lucier, p. - a qui appartient l’université? - 2008

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    Chaire Fernand-Dumont sur la culturePierre Lucier 1 de 7 2008

    Lucier, Pierre qui appartient luniversit?Titulaire de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture,INRS Urbanisation, Culture et Socit

    Confrence douverture du colloque de la FQPPUJ (Fdration qubcoise des professeures et

    professeurs duniversit), Qubec, le 8 mai 2008

    La question souleve dans ce colloque qui appartient luniversit?- est de celles qui nousrelancent et nous obligent dpasser les lieux communs. Je my attaque donc sans plus dedtours et me propose de partager avec vous une rflexion en trois temps trois niveaux,plus exactement-, comme autant de manires de rpondre la question. Je vous proposeraidabord de revenir brivement sur les lments de rponse quon peut trouver dans les statuts

    juridico-institutionnels des universits qubcoises : ce sera la premire partie de mon expos.En deuxime tape, je vous inviterai considrer les choses du point de vue de la ralitvcue de luniversit et de la dynamique des acteurs qui y interviennent, rejoignant ainsi laproccupation philosophique de la prsentation que vous faites vous-mmes du thme ducolloque. En troisime partie, je me risquerai ouvrir des perspectives critiques plus larges

    plus archologiques , comme pourrait les appeler Michel Foucault-, qui suggrent queluniversit nest pas la seule grande institution en qute de propritaires et de responsables,voire ne plus tout fait sappartenir. Jessaierai de montrer pourquoi, sans doute avecdautres, jen suis l concernant luniversit.

    1. Une rponse de type juridico-institutionnel : un statut de service public

    En premire analyse, la question qui appartient luniversit? renvoie spontanment quelque chose comme la vrification des titres de proprit. Cest l une faon courantedaborder la question, comme en tmoignent ces propos rgulirement entendus au Qubec leffet que les universits seraient des institutions prives, sauf lUniversit du Qubec qui,elle, serait une universit publique, voire une universit dtat. En inscrivant rcemment laseule Universit du Qubec dans son primtre comptable, le Gouvernement a semblaccrditer cette vision des choses. Mais cette dcision ne change rien au fond des choses : auQubec, les universits sont, en droit et en fait, dfinies et considres comme appartenant la sphre du service public. Cest ce quaffirment et supposent tous les encadrementsdorientation, de financement, de contrle et dimputabilit qui balisent le champ de lapratique universitaire.Je ne reprendrai pas ici ce que je crois avoir dmontr ailleurs1, mais je me dois tout lemoins de rappeler comment, sous limpulsion de la Commission Parent, les chartes desuniversits qubcoises ont globalement volu vers un statut de corporation publique, porteet assume, dans des proportions variables et avec des niveaux diffrents dinterventiongouvernementale, par des conseils dadministration dont les membres sont issus de lintrieur

    et de lextrieur de ltablissement. La Commission Parent, on sen rappellera, souhaitait pourles universits un statut qui serait intermdiaire entre celui des corporations prives quicaractrisait alors les universits et quelque statut public caractre tatique. Cre dans cettemouvance, lUniversit du Qubec a t constitue en corporation publique assumant elle-mme ses pouvoirs universitaires et ses responsabilits corporatives, administratives etfinancires. LUniversit du Qubec nest pas une universit dtat : ses professeurs sont les

    1 Luniversit qubcoise : figures, mission, environnements, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 2006, 179p.(Voir p. 3-32).

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    siens propres, ses personnels et ses diplmes aussi. Et elle est subventionne selon les mmesparamtres que les autres, qui se sont elles-mmes progressivement affirmes, parfois jusquedans le texte de leur charte, comme des institutions caractre public. La Loi surlenseignement priv, cette loi qui, la suite des oprations de nationalisation delducation, a redfini les rapports entre ltat et les institutions denseignement prives, nesest jamais applique aux universits qubcoises; celles-ci en ont t et en sont toujours

    explicitement exclues2

    .Il est intressant de noter que, au Qubec, la cration dinstitutions universitaires est assujettie un cadre juridique assez contraignant. Dans beaucoup de pays, mergent actuellement denombreuses institutions universitaires prives, la plupart du temps spcialises et offrant desfilires de formation articules des besoins spcifiques des entreprises, parfois avec leursoutien financier direct, sinon moyennant quelque titre de proprit. Nous sommes loin decela au Qubec, en dpit de certaines vellits furtivement retires. Cest que les noms mmesd universit et d universitaire sont ici des appellations contrles . La Loi sur lestablissements denseignement de niveau universitaire3 de 1989 visait spcifiquement cela :exiger une dcision de lAssemble nationale pour quune nouvelle institution universitaire ou mme une institution pouvant qualifier ses diplmes duniversitaires- soit ajoute laliste ferme inscrite dans la loi.

