lit chateaubriand mémoires d'outre-tombe, tome 1

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The Project Gutenberg EBook of Mémoires d'Outre-Tombe, Tome I, by François-René de Chateaubriand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mémoires d'Outre-Tombe, Tome I Author: François-René de Chateaubriand Editor: Ed. Biré Release Date: July 18, 2006 [EBook #18864] [Date last updated: July 30, 2006] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE, TOME I *** Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) [Note au lecteur de ce fichier digital. Afin de faciliter l'utilisation des notes de fin de page contenant des numéros de page, les numéros de pages du volume imprimé ont été conservés dans la marge de droite sous le format (p. xxx) sur la première ligne de la page. --Les numéros de page manquants correspondent à des pages blanches. --Le premier mot de la page XXXIX n'étant pas lisible dans

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The Project Gutenberg EBook of Mmoires d'Outre-Tombe, Tome I, by Franois-Ren de Chateaubriand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Mmoires d'Outre-Tombe, Tome I Author: Franois-Ren de Chateaubriand Editor: Ed. Bir Release Date: July 18, 2006 [EBook #18864] [Date last updated: July 30, 2006] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MMOIRES D'OUTRE-TOMBE, TOME I ***

Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

[Note au lecteur de ce fichier digital. Afin de faciliter l'utilisation des notes de fin de page contenant des numros de page, les numros de pages du volume imprim ont t conservs dans la marge de droite sous le format (p. xxx) sur la premire ligne de la page. --Les numros de page manquants correspondent des pages blanches. --Le premier mot de la page XXXIX n'tant pas lisible dans le livre utilis lors de la cration de ce fichier, cet espace a t rempli avec "du trne le". --Page 339, l'"Alcyon y jetaient" a t remplac par l'"Alcyon y jetait". --Le nom de l'illustration de la page 344 n'tant pas lisible, cette illustration a t renomme "Une jeune marinire" lors de la cration de ce fichier.]

UVRES COMPLTES

DE

CHATEAUBRIAND

Annotes par SAINTE-BEUVE de l'Acadmie franaise

MMOIRES D'OUTRE-TOMBE

Introduction, Notes et Appendices de M. Ed. BIR

TOME PREMIER

PARIS GARNIER FRRES, LIBRAIRES-DITEURS 6, RUE DES SAINTS-PRES, 6 1904

KRAUS REPRINT Nendeln/Liechtenstein 1975

Reprinted by permission of the original publishers KRAUS REPRINT A Division of KRAUS-THOMSON ORGANIZATION LIMITED

Nendeln/Liechtenstein 1975 Printed in Germany Lessingdruckerei Wiesbaden

INTRODUCTION (p. V)

IEn 1834, la rdaction des Mmoires d'Outre-Tombe tait fort avance. Toute la partie qui va de la naissance de l'auteur, en 1768, son retour de l'migration, en 1800, tait termine, ainsi que le rcit de son ambassade de Rome (1828-1829), de la Rvolution de 1830, de son voyage Prague et de ses visites au roi Charles X et Mme la Dauphine, Mademoiselle et au duc de Bordeaux. La Conclusion tait crite. Tout cet ensemble ne formait pas moins de sept volumes complets. Si le champ tait loin encore d'tre puis, la rcolte tait pourtant assez riche pour que le glorieux moissonneur, dposant sa faucille, pt songer un instant s'asseoir sur le sillon, lier sa gerbe et nouer sa couronne. Avant de se remettre l'uvre, de retracer sa vie sous l'Empire et sous la Restauration jusqu'en 1828, et de runir ainsi, en remplissant l'intervalle encore vide, les deux ailes de son monument, Chateaubriand prouva le besoin de communiquer ses Mmoires quelques amis, de recueillir leurs impressions, de prendre leurs avis; peuttre songeait-il se donner par l un avant-got du succs rserv, il le croyait du moins, celui de ses livres qu'il avait le plus travaill et qui (p. VI) tait, depuis vingtcinq ans, l'objet de ses prdilections. Mme Rcamier eut mission de runir l'Abbaye-auBois le petit nombre des invits jugs dignes d'tre admis ces premires lectures. Situ au premier tage, le salon o l'on pntrait, aprs avoir mont le grand escalier et travers deux petites chambres trs sombres, tait clair par deux fentres donnant sur le jardin. La lumire, mnage par de doubles rideaux, laissait cette pice dans une demi-obscurit, mystrieuse et douce. La premire impression avait quelque chose de religieux, en rapport avec le lieu mme et avec ses htes: salon trange, en effet, entre le monastre et le monde, et qui tenait de l'un et de l'autre; d'o l'on ne sortait pas sans avoir prouv une motion profonde et sans avoir eu, pendant quelques instants, fugitifs et inoubliables, une claire vision de ces deux choses idales: le gnie et la beaut. Le tableau de Grard, Corinne au cap Misne, occupait toute la paroi du fond, et lorsqu'un rayon de soleil, travers les rideaux bleus, clairait soudain la toile et la faisait vivre, on pouvait croire que Corinne, ou Mme de Stal elle-mme, allait ouvrir ses lvres loquentes et prendre part la conversation. Que l'admirable improvisatrice ft descendue de son cadre, et elle et retrouv autour d'elle, dans ce salon ami, les meubles

familiers: le paravent Louis XV, la causeuse de damas bleu ciel col de cygne dor, les fauteuils tte de sphinx et, sur les consoles, ces bustes du temps de l'Empire. A dfaut de Mme de Stal, la causerie ne laissait pas d'tre anime, grave ou piquante, loquente parfois. Tandis que le bon Ballanche, avec une innocence digne de l'ge d'or, essayait d'aiguiser le calembour, Ampre, toujours en verve, prodiguait sans compter les aperus, les saillies, les traits ingnieux et vifs. Les heures s'coulaient rapides, et certes, nul ne se ft avis de les compter, alors mme que, sur le marbre de (p. VII) la chemine, la pendule absente n'et pas t remplace par un vase de fleurs, par une branche toujours verte de fraxinelle ou de chne. C'est dans ce salon qu'eut lieu, au mois de fvrier 1834, la lecture des Mmoires. L'assemble, compose d'une douzaine de personnes seulement, renfermait des reprsentants de l'ancienne France et de la France nouvelle, des membres de la presse et du clerg, des critiques et des potes, le prince de Montmorency, le duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, le duc de Noailles, Ballanche, Sainte-Beuve, Edgar Quinet, l'abb Gerbet, M. Dubois, ancien directeur du Globe, un journaliste de province, Lonce de Lavergne, J.-J. Ampre, Charles Lenormant, Mme Amable Tastu et Mme A. Dupin. On arrivait deux heures de l'aprs-midi, Chateaubriand portant la main un paquet envelopp dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c'tait le manuscrit des Mmoires. Il le remettait l'un de ses jeunes amis, Ampre ou Lenormant, charg de lire pour lui, et il s'asseyait sa place accoutume, au ct gauche de la chemine, en face de la matresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soire. Elle dura plusieurs jours. On pense bien que les initis gardrent assez mal un secret dont ils taient fiers et ne se firent pas faute de rpandre la bonne nouvelle. Jules Janin, qui n'tait point des aprsmidi de l'Abbaye-au-Bois, mais qui possdait des intelligences dans la place, sut faire causer deux ou trois des heureux lus; comme il avait une mmoire excellente et une facilit de plume merveilleuse, en quelques heures il improvisa un long article, qui est un vritable tour de force, et que la Revue de Paris s'empressa d'insrer [1]. Sainte-Beuve. Edgar Quinet, Lonce de Lavergne, qui avaient assist aux lectures; Dsir Nisard et Alfred Nettement, qui Chateaubriand avait libralement ouvert ses portefeuilles (p. VIII) et qui avaient pu, dans son petit cabinet de la rue d'Enfer, assis sa table de travail, parcourir tout leur aise son manuscrit, parlrent leur tour des Mmoires en pleine connaissance de cause et avec une admiration raisonne [2]. Les journaux se mirent de la partie, sollicitrent et reproduisirent des fragments, et tous, sans distinction d'opinion, des Dbats au National de 1834, de la Revue europenne la Revue des Deux-Mondes, du Courrier franais la Gazette de France, de la Tribune la Quotidienne, se runirent, pour la premire fois peut-tre, dans le sentiment d'une commune admiration. Tel tait, cette date, le prestige qui entourait le nom de Chateaubriand, si profond tait le respect qu'inspirait son gnie, sa gloire dominait de si haut toutes les renommes de son temps, que la seule annonce d'un livre sign de lui, et d'un livre qui ne devait paratre que bien des annes plus tard, avait pris les proportions d'un vnement politique et littraire. J'ai sous les yeux un volume, devenu aujourd'hui trs rare, publi par l'diteur Lefvre, sous ce titre: Lectures des Mmoires de M. de Chateaubriand, ou Recueil d'articles publis sur ces Mmoires, avec des fragments originaux [3]. Il porte, chaque page, le

tmoignage d'une admiration sans rserve, dont l'unanimit relevait encore l'clat, et dont l'histoire des lettres au XIXe sicle ne nous offre pas un autre exemple.

II (p. IX)Les heures pourtant, les annes s'coulaient. Dans son ermitage de la rue d'Enfer, deux pas de l'Infirmerie de Marie-Thrse, fonde par les soins de Mme de Chateaubriand, et qui donnait asile de vieux prtres et de pauvres femmes, l'auteur du Gnie du Christianisme vieillissait, pauvre et malade, non sans se dire parfois, avec un sourire mlancolique, lorsque ses regards parcouraient les gazons et les massifs d'arbustes de l'Infirmerie, qu'il tait sur le chemin de l'hpital. La devise de son vieil cusson tait: Je sme l'or. Pair de France, ministre des affaires trangres, ambassadeur du roi de France Berlin, Londres et Rome, il avait sem l'or: il avait mang consciencieusement ce que le roi lui avait donn; il ne lui en tait pas rest deux sous. Le jour o dans son exil de Prague, au fond d'un vieux chteau emprunt aux souverains de Bohme, Charles X lui avait dit: Vous savez, mon cher Chateaubriand, que je garde toujours votre disposition votre traitement de pair, il s'tait inclin et avait rpondu: Non, Sire, je ne puis accepter, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi [4]. Sa maison de la rue d'Enfer n'tait pas paye. Il avait d'autres dettes encore, et leur poids, chaque anne, devenait plus lourd. Il ne dpendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu'il voulut bien cder la proprit de ses Mmoires, en autoriser la publication immdiate, et il allait pouvoir toucher aussitt des sommes considrables. Pour brillantes qu'elles fussent, les offres qu'il reut des diteurs de ses uvres ne purent flchir sa rsolution: il restera pauvre, (p. X) mais ses Mmoires ne paratront pas dans des conditions autres que celles qu'il a rves pour eux. Aucune considration de fortune ou de succs ne le pourra dcider livrer au public, avant l'heure, ces pages testamentaires. On le verra plutt, quand le besoin sera trop pressant, s'atteler d'ingrates besognes; vieux et cass par l'ge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, Londres, il faisait, pour l'imprimeur Baylis, des traductions du latin et de l'anglais [5]. Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, mus de sa situation, se proccupaient d'y porter remde. On tait en 1836. C'tait le temps o les socits par actions commenaient faire parler d'elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. A cette poque dj lointaine, et qui fut l'ge d'or, j'allais dire l'ge d'innocence de l'industrialisme, il n'tait pas rare de voir les capitaux se grouper autour d'une ide philanthropique; de mme que l'on s'associait pour exploiter les mines du Saint-Brain ou les bitumes du Maroc, on s'associait aussi pour lever des orphelins ou pour distribuer des soupes conomiques. Puisqu'on mettait tout en actions, mme la morale, pourquoi n'y mettrait-on pas la gloire et le gnie? Les amis du grand crivain dcidrent de faire appel ses admirateurs, et de former une socit qui, devenant propritaire de ses Mmoires, assurerait tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-tre n'y aurait-il pas d'autre dividende que celui-l; mais ils estimaient qu'il se trouverait bien quelques actionnaires pour s'en contenter.

