l'invention d'une politique humanitaire: les réfugiés russes et le zemgor (1921-1930) ||...
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Le social contre l'esthétique: Le Zemgor dans la vie littéraire de l'émigrationAuthor(s): Leonid LivakSource: Cahiers du Monde russe, Vol. 46, No. 4, L'invention d'une politique humanitaire: Lesréfugiés russes et le Zemgor (1921-1930) (Oct. - Dec., 2005), pp. 817-829Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20164842 .
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LEONID LIVAK
LE SOCIAL CONTRE L'ESTH?TIQUE
Le Zemgor dans la vie litt?raire de l'?migration
En juillet 1922 Ivan Bunin ?crivait ? Vladimir Zlobin, qui remplissait alors les
fonctions de secr?taire particulier aupr?s de Dmitrij Merezkovskij et Zinaida
Gippius. Tous ?taient ?tablis depuis peu en France. Dans sa br?ve missive, il priait Zlobin de se charger de l'envoi d'un colis alimentaire ? son fr?re et sa s ur rest?s en
Russie, en ces termes : ? Mon cher ! Je vous saurais gr? de me rendre un service
amical : prenez, s'il vous pla?t, une partie de l'argent qui m'est d? et faites envoyer
par le biais du "Zemgor", ou comment s'appelle d?j? ce machin ? Celui qui se
trouve 33, rue de Prony, ? faites donc envoyer par le biais de ce "Zemgor" deux
colis ?*. La fa?on dont Bunin ?voque le Zemgor en dit long sur les relations de cet
organisme avec les artistes exil?s, relations que l'on pourrait qualifier de ? mariage de raison ?, o? les int?r?ts des ?poux, qui tirent des b?n?fices d'une union impos?e
par les circonstances, s'accompagnent d'indiff?rence r?ciproque, voire de d?dain et
d'incompr?hension, tant?t dissimul?s, tant?t affich?s.
De l'ext?rieur, pareilles ? relations conjugales ? paraissent id?ales. Bien des
m?morialistes nous valent des comptes rendus de l'action des activistes du Zemgor
pour soutenir la cr?ation artistique dans l'?migration et favoriser la survie des ?cri
vains russes exil?s dont beaucoup ?taient sans revenu assur?. Cette uvre de
secours prenait souvent la forme de bourses aux ?crivains. Bourses et pr?ts de
longue dur?e ?taient administr?s par le Comit? de secours aux ?crivains et savants
russes, qui touchait r?guli?rement des subventions du Zemgor2, ainsi que, au sein
1. Ternira Pachmuss, Stranicy iz proslogo : Iz perepiski Zinaidy Gippius, Francfort : Peter
Lang,2003,p.143.
2. Comme en t?moignent les archives conserv?es ? la Biblioth?que de documentation interna
tionale contemporaine (Nanterre). Fonds du Comit? de secours aux ?crivains et aux savants
russes, F delta res. 832,10 cartons.
Cahiers du Monde russe, 46/4, Octobre-d?cembre 2005, p. 817-830.
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de l'Union des ?crivains et journalistes dont il ?tait le secr?taire permanent, par Vladimir Zeeler, un activiste du Zemgor. Gleb Struve, par exemple, nous apprend
que les ?crivains boursiers de l'Union ? n'oubli?rent jamais les soins attentifs de
Vladimir Zeeler ?3, ce dont t?moignent par ailleurs les volumineuses archives de
l'Union des ?crivains et journalistes et leurs milliers de pi?ces de correspondance entre Zeeler et les artistes ?migr?s en qu?te de secours mat?riel4. L'assistance aux
gens de lettres rev?tait aussi la forme ? importante
? d'honoraires et du prestige
qu'apportait aux litt?rateurs leur collaboration aux revues fond?es et dirig?es par des figures de proue du Zemgor. Les exemples les plus marquants en sont Sovre
mennye zapiski = Annales contemporaines, dont la r?daction fut bel et bien assur?e
tout au long de son existence par Vadim Rudnev, et Zveno = Le Cha?non, dirig?
jusqu'? sa mort par Maksim Vinaver dont la demeure parisienne devint vers 1925
un salon litt?raire de premier plan que hant?rent po?tes et ?crivains exil?s. Selon les
m?moires d'un membre du comit? de r?daction des Annales contemporaines, Mark
Visnjak, Rudnev vouait tout le temps qu'il ne consacrait pas au Zemgor ? la r?dac
tion de la revue, assurant la t?che ?ditoriale quotidienne ? partir des bureaux pari siens du Zemgor. (Bien que Visnjak le formule : ? la r?daction recevait un coup de
t?l?phone du Zemgor ?5, plut?t que : ? Rudnev t?l?phonait ? la r?daction ?). Les dirigeants du Zemgor, ? la diff?rence de leurs compatriotes artistes, avaient
acc?s aux moyens, publics ou priv?s, n?cessaires pour fonder un p?riodique et en
assurer la survie. On sait que la volont? et la disponibilit? d'un r?dacteur ou d'un
comit? de r?daction ? assumer la t?che si souvent ingrate et humiliante de qu?te de
fonds conditionnent aussi le succ?s d'une telle entreprise ?ditoriale. Ainsi pour Annales contemporaines, Rudnev consacrait une grande part de son activit? ? cette
recherche de moyens financiers aupr?s de gouvernements et d'organismes caritatifs
?trangers ou de m?c?nes en tout genre. L'histoire de la litt?rature de l'?migration dans F entre-deux-guerres nous apprend que les aventures editoriales entreprises
par les seuls artistes sans le soutien d'un organisme socio-politique ? citons Cisla
[Nombres] sous la r?daction de Nikolaj Ocup, Vstreci = Rencontres dirig? par
Georgij Adamo vie et Mihail Kantor, la Literaturnaja gazeta [Gazette litt?raire]
r?dig?e par Mark Slonim ? ?taient de courte dur?e. Aussi, apr?s l'?chec, fonda
teurs et collaborateurs se retrouvaient-ils in?vitablement sur les pages de p?riodi
ques contr?l?s par diverses mouvances et organismes ?migr?s non artistiques dont
les responsables ne s'int?ressaient pas a priori ? la probl?matique esth?tique et litt?
raire en tant que telle.
