la description. De même, la théorie de la gravitation est une théorie de jauge : la structure de l’ espace-temps est décrite à l’ aide d’ une métrique, mais un changement de celle-ci qui n’ affecte pas la courbure est indifférent.

L’ emploi du potentiel plutôt que celui du champ paraît une simple commodité en électromagnétisme classique. Mais il s’ impose après quantification, car c’ est à travers le potentiel que s’ exprime dans le lagrangien le couplage avec le champ électromagnétique des particules chargées. Un nouveau type d’ invariance apparaît, celle du lagrangien sous l’ effet des transformations de jauge, qui modifient à la fois le champ électromagnétique et le champ décrivant les particules chargées. Cette idée se retrouve pour chacune des interactions fondamentales, à la différence près que le groupe constitué par l’ ensemble des transformations de jauge est abélien pour l’ électromagnétisme (c’ est le groupe unitaire à une dimension), non-abélien pour les autres interactions fondamentales.

L’ application de la théorie quantique des champs aux interactions fondamentales nécessite donc la mise en œ uvre de nouveaux concepts mathématiques, alliant la géométrie différentielle à la théorie des groupes afin de manipuler les jauges non-abéliennes. Y apparaissent les notions de fibrés, de connexion, de transport parallèle et bien d’ autres. Les problèmes redoutables introduits par la quantification des champs de jauge et leur renormalisation ont conduit à l’ émergence de nouveaux types de symétrie. En particulier, la symétrie dite BRST mêle champs ordinaires (« bosoniques ») et champs de Grassmann (« fermioniques ») ; son exploitation relève de méthodes de cohomologie. De plus, la quantification des théories de jauge peut connaître des obstacles appelés par les physiciens anomalies, dont l’ étude fait intervenir les propriétés spectrales de l’ opérateur de Dirac gouvernant la propagation de fermions dans un champ

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de jauge. On retrouve alors des versions du théorème de l’ index, relations entre topologie et géométrie différentielle.

Citons encore les très nombreux travaux portant sur la supersymétrie, généralisation de la symétrie BRST. Proposée pour résoudre certaines difficultés méthodologiques de la théorie des interactions fondamentales, elle implique l’ existence de nouvelles particules, existence qui reste encore spéculative. Elle s’ est révélée une structure mathématique riche, et certaines de ses versions sont utiles dans l’ étude de systèmes désordonnés ou de dynamiques aléatoires.

Cette liste est très partielle, mais l’ allonger la rendrait fastidieuse d’ autant plus qu’ elle est forcément technique. Elle a pour seul but d’ illustrer le foisonnement existant dans les rapports extrêmement féconds entre physique à l’ échelle microscopique et mathématiques contemporaines.

2.3 L’ éclairage apporté par la physique macroscopique.

Cependant, comme on l’ a souligné à la section 2.1.3, les techniques de la théorie quantique des champs constituent aussi un outil privilégié en physique macroscopique, en particulier dans le domaine de la physique statistique. Elles ont par exemple permis de comprendre à partir des années 1970 la nature profonde du point critique dans les transitions de phase, point autour duquel les grandeurs physiques locales présentent des fluctuations géantes. Dans ces conditions, les phénomènes critiques sont universels ; ils ne dépendent pas de la forme des interactions entre constituants élémentaires du matériau, mais seulement de la nature de la transition et de la dimension de l’ espace. De plus, ils présentent une invariance d’échelle (ou plus précisément une covariance d’ échelle) : à condition de ne considérer que des distances très supérieures aux distances interatomiques, un changement d’ échelle se traduit par exemple simplement par le fait que dans les fluides les corrélations de densité au point critique ont un comportement en loi de puissance avec un exposant universel.

L’ exploration de modèles pour lesquels l’ espace aurait un nombre d de dimensions différent de 3 révèle que pour d>4 les comportements critiques sont fournis par une théorie élémentaire, dite de « champ moyen », due à Landau. Une approche originale a été suggérée par ce fait, celle du prolongement dimensionnel. Elle consiste à traiter la dimension d comme une variable continue, à introduire des développements en séries de puissances de 4–d et à utiliser des méthodes sommatoires élaborées afin d’ atteindre la valeur physique d=3. Cette idée a d’ ailleurs aussi été introduite comme une technique de renormalisation en théorie de jauge. Les comportements critiques expérimentaux et ceux obtenus par simulation ont ainsi pu être expliqués par la théorie avec précision.

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C’ est de la confrontation entre ces deux branches de la physique, la théorie des interactions fondamentales et de celle des points critiques dans les transitions de phase, branches où des méthodes similaires de théorie des champs s’ appliquent avec succès, qu’ est issue la compréhension moderne des techniques de renormalisation. On est parvenu à donner à celles-ci un sens nouveau, plus satisfaisant, grâce au concept de groupe de renormalisation. A une échelle donnée, le système est caractérisé par un lagrangien effectif, qui décrit seulement le comportement des variables associées aux plus grandes échelles. Le groupe de renormalisation représente la manière dont varient les paramètres de ce lagrangien effectif lors d’ un changement d’ échelle.

Dans une transition de phase, le point critique, avec ses fluctuations géantes visibles à grande échelle, apparaît alors comme un point fixe du groupe de renormalisation, ce qui explique les propriétés d’ invariance d’ échelle et d’ universalité des phénomènes critiques. En particulier, en parcourant dans le groupe la trajectoire qui mène de l’ échelle atomique à l’ échelle macroscopique, on perd presque totalement la trace du lagrangien initial ; tous les lagrangiens microscopiques situés dans le bassin d’ attraction du lagrangien effectif au point critique conduisent aux mêmes comportements critiques à l’ échelle macroscopique.

Cette idée suggère que la situation est la même en physique des particules. Aux échelles où l’ on applique la théorie quantique des champs, supérieures à 10-19m (ce qui correspond aux énergies les plus élevées atteintes par les accélérateurs), le régime asymptotique associé au point fixe est largement atteint, de sorte que la théorie standard ne décrit que ce régime. Les facteurs de coupure à très courte distance qui y figurent simulent une hypothétique théorie, qui serait mathématiquement saine et s’ appliquerait à une échelle actuellement inaccessible, même indirectement (10-33m). L’ universalité des résultats par rapport à diverses recettes de renormalisation signifie que l’ on n’ a pas besoin de connaître cette théorie sous-jacente aux échelles observables. Cette interprétation est confirmée a contrario par l’ échec de la théorie standard à très courte distance, où elle ne peut fournir de résultats finis cohérents.

2.4 Aujourd’ hui : une forte convergence des recherches.

Malgré ces progrès et ceux effectués en physique mathématique, la situation en théorie des champs n’ est pas encore satisfaisante du point de vue mathématique. Sauf pour des problèmes à une ou deux dimensions, nos connaissances empiriques débordent largement ce que nous pouvons justifier rigoureusement. Le statut du groupe de renormalisation reste mal défini, sauf dans quelques cas élucidés par les théories constructives, même si l’ existence de points fixes lui confère un pouvoir prédictif avec, en

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électrodynamique quantique, une précision sans exemple dans l’ histoire antérieure.

Cependant, un domaine où le rapprochement entre physique et mathématiques est aujourd’ hui particulièrement étroit et fructueux est celui des systèmes bidimensionnels, qu’ il s’ agisse de modèles pour la physique des interactions fondamentales ou de phénomènes critiques macroscopiques concernant des objets à deux dimensions, comme les interfaces, les surfaces aléatoires, ou leur combinaison (dans la « gravité quantique bidimensionnelle »). Un changement d’ échelle local s’ identifie à une transformation conforme, et l’ on connaît la richesse des structures mathématiques associées, dont certaines sont encore en voie d’ exploration. L’ étude de modèles de théorie des champs classiquement ou quantiquement intégrables met en jeu le groupe d’ invariance conforme, des algèbres comme celle de Virasoro, l’ invariance modulaire, les groupes quantiques. Elle permet de classer les comportements critiques et de déterminer les exposants critiques, qui présentent des propriétés arithmétiques. La géométrie fractale aléatoire des interfaces critiques est aujourd’ hui étudiée comme processus stochastique engendré par des transformations conformes dont la source est un mouvement brownien.

Comme par le passé, des va-et-vient entre questions apparemment éloignées les ont fécondées de manière inattendue. La théorie des nœ uds a par exemple bénéficié d’ apports de la théorie des champs et de la mécanique statistique ; la topologie des variétés à 4 dimensions fait largement appel à la théorie des champs de jauge.

Cependant, deux problèmes majeurs de la physique théorique des particules, probablement liés entre eux, le comportement des interactions fondamentales à très courte distance et la quantification de la gravitation, restent ouverts. On aimerait aussi parvenir à unifier toutes les interactions, y compris la gravitation. En l’ absence de possibilités expérimentales, le physicien a tendance à bâtir des théories sur des critères de cohérence, d’ esthétique ou de simplicité. Cette démarche était déjà celle d’ Einstein lorsqu’ il a imaginé la relativité générale, mais ses intuitions mathématiques avaient été rapidement confirmées par des faits expérimentaux — auxquels, pour nos problèmes actuels, nous n’ imaginons guère accéder dans un proche avenir. De nombreux travaux de nature spéculative sont ainsi menés, sans que l’ on puisse discerner pour l’ instant s’ il s’ agit de pures mathématiques ou de physique du réel. La géométrie, sous des formes élaborées, y joue un rôle important. En particulier, on introduit souvent, en sus des quatre dimensions d’ espace-temps, des dimensions supplémentaires dont le nombre est déterminé par la nécessité d’ assurer la cohérence de la théorie ; ces dimensions se manifesteraient à nous à travers les symétries de la classification des particules.

