madame de staËl · 2020. 3. 25. · madame de staËl et le duc de wellington documents inÉdits i...

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MADAME DE STAËL ET LE DUC DE WELLINGTON DOCUMENTS INÉDITS I On peut se demander comment nous sont parvenues les lettres que l'on va lire, échangées entre Mme de Staël et le duc de Welling- ton. Ces vivants témoignages, importantes sources pour l'histoire des débuts difficiles de la Restauration, n'ont pas été utilisés par les historiens de ces temps troublés. Précieusement conservés dans les archives familiales des descendants des deux correspondants, ces inestimables documents ont été mis à jour au hasard des recherches faites en vue d'une publication de la correspondance de M m e de Staël avec ses amis anglais. Je suis particulièrement reconnaissant à la comtesse Le Marois, née d'Haussonville, au duc de Broglie et au duc de Wellington pour m'avoir généreuse- ment ouvert leurs archives et autorisé à publier ces lettres. A la mort de M m e de Staël en i8i7,ses archives personnelles demeurèrent au château de Coppet qu'elle avait légué à son fils Auguste. Ce dernier ne survécut que dix ans à sa mère. Sa soeur, la duchesse de Broglie, emporta alors dans son château en Nor- mandie la bibliothèque de Mme de Staël et une partie de ses papiers. Encore aujourd'hui la correspondance de M m e de Staël se trouve répartie entre les archives de Coppet et celles de Broglie. Une étude sur les relations de M m e de Staël avec le duc de Welling- ton devait donc commencer par le dépouillement de ces deux sources de documents. Dès le début de mes recherches j'eus la bonne fortune de trou-

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  • MADAME D E STAËL ET

    LE DUC D E WELLINGTON D O C U M E N T S I N É D I T S

    I

    On peut se demander comment nous sont parvenues les lettres que l'on va lire, échangées entre M m e de Staël et le duc de Welling-ton. Ces vivants témoignages, importantes sources pour l'histoire des débuts difficiles de la Restauration, n'ont pas été utilisés par les historiens de ces temps troublés. Précieusement conservés dans les archives familiales des descendants des deux correspondants, ces inestimables documents ont été mis à jour au hasard des recherches faites en vue d'une publication de la correspondance de M m e de Staël avec ses amis anglais. Je suis particulièrement reconnaissant à la comtesse Le Marois, née d'Haussonville, au duc de Broglie et au duc de Wellington pour m'avoir généreuse-ment ouvert leurs archives et autorisé à publier ces lettres.

    A la mort de M m e de Staël en i8i7,ses archives personnelles demeurèrent au château de Coppet qu'elle avait légué à son fils Auguste. Ce dernier ne survécut que dix ans à sa mère. Sa sœur, la duchesse de Broglie, emporta alors dans son château en Nor-mandie la bibliothèque de M m e de Staël et une partie de ses papiers. Encore aujourd'hui la correspondance de M m e de Staël se trouve répartie entre les archives de Coppet et celles de Broglie. Une étude sur les relations de M m e de Staël avec le duc de Welling-ton devait donc commencer par le dépouillement de ces deux sources de documents.

    Dès le début de mes recherches j'eus la bonne fortune de trou-

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    ver à Broglie six lettres écrites de la main du duc de Wellington et adressées à Mme de Staël. Cette découverte m'incita à pour-suivre en Angleterre mes investigations. L'actuel duc de Welling-ton et son archiviste, M r . Francis Needham, voulurent bien s'in-téresser à ce travail et trouvèrent à leur tour dans les archives du château de Stratfield Saye House quatorze lettres, ou billets, de Mme de Staël à Wellington et deux lettres de la duchesse de Bro-glie rédigées après la mort de sa mère.

    Je crus alors disposer de toutes les pièces de cette correspon-dance quand, grâce aux recherches patientes auxquelles voulut' bien se livrer la comtesse Le Marois née d'Haussonville, les archives de Coppet livrèrent à leur tour les brouillons de deux lettres de M m e de Staël au duc de Wellington. On conçoit aisément l'im-portance de ces pièces : la comparaison du brouillon et de la lettre définitive révèle en effet bien des nuances dans l'évolution de la pensée de M m e de Staël.

    Cette fois la correspondance était complète. I l est rare de pouvoir réunir un ensemble aussi harmonieux.

    M m e de Staël ne connaissait pas Wellington avant 1815 et à sa mort elle avait eu à peine deux ans pour correspondre avec lui. Cette étroite limitation dans le temps a eu pour conséquence de restreindre considérablement les sujets d'actualité. U n seul grand thème domine en effet la correspondance: l'occupation militaire de la France par les alliés.

    L 'on a déjà fait remarquer combien, en voyant le triomphe si • total de la cause des alliés, M m e de Staël avait montré en 1814 de sentiments de réserve et de modération. E n apprenant la capi-tulation de Paris elle s'était écriée : « De quoi me félicitez-vous ? De ce que les Cosaques sont dans la rue Racine et que j'en suis au désespoir ? » Elle ne voulait pas rentrer dans la France envahie et s'efforçait de retenir ceux qui l'entouraient : «Vous n'êtes pas français, Benjamin ! » écrit-elle à son ami Constant. Elle confiera à son fils Auguste : « Le coup est cruel, tout Londres est ivre de joie et je suis seule dans cette grande ville à ressentir de la peine. » Cependant elle se décide à rentrer à Paris le 12 mai 1814 après un exil de dix années et sa pénible impression va s'atténuer devant l'accueil triomphal qui lui sera réservé. Dès son arrivée elle ouvre

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    un salon à Clichy dans une maison délabrée. Son livre De l'Aile^ magne, anéanti par ordre de Napoléon, est réimprimé en quelques jours et sera bientôt dans toutes les mains. Dans le désarroi qui suit la chuté de l'Empire, M m e de Staël apparaît comme une autorité constituée et on s'incline devant elle. Rois, empereurs et généraux victorieux se donnent rendez-vous dans son salon. Mais celui qui l'intéresse le plus et auquel elle voue la plus totale admiration, c'est l'invincible Wellington.