Les revues phares de l'?migration russe ? Annales contemporaines, Le
Cha?non, Volja Rossii [La Libert? de la Russie], Annales russes = Russkie
zapiski ?
paraissaient ? l'initiative d'activistes politiques dont beaucoup ?taient
3. Gleb Struve, Russkajaliteratura vizgnanii,?. : YMCA-Press, 1984,198 p.
4. Voir documents sur l'activit? de Zeeler comme secr?taire permanent de l'Union dans Bakh
meteff Archive of Russian and East European History and Culture, The Rare Book and Manus
cript Library, Columbia University (New York). Fonds Sojuz Russkih Pisatelej.
5. Mark Visnjak, ? Sovremennye zapiski? : vospominanija redaktora, SPb. et D?sseldorf:
Logos-Goluboj vsadnik, 1993, p. 103,204.
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associ?s au Zemgor. Par cons?quent, ces revues se pr?sentaient comme des organes
politico-litt?raires. Soulignons bien cette hi?rarchie ? le politique et le social
d'abord, l'esth?tique ensuite. Dans le cadre de la collaboration aux revues politico
litt?raires, les int?r?ts des activistes du Zemgor et des artistes allaient de pair. Les
membres du Zemgor, tous pr?occup?s de questions sociales et politiques, tiraient
bien volontiers parti de l'immense prestige dont jouissaient traditionnellement la
litt?rature et ses cr?ateurs en Russie. Ce prestige assurait aux revues politiques une
aura culturelle oppos?e ? la ? barbarie r?volutionnaire ?, tout en leur apposant le
sceau de la pr?servation des valeurs qui ?tait au centre du mythe fondateur de
l'?migration. Conserver et l?guer aux g?n?rations futures la vraie culture russe, en
voie de disparition en URSS ? telle ?tait la ? mission ? des ?migr?s. Parlant au
nom du comit? de r?daction, Mark Visnjak reconnaissait volontiers l'importance de
la fonction publicitaire que la prose et la po?sie devaient remplir dans son
p?riodique : ? Nous ne nous faisions pas d'illusions au sujet de la partie socio-poli
tique [de la revue], sachant bien que la popularit? des Annales contemporaines ?tait
due uniquement ? sa rubrique litt?raire et artistique ?6.
Mais ce mariage d'int?r?t, dont les parties prenantes ?
politiques d'un c?t?, artistes de l'autre ?
ignoraient bien souvent tout l'une de l'autre avant de basculer
dans l'exil, dissimulait un probl?me majeur aux yeux du public ?migr? : les respon sables du Zemgor dirigeant des revues politico-litt?raires et des organismes carita
tifs dont d?pendait le bien-?tre des ?crivains exil?s n'avaient aucune formation
esth?tique et, selon le mot juste de Nina Berberova, ? ne s'int?ressaient pas le
moins du monde ? la litt?rature ?7. Visnjak ?crit dans ses m?moires que la section
litt?raire des Annales contemporaines ?tait ? mal organis?e ?. Il attribue cet ?tat de
choses au fait qu'? aucun des r?dacteurs n'?tait homme de lettres ou critique litt?raire ?8. Les ?jeunes ? ?crivains de l'?migration artistique dans l'entre-deux
guerres (donc les moins prot?g?s par leur renomm?e des d?cisions arbitraires des
r?dacteurs de la revue) portent un jugement autrement s?v?re. ?voquant les rela
tions entre jeunes artistes et militants socio-politiques aux commandes des revues
?migr?es, Vasilij Janovskij insiste : ? les gens de ce type et de cette g?n?ration, bien
qu'admirables dans d'autres domaines, manquaient totalement des qualit?s
requises pour appr?cier une uvre d'art ?. Vladimir Varsavskij lui fait ?cho, se
plaignant que la plupart de ces intellectuels engag?s ?taient ? compl?tement
d?pourvus de sens litt?raire ?9. Certes, un membre du comit? de r?daction des
Annales contemporaines, ITja Bunakov-Fondaminskij, faisait au moins l'effort de
se faire expliquer pourquoi l'on devait publier les vers tr?s obscurs d'une Marina
Cvetaeva ou d'un Boris Poplavskij alors qu'on rejetait un po?me sonore, clair, bien
rythm? et dot? d'une conscience civique. Mais un Vadim Rudnev ne se souciait
6./toc/.,p. 87.
7. NinaBerberova,Xursivi2iq/,M. : Soglasie, 1996,p. 401.
8. Visnjak, ? Sovremennye zapiski ?, p. 81.
9. Vasilij Janovskij, Polja Elisejskie : kniga pamjati, SPb. : Puskinskij fond, 1993, p. 73. Vladimir Varsavskij, Nezamecennoepokolenie, New York : Izd. Im. Cehova, 1956,p. 291.
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m?me pas de saisir de telles finesses esth?tiques. Ainsi confia-t-il ? Vladislav
Hodasevic son h?sitation vis-?-vis d'un po?me envoy? ? la revue par un jeune moderniste, ? cause du m?tre ? peu s?rieux ? qui lui rappelait une danse. Il s'agis sait en l'occurrence du trim?tre iambique dans lequel Lermontov, et plus tard
Annenskij, coul?rent leurs plus beaux vers. La r?action de Hodasevic fournit une
image caract?ristique de l'?troite interd?pendance des artistes et des politiques
impos?e par les circonstances. Rentr? chez lui apr?s cet ?change ?clairant avec
Rudnev, Hodasevic s'?tendit sur le canap? face au mur et soupira : ? Voil? les gens dont nous d?pendons ?10.
