lucier, p. (1998) « l'université et les frontières »

Upload: chaire-fernand-dumont-sur-la-culture

Post on 04-Apr-2018

219 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/29/2019 Lucier, P. (1998) L'universit et les frontires

    1/3

    Chaire Fernand-Dumont sur la culture

    Pierre Lucier 1 de 3 1998

    Lucier, Pierre

    L'universit et les frontires

    Notes pour l'allocution prononce par M. Pierre Lucier, prsident de l'Universit du Qubec,

    lors de la Collation des grades de l'Universit du Qubec Hull et de la remise d'un doctorat

    honorifique Mesdames Graldine Hutton et Claudine Simson, Hull, le 31 octobre 1998.

    Monsieur le Recteur,

    Monsieur le Prsident du Conseil,

    Mesdames et Messieurs de la direction, du corps professoral

    et du personnel de l'Universit du Qubec Hull,

    Madame Hutton, Madame Simson,

    Mesdames et Messieurs les diplms de ce jour,

    Mesdames et Messieurs,

    D'abord et avant tout, bravo vous, les nouveaux diplms! Vous recevez aujourd'hui la

    reconnaissance acadmique officielle de vos annes de travail, de vos efforts, de votre

    persvrance. Nous ftons avec vous l'aboutissement de labeurs o se sont sans doute aussi

    glisss des moments de doute et de morosit. Permettez-vous d'en savourer maintenant la joie.Bravo aussi vos matres et vos proches, qui vous ont accompagns et soutenus en cours de

    route et qui vous savez mieux que moi ce que vous devez. L'Universit du Qubec est fire

    de vous compter dsormais parmi ses diplms. Avec cette formidable armada de

    comptences et de dynamisme, je vous souhaite de contribuer pousser plus avant les

    frontires du savoir et btir un espace social plus juste.

    Notre rassemblement d'aujourd'hui, ici en Outaouais, de mme que l'oeuvre de nos deux

    docteures d'honneur, m'incite partager avec vous quelques rflexions sur cette ide des

    "frontires" et sur ce qu'elle nous rvle d'essentiel propos de la ralit de l'institution

    universitaire, particulirement en Outaouais.

    Hull est, sa manire, une ville frontire, comme l'Outaouais est une rgion frontalire.L'Universit du Qubec Hull est ds lors aussi une institution de caractre frontalier,

    gographiquement, socialement, culturellement. Cela n'est ni anodin, ni secondaire. Cela

    signifie qu'on est ici un point de jonction, une "interface", avec tout ce que cela suppose

    la fois de dlimitation des territoires et d'interpntration des ralits.

    Une frontire dcoupe un territoire, tablit une ligne de dmarcation, prcise ce qui est en

    de et ce qui est au-del : c'est mme sa fonction propre. Elle est plus ou moins marque et

    contraignante: elle peut aller d'un simple pointill sur un degr de latitude aux barrires

    gigantesques de quelque Himalaya ou d'un ocan, de la simple variation dialectale aux

    diffrences culturelles et linguistiques profondes, du no man's land entre pays ennemis au

    voisinage convivial de deux provinces amies. Mais, toujours, elle identifie, dlimite,

    distingue. Le plus souvent, cependant, et par-del la ligne trace sur la carte gographique,

    elle est aussi point d'osmose et de rencontre.

    Rencontre, change, mixage, mtissage : moins d'riger artificiellement des murs de Berlin,

    vite transforms en murs de la honte et, question de temps, invitablement vous

    l'croulement, les zones frontire sont gnralement caractrises par le jeu complexe de

    dgrads et de croisements de toutes sortes. Les frontires sont le monde du proche en proche,

    mme si des ruptures et des sauts y djouent aussi parfois les rgles du seul calcul diffrentiel.