    A cette date Wellington circule entre Bordeaux, Toulouse et Madrid. I l est à Toulouse le 15 mai, à Madrid le 2 juin, à Bordeaux le 13. Peut-être traverse-t-il Paris en se rendant à Londres vers le milieu de juin afin d'y occuper son nouveau siège à la Chambre des lords. Cette cérémonie eut lieu le 28 juin et il reste à Londres tout le mois de juillet. Lorsqu'il vient à Paris en août 1814, M m e de Staël est à Coppet. « Elle croyait, écrit Sismondi, si jamais elle pouvait habiter Paris, ne pas repasser de dix années les barrières, et voilà que cet attrait de la Suisse, qu'elle sentait quoiqu'elle n'en voulût pas convenir, la rappelle déjà. » La société de Genève est plus cosmopolite que jamais et les Anglais y viennent en foule. « Toute l'Angleterre est aux pieds de M m e de Staël », s'écria Charles de Constant le 15 août 1814. M m e de Staël semble tout à coup s'être détachée de la grande scène du monde. Elle rédige ses souve-nirs d'exil et parle d'un poème sur Richard Cœur de Lion (dont le manuscrit inachevé est conservé dans les archives de Coppet). Sa grande préoccupation est de soigner. John Rocca (qui s'en va du mal de poitrine) et de marier la jeune Albertine. Cependant, dès son retour à Paris en septembre, elle sera ressaisie par sa passion des affaires politiques. Elle reste aux yeux de tous une grande force politique et on a pu dire : « I l y a trois puissances en Europe : l'Angleterre, la Russie, et... M m e de Staël. » C'est au cours de cette année 1814 sans doute qu'il faut placer les « heures heureux » (sic) que Wellington a passé chez Corinne. C'est aussi à cette époque pleine d'incertitudes, d'inquiétudes et de malentendus que remon-tent les « disputes » politiques dont les lettres montrent le dévelop-pement.

    L a première de ces lettres est de M m e de Staël. Elle est datée de Coppet le 9 août 1815. Bien des choses se sont passées depuis

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    1814. Auguste Guillaume Schlegel a résumé les événements en un quatrain mordant :

    D e l'île d'Elbe aborde L'impérial brigand Tout se joint à la horde Et le roi file à Gand...

    Ce sont les Cent Jours. Ecœurée, M m e de Staël est retournée à Coppet, d'où elle suivra avec passion les événements. Après la nouvelle de la victoire de Waterloo, son admiration pour Welling-ton s'exalte. Néanmoins elle va plus que jamais essayer d'agir sur l'esprit de son héros, comprenant que toute la politique en France est dominée par la présence des armées alliées. Déjà Lady Blen-nerhasset admet que « c'est à l'influence de Madame de Staël qu'on attribue en grande partie le consentement donné enfin par Wellington, qui y répugnait beaucoup, à une réduction des troupes d'occupation » (1). La première lettre de M m e de Staël à Wellington, après Waterloo, ne sera qu'un hymne à sa gloire.

    Coppet ce 9 août 1815. « Mylord !

    « I l y a eu de la gloire dans le monde mais sans reproche, mais sans mélange, mais reconnue et sentie universellement. Je ne sais s'il en existe un autre exemple. Vous me disiez cet hiver que vous étiez heureux ; vous devez à présent éprouver un avant-goût de l'autre vie. Le cœur ne vous bat-il pas de joie en vous réveillant chaque matin et songeant que vous êtes vous ? J'ai quitté le roman pour l'histoire et je vais m'essayer à parler de vous (2). Ppur achever le tableau, mylord, faites que l'on ait à dire que vous avez défendu la France dans ses revers ; vous et votre nation vous n'avez jamais subi ses triomphes ; protégez-la contre les ressen-timents de ceux qu'elle a jadis vaincus : il ne faut pas humilier vingt-quatre millions d'hommes si l'on veut rendre la paix au monde. D'ailleurs notre Roi est vraiment un martyr dans sa situa-tion actuelle et quelque esprit, quelque sagesse, quelque bonté qu'il montre, s'il ne peut soulager la France, l'injuste France l'accusera. I l ne faut pas que votre ouvrage soit défait, mylord, sa durée est un monument digne de vous et cette durée dépend de la prompte fin des maux de la France.

    (1) Blennerhasset, Madame de StaU, vol. I I I , p. 572. (2) Mme de Staël pense & les Contidiratian» *ur la Révolution française

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    « La guerre n'a plus de nouveaux lauriers à vous offrir ; mainte-nant c'est la paix qui est inépuisable en bienfaits pour l'espèce humaine. S i après avoir surpassé toutes les grandeurs de ce'monde, vous voulez vous amuser à de petites choses, parmi les jouets de la vie, permettez-moi de vous offrir le sentiment sans bornes que vous m'inspirez.

    « N . de Staël H .

    « Dès que le contrat de ma fille qui tient à ma liquidation sera décidé, nous reviendrons ; il faut que je vous revoie ; l'âme s'agran-dit en vous contemplant. »

    I l faudrait rapprocher cette lettre d'un passage des Considé-rations (i) où M m e de Staël écrit : « S i quelque chose peut conso-ler la France d'avoir vu les Anglais au sein de la capitale, c'est qu'elle aura du moins appris ce que la liberté les a faits. Le génie militaire de Wellington ne saurait être l'œuvre de la Constitution de son pays, mais la modération, mais la noblesse de sa conduite, la force qu'il a puisée dans ses vertus lui viennent de l'air moral de l'Angleterre. »

    Les archives de Coppet, si riches en témoignages staëliens, possèdent un document d'un intérêt considérable : le brouillon de cette première lettre. La différence entre les deux textes paraît à première vue ne porter que sur le style. Cependant le ton général du brouillon est plus intime et, peut-être, dans l'ensemble, plus franc. I l est intéressant de noter que M m e de Staël a supprimé certaines expressions dont la crudité lui parurent excessives, telle « soulager la France des étrangers » ou d'autres qui lui semblèrent trop élogieuses pour Wellington comme « I l n'y a pas une gran-deur humaine que vous n'ayez surpassée ». La version finale devient ainsi beaucoup moins personnelle que le texte primitif que voici :

    « Coppet, juillet 1815.

    « I l y a eu de la gloire dans le monde mais sans reproche, mais sans mélange, mais sentie et reconnue universellement ; je ne sais s'il en existe un autre exemple. Vous me disiez cet hiver que vous étiez heureux à présent. N'avez-vous pas à présent un avant-goût

    (1) Considérations iur la Révolution française, tome I I I , ch. 15.

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    de l'autre vie et le cœur ne vous bat-il pas en vous réveillant le matin de la joie d'être vous ? J'ai quitté le roman pour l'histoire et je m'essayerai à vous parler de vous pour achever le tableau — (donnez-moi) (i). Faites que j'aie à dire que vous avez (sauvé), défendu la France ; vous et votre nation vous n'avez jamais (subi) ses triomphes ; protégez-la contre les ressentiments de ceux qu'elle a jadis vaincus. I l ne faut pas humilier vingt-quatre millions d'hommes si l'on veut rendre la paix au monde ; d'ailleurs notre Roi est vraiment un martyr dans sa situation actuelle et quelque esprit, quelque bonté, quelque sagesse qu'il montre, s'il ne peut soulager la France des étrangers, que (fera-t-il) deviendra-t-il ? I l ne faut pas que votre ouvrage soit défait et, pour le maintenir, il faut ménager la France et hâter la paix. La guerre n'a plus rien à vous offrir (d'aussi grand) qui puisse vous élever plus haut. I l n'y a pas une grandeur humaine que vous n'ayez (atteinte) surpassée. Amusez-vous donc maintenant des petite choses de la vie et parmi ces jouets permettez-moi de vous offrir les senti-ments sans bornes que vous m'inspirez.