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Une autre approche, très étudiée depuis une décennie, est celle de la théorie des cordes, qui généralise la notion de champ : celui-ci, au lieu d’ être simplement défini en chaque point, a pour support une ligne ou une surface à très petite échelle. On vise ainsi à deviner l’ hypothétique théorie mathématiquement saine à cette échelle, dont émergerait aux échelles expérimentalement accessibles l’ actuelle théorie quantique des champs. D’ autres prolongements modernes de celle-ci, les M-théories, les branes, sont apparus, et un nouveau domaine frontière est même né, celui des groupes quantiques et de la géométrie non commutative.

Tous ces travaux récents font intervenir des mathématiques de pointe ou en devenir. Si ceux qui concernent la théorie des champs à deux dimensions ont une pertinence physique claire, les tentatives pour bâtir une théorie sous-jacente à très courte échelle ou pour quantifier la gravitation, qui ne peuvent pour l’ instant être testées expérimentalement, apportent certainement plus aux mathématiques qu’ à la physique. Ainsi, la symétrie miroir étudiée aujourd’ hui par tant de mathématiciens est issue de la théorie des cordes, où l’ on avait découvert une dualité entre couplages fort et faible.

En définitive, dans le domaine de la théorie quantique des champs, les rapports entre physique et mathématiques sont devenus au cours des deux ou trois dernières décennies de plus en plus riches, variés et féconds. Cette évolution ne devrait pas se ralentir dans un proche avenir, ne serait-ce qu’ en raison du nombre de questions de physique à consolider et de la redécouverte par les mathématiciens de la « mathématique physique ». De plus, l’ intégrale de chemin et les diagrammes de Feynman, outils courants en physique, devraient devenir des objets mathématiques banals après élucidation.

2.5 Glossaire.

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3 Turbulence et mathématiques.

(rédigé par Marcel Lesieur, Institut National Polytechnique de Grenoble)

3.1 La turbulence dans les fluides.

Commençons par rappeler comment se manifeste physiquement la turbulence dans les fluides. Un exemple rencontré fréquemment en avion lorsque celui-ci survole une chaîne de montagnes est celui de la turbulence en ciel clair, née du déferlement d'ondes de gravité engendrées par le passage du vent sur la montagne. Toujours en avion, on rencontre souvent la turbulence à l'atterrissage, dans ce que l'on appelle la couche limite

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atmosphérique. Le dernier exemple, plus dramatique puisqu'il peut conduire au crash de l'avion qui suit, est la « turbulence de sillage », générée par au décollage et produite par l'interaction des deux tourbillons (dits marginaux) de bout d'aile. Quand un corps aérodynamique se déplace dans un fluide, air ou eau par exemple, il peut aussi déclencher de la turbulence dans son sillage ou dans les couches limites près de ses parois. La turbulence ainsi produite sera en général néfaste, en particulier si les couches limites décollent. Dans ce cas, la résistance du fluide (traînée) est fortement accrue, et un bruit de nature aérodynamique est émis. Les constructeurs d'avions, trains à grande vitesse et automobiles cherchent donc à limiter cette turbulence, afin de soit améliorer les performances, soit réduire la consommation du véhicule en carburant, soit le rendre moins bruyant. Lorsqu'un avion à réaction décolle, une forte proportion du bruit émis vient du lâcher des anneaux tourbillonnaires toriques qui se forment dans les jets issus des réacteurs. Ceci s'explique par le fait que les tourbillons, constituant des zones de forte dépression, sont des sources acoustiques importantes.

La turbulence peut avoir aussi un rôle positif : le mélange turbulent doit être favorisé dans les chambres de combustion (par exemple les réacteurs d'avion, les moteurs fusée, les chaudières de chauffage central, ou encore les turbines à gaz) afin d'obtenir un meilleur rendement de la combustion. Ici, accroître la turbulence aura pour conséquences à la fois un gain énergétique et une réduction des gaz polluants émis.

Pour que la turbulence se développe, il faut que les effets d'inertie ne soient pas contrecarrés par le freinage dû à la viscosité. Ceci se mesure par un nombre sans dimension, le nombre de Reynolds Re, obtenu à partir de l'équation du mouvement (Navier-Stokes) en prenant le rapport entre l'accélération du fluide, de l’ ordre de U²/L (U et L sont des vitesses et échelles caractéristiques), et l'accélération visqueuse, de l’ ordre de 8/L², où est le coefficient de viscosité cinématique. On obtient donc Re = UL/ , et

la turbulence se développera si Re est grand devant un. Dans un tube par exemple (écoulement de Poiseuille circulaire), il est bien connu depuis la fameuse expérience de Reynolds [1] que la turbulence se développe si le nombre de Reynolds basé sur la vitesse débitante et le diamètre est supérieur à 2000.

Revenons à l'air de l'atmosphère à grande échelle (quelques centaines de km ou plus). Il est encore turbulent, mais cette turbulence est fortement influencée par la rotation de la terre et les gradients thermiques horizontaux et verticaux. L'importance des effets de rotation se mesure par le nombre de Rossby Ro, rapport dans l'équation de Navier-Stokes projetée sur un plan horizontal entre l'accélération du fluide U²/L (ici U et L sont des vitesses et échelles horizontales caractéristiques) et l'accélération de Coriolis 2U VLQ �� �HVW�OD�YLWHVVH�DQJXODLUH�GH�URWDWLRQ�WHUUHVWUH�HW� la latitude). On a donc Ro = U�� Lsin , et un Rossby petit devant un signifie que les effets

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de rotation dominent. Rappelons à ce propos le théorème de Proudman-Taylor, qui permet de montrer analytiquement qu'un écoulement devient bidimensionnel (c'est-à-dire indépendant de la direction verticale) dans la limite Ro ��� 8Q� © jet stream » de 30 m/s dans les latitudes moyennes correspondra à Ro = 0.3 en prenant L = 1000 km, qui est le diamètre typique d'une tempête. Ces tempêtes qui viennent régulièrement frapper les côtes de la Manche ou la Bretagne sont un exemple de turbulence issue d'une instabilité dite barocline. Parfois la machine s'emballe avec la production de tourbillons plus petits et très intenses observés pendant les tempêtes qui ont balayé l'Europe les 26 et 28 décembre 1999. La valeur Ro = 0.3 mentionnée plus haut est assez faible. Néanmoins, il y a toujours dans ces épisodes au niveau des fronts thermiques au sol des mouvements verticaux importants où l'air chaud passe par convection au-dessus de l'air froid, induisant des vitesses verticales importantes et interdisant localement la bidimensionnalité. On observe alors, par conservation du moment cinétique, une forte production de vitesse angulaire verticale de rotation du fluide positive (« cyclonique »), due à la rotation de la terre. Des phénomènes analogues sont observés à plus petite échelle dans les tornades.

L'océan est aussi extrêmement turbulent : c'est une turbulence quasi-bidimensionnelle, ce qui se comprend car Ro = 0.05 est beaucoup plus faible (on a pris ici des courants typiques de 0.05 m/s et L = 100 km), sauf dans certaines régions telles que l'Arctique où les plongées d'eau de surface sont un maillon essentiel du tapis roulant océanique. La circulation des couches externes de Jupiter est aussi une turbulence quasi-bidimensionnelle, avec des nombres de Rossby analogues à ceux de l'océan. La circulation moyenne, toujours largement incomprise, est faite de jets zonaux alternés. Il existe aussi un système de tourbillons dont le plus impressionnant est la tache rouge, pas très bien compris non plus. Le champ magnétique terrestre actuel ne semble pouvoir s'expliquer que par une amplification au cours du temps par la turbulence dans le noyau externe. Enfin les étoiles ont aussi un comportement turbulent, comme l'atteste l'existence de la granulation solaire, due à la convection thermique externe.

3.2 Déterminisme et singularités.

Nous supposerons que la turbulence est déterministe au sens proposé par Laplace, c'est à dire que, pour des conditions initiales définies partout à un instant donné t0, le système n'admet à un instant ultérieur qu'une seule solution. D'un point de vue mathématique, ceci correspond à une hypothèse d'existence et d'unicité des solutions de Navier-Stokes. Ce fait n'est pas prouvé mathématiquement à trois dimensions pour tout temps, malgré les travaux pionniers de J. Leray [2] sur l'équation de Navier-Stokes. Leray travaillait au sens de solutions faibles, c'est à dire pondérées par une fonction test. Il a montré dans le cas tridimensionnel l'existence et l'unicité

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de solutions pour un temps fini dans le cas d'un écoulement de densité uniforme. P.L. Lions a souligné la difficulté de généraliser ces résultats à un gaz parfait compressible. Une des questions posées par Leray pour expliquer la naissance de la turbulence concerne la possibilité, dans un problème aux valeurs initiales où l'on part d'un champ de vitesse régulier, d'obtenir une singularité pour la vorticité (le champ de rotationnel de la vitesse, caractéristique de la vitesse angulaire de rotation locale du fluide) au bout d'un temps fini. Leray posait cette question sur Navier-Stokes, donc en présence de viscosité. Il est possible que la conjecture de Leray ne soit vraie que dans la limite de l'équation d'Euler où la viscosité tend vers 0. C'est au moins ce que montrent des modèles stochastiques de turbulence tridimensionnelle statistiquement isotrope développés à l'origine par R.H. Kraichnan [3] et S.A. Orszag [4]. Dans le formalisme de Kraichnan, une approche de type groupe de renormalisation était mise en œ uvre pour obtenir une équation d'évolution approchée satisfaite par la densité spectrale d'énergie cinétique (que nous appellerons spectre) E(k,t) (cf. aussi le travail de Frisch, Lesieur et Brissaud [5]). Ici, k est le module du vecteur d'onde dans une transformée de Fourier spatiale. Le formalisme d'Orszag est basé sur l'hypothèse que les cumulants statistiques des vitesses d'ordre quatre amortissent linéairement les moments d'ordre trois (cf. aussi André et Lesieur [6], qui ont été les premiers à étudier l'influence de l'hélicité dans ce cadre). En fait les deux formalismes conduisent aux mêmes équations modèles. On peut ainsi montrer analytiquement ou numériquement la divergence au bout d'un temps fini de l'enstrophie (énergie de la vorticité) quand la viscosité tend vers zéro (cf. [6] et Lesieur [7]). Ceci est associé pour le modèle dit EDQNM d'Orszag (Eddy-Damped-Quasi-Normal-Markovian) à l'apparition d'un spectre E(k) suivant la loi dite de Kolmogorov en k –5/3 jusqu'à l'infini [8]. M. Lesieur ([7] pp 189-192) a aussi précisé pour l'équation d'Euler des conditions suffisantes de singularité d'enstrophie concernant le facteur de dissymétrie de la dérivée de vitesse. Cette question de l'apparition ou non de singularités au bout d'un temps fini dans les équations de Navier-Stokes ou Euler tridimensionnelles est un problème ouvert très important, qui ne semble pouvoir être résolu que par simulation numérique directe (SND). Ces simulations sont des résolutions instationnaires sur ordinateur de l'équation de Navier-Stokes utilisant des méthodes numériques précises et où toutes les échelles du mouvement sont résolues. En fait, résoudre ce problème de singularité par SND suppose une amélioration considérable des moyens de calcul disponibles.