Leur espoir ne fut pas du. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s'levait cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la socit tait dfinitivement constitue. Sur la liste des membres, je relve les noms suivants: (p. XI) le duc des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amde Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. MandarouxVerlamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lvis-Ventadour, douard Mennechet, le marquis de la Rochejaquelein, M. de Caradeuc, le vicomte d'Armaill, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intrts de l'illustre crivain, en mme temps que respectueuse de ses intentions. La socit fournissait Chateaubriand les sommes dont il avait besoin dans le moment, et qui s'levaient 250,000 francs; elle lui garantissait de plus une rente viagre de 12,000 francs, rversible sur la tte de sa femme. De son ct, Chateaubriand faisait abandon la socit de la proprit des Mmoires d'Outretombe et de toutes les uvres nouvelles qu'il pourrait composer; mais en ce qui concernait les Mmoires, il tait formellement stipul que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l'auteur. En 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs tant morts, un certain nombre d'actions ayant chang de mains, la socit couta la proposition du directeur de la Presse, M. mile de Girardin. Il offrait de verser immdiatement une somme de 80,000 francs, si on voulait lui cder le droit, la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paratre les Mmoires d'Outre-tombe dans le feuilleton de son journal. Le march fut conclu. Chateaubriand, ds qu'il en fut instruit, ne cacha point son indignation. Je suis matre de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu'on les jette au vent [6]. Il fit insrer dans les journaux la dclaration suivante: Fatigu des bruits qui ne peuvent m'atteindre, mais qui m'importunent, il m'est utile de rpter que je suis rest tel que j'tais lorsque, le 25 mars de l'anne 1836, j'ai sign le contrat pour la vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l'ancienne garde royale. (p. XII) Rien depuis n'a t chang, ni ne sera chang, avec mon approbation, aux clauses de ce contrat. Si par hasard d'autres arrangements avaient t faits, je l'ignore. Je n'ai jamais eu qu'une ide, c'est que tous mes ouvrages posthumes parussent en entier et non par livraisons dtaches, soit dans un journal, soit ailleurs. CHATEAUBRIAND [7]. Sa rpugnance l'gard d'un pareil mode de publication tait si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec nergie contre l'arrangement intervenu entre le directeur de la Presse et la socit des Mmoires [8]. Il ne s'en tint pas l. Dans la crainte que sa signature, donne au bas du reu de la rente viagre, ne fut considre comme une approbation, il refusa d'en toucher les arrrages. Six mois s'taient couls, et sa rsolution paraissait inbranlable. Trs effraye d'une rsistance qui allait la rduire un complet dnuement, elle, son mari et ses pauvres, Mme de Chateaubriand s'effora de la vaincre; mais ses instances mme menaaient de demeurer sans rsultat, lorsque M. Mandaroux-Vertamy, depuis longtemps le conseil du grand crivain, parvint dnouer la situation, en rdigeant pour lui une quittance dont les termes rservaient son opposition.

IIILe 4 juillet 1848, au lendemain des journes de Juin, Chateaubriand rendit son me Dieu, ayant son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l'abb Deguerry, une sur de charit et Mme Rcamier [9]. Il habitait (p. XIII) alors au numro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, dpos dans un caveau de l'glise des Missions trangres, y reut les premiers honneurs funbres, et fut conduit Saint-Malo, o, le 19 juillet, eurent lieu les funrailles. C'est l que repose le grand pote, sur le rocher du Grand-B, quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps prpare par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, l'ombre de la croix. Si cela n'et dpendu que de M. mile de Girardin, la publication des Mmoires et commenc ds le lendemain des obsques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il tait oblig de compter avec les formalits judiciaires et les dlais lgaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu'il put faire paratre en tte de son journal les alinas suivants: Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mmoires d'Outretombe; il n'a pas dpendu de la Presse de commencer plus tt cette publication; il y avait, pour la leve des scells, des dlais et des formalits qu'on n'abrge ni ne lve au gr de son impatience. Enfin les scells ont t levs samedi [10]. C'est en publiant ces Mmoires, si impatiemment attendus, que la Presse rpondra tous les journaux qui, dans un intrt de rivalit, rpandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans), que les Mmoires d'Outre-tombe ne seront pas publis dans nos colonnes. Les Mmoires forment dix volumes. Le droit de premire publication de ces volumes a t achet et pay par la Presse 96,000 francs [11]. Aprs la note commerciale, la note lyrique. Il s'agissait de prsenter aux lecteurs Chateaubriand et son uvre. La Presse comptait alors parmi ses rdacteurs un crivain qui se serait acquitt merveille de ce soin, c'tait Thophile Gautier.(p.XIV) Mais mile de Girardin n'y regardait pas de si prs; il choisit, pour servir d'introducteur au chantre des Martyrs.... M. Charles Monselet. Monselet, cette date, n'avait gure son actif que deux joyeuses pochades: Lucrce ou la femme sauvage, parodie de la tragdie de Ponsard, et les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mousquetaires de Dumas. Ce n'tait peut-tre pas l une prparation suffisante, et Chateaubriand tait, pour cet homme d'esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant -- Monselet tant de ceux qu'on ne prend pas facilement sans vert -- que son dithyrambe tait assez galamment tourn. La Presse le publia dans ses numros des 17, 18, 19 et 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mmoires. Il tait accompagn d'un entre-filet d'mile de Girardin, lequel faisait sonner bien haut, une fois de plus, les cus qu'il avait d verser.

... Les Mmoires d'Outre-tombe ont t achets par la Presse, en 1844, au prix de 96,000 francs, prix qui aurait pu s'lever jusqu' 120,000 francs. Elle avait pris l'engagement de les publier; cet engagement, elle l'a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont t faites... Cette publication aura lieu sans prjudice de l'accomplissement des traits conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour les Mmoires d'un mdecin; avec M. Flicien Mallefille (aujourd'hui ambassadeur Lisbonne), pour les Mmoires de don Juan; avec MM. Jules Sandeau et Thophile Gautier. Les choses, en effet, ne se passrent point autrement. La Presse avait intrt faire durer le plus longtemps possible la publication d'une uvre qui lui valait beaucoup d'abonns nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles taient remplis, tantt par les Mmoires d'un mdecin, tantt par des feuilletons de Thophile Gautier ou d'Eugne Pelletan. D'autres fois, c'tait simplement l'abondance des matires, la longueur des dbats lgislatifs, qui obligeaient le journal laisser en (p. XV) souffrance le feuilleton de Chateaubriand. La Presse mit ainsi prs de deux ans publier les Mmoires d'Outre-tombe. Il avait fallu moins de temps son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus ractionnaires au rpublicanisme le plus ardent, au socialisme le plus effrn. Paratre ainsi, hach, dchiquet; tre lu sans suite, avec des interruptions perptuelles; servir de lendemain et, en quelque sorte, d'intermde aux diverses parties des Mmoires d'un mdecin, qui taient, pour les lecteurs ordinaires de la Presse, la pice principale et le morceau de choix, c'taient l, il faut en convenir, des conditions de publicit dplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. Et ce n'tait pas tout. Pendant les deux annes que dura la publication des Mmoires d'Outre-tombe -- du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 -- ils eurent soutenir une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d'Alexandre Dumas, -- la concurrence des vnements politiques. Tandis que, au rez-de-chausse de la Presse, se droulait la vie du grand crivain, le haut du journal retentissait du bruit des meutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de potiques et harmonieux rcits sollicitaient l'attention du lecteur, elle allait avant tout aux vnements du jour, et quels vnements! Des meutes et des batailles, la mle furieuse des partis, les luttes ardentes de la tribune, l'lection du dix dcembre, le procs des accuss du 15 mai, la guerre de Hongrie et l'expdition de Rome, la chute de la Constituante, les lections de la Lgislative, l'insurrection du 13 juin 1849, les dbats de la libert d'enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait crit, dans l'Avant-Propos de son livre: On m'a press de faire paratre de mon vivant quelques morceaux de mes Mmoires; je prfre parler du fond de mon cercueil: ma narration sera alors accompagne de ces voix qui ont quelque chose de sacr, (p. XVI) parce qu'elles sortent du spulcre. Hlas! sa narration tait accompagne de la voix et du hurlement des factions. Le chant du pote se perdit au milieu des rumeurs de la Rvolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues dchanes.