    « Dès que le contrat de ma fille qui tient à une liquidation sera décidé nous reviendrons vous revoir; il faut que je vous revoie encore (avant de m...) pour (conserver dans) que mon âme (s'élève à) s'agrandisse en vous (admi) (contemplan) regardant.»

    La dernière phrase de ce brouillon de lettre est particulièrement amusante car elle témoigne des hésitations de M m e de Staël pour . exprimer à Wellington les nuances de son estime.

    I l existe dans les archives de Coppet le brouillon d'une autre lettre de M m e de Staël qui, cette fois, ne fut peut-être jamais envoyée, car on n'en trouve pas de trace dans les papiers de Wellin-ton. L'écriture est celle d'Albertine de Staël. Le texte n'est pas daté mais semble avoir été rédigé en 1815. A u verso, de la main de Mme de Staël, se trouve une citation, extraite sans doute de quelque auteur chinois : «C'est une règle établie par notre ancêtre Y u qu'un souverain doit aimer son peuple ». L'intérêt principal de ce document réside encore dans les retouches apportées par M m e de Staël à son propre texte. Pour simplifier la reproduction de cette lettre, les mots barrés par l'auteur ont été mis entre parenthèses.

    « Qui de nous aurait pu croire, lorsque nous avions le bonheur •

    (1) Les mots entre parenthèses sont rayés dans le projet de lettre.

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    de vous voir à Paris cet hiver, que votre renommée n'était pas à son plus haut point de splendeur ? — Cependant on disait que Bonaparte n'a reparu sur la terre de France que pour ajouter à votre gloire et pour apprendre au monde qu'il devait être vaincu par vous. (Vous avez pu connaître, Mylord, quelle était mon admiration pour vous avant ces derniers événements).

    « Cependant me pardonnerez-vous de vous avouer, Mylord, que (plus je vous ad...) je souffre en vous admirant, plus votre gloire est sans tache, plus je sens l'humiliation de mon malheureux pays. Les Français dans leur malheur peuvent encore regarder avec fierté toutes les nations du continent de l'Europe, ils les ont vaincus jadis, ils les ont vu plier devant eux, mais les Anglais conduits par vous sont des êtres plus qu'humains et c'est devant eux que nous rougissons de honte.

    « L'Angleterre déjà (si noble), libre et heureuse n'avait pas besoin de tant de gloire. Pourquoi le ciel ne vous a-t-il pas fait naître en France pour (être le libérateur) relever notre belle nation? Songez, Mylord, combien nous eussions été grands si vous aviez été à notre tête. Que ce sentiment vous émeuve en notre faveur, estimez-nous de ne pouvoir vous louer sans douleur, tous les sen-timents (généreux), nobles, sympathisent avec vous et quand vous verrez de vieux soldats (couverts de blessures) blessés, à qui vous aVez ravi leurs trophées (frémir), pleurer de rage à l'aspect de votre gloire, dites-vous que cette nation est encore digne de respect et devenez son protecteur vis-à-vis de ceux qui voudraient l'accabler. Je (me fie à vous pour prendre) vous confie les intérêts de cette nation abattue comme (je me fie aux) je vous confierais le sort d'un être malheureux qu'on voudrait accabler, je vous implore pour elle comme j'implorerais pour moi-même cette bonté dont je me glorifie ».

    Wellington ne se hâte pas de répondre. I l a reçu deux lettres de M m e de Staël dont il accuse réception. Entre temps M m e de Staël a décidé de partir pour l'Italie où elle va s'installer pour l'hiver. La santé de John Rocca l'exige. Elle désire aussi éviter l'atmosphère de Paris, si pénible après cette seconde Restauration où la confusion des opinions est totale. Le duc de Broglie, son futur gendre, l'accompagne à Pise. C'est à cette ville sans doute que Wellington adresse la lettre suivante.

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    « A Paris ce 24 décembre 1815

    « J'ai reçu deux lettres de vous, Madame, auxquelles j'ai honte de n'avoir pas déjà répondu ; mais j'ai eu beaucoup à faire et les distractions naturelles de Paris ne donnent pas toujours le temps de remplir les devoirs qu'on désire remplir. J'espérais aussi vous voir après que les troupes alliées seraient parties; et que vous n'eussiez plus de crainte ni de mon confrère ci-devant de l'fle d'Elbe ni d'elles. Mais il paraît que vous préférez même à Paris le beau ciel d'Italie ; et je n'ai plus d'espérance de vous voir que jusqu'après que vous aurez fait votre grand voyage en Palestine, et que vous aurez écrit le poème que vous avez si longtemps médité.

    « Je ne vous dis rien sur les affaires publiques de ce pays-ci. Etant une de nous autres et une modérée j'espère, vous aurez approuvé tous les arrangemens qui ont été faits ici pour décider des relations futures de la France avec le reste de l'Europe. Comme j'en suis chargé je compte mettre en exécution ces arrangemens dans l'esprit qui les a dictés et que l'Europe aura enfin la paix pour quelques années. E n attendant vous finirez l'affaire que je connais être la plus proche à votre cœur ; vous marierez Mlle votre fille ; et je vous prie de la (sic) souhaiter de ma part tout le bonheur qu'elle mérite.

    « Je ne sais pas si je peux vous être utile à quelque chose à Paris pendant que j'y resterai. Je vois très peu vos amies. M m e Réca-mier a quitté Paris il y a cinq mois en me disant qu'elle m'avertirait quand elle reviendrait. J'ai appris avant hier au soir qu'elle y est depuis quatre mois, mais je n'ai pas reçu un mot de sa part. L a duchesse de Duras ne me sourit plus. Enfin je suis délaissé ; et je n'ai plus que le souvenir des heures heureux (sic) que j'ai passés chez vous l'année passé (sic) et avec vous partout. Adieu, Madame. Croyez-moi toujours votre très fidèl (sic) et sincère

    « Wellington. »

    Les résultats des négociations diplomatiques menées par Wellington étaient plus avantageuses pour la France que ne l'au-raient souhaité l'Autriche, la Prusse et les Pays-Bas. Ces trois puissances voulaient annexer l'Alsace, la Lorraine et la Flandre. A la suite d'une intervention personnelle de l'empereur Alexandre et de Wellington, il fut décidé qu'on n'exigerait pas de modifi-cation au traité de Paris du 30 mai 1814 qui faisait rentrer la France

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    dans les limites du I e r janvier 1792. Ce traité fut confirmé par celui du 20 novembre 1815 auquel Wellington fait allusion.