En turbulence bidimensionnelle de densité uniforme, les choses sont plus simples d'un point de vue mathématique, puisque l'existence et l'unicité a été démontrée par J. Leray (voir U. Frisch [9]). Ceci résulte de la forme de Navier-Stokes dans ce cas, qui exprime simplement la conservation de la vorticité en suivant le mouvement du fluide, et sa dissipation par viscosité. Ceci implique évidemment que des singularités de vorticité ne peuvent

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apparaître spontanément, sauf à les mettre initialement sous forme par exemple d'un ensemble de points vortex où la vorticité est distribuée en fonctions de Dirac, d'intensité soit positive soit négative. La thermodynamique statistique de tels systèmes a pour la première fois été étudiée par L. Onsager [10], qui a montré la possibilité d'états de « température négative » correspondant à des coalescences de points vortex, donc des phénomènes de cascade inverse d'énergie qui sont particuliers à la turbulence bidimensionnelle (cf. aussi Kraichnan et Montgomery [11] et G. Sommeria [12]).

3.3 Turbulence et chaos.

La turbulence dans les fluides induit comme nous l'avons vu un fort mélange. Elle est déterministe comme il a été discuté ci-dessus. Elle est enfin imprévisible (certains disent « imprédictible », cf. D. Ruelle [13]) par sa sensibilité aux conditions initiales dans le sens suivant. Considérons deux solutions du système qui ne diffèrent à un instant donné que par des différences infinitésimales. Ces différences vont, sous l'effet des interactions non-linéaires existant dans l’ équation de Navier-Stokes, s'amplifier de façon importante au cours du temps, jusqu’ à atteindre des valeurs finies. Un exemple très concret de l'imprévisibilité est donné par les prévisions numériques réalisées dans les centres météorologiques nationaux ou internationaux : l'état initial du calcul est interpolé par des méthodes dites d'assimilation des données (et utilisant la théorie du contrôle optimal de J.L. Lions) à partir de mesures fournies par les stations météorologiques et des satellites. Ces informations sont distribuées de façon irrégulière dans l'espace et le temps. Le champ initial diffère donc de la réalité, en sorte que l'erreur initiale va très vite s'amplifier (voir par exemple les travaux du météorologue E. Lorenz [14]). C'est ce que ce dernier appelle « l'effet papillon », où le battement d'aile d'un papillon en Australie pourrait être à l'origine de perturbations climatiques en Europe.

Nous venons de voir que la turbulence fluide pouvait être caractérisée par les trois propriétés suivantes : mélange, déterminisme et imprévisibilité. Ces propriétés sont connues pour les systèmes dynamiques chaotiques étudiés en mathématique ou en physique, et qui possèdent un petit nombre de degrés de liberté. Le célèbre modèle de Lorenz [15] est un système dynamique à trois degrés de liberté censé représenter la convection thermique dans un fluide. Le système peut alors être caractérisé par un point se déplaçant au cours du temps dans un espace des phases à trois dimensions, et dont la trajectoire décrit un attracteur étrange qui est un objet fractal. En fait, le premier exemple historique d'imprévisibilité fut donné par H. Poincaré en 1889 à propos du problème à trois corps en mécanique céleste [16].

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3.4 Turbulence développée.

Dans de nombreux écoulements prototypes aérodynamiques tels que couches de mélange planes ou jets, il existe de très forts gradients de vitesse localisés dans l'espace qui forment des nappes de vorticité. Ces nappes sont violemment instables sous l'effet de petites perturbations distribuées aléatoirement (instabilité de Kelvin-Helmholtz), et déferlent sous forme de tourbillons en spirale qui se propagent dans l'espace comme des vagues. Ces tourbillons ont été vus pour la première fois à grand nombre de Reynolds dans l'expérience de G. Brown et A. Roshko concernant une couche de mélange plane [17]. Nous les avons évoqués plus haut à propos des anneaux tourbillonnaires du jet rond. Ces tourbillons peuvent s'apparier ou interagir de manière plus complexe sous forme d'appariement hélicoïdal dans une couche de mélange plane, comme l'ont découvert Comte, Lesieur et Lamballais [18]. Ceci donne lieu à des structures en forme de treillis. L'équivalent dans un jet rond est l'appariement alterné (cf. Lesieur [19] pp 115-116). L'évolution vers l'aval de ces écoulements est le développement brutal de la turbulence vers les petites échelles. Les spectres d'énergie qui sont mesurés dans les expériences ou les simulations numériques directes suivent sur plusieurs décades de magnifiques cascades de Kolmogorov en k –5/3, déjà considérées pour la turbulence isotrope. Mentionnons à ce propos les grandes perspectives expérimentales offertes par l'utilisation d'hélium liquide à basse température, qui permet d'augmenter considérablement le nombre de Reynolds.

Cette turbulence développée est proche de l'isotropie tridimensionnelle à petite échelle, mais s'en écarte fortement dans les grandes échelles à cause de la forte anisotropie des mécanismes de génération. Une question importante concerne les analogies entre les petites échelles quasi-isotropes de cette turbulence développée et les échelles équivalentes d'une turbulence isotrope à toutes les échelles. Cette dernière est un modèle mathématique intéressant, pour lequel les questions posées sont les suivantes : à petite échelle, a-t-on affaire à une structure multifractale (cf. U. Frisch [20], voir aussi B. Mandelbrot [21])? Quel est le rôle des tourbillons cohérents en spaghettis, découverts à l'origine par E. Siggia [22] en 1981, sur les distributions statistiques des variables? On peut voir une visualisation de ces tourbillons sur la Figure 1, issue d'une simulation numérique des grandes échelles (ce concept sera défini plus loin) faite par M. Lesieur et O. Métais.

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Fig. 1 - Norme de la vorticité dans la simulation numérique d'une turbulence isotrope de densité uniforme en décroissance (cliché P. Begou, LEGI, Grenoble).

Y a-t-il des comportements universels à très grande échelle (k ��"�On peut répondre à cette dernière question dans le cadre de la théorie EDQNM, où les spectres d'énergie cinétique pour le problème en évolution libre sont proportionnels à C(t)k4 si la puissance initiale du spectre est supérieure ou égale à 4. Le coefficient C(t) croît au cours du temps, comme l'ont montré Lesieur et Schertzer [23]. Ce résultat a été bien vérifié par des simulations numériques directes ou des grandes échelles [24], ce qui invalide une théorie basée sur la stricte invariance du moment cinétique de la turbulence proposée par Landau et Lifchitz ([25] pp 176-179) et conduisant à l'invariance de C(t).

3.5 Simulation et modélisation numériques.

Comme il a été dit, la simulation numérique directe (SND) consiste en une résolution numérique déterministe des équations du mouvement sur XQH� JULOOH� GH� SDV� � x�� t) dans l'espace-temps. Les opérateurs de dérivée partielle spatiale et temporelle sont discrétisés par des développements en série de Taylor en puissances de x� HW� t, jusqu'à un ordre fixant la précision du calcul. On peut aussi utiliser pour l'espace les méthodes spectrales si la géométrie est assez simple. En fait, les SND obligent à représenter sur l'ordinateur toutes les échelles suffisamment énergétiques de l'écoulement, des plus petites aux plus grandes. En régime turbulent développé, les plus petites échelles sont de l'ordre d'une échelle dite de dissipation lD, en dessous de laquelle un nombre de Reynolds local uD lD/ basé sur une différence de vitesse locale devient inférieur à un. Il en résulte qu'en dessous de lD toute fluctuation sera dissipée par viscosité. Si l est une échelle caractéristique des grandes échelles, et que la turbulence est tridimensionnelle, (l/lD)³ est un ordre de grandeur du nombre de degrés de liberté du système. Il est caractéristique du nombre de points de grille qu'il faut utiliser pour la SND. On trouvera par exemple 1015 points pour la SND de l'écoulement autour de l'aile d'un avion commercial, et 1018 pour la couche limite atmosphérique. Les ordinateurs actuels les plus gros peuvent représenter de 106 à 108 points de grille. Si l'on extrapole la croissance des ordinateurs au taux de ces trente dernières années, et sans saut technologique majeur dans la conception de ceux-ci, il faudrait attendre plusieurs dizaines d'années pour que le calcul d'aile d'avion soit possible.