IV

On pouvait esprer, du moins, qu'aprs cette malencontreuse publication dans le feuilleton de la Presse, les Mmoires paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprs des vrais lecteurs, de ceux qui, mme en temps de rvolution, restent fidles au culte des lettres. Mais, ici encore, le grand pote eut toutes les chances contre lui. Son livre fut publi en douze volumes in-8 [12], 7 fr. 50 le volume, soit, pour l'ouvrage entier, 90 fr. Quelques millionnaires et aussi quelques fidles de Chateaubriand se risqurent pourtant faire la dpense. Mais les millionnaires trouvrent qu'il y avait trop de pages blanches; quant aux fidles, ils ne laissrent pas d'prouver, eux aussi, une vive dception. Diviss, dcoups en une infinit de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son uvre, les Mmoires n'avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symtrie savante, qui caractrisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le dcousu, le dfaut de suite, l'absence de plan, dconcertaient le lecteur, le disposaient mal goter tant de belles pages, o se rvlait, avec un clat plus vif que jamais, le gnie de l'crivain. L'dition 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mmoires le (p. XVII) terrain que leur avait fait perdre tout d'abord la publication en feuilletons. Elle eut d'ailleurs contre elle la critique presque tout entire. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. A deux ou trois exceptions prs, que j'indiquerai tout l'heure, ils se prononcrent tous, grands et petits, contre l'empereur enterr. Est-il besoin de dire que la prtendue infriorit des Mmoires d'Outre-tombe n'tait pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette leve gnrale de boucliers, laquelle tenait de tout autres causes? En 1850, les fautes de la Rpublique, les sottises et les crimes des rpublicains, avaient remis en faveur les hommes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants l'Assemble lgislative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crdit. Ils usrent de leurs avantages, ce qui, aprs tout, tait de bonne guerre, en faisant expier Chateaubriand les attaques qu'il ne leur avaient pas mnages dans son livre. Paraissant au lendemain du 24 fvrier, en 1848, ces attaques revtaient un caractre fcheux. Leur auteur faisait figure d'un homme sans courage, courant sus des vaincus, poursuivant de ses invectives passionnes des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait t trait par l'illustre crivain avec une justice qui allait jusqu' l'extrme rigueur; dans ce passage, par exemple: Devenu prsident du Conseil et ministre des affaires trangres, M. Thiers s'extasie aux finesses diplomatiques de l'cole Talleyrand; il s'expose se faire prendre pour un turlupin la suite, faute d'aplomb, de gravit et de silence. On peut faire fi du srieux et des grandeurs de l'me, mais il ne faut pas le dire avant d'avoir amen le monde subjugu s'asseoir aux orgies de Grand-Vaux [13]. Un peu plus loin, le ministre du 1er mars tait reprsent dans une autre et non moins trange posture: (p. XVIII) perch sur la monarchie contrefaite de juillet comme un singe sur le dos d'un chameau [14]. Ces choses-l se paient. Les bonapartistes n'taient pas non plus pour tre satisfaits des Mmoires. Si l'auteur avait clbr, en termes magnifiques, le gnie et la gloire de Napolon, il n'en tait pas moins rest, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 1804 et de 1814, l'homme qui avait jet sa dmission la face du meurtrier du duc d'Enghien et qui, dix ans plus tard, avait, dans un pamphlet immortel et d'une voix bien autrement autorise que celle du Snat, proclam la dchance de l'empereur.

Les rpublicains leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait t l'ami d'Armand Carrel; il avait mme t seul, pendant plusieurs annes, prendre soin de sa spulture et entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avait beau temps que Carrel tait oubli des gens de son parti! En revanche, ils n'taient pas gens mettre en oubli tant de pages des Mmoires o les gants de 93 taient ramens leurs vraies proportions, o leurs noms et leurs crimes taient marqus d'un stigmate indlbile. Sainte-Beuve attacha le grelot. Il tait de ceux qui flairent le vent et qui le suivent. N'avait-il pas, d'ailleurs, se venger des adulations qu'il avait si longtemps prodigues au grand crivain? Le moment tait venu pour lui de brler ce qu'il avait ador. Le 18 mai 1850, alors que les Mmoires n'avaient pas encore fini de paratre, il publia dans le Constitutionnel un premier article, suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout rempli, comme le premier, de dextrit, de finesse et, ct de malices piquantes, de sous-entendus perfides [15]. Aprs le matre, vinrent les critiques la suite, de toute plume (p. XIX) et de toute opinion. Ce fut une excution en rgle. Contre ces attaques venues de tant de cts diffrents, les crivains royalistes protesteront-ils? Prendront-ils la dfense des Mmoires et de leur auteur? Ils le firent, sans doute, mais timidement et contre-cur. Eux-mmes, disciples de M. de Villle, avaient peine oublier la part que Chateaubriand avait prise la chute du grand ministre de la Restauration; les autres ne lui pardonnaient pas ses svrits l'endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqus, les Mmoires furent donc mollement dfendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Correspondant [16], et Armand de Pontmartin, dans l'Opinion publique [17], soutinrent avec vaillance l'effort des adversaires. S'il ne leur fut pas donn de vaincre, ils sauvrent du moins l'honneur du drapeau. Quand un combat s'meut entre deux essaims d'abeilles, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussire. Cette grande mle, provoque par la publication des Mmoires d'Outre-tombe, et laquelle prirent part les abeilles -- et les frelons -- de la critique, a pris fin, elle aussi, il y a longtemps. Il a suffi, pour le faire tomber, d'un peu de ce sable que nous jettent en passant les annes: Hi motus animorum atque hc certamina tanta Pulveris exigui jactu compressa quiescunt [18]. Les Mmoires d'Outre-tombe se sont relevs de la condamnation porte contre eux. Il n'est pas un vritable ami des lettres qui ne les tienne aujourd'hui pour une uvre digne de Chateaubriand, pour l'un des plus beaux modles de la prose franaise. Beaucoup (p. XX) cependant se refusent encore y voir un des chefs-d'uvre de notre littrature et ne taisent pas le regret qu'ils prouvent constater dans un livre o, chaque page, se rencontrent des merveilles de style, l'absence de ces qualits de composition que rien ne remplace et que des beauts de dtail, si brillantes et si nombreuses soient-elles, ne sauraient suppler. Ce regret, ceux-l ne l'prouveront pas -je crois pouvoir le dire -- qui liront les Mmoires dans la prsente dition.

VLes Franais seuls savent dner avec mthode, comme eux seuls savent composer un livre [19]. Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu'il songeait lui et ses ouvrages, car nul n'attacha plus de prix la composition, cet art qui tablit entre les diverses parties d'un livre une distribution savante, une harmonieuse symtrie. Du commencement la fin de sa carrire, il resta fidle la mthode de nos anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en LIVRES. Ainsi fit-il, ds ses dbuts, lorsqu'il publia, en 1797, Londres, chez le libraire Deboffe, son Essai sur les Rvolutions. L'ouvrage entier, disait-il dans son Introduction, sera compos de six livres, les uns de deux, les autres de trois parties, formant, en totalit, quinze parties divises en chapitres. Dans Atala, le rcit, encadr entre un prologue et un pilogue, comprend quatre divisions, qui sont comme les quatre chants d'un pome: les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funrailles. Le Gnie du Christianisme (p. XXI) est compos de quatre parties et de vingt-deux livres. Simple journal de voyage, l'Itinraire de Paris Jrusalem ne comporte pas la division en livres, qui aurait altr le caractre et la physionomie de l'ouvrage. L'auteur, cependant, l'a fait prcder d'une Introduction et l'a divis en sept parties, dont chacune forme un tout distinct et comme un voyage spar. Pour les Martyrs, au contraire, la division en livres tait de rigueur, et l'on sait combien est savante et varie l'ordonnance de ce pome. Les Mmoires sur la vie et la mort du duc de Berry, une des uvres les plus parfaites du grand crivain, sont forms de deux parties, renfermant, la premire, trois, et la seconde, deux livres. En abordant l'histoire, Chateaubriand ne crut pas devoir abandonner les rgles de composition qu'il avait suivies jusqu' ce moment. Les tudes historiques sur la chute de l'empire romain, la naissance et les progrs du christianisme et l'invasion des barbares se composent de six discours: chacun de ces discours est lui-mme divis en plusieurs parties. En 1814, un demi-sicle aprs l'Essai sur les Rvolutions Chateaubriand donnait au public son dernier ouvrage, la Vie de Ranc. L encore, nous le retrouvons fidle ses habitudes: la Vie de Ranc est divise en quatre livres. Des dtails qui prcdent ressort dj, si je ne me trompe, un prjug puissant entre l'absence, dans les Mmoires d'Outre-tombe, de ces divisions que l'auteur avait jusquel, dans tous ses autres ouvrages, tenues pour ncessaires. Dans la Vie du duc de Berry, dans la Vie de Ranc, qui n'ont chacune qu'un volume, il n'a pas cru devoir s'en passer; et dans ses Mmoires, qui ne forment pas moins de onze volumes, il les aurait juges inutiles! Dans la moindre des uvres sorties de sa plume, il se proccupait de (p. XXII) la forme non moins que du fond; mieux que personne, il savait que le dcousu, le dfaut de plan et de coordination, sont des vices qui ne peuvent couvrir les plus minentes et

les plus rares qualits de style; il professait que l'crivain, l'artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les dtails, les grandes lignes de son monument. Et ces vrits, dont nul n'tait plus pntr que lui, il les aurait mises en oubli prcisment dans celui de ses ouvrages o il tait le plus indispensable de s'en souvenir; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son tendue, en rclamait le plus imprieusement l'application! Ses Mmoires, en effet, ne sont pas, comme tant d'autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d'anecdotes, un supplment l'histoire gnrale de son temps et la biographie de ces contemporains; c'est, en ralit, un pome, une pope dont il est le hros. Sainte-Beuve ne s'y tait pas tromp; il crivait, en 1834, aprs les lectures de l'Abbaye-aux-Bois: De ses Mmoires, M. de Chateaubriand a fait et a d faire un pome. Quiconque est pote ce degr, reste pote jusqu' la fin [20]. Un autre critique, d'une pntration singulire et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, d'autres gards, suprieur, Alexandre Vinet, dans ses belles tudes sur la littrature franaise au dix-neuvime sicle, a dit de son ct: Ce qui a persist travers ces vicissitudes de la pense et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c'est le pote..... En d'autres grands crivains on peut discerner l'homme et le pote comme deux tres indpendants; ailleurs, ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le pote a drob tout l'homme, que la vie, mme intrieure, est un pur pome; que cette existence entire est un chant, et chacun de ces moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a t (p. XXIII) dans sa carrire, il l'a t en pote... La plus parfaite de ses compositions, c'est sa vie; il n'est pas pote seulement, il est un pome entier; la biographie de son me formerait une pope [21]. Chateaubriand pensait sans doute sur ce point comme son critique, puisque aussi bien il ne pchait point par excs de modestie, ainsi qu'on le lui a si souvent et si durement reproch. Du moment qu' ses yeux sa Biographie, ses Mmoires, devaient former une pope, un pome entier, il a d d'abord, en raison de leur tendue, les diviser en plusieurs parties et diviser ensuite chacune de ces parties elles-mmes en plusieurs livres. Il a d le faire et il l'a fait. Nul doute possible cet gard. Dans la Prface testamentaire, crite le 1er dcembre 1833 et publie en 1834 [22], il dit expressment: Les Mmoires sont diviss en parties et en livres. L'ouvrage comprenait alors trois parties. C'est encore ce que constate la Prface de 1833: Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma premire jeunesse jusqu'en 1800, j'ai t soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le Consulat de l'Empire, ma vie a t littraire; depuis la Restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a t politique. La Rvolution de Juillet inaugurait une nouvelle phase dans la vie de Chateaubriand. Elle donnait forcment ouverture, dans ses Mmoires, une nouvelle partie qui serait la quatrime. Ici encore son tmoignage ne nous fait pas dfaut. Au mois d'aot 1830, sous la dicte mme des vnements, il a retrac la chute de la vieille monarchie, l'avnement de la royaut nouvelle. Lorsqu'il reprend la plume, (p.XXIV) au mois d'octobre, il crivit: Au sortir du fracas des trois journes, je suis tonn d'ouvrir, dans un calme profond, la quatrime partie de cet ouvrage [23]. La division des Mmoires en livres n'est pas moins certaine que leur division en quatre parties.