  • 7/29/2019 Lucier, P. (1998) L'universit et les frontires

    2/3

    Chaire Fernand-Dumont sur la culture

    Pierre Lucier 2 de 3 1998

    Celles et ceux qui tudient la formation des sols, le comportement des rives ou des zones

    estuariennes, par exemple, le savent bien ; ceux qui se penchent sur la gographie des langues

    et des cultures, aussi, ou encore sur les phnomnes limites lis aux points de gel ou de fusion

    : les zones limitrophes sont riches en enseignements. On entend mme dire que ces zones de

    jonction nous apprennent davantage que les milieux homognes et nous permettent de saisir

    des phnomnes inaccessibles autrement.

    Il en est de mme dans l'histoire des peuples et des civilisations. Sans doute y identifie-t-on

    des dates charnires, des faits ou des vnements de rupture : la chute de Constantinople, la

    prise de la Bastille, Hiroshima, etc. Mais, la vrit, les choses sont moins nettes dans la

    ralit que dans les livres d'histoire. Et ce que nous appelons la Rvolution franaise, par

    exemple, est sans doute davantage un mouvement aux antcdents, aux volutions et aux

    prolongements autrement plus difficiles dater et situer. Et c'est souvent dans ces priodes

    dites de transition qu'on apprend le plus sur les mcanismes profonds des socits. La longue

    priode dite romaine-hellnistique, par exemple, a t particulirement effervescente en ides

    et en nouveauts, singulirement clairante aussi, mme si les manuels d'histoire en parlent

    souvent la hte, entre le traitement de deux rgnes ou de deux priodes aux contours mieux

    affirms.

    Nos vies personnelles nous enseignent galement cela. Nous en donnons bien les dates

    repres dans nos curriculum vitae, mais nous savons que ce sont les priodes frontire qui ont

    t souvent les plus dterminantes, celles - commencer par notre naissance mme et notre

    adolescence, par exemple - , o nous sommes passs d'un monde un autre. Nous savons

    aussi que tout ne s'y est pas vcu dans la pure clart des lignes et le calme plat des motions.

    Nous nous construisons mme ces passages.

    J'ai moi-mme vcu et tudi dans une ville universitaire frontalire, au plein centre de

    l'Europe, lieu de passage sculaire consacr lors des "Serments de Strasbourg", qui ont

    dcoup l'Empire entre les trois fils de Charlemagne et qui ont consacr cette ville, comme

    son nom l'indique, "ville-chemin", "ville-passage". Je ne vous cacherai pas avoir t la fois

    impressionn et sduit par cette circulation vivante des ides et des cultures. Les drapeauxflottaient dment o ils devaient, mais il n'tait pas vident tous les jours que nous y tions

    d'un ct ou de l'autre de la frontire - pourtant internationale, celle-l. Sminaires conjoints,

    frquentation partage de bibliothques, cousinage linguistique: je ne suis pas tonn de

    constater, vingt-cinq ans plus tard, qu'une seule carte d'tudiant soit maintenant mise par les

    six universits voisines de part et d'autre de la frontire franco-allemande, chacune demeurant

    pourtant, rassurez-vous, trs clairement ce qu'elle est.

    Cette vocation serait purement anecdotique, et donc sans grand intrt, si elle ne traduisait

    pas quelque chose de la nature mme de l'universit. En effet, c'est de multiples manires que

    l'universit entretient des rapports privilgis avec les frontires de l'inconnu scientifique et

    culturel qu'elle a mission de sans cesse repousser. Sur le plan de son activit propre,

    l'universit est ainsi tout entire engage dans les interfaces de la confrontation des ides, des

    thses et des thories. Avant mme qu'on parle explicitement d'interdisciplinarit et, plus

    rcemment, de transdisciplinarit, l'universit a t et est toujours un lieu de brassage, de mise

    en relation. Ds l'origine, Bologne, Montpellier, Paris, Oxford et progressivement

    partout en Europe, elle a t un creuset international des cultures, des savoirs et des pratiques

    professionnelles, les tudiants y venant gnralement des quatre coins de l'Europe chrtienne

    et y vivant en "communauts de matres et de disciples" qui ont donn son nom l'institution

    universitaire. C'est mme parce qu'elle a ainsi systmatiquement frquent les frontires que

    l'universit a appris les surmonter et a trouv sa vocation essentiellement transfrontalire. Et

  • 7/29/2019 Lucier, P. (1998) L'universit et les frontires

    3/3

    Chaire Fernand-Dumont sur la culture

    Pierre Lucier 3 de 3 1998

    ce n'est pas autrement qu'elle a appris tre l'aise avec le dfi de toutes les nouvelles

    frontires, culturelles, scientifiques, technologiques, sociales.