    Le rappel que fait Wellington de ses relations avec M m e Réca-mierest assez amusant. A cette époque, en effet, la belle Julie était toute occupée de ses nouvelles amours avec Benjamin Constant qui depuis plus de vingt ans la voyait à Coppet sans avoir jamais fait attention à elle. E n 1814 il était subitement devenu follement amoureux d'elle, ce qui explique sans doute le peu d'intérêt accordé par M m e Récamier aux séjours de Wellington.

    M m e de Staël passe en Italie tout l'hiver de 1815 à 1816. Elle répond à Wellington le 21 février afin d'avoir le plaisir de lui annoncer le mariage de sa fille qui avait eu lieu la veille, béni par un prêtre catholique et un pasteur anglican. On trouve dans le premier volume des Souvenirs du duc de Broglie des notes amusantes sur ce séjour. On rencontrait à Pise quelques Anglais, entre autre Lady Bute qui se promène à cheval suivie d'une caval-cade de ses nombreux enfants. I l y avait là Robert Smith, frère de Sidney Smith, qui sera témoin à son mariage.

    « M o n adresse est à Florence. « Pise ce 8 février 1816.

    « Mylord ! « Vous avez daigné augmenter mes papiers de famille en m'écri-

    vant et vous pouvez être sûr que personne, au milieu de la foule qui vous entoure, n'a une admiration plus ferme pour vous. M a fille a été mariée hier au duc de Broglie et je prends la liberté d'en faire part à Votre Grâce. Nous reviendrons en Suisse dans trois mois et vers l'automne je conduirai ma fille à Paris. Vous y trouverais-je ? Seul, ce me serait le plus grand bonheur ! Mais vous qui avez à faire à la postérité souvenez-vous que la religion protestante et la liberté constitutionnelle triompheront dans le monde et ne souffrez pas qu'on puisse vous reprocher d'avoir abandonné ce qui fait la gloire de l'Angleterre, et ce que la raison humaine réclame. Je suis toujours en correspondance avec M . de Blacas et il me parle de vous, Mylord, avec un sentiment très délicat ; je le crois éminemment sage et je regrette qu'il ne soit

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    pas à Paris ; il serait dévoué au Roi , mais non à tous les partis qui n'ont l'air d'être la majorité qu'à l'aide de vos cent cinquante mille étrangers. M o n cœur vraiment français ne peut pas supporter la présence des troupes étrangères. Représentez-vous des Français carnpés- dans Hyde park / Tâchez donc de hâter le moment où la France ira par elle-même ; ce n'est pas en comprimant mais en conciliant qu'on peut y parvenir et vous avez tant de sagacité que vous pouvez, si vous vous dégagez un peu des salons, joindre la gloire de libérateur de la France à celle de son vainqueur. Par-donnez la vérité à l'enthousiasme ; vous savez que j'en ai pour les idées ; vous savez que j'en ai pour le héros unique, pour vous qui pouvez quelque fois blesser mes sentiments, mais qui ne cessez jamais de m'inspirer un respect sans bornes. Je ne sais comment l'exprimer et je prends toutes les étiquettes de l'Orient si elles vous disent mieux à quelle hauteur je vous trouve.

    « Necker de Staël H . ».

    M m e de Staël quitte l'Italie au printemps, après avoir séjourné à Pise, à Florence et à Milan. Elle s'installe à Coppet. Ce fut l'été de 1816, le fameux « été de Byron». Le «groupe de Coppet », encore au complet, y brille d'un dernier éclat. Cependant M m e de Staël est déjà souffrante et décline. Elle rentre à Paris en octobre et s'installe dans un appartement de la rue Royale, au n° 6. L a maison existe encore et on peut retrouver le plan exact de son appartement (aujourd'hui le siège d'une banque anglaise). A peine installée, elle écrit à Wellington et fait allusion à des conversations antérieures que le duc, dans sa réponse, qualifiera de « disputes ». Peut-être s'agit-il de l'Amérique ? Une lettre de M m e de Staël à JefFerson, datée de Pise, le 6 janvier 1816, tendrait à le faire croire : « Je ne sais, écrit-elle, si les journaux vous ont dit que j'avais soutenu contre un bien noble adversaire, le duc de Wellington, la cause de votre Amérique. S i vous parvenez à détruire l'esclavage dans le midi, il y aurait au moins dans le monde un gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir » (1). M m e de Staël n'est pas encore assez malade pour ne pas se passionner pour la politique à laquelle son gendre, membre de la Chambre des Pairs, s'intéresse aussi de toute son âme. Elle défend la position des libéraux qui ne voulaient ni de Napoléon ni des Bourbons

    (1) Revue de littérature comparée, octobre-décembre 1922.

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    et penchaient déjà vers un régime constitutionnel incarné par la branche d'Orléans. Toutes les lettres qui vont suivre, jusqu'en décembre 1816, sont un échange de vérités qui ne sont pas bonnes à dire. Mais M m e de Staël insiste avec un admirable courage au point que Wellington, après avoir dit « vous qui êtes des nôtres » semblera en douter sérieusement...

    « Ce 3 octobre, Paris, rue Royale n° 6.

    « Je suis désolée, Mylord, de ne pas vous trouver ici, peut-être ne vous désirai-je pas à Cambrai mais à Paris ; pour qui vous connaît, quel vide ! M a maison me semble toute prosaïque depuis qu'on n'y voit plus votre héroïque personne. De plus vous manquez à la France car puisqu'elle a le malheur de dépendre des étrangers, au moins est-il à souhaiter que le plus noble et le plus sincère de tous influe sur son sort. Les ultra-royalistes ont espéré de perdre la liberté en l'adoptant ; ils ont pris tout à coup la Charte comme les Grecs le cheval de bois pour faire entrer leurs guerriers dans Troie ; mais la nation n'est avec rien de tout cela. Aimez cette nation, car bien que vous l'ayez vaincue elle sait vous admirer, et j'entends parler de vous à des Français selon mon cœur. J'ai été chez vous voir votre charmante nièce lady Burghersh et j'ai rencontré le pape, M m e Grassini et M m e Borghese dans votre salon. Pouvez-vous exposer le pape à cette situation ? E n parlant du pape, protégez les protestants ; ils en ont bien besoin. Enfin que votre gloire civile se maintienne à côté de votre gloire militaire j vous ne pouvez avoir de rival digne de vous que vous-même. Mandez-moi la seule nouvelle que j'aie le droit de vous deman-der : votre arrivée. Se peut-il que vous ne veniez pas ici ? Présentez, je vous prie, mes respects à la duchesse et dites-moi que dans le mois suivant j'entendrai votre nom annoncé dans ma chambre ; jamais cela n'est arrivé sans que mon cœur n'en ait battu.