Cette impossibilité technologique motive l'approche de simulation des grandes échelles (SGE), où le pas de calcul x est plus grand que lD. On considère des champs débarrassés de leurs fluctuations de longueur d'onde inférieure à x, en appliquant au champ turbulent un filtre passe-bas de ODUJHXU� x. Survient alors un problème de passage du « micro » au

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« macro », où l'on connaît les équations du milieu microscopique (Navier-Stokes). On supposera que le champ filtré obéit à Navier-Stokes avec une viscosité égale à la somme de la viscosité moléculaire et d'une viscosité turbulente caractérisant l'action des échelles sous-maille sur les échelles supérieures à x. La modélisation de la viscosité turbulente et des diffusivités turbulentes dans le cas de transport de quantités scalaires est un problème extrêmement difficile. Le modèle le plus couramment employé est celui de Smagorinsky [26]. Ce modèle donne des résultats acceptables pour les écoulements libres à trois dimensions, mais est beaucoup trop dissipatif près des parois. O. Métais et M. Lesieur [27] ont, à partir d'un calcul de viscosité turbulente spectrale utilisant la théorie EDQNM, proposé le modèle de la « fonction de structure », qui est 20% moins dissipatif que le modèle de Smagorinsky loin des frontières, mais également très mauvais près des parois. Ces problèmes ont été résolus grâce à respectivement : d'une part l'introduction du modèle de Smagorinsky dynamique de Germano, Moin et Piomelli [28], où la constante du modèle est recalculée dans OHVSDFH�SDU�XQ�GRXEOH�ILOWUDJH�GH�ODUJHXU�� x; d'autre part le développement par Ducros, Comte et Lesieur [29] du modèle de la fonction de structure filtré où la turbulence est débarrassée de ses grandes échelles anisotropes grâce à un filtre passe-haut avant que le modèle de la fonction de structure ne soit appliqué.

En ce qui concerne les simulations des grandes échelles de gaz parfaits compressibles, on travaille à l'aide de filtres pondérés par la masse de A. Favre [30], méthode qui simplifie considérablement les calculs. Une originalité supplémentaire consiste, sur cette base, à introduire des concepts de macro-pression et macro-température, quantités reliées entre elles par une équation d'état (cf. Lesieur et Comte [31]). Ceci permet d'augmenter de façon importante le nombre de Mach dans les simulations.

3.6 Tourbillons.

Comme on l'a déjà dit, il est remarquable que, dans la plupart des écoulements turbulents, la vorticité se condense en tourbillons bien organisés que l'on appelle tourbillons cohérents. Ceci est dû aux interactions non-linéaires fortes du système. Une image simple de ce phénomène est la formation de bouchons sur une route où les voitures vont chacune à une vitesse uniforme sans pouvoir se dépasser : les véhicules les plus rapides rattraperont les plus lents. De même, les parcelles fluides les plus rapides rattraperont les plus lentes, et des nappes de vorticité se formeront. Comme il a déjà été dit, celles-ci sont instables et s'enroulent sous forme de tourbillons cohérents, dont la viscosité moléculaire lissera la vorticité. Les tourbillons cohérents ont une forme reconnaissable qu'ils gardent pendant des temps grands devant le temps de retournement du tourbillon. Ce dernier temps peut être défini comme le temps mis par une parcelle fluide à la

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périphérie du tourbillon pour en faire le tour. Les SND et SGE ont amené à la découverte importante qu'il n'y a en fait que deux types de tourbillons dans les écoulements d'intérêt pratique (on considère ici des écoulements non-tournants ne présentant pas de fortes différences de densité : - Les tourbillons de type Kelvin-Helmholtz, que l'on rencontre en turbulence bidimensionnelle isotrope, dans les couches de mélange, les sillages et les jets plans. Une version axisymétrique est l'anneau tourbillonnaire torique du jet rond. - Les tourbillons « de type longitudinal ». On les voit en turbulence tridimensionnelle isotrope, dans les couches de mélange où ils sont étirés entre les tourbillons de Kelvin-Helmholtz, dans les couches limites, et dans les écoulements décollés.

Ces tourbillons ont diverses interactions. Par exemple deux tourbillons de Kelvin-Helmholtz de même signe et suffisamment proches vont s'entraîner l'un autour de l'autre et s'apparier pour former un tourbillon deux fois plus gros ressemblant à une galaxie spirale. Ceci a été très joliment montré expérimentalement par Winant et Browand [32] ou Brown et Roshko [17].

L'identification de ces tourbillons est un problème crucial. Les tourbillons sont en fait des régions de basse pression et haut module de vorticité. Les SND et SGE montrent qu'une excellente façon d'identifier les tourbillons est le « critère Q », proposé par J. Hunt [33], et caractérisant les régions correspondant à des iso-surfaces positives d'une quantité dite Q (le deuxième invariant du tenseur gradient de vitesse) sélectionnant les régions où la rotation l'emporte sur la déformation. Une autre méthode prometteuse est la transformée par ondelettes, impulsée par Y. Meyer [34], mais le coût en est actuellement prohibitif à trois dimensions. Elles sont par contre des outils très puissants pour la synthèse d'image de format jpeg (cf. Y. Meyer [35]).

Terminons par deux dernières illustrations de ces tourbillons, obtenues à Grenoble par simulation des grandes échelles. La figure 2 représente deux jets coaxiaux, configuration que l'on rencontre dans les chambres de combustion des moteurs-fusée. On voit en gris grâce au critère Q les anneaux tourbillonnaires, qui étirent des tourbillons longitudinaux intenses (représentés par les composantes positives et négatives de la vorticité).

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Fig. 2 - Anneaux tourbillonnaires et tourbillons longitudinaux dans la simulation numérique d'un double jet coaxial de densité uniforme (cliché C. Silva, LEGI, Grenoble).

La figure 3, tirée de [31], montre la SGE de la turbulence dans un canal plan légèrement compressible (Mach 0.3). Le calcul implique 1.6 millions de points de grille, ce qui n'est pas très élevé. Le nombre de Reynolds basé sur des unités dissipatives dites « pariétales » est h+ = 160. Les films d'animation montrent alors que les tourbillons cohérents sont de fins tourbillons quasi-longitudinaux qui voyagent vers l'aval. Ce calcul a été très bien validé d'un point de vue statistique par comparaison à des SND au même nombre de Reynolds. Celles-ci ont dans ce cas un coût dix fois plus important que les SGE. Pour un Reynolds pariétal h+ = 390 (ce qui correspond à un Reynolds global de 14400), la SGE est cent fois plus économique que la SND, qui devient d'un coût prohibitif (plusieurs mois de calcul sur les plus grosses machines il y a quelques années quand ce calcul avait été fait). En fait les tourbillons quasi-longitudinaux de la couche limite ont un diamètre de 25 unités pariétales. Ils sont associés à un système de courants de haute et basse vitesse longitudinale près de la paroi, et le frottement sur la paroi peut être réduit de 8% par rapport à une paroi lisse si l'on colle sur celle-ci un revêtement fait de fines rainures longitudinales (les « riblets ») de taille bien choisie. Certains avions Airbus en ont été équipés, ainsi que les quilles de voilier, et les dérives de planche à voile et les maillots de bain intégraux dits en « peau de requin ». La largeur optimale des rainures est de l'ordre de 10 à 20 unités pariétales, ce qui permet de maintenir les tourbillons longitudinaux loin de la paroi. Dans l'atmosphère, ces tourbillons longitudinaux sont certainement responsables du façonnage des grès en fines stries parallèles aux alizés observées au Tibesti en Afrique par M. Mainguet [36].

Fig. 3 - Isosurface Q>0 dans un canal faiblement compressible

(cliché Y. Dubief, LEGI, Grenoble).

3.7 Perspectives.

A l'heure où les biologistes élucident la structure du génome humain, des progrès décisifs sur la structure de la turbulence et des tourbillons qui la composent ont pu être faits par la résolution numérique sur super-calculateur scientifique des équations de la mécanique des fluides. Des traitements d'image simples et performants permettent de visualiser les tourbillons et de suivre leur évolution. Une avancée considérable a en

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particulier été faite grâce au concept de « simulation des grandes échelles », où les fluctuations à petite échelle sont éliminées et modélisées par des viscosités et diffusivités turbulentes intelligentes. Ces simulations ont montré qu'il n'y a en fait que deux types de tourbillons : les tourbillons de Kelvin-Helmholtz de forme spirale et les tourbillons longitudinaux. Le contrôle des tourbillons par action sur leur génération et leur dynamique est essentiel pour la réduction de traînée et de bruit en aéro- et hydrodynamique, par exemple la réduction du bruit excessif causé par les avions à réaction au décollage. On peut en fait, grâce au contrôle de la turbulence dans toutes les situations où elle se manifeste (transports, moteurs et chambres de combustion, cœ urs et circuits de refroidissement des centrales nucléaires, fusion thermonucléaire ...) espérer réduire de 30% la consommation énergétique globale. Une application importante du contrôle est aussi la réduction de la pollution atmosphérique et océanique à petite, moyenne et grande échelle. Toutes ces études associeront des simulations numériques fines à des modélisations plus industrielles, des outils mathématiques de contrôle optimal, et des expérimentations au laboratoire ou in situ indispensables pour valider les modèles numériques. Elles utiliseront les outils informatiques les plus avancés, où le parallélisme massif jouera un rôle important.

L'ampleur de la tâche est telle qu'il faudrait travailler (au moins) dans le cadre de programmes européens, avec, pourquoi pas, la création d'un centre européen de recherche sur la simulation et le contrôle de la turbulence. Les coûts occasionnés par la mise en place et le fonctionnement d'un tel centre sont négligeables devant les bénéfices escomptés pour la société.

3.8 Références :

[1] Reynolds, O., 1883, An experimental investigation of the circumstances which determine whether the motion of water shall be direct and sinuous, and the law of resistance in parallel channels, Phil. Trans. Roy. Soc., pp 51-105.

[2] Leray, J., 1934, Sur le mouvement d’un fluide visqueux emplissant l’espace, J. Acta. Math., 63, pp 193-248.

[3] Kraichnan, R.H., 1965, Lagrangian History closure approximation for turbulence, Phys. Fluids, 8, pp 575-598.