    On ninsistera pas outre-mesure sur ces vocations juridiques, mais celles-ci comportent toutle moins certains enseignements dterminants pour carter les rponses simplistes laquestion pose. Au Qubec, les universits ne sont pas des clubs privs. Elles sont toutes desinstitutions qui sont du domaine public et elles sont effectivement dfinies et traites commetelles. En considrant les choses sous cet angle, les universits nappartiennent ds lors personne en particulier, pas mme ltat ce ne sont pas des socits dtat. Celles et ceuxqui y prennent les dcisions corporatives le font en vertu dun mandat public : ce ne sont nides propritaires, ni des actionnaires. Dans les institutions qui sont les ntres, cest cela quidevrait assurer les protections jadis garanties par les tutelles impriales, royales oupontificales.

    2. Une rponse de type philosophico-institutionnel : la dynamique et le sens de lapratique universitaire

    Quittant ce terrain plutt formel, il faut aller plus prs de la vie de luniversit, l o se dfinitet se dploie sa signification, ce quoi se rfrent celles et ceux qui estiment partager, sinonun certain droit de proprit, du moins une prtention lgitime y dtenir quelque statutprivilgi dimportance.Universitas magistrorum ac discipulorum, titraient les fondateurs mdivaux. Et ils ne sencartent pas beaucoup, celles et ceux qui tiennent voir dans la mission ducative et culturellede formation le coeur mme de la mission de luniversit4. Extension de la connaissance parla recherche? Oui, mais toujours dans la perspective dtre ainsi une ressourcedapprentissage, de formation et de diffusion. Service la collectivit et contribution au

    dveloppement socioculturel et conomique? Oui, mais en cela mme quelle est un lieu deformation et de production de savoir.Il est sr que, avec une dfinition de mission ainsi oriente vers cette grande tche ducative,tudiants et professeurs peuvent difficilement ne pas apparatre comme les personnagescentraux de linstitution universitaire : les premiers, la manire de la raison dtre deluniversit -pas duniversit sans tudiants, martelait Newman; les seconds, comme les

    2Lois refondues du Qubec, chapitre E-9.1, art. 1.3Lois refondues du Qubec, chapitre E-14.1.4 Jai dvelopp cette perspective dansLuniversit qubcoise, p. 61-77.

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    premiers agents institutionnels, sans lesquels il ne peut pas y avoir cette relation pdagogiquequi dfinit le statut mme de ltudiant on tudie avec quelquun, nest-ce pas?-, voire aussicelui du professeur un professeur sans tudiants est un personnage en sabbatique ou ensursis. tudiants et professeurs ont donc de bonnes raisons de se voir au coeur du sens mmede linstitution universitaire et de revendiquer la reconnaissance dun statut central. Mais celanen fait pas des propritaires ou, gure mieux, des vendeurs dans le cas des professeurs,

    des clients dans le cas des tudiants. Les premiers sont des chargs de mission, imputablesdevant les impratifs et les exigences du savoir, de la culture de la vrit, comme il nestplus de mise de le dire. Les seconds sont des sujets porteurs de droits celui dapprendre etdacqurir des comptences- et de responsabilits -les mmes, en fait.Toutes celles et tous ceux qui oeuvrent dans dautres fonctions luniversit sont au servicede cette relation privilgie. Ils sont irremplaables et participent souvent, plus directementquon ne le croit, lencadrement pdagogique. Sans eux, il est vrai, le fonctionnement mmede luniversit actuelle serait proprement impossible. Mais ce nest pas leur faire injure que deles considrer comme tant en soutien ce qui se passe dessentiel entre tudiants etprofesseurs. Beaucoup y trouvent joie et satisfaction, tels cette adjointe administrative et cebibliothcaire qui parlent de leurs tudiants, tel ce gestionnaire qui sinquite de savoir sises tudiants et ses professeurs ont ce quil faut pour travailler.