Du point de vue social, le travail des activistes du Zemgor fut admirable
d'?nergie, de d?vouement et de sacrifice de l'int?r?t personnel ? l'int?r?t public, bref, admirable par sa fid?lit? aux valeurs de l'intelligentsia russe depuis l'?poque de Nekrasov et de Saltykov-Scedrin et des revues Sovremennik et Otecestvennye
zapiski auxquelles faisait allusion le titre Annales contemporaines. Vadim Rudnev,
par exemple, remplissait b?n?volement les fonctions de r?dacteur en chef et de
qu?teur de fonds. C'est ? lui, bien plus qu'? tout autre membre du comit? de r?dac
tion, que la culture russe doit les vingt ann?es d'?pop?e de la singuli?re revue que furent les Annales contemporaines. Cependant, en s'estimant responsables du
contenu socio-politique et litt?raire du p?riodique, Rudnev et ses coll?gues devin
rent, non sans une certaine ironie de l'histoire, les pendants de ces critiques russes
des ann?es 1840-1860 qui jugeaient les uvres en fonction de leur apport aux luttes
politiques et sociales du jour, posant comme priorit? l'accessibilit? d'une uvre
d'art au ? lecteur moyen ?, aux d?pens du niveau esth?tique et technique. Et tandis
que les barons de la litt?rature tels Ivan Bunin ou Boris Zajcev, h?ritiers de la tradi
tion r?aliste du si?cle pr?c?dent, trouvaient toujours un accueil bienveillant aupr?s de ces ? conservateurs ?
qu'?taient les r?dacteurs des Annales contemporaines,
leurs jeunes coll?gues, plus hardis en mati?re esth?tique, se voyaient oblig?s de se
battre contre l'obscurantisme editorial. Une lettre de Marina Cvetaeva ? Jurij Ivask
du 4 avril 1933 en dit long sur la tension toujours pr?sente dans les relations profes sionnelles des activistes du Zemgor avec leurs collaborateurs artistiques.
Voici la situation aux Annales contemporaines, se plaignait-elle, ? Chez nous la
po?sie vient g?n?ralement apr?s tout le reste. Nous voudrions mettre douze
po?tes sur six pages ? (propos du r?dacteur litt?raire Rudnev que j'ai recueillis
personnellement et en pr?sence de t?moins). Ou bien, que dire de cette lettre [de Rudnev] : ? Marina Ivanovna, envoyez-nous, s'il vous pla?t, des vers, mais
seulement ceux qui conviennent ? notre lecteur. Vous me comprenez bien
s?r... ? Mais moi, dans la plupart de cas je ne comprends pas (et je ne veux pas
comprendre !) et je n'envoie rien11.
10. Berberova,iCursivi73q/',p. 346.
11. ? Pis'ma Mariny Cvetaevoj k Ju. P. Ivasku (1933-1937) ?, in : Mihail Karpovic, Dmitrij
Cizevskij, Russkijliteraturnyjarhiv,New York, 1956, p. 212.
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La publication posthume de cette lettre n'aura pas port? Visnjak ? r??valuer les
pratiques editoriales de la revue : dans ses m?moires, citant les plaintes ?pistolaires de Cvetaeva, l'ancien coll?gue de Rudnev n'h?site pas ? d?clarer qu'il s'?tait
toujours oppos? ? la publication des vers ? trop obscurs ? du grand po?te russe12.
La tension sous-jacente et le plus souvent larv?e entre les artistes et les activistes
du Zemgor ? charg?s ? de la vie litt?raire de l'?migration ne se limitait pas toujours ? des r?primandes aussi bienveillantes que celles adress?es par Zinaida Gippius ?
Vadim Rudnev dans une lettre de janvier 1924. La grande dame du modernisme
russe reproche au r?dacteur des Annales contemporaines ? de ne jamais condes
cendre ? la lecture des ?preuves des po?mes, ce qui fait qu'aucun po?me que j'ai
sign? chez vous n'a paru sans fautes d'impression. Et vous savez bien, cher Vadim
Viktorovic, combien les errata nuisent ? la po?sie ?13, ajoutait la reine du sarcasme,
sachant parfaitement que s'il y avait une chose que Rudnev ignorait c'?tait pr?cis? ment la nature du texte po?tique o? le plus petit changement d'orthographe peut
apporter des modifications s?mantiques cruciales. Le z?le avec lequel les r?dac
teurs corrigeaient et censuraient leurs uvres afin de les rendre plus ? accessibles ?
au ? lecteur moyen ?, au m?me titre que les textes socio-politiques, et ce souvent
sans l'autorisation de l'auteur, ne faisait qu'aggraver la situation des ?crivains14.
Cette censure se fondait sur la conviction qu'un acteur social bien-pensant savait
mieux ce qu'il fallait au lecteur ?migr? qu'un artiste cens? habiter les sph?res trans
cendantes, c'est-?-dire en dehors du champ d'activit? et de comp?tence du Zemgor. D'o? l'ironie de la paraphrase d'un vers de Griboedov qui circulait parmi les litt?ra
teurs exil?s ? Paris : ? Et les juges, qui sont-ils ? ? Mais les cinq socialistes-r?vo
lutionnaires, bien entendu ? ? d?signant ainsi le comit? de r?daction des Annales
contemporaines. Ce fut dans cette atmosph?re de tension feutr?e entre artistes et
activistes socio-politiques que le programme de la revue moderniste Cisla, qui ne
cessait de pr?ner la pr??minence d'une expression artistique ind?pendante de toute
pr?occupation sociale, eut effet de scandale. Comme l'?crivait Boris Poplavskij dans ses plaidoyers pour Cisla, la revue ?tait le premier forum o? les ?crivains
?migr?s se sentaient affranchis ? du joug politique de l'?migration ?15.