[4] Orszag, S. A., 1970 b, Analytical theories of turbulence, J. Fluid Mech., 41, pp 363-386.

[5] Frisch, U., Lesieur, M. et Brissaud, A., 1974, A Markovian Random Coupling Model for turbulence, J. Fluid Mech., 65, pp 145-152.

[6] André, J.C. et Lesieur, M., 1977, Influence of helicity on high Reynolds number isotropic turbulence, J. Fluid Mech., 81, pp 187-207.

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[7] Lesieur, M., 1997, Turbulence in fluids, Kluwer, 3ème édition. [8] Kolmogorov, A.N., 1941, The local structure of turbulence in

incompressible viscous fluid for very large Reynolds numbers, Dokl. Akad. Nauk SSSR, 30, pp 301-305.

[9] Frisch, U., 2001, La turbulence, in Qu'est-ce que l'univers ?, Université de tous les savoirs, Y. Michaud ed., Odile Jacob.

[10] Onsager, L., 1949, Statistical hydrodynamics, Nuovo Cimento, 6, pp 279-287.

[11] Kraichnan, R.H. et Montgomery, D., 1980, Two-dimensional turbulence, Reports Progr. Phys., 43, pp 547-619.

[12] Sommeria, J., 2001, Two-dimensional turbulence, in New trends in turbulence, Les Houches 2000, M. Lesieur, A. Yaglom et F. David eds, EDP-Springer.

[13] Ruelle, D., 2001, Chaos, imprédictibilité et hasard, in Qu'est-ce que l'univers ?, Université de tous les savoirs, Y. Michaud ed., Odile Jacob.

[14] Lorenz, E., 1969, The predictability of a flow which possesses many scales of motion, Tellus, 21, pp 289-309.

[15] Lorenz, E., 1963, Deterministic nonperiodic flow, J. Atmos. Sci., 20, pp 130-141.

[16] Poincaré, H., Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique, Mémoire présenté à l'Académie Royale de Suède (1889).

[17] Brown, G.L. et Roshko, A., 1974, On density effects and large structure in turbulent mixing layers, J. Fluid Mech., 64, pp 775-816.

[18] Comte, P., Lesieur, M., et Lamballais, E., 1992, Large and small-scale stirring of vorticity and a passive scalar in a 3D temporal mixing layer, Phys. Fluids A, 4, pp 2761-2778.

[19] Lesieur, M., 1994, La turbulence, Collection Grenoble Sciences, EDP-Springer.

[20] Frisch, U., 1995, Turbulence, the legacy of A.N. Kolmogorov, Cambridge University Press.

[21] Mandelbrot, B., 2001, L'anneau fractal de l'art à l'art ..., in Qu'est-ce que l'univers ?, Université de tous les savoirs, Y. Michaud ed., Odile Jacob.

[22] Siggia, E.D., 1981, Numerical study of small-scale intermittency in three-dimensional turbulence, J. Fluid Mech., 107, pp 375-406.

[23] Lesieur, M. et Schertzer, D., 1978, Amortissement auto similaire d'une turbulence à grand nombre de Reynolds, Journal de Mécanique, 17, pp 609-646.

[24] Ossia, S. et Lesieur, M., 2000, Energy backscatter in large-eddy simulations of three-dimensional incompressible isotropic turbulence, J. of Turbulence, 1, 10.

[25] Landau, L. et Lifchitz, E., 1971, Mécanique des fluides, Mir, Moscou.

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[26] Smagorinsky, J., 1963, General circulation experiments with the primitive equations, Mon. Weath. Rev., 91, 3, pp 99-164.

[27] Métais, O. et Lesieur, M., 1992, Spectral large-eddy simulations of isotropic and stably-stratified turbulence, J. Fluid Mech., 239, pp 157-194.

[28] Germano, M., Piomelli, U., Moin, P. and Cabot, W., 1991, A dynamic subgrid-scale eddy-viscosity model, Phys. Fluids A., 3, pp 1760-1765.

[29] Ducros, F., Comte, P. et Lesieur, M., 1996, Large-eddy simulation of transition to turbulence in a boundary-layer developing spatially over a flat plate, J. Fluid Mech., 326, pp 1-36.

[30] Favre, A., 1965, Équations des gaz turbulents compressibles, J. de Mécanique, 4, pp 361-421.

[31] Lesieur M. et Comte, P., 2001, Filtrage de Favre et macro-température en simulation des grandes échelles de la turbulence compressible, C.R. Acad. Sci. Paris, t. 329, Ser II b, pp 363-368.

[32] Winant, C.D. et Browand, F.K., 1974, Vortex pairing, the mechanism of turbulent mixing layer growth at moderate Reynolds number, J. Fluid Mech., 63, pp 237-255.

[33] Hunt, J. C. R., Wray, A. A. et Moin, P., 1988, Eddies, stream, and convergence zones in turbulent Flows, CTR-88, Center For Turbulence Research, p 193.

[34] Meyer, Y., 1990, Ondelettes et opérateurs I/II, Hermann, Paris. [35] Meyer, Y., 2001, Les ondelettes et la révolution numérique, in Qu'est-

ce que l'univers ?, Université de tous les savoirs, Y. Michaud ed., Odile Jacob.

[36] Mainguet, M., 1972, Le modelé des grès, Institut Géographique National.

4 Renforcer les interactions. Parmi toutes les sciences de la nature, la physique est de loin la plus

voisine des mathématiques. Comme on l’ a vu, leurs relations sont toujours fructueuses, mais les bénéfices mutuels pourraient être encore accrus grâce à un certain nombre d’ aménagements ou d’ actions, en ce qui concerne tant l’ enseignement à tous les niveaux que la recherche.

4.1 Le dialogue entre mathématiques et physique, enjeu majeur de l’ enseignement secondaire.

Les relations complexes qu’ entretiennent les mathématiques et la physique ne concernent pas seulement ceux qui en font leur métier. Il importe de les prendre en compte dès l’ enseignement dans les collèges et lycées. A ce niveau, l’ initiation des élèves à la physique et aux mathématiques doit leur apporter les savoirs de base, et de mettre en

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évidence les aspects culturels de ces sciences, qui peuvent contribuer à la formation de citoyens, sans négliger d’ éveiller l’ intérêt de ceux, minoritaires, qui deviendront eux-mêmes des spécialistes ou des utilisateurs.

4.1.1 Mettre les spécificités en évidence.

Dans une telle perspective, les enseignements de mathématiques et de physique doivent concourir à former l’ élève au raisonnement. C’ est un moyen de lutter contre une confusion, trop souvent répandue dans le public, entre une simple opinion et une affirmation scientifique, que l’ on ne peut récuser si les faits dont elle se déduit par un enchaînement logique sont eux-mêmes avérés. S’ y ajoute trop souvent le manque de discernement raisonné, ce qui laisse béante la porte de l’ irrationnel.

Cependant, les enseignements des deux disciplines doivent faire ressortir l’ existence de deux méthodes de raisonnement, distinctes et complémentaires. Les mathématiques constituent l’ apprentissage privilégié au raisonnement logique déductif : un résultat, qu’ il soit annoncé dans l’ énoncé d’ un problème, ou qu’ il soit deviné intuitivement ou empiriquement, n’ acquiert de valeur mathématique que s’ il fait ultérieurement l’ objet d’ une démonstration rigoureuse. Certes, la pédagogie des mathématiques ne peut se plier à une rigueur formelle, systématique tout au long des cours ; mais il importe que l’ élève ait, par la résolution de problèmes, à la fois développé une intuition mathématique et appris comment exercer une logique sans faille. De son côté, l’ enseignement de la physique au niveau du secondaire doit habituer l’ élève à une démarche où la pensée s’ adapte à l’ observation du monde extérieur et à ses contraintes. Dans la mise en œ uvre et l’ analyse des expériences, où survient le fortuit, dans la compréhension des phénomènes, arguments heuristiques et intuition du concret servent de guide. La déduction s’ y exerce aussi, mais sous une autre forme qu’ en mathématiques.

Si la distinction entre méthode mathématique et méthode physique reste floue dans la pratique quotidienne du chercheur, elle mérite d’ être bien marquée dans la pédagogie du secondaire. Quelle que soit son activité future, l’ élève doit acquérir à la fois le réflexe de la rigueur, à laquelle la pratique des mathématiques peut l’ exercer, et la capacité à analyser la réalité extérieure, qu’ il peut appréhender à travers les sciences de la nature.

L’ enseignement des sciences comporte ainsi une composante de formation civique, où intervient la distinction, soulignée à la section 1.4, entre « vérité mathématique » et « vérité physique ». Le futur citoyen aura en effet, et de plus en plus, à exercer son discernement sur des questions de société, à peser le pour et le contre de telle ou telle action collective, à comparer des ordres de grandeur, à apprécier des risques. Pour ce faire, il devra avoir compris la valeur des énoncés scientifiques concernant la réalité

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qui nous entoure. Ils sont certes relatifs, à l’ inverse des énoncés mathématiques, mais ceci ne les empêche pas d’ être fiables entre certaines limites, donc de servir de base à l’ action. La confusion entre modes de connaissance en mathématiques et en physique (ou plus généralement en sciences de la nature) est dangereuse : tous les faits scientifiques, en particulier ceux qui touchent aux problèmes de société, sont établis avec une certaine probabilité, et le public a tendance, même lorsque cette probabilité est forte, à les rejeter parce qu’ il ne s’ agit pas de vérités absolues par oui ou non de type mathématique. La méconnaissance de la notion de probabilité n’ est-elle pas à l’ origine d’ une incompréhension de la signification des sondages. N’ y a-t-il pas aussi là une cause de la hantise du « risque zéro » dans certains domaines, alors que dans d’ autres les risques, beaucoup plus élevés, sont ignorés ?