    voquant ce gestionnaire, il faut dire un mot de ce groupe dont la complexification delinstitution universitaire au cours du dernier quart de sicle a command laccroissement et laramification. De plus en plus interpells et sollicits sinscrire dans les rouages de la viesociale et mdiatique, la frontire de lacadmique et du politique, surtout quand ils sonteux-mmes lus ou pratiquement lus, les dirigeants universitaires prennent beaucoup deplace dans luniversit actuelle et, constamment somms den rpondre et de disposer cettefin des donnes ncessaires, ils ont dvelopp dimportants dispositifs dintervention et decontrle. Il y a eu l une volution presque invitable, mais cela ne donne aucune de cespersonnes un quelconque droit de proprit sur linstitution universitaire. Diriger est unservice; lourd, exigeant, mais tout de mme subordonn la mission ducative et scientifiquede luniversit. La juste posture y est dautant plus difficile tenir que toutes les logiquesorganisationnelles ont tendance la faire se dvelopper la manire dun management qui napas t pens pour des institutions o, par tradition et par ncessit, se pratiquent lacollgialit et le jugement des pairs. Le statut de primus inter pares nest pas forcment ce quifigure au centre des disciplines de ladministration, pas plus quau fronton de nos centres deformation en administration publique. Cela dit, on comprendrait mal que ces chargs demission soient demble considrs comme de mchants patrons et soient la cible prfredes administrs. Lennemi, sil y en a un, serait plutt ailleurs.Luniversit ne fonctionne pas en autarcie. Ce ne fut jamais vraiment le cas, dailleurs, mme cet ge dor et mythique quon se plat imaginer pour les bruyants campus parisiens desorigines. Luniversit a toujours t en prise avec ses environnements sociaux et politiques.Cest trs clairement le cas ici, notamment depuis que ltat et lensemble de la socit civileont dcouvert que luniversit est une bonne chose et quelle est dintrt public. Avec la

    dpendance financire oblige quils doivent assumer vis--vis du Trsor public et descontribuables, il est devenu dopinion commune spontane que la socit et les pouvoirspublics ont leur mot dire dans la vie de luniversit. Ils ne sen privent pas, dailleurs, etsomme toute fort heureusement. Mais cela ne leur confre pas davantage un quelconque droitde proprit qui, la limite, pourrait saccompagner dun droit de regard sur les activitsacadmiques, sur les disciplines privilgier, sur les doctrines et les thories enseigner ou exclure. Il faut dire que ni les dirigeants politiques, ni les responsables civils ne sintressentassez aux contenus pour tre trs menaants ces gards. Mais il nest pas inutile de rappelerque le seul fait de payer ne pourrait pas lgitimer de telles ingrences. Nous nen sommes

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    videmment pas l, mais nous nen sommes pas toujours trs loin. Et lide selon laquelle lefinancement serait ce qui justifie ltat de sintresser luniversit est une ide troite. Cetintrt est plutt un devoir, comme il y en a envers tout ce qui dtermine le dveloppement etla qualit de la vie collective. Subventionner nest ni contrler, ni tenir en laisse, moinsquon adopte demble la logique troite et dtestable des approches marchandes.Ici comme ailleurs, luniversit vit des annes risques et un peu troubles. On ne peut pas

    exclure, en effet, que, profitant de situations o luniversit na pas le beau rle, voire eninvoquant les perspectives vertueuses dune nouvelle gouvernance, assez nbuleuse maisrige en modle55, les pouvoirs civils et politiques puissent semployer accrotre leurscapacits dintervenir dans la vie de luniversit. Pour le moment, et condition quon neveuille pas trop pousser le bouchon, lopinion publique appuie manifestement ces gestes denormalisation et de mise au pas. Mais ce nest pas crier au loup que destimer que les lignesde crte demeurent tnues entre certaines mises aux normes de la gestion des services publicset lintrusion sournoise dans les dcisions concernant la chose universitaire elle-mme. Lesavances et reculs de certains projets lgislatifs et rglementaires rcents tmoignent de cequon ne sen prend pas ici de simples moulins--vent.Lexamen de la question pose au cours du prsent colloque oblige videmment prendreaussi en compte lmergence du nouvel acteur que constitue ce quon peut appeler