    « Agréez mes humbles hommages. « Necker de Staël Holstein. »

    L a brève allusion à la duchesse de Wellington mérite d'être retenue. I l ne semble pas, en effet, que les rapports entre les deux femmes aient jamais été très intimes. La duchesse choisissait ses relations avec une grande circonspection et les opinions poli-tiques trop marquées de M m e de Staël n'étaient pas de nature

  • MADAME DE STAËL ET LE DUC DE WELLINGTON 3 1

    à la rassurer. L a romancière anglaise Maria Edgeworth nous rap-porte à ce sujet une amusante anecdote où nous voyons le dépit ressenti par M m e de Staël devant la réserve de la duchesse (i). « La duchesse de Wellington disait qu'elle avait évité intentionnel-lement en Angleterre d'être présentée à Mme de Staël ne sachant pas comment celle-ci serait reçue par les Bourbons auprès des-quels la duchesse devait être ambassadrice. Or elle trouva que M m e de Staël était bien reçue à la Cour des Bourbons et en consé-quence qu'elle devait l'être également à celle du duc de Wellington. Mme de Staël vint et marchant droit vers la duchesse à travers la foule des invités, le regard enflammé d'indignation :

    — A h ! Madame la duchesse, vous ne vouliez donc faire ma connaissance en Angleterre ?

    — Non, Madame, je ne le voulais pas. T— E h ! Comment, Madame ? Pourquoi donc ? — C'est que je vous craignais, Madame. — Vous me craignez, Madame la Duchesse ? — Non, Madame, je ne vous crains plus. M m e de Staël lui jeta les bras autour du cou : « A h ! je vous

    adore ». E n juin 1816 Wellington avait été nommé commandant en

    chef de l'armée d'occupation alliée. C'est de son quartier général à Cambrai que sa réponse est adressée. Wellington a compris cette fois combien M m e de Staël restait avant tout Française de cœur.

    « A Cambrai ce 29* octobre 1816

    « J'ai reçu votre lettre, Madame ; et je suis extrêmement flatté des regrets que vous exprimez de ne pas me trouver à Paris à votre arrivée. C'est peu les mériter que d'être sensible à votre désir de me revoir ; et je vous prie de croire que, malgré que nous n'ayons fait que nous disputer la dernière fois et que, par ce que je vois, nous ne ferons autre chose quand j'aurai le plaisir de vous retrouver, je le désire sincèrement ; et que la nouvelle de votre arrivée a singulièrement augmenté mon impatience de me trouver encore à Paris. Mais j'ai encore du temps à passer dans ce pays-ci ; et il faut que j'aille faire ma cour à Bruxelles avant de me fixer pour l'hiver.

    (1) Life and lettera ot Maria Edgeworth, p. 283,

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    « Je ne veux pas déjà commencer nos disputes, quoique votre lettre m'y tente singulièrement ; et elle me paraît être écrite dans le dessein d'un défi. D'ailleurs vous ne pourriez pas terminer celle-ci comme vous en avez terminé tant d'autres par une plai-santerie quand vous vous êtes trouvée absolument aux abois en fait de raisonnements. Mais je ne peux pas m'empêcher d'observer que vpus vous appeliez toujours française, malgré que vous soyez une de nous autres. Je vous réclame ; vous êtes trop précieuse pour que nous consentions à vous perdre de cette manière. Vous souvenez-vous de l'occasion où je vous ai souhaité la mort après une bonne vieillesse avec la tête sur les épaules ? E h bien ! à présent je vous souhaite que vous ne vous trouviez jamais dans la nécessité de vous prévaloir en France de votre qualité d'une de nous autres !

    « Pour ce qui regarde les autres sujets dont vous faites mention dans votre lettre j'y reconnais nos champs de bataille quand j'aurai encore le plaisir de me disputer avec vous. Vous avez mal fait de me les laisser entrevoir, parce que comme de raison je me préparerai quand il faut me mesurer avec vous. Je désire que cela soit bientôt ; et en attendant je vous prie de me donner de vos nouvelles.

    « Je souhaite que M m e la Duchesse de Broglie se porte bien. Je vous prie de lui présenter mes hommages et de me croire toujours votre très fidèle serviteur

    « Wellington. »

    L a réplique de M m e de Staël à Wellington ne se fera pas longtemps attendre.

    « Ce 23 novembre 1816, rue Royale n° 6.

    « Je vous assure, Mylord, que votre absence fait du mal atout en France, car puisque nous avons le malheur (permettez-moi l'expression), d'être soumis à l'influence anglaise, au moins vou-drais-je que ce fût à votre loyauté que notre sort fût livré, il y a dans l'héroïsme militaire une grandeur qui se reporte sur tout, et quand on n'a comme vous rien à désirer dans ce monde, qu'une gloire toujours croissante, c'est la générosité seule qui sert de guide. D'ailleurs je suis convaincue que vous voyez juste en tout et puisque nos intérêts ne soient (sic) pas les mêmes, puisque la France est mon pays, je me persuade que vous ne voulez pas y laisser la trace d'un conquérant et rien de plus. On vous aura sans doute

  • I

    MADAME DE STAËL ET LE DUC DE WELLINGTON 33

    mandé les tracasseries de Paris, M . de Talleyrand éloigné de la cour par une lettre au nom du roi et cependant avec des hint sur les obligations que le roi lui a pour son retour. La scène que M . de Tall. a fait contre les ministres chez Sir Charles Stuart était très inconvenable ; on l'a exagéré, parce que tout s'exagère, mais le dépit de n'être plus ministre lui a fait risquer ces discours violents qui réussissent à Vienne mais qui n'avaient pas de point d'appui à Paris. M . de Talleyrand, en se rapprochant des ultras, se mettait dans une fausse position; il voulait faire un troisième parti, m'a-t-il dit, mais les éléments n'en existent pas, et quoiqu'on puisse blâmer beaucoup de choses dans le ministère encore doit-on le préférer, quand même on ne l'aimerait pas. J'ai été hier soir chez M . de Talleyrand à fin de lui apprendre comment on doit se conduire avec ses amis malheureux ; comme il m'a abandonnée sous Bona-parte je m'amusais du contraste et c'était une vengeance tout comme une autre. I l n'y avait presque personne excepté les affidés. L'envoyé de Saxe à cause du congrès, l'ambassadeur d'Espagne à cause de la Toison, l'envoyé de Toscane, je ne sais pourquoi, l'amiral Sidney Smith par esprit d'aventure, lady Alborough pour se persuader qu'elle est quelque chose ; du reste personne de marquant. La veille toute la France, le lendemain personne, et Canning et Sir Charles Stuart, qui étaient gracieux pour M . de Talleyrand, le blâment ouvertement à dîner chez le ministre de la Police. Je crois donc le ministère beaucoup plus fort maintenant, et dans peu de temps il pourrait bien en avoir fini avec sa session. Les libéraux toutefois ne le soutiennent qu'à regret en m'accu-sant, moi, d'avoir fait plier les principes devant les circonstances, mais quelle circonstances que l'état où nous sommes ! A h ! repré-sentez-vous les Anglais dans une situation semblable ; si vous n'existiez plus, quel serait leur désespoir ! Laissons cela. Lord Byron vient de faire paraître un poème où il appelle la bataille de Waterloo King making victory; moi je dis, dans ce que j'écris à présent, que c'est votre caractère personnel qui seul a fait pen-cher la balance. Achevez d'être le premier homme non de ce temps, mais des temps et rendez-nous une France. Quand viendrez-vous, Mylord ? Je mets mon respect aux pieds de votre autel.