* * *
L'histoire des relations entre artistes exil?s et activistes du Zemgor connut des
moments conflictuels r?v?lateurs o? l'incompr?hension mutuelle ?tait ? son
comble. Chacun avait son langage, nul n'entendait plus l'autre. Les artistes s'adon
naient ? l'?dification de nouveaux mythes culturels sur la base de valeurs esth?ti
12. Visnjak,? Sovremennye zapiski ?, p. 107.
13. Pachmuss, Stranicy iz proslogo,p. 23.
14. Visnjak, ? Sovremennye zapiski ?,p. 192.
15. Voir Boris Poplavskij
? Celovek i ego znakomye ?, Cisla, n? 9, 1933, p. 135-138 ; ? Vokrug Cisel ?, Cisla, n? 10,1934, p. 204-209. Voir aussi Struve, Russkaja literatura, p. 214 215.
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ques, mythes qui repr?sentaient l'activit? artistique en exil comme un sacrifice de
soi ? l'autel de la culture russe ; de leur c?t?, les activistes socio-politiques s'effor
?aient, d'une mani?re non moins altruiste, de se rendre utiles, de r?pondre aux
besoins de l'heure dont d?pendait la survie de l'?migration et, par l? m?me, de la
culture russe. Mais la similitude des buts, sinon des moyens n'emp?cha pas les deux
parties d'engager trop souvent un dialogue de sourds. Le heurt public entre
Vladislav Hodasevic et Vladimir Zeeler fit date dans cette confrontation qui opposa
l'esprit des esth?tes ? celui des acteurs sociaux au sein de l'?migration parisienne. Suivant les pr?ceptes modernistes de l'art de vivre et d'?crire (ce qui d'ailleurs
revenait au m?me dans la conception des artistes modernes de l'apr?s-guerre), bien
des ?crivains exil?s cultivaient un mythe personnel qui associait une pauvret? apos
tolique ? une litt?rature du ? document humain ? cr??e en d?pit ou plut?t ? cause de
ce d?nuement volontaire. Ainsi Boris Poplavskij jouissait-il d'une grande renomm?e artistique et de la r?putation de guide spirituel, dont la mis?re sautait aux
yeux car ce jeune homme, sportif et sans obligations familiales, refusait par prin
cipe tout travail r?mun?r? comme indigne d'un po?te moderniste et d'un ?mule du
Christ. Or, pareille pose esth?tique ?tait une arme ? double tranchant, car seuls les
initi?s ? la mythologie culturelle des modernistes ?migr?s pouvaient percevoir le
sens profond de l'indigence de Poplavskij16. Sans ce paradigme interpr?tatif,
l'aspect de Poplavskij, d?muni et visiblement paup?ris?, ne pouvait que susciter des
reproches ? rencontre des organismes professionnels et caritatifs de l'?migration. Or ce fut pr?cis?ment la man uvre de Hodasevic ? la mort tragique de Poplavskij en octobre 1935, bien que le critique n'ignor?t rien des vraies raisons du style de vie
du d?funt po?te. Dans les d?bats litt?raires qui l'opposaient ? d'autres critiques ?migr?s, Hoda
sevic n'h?sitait pas ? ?voquer les raisons proprement esth?tiques de ce culte de la
pauvret?, accusant ses adversaires d'improbit? puisqu'ils justifiaient le caract?re
morbide de leurs uvres par les conditions ?conomiques de leur existence pari sienne, alors que cette morbidit? ?tait courante dans les lettres europ?ennes de
l'?poque, qui vivaient une renaissance de la doctrine naturaliste de la litt?rature
comme ? document humain ?17. Mais d?s qu'il s'agissait de propager un autre
mythe culturel, celui de la nature h?ro?que et autosacrificielle de l'activit? litt?raire
en exil, Hodasevic mettait une sourdine ? l'importance de la pauvret? comme valeur
esth?tique. Il s'effor?ait d'imposer l'image de l'artiste en exil charg? de pr?server la
continuit? de la culture russe, mais dont l' uvre se heurte ? l'indiff?rence du public
?migr?, y compris celle des organismes socio-politiques, professionnels et
caritatifs ; bref, assez pour tracer de l'artiste exil? une figure mythique : proph?te dans le d?sert, ap?tre pers?cut?. La mort de Poplavskij d'une overdose d'h?ro?ne ?
fa?on de mourir ne relevant pas principalement d'une g?ne mat?rielle ? ne fut pas
16. Voir Leonid Livak, How It Was Done in Paris, Madison : The University of Wisconsin
Press, 2003, p. 80-89 ; id., ? Nina Berberova et la mythologie culturelle de l'?migration russe
en France ?, Cahiers du Monde russe, 43 (2-3), 2002, p. 470-474.