En 1826, Chateaubriand avait autoris Mme Rcamier prendre copie du dbut de ses Mmoires. Cette copie, peu prs tout entire de la main de Mme Rcamier, qui se fit seulement aider (pour un quart environ) par Charles Lenormant, va de la naissance du pote jusqu' sa dix-huitime anne, lorsqu'il se rend Cambrai pour y rejoindre le rgiment de Navarre-infanterie, avec un brevet de sous-lieutenant et 100 louis dans sa poche. Le texte de 1826 est divis non en chapitres, mais en livres; il en comprend trois, les trois premiers de l'ouvrage [24]. Veut-on que Chateaubriand, aprs avoir commenc ses Mmoires sous cette forme et l'avoir maintenue jusqu'en 1826, l'ait abandonne dans les annes qui suivirent? Cela ne se pourrait soutenir. En 1834, lors des lectures de l'Abbaye-au-Bois, la division en livres subsistait toujours, ainsi que le constatent non seulement tout ceux qui assistrent aux lectures et en rendirent compte, mais encore Chateaubriand lui-mme, dans le passage dj cit de sa prface testamentaire du 1er dcembre 1833: Les Mmoires sont diviss en parties et en livres. J'en trouverais une autre preuve, si besoin tait, dans une lettre crite par l'auteur, le 24 avril 1834, douard Mennechet, qui lui avait demand un fragment de l'ouvrage pour le Panorama littraire de l'Europe. Tel livre de mes Mmoires, lui crivait Chateaubriand, est un voyage; tel autre s'lve la posie; tel autre est une aventure prive; tel autre, un rcit (p. XXV) gnral, une correspondance intime, le dtail d'un congrs, le compte rendu d'une affaire d'tat, une peinture de murs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n'est donc pas adress aux mmes lecteurs, et, dans cette varit, un sujet fait passer l'autre [25]. Donc, en 1834, toute la partie des Mmoires alors rdige, c'est--dire sept volumes sur onze, tait divise en livres. L'auteur avait encore crire le rcit de sa carrire littraire, de 1800 1814, et d'une partie de sa carrire politique, de 1814 1828. Ce fut l'objet des quatre volumes complmentaires, composs de 1836 1839. En cette nouvelle et dernire partie de sa rdaction, Chateaubriand a-t-il bris le moule dans lequel il avait jet ses prcdents volumes? A-t-il rompu tout coup avec ses procds habituels de composition? Il n'en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-aprs, emprunts la rdaction de 1836-1839. Tome V, p. 97. -- Paris, 1839. -- Revu en juin 1847. -- Le premier livre de ces Mmoires est dat de la Valle-aux-Loups, le 4 octobre 1811: l se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher cette poque. Tome V, p. 178. -- Paris, 1839. -- Ces deux annes (de 1812 1814), je les employai des recherches sur la France et la rdaction de quelques livres de ces Mmoires. Tome V, p. 189. -- Paris, 1839. -- Maintenant, le rcit que j'achve rejoint les premiers livres de ma vie publique, prcdemment crits des dates diverses. Tome VI, p. 195. -- Au livre second de ces Mmoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe): On m'a permis de revenir ma valle. La terre tremble sous les pas du soldat tranger; j'cris, comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des barbares. Le jour, (p. XXVI) je trace des pages aussi agites que les vnements de ce jour [26]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des annes qui dorment dans la tombe et la paix de mes plus jeunes souvenirs.

Tome VI, p. 336. -- Dans le livre IV de ces Mmoires, j'ai parl des exhumations de 1815. Tome VI, p. 380. -- 1838. -- Benjamin Constant imprime son nergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mmoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilit de sa nature ne lui permit pas de rester fidle. Tome VIII, p. 283. -- 1839. -- Revu le 22 fvrier 1845. -- Le livre prcdent que je viens d'crire en 1839 rejoint ce livre de mon ambassade de Rome, crit en 1828 et 1829, il y a dix ans... Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matriaux ont abond...[27] Ainsi, en 1839, dernire date de la rdaction de ses Mmoires (quelques pages seulement y furent ajoutes plus tard), Chateaubriand continue d'tre fidle aux principes de composition qui avaient prsid au commencement de son travail. Si nous poussons plus avant, si nous descendons jusqu' l'anne 1846, poque laquelle l'ouvrage tait depuis longtemps termin, nous trouvons ce curieux et trs significatif billet de Mme de Chateaubriand. Il est adress M. Mandaroux-Vertamy: 2 fvrier 46. (p. XXVII) En priant M. Vertamy d'agrer tous mes remerciements empresss, j'ai l'honneur de lui envoyer les 1er, 2e et 3e livres de la premire partie des Mmoires que je sais qu'il lira avec toute l'attention de l'amiti. La vicomtesse de CHATEAUBRIAND [28].

VIIl faut bien croire, en prsence de l'dition de 1849-1850, et des ditions suivantes, qui en sont la reproduction pure et simple, que le manuscrit de Chateaubriand, dans son dernier tat, ne renfermait plus cette division en livres et en parties, dont l'auteur luimme parle en tant d'endroits. Les premiers diteurs se sont certainement appliqus donner fidlement et sans y rien changer le texte et la suite du manuscrit qu'ils avaient entre les mains. Faire autrement, faire plus, mme pour faire mieux, c'et t sortir de leur rle, et ils ont eu raison de s'y tenir. Mais aujourd'hui, aprs bientt un demi-sicle, la situation n'est plus la mme. Chateaubriand est pour nous un ancien, c'est un des classiques de notre littrature, et le moment est venu de donner une dition des Mmoires d'Outre-tombe qui replace le chef-d'uvre du grand crivain dans les conditions mme o il fut compos, qui nous le restitue dans son intgrit premire. Nous avons donc, contrairement ce qui avait t fait dans les ditions prcdentes, rtabli dans la ntre cette division en parties et en livres dont il est parl dans la Prface testamentaire. Cette distribution nouvelle de l'ouvrage -- nullement arbitraire, cela va sans dire, mais, au contraire, exactement et scrupuleusement conforme aux divisions (p. XXVIII) tablies par l'auteur -- n'a pas seulement pour effet, comme on serait peut-tre

tent de le croire, de mnager de distance en distance des suspensions, des repos pour le lecteur. Elle donne au livre une physionomie toute nouvelle. Les Mmoires, ainsi rendus leur premier et vritable tat, se divisent en quatre parties. La premire (1768-1800) va de la naissance de Chateaubriand son retour de l'migration et sa rentre en France. Elle renferme neuf livres. La seconde partie, qui forme cinq livres, et va de 1800 1814, est consacre sa carrire littraire. A sa carrire politique (1814-1830) est rserv la troisime partie. Elle ne comprend pas moins de quinze livres. Les annes qui suivent la Rvolution de 1830 et la conclusion des Mmoires occupent neuf livres: c'est la quatrime partie. Et dj, par ce seul nonc, ne voit-on pas combien est peu justifie la principale critique mise en avant par les adversaires des Mmoires, et laquelle les amis mmes de Chateaubriand se croyaient obligs de souscrire, M. de Marcellus, par exemple, son ancien secrtaire l'ambassade de Londres, qui, dans la prface de son intressant volume sur Chateaubriand et son temps, signale le dcousu du livre de son matre, et ajoute, non sans tristesse: Ce dernier de ces ouvrages n'a point subi les combinaisons d'une composition uniforme. Revu sans cesse, il n'a jamais t pour ainsi dire coordonn. C'est une srie de fragments sans plan, presque sans symtrie, tracs de verve, suivant le caprice du jour [29]. C'est justement le contraire qui est vrai. Ce n'est pas tout. Lors des lectures de l'Abbaye-au-Bois, en (p. XXIX) 1834, les auditeurs avaient t frapps, tout particulirement, de la beaut des Prologues qui ouvraient la plupart des livres des mmoires. Voici, par exemple, ce qu'en disait Edgar Quinet: Ces Mmoires sont frquemment interrompus par des espces de prologues mis en tte de chaque livre... Le pote se rserve l tous ses droits, et il se donne pleine carrire; le trop plein de son imagination, que la ralit ne peut pas garder, dborde en nappes enchantes dans des bassins de vermeil. Il y a de ces commencements pleins de larmes qui mnent une histoire burlesque, et de comiques dbuts qui conduisent une fin tragique; ils reprsentent vritablement la fantaisie qui va et vient dans l'infini, les yeux ferms, et qui se rveille en sursaut l o la vie la blesse. Par l, vous sentez, chaque point de cet ouvrage, la jeunesse et la vieillesse, la tristesse et la joie, la vie et la mort, la ralit et l'idal, le prsent et le pass, runis et confondus dans l'harmonie et l'ternit d'une uvre d'art [30]. L'enthousiasme de Jules Janin l'endroit de ces Prologues n'tait pas moins vif: Il faut vous dire que chaque livre nouveau de ces Mmoires commence par un magnifique exorde... Ces introductions dont je vous parle sont de superbes morceaux oratoires qui ne sont pas des hors-d'uvre, qui entrent, au contraire, profondment dans le rcit principal, tant ils servent admirablement dsigner l'heure, le lieu, l'instant, la disposition d'me et d'esprit dans lesquels l'auteur