    « N . de Staël ».

    Dans sa lettre M m e de Staël fait ici allusion à un incident politique qui fit beaucoup de bruit à l'époque et dont le récit

    JUA S S V F B » • 1 j

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    nous est rapporté fidèlement par Duvergier de Hauranne dans son Histoire du gouvernement parlementaire en France (i). « Le mécontentement des ultra-royalistes était grand... Mais à ce moment leur espoir reposait surtout sur l'ambassadeur d'Angle-terre, Sir Charles Stuart, et sur M . de Talleyrand... M . de Talley-rand voulut, par un éclat public, manifester clairement la position qu'il lui convenait de prendre. Le 17 novembre, chez l'ambassa-deur d'Angleterre, dans un grand dîner auquel assistaient avec lui une partie du corps diplomatique, M . Canning, M . M . Mole et de Barante, enfin M . Pasquier, qui venait d'être nommé prési-dent de la Chambre, il apostropha tout haut celui-ci, en lui repro-chant de se faire l'instrument servile d'un ministère déconsidéré... Trois jours après, M . de Talleyrand recevait du duc de la Châtre, premier gentilhomme de la Chambre, une lettre qui, au nom du roi, lui annonçait qu'il ne devait point reparaître à la cour ».

    Le poème de Byron dont M m e de Staël annonce la publication est le Pèlerinage de Child Harold.

    . L a correspondance va maintenant tourner tout à fait à l'aigre. Wellington est outré des hardiesses de M m e de Staël. I l est même si fâché qu'il mêle, sans s'en apercevoir, le français et l'anglais. Non seulement il ne la considère plus comme étant « une de nous autres » mais il va jusqu'à l'avertir que, si elle continue à se com-promettre aussi audacieusement, cela pourra lui porter malheur...

    « A Cambrai ce 27e novembre 1816. « Je suis bien sensible aux regrets que vous exprimez, Madame,

    de mon absence continuée de Paris, mais comme vous n'avez pas le « malheur d'être soumis à l'influence anglaise », je ne vois pas de quelle manière mon absence peut influer sur le sort de la France. My présence in this Country is founded upon treaties; the partkulat obj'ect of it and the conduct I am to pursue are defined in Déclarations and Instructions, the whole of whkh are before the Public, and those tvho walk may read, and those who read may undefstand, that France is anything but «soumise à l'influence anglaise ». Mais vous autres qui n'avez que des mémoires courtes, avec des imaginations assez

    (1) Tome IV, p. 8 et suivantes; Lêvy, 1860.

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    vives, vous oubliez tout ce qui a mené la France à la situation où elle se trouve, vous oubliez où elle s'est trouvée l'année passée et la situation bien pire encore où elle aurait pu se trouver en conséquence ; and as the English toere your ennemies or tather you the ennemies of the English during the whole course of the Revo-lutionary wars, and expérience has now shovm that they wère next yoursëlves your most formidable ennemies, la Haine nationale vous inspire de crier : c'est à l'Angleterre que nous devons ces malheurs c'est à l'influence anglaise que nous sommes soumis. Mais je vous donne ma parole qu'il n'en est rien, la Conférence des ministres est occupée des affaires pécunières (sic) ; et pour moi je ne me mêle que de mes propres affaires, qui sont celles énoncées dans les déclarations et contre-déclarations des Souverains et dans mes Instructions ; et toutes sont publiques. Je sais bien qu'une per-sonne de votre imagination vive n'aime pas être rappelée aux documents pour y voir la pure vérité j cependant ce n'est que là où elle se trouve. Elle n'est ni dans les débats du Parlement, ni dans ceux de vos1 assemblées, ni dans vos journaux favoris, ni dans YEdinburgh Review, ni dans les lettres de Sir James Mackintosh, ni dans les conversations de vos salons. / will go one step farther and tell you that although in War I always havé done and ahvays will do as much kartn to France as in my power, I would not lend myself to be the instrument of carrying with exécution in Peace, such a System as you suppose exists.

    « Ainsi, si votre imagination peut-vous permettre de croire à la vérité vous verrez que mon absence de Paris ne peut nuire nullement à la France. A u contraire, je vous l'avoue franchement, qu'une des raisons pour laquelle je l'ai si fort prolongée est de tâcher de persuader au monde' que cette influence que vous me supposez n'existe pas ; car c'est vrai que vous n'êtes pas la seule qui ne veut pas chercher la vérité là où elle peut se trouver ; et qui la cherche plutôt dans la haine et la jalousie nationale et dans les imaginations vives.

    « Quand je vais à Paris je tâche de faire du bien ; autant que je peux je concilie les inimitiés et comme j'ai quelquefois réussi, mon absence prolongée peut être un malheur dans cette vue de la chose. Mais autrement non ! Exceptez que j'en suis privé du plaisir de vous faire ma cour et de me disputer de vive voix avec vous.

    « Je suis bien fâché de ce qui est arrivé à M . de Talleyrand ;

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    mais voyez combien je suis peu instruit de ce qui se passe; la première nouvelle que j'aie eue de cet événement se trouve dans votre lettre. Je l'ai bien dit à M . de Talleyrand qu'un malheur lui arriverait de sa manière de bavarder ; un malheur qui ne peut pas être indifférent à la France si il est digne de sa réputation distinguée, et de sa marque et de son influence dans les sociétés. D'ailleurs ce n'est pas de la dignité d'un homme comme lui d'aller bavarder sur les affaires et les hommes publics avec tous les enfants et mauvais coquins qui veulent bien l'écouter ; et dont les derniers ne l'écoutent que pour faire le mal.