17. Voir, par exemple, Vladislav Hodasevic, ? Knigi i ljudi. Novye stihi ?, Vozrozdenie, n? 3585,28 mars 1935,p. 3-4.
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LE SOCIAL CONTRE L'ESTH?TIQUE 823
le premier ?v?nement ? fournir ? Hodasevic le pr?texte ? ?crire un manifeste d?finis
sant en termes de mythologie culturelle le sens de l'activit? litt?raire en exil18. Mais
ce manifeste, intitul? ? De la mort de Boris Poplavskij ?, eut le plus grand retentis
sement ? cause de la gravit? de l'?v?nement qu'il ?voquait. Cette fois-ci les accusa
tions d'indiff?rence envers les ?crivains, lanc?es par Hodasevic aux lecteurs aussi
bien qu'aux responsables des structures socio-politiques de l'?migration, ne
pouvaient rester sans r?ponse. Ce fut Vladimir Zeeler, en sa qualit? de secr?taire de
l'Union des ?crivains et journalistes, qui r?pondit19. La tr?s consciencieuse r?ponse de Zeeler d?taille les formes d'aide aux ?crivains
exil?s et les principes ?galitaires de sa distribution (corrobor?s par les archives de
l'Union) pour conclure par l'expression de son regret et de son incompr?hension face ? l'injustice de telles accusations. Si, dans le contexte esth?tique de la litt?ra
ture russe ? Paris, Zeeler avait eu la moindre id?e du sens profond des accusations
de Hodasevic, il n'y aurait sans doute pas r?pondu. Ce fut, par exemple, la d?cision
de Zinaida Gippius. Sa r?action initiale aux propos injustifi?s de Hodasevic l'avait
pouss?e ? r?diger une r?ponse qui resta ? l'?tat de brouillon20. Elle per?ut toute la
vanit? d'une r?ponse factuelle ? un d?fi relevant d'une mythologie culturelle sur
laquelle les ?crivains ?migr?s avaient b?ti leur identit?. Mais le secr?taire perma nent de l'Union des ?crivains et journalistes n'?tait pas au courant du mouvement
litt?raire, il restait avant tout un militant du Zemgor. La fonction de secr?taire de
l'Union ?tait pour lui un service public auquel il se vouait avec z?le, conscient de
son importance sociale. En d'autres termes, tandis que Hodasevic parlait en esth?te, Zeeler parlait en activiste, loin des pr?occupations esth?tiques des b?n?ficiaires des
bourses qu'il octroyait. Ceci explique la r?ponse presque d?risoire que Zeeler re?ut de Hodasevic quelques jours plus tard21. Le critique, prenant platement acte des
d?tails budg?taires fournis par le secr?taire de l'Union, s'empressa de cl?turer un
d?bat qui ne visait pas en premier chef celui qui y avait r?pondu. En tant que parte naire dans le d?bat sur l'avenir des lettres ?migr?es, l'activiste Zeeler n'existait pas
pour le po?te Hodasevic.
Ce cas ne fut pas la plus g?nante des escarmouches entre gens du Zemgor et
artistes. Prenons l'exemple de Ekaterina Bakunina, auteur de romans en vogue, qui adressa en d?cembre 1936 une demande d'aide financi?re ? l'Union, que Zeeler
traita personnellement22. S'il avait ?t? au courant des mouvements esth?tiques au
sein de l'?migration parisienne, Zeeler aurait imm?diatement reconnu dans la lettre
de Bakunina une paraphrase assez proche de passages tir?s de son premier roman, Telo [Le Corps, 1933], qui avait fait grand bruit tant dans les milieux artistiques
?migr?s que dans la presse fran?aise. Or, le secr?taire de l'Union des ?crivains et
18. ? O smerti Poplavskogo ?, Vozrozdenie,n 3788,17 octobre 1935,p. 3-4.
19. ? Neobhodimye popravki ?, Poslednie novosti, n? 5342,8 novembre 1935, p. 2.
20. The Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University (New Haven), Nina
BerberovaPapers, Series VIII : Vladislav Khodasevich Papers, Box 57,Folder 1289.
21.? Popravki kpopravkam ?, Vozrozdenie,n? 3816,1935,p. 3.
22. Bakhmeteff Archive, Fonds Sojuz russkih pisatelej, Box 1, Folder ? Correspondence B ?.
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journalistes, passionn? par le c?t? social des choses, ne lisait pas les ?crivains, leur
pr?f?rant les journalistes. Il ignorait donc tout des expressions litt?raires du moder
nisme ?migr?, y compris du roman de sa correspondante. Il est probable qu'en 1936,
? au lendemain de la crise ?conomique en France qui frappa durement les
?migr?s russes, Bakunina ?tait dans une situation lui permettant de pr?tendre aux
aides financi?res de l'Union. Il n'en demeure pas moins que la romanci?re semble
avoir saisi l'occasion de railler un ? fonctionnaire litt?raire ?, dont d?pendait pour tant son bien-?tre d'artiste, d'o? sa mani?re esth?tisante de s'adresser ? Zeeler
qu'elle devait savoir peu au fait de la vie artistique. De plus, cette demande de Baku
nina contraste avec la lettre ?crite deux ans auparavant ? Hodasevic en r?ponse aux
critiques ? rencontre de Telo. Hodasevic l'accusait alors d'autobiographisme
morbide, ? la mode, sans originalit?. La romanci?re s'effor?a de convaincre le
critique de l'originalit? de son art en ?num?rant la longue liste des succ?s et r?ussites
qui faisaient de sa vie l'antith?se de celle de l'h?ro?ne du roman et, faut-il ajouter, de
l'h?ro?ne de la lettre que Bakunina ?crivit ? Zeeler23. Or, Hodasevic parlait le propre
langage esth?tique de sa correspondante. Pas dupe de l'argumentation, il coupa court
avec ironie et trancha net l'effort manipulateur de Bakunina24. Par contre Zeeler ne
s'?tait m?me pas dout? qu'il ?tait victime d'un jeu litt?raire. Il n'avait fait que
remplir honn?tement et sans arri?re-pens?es les fonctions publiques qu'il s'?tait lui
m?me impos?es et qu'il se devait de remplir pour ?tre digne de la tradition qui asso
ciait les activistes du Zemgor au panth?on de l'intelligentsia russe progressiste. L'un des grands noms de ce panth?on, N. G. Cernysevskij, devint le d?tonateur
d'une autre explosion provoqu?e par la tension sous-jacente entre artistes ?migr?s et activistes du Zemgor. Lorsque Vladimir Zeeler fut la victime na?ve d'un jeu litt?