pense, crit et raconte... Dans ces merveilleux prliminaires, la perfection de la langue franaise a t pousse un degr inou, mme pour la langue de M. de Chateaubriand [31]. Jules Janin avait raison. Ces Prologues n'taient pas des hors-d'uvre la place que Chateaubriand leur avait assigne. Dans les ditions actuelles, survenant au cours mme du rcit qu'ils interrompent sans que l'on sache pourquoi, (p. XXX) ils droutent et dconcertent le lecteur: ce qui tait une beaut est devenu un dfaut. De mme qu'il avait mis le meilleur de son art dans ces Prologues, dans ces commencements, de mme aussi Chateaubriand s'applique bien finir ses livres. Chacun d'eux se termine d'ordinaire par des rflexions gnrales, par des vues d'ensemble, par des traits d'un effet grandiose et potique. Ce sont de beaux finales, la condition de venir la fin du morceau. S'ils viennent au milieu, comme aujourd'hui, ils font l'effet d'une dissonance. Un exemple, entre vingt autres, va permettre d'en juger. Le livre Ier de la seconde partie des Mmoires est consacr au Gnie du Christianisme. L'auteur, aprs avoir parl des circonstances dans lesquelles parut son ouvrage, finit par cette belle page: Si l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante annes, il a produit parmi les gnrations vivantes; s'il servait encore ranimer chez les tard-venus une tincelle des vrits civilisatrices de la terre; si ce lger symptme de vie que l'on croit apercevoir s'y soutenait dans les gnrations venir, je m'en irais plein d'esprance dans la misricorde divine. Chrtien rconcili, ne m'oublie pas dans tes prires, quand je serai parti; mes fautes m'arrteront peut-tre ces portes o ma charit avait cri pour toi: Ouvrezvous, portes ternelles! Elevamini, port ternales [32]! Dans la pense de Chateaubriand, le lecteur devait rester sur ces paroles, s'y arrter au moins le temps ncessaire pour lui donner cette prire, si chrtiennement demande. Les diteurs de 1849 ne l'ont pas voulu; car aussitt aprs, et sans que rien l'avertisse qu'ici prend fin un des livres des Mmoires, le lecteur tombe brusquement sur les lignes suivantes: Ma vie se trouva toute drange aussitt qu'elle cessa d'tre moi. J'avais une foule de connaissances en dehors de ma socit (p. XXXI) habituelle. J'tais appel dans les chteaux que l'on rtablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-dmeubls, demi-meubls, o un vieux fauteuil succdait un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs taient rests intacts, tels que le Marais, chu Mme de la Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se dbarrasser. Je me souviens que mon immortalit allait rue SaintDominique-d'Enfer prendre une place dans une mchante voiture de louage o je rencontrais Mme de Vintimille et Mme de Fezensac. A Champltreux, M. Mol faisait refaire de petites chambres au second tage [33]. Quelle impression voulez-vous qu'prouve le lecteur lorsqu'il passe, sans transition, des portes ternelles ces petites chambres au second tage? Il n'est pas jusqu' ce mot charmant sur Mme de la Briche, dont le bonheur n'a jamais pu se dbarrasser, qui ne

vienne ici contre-temps, puisqu'il me fait sourire, au moment o je devrais tre tout entier l'motion que la page cite tout l'heure tait si bien faite pour produire. Voici ce qui est plus grave encore. Le lecteur que Chateaubriand vient de conduire jusqu' l'anne 1812, et qui s'est amus avec lui de la petite guerre que lui faisait, cette poque, la police impriale, laquelle avait dterr un exemplaire de l'Essai sur les Rvolutions et triomphait de pouvoir l'opposer au Gnie du Christianisme, le lecteur se trouve ce moment en prsence de la vie de Napolon Bonaparte. Il se demande pourquoi la vie de Chateaubriand se trouve ainsi tout coup suspendue. Il a peine s'expliquer cette soudaine et longue interruption, et si loquentes que soient les pages consacres l'empereur, il lui est bien difficile de n'y pas voir une digression fcheuse, un injustifiable hors-d'uvre. Rtablissons les divisions cres par Chateaubriand, et tout s'claire, tout s'explique. Il (p. XXXII) a termin le rcit des deux premires parties de sa vie, de sa carrire de voyageur et de soldat et de sa carrire littraire; il lui reste raconter sa carrire politique. En ralit, c'est un ouvrage nouveau qu'il va crire; et par o le pourrait-il mieux commencer que par un portrait de Bonaparte, une vue -- vol d'aigle -- du Consulat et de l'Empire, prface naturelle de ces prodigieux vnements de 1814 qui, en changeant la face de l'Europe, donneront du mme coup la vie de Chateaubriand une orientation nouvelle? Seulement, il lui arrive avec Napolon ce qui tait arriv Montesquieu avec Alexandre. Il en parle, lui aussi, tout son aise [34]. Il lui consacre les deux premiers livres de sa troisime partie. Dj, dans sa premire partie, il avait esquiss grands traits le tableau de la Rvolution, de 1789 1792. Voici maintenant une vivante peinture de Napolon et du rgime imprial. Nous aurons plus tard un loquent rcit de la Rvolution de 1830: trois admirables dcors pour les trois actes de ce drame, qui fut la vie de Chateaubriand et qu'il a lui-mme encadr, suivant la mode romantique du temps, entre un prologue et un pilogue, entre la description du chteau de Combourg, qui ouvre les Mmoires, et les considrations sur l'avenir du monde, qui les terminent. Pour ma part, je ne sais pas d'ouvrage, dans la littrature contemporaine, dont le plan soit plus parfait, dont l'ordonnance soit plus savante et plus belle. En tout cas, il me semble bien que je ne me suis pas trop avanc en disant que les Mmoires d'Outre-tombe, ainsi diviss en parties et en livres, prennent une physionomie nouvelle. Par suite de cette division en livres, plus de ces subdivisions incessantes, de ces chapitres, de deux trois pages chacun, qui venaient tout instant interrompre et couper le rcit. Les sommaires qui, intercals dans le texte, en dtruisaient la continuit et la suite, (p. XXXIII) ont t reports leur vraie place, en tte de chaque livre. Nous nous sommes attach, en dernier lieu, restituer la vritable orthographe des noms cits dans les Mmoires et dont un trop grand nombre, dans les ditions actuelles, sont imprims d'une manire fautive. Il est tel de ces noms, celui de Peltier, par exemple, le clbre rdacteur des Actes des Aptres et de l'Ambigu, qui revient presque chaque page, sous la plume de Chateaubriand, dans le rcit de ses annes d'exil et de misre Londres, et qui n'est pas donn une seule fois d'une faon exacte.

VIIEn prsentant au public, pour la premire fois, une dition des Mmoires d'Outre-tombe conforme au plan et aux divisions de l'auteur, nous avons la confiance que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu'il l'a conu et excut, partageront l'enthousiasme qu'il excita, il y a un demi-sicle, chez tous ceux qui furent admis aux lectures de l'Abbaye-au-Bois. Il runit, en effet, un degr rare, ces qualits matresses: d'une part, l'unit, la proportion, la beaut de l'ordonnance; -- d'autre part, la souplesse, la vigueur, la grce et l'clat du style. Quelques mots sur ce dernier point. Parce que Chateaubriand a revu son ouvrage jusqu' ses dernires annes, et que sa main, affaiblie par l'ge, y a fait en quelques endroits des retouches malheureuses, on s'est plu y voir une uvre de vieillesse et de dclin, comparable la dernire toile du Titien, ce Christ au Tombeau que l'on montre Venise, l'Acadmie des beaux-arts, et que le peintre, g de quatre-vingt-dix-neuf ans, a sign d'une main tremblante, senescente manu. Rien de (p. XXXIV) moins exact. Chateaubriand a commenc ses Mmoires au mois d'octobre 1811, au lendemain de la publication de l'Itinraire, c'est-dire l'heure o son talent, en pleine vigueur, conservait encore la fracheur et la grce de la jeunesse. De 1811 1814, il crit les premiers livres, l'histoire de son enfance, sa vie sur les landes et les grves bretonnes, au fond du vieux manoir de Combourg, auprs de sa sur Lucile, sous l'il svre de son pre, ce grand vieillard dont il a trac un portrait inoubliable. La Restauration, en le jetant dans la vie politique, en l'obligeant se mesurer avec les faits et en tenir compte, prouver et convaincre, au lieu de peindre seulement et de charmer, rvle chez lui des dons nouveaux et de nouvelles qualits de style. Il se trouve que ce pote est un historien et un polmiste; il crit les Rflexions politiques, la Monarchie selon la Charte, les articles du Conservateur, les Mmoires sur la vie et la mort du duc de Berry. Certes, ce n'est pas ce moment que son talent baisse et que son gnie dcline. C'est ce moment pourtant que prend place la rdaction d'une partie considrable des Mmoires. Le tableau des premiers mouvements de la Rvolution, le voyage en Amrique, l'migration, les combats l'arme des princes et, jusqu' la rentre en France en 1800, la vie de l'exil Londres, les annes de misre et d'tude, de deuil et d'esprance, qui prparaient et annonaient dj l'avenir du pote, pareilles cette aube obscure, et pourtant pleine de promesses, qui prcde l'clat du jour naissant et de la gloire prochaine: ces belles pages ont t crites en 1821 et 1822, Berlin et Londres, dans les moments de loisir que laissaient l'auteur les travaux et les ftes de ses deux ambassades. Le rcit de l'ambassade de Rome a t compos Rome mme, en 1828 et 1829; il est contemporain par consquent de ces admirables dpches diplomatiques qui sont restes des modles du genre. Donc, ici encore, (p.XXXV) il ne saurait tre question de dclin et d'affaiblissement littraire. Ce qui vient ensuite, -- la rvolution de Juillet, le voyage Prague et le voyage Venise, les rveries au Lido et sur les grands chemins de Bohme, les considrations sur l'Avenir du monde, -- tout cela est de la mme date que les tudes historiques et les clbres brochures sur La Restauration et la monarchie lective, sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, et sur la Captivit de Mme la duchesse de Berry. Le gnie de l'crivain avait

encore toute sa coloration et toute sa trempe: l'clair jaillissait encore de l'pe de Roland. Reste, il est vrai, la partie des Mmoires qui va de 1800 1828, et qui a t crite de 1836 1839. Cette partie est-elle infrieure aux autres? En 1836, Chateaubriand avait soixante-huit ans, l'ge prcisment auquel M. Guizot commena d'crire ses Mmoires, le plus parfait de ses ouvrages. En 1839, l'auteur du Gnie du Christianisme avait soixante et onze ans, l'ge auquel Malherbe, dans l'une de ses plus belles odes, s'criait avec une confiance que justifiait sa pice mme: Je suis vaincu du temps, je cde ses outrages; Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur, A de quoi tmoigner en ses derniers ouvrages Sa premire vigueur [35]. Chateaubriand se pouvait rendre le mme tmoignage. Il crivait alors et faisait paratre le Congrs de Vrone [36]. Ce livre n'est pas autre chose qu'un fragment des Mmoires: l'auteur s'tait rsolu le dtacher de son uvre et le publier sparment, parce que cet pisode, en raison des dveloppements qu'il avait reus sous sa plume, aurait drang l'conomie de ses Mmoires et leur et enlev ce caractre d'harmonieuse proportion qu'il voulait avant tout leur conserver. Tant vaut le Congrs de Vrone, (p. XXXVI) au point de vue du style -- le seul qui nous occupe en ce moment -- tant vaut ncessairement toute la partie des Mmoires d'Outre-tombe, compose la mme date, crite avec la mme encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, apprciait le style du Congrs de Vrone: Ce livre est une belle uvre d'historien et de politique; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d'honneur M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas son talent d'crivain? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait rpandu plus de beauts, ni des beauts plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dpens l'une de l'autre; toutes les deux sont la fois portes au plus haut degr, et semblent driver l'une de l'autre. Le style propre M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernire production; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque galement parfait. L'homme d'tat dans ses loquentes dpches, l'historien-pote dans ses vivants tableaux, le peintre des murs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indcis dans l'admiration... On a l'air de croire que l'auteur d'Atala et des Martyrs n'a fait que se continuer. C'est une erreur. Son talent n'a cess, depuis lors, d'tre en voie de progrs; l'ge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et aussi rapidement qu' l'poque de sa plus verte nouveaut... Ce talent, mesure que la pense et la passion s'y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l'ont affermi et complt; sans rien perdre de sa suavit et de sa magnificence, le style s'est entrelac, comme la soie d'une riche tenture, un canevas plus serr, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu' la forme de la phrase, est devenu plus prcis, moins flottant; le mouvement du discours a gagn en souplesse et en varit; une tude dlicate de notre langue,

