mason - l'ironie voltairienne

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Haydn Mason L'ironie voltairienne In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1986, N°38. pp. 51-62. Citer ce document / Cite this document : Mason Haydn. L'ironie voltairienne. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1986, N°38. pp. 51-62. doi : 10.3406/caief.1986.1965 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1986_num_38_1_1965

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MASON - L'Ironie Voltairienne

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  • Haydn Mason

    L'ironie voltairienneIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1986, N38. pp. 51-62.

    Citer ce document / Cite this document :

    Mason Haydn. L'ironie voltairienne. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1986, N38. pp. 51-62.

    doi : 10.3406/caief.1986.1965

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1986_num_38_1_1965

  • L'IRONIE VOLTAIRIENNE

    Communication de M. Haydn MASON

    (Bristol)

    au XXXVIIe Congrs de l'Association, le 23 juillet 1985

    Tous les conciles sont infaillibles, sans doute : car ils sont composs d'hommes.

    Il est impossible que jamais les passions, les intrigues, l'esprit de dispute, la haine, la jalousie, le prjug, l'ignorance, rgnent dans ces assembles (1).

    Voil une boutade typiquement voltairienne que l'auteur aurait peut-tre lance deux sicles plus tard contre le colloque moderne : mot qui nous mne droit au cceur de l'ironie de Voltaire, imprgne d'un sarcasme percutant, fond sur la mfiance des institutions qui risquent toujours de se sclroser, sur la haine des systmes (2).

    Mais remontons d'abord plus haut avant d'aborder cette ironie mme. Que signifiait le concept pour les gens du xviiie sicle ? Les dictionnaires s'accordent plus ou moins compltement sur l'acception du terme. L'article Ironie de l'Encyclopdie nous renseigne pleinement sur les possibilits, et les limites, de sa signification l'poque. L'auteur c'est Nicolas Beauze, grand grammairien du Sicle des

    (1) Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. Conciles , uvres compltes, d. L. Moland (Paris, Gamier, 1877-85), 52 vols., XVIII, p. 219.

    (2) 11 n'a d'autre systme que la haine du systme , R. Barthes, Le dernier des crivains heureux (Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 99).

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    Lumires, qui avait pris le relais de Dumarsais dcd rcemment commence par citer son illustre prdcesseur. Il n'en est gure besoin ; la dfinition est use jusqu' la corde : une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu'on dit . Les ides accessoires , avait ajout Dumarsais, sont d'un grand usage dans l'ironie . Auxquelles pense-t-il ? Va-t-il prfigurer, par exemple, l'ironie soi-disant cosmique d'crivains romantiques tels que Friedrich Schlegel, qui, au XIXe sicle, verra Je monde comme un paradoxe absolument indchiffrable, auquel l'unique rponse valable de l'artiste est la rponse ludique : jeu, parodie, libert souveraine du Moi ? Aucunement. Ces ides accessoires sont, pour Dumarsais, le ton de la voix, et plus encore la connaissance du mrite ou du dmrite personnel de quelqu'un, et de la faon de penser de celui qui parle . Ces accessoires servent plus faire connatre l'ironie, que les paroles dont on se sert ; [....] ainsi l'ironie fait une satire, avec les mmes paroles dont le discours ordinaire fait un loge . Beauze enchane par une discussion quelque peu pesante des ides de Quintilien ce sujet. L'auteur latin avait distingu deux espces d'ironie, l'une trope, l'autre figure de pense. Beauze, toujours embotant Je pas de Dumarsais, n'en voit qu'une. Mais l'argument ne mne pas loin. L'ironie, pour l'Encyclopdiste, c'est une moquerie, une plaisanterie, illusio, comme le dit Quintilien... Cette notion n'est pas originale. Richelet en avait dit tout autant dans son dictionnaire de 1680, et Furetire avait fait de mme dix ans plus tard. La dfinition d'ouverture que cite soigneusement Beauze d'aprs Dumarsais, il aurait pu la trouver dj dans le dictionnaire de l'Acadmie Franaise de 1694. L'article Ironie de l'Encyclopdie n'est rien moins que neuf, ce qui tmoigne d'une stabilisation de vues au xvine sicle sur ce que reprsente l'ironie. Ajoutons en passant que le mme phnomne s'tait produit en Angleterre, avec les mmes rsultats. En 1729, y avait t publi un essai important d'Anthony Collins qui prnait l'emploi de l'ironie comme plus frappante dans son effet que les longs raisonnements ; pour Collins aussi, l'ironie signifiait

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    toujours le ridicule, la raillerie (3). L'acception du mot, des deux cts de la Manche, semblait acquise une fois pour toutes.