raire, Vadim Rudnev, tout aussi innocemment, devint un personnage litt?raire ?
force de revivre la maxime d'Oscar Wilde ? Ce n'est pas l'art qui mime la vie, mais
bien la vie qui singe l'art ?. Il s'agit du conflit qui opposa le comit? de r?daction des
Annales contemporaines ? Vladimir Nabokov lors de la publication par la revue de
son roman Dar [Le Don, 1937-1938]. Suivant la pratique de la censure bien
pensante, Rudnev essaya de persuader Nabokov de renoncer ? la publication du
quatri?me chapitre de Dar, qui contenait une biographie de Cernysevskij ?crite par le h?ros du roman. Rudnev la jugea ? peu s?rieuse ? ? nous voici revenus ? cette
exigence de ? s?rieux ? que l'animateur social requiert de l'artiste ? et m?me, par
endroits, irrespectueuse envers la v?n?rable m?moire d'un ? saint ? de l'intelli
gentsia russe progressiste. La correspondance qui s'engagea alors entre Nabokov et
Rudnev ?claire merveilleusement l'essentiel du contentieux. Le 10 ao?t 1937, Rudnev informait Nabokov :
Je vous dis en toute sinc?rit? que la ? Vie de Cernysevskij ? est une uvre des
plus remarquables. Bien que cette pi?ce soit venimeuse, parfaitement moqueuse
23. Voir L. Livak, ? Kriticeskoe hozjajstvo Vladislava Hodasevica ?, Diaspora : novye mate
rialy, t. IV, P. : Athenaeum, SPb. : Feniks, 2001, p. 401-402.
24. Ibid.,p. 403.
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LE SOCIAL CONTRE L'ESTHETIQUE 825
et meurtri?re pour le pauvre Cernysevskij, elle est aussi diaboliquement forte. Et
c'est justement parce que Cernysevskij n'est pas un personnage de fiction mais
un personnage historique qui, de surcro?t, a jou? un r?le extraordinaire dans le
mouvement russe de lib?ration sociale, une question se pose in?vitablement,
mon cher Vladimir Vladimirovic, que vous le veuillez ou non, que moi je le
veuille ou non : peut-on traiter une telle uvre litt?raire du point de vue unique ment esth?tique, ou bien, ne devrait-on pas plut?t, vu les circonstances, y appli
quer des consid?rations d'ordre social25.
Aucun argument de l'auteur, qui r?pondit le jour m?me en invoquant la libert?
d'expression dont th?oriquement b?n?ficiaient les ?crivains dans l'?migration, ne
fit l'affaire, d'autant que dans sa r?ponse Nabokov se moquait des ? consid?rations
sociales ? qui pr?occupaient Rudnev, pla?ant l'expression entre guillemets. Il
soutenait que ? lorsqu'il s'agit d'une uvre, toutes les consid?rations sociales ne
sont que le produit de l'effet artistique de ladite uvre et aucunement d'un parti pris ant?rieur ? sa cr?ation ?26. Le num?ro soixante-sept des Annales contemporaines
publia donc le cinqui?me chapitre de Dar, pr?c?d? de l'avertissement de la
r?daction : ? le quatri?me chapitre comprenant "La Vie de Cernysevskij" ?crite par le h?ros du roman a ?t? omis avec la permission de l'auteur ?.
Certes, malgr? sa feinte surprise ? la r?ception de la d?cision censoriale des
r?dacteurs, Nabokov savait fort bien quel risque il encourait en ridiculisant
Cernysevskij aupr?s des activistes socio-politiques russes dont d?pendait la publi cation de son roman. Si Rudnev avait lu attentivement le roman au lieu de se pr?ci
piter sur le quatri?me chapitre qui, par sa th?matique, semblait d?boucher sur les
grands probl?mes sociaux en d?passant le champ artistique ? peu s?rieux ?, il aurait
remarqu? la ressemblance de sa r?action avec celle d'un personnage du roman,
Vasilev, qui, en sa qualit? de journaliste politique, activiste et r?dacteur d'un grand
p?riodique ?migr?, refuse de publier ? La Vie de Cernysevskij ?, arguant que ? c'est une pi?ce peu s?rieuse, moqueuse et antisociale... qui va ? rencontre des
traditions du mouvement social russe que nul ?crivain russe honn?te n'ose
railler ?27. Dans le troisi?me chapitre de Dar, Vasilev r?sume ainsi sa conception de
l'art:
Il m'est tout ? fait ?gal de savoir si vous avez du talent ou pas, ce que je sais, moi,
c'est qu'aucun talent artistique ne justifie un libelle contre un homme dont la
souffrance et le labeur nourrissent depuis longtemps l'intelligentsia russe28.
Ainsi, sans le savoir, Rudnev devint Vasilev, tenant le r?le d'un h?ros de fiction. On
imagine le r?gal de l'esth?te qu'?tait Nabokov d'avoir fait incarner la maxime
25. Voir Alexandre Dolinin, ? Primecanija?, in: Vladimir Nabokov, Sobranie socinenij
russkogoperioda vpjati tomah, t. 4, SPb. : Simposium, 2000,p. 702.
26. Voir Vladimir Alloi, ? Iz arhiva V. V. Nabokova ?, Minuvsee : istoriceskij aVmanah, t. 8, M. :Feniks,1992,p.279.
27. Dar, in : Vladimir Nabokov, Sobranie socinenij russkogo perioda vpjati tomah, t. 4, p. 387.
28. ibid.,p. 387-388.