qu'on dsirait flchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a dcompos le rayon solaire sans l'obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent clairent comme la lumire [37]. A (p. XXXVII) l'appui de ses loges, Alexandre Vinet fait de nombreuses citations. Il se trouve que toutes sont empruntes des passages des Mmoires d'Outre-tombe que Chateaubriand avait intercals dans le texte du Congrs de Vrone. N'est-ce pas l la preuve, une preuve dcisive, que la portion des Mmoires crite de 1836 1839, la seule qui aurait pu causer quelque inquitude littraire, ne le cde en rien aux autres parties de l'ouvrage?

VIIIPar le style comme par la composition, les Mmoires d'Outre-tombe sont donc dignes du gnie de Chateaubriand. Leur place est marque immdiatement au-dessous des Mmoires de Saint-Simon. Et encore, tout en maintenant le premier rang son incomparable prdcesseur, n'est-il que juste d'ajouter que Chateaubriand lui est suprieur par plus d'un endroit. Dans un loquent article, publi en 1857, Montalembert a dit de Saint-Simon: Il est tout, except pote; car il lui manque l'idal et la rverie [38]. Chateaubriand, dans ses Mmoires, est pote et grand pote. Qu'il promne ses rves d'adolescent sur les grves de Bretagne ou ses rveries de vieillard sur les lagunes de Venise; qu'il coute, sentinelle perdue aux bords de la Moselle, la confuse rumeur du camp qui s'veille, aux premires blancheurs de l'aube, ou que, ministre du roi de France, il entende, sur la route de Gand Bruxelles, l'angle d'un champ, au pied d'un peuplier, le bruit lointain de cette grande bataille encore sans nom, qui s'appellera demain Waterloo, il (p. XXXVIII) a partout -- et c'est Sainte-Beuve lui-mme qui est rduit le confesser -- il a, en toute rencontre, des passages d'une grce, d'une suavit magiques, o se reconnaissent la touche et l'accent de l'enchanteur; il a de ces paroles qui semblent couler d'une lvre d'or [39]! A ct du pote, les Mmoires d'Outre-tombe nous montrent l'historien, cet historien que Saint-Simon n'a pas t. La vie de Napolon Bonaparte par Chateaubriand [40] n'est qu'une esquisse, mais une esquisse de matre, qui, dans sa rapidit mme, reflte, avec une incontestable fidlit, cette existence prodigieuse, toute pleine de coups de thtre et de coups de foudre. Le bruit du canon, les chants de victoire retentissent au milieu de ces pages, mais sans couvrir le prix de la Justice foule aux pieds et de la Libert mise aux fers. Pour dfendre ces deux nobles clientes, Chateaubriand trouve des accents vraiment magnifiques, galement bien inspir quand il prend en main la cause de Pie VII, du chef de la chrtient, arrach du Quirinal et jet dans une voiture dont les portires sont fermes clef, ou lorsqu'il fait entendre, l'occasion d'un pauvre pcheur d'Albano, fusill par les autorits impriales, cette protestation indigne: Pour dgoter des conqurants, il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent; il faudrait tre tmoin de l'indiffrence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives cratures dans un coin du globe o ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient au succs de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des

tats romains? Sans doute il n'a jamais su que ce chtif avait exist; il a ignor, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu'au nom de sa victime plbienne. Le monde n'aperoit en Napolon que des victoires; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentes ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que, de ces souffrances mprises, de ces calamits des humbles et des petits, se forment, dans les conseils de la Providence, les causes secrtes qui prcipitent du trne (p. XXXIX) le dominateur. Quand les injustices particulires se sont accumules de manire l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie; le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre; le sang pacifique rpandu jaillit en gmissant vers le ciel: Dieu le reoit et le venge. Bonaparte tua le pcheur d'Albano; quelques mois aprs, il tait banni chez les pcheurs de l'le d'Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hlne [41]. Sans doute, il y a des dfauts, et en grand nombre, au cours des Mmoires, de bizarres purilits, des veines de mauvais got, et, en plus d'un endroit, -- la remarque est de Sainte-Beuve, -- un cliquetis d'rudition, de rapprochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectes, dont l'effet est trop souvent trange quand il n'est pas faux [42]. Mais, au demeurant, que sont ces taches dans une uvre d'une si considrable tendue et o tincellent tant et de si rares beauts? Il ne suffit pas qu'une uvre soit belle: il faut encore, il faut surtout qu'elle soit morale. A l'poque o les Mmoires d'Outre-tombe paraissaient dans la Presse, Georges Sand -qui aurait peut-tre sagement fait de se rcuser sur ce point: -- crivait un ami: C'est un ouvrage sans moralit. Je ne veux pas dire par l qu'il soit immoral, mais je n'y trouve pas cette bonne grosse moralit qu'on aime lire mme au bout d'une fable ou d'un conte de fes [43]. Prcisment l'heure o l'auteur de Llia prononait cet arrt, une autre femme, Mme Swetchine, avec l'autorit (p. XL) que donnait sa parole toute une vie d'honneur et de vertu, crivait de son ct, aprs une lecture des Mmoires: Ce qui reste de cette lecture, c'est que notre vie si brve n'est faite absolument que pour l'autre vie immortelle, et que tout fuit devant nous jusqu'au rivage immobile. Il (Chateaubriand) peint d'aprs nature, voil pourquoi il choque tant. Il ne se lie pas par les ides mises, mais dit le bien aprs avoir dit le mal et se montre successif comme la pauvre nature humaine... Du pour et du contre; oui, dans les choses de la politique humaine, jamais contre les vrits imprescriptibles, contre les hauts sentiments du cur humain: Mon zle, dit-il sur l'migration, surpassait ma foi, et puis sur cette mme migration viennent deux pages admirables. Combien son mouvement religieux est vrai! Jamais il ne le blesse, ni par inadvertance ni par dsir de bien dire... Quelle est donc la beaut morale dont M. de Chateaubriand n'ait pas eu le sentiment, qu'il n'ait pas respecte, qu'il n'ait pas glorifie de tout l'clat de son pinceau? Quel est donc le devoir dont il n'ait pas eu l'instinct et souvent le

courage? On veut bien qu'il ait t quelquefois sublime d'gosme; avec plus de justice on pourrait le montrer dans bien des circonstances capable d'lan, de sacrifice et de dvouement, non pas un homme peut-tre, mais une ide, un sentiment incessamment vnr. Certes, M. de Chateaubriand n'est pas un homme en qui la vrit rgle, pondre, perfectionne tout. Le sacrifice aurait plu son imagination; mais l'abngation, le dtachement de lui-mme, aurait trop cot sa volont. De l des cts faibles; une insuffisance de la raison, qui a nui la dignit de son caractre, son attitude dans le monde, mais n'a jamais rien cot l'honneur [44]. C'est sur ce mot que je veux finir. Chateaubriand a t le plus grand crivain du dixneuvime sicle. Mais il n'est pas seulement en posie l'initiateur et le matre: Tu duca, tu signore et tu maestro. Il (p. XLI) est aussi le matre de l'honneur; et comme me l'crivait un jour Victor de Laprade, -- qui avait cependant de bonnes raisons pour ne pas dprcier la posie et pour la mettre en bon rang, -- l'honneur passe avant tout, mme avant la posie [45]. Edmond BIR.

PRFACE TESTAMENTAIRE [46] (p. XLIII)Sicut nubes... quasi naves... velut umbra (Job.) Paris, 1er dcembre 1833.

Comme il m'est impossible de prvoir le moment de ma fin; comme mon ge les jours accords l'homme ne sont que des jours de grce, ou plutt de rigueur, je vais, dans la crainte d'tre surpris, m'expliquer sur un travail destin tromper pour moi l'ennui de ces heures dernires et dlaisses, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire. Les Mmoires la tte desquels on lira cette prface embrassent et embrasseront le cours entier de ma vie; ils ont t commencs ds l'anne 1811 et continus jusqu' ce jour. Je raconte dans ce qui est achev et raconterai dans ce qui n'est encore qu'bauch mon enfance, mon ducation, ma jeunesse, mon entre au service, mon arrive Paris, ma prsentation Louis XVI, les premires scnes de la Rvolution, mes voyages en Amrique, mon retour en Europe, mon migration en Allemagne et en Angleterre, ma rentre en France sous le Consulat, mes occupations et (p. XLIV) mes ouvrages sous l'empire, ma course Jrusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l'histoire complte de cette restauration et de sa chute. J'ai rencontr presque tous les hommes qui ont jou de mon temps un rle grand ou petit l'tranger et dans ma patrie. Depuis Washington jusqu' Napolon, depuis Louis XVIII