Faire ressortir auprès des élèves la différence entre la construction mathématique abstraite et l’ appropriation du monde extérieur est d’ autant plus important de nos jours que les enfants baignent dans un univers informatisé. Les multimédia, les jeux vidéo présentent le risque de plonger les jeunes utilisateurs dans un monde virtuel et de les couper du réel. L’ équilibre entre mathématiques et sciences de la nature dans la pédagogie devrait habituer l’ élève à la dialectique entre le monde réel et la représentation qu’ en donne la science.

4.1.2 Faire dialoguer les enseignements.

La spécificité de chacune des deux disciplines ne doit pas masquer leurs rapports étroits. Trop souvent, les élèves ne font pas le rapprochement entre les mathématiques enseignées par leur prof de maths et celles utilisées par leur prof de physique. Les deux enseignements gagneraient à être mieux coordonnés afin de s’épauler mutuellement. La motivation des élèves pour les mathématiques est renforcée s’ ils prennent conscience de leur utilité comme outil et de leur nécessité comme langage dans leur domaine privilégié, la physique. Pour sa part, celle-ci ne se comprend bien que si le dialogue est constant entre l’ expérience et la théorie, elle-même basée sur une formalisation mathématique.

Il est donc particulièrement bénéfique de donner très tôt l’ intuition, par exemple, d’ une vitesse, d’ une accélération, d’ un mouvement oscillatoire, plus tard de définir en mathématiques les dérivées, les vecteurs, les fonctions trigonométriques en se référant à ces phénomènes physiques, et de revenir à la physique en disposant d’ outils quantitatifs précis. Les programmes récents commencent à mettre en place d’ autres passerelles. Ainsi, l’ exponentielle est désormais introduite au lycée en liaison étroite avec la désintégration radioactive, en tant que fonction dont la variation est proportionnelle à la valeur.

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Une telle pédagogie par va-et-vient, qui pourrait contribuer à faire mieux comprendre et mieux aimer les deux disciplines devrait être systématisée tout au long de la scolarité. De plus, cette communication passe par un langage scientifique commun, dont la précision nécessaire concourt expressément à l’ acquisition de qualités d’ expression que, dans un registre différent, confère l’ apprentissage du français ou des langues. L’ entreprise est difficile, d’ autant plus que l’ équilibre entre expérience, observation, théorie, méthode heuristique, induction, déduction, appel à l’ intuition ou à la démonstration est délicat à maintenir. Mais la synergie entre les deux sciences, qui a permis tant de progrès en recherche, devrait aussi être exploitée pour en améliorer la pédagogie, et pour aider l’ élève à acquérir un mode de pensée et d’ expression scientifiques où le raisonnement doit en permanence être confronté au monde.

4.2 De la physique pour les futurs mathématiciens, et inversement.

Afin d’ assurer une telle coordination dans l’ enseignement secondaire, et aussi dans l’ enseignement primaire, il importe que la formation des futurs professeurs qui auront à enseigner la physique ou les mathématiques leur permette d’ établir facilement les rapprochements nécessaires. D’ autre part, les futurs chercheurs des deux domaines doivent acquérir un langage commun et connaître suffisamment la discipline partenaire de la leur pour bénéficier pleinement de leurs interactions. En ce qui concerne les futurs ingénieurs, une culture pluridisciplinaire de base leur est nécessaire, alliant les mathématiques et les sciences fondamentales sous-jacentes aux technologies qu'ils manieront ; elle est en général dispensée dans les divers cursus existants.

En ce qui concerne la voie de la physique dans les enseignements supérieurs, les mathématiques qu’ elle comporte semblent assez souvent suffisantes du point de vue quantitatif. Les élèves qui se destinent à la recherche auront de toute façon à faire appel dans leur métier à des concepts et des techniques imprévisibles, outre une base de mathématiques générales, et leur formation ne peut certainement pas être encyclopédique. Il suffit donc qu’ ils aient gagné assez de familiarité avec le langage mathématique pour avoir ultérieurement accès aux méthodes dont ils auront besoin et pour communiquer avec des mathématiciens. Cependant, il est essentiel qu’ ils complètent aussi l’ acquisition, commencée au niveau du secondaire, de la notion de raisonnement structuré, avec définitions, hypothèses, développements et conclusions. Le règne de la pensée floue, dans des domaines où une approche plus déductive est possible, est désastreux.

La situation est en général plus mauvaise dans la voie des mathématiques dans les universités. En effet, il est actuellement possible de

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la suivre sans assister à aucun cours de physique. Or, les connaissances en physique d’ un bachelier de section scientifique sont nettement insuffisantes pour que, devenu professeur de mathématiques au lycée ou au collège, il participe activement à la pédagogie en va-et-vient avec la physique dont il a été plus haut question. Elles sont encore plus insuffisantes pour un chercheur en mathématiques : on a en effet souligné plus haut (section 2.4) à quel point la physique est redevenue récemment source d’ inspiration pour les mathématiques. Comment un mathématicien pourrait-il apprécier quels sont les problèmes mathématiques qui intéressent le physicien ? Comment pourrait-il progresser sur les redoutables difficultés de la théorie quantique des champs, par exemple, s’ il ne sait même rien de la mécanique quantique élémentaire ? Ou bien comment pourrait-il s’ approprier les techniques mathématiques introduites en physique statistique ? Comment pourrait-il discuter fructueusement avec ses collègues physiciens ? Il est indispensable que soit rétablie pour les étudiants entrés à l’ université et destinés à devenir soit professeurs, soit chercheurs en mathématiques l’ obligation de suivre des cours de physique. Bien entendu, un tel enseignement doit être spécialement conçu, et adapté à leurs besoins. Ce serait en quelque sorte le symétrique des enseignements de « méthodes mathématiques pour la physique ». Le but est de les aider à acquérir une culture, ce qui suppose beaucoup de souplesse. En particulier, proposer aux étudiants un choix éveille leur curiosité. Ils pourraient ainsi opter parmi diverses questions de physique où dominent les mathématiques, par exemple théorie des champs, mécanique quantique, physique statistique ou chaos déterministe. Chacun de tels sujets met en lumière des concepts primordiaux de physique et fait en même temps découvrir la richesse des mathématiques nécessaires pour mettre ces concepts en œ uvre. Certains, comme le dernier qui repose sur l’ étude des systèmes dynamiques, ont l’ avantage de faire aussi appel à d’ autres sciences comme la biologie. La remarquable réussite de certaines expériences universitaires où des ouvertures sur la physique sont données à de futurs mathématiciens en montre bien l’ intérêt. Professeurs et chercheurs ainsi formés sont prêts à dialoguer à travers les disciplines.

Certes, les filières qui ne comportent aujourd’ hui aucun cours de physique associent les mathématiques à d’ autres disciplines comme l’ informatique, l’ économie ou les finances ; on peut aussi penser à la biologie. Il serait bien entendu catastrophique, dans l’ enseignement supérieur, d’ isoler par des cursus exclusifs les mathématiques des autres sciences. L’ existence de cursus mixtes entre les mathématiques et l’ économie, par exemple, est évidemment bénéfique à cette dernière. Cependant, aucune science autre que la physique n’ entretient avec les mathématiques un dialogue aussi varié, aussi enrichissant et aussi fécond. (Peut-être verra-t-on dans plusieurs décennies une synergie comparable avec la biologie ?). D’ autre part, la modélisation telle qu’ elle se pratique en physique (section 4.4.2) est souvent fructueuse lorsqu’ on cherche à

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appliquer les mathématiques à des questions concrètes, comme le montrent certaines incursions de physiciens dans des domaines variés. Il est donc non seulement nécessaire que la physique soit partie prenante dans les filières destinées à former des professeurs du secondaire ou des chercheurs en mathématiques, mais il paraît aussi utile qu’ elle figure dans les filières destinées à rapprocher les mathématiques d’ autres sciences. Nous soulignons plus loin (section 4.6) l’ intérêt d’ associer la physique à de tels rapprochements.

Il serait utile, enfin, que la formation des professeurs des écoles, issus de plus en plus souvent de terminales littéraires, comporte une partie scientifique où seraient coordonnées mathématiques et physique, ce dont bénéficieraient ultérieurement leurs élèves.

4.3 La place des probabilités.

Toute la physique est imprégnée de probabilités. Qu’ il s’ agisse de physique légère ou de physique lourde, les données expérimentales présentent toujours un caractère plus ou moins aléatoire ; leur exploitation nécessite le plus souvent une analyse statistique poussée, surtout dans la physique dite lourde, que les expérimentateurs apprennent généralement à effectuer sur le tas. L’ étude des phénomènes stochastiques, des systèmes dynamiques chaotiques, et le prodigieux développement depuis un siècle de la physique statistique sous les formes les plus variées ont suscité l’ intérêt de nombreux statisticiens ou probabilistes. En témoignent par exemple les nombreux avatars du concept d’ entropie, qui a inspiré les théories de l’ information et de la complexité algorithmique.