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826 LEONID LIVAK
d'Oscar Wilde ? celui-l? m?me que son souci des questions socio-politiques rendait
imperm?able ? une expression artistique qu'il jugeait ? peu s?rieuse ?. Devenu
?crivain anglophone, Nabokov se souvenait encore de cette projection de l'art dans
la vie : on trouve mention de l'incident dans la pr?face ? la traduction anglaise de
Dar. De plus, Hodasevic, lecteur tr?s attentif de Nabokov, avait pr?dit dans son
compte rendu du troisi?me chapitre que le roman aurait l'effet d'un miroir d?for
mant ? pour tous les disciples et adeptes de la police intellectuelle progressiste russe des ann?es quarante du si?cle pass?, dont le joug n'a pas encore compl?te
ment disparu dans l'?migration ?29. Ce qu'il ne pouvait pr?voir, c'est que les r?dac
teurs des Annales contemporaines se conformeraient ? la lettre ? la parodie de
censure progressiste qui frappa ? La Vie de Cernysevskij ? dans le roman.
* * *
Il ne faut cependant pas croire que la barri?re ?rig?e par les diff?rences d'int?r?ts
professionnels et de choix existentiels entre artistes exil?s et activistes de ce
? machin de Zemgor ? ?tait insurmontable. Contrairement aux id?es re?ues, l'inci
dent de ? La Vie de Cernysevskij ? connut une suite assez favorable.
Un membre du comit? de r?daction des Annales contemporaines, ITja Bunakov
Fondaminskij, rompant avec la rigidit? doctrinaire de ses coll?gues, se voua ? la
r?orientation de l'effort intellectuel des ?lites ?migr?es dont l'activisme politique restait h?sitant face ? la consolidation du r?gime sovi?tique, ce qui faisait que d?sormais le v?ritable apport de l'?migration
? c'est-?-dire sa ? mission ? ?
passait principalement par le biais de la cr?ation artistique et philosophique, au
dessus de la m?l?e id?ologique. Varsavskij se souvenait du projet utopique de
Fondaminskij :
Il d?sirait cr?er dans l'?migration une atmosph?re propice ? l'activit? spirituelle o? chacun aurait l'occasion d'exercer son talent cr?ateur en toute libert?30.
Il est donc logique que Nabokov trouve en Fondaminskij un certain appui dans son
conflit avec les Annales contemporaines. Priant Fondaminskij de placer le
quatri?me chapitre de Dar dans un p?riodique ?migr?, Nabokov ?crit le 16 ao?t
1937:
Vous ?tes sans doute au courant de ma correspondance avec Rudnev ? propos de
Cernysevskij... Je ne trouve pas de mots pour exprimer ? quel point m'attriste la
d?cision des Annales contemporaines de censurer mon art ? cause d'anciens
pr?jug?s sectaires31.
29. Vladislav Hodasevic, ?"Sovremennye zapiski", kniga 66 ?, Vozrozdenie, n? 4137,24 juin
1938,p.9.
30. Varsavskij, JVezan2ecennoepoi?oie?2?e,p. 290-291.
31. Voir Alloi, ? Iz arkhiva V. V. Nabokova ?, p. 280.
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LE SOCIAL CONTRE L'ESTHETIQUE 827
La demande tombait bien ; Fondaminskij venait de se donner pour objectif la
formation d'un ? nouvel ordre de l'intelligentsia russe ? parmi les exil?s : cet
? ordre ?, affranchi de l'activisme socio-politique ? l'ancienne ?
c'est-?-dire peu
tol?rant envers les divergences id?ologiques, ? r?unirait les repr?sentants de
toutes les tendances politiques de l'?migration, des monarchistes aux sociaux
d?mocrates en passant par les penseurs ? chr?tiens ?, ? la seule condition du rejet inconditionnel de tout id?al totalitaire, communiste, fasciste ou nazi32.
L'affaire, impensable encore au d?but des ann?es trente, devint envisageable ?
partir du basculement politique et id?ologique provoqu? par les accords de Munich
et l'assujettissement qui s'ensuivit de la Tch?coslovaquie par l'Allemagne hitl?
rienne. Pour certaines mouvances russes ?migr?es, qui avaient jusque-l? sympa this? avec les exp?riences allemande et italienne, ? force de partager une sensibilit?
anticommuniste et la critique de la d?mocratie lib?rale, l'entr?e des troupes nazies
dans Prague sonna le glas de toute illusion totalitaire. Tel fut, entre autres, le cas du
groupement des Mladorossy [Jeunes Russes], mouvement monarchiste l?gitimiste fascisant dont les id?es jouissaient d'une popularit? singuli?re parmi les jeunes exil?s. L'occupation de la Tch?coslovaquie par un r?gime que beaucoup d'entre
eux avaient admir?, voire souhait? pour la Russie lib?r?e du communisme, porta un
coup dur ? ces patriotes habit?s d'une sensibilit? slave exacerb?e. Fondaminskij
profita de la crise d'identit? des Mladorossy pour pousser ceux d'entre eux qui ?taient pr?ts ? renoncer aux illusions totalitaires ? participer ? la table ronde qui r?unissait r?guli?rement dans son appartement parisien les repr?sentants de
tendances politiques, philosophiques et artistiques les plus diverses. Fondaminskij allait ainsi ? contre-courant de la structure m?me de la vie socio-politique de
l'?migration, d?concertant plus d'un observateur. Ainsi Zinaida Gippius, qui ne fut
pas invit?e ? ces r?unions, s'?tonne dans son journal : ? Je n'arrive pas ?
comprendre ce que font les anciens socialistes-r?volutionnaires et "d?mocrates"...
en compagnie des Mladorossy. Une ?nigme ! ?33 (juin 1939).