    L'attitude de Voltaire l'gard de l'ironie va dans le mme sens. Il suit le dictionnaire de Furetire (1690) qui l'avait dfinie comme une figure qu'on invoque pour insulter son adversaire, le railler, et le blmer, en faisant semblant de le louer . En fait, il ne tient pas tellement l'ironie comme procd, du moins l'poque de Cirey. Dans les Conseils un journaliste de 1737, il est recommand au destinataire d'viter, surtout en exposant des opinions, en les appuyant, en les combattant, [...] les paroles injurieuses qui irritent un auteur... Et Voltaire d'aujouter : Point d'animosit, point d'ironie (4). L'ironie et la haine, donc, se valent ici. Mais au cours des annes i] s'opre chez l'auteur un glissement de sens propos du terme. Comparons, par exemple, une lettre tardive de Voltaire au marquis d'Argental de 1772, o l'auteur avoue avoir suivi entirement le conseil de son ami en un petit crit qu'il avait rdig, ajoutant : Point d'injure ; beaucoup d'ironie et de gaiet. Les injures rvoltent ; l'ironie fait rentrer les gens en eux-mmes, la gaiet dsarme (5). De toute vidence, cette antithse directe entre l'injure et l'ironie montre que l'auteur tait parvenu, la fin de sa vie, voir l'ironie d'un autre il.

    Cependant, pour Voltaire tout le long de sa vie, l'ironie appartient presque exclusivement aux genres littraires infrieurs. Un texte capital qui se trouve dans les Commentaires sur Corneille de 1764 en dit long l-dessus. Commentant la tragdie Mde, le critique fait observer que :

    (3) Anthony Collins, A Discourse concerning Ridicule and Irony in writing. Voir aussi N. Knox, The Word * Irony and its Context, 1500-1755 (Durham, N.C., 1961).

    (4) O.C., d. Moland, XXII, p. 243. (5) Voltaire, Correspondence, d. T. Besterman, The Complete Works of

    Voltaire (Genve, Banbury et Oxford, 1968 et annes suiv.), Best- D 17747,

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    La figure de l'ironie tient presque toujours du comique ; car l'ironie n'est autre chose qu'une raillerie. L'loquence souffre cette figure en prose. Dmosthne et Cicron l'emploient quelquefois. Homre et Virgile n'ont pas ddaign mme de s'en servir dans l'pope ; mais dans la tragdie il faut l'employer sobrement, il faut qu'elle soit ncessaire [...].

    Voltaire continue en citant deux exemples d'ironie chez Racine, mais les accompagne de l'indication que de telles utilisations sont rares. Remarquez, en gnral , ajoute-t-il, que l'ironie ne convient point aux passions ; elle ne peut aller au cur, elle sche les larmes . Et pourtant, il reprend la discussion pour dmontrer qu'il y a une autre espce d'ironie qui est un retour sur soi-mme, et qui exprime parfaitement l'excs du malheur . Une fois de plus, il cite Racine cet endroit, en faisant remarquer que cette figure est trs nobJe et trs tragique [...] (6). Somme toute, on voit ici un certain flottement dans la pense de Voltaire. Forc d'admettre que l'ironie peut, la rigueur, toucher au sublime, il se mfie quand mme de sa prsence dans le grand genre tragique.