Cependant, la coopération entre physiciens et mathématiciens dans le domaine des probabilités a laissé échapper une question majeure. Ce qui est peut-être la principale découverte du XXème siècle en sciences de la matière, la mécanique quantique, reconnue comme sous-jacente à toute la physique, est une théorie irréductiblement probabiliste. Il est remarquable qu’ à l’ échelle microscopique, la physique ne puisse fournir que des probabilités, et que le déterminisme n’ émerge qu’ à notre échelle. On a également vu à la section 2 que la théorie quantique des champs, développée plus récemment, peut, à travers l’ intégrale de chemin, être rapprochée d’ une théorie de fonctions aléatoires, ce qui a suscité de remarquables contacts entre physique et mathématique. Pourtant, le caractère révolutionnaire des concepts de base de la mécanique quantique semble méconnu de la plupart des probabilistes, surtout en France. Est-ce en raison de l’ absence de mécanique quantique dans les cursus de mathématiques ? Comme l’ a prouvé la vérification expérimentale de la violation des inégalités de Bell sur les corrélations, les probabilités qui apparaissent en physique quantique ne sont pas de même nature que celles qui font l’ objet des cours de probabilités. Les grandeurs physiques qu’ elles concernent sont en effet,

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même pour les objets physiques les plus simples, les éléments d’ une algèbre non-commutative au lieu d’ être des variables (aléatoires) ordinaires ; il semble impraticable de remplacer la physique quantique par une théorie sous-jacente qui serait basée sur des probabilités classiques. Les fondements de la théorie des probabilités, qui étaient inspirés par l’ expérience macroscopique, auraient donc dû être mis en cause depuis longtemps, et il est révélateur que les probabilistes commencent seulement à étudier le concept de probabilités non commutatives, ce qui aidera peut-être à l’ interprétation de la mécanique quantique. Une collaboration étroite serait souhaitable dans ce domaine. Des développements récents, issus de la physique, portant sur l’ information quantique en liaison avec la cryptographie, la téléportation quantique et les spéculations sur d’ hypothétiques ordinateurs quantiques, commencent heureusement à donner lieu à des efforts conjugués des deux communautés. Cependant, à côté de ceux qui participent directement à ces travaux d’ actualité, les mathématiciens, qu’ ils soient chercheurs ou enseignants, devraient plus se préoccuper des probabilités du type quotidiennement utilisé en physique quantique.

4.4 Physique, mathématique et calcul.

On a souligné à la section 1.1 la place majeure occupée en physique par le calcul et plus généralement par les diverses utilisations de l’ informatique. Dès l’ apparition des ordinateurs dans les laboratoires il y a près d’ un demi-siècle, les théoriciens s’ en sont emparés pour faire des calculs numériques et, plus récemment, des calculs formels inaccessibles jusque là. Ultérieurement la simulation est devenue pour eux un outil courant. Mais ceci a conduit à certains excès. Il est relativement facile d’ imaginer un modèle différent de ceux qui ont déjà été étudiés, mais n’ ayant pas une grande originalité ni une pertinence physique claire, de le résoudre numériquement ou d’ effectuer sur lui des simulations — et d’ allonger ainsi sa liste de publications !

4.4.1 Limitations du calcul.

Après une période d’ engouement exagéré chez certains, un meilleur équilibre entre les outils des théoriciens, calcul numérique d’ une part et mathématiques proprement dites d’ autre part, s’ est établi. En effet, dans les branches les plus fondamentales de la physique, la préoccupation majeure est moins d’ établir des résultats numériques fiables (objectif premier de l’ ingénieur) que de comprendre les phénomènes et les relier entre eux. Il est alors parfois judicieux, pour diverses raisons, de savoir résister à la tentation du calcul massif.

D’ une part, bien des problèmes importants de physique dépassent, et de très loin, la capacité des ordinateurs les plus puissants à cause du grand

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nombre des degrés de liberté en jeu. Ainsi, compte tenu de son intérêt pour l’ industrie des semiconducteurs, la structure électronique du silicium cristallin a pu être calculée ab initio ; mais des calculs semblables pour des composés cristallins moins simples ou surtout pour des corps amorphes sont infaisables et le resteront longtemps dans la plupart des cas. La turbulence, la théorie quantique des champs sont des exemples de problèmes où des simulations sont fort utiles mais où des calculs réalistes systématiques sont encore difficiles.

D’ autre part, même si les équations qui gouvernent un problème donné sont connues et peuvent se résoudre numériquement avec précision, les chiffres résultants sont utilisables mais pas intelligibles. Comme on l’ a souligné plus haut, la physique vise souvent à dégager des phénomènes généraux tout autant qu’ à prédire tel ou tel fait particulier. Dans ces conditions, ni les équations détaillées qui gouvernent l’ ensemble des variables caractérisant le système à l’ échelle microscopique, ni les nombres que l’ informatique permet d’ en tirer ne suffisent. Comprendre, c’ est simplifier, c’ est éliminer tout ce qui n’ influe pas sur le phénomène considéré, c’ est trouver pour décrire celui-ci les variables collectives pertinentes et les équations auxquelles elles obéissent.

Pour ce type de recherches, le calcul ne doit être considéré que comme une activité préliminaire, qui permet, de même que l’ expérience, d’ accumuler des données, notamment par des simulations. Mais on ne peut donner du sens à des masses de résultats numériques ou expérimentaux qu’ en les ordonnant et en les traduisant soit en mots, soit pour plus de précision en langage mathématique. Lorsque le théoricien est dans le brouillard, il peut certes avoir recours à des calculs, qui l’ aideront à se frayer un chemin … mais dont l’ intérêt s’ amenuisera lorsque sa compréhension aura progressé.

Enfin, toutes les fois où la physique nécessite des formalismes sophistiqués et des calculs complexes, il est impératif de se doter de moyens de contrôle sur la plausibilité des résultats. La pertinence d’ une approche peut dans ce cas être guidée chez certains théoriciens par une intuition de type mathématique, par une recherche de court-circuits dans le déroulement complexe du formalisme, car une intuition de type physique basée sur les faits ne suffit pas dans ce cas. Le qualitatif, les ordres de grandeur fournissent alors des clefs pour deviner ce qui est essentiel. Lorsqu’ on se lance dans un gros calcul (ou, de même, dans une expérience), il vaut mieux avoir une idée préconçue du résultat, quitte à être démenti, ce qui sera d’ ailleurs source d’ idées nouvelles.

Le rôle de la formalisation mathématique reste donc irremplaçable, même dans les problèmes de physique où l’ ordinateur est devenu indispensable.

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4.4.2 « Modélisation », un mot ambigu.

On rejoint là un autre aspect du calcul. La physique fait fréquemment intervenir plusieurs descriptions différentes d’ un même objet, d’ autant plus difficiles à exploiter qu’ elles sont plus détaillées et plus précises. Aussi utilise-t-on des modèles physiques, descriptions schématiques et dégradées, mais adéquates pour dégager telle ou telle propriété, à telle ou telle échelle. L’ intérêt d’ un modèle est de se prêter à la manipulation algébrique ou numérique et de permettre de discuter le rôle des divers paramètres. Mais il importe de le justifier, soit en vérifiant son adéquation à la réalité, soit si possible en le rattachant à des lois plus détaillées et mieux établies ; dans ce cas, on doit vérifier que les informations détaillées que l’ on a écartées du modèle ne faussent pas les résultats. Une telle mise en cause systématique des hypothèses de départ est au cœ ur de la démarche du physicien.

En fait, l’ activité des théoriciens relève le plus fréquemment de la modélisation physique, car ils cherchent moins à décrire en détail des objets particuliers qu’ à comprendre certaines de leurs propriétés. Pour ce faire, les équations complètes, même lorsqu’ elles sont connues, sont inutiles, et on se fonde sur des équations empiriques adéquates. Souvent même, les modèles physiques constituent en eux-mêmes des sortes de laboratoires. Leur résolution, analytique ou numérique, fournit des données parallèles à celles de l’ expérience, et peut ainsi présenter un intérêt propre.

Il convient de bien distinguer ces activités de la modélisation utilisée couramment en mathématiques appliquées ou dans les calculs à but industriel. Pour le mathématicien, modéliser des équations consiste le plus souvent à les modifier, par exemple à l’ aide d’ une méthode d’ éléments finis, en vue de les rendre calculables ; il a aussi pour tâche de contrôler la qualité de l’ approximation ainsi effectuée. Cependant, pour le physicien, la modélisation consiste, parmi des possibilités souvent nombreuses, à dégager des équations pertinentes pour le problème considéré, à en discuter la validité et éventuellement à les affiner ou à changer de point de départ. Ces deux sortes de « modélisation » sont nécessaires, par exemple à l’ ingénieur : comme le physicien il doit maîtriser le contexte afin de juger de la pertinence de ses équations ; comme le mathématicien il doit savoir les manipuler pour les résoudre. Il faut donc se méfier des mots de « modèle » ou « modélisation », qui recouvrent des réalités fort différentes en physique et en mathématiques (et qui désignent encore autre chose en biologie).

4.5 Des contacts directs.

Il existe des problèmes, de plus en plus nombreux, qui suscitent l’ intérêt à la fois de physiciens et de mathématiciens. Nous en avons déjà signalés quelques-uns. Les aborder avec les démarches propres à chacune

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des deux communautés devrait permettre de les résoudre plus aisément. Cependant, il importe que les physiciens qui travaillent sur de tels sujets évitent de redécouvrir des techniques déjà élaborées en mathématiques. Symétriquement, les mathématiciens ont intérêt à bien connaître les divers aspects physiques du problème posé, ce qui peut susciter chez eux des idées nouvelles. De plus, la détection de tels problèmes est une source d’ enrichissement pour les deux disciplines.

Tout cela ne peut se faire que grâce à des conversations directes entre chercheurs des deux bords. A côté de colloques ou écoles d’ été ponctuels, l’ utilité de rencontres périodiques, en particulier celles de Strasbourg, a été reconnue depuis longtemps ; l’ école française de physique mathématique en a considérablement bénéficié, les mathématiciens aussi. Il est remarquable que cette institution perdure depuis 1965. Le Centre International de Rencontres Mathématiques de Marseille accueille régulièrement des physiciens. De création récente, le séminaire Poincaré est également bien fréquenté par les deux communautés.