jusqu' Alexandre, depuis Pie VII jusqu' Grgoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d'Istrias, jusqu' Malesherbes, Mirabeau, etc.; depuis Nelson, Bolivar, Mhmet, pacha d'gypte jusqu' Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J'ai fait partie d'un triumvirat qui n'avait point eu d'exemple: trois potes opposs d'intrts et de nations se sont trouvs, presque la fois, ministres des Affaires trangres, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J'ai travers successivement les annes vides de ma jeunesse, les annes si remplies de l're rpublicaine, des fastes de Bonaparte et du rgne de la lgitimit. J'ai explor les mers de l'Ancien et du Nouveau-Monde, et foul le sol des quatre parties de la terre. Aprs avoir camp sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les dbris d'Athnes, de Jrusalem, de Memphis, de Carthage, de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forts et les ruines; aprs avoir revtu la casaque de peau d'ours du sauvage et le cafetan de soie du mameluck, aprs avoir subi la pauvret, la faim, la soif et l'exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur, brod d'or, bariol d'insignes et de (p.XLV) rubans, la table des rois, aux ftes des princes et des princesses, pour retomber dans l'indigence et essayer de la prison. J'ai t en relation avec une foule de personnages clbres dans les armes, l'glise, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possde des matriaux immenses, plus de quatre mille lettres particulires, les correspondances diplomatiques de mes diffrentes ambassades, celles de mon passage au ministre des Affaires trangres, entre lesquelles se trouvent des pices moi particulires, uniques et inconnues. J'ai port le mousquet du soldat, le bton du voyageur, le bourdon du plerin: navigateur, mes destines ont eu l'inconstance de ma voile; alcyon, j'ai fait mon nid sur les flots. Je me suis ml de paix et de guerre; j'ai sign des traits, des protocoles, et publi chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai t initi des secrets de partis, de cour et d'tat; j'ai vu de prs les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommes. J'ai assist des siges, des congrs, des conclaves, la rdification et la dmolition des trnes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'crire. Et ma vie solitaire, rveuse, potique, marchait au travers de ce monde de ralits, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, Ren, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimres, Atala, Amlie, Blanca, Vellda, Cymodoce. En dedans et ct de mon sicle, j'exerais peut-tre sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littraire. Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains (p.XLVI) d'une longue renomme. Alfieri, Canova et Monti ont disparu; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni. Pellico a us ses belles annes dans les cachots du Spielberg; les talents de la patrie de Dante sont condamns au silence, ou forcs de languir en terre trangre; lord Byron et M. Canning sont morts jeunes; Walter Scott nous a laisss; Gthe nous a quitts rempli de gloire et d'annes. La France n'a presque plus rien de son pass si riche, elle commence une autre re: je reste pour enterrer mon sicle, comme le vieux prtre qui, dans le sac de Bziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-mme, lorsque le dernier citoyen aurait expir. Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma premire jeunesse jusqu'en 1800, j'ai t soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le consulat et l'empire, ma vie a t littraire; depuis la restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a t politique. Dans mes trois carrires successives, je me suis toujours propos une grande tche: voyageur, j'ai aspir la dcouverte du monde polaire; littrateur, j'ai essay de rtablir la religion sur ses ruines; homme d'tat, je me suis efforc de donner au peuple le vrai systme monarchique reprsentatif avec ses diverses liberts: j'ai du moins aid conqurir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la libert de la presse. Si j'ai souvent chou dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destine. Les (p. XLVII) trangers qui ont succd dans leurs desseins furent servis par la fortune; ils avaient derrire eux des amis puissants et une patrie tranquille. Je n'ai pas eu ce bonheur. Des auteurs modernes franais de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble ses ouvrages: voyageur, soldat, pote, publiciste, c'est dans les bois que j'ai chant les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint la mer, dans les camps que j'ai parl des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assembles, que j'ai tudi les princes, la politique, les lois et l'histoire. Les orateurs de la Grce et de Rome furent mls la chose publique et en partagrent le sort. Dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen ge et de la Renaissance, les premiers gnies des lettres et des arts participrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camons, d'Ercilla, de Cervantes! En France nos anciens potes et nos anciens historiens chantaient et crivaient au milieu des plerinages et des combats: Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les flicits de leur style des aventures de leur carrire; Froissard va chercher l'histoire sur les grands chemins, et l'apprend des chevaliers et des abbs, qu'il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais, compter du rgne de Franois Ier, nos crivains ont t des hommes isols dont les talents, pouvaient tre l'expression de l'esprit, non des faits de leur poque. Si j'tais destin vivre, je reprsenterais dans ma personne, reprsente dans mes mmoires, les principes, les ides, les vnements, les (p. XLVIII) catastrophes, l'pope de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que les caractres opposs de cette fin et de ce commencement se trouvent mls dans mes opinions. Je me suis rencontr entre les deux sicles comme au confluent de deux fleuves; j'ai plong dans leurs eaux troubles, m'loignant regret du vieux rivage o j'tais n, et nageant avec esprance vers la rive inconnue o vont aborder les gnrations nouvelles. Les Mmoires, diviss en livres et en parties, sont crits diffrentes dates et en diffrents lieux: ces sections amnent naturellement des espces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernires dates, et peignent les lieux o je reprends le fil de ma narration. Les vnements varis et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes prosprits, j'ai parler du temps de mes misres, et que dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes ges divers, ma jeunesse pntrant dans ma vieillesse, la gravit de mes annes d'exprience attristant mes annes lgres, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu' son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets pars de mon existence, donnent une sorte d'unit indfinissable mon travail; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau;

mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces Mmoires sont l'ouvrage d'une tte brune ou chenue. Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arriv, sans que j'y (p. XLIX) songeasse, par l'inconstance mme des temptes dchanes contre ma barque, et qui souvent ne m'ont laiss pour crire tel ou tel fragment de ma vie que l'cueil de mon naufrage. J'ai mis composer ces Mmoires une prdilection toute paternelle, je dsirerais pouvoir ressusciter l'heure des fantmes pour en corriger les preuves: les morts vont vite. Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes: les premires, rejetes la fin des volumes, comprennent les claircissements et pices justificatives; les secondes, au bas des pages, sont de l'poque mme du texte; les troisimes, pareillement au bas des pages, ont t ajoutes depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu o elles ont t crites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient l'achvement de mes Mmoires; mais je n'ai eu de repos que durant les neuf mois o j'ai dormi la vie dans le sein de ma mre: il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-natre, que dans les entrailles de notre mre commune aprs-mourir. Plusieurs de mes amis m'ont press de publier prsent une partie de mon histoire; je n'ai pu me rendre leur vu. D'abord, je serais, malgr moi, moins franc et moins vridique; ensuite, j'ai toujours suppos que j'crivais assis dans mon cercueil. L'ouvrage a pris de l un certain caractre religieux que je ne lui pourrais ter sans prjudice; il m'en coterait d'touffer cette voix lointaine qui sort de la tombe et que l'on entend dans tout le cours du rcit. On ne trouvera pas trange que je garde quelques faiblesses, que je (p. L) sois proccup de la fortune du pauvre orphelin, destin rester aprs moi sur la terre. Si Minos jugeait que j'ai assez souffert dans ce monde pour tre au moins dans l'autre une Ombre heureuse, un peu de lumire des Champs-lyses, venant clairer mon dernier tableau, servirait rendre moins saillants les dfauts du peintre; la vie me sied mal; la mort m'ira peut-tre mieux.

AVANT-PROPOS (p. LI)Paris, 14 avril 1846. Revu le 28 juillet 1846. Sicut nubes... quasi naves... velut umbra. (Job).

Comme il m'est impossible de prvoir le moment de ma fin, comme mon ge les jours accords l'homme ne sont que des jours de grce ou plutt de rigueur, je vais m'expliquer.

Le 4 septembre prochain j'aurai atteint ma soixante-dix-huitime anne: il est bien temps que je quitte ce monde qui me quitte et que je ne regrette pas. Les Mmoires la tte desquels on lira cet avant-propos suivent, dans leurs divisions, les divisions naturelles de mes carrires. La triste ncessit qui m'a toujours tenu le pied sur la gorge, m'a forc de vendre mes Mmoires. Personne ne peut savoir ce que j'ai souffert d'avoir t oblig d'hypothquer ma tombe; mais je devais ce dernier (p. LII) sacrifice mes serments et l'unit de ma conduite. Par un attachement peut-tre pusillanime, je regardais ces Mmoires comme des confidents dont je ne m'aurais pas voulu sparer; mon dessein tait de les laisser Mme de Chateaubriand; elle les et fait connatre sa volont, ou les aurait supprims, ce que je dsirerais plus que jamais aujourd'hui. Ah! si, avant de quitter la terre, j'avais pu trouver quelqu'un d'assez riche, d'assez confiant pour racheter les actions de la Socit, et n'tant, pas comme cette Socit, dans la ncessit de mettre l'ouvrage sous presse sitt que tintera mon glas! Quelques-uns des actionnaires sont mes amis; plusieurs sont des personnes obligeantes qui ont cherch m'tre utiles; mais enfin les actions se seront peut-tre vendues, elles auront t transmises des tiers que je ne connais pas, et dont les affaires de famille doivent passer en premire ligne; ceux-ci, il est naturel que mes jours, en se prolongeant, deviennent sinon une importunit, du moins un dommage. Enfin, si j'tais encore matre de ces Mmoires, ou je les garderais en manuscrit ou j'en retarderais l'apparition de cinquante annes. Ces Mmoires ont t composs diffrentes dates et en diffrents pays. De l des prologues obligs qui peignent les lieux que j'avais sous les yeux, les sentiments qui m'occupaient au moment o se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entres les unes dans les autres: il m'est arriv que, dans mes instants de prosprit, j'ai eu parler de mes temps de misre; dans mes jours de tribulation, retracer mes jours de bonheur. Ma (p. LIII) jeunesse pntrant dans ma vieillesse, la gravit de mes annes d'exprience attristant mes annes lgres, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu' son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes rcits une sorte de confusion, ou, si l'on veut, une sorte d'unit indfinissable; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau: mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mmoires, s'ils sont d'une tte brune ou chenue. J'ignore si ce mlange, auquel je ne puis apporter remde, plaira ou dplaira; il est le fruit des inconstances de mon sort: les temptes ne m'ont laiss souvent de table pour crire que l'cueil de mon naufrage. On m'a press de faire paratre de mon vivant quelques morceaux de ces Mmoires; je prfre parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagne de ces voix qui ont quelque chose de sacr, parce qu'elles sortent du spulcre. Si j'ai assez souffert en ce monde pour tre dans l'autre une ombre heureuse, un rayon chapp des Champs-lyses rpandra sur mes derniers tableaux une lumire protectrice: la vie me sied mal; la mort m'ira peut-tre mieux.