    N'empche que partout ailleurs l'ironie semblerait admise, mme dans l'pope. Voltaire, en 1764, se montre trs loin de la position prise dans les Conseils un journaliste o l'ironie quivalait la simple animosit. D'autres textes, o le mot ironie n'entre pas, mais qui n'en sont pas moins importants pour notre propos, nous aideront clairer cette volution. Je veux en particulier attirer l'attention sur un morceau qui s'intitulait primitivement Lettre sur l'esprit et qui, dans l'dition Moland des uvres compltes, fait partie du Dictionnaire philosophique. Ce passage est d'autant plus intressant qu'il remonte assez loin dans la vie de Voltaire, 1744, c'est--dire longtemps avant le grand dferlement des attaques de Ferney. Derrire les remarques de l'auteur sur ce qu'il nomme esprit, on peroit les structures de son imagination ironique. Citons-en quelques lignes :

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    Ce qu'on appelle esprit est tantt une comparaison nouvelle, tantt une allusion fine : ici l'abus d'un mot qu'on prsente dans un sens, et qu'on laisse entendre dans un autre ; l un rapport dlicat entre deux ides peu communes ; c'est une mtaphore singulire ; c'est une recherche de ce qu'un objet ne prsente pas d'abord, mais de ce qui est en effet dans lui ; c'est l'art ou de runir deux choses loignes, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l'une l'autre ; c'est celui de ne dire qu' moiti sa pense pour la laisser deviner (7).

    Mais l'emploi de ces techniques doit tre trs svrement restreint, comme Voltaire l'indique ensuite :

    Enfin, je vous parlerais de toutes les diffrentes faons de montrer de l'esprit si j'en avais davantage ; mais tous ces brillants [...] ne conviennent point ou conviennent fort rarement un ouvrage srieux et qui doit intresser. La raison en est qu'alors c'est l'auteur qui parat, et que le public ne veut voir que le hros (8).

    On note avec intrt que Voltaire voit dj le rle que joue, de ncessit, la voix de l'auteur dans tel ouvrage ironique : exemple rare o il nous rvle quel point il est conscient des recettes de son art. Il continue en insistant de nouveau sur la part limite qui est assigne l'esprit dans la littrature srieuse :

    Ces jeux de l'imagination, ces finesses, ces tours, ces traits saillants, ces gaiets, ces petites sentences coupes, ces familiarits ingnieuses qu'on prodigue aujourd'hui, ne conviennent qu'aux petits ouvrages de pur agrment. La faade du Louvre de Perrault est simple et majestueuse : un cabinet peut recevoir avec grce de petits ornements. Ayez autant d'esprit que vous voudrez, ou que vous pourrez, dans un madrigal, dans des vers lgers, dans une scne de comdie qui ne sera ni passionne ni nave, dans un compliment, dans un petit roman, dans une lettre, o vous vous gayerez pour gayer vos amis (9).

    (7) O.C., d. Moland, XIX, p. 3. C'est nous qui soulignons. (8) Ibid. (9) Ibid., p. 7,

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    En particulier, les mots dans un petit roman laissent rveur. Plusieurs annes avant la parution des grands contes voltairiens, l'esprit de Zadig ou de Candide est dj annonc.

    Mais le temps passe. La rflexion de Voltaire ne cesse de mrir. Le besoin d'craser l'infme devient plus urgent. Des armes autrefois ddaignes ou mconnues commencent dvoiler leur pleine valeur. Une lettre de Voltaire singulirement instructive, crite son compagnon d'armes Damila- ville, nous avertit d'un changement d'ides. Nous sommes en 1764 ; l'attaque contre l'infme bat son plein. Voltaire expose la technique qu'il juge la plus efficace :

    Je crois que la meilleure manire de tomber sur l'infme, est de paratre n'avoir nulle envie de l'attaquer, [...] de laisser le lecteur tirer lui-mme les consquences [...]. [L'auteur] dit que l'ouvrage sera sage, qu'il dira moins qu'il ne pense, et qu'il fera penser beaucoup. Cette entreprise m'intresse infiniment (10).