    Dans des secteurs diffrents et par des voies complmentaires, les travaux de nos deux

    docteures d'honneur ont t et sont des oeuvres de frontires. L'une, Madame Hutton, a

    contribu de manire importante btir, voire rapatrier au Qubec, une offre de services

    sociaux et de services de sant conforme aux besoins et aux aspirations de la population del'Outaouais. Une opration normale, lgitime et ncessaire de prise en main qui, sans

    aucunement empcher l'change et la collaboration, assure aux gens d'ici les services

    fondamentaux pour lesquels ils paient des taxes. En dernire analyse, presque une affaire de

    cohrence et de dignit. L'autre, Madame Simson, est une chef de file dans un secteur, celui

    des tlcommunications, dont le propre est de traverser et de djouer toutes les frontires, et

    de btir, l'chelle continentale et mondiale, les instruments d'un maillage de plus en plus

    serr. On y volue quotidiennement aux nouvelles frontires de la science et de la

    technologie, l o les femmes et les hommes de toutes les appartenances nationales

    apprennent la rencontre et l'change au-del des frontires. Entre l'oeuvre de nos deux

    docteures, il y a une complmentarit pleine d'enseignements pour celles et ceux qui aspirent

    la consistance sociale et culturelle et, tout la fois, l'ouverture et l'accueil au-del de

    toutes les frontires.

    Chers diplms d'aujourd'hui, vous avez eu la chance d'tudier dans une universit qui vous a

    accompagns vers de nouvelles frontires et qui, en plus, vit avec conscience et maturit sa

    situation d'institution frontalire, avec tous les dfis et les atouts qui en dcoulent. Je vous

    souhaite de pouvoir, dans chacun de vos cheminements professionnels et personnels,

    approfondir et promouvoir les valeurs d'enracinement local et rgional, en mme temps que

    celles de l'ouverture et du dialogue. D'tre, en somme, des acteurs efficaces de l'"interface".

    L'Universit du Qubec Hull, votre universit, est engage dans ce mme double

    mouvement. Elle doit se dvelopper pour pouvoir offrir, la population qubcoise d'ici, un

    ventail suffisamment vari et consistant de programmes d'tudes. Ce que Madame Hutton a

    contribu raliser en matire de services de sant et de services sociaux, l'Universit duQubec Hull doit aussi le russir dans le domaine de l'enseignement et de la recherche

    universitaires. Une question de cohrence, d'quit et de dignit. C'est donc un dveloppement

    du noyau institutionnel lui-mme qui s'impose ici, et non de simples accroissements la

    marge. De manire indissociable, les voies traces par Madame Simson l'inspirent et la

    guideront dans ses perces vers les nouvelles frontires de la science et de la technologie.

    L'Universit du Qubec Hull doit prendre toute la place qui lui revient dans la grande

    aventure technologique de la vaste rgion canadienne qui est la sienne.

    Dans ces tches normes et exaltantes, l'Universit du Qubec Hull doit pouvoir compter sur

    l'appui de ses diplms, comme elle reoit dj celui de la communaut rgionale et du rseau

    de l'Universit du Qubec. Elle a et aura encore besoin de vous. Son statut d'universit

    frontalire et de "vitrine" du Qubec lui imposera de plus en plus d'assumer des audaces et de

    prendre des risques que seuls votre appui et le ntre lui permettront de mener bon port. Je

    vous souhaite une bonne route.

    Je vous remercie de votre attention.