Bient?t, n?gligeant les critiques de ses collaborateurs proches et de la presse
?migr?e lib?rale (le quotidien Les Derni?res nouvelles d?non?a la tentative de r?unir
l'?lite ?migr?e sans ?gard aux all?geances politiques traditionnelles34), Fonda
minskij, au-del? des r?unions priv?es, obtint du directeur du journal Bodrost'
[Courage], qui avait servi d'organe parisien des Mladorossy dans les ann?es trente,
qu'il ouvre les colonnes du journal aux ?crivains ?migr?s de tendance lib?rale et
d?mocratique. Le r?dacteur de Bodrost', Kirill Elita-ViLckovskij, explique dans ses
lettres ? Nina Berberova que son propre ? assouplissement ? id?ologique et editorial
r?sultait d'une conviction nouvelle, acquise sous l'influence des rencontres chez
Fondaminskij. Dans le cadre de l'?migration, les diff?rends socio-politiques
perdaient de leur actualit? par rapport ? la t?che de sauvetage culturel qui exigeait l'union dans une nouvelle arche de No?, une arche spirituelle qui, au-dessus de la
32. Janovskij, Polja Elisejskie, p. 16. Varsavskij, Nezamecennoepokolenie, p. 298-299.
33. ? God vojny (1939): Dnevnik ?,Nasenasledie,n 28,1993,p. 43.
34. Varsavskij, Nezamecennoe pokolenie, p. 62,65.
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828 LEONID LIVAK
m?l?e id?ologique, rassemblerait tout ce qui relevait de la cr?ation originale dans
l'?migration35. ? Dans chaque num?ro mensuel nous allons consacrer une page
enti?re aux th?mes litt?raires, esth?tiques et "culturels" en g?n?ral?, ?crivait-il ?
Berberova le 1er mars 1939 en la priant de servir d'interm?diaire entre la r?daction et
les ?crivains exil?s. Vers le mois de d?cembre de la m?me ann?e, la page devint
rubrique : ? Il s'agit de la cr?ation d'une rubrique litt?raire ? avec la collaboration
de repr?sentants de notre litt?rature sans exclusions politiques ? (lettre du
2 d?cembre) ; le 24 d?cembre 1939 Elita-Vil'ckovskij informait sa correspondante
qu'une telle rubrique venait de na?tre dans ? notre nouveau Bodrost'?, citant parmi ses collaborateurs le gotha de la litt?rature ?migr?e : ? Nous nous sommes assur?s
pour notre page litt?raire la collaboration de Sirin [Vladimir Nabokov], Vejdle, Fel'zen, Piotrovskij, Stejger, Varsavskij, Golovina, de sorte que votre contribution se
trouvera en bonne compagnie >>.36 Notons que la plupart des nouveaux collaborateurs
dont se vantait le directeur de Bodrost'?taient pass?s par le salon de Fondaminskij. Ainsi vit le jour, avec la b?n?diction de Fondaminskij, dans le num?ro du
31 d?cembre 1939 de Bodrost', un large extrait de la ? Vie de Cernysevskij ? tir? de
ce quatri?me chapitre de Dar qui avait ?t? banni des Annales contemporaines7*1.
Nabokov, d?mocrate convaincu, ?tait loin d'?tre le seul ? s'?lever au-dessus des
divisions socio-politiques en mati?re esth?tique en publiant ses ?crits dans un
journal monarchiste : il y est en compagnie de Vladimir Vejdle, Jurij FeLzen, Nina
Berberova, Konstantin MocuTskij, Alla Golovina et Roman GuL, qui, sans
partager l'id?ologie de l'extr?me droite (certes bien temp?r?e) de l'organe des
Mladorossy, estim?rent que dans la situation actuelle les consid?rations socio-poli
tiques devaient c?der le pas ? l'expression cr?atrice libre de tout dict?t id?ologique, et ce fut bel et bien le leitmotiv des ?crits publi?s dans Bodrost'3S. La nouveaut? de
cette attitude dans la vie culturelle de l'?migration se d?c?le dans l'ind?cision des
uns ou dans la r?probation des autres ? l'?gard de l'aventure de Bodrost'. L'ancien
collaborateur ? Bodrost', le jeune po?te Anatolij Stejger, ?crit ? un autre jeune
po?te, Jurij Ivask, le 8 f?vrier 1940 :
Il se passe ? Paris un grand ?v?nement litt?raire ? Kirill Sergeevic [Elita
ViLckovskij] vient de modifier la formule de son journal qui para?t dor?navant
35. Hoover Institution (Stanford University), Boris I. Nikolaevsky Collection, Box 402, Series
233, Berberova, Folder 42 ? Virchkovskii K. A. ? Lettres du 29 octobre 1939 et du
2 d?cembre 1939.
36. Ibid.
37. V. Nabokov-Sirin, ? Arest Cernysevskogo (iz neizdannoj glavy romana Dar) ?, Bodrost', n? 256,31 d?cembre 1939,p. 3-4.
38. Voir Nina Berberova, ? Sentjabr'skij dnevnik ?, Bodrost', n 256,31 d?cembre 1939, p. 3 ;
Jurij Fel'zen, ? Figuratsija ?, Bodrost', n? 257, 14 janvier 1940, p. 3-4 ; id., ? Lermontov v
russkoj literature ?, Bodrost', n? 259, 15 f?vrier 1940, p. 3-4 ; Alla Golovina, ? Strelok ?,
Bodrost', n? 256, p. 4 ; Roman Gui', ? S fronta domoj ?, Bodrost', n? 259, p. 4 ; Konstantin
Mocul'skij, ?Rabstvo i svoboda celoveka?, Bodrost', n? 259, p. 3 ; Vladimir Vejdle, ? Sentjabr'?, Bodrost', n? 256, p. 4; id., ? Nedostroennyj dorn (iz zapisok o Rossii)?,