    Un dialogue philosophique de l'anne suivante nous claire davantage : la Conversation de Lucien, Erasme, et Rabelais. Erasme, n en un monde devenu plus fanatique que celui de Lucien, va expliquer son procd de moquerie :

    [...] je ne riais gure ; et je passai pour tre beaucoup plus plaisant que je ne l'tais ; on me crut fort gai et fort ingnieux, parce qu'alors tout le monde tait triste. On s'occupait profondment d'ides creuses qui rendaient les hommes atrabilaires (11).

    Le systme de Rabelais est encore plus hardi, mais sans doute, avoue-t-il, trop hardi alors que l'approche d'Erasme s'tait avre trop prudente ; vu l'attitude assez dtache que montre Voltaire la plupart du temps l'gard de l'auteur de Gargantua, il est permis de deviner que Rabelais nonce ici l'ide du philosophe lui-mme. Comme prtendu juste

    (10) Correspondence, d. cit., Best. D 11978. (11) O.C., d. Moland, XXV, p. 340.

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    titre Raymond Naves, cette conversation est un prtexte permettant Voltaire de parler de son propre mtier : se moquer de tout, l o on est entour de fanatiques. Le sage doit faire le fou, afin que les gens d'esprit entendent finesse : Le rire purificateur devient alors une manire d'hrosme, qui maintient les droits de l'esprit au milieu des passions dchanes (12). Dans cette perspective, Voltaire distingue toujours les gens avertit de ce qu'il appelle la populace. Ceux-l seuls savent penser, ceux-l seuls mritent l'attention des crivains qui leur apportent des lumires. Ce dessein s'affirme dans la Prface du Dictionnaire philosophique :

    Ce n'est mme que par des personnes claires que ce livre peut-tre lu ; le vulgaire n'est pas fait pour de telles connaissances : la philosophie ne sera jamais son partage (13).

    En effet, il faut une certaine application de la part du lecteur :

    Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux- mmes la moiti ; ils tendent les penses dont on leur prsente le germe ; ils corrigent ce qui leur semble dfectueux, et fortifient par leurs rflexions ce qui leur parat faible (14).

    A bon entendeur, salut. Les farces de l'auteur ne sont pas ncessairement bouffonnes, ainsi qu'il nous en avertit dans l'article Bl des Questions sur l'Encyclopdie (1770) :

    Si l'usage t'oblige faire une crmonie ridicule en faveur de cette canaille, et si en chemin tu rencontres quelques gens d'esprit, avertis-les par un signe de tte, par un coup d'oeil, que tu penses comme eux, mais qu'il ne faut pas rire [...] (15).

    C'est ici, me semble-t-il, qu'on rencontre l'attitude sous- jacente l'ironie polmique de Voltaire : celle qui inspire par exemple, la raillerie sur le culte des saints et du pucelage

    (12) Voltaire, Dialogues et anecdotes philosophiques (Paris, Gamier, 1955), p. 497.

    (13) O.C., d. Moland, XVII, p. 2. (14) Ibid.

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    dans La Pucelle mais aussi sur des cibles plus importantes comme la crdulit humaine et un providentialisme trop personnel ; ou l'histoire des deux vques au concile de Nice en 325 qui, morts pendant les premires sessions, ressuscitrent pour signer la condamnation d'Anus, et remoururent incontinent aprs (16) (ce dernier verbe est digne de Candide) ; ou bien l'impitoyable logique ( l'instar de son ami britannique Jonathan Swift) que pour garder l'innocence des enfants nouvellement baptiss il faudrait les gorger au plus vite pour leur assurer le paradis (17) ; ou la question qui, s 'inspirant de la remarque de saint Paul que notre rsurrection se fera au son de la trompette , et tenant compte du fait que le tonnerre lui-mme ne s'tend gure plus de trois ou quatre lieues la ronde , essaye de dcouvrir combien il y aura de trompettes (18) ; ou, dernier chantillon, les autos-da-fe et tremblements de terre tels qu'ils se prsentent d'une part, horribles, dans l'Essai sur les murs (19) et d'autre part, cocasses, dans Candide (20).