L’ efficacité d’ instituts où se côtoient en permanence physiciens et mathématiciens est encore plus grande. Il en existe plusieurs types en France. On citera l’ Institut non-linéaire de Nice, centré sur un thème scientifique unique, et l’ Institut des Hautes Etudes Scientifiques de Bures, organisme généraliste rassemblant des chercheurs permanents et des visiteurs de longue durée. L’ Institut Henri Poincaré est redevenu, après une longue désaffection de la part de la masse des physiciens, un lieu de travail en commun de physiciens et mathématiciens sur des thèmes changeant au cours du temps ; son succès montre que la forme sous laquelle il a été relancé répondait à un besoin. Non seulement ces centres précieux favorisent une activité pluridisciplinaire, mais ils rayonnent aussi sur d’ autres laboratoires à travers les contacts qu’ y nouent les visiteurs réguliers ou occasionnels. On peut espérer que leur existence, qu’ il importe de conforter, renforcera dans notre pays la fertilisation mutuelle entre physique et mathématiques.

4.6 Créer des interactions tripartites.

4.6.1 Transferts mathématiques depuis la physique vers d’ autres sciences.

Comme le montrent d’ autres chapitres de ce rapport, diverses sciences comme la biologie, l’ ingénierie, la chimie, l’ informatique ou l’ économie utilisent certaines techniques mathématiques qui sont nées de la physique ou qui s’ y sont épanouies après être issues des mathématiques. Les exemples en sont nombreux. Après avoir fait l’ objet depuis Poincaré d’ un dialogue entre physiciens et mathématiciens, les dynamiques chaotiques ont débouché sur la chimie, la biologie ou les finances. Ces derniers domaines ont aussi bénéficié d’ idées mathématiques mises au point dans des études de

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milieux aléatoires, de transitions de phase ou de mouvements browniens. Les fractales sont aussi un concept devenu universel après avoir fait l’ objet d’ un va-et-vient entre physique et mathématiques.

Plus récemment, vers 1980, la théorie des ondelettes est née d’ interactions complexes et exemplaires, commençant par la rencontre entre un ingénieur en prospection pétrolière et quelques physiciens théoriciens : des constatations numériques sur la surprenante robustesse de certaines analyses de signaux ont ainsi été confrontées avec des méthodes et des résultats connus en mécanique quantique et en théorie des électrons dans les cristaux ; puis les idées de groupe de renormalisation et d’ invariance d’ échelle ont conduit à la construction de bases d’ ondelettes comme outil pour représenter des fonctions. Enfin, tandis que commençaient à apparaître des applications en acoustique musicale, en traitement d’ images ou en théorie quantique des champs, le relais est passé aux mathématiciens, qui ont donné à la théorie sa rigueur, sa force et sa généralité. Aujourd’ hui les ondelettes sont entrées dans le champ des mathématiques, d’ où elles irriguent les domaines les plus variés, toutes les fois où l’ on a besoin d’ analyser des signaux présentant des propriétés d’ autosimilitude ; un exemple insolite est celui de la structure des corrélations dans l’ ADN.

Un transfert semblable commence à se produire pour les automates cellulaires, utilisés en physique dans le cadre de modèles de croissance, et surtout pour la théorie des réseaux de neurones, dont les progrès considérables sont venus d’ analogies avec la théorie des verres de spins. Actuellement, elle s’ incorpore aux mathématiques ; en même temps, elle est appliquée avec profit à des problèmes divers, par exemple en informatique, en statistique et en biologie. Réseaux de neurones aussi bien qu’ ondelettes sont également utilisés pour certains problèmes industriels.

4.6.2 Physique, mathématique et mécanique.

En raison de la richesse apportée par la confrontation entre les approches différentes des physiciens et des mathématiciens, il est souvent bénéfique que la physique soit partie prenante dans l’ utilisation des mathématiques par une autre discipline. Ce point est illustré par l’ exemple de la mécanique. Cette science est traditionnellement considérée, au moins en France, comme autonome par rapport à la physique (la frontière est beaucoup plus floue en Russie ou en Angleterre). Jusqu’ à il y a une trentaine d’ années, elle interagissait peu avec la physique mais étroitement avec les mathématiques. Cette proximité a permis un excellent développement dans notre pays de la mécanique théorique d’ une part, et de la mécanique appliquée de l’ autre, en liaison avec l’ industrie où les résultats numériques sont essentiels, tant dans les domaines de l’ hydrodynamique et de l’ aérodynamique que dans celui de la mécanique des solides. Pourtant, la

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faiblesse à cette époque des collaborations entre physiciens et mécaniciens a été préjudiciable aux deux communautés.

Ainsi, lorsque l’ étude des divers scénarios de transition vers le chaos a commencé il y a un quart de siècle, elle a été principalement l’ apanage de physiciens ; ceux-ci ont parfois souffert d’ ignorer des faits connus des hydrodynamiciens, tandis que les mécaniciens ont tardé à tirer profit des progrès effectués. En fait, pour ces problèmes, les équations de base sont bien connues, et on sait les mettre en œ uvre par le calcul dans telle ou telle condition. Si des concepts nouveaux sont nés, c’ est grâce à la hantise, ancrée dans la culture du physicien, de rechercher des phénomènes nouveaux dont le caractère universel soit associé à des propriétés mathématiques communes. Dans cette perspective, l’ étude expérimentale et théorique des structures dynamiques temporelles (et plus tard spatio-temporelles), qui se manifestent lorsqu’ on fait croître les vitesses jusqu’ à l’ apparition de la turbulence, a mis en évidence des faits remarquables. Par exemple, on observe des bifurcations successives, régies par des lois universelles ; les nombres qui les caractérisent ont été prédits ou expliqués théoriquement, ici encore, par une méthode du type groupe de renormalisation. De même, si en magnétohydrodynamique les mathématiques ont systématiquement été utilisées, les relations entre physique et mécanique ont été insuffisantes. Quant à la dynamique des fluides quantiques, dont l’ étude expérimentale est du ressort des laboratoires de physique, elle ne donne pas lieu à des collaborations avec les hydrodynamiciens malgré l’ intérêt des problèmes théoriques qu’ elle pose.

Cependant, la situation s’ est améliorée au cours des dernières décennies. On a vu s’ épanouir une discipline frontière, la « mécanique physique ». Sur des sujets tels que l’ hydrodynamique des films aux interfaces, l’ adhésion, la métallurgie physique, la dynamique des milieux granulaires, la rhéologie, mécaniciens, physiciens et mathématiciens ont mis en place des coopérations efficaces. En ce qui concerne le problème majeur de la turbulence, il paraît clair que des progrès décisifs ne pourront être accomplis que grâce aux apports spécifiques et aux efforts conjugués des trois communautés.

4.6.3 Une véritable multidisciplinarité.

De telles coopérations tripartites seraient également bénéfiques pour d’ autres disciplines où les mathématiques pénètrent actuellement, en particulier lorsque les idées mathématiques en jeu ont été créées ou mises au point en physique. La physique occupe en effet une position particulière, intermédiaire entre les mathématiques et les autres sciences : comme ces dernières, elle n’ a de sens que si elle se calque sur les objets naturels ; en même temps, elle est totalement imprégnée de mathématiques. Cette position rend de diverses façons le physicien apte à faciliter les transferts.

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Grâce à sa pratique quotidienne de la modélisation physique, il peut par exemple aider le biologiste à dégager au milieu d’ une réalité complexe les équations adéquates au phénomène étudié, tandis que le mathématicien l’ aidera à les résoudre ; ainsi, les modèles de croissance en physique et en biologie présentent des analogies et leur comparaison peut contribuer à la discussion de leur validité. De même, lorsqu’ il s’ agit de manipuler des données en nombre immense, l’ expérience concrète d’ un physicien des particules peut compléter la science du statisticien et de l’ informaticien, comme l’ a montré la détection d’ objets rares en astronomie. Des interactions triples, par exemple biologie-mathématiques-physique ou informatique-mathématiques-physique, peuvent ainsi être précieuses.

Par ailleurs, on a vu à la section 2 combien la confrontation de problèmes de physique différents où s’ appliquent des méthodes mathématiques semblables est fructueuse ; confronter des problèmes issus de disciplines encore plus éloignées peut être enrichissant. Il est par exemple éclairant de noter que la technique mathématique d’ homogénéisation, utilisée en science des matériaux, est apparentée à la théorie des bandes pour les électrons dans les solides et plus généralement à des idées de changements d’ échelle courantes en physique.

Il existe aussi des situations où une méthode mathématique nouvelle, découverte et exploitée en physique, n’ a pas encore pu être justifiée, comme l’ intégrale de chemin de la théorie quantique des champs ou la méthode des répliques inventée afin d’ étudier des systèmes désordonnés ou des réseaux neuronaux ; l’ intervention d’ un physicien semble indispensable si une telle méthode doit être transférée vers une autre discipline, par exemple lorsque les mathématiques financières visent à exploiter des techniques de la dynamique des milieux aléatoires.

Enfin, en ce qui concerne les applications du calcul à l’ industrie, un dialogue exclusif entre ingénieurs et informaticiens présente un risque : accorder une confiance trop grande aux codes peut laisser échapper des phénomènes du ressort de la physique fondamentale.

De nombreuses disciplines, telles que la chimie, la biologie, l’ ingénierie, interagissent avec les mathématiques, l’ informatique ou la physique. Mais il ne s’ agit presque toujours que d’ interactions binaires. Pour la résolution de certains problèmes, comme celui du repliement des protéines, l’ efficacité des collaborations serait accrue si elles faisaient intervenir ensemble des chercheurs issus de trois ou quatre sciences. De petites entreprises de conseil ont ainsi pu faire bénéficier l’ industrie d’ un travail en commun de mathématiciens, d’ informaticiens, de physiciens et d’ ingénieurs, éventail qui facilite les transferts. Il est souhaitable de favoriser par tous les moyens de telles interactions multiples. On peut imaginer l’ organisation de rencontres sur des thèmes convenablement

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choisis. A terme, des équipes comportant par exemple mathématiciens, physiciens et biologistes pourraient s’ atteler à des problèmes spécifiques nécessitant leurs diverses compétences. Mais une démarche volontariste est ici nécessaire car ce type d’ interactions tripartites ne peut guère s’ instituer naturellement.