    globalement, faute de mieux et pour faire commode, le pouvoir priv celui des entreprises,du commerce et de la finance. Son intrt pour luniversit est plutt rcent ici et on doit serjouir de son affirmation, mme sil ny a pas lieu de se raconter des histoires sur les motifset les mobiles de cet intrt, qui ne renvoient videmment pas tous au pur dsir deconnatre. Les partenariats avec le priv sont maintenant fortement encourags,particulirement en recherche, en transfert technologique et en valorisation. De grandsprogrammes de subvention en font mme une rgle contraignante, et il nest pas anodin queles politiques gouvernementales de dveloppement scientifique soient progressivement etrapidement devenues des politiques dinnovation, la nouveaut tant par ailleurs de plus enplus dfinie comme linnovation technologique et commercialisable. Il est clair que cespartenariats nentranent aucun droit dappropriation. Les premiers intresss sont dailleurseux-mmes gnralement assez prudents pour ne pas en rclamer haute voix.On le voit, cette approche centre sur la signification et les finalits de lactivit universitairenous conduit exclure un un tous les prtendants possibles lappropriation exclusive delinstitution universitaire. Les groupes inventoris se situent diversement par rapport au coeurde lactivit universitaire. On est mme en droit destimer que certains, nommment lestudiants et les professeurs, en sont plus proches que dautres. Mais aucun de cespositionnements ne saccompagne dun droit de proprit. En fait, luniversit nappartient aucun groupe particulier. Cest une institution publique, qui est ordonne au bien commun etqui appartient lensemble de la collectivit. Des acteurs y interviennent diversement,certains comme forces constitutives, dautres comme chargs de mission, dautres commepartenaires, dautres comme instances rgulatrices. Au bout du compte, cependant, tous sontredevables et imputables devant lexercice dune mission ducative, scientifique et culturelle

    qui est elle-mme sa propre justification et qui, en cela, est vecteur de dveloppement socialet conomique.Est-ce dire quil ny a pas de problme et que la question pose est acadmique, voireoiseuse? Je ne le crois pas, mais je ne pense pas non plus que le statut juridique ou laphilosophie des finalits permettent seules den disposer. Dautres forces, trs puissantes,proprement tectoniques celles-l, sont actuellement considrer : elles sont probablementplus dterminantes que ne pourraient ltre des prtendants spcifiquement identifis. Il

    5 Voir : Gouvernance et direction de luniversit, une confrence que jai prononce louverture du colloquede la FQPPU, Montral, 3 mai 2007. (Texte disponible sur le site de la FQPPU.)

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    se pourrait mme que les vautours soient devenus la fois plus subtils et plus envahissants.Cest ce que je veux explorer brivement dans la troisime partie de mon expos.

    3. Une approche de type archologique : de nouvelles forces matricielles luvre

    Le terrain sur lequel je vous propose de maccompagner est un terrain difficile, et mme

    fragile certains gards. Mais je suis assez convaincu de son intrt pour vouloir laborderavec vous, tout le moins comme hypothse heuristique susceptible dlargir la porte dunerponse utile la question pose. linstar dautres grandes institutions occidentales et de nos socits elles-mmes,luniversit actuelle est engage dans des ordres de discours et de praxis qui la dpassent,lenglobent, la structurent et la modlent jallais dire : la formatent-, la faon de vecteursproprement matriciels. Ce nest pas vraiment nouveau, bien sr, comme en tmoigne lediscours que je viens moi-mme de tenir et qui, par rapport un monde qui a beaucoupchang, peut aussi avoir des allures dtranget, voire de rsistance. Tout se passe comme silensemble des rfrences qui vont de soi et par rapport auxquelles se sont formes nossocits et nos institutions taient en pleine mutation et en mutation rapide. mergeraientainsi des pistms, o de nouveaux concepts et de nouvelles valeurs entrent en vigueur,