    L'ironie voltairienne, on le voit, va de pair avec une stratgie activiste. Rchauffant le zle philosophique de son camarade d'Alembert, l'auteur lui transmet la consigne : Prchez et crivez, combattez, convertissez, rendez les fanatiques si odieux et si mprisables que le gouvernement soit honteux de les soutenir . Le moyen prfr pour y parvenir c'est le ridicule : Le ridicule vient bout de tout ; c'est la plus forte des armes [...]. C'est un grand plaisir de rire en se vengeant (21). On voit l le ct froce. Mais il y a une dualit chez Voltaire, comme l'ont bien montr un certain nombre de critiques : Sareil, Delattre, surtout Starobinski (22). Cette

    (16) Ibid., XVIII, p. 214. (17) Ibid., XVII, p. 547. (18) Ibid., XX, p. 368. (19) Ed. R. Pomeau (Paris, Gamier, 1963), t. I, p. 575 ; t. II, p. 299. (20) Ed. R. Pomeau, The Complete Works, d. cit., p. 134-40. (21) Correspondence, d. cit., Best. D 13374. (22) J. Sareil, Essai sur Candide (Genve, Droz, 1967) ; A. Delattre,

    Voltaire l'imptueux (Paris, Mercure, 1957) ; J. Starobinski, Le fusil deux coups de Voltaire , Revue de mtaphysique et de morale 71 (1966), p. 277-91.

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    vision est double. Delattre la rsume en disant que Voltaire est un dionysiaque qui voulut tre apollinien (23). L'ironiste se double parfois d'un sentimental, comme dans L'Ingnu, ou d'un crivain accabl des injustices de ses contemporains. Certains commentateurs de Voltaire parlent de son ironie comme s'il la pratiquait tout moment. En fait, quiconque parcourt les innombrables pamphlets qui datent de l'poque de Ferney peut constater que dans de trs longues sections l'ironie fait tout simplement dfaut. Pour reprendre les paroles du philosophe, le ridicule est la plus forte des armes ; mais il n'est pas la seule. Quand il s'agit de la loi naturelle, ou de la ncessit de la tolrance, ou des mfaits des institutions chrtiennes, c'est surtout un ton ou didactique ou indign, selon les cas, qui perce.

    Une alternance entre le pathtique et la plaisanterie, ou bien entre la colre et le sarcasme, tmoigne du temprament infiniment proten de Voltaire. Cette alternance, pourtant, ne dpasse jamais un certain seuil philosophique. Toutes les disproportions saugrenues que fait ressortir avec tant d'aisance l'auteur de Candide ou de La Pucelle ne vont pas jusqu' mettre en doute l'existence d'un Dieu gomtre. Voltaire regardait le monde comme une farce qui devient quelquefois tragique (24). Il a fait dire son sage protagoniste Mambrs dans Le Taureau blanc que ce monde-ci subsiste de contradictions (25). Quant Ja nature humaine, il fltrissait la tendance gnralise faire la guerre, flau si grand qu'il lui arrache ce cri : Manichens, voil votre excuse (26). Mais toutes ces positions pessimistes ont leurs contreparties. La guerre mme ne constitue pas un argument tout fait ngatif :

    Ces horreurs pidmiques sont comme ces grandes pestes qui ravagent quelquefois la terre ; aprs quoi on laboure, on sme, on recueille, on boit, on danse, on fait l'amour sur les cendres des morts qu'on foule aux pieds [...] (27).

    (23) Ouvr. cit., p. 33. (24) Correspondence, d. cit., Best. D 13755. (25) Voltaire, Romans et contes, d. F. Deloffre et J. Van den Heuvel

    (Paris, Gallimard, 1979), p. 547. (26) O.C., d. Moland, XIX, p. 318. (27) Ibid., XXVII, p. 333.