    « Vous voyez que je me suis montré assez bon prophète en égard de M . de Talleyrand. E h bien ! permettez que je vous donne à vous-même un petit warning (i) sur le même sujet. Permettez que je vous dise tout franchement, comme je vous le dirais si j'étais tête à tête avec vous auprès de votre feu, que vous êtes diablement indiscrète, qu'on me rapporte même ici des propos de vous, qui vous feraient beaucoup de mal, et qui vous mettraient mal avec le Roi, et je sais que vous lui avez des obligations de justice à la vérité, et que vous avez de l'amitié pour lui ; et je vous prie de vous épancher seulement avec ceux de vos amis auxquels vous pouvez vous fier. Soyez sûre que dans aucun pays du monde le gouvernement ne souffre le ridicule et le mal qu'on puisse dire de lui. Chez nous on renvoie (we turn but) ceux qui le disent ; et ils se trouvent agrégés à l'opposition qui le disent par métier. E n France on les défend de paraître à la Cour comme à M . de Tal-leyrand ou on les exile de Paris comme on ferait à d'autres que je ne nommerai pas. Soyez discrète donc ; et croyez que l'épanchement comme autre chose est bien plus agréable, a bien plus de douceur quand il n'est pas trop général. Adieu, Madame. Voilà une bien longue lettre ; et j'espère qu'elle vous prouvera que je suis toujours votre très fidèle et sincère Wellington ».

    M m e de Staël, va naturellement prendre la mouche. Elle se défend avec énergie et soupçonne Canning d'avoir gâté ses bonnes relations avec Wellington en rapportant faussement une conver-sation. M m e de Staël semble n'avoir jamais beaucoup aimé Can-ning. Dans ses Souvenirs (2), le duc de Broglie nous rapporte en effet que... « M . Canning... était, à la fois, un bel esprit et un homme

    (1) Avertissement. (S) Vol. 1, p. 274.

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    d'Etat ; l'un des deux personnages gâtait un peu l'autre. Le bel esprit était très brillant, plus peut-être que ne le comportait la gravité d'un premier ministre en expectative ; l'homme d'Etat prenait sa revanche ; il était hautain et dédaigneux. M m e de Staël avait avec l'un et l'autre des prises très vives et c'était plaisir de l'entendre ».

    La question principale soulevée dans cette lettre est naturelle-ment celle du retrait des troupes alliées de France. Dans trois dépêches à Sir Charles Stuart, ambassadeur d'Angleterre à Paris, le duc de Wellington explique que sa politique était de n'accepter le principe du retrait des troupes étrangères de France que lorsque des garanties auraient été obtenues quant au paiement des sommes que la France s'était engagée à verser à ses vainqueurs. M m e de Staël, dans son plaidoyer, montre tout le mal qui peut résulter d'une telle occupation militaire. Le peuple français, disait-elle, ne distinguerait en effet pas aisément la tyrannie de Napoléon de la présence des troupes étrangères sur son sol. C'était là exposer un point de vue courageux et elle connaissait bien les conséquences que pourrait avoir pour elle une brouille avec le puissant Wellington.

    « Paris I e r décembre 1816, rue Royale n° 6.

    « Je ne puis consentir, Mylord, à vous laisser un jour avec une impression défavorable sur moi, quand je puis l'effacer. Votre bonté est mon plus grand titre d'honneur aux yeux de mes contem-porains, et si j'osais parler de postérité, je demanderais qu'il fût dit que vous avez daigné vous entretenir avec moi ; je ne sais si vous appellerez cela une imagination vive, mais ce sont ces espèces de personnes qui savent admirer votre gloire, et si vous étiez tout seul au milieu d'un monde prosaïque, peut-être inspireriez vous moins d'enthousiasme. Revenons au fait qui m'intéresse. Non seulement je n'ai pas dit un mot qui fût contraire à mon res-pect pour le Roi, mais dans la division actuelle des partis, je me trouve en entier ce qu'on appelle ministérielle ; or vous savez que ce parti se rattache uniquement au Roi tandis que celui des ultras fait sa cour aux princes. Ainsi donc, reconnaissance, opinion, intérêt, tout me rallie a la personne de Louis X V I I I et vous me savez assez vraie pour me croire quand je vous atteste que sa santé me fait battre le cœur et que ma fortune, qui est maintenant dans

    ' les fonds publics de France, me paraît sur sa tête. Je vois ainsi.

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    Comment se fait-il donc qu'on ait pu vous dire ce qui est en tout contraire à ma position actuelle ? Je crois le savoir. C'est M . Can-ning ; et je vais vous raconter ce qui s'est passé entre lui et moi. M . Canning, dont vous connaissez le talent oratoire, l'esprit diplo-matique et l'ambition de parvenu, a joué ici un rôle peu digne, interrogeant tous les partis, comme s'il était le grand juré des opinions politiques de France, répondant à chacun selon son désir mais penchant néanmoins vers les ultras, parti d'insensés sans talents et sans force dans la nation. U n soir, chez le duc de la Châtre, il y a quinze jours au moins, au milieu d'un rout immense nous parlâmes M . Canning et moi sur le traité de Paris et je lui dis que la France ne serait jamais tranquille tant qu'il y aurait des étrangers qui l'occuperaient, que personne ne pouvait juger de l'opinion véritable quand un tel poids était dans la balance et que les puissances ayant promis de ne faire la guerre qu'à Bonaparte, il était injuste de nous traiter comme il a traité la Prusse après la bataille d'Iéna. La dispute s'échauffa, et M . Canning me dit ces propres paroles : « Nous avons conquis la France, elle est notre conquête et nous voulons Vépuiser jusqu'au point qu'elle ne puisse bouger de dix ans. » Ce propos m'irrita et je lui dit qu'à cet égard l'empereur de Russie était plus généreux, puisqu'il venait de proposer de retirer trente mille hommes, ce qui nous aurait rendu l'espoir et le crédit. « Que m'importe, me dit-il, l'opinion d'un empereur jacobin ». A ce propos, que dix personnes pouvaient entendre, je me retirai et je dis à quatre pas de Canning toute sa conversation ; elle irrita beaucoup les coeurs français- I l le sut, et pour s'excuser, il a prétendu qu'il avait dit que les troupes étrangères restaient pour garder les Bourbons sur le trône et que je lui avais répondu que cela ne m'importait guère. Aurais-je tenu, je vous le demande, Mylord, un tel propos au milieu de la cour et M . Canning aurait-il été assez stupide pour avouer que les étrangers étaient en France pour y maintenir un gouvernement qu'apparemment la nation repousserait puisqu'une telle force serait nécessaire pour le dé*-fendre ? Ce mensonge était inventé par M . Canning pour excuser son imprudence sur l'empereur de Russie ; mais ce que je ne puis qualifier, il a été lui-même raconter et falsifier cette conversation au ministre de la Police. Quelle conduite, pour un Anglais, pour un homme ! Le ministre de la Police lui a répondu que Bonaparte n'avait pu m'empêcher de parler librement en France et qu'il fallait supporter ma franchise. Voilà, Mylord, l'exacte vérité, mais