    inspirant et articulant autrement lensemble de nos positionnements et de nos vises de sens.Sans que nous nous en rendions compte en tout cas, sans que nos discours et nos dclarationsy aient toujours explicitement adhr-, se pourrait-il que nos logiques institutionnelles aientdj ngoci des tournants et pris des orientations dont nous ne matriserions pas tous lestenants et aboutissants? telle enseigne que la question de la proprit de luniversitpourrait bien stre dj inscrite dans des matrices qui commandent de nouvelles rponses oumme qui en changent la nature. Si tel tait le cas, les prtendants la proprit de luniversitne seraient pas chercher lextrieur, comme sil sagissait de menaces dont luniversitserait une simple victime. Ce que je veux suggrer ici, cest que la rflexion critique doitporter sur linstitution universitaire elle-mme, partie prenante, complice et vecteur de cesnouvelles matrices. Sous simple bnfice dinventaire, je vous suggre trois pistes,potentiellement concurrentielles mais finalement convergentes.Une premire piste explorer, cest celle des perspectives de lconomie du savoir.Lessentiel en est que la connaissance, spcifiquement la connaissance de pointe pas lestudes mdivales, bien sr!- constitue le vecteur le plus dterminant du dveloppementconomique et de la cration de la richesse. Cest le savoir qui devient ainsi la cl desnouvelles prosprits, introduisant, par-del les seules richesses naturelles ou leur premiretransformation, une plus-value dinnovation capable de hausser le niveau des comptences,daccrotre la productivit et de refaonner lconomie laune de la matire grise. Commelieu de production et de diffusion de connaissances, luniversit devient ds lors un rouageessentiel de lconomie, directement sollicit par lensemble du circuit mondial des biens, descapitaux et des personnes, elles-mmes souvent appeles capital humain . conomie dusavoir et mondialisation vont ainsi de pair, la connaissance tant la ressource la plus mobile et

    la plus souple qui soit, celle qui se transporte librement au-del des frontires, capable decontourner les cadres politiques eux-mmes.Plusieurs ont pens que cette insertion conomique nouvelle contribuerait positivement accrotre lintrt pour luniversit et mettre celle-ci lavant-scne des proccupations, etque lopinion publique y trouverait de nouveaux motifs de favoriser un engagement financieraccru de la part des tats. Tel tait bien lespoir de celles et ceux qui, dans des organismescomme lOCDE et dautres de mme inspiration, semployaient, dans les annes 80, explorer ces perspectives nouvelles. Ils avaient raison. Mais les choses ne se sont pas arrtesl. Cest bien plutt toute une vision de la connaissance et de la pratique universitaire qui sest

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    peu peu construite et qui a obtenu ladhsion croissante des pouvoirs politiques, industrielset financiers, et des universitaires eux-mmes. Cest quil y a l une puissante invitation penser selon . Penser selon lconomie du savoir, cela peut signifier beaucoup de choses -une foule depetites choses, comme on le disait jadis du civisme. Trs concrtement, cela peut signifier,par exemple : btir et prsenter des projets en en montrant essentiellement le potentiel de

    retombes conomiques; consacrer le meilleur de ses nergies se positionner dans le JetSet et dans les cocktails des chambres de commerce; justifier laccueil des tudiantsinternationaux en calculant leurs dpenses annuelles moyennes et leur contribution lconomie locale; accorder la priorit aux programmes dtude dont lutilit est vidente etles retombes, immdiatement mesurables; penser Big et plantaire, quitte ne pas tropsintresser lhumble problme des nids-de-poule printaniers. Et quoi encore, de plus lourdet de plus srieux.En fait, cest une traduction globale de la ralit universitaire qui sest peu peu affirme ici.La reconnaissance de lconomie comme vecteur central de lactivit scientifique nous auratous un peu sduits, nest-ce pas? Aprs tout, le savoir na pas de frontires. Tout commelargent na pas dodeur. Il faut seulement se demander quel prix luniversit consent-elleainsi chaque jour vendre un peu de son me. Il y a l, me semble-t-il, un norme potentiel