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    Cette observation du dialogue ABC, laquelle prsente une sorte de Germinal avant Zola, confirme le spectacle de la guerre et de ses suites dans Candide. Elle est loin d'tre rassurante. Comme dit la Vieille dans ce conte, l'amour de la vie, cote que cote, est une faiblesse ridicule, un penchant funeste. Et pourtant, on continue. L'nergie humaine vient bout de tout. En fin de compte, un ordre mystrieux et cach sous-tend notre vitalit. La race humaine, contre toute attente, n'est pas foncirement mauvaise : La guerre n'est [...] pas l'essence du genre humain (28). En rponse aux remarques combien insidieuses de Mandeville sur la ncessit des vices pour le bon fonctionnement de la socit humaine, Voltaire affirme :

    II est trs vrai que la socit bien gouverne tire parti de tous les vices ; mais il n'est pas vrai que ces vices soient ncessaires au bonheur du monde. On fait de trs bons remdes avec des poisons, mais ce ne sont pas les poisons qui nous font vivre (29).

    Pour reprendre les termes de Candide, Sa Hautesse qui envoie un vaisseau en Egypte s'embarrasse fort peu si les souris qui sont dans le vaisseau sont leur aise ou non. Quand mme, il existe une Hautesse. Agnostique l'gard de toute autre doctrine, Voltaire ne rcuse pas la divinit :

    Dieu est toujours mon matre ; il m'a donn la notion de la justice, je dois la suivre ; je ne veux point tre philosophe, je veux tre homme (30).

    Dans un monde contradictoire, la justice demeure nanmoins une valeur absolue. Ces constatations de Voltaire nous aident dlimiter notre sujet, et encore plus si Ton compare son attitude avec une autre grande vision ironique de son temps, celle de Diderot. La part ludique chez Voltaire est

    (28) Ibid., p. 332. (29) Ibid., XVII, p. 30. (30) Ibid., XVIII, p. 382.

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    considrable (31). Mais c'est un jeu qui ne met pas en question Ja cohrence mme de l'univers, moins encore une morale universelle de la race humaine. Les ironies de Voltaire sont stables (32) ; autrement dit, il existe un sens fondamental dcouvrir derrire le sens littral. L'homme sait peu de choses, mais il en sait quelques-unes. Chez Diderot, par contre, rien n'est sr. La prsence du narrateur voltairien nous sert de guide en jugeant les vnements et les personnages. Le narrateur de Jacques le fataliste, au contraire, ne suscite aucune confiance ; c'est le procd narratif qui compte, non pas la constance de celui qui raconte. Terminons cette tude par un parallle. Tout le monde connat le dbut de Jacques le fataliste :

    Comment s'taient-ils rencontrs ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'o venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. O allaient-ils ? Est-ce que l'on sait o l'on va ? (33)

    On peut mettre en regard ce vers de Voltaire : Que suis- je, o suis-je, o vais-je, et d'o suis-je tir ? (34). Les deux citations sembleraient d'emble aboutir la mme conclusion, c'est--dire la mme absence de conclusion. Mais une courte rflexion suffit pour en dgager les contrastes. Diderot se meut l'aise dans ses interrogations ironiques, alors que Voltaire pose des questions angoisses, nullement ironiques, auxquelles il s'efforce de trouver une rponse cote que cote, ici dans ce Pome sur le dsastre de Lisbonne et plus tard, de manire autrement complexe, dans Candide. L'ironie de Diderot me parat anticiper sur cette attitude romantique de Schlegel que j'ai signale au dbut de cette communication. Mais ce n'est pas l notre propos, sauf peut-tre dans la mesure o cela aide

    (31) Cf. R. Pomeau, Le jeu de Voltaire crivain , Le Jeu au XVIII* sicle (Aix-en-Provence, 1976), p. 175-6, H. Mason, Voltaire et le ludique , RHLF 84 (1984), p. 539-52.

    (32) Cf. W. Booth, A Rhetoric of Irony (Chicago, 1974), p. 3 et suiv. (33) Diderot, uvres compltes (Paris, Hermann, 1975 et annes suivant

    es), XXIII, p. 23. (34) O.C., d. Moland, IX, p. 477.

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    prciser, par opposition la technique de Diderot, un autre procd dont le terrain d'lection est fort diffrent, une ironie trs polmique et par l bien de son sicle, mais magistralement unique par la faon dont elle aborde ses adversaires.

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