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    j'avais raison quand j'osais vous écrire que votre présence ferait du bien à Paris. Il est' malheureux, je le répète, de dépendre des étrangers; mais le génie est cosmopolite et je crois fermement que bien qu'Anglais et le premier des Anglais, vous seriez plus généreux envers la France que cet envoyé diplomate qui ne sait pas que la ruse et la colère s'anéantissent mutuellement. Je passe à M . de Talkyrand. Il devait, selon moi, se montrer l'ami de M . de Richelieu que tout le monde révère et prêter son appui au ministère qui lui succédait, mais qui suivait son système en écartant les ultras. Au lieu de cela, il a dit qu'il avait donné sa démission pour ne pas signer le honteux traité de Paris, que M . de Richelieu avait perdu le titre de Français en y accédant, et puis il a insulté M . Decazes que le roi paraît protéger. Tout ce qu'il disait voulait dire : faites-moi ministre et je suis assez habile pour engager les troupes étrangères à se retirer. Si en effet il en avait Jeg moyens la France devait l'appeler à grands cris ; mais pourquoi les aurait-il ? S'il y a un homme dont la grande âme puisse avoir pitié de la détresse et de l'abaissement où une nation jadis si belle est tombée, si cet homme existe, c'est vous seul, Mylord, qui l'êtes. Vous. rappelez les fautes de la France. Sans doute, mais «orome un fleuve dont les flots changent chaque jour. Déjà la génération bonapartiste se retire, ceUe des jacobins est finie; mais la France reste et la France veut suivre l'exemple de l'Angle-terre, Si, du temps de Charles second, les régiments de Louis X I V avaient campé dans Hyde Park, est-il un Anglais, partisan de Cromwell, ou des puritains, ou des Stuarts, qui n'eût pas été désespéré ? La France sent ce que vous sentiriez, Mylord, s'il se pouvait qu'un pays dont vous êtes pût être vaincu. Je suis Fran-çaise* fille de l'homme qui a le plus aimé la France et le sort de la Pologne me fait horreur pour mon pays. Si j'avais l'honneur d'être anglaise, il me semble que je ne voudrais pas la destruction d'une nation qui, depuis cinq cents ans, a mérité la gloire de se battre avec l'Angleterre et qui dans les champs de Waterloo vous a montré du moins, Mylord, qu'elle savait mourir. Venez donc, venez et soyez notre libérateur après avoir été notre conquérant. Il y a eu des conquérants, mais des libérateurs de leurs ennemis, vous seriez le premier. Je reviens aux faits ; j'ai été vendredi à là Chambre où l'on a débattu la pétition de Robert, ce Robert avait écrit un libelle infâme contre le roi, ce qui rendait assez embarras-sant poux les royalistes ultras de le défendre ; ils l'ont fait cependant

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    et j'ai vu avec plaisir qu'ils n'ont point de talents ; ils se traînent dans la parole et ne s'élancent que dans les injures. Les ministériels sont bien plus forts et l'un de leurs orateurs, Ravez, un avocat de Bordeaux, ami de Laine, a montré de l'éloquence ; il s'est retourné vers le côté des ultras et il leur a dit : c'est vous qui avez fait cette loi dont le ministre s'est servi, c'est vous, etc. Les deux tiers de la Chambre ont été pour les ministres et les fonds publics ont un peu remonté le lendemain. U n Castelbajac, royaliste gascon, va faire une motion sur la liberté de la presse, et moi, Mylord, malgré mon imagination vive, je ne suis pas d'avis de la liberté des journaux tant que les troupes étrangères occupent la France ; ne serait-il pas à craindre qu'on irritât par des feuilles publiques le sentiment de douleur qui est au fond de tous les cœurs français ? Ainsi donc la liberté de la presse ou pour mieux dire aucune liberté ne peut exister tant que le pays est occupé par les troupes étrangères. Voilà ma profession de foi, Mylord, et comme je n'admire rien autant que vous, je vous ai dit toute ma pensée, car sur cette terre comme en présence de la divinité, l'hommage de la vérité est le plus pur et le plus respectueux qu'on puisse présenter aux être supérieurs.

    « Pardonnez-moi cette longue lettre, mais une nuance de votre opinion est si importante à mes yeux qu'il s'en est peu fallu que je ne vous écrivisse un volume. Acceptez dans ces lignes, tout ce que l'admiration, le respect et la reconnaissance pour un mot de votre main peuvent inspirer de plus dévoué.

    « Necker de Staël Holstein ».

    L'affaire Robert à laquelle M m e de Staël fait allusion avait défrayé les chroniques du temps. Robert, éditeur du Fidèle ami du Roi, avait été arrêté avec son fils. Mlle Antoinette Robert, sa fille, avait alors envoyé une pétition à la Chambre, accusant le ministre de la Justice, Decazes, d'avoir porté atteinte à la liberté individuelle. Dans le débat qui suivit, M . de la Bourdonnais et M . de Castelbajac parlèrent en faveur de Robert et furent attaqués par M . Courvoisier et le ministre de l'Intérieur, Laine. Le lende-main, M . de Villèle attaqua M . Ravez qui défendait le gouverne-ment. L'événement avait fait beaucoup de bruit et les galeries de la Chambre étaient pleines de gens du monde. Pour ce qui est de la dispute entre M m e de Staël et Canning, c'est encore Duvergier de Hauranne qui va nous permettre de mieux juger la situation.

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    Voici le récit qu'il donne de la scène déjà décrite. On y remar-quera que M m e de Staël situe sa rencontre avec Canning chez le duc de la Châtre alors que Duvergier de Hauranne affirme que la scène a eu lieu chez elle.

    « Dès son arrivée à Paris, à la fin d'octobre, M m e de.Staël, par la vivacité de ses discours contre l'occupation armée de la France, avait fort irrité les ministres étrangers. Quand elle sut que la plupart des cours étaient favorablement disposées et que l'Angleterre seule faisait obstacle au soulagement désiré, toute l'ardeur de son indignation patriotique se porta sur Sir Charles Stuart et sur Canning et, un jour que ce dernier dînait chez elle, elle le prit ouvertement à partie, en opposant avec sa verve ordinaire la conduite libérale et généreuse de l'empereur de Russie à la conduite égoïste et illibérale des ministres anglais; à quoi M . Canning répondit par une vive attaque contre la nation française et contre l'empereur de Russie, que l'on détournait, dit-il, de son devoir et de qui l'on faisait un jacobin. Comme le salon de M m e de Staël était en quelque sorte un lieu public, le bruit de cette scène étrange ne tarda pas à se répandre, et elle eut assez de retentissement pour que M . Canning d'une part, et Sir Charles Stuart de l'autre, se crussent obligés d'en rendre compte à leur cour, en signalant le mal que pouvait faire M m e de Staël par l'excitation que sa conversation donnait aux passions natio-nales ».

    V I C T O R D E R A N G E . (A suivre).