Ces Mmoires ont t l'objet de ma prdilection: saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens aprs sa mort; je n'espre pas une telle faveur, mais je dsirerais ressusciter l'heure des fantmes, pour corriger au moins les preuves. Au surplus, quand l'ternit m'aura de ses (p. LIV) deux mains bouch les oreilles, dans la poudreuse famille des sourds, je n'entendrai plus personne. Si telle partie de ce travail m'a plus attach que telle autre, c'est ce qui regarde ma jeunesse, le coin le plus ignor de ma vie. L, j'ai eu rveiller un monde qui n'tait connu que de moi; je n'ai rencontr, en errant dans cette socit vanouie, que des souvenirs et le silence; de toutes les personnes que j'ai connues, combien en existe-t-il aujourd'hui? Les habitants de Saint-Malo s'adressrent moi le 25 aot 1828, par l'entremise de leur maire au sujet d'un bassin flot qu'ils dsiraient tablir. Je m'empressai de rpondre, sollicitant, en change de bienveillance, une concession de quelques pieds de terre, pour mon tombeau, sur le Grand-B [47]. Cela souffrit des difficults cause de l'opposition du gnie militaire. Je reus enfin, le 27 octobre 1831, une lettre du maire, M. Hovius, il me disait: Le lieu de repos que vous dsirez au bord de la mer, quelques pas de votre berceau, sera prpar par la pit filiale des Malouins. Une pense triste se mle pourtant ce soin. Ah! puisse le monument rester longtemps vide! mais l'honneur et la gloire survivent tout ce qui passe sur la terre. Je cite avec reconnaissance ces belles paroles de M. Hovius: il n'y a de trop que le mot gloire [48]. Je reposerai donc au bord de la mer que j'ai tant aime. Si je dcde hors de France, je souhaite que mon (p. LV) corps ne soit rapport dans ma patrie qu'aprs cinquante ans rvolus d'une premire inhumation. Qu'on sauve mes restes d'une sacrilge autopsie; qu'on s'pargne le soin de chercher dans mon cerveau glac et dans mon cur teint le mystre de mon tre. La mort ne rvle point les secrets de la vie. Un cadavre courant la poste me fait horreur; des os blanchis et lgers se transportent facilement: ils seront moins fatigus dans ce dernier voyage que quand je les tranais et l chargs de mes ennuis.

CHATEAUBRIAND (p. 001)

HISTOIRE DE SES UVRESIl y a des personnes qui voudraient faire de la littrature une chose abstraite et l'isoler au milieu des choses humaines... Quoi! Aprs une rvolution qui nous a fait parcourir en quelques annes les vnements de plusieurs sicles, on interdira l'crivain toute considration leve, on lui refusera d'examiner le ct srieux des objets! Il passera une vie frivole s'occuper de chicanes grammaticales, de rgles de got, de petites sentences littraires! Il vieillira enchan dans les langes de son berceau! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonn par ses longs travaux, par ses graves penses, et souvent par ces mles douleurs qui ajoutent la grandeur de l'homme!... Pour moi, je

ne puis ainsi me rapetisser, ni me rduire l'tat d'enfance, dans l'ge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle troit qu'on voudrait tracer autour de l'crivain... [49]. C'est parce qu'il ne s'est pas renferm dans ce cercle troit que Chateaubriand a si puissamment agi sur son sicle. Il n'est pas possible de sparer chez lui l'homme de l'crivain: l'homme de lettres et l'homme d'tat, l'homme de pense et l'homme d'action ne faisaient qu'un. Presque tous ses livres ont t des actes, et c'est pour cela qu'aujourd'hui encore, cette aurore du XXe sicle, ils sont vivants comme au premier jour. S'ils n'avaient t que des fleurs de littrature et des modles de style, ils dormiraient depuis longtemps, comme tant d'autres chefs-d'uvre, dans la poudre des bibliothques. Mais ils ont t aussi des leons et des exemples, et ces leons, ces exemples, nous avons besoin plus que jamais de les entendre et de les suivre. Ils ont t dicts par les plus nobles sentiments, par les plus gnreuses passions, l'honneur, le dsintressement, le sacrifice. A quel moment fut-il plus ncessaire de rveiller dans les mes, de ranimer dans les curs ces sentiments et ces passions? Chateaubriand dort depuis cinquante ans son dernier sommeil dans sa tombe de l'lot du Grand-B. Et pourtant jamais heure ne fut plus opportune pour faire entendre de nouveau sa grande voix, pour (p. 002) remettre ses enseignements sous les yeux des gnrations nouvelles. Defunctus adhuc loquitur. Une rapide revue de ses principaux ouvrages va nous en fournir la dmonstration.

INapolon Bonaparte a remport de prodigieuses victoires; il est entr dans toutes les capitales, il a vu ses pieds tous les rois. Mais la campagne d'Italie et la campagne d'gypte, Austerlitz, Marengo, Wagram, Friedland, Ina, toutes ces victoires et cent autres pareilles, ont t suivies de revers inous. Ces ennemis tant de fois vaincus, Napolon est all les chercher lui-mme, jusqu'aux extrmits de l'Europe, et, de Moscou, de Vienne, de Cadix, il les a amens jusque sous les murs de Paris. Et c'est pourquoi il est une journe, dans sa vie, plus glorieuse, plus vritablement grande que celles que je viens de rappeler. C'est le dimanche 28 germinal an X [50], le jour de Pques de l'anne 1802. Ce jour-l, six heures du matin, une salve de cent coups de canon annona au peuple, en mme temps que la ratification du trait de paix sign entre la France et l'Angleterre, la promulgation du concordat et le rtablissement de la religion catholique. Quelques heures plus tard, suivi des premiers Corps de l'tat, entour de ses gnraux en grand uniforme, le Premier Consul se rendait du palais des Tuileries l'glise mtropolitaine de Notre-Dame, o le cardinal Caprara, lgat du Saint-Sige, aprs avoir dit la messe, entonnait le Te Deum, excut par deux orchestres que conduisaient Mhul et Cherubini. Ce mme jour, le Moniteur insrait un article de Fontanes sur le Gnie du Christianisme qui venait de paratre et qui, cette heure propice, allait tre lui-mme un vnement.

Ce n'est pas sans motion qu'on lit, dans le Journal des Dbats du samedi 27 germinal an X: Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira enfin, aprs dix ans de silence, pour annoncer la fte de Pques. Combien dut tre profonde la joie de nos pres, lorsqu'au matin de ce 18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses voles du bourdon de la vieille glise! Dans les villes, dans les hameaux, d'un bout de la France l'autre, les cloches rpondirent cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable Alleluia! Le Gnie du Christianisme mla sa voix ces voix sublimes; comme elles, il rassembla les fidles et les convoqua au pied des autels. Chateaubriand ici avait devanc Bonaparte. Lorsqu'il tait rentr en France, au printemps de 1800, aprs un exil de huit annes, il apportait (p. 003) avec lui, dans sa petite malle, o il n'y avait gure de linge, le premier volume du Gnie, qui avait alors pour titre: Des beauts potiques et morales de la religion chrtienne et de sa supriorit sur tous les autres cultes de la terre. Pendant deux ans, il ne cessa de remanier et de perfectionner son ouvrage, si bien que le jour o fut publi le Concordat, les cinq volumes [51] se trouvrent prts. Dans toute notre littrature, il n'est pas un autre livre qui ait produit un effet aussi considrable, qui ait eu des consquences aussi grandes et aussi heureuses; son importance historique dpasse encore son importance littraire. Ce que Voltaire et les Encyclopdistes avaient commenc, la Rvolution l'avait achev. L'uvre des bourreaux avait complt l'uvre des sophistes. L'difice religieux s'tait croul tout entier. De la France chrtienne, plus rien ne restait debout. Pie VI mourait captif Valence, et l'on se demandait, s'il ne serait pas le dernier pape. Le matrialisme le plus hont, le sensualisme le plus abject triomphaient avec le Directoire. Ce qu'il y avait alors de littrature en France se tranait strilement dans l'imitation des coryphes du philosophisme. Le XVIIIe sicle finissant se fermait sur le succs de l'odieux pome de Parny: La Guerre des Dieux. C'est cette heure-l que Chateaubriand, seul, pauvre, exil, ramen la foi par la douleur, se tourne vers le Christianisme, clbre ses beauts et ose lui promettre la victoire. Dj son livre s'avance, et voil que lui arrive un collaborateur inattendu. Bonaparte rtablit le culte, o il ne voit d'ailleurs qu'un moyen d'ordre et de discipline; il rouvre les temples, mais ces temples rouverts, qui les remplira? La politique agit sur les faits, mais elle n'a pas d'action sur les mes, et ce sont les mes qu'il faudrait changer. Ce sera l'uvre de Chateaubriand. La raction n'est pas faite, il la fera. On entend encore l'horizon le rire de Voltaire: ce rire s'vanouira comme un vain son, lorsque retentira la voix de Chateaubriand, lorsqu'on entendra ces accents, la fois si anciens et si nouveaux, tout pntrs de bon sens et de raison, de lumire et de posie, d'imagination et d'loquence. Le Gnie du Christianisme n'tait pas un ouvrage de thologie; ce n'tait pas non plus une uvre de rfutation et de critique. Les beauts de la religion chrtienne, les grandes choses qu'elle avait inspires depuis les bonnes uvres jusqu'aux penses de gnie; les services qu'elle avait rendus la civilisation et la socit, ceux dont lui taient redevables la posie, les beaux-arts et la littrature; comment enfin elle se prtait merveilleusement tous les lans de l'me et rpondait tous les besoins du cur: tel est le cadre que Chateaubriand avait magnifiquement rempli. Les apologistes qui l'avaient (p. 004) prcd s'taient exclusivement attachs aux preuves surnaturelles du Christianisme. Chateaubriand employait surtout des preuves d'un autre ordre. Au lieu d'aller de la cause l'effet, il passait de l'effet la cause; il montrait, non que le

Christianisme est excellent parce qu'il vient de Dieu, mais qu'il vient de Dieu parce qu'il est excellent, parce que rien n'gale la sublimit de sa morale, l'immensit de ses bienfaits, la puret de son culte. C'tait bien l l'apologie que rclamait le temps. L'effet fut immdiat et il fut prodigieux. Et puisque sont revenus, aprs un sicle coul, les jours mauvais, les ngations brutales, les violences sectaires, le livre de 1802 retrouvera sans doute, l'aurore du XXe sicle, quelque chose de son premier succs. L'influence du Gnie du Christianisme n'a pas t seulement religieuse et sociale. Ce livre immortel a t, plus qu'aucun autre, une uvre d'initiative. Il a lanc les intelligences dans vingt voies nouvelles, en art, en littrature, en histoire. C'est lui, qui rapprit notre pays le chemin des deux antiquits, qui ramena les esprits ces deux grandes sources d'inspiration, la Bible et Homre. Les Pres de l'glise -- saint Augustin, saint Jrme, saint Ambroise, Tertullien -taient relgus dans un complet oubli. Chateaubriand remit en lumire ces admirables et puissantes figures. La supriorit des crivains du XVIIe sicle sur ceux du XVIIIe tait mconnue. Chateaubriand rtablit les rangs. Grce lui, justice fut rendue Bossuet et Pascal, comme Mose et Homre. Les chefs-d'uvre des littratures trangres n'avaient pas encore obtenu droit de cit dans la ntre. On lisait le Roland furieux, cause des amours de Roger et de Bradamante, et un peu aussi la Jrusalem dlivre, cause de l'pisode d'Armide; mais c'tait peu prs tout. On ignorait volontiers la Divine comdie, les Lusiades, le Pa