    pour une dsappropriation dont nous serions nous-mmes les agents consentants.Une deuxime piste concerne ce quon peut appeler globalement la logique du march. Lemarch, cest lunivers du libre choix en vue dassurer le plus grand plaisir, cest le rgne dece qui plat en ce moment-ci et en ce lieu-ci. Cest la primaut dune satisfaction individuelle la carte , comme le disent de la croyance religieuse actuelle certains analystes de mesamis.Sagissant de cette logique de march, il ne faut pas la confiner ses seuls aspects marchands.Oui, on y suppose que les choses valent ce quun acheteur est prt en offrir pour lesacqurir. Mais, au-del et travers cela, cest leffacement de la facult de juger des choses enfonction de ce quelles pourraient valoir par rapport des fins reconnues, un effacement quise fait au profit de choix circonstancis, pess lchelle de vises dabord individuelles. Lesuniversitaires ont largement lgitim cela travers les dfenses et illustrations dunepostmodernit qui aurait fort heureusement supplant les navets dantan et dtruit jusquaurve dun savoir qui prtendrait dpasser le rcit de lici et maintenant.Sil est vrai quelles ont acquis droit de cit, de telles perspectives importent beaucoup pour legenre de rponse apporter la question qui nous occupe aujourdhui. Il ne sagirait plus dechercher senraciner dans une vision de linstitution universitaire prisonnire de lhistoire etds lors fortement teinte dun essentialisme ringard. Luniversit pourrait mme tout aussibien changer de propritaire, pourvu que la transaction de vente ne perturbe pas trop la viequotidienne de linstitution et, au premier chef, les habitudes des personnes qui y travaillent.Comment, en effet, dfendre une institution quand lide mme d institution sest affaiblieau point de ne plus pouvoir soutenir des convictions et motiver des engagements? quiappartient luniversit? : la question mme perd alors son urgence, en mme temps que

    beaucoup de sa pertinence. On peut se demander si lmergence et la consolidation de cettepense matricielle nont pas dj modifi notre rapport linstitution et, avec elle, notreappropriation de luniversit. Et, si oui, cest que, vue sous cet autre angle, la menace nestpas davantage lextrieur.La troisime piste que je veux voquer participe ce mga-phnomne quon nen finit plusde commenter et danalyser depuis Max Weber, le dsenchantement du monde, et sans oublierses prolongements analytiques que, dans le secteur des sciences des religions, on aimequalifier de sortie de la religion , cest--dire la fin de la dtermination et de lastructuration, par la religion, du politique, de lconomique et du social. Mutation matricielle

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    sil en est, dans la mesure mme o les rfrences fondatrices sont ainsi proprementmtabolises, dplaces, remplaces, rinvesties de manire souvent indite.Jvoque cela parce que luniversit fait partie des grandes institutions de lOccident qui, dansleurs fondements, leurs modes dopration et leurs figures, ne sont jamais trs loin desinstitutions politiques et religieuses dont elles sont issues et dont elles perptuent plus dunrituel. Se pourrait-il que linstitution universitaire soit, elle aussi, profondment engage dans

    un processus de dmythologisation et de dsenchantement, qui dconstruit le caractreprivilgi de son accs au savoir et lintroduit ds lors dans une mise en ballottage laquelleelle nest pas du tout rompue.Oui, il y a telle chose quune relativisation et une dmystification de ces privilges dusavoir dont les libells de plusieurs de nos diplmes font pourtant toujours tat. Luniversitest de moins en moins tablie, et vouloir sen approprier quelque chose na gure plus riende sacrilge. linstar des institutions politiques et tatiques, qui sont aussi relativises pardes pouvoirs transnationaux qui se font les ardents partisans de gouvernances enfin moinslocales, luniversit ne jouit plus gure de cette aura, insaisissable mais efficace, quisemblait pouvoir la protger des oprations dacquisition, sympathiques ou hostiles. Lesuniversitaires y sont eux-mmes pour quelque chose, qui ont fourni tous les rationnelsncessaires pour penser ce dstablissement, voire pour le justifier ou le promouvoir. Ici

    aussi, en somme, si ces perspectives ont effectivement acquis un statut de lieu matriciel, lamenace dappropriation ou dexpropriation ne serait pas chercher uniquement lextrieurde luniversit.

    * * *

    Je ne mautoriserai pas trop conclure partir de pistes danalyse aussi hypothtiques. Jevous dirai tout de mme ma conviction que les voies juridiques et philosophiques nepermettent plus de rpondre la question pose. En tout cas, elles ne suffisent manifestementplus commander ladhsion. Cest sans doute quil faut dpasser les rponses tablies etsinterroger sur ces discours dominants qui nous structurent dj comme notre insu.Rpondre la question supposerait ds lors quon procde lexplicitation critique de ce quinous fait penser. Peut-tre y trouverions-nous les sources et les vecteurs dunedsappropriation que nous avons raison de ne pas vouloir, de mme que des pistes pour denouvelles appropriations. Cest la voie quil me semble ncessaire et urgent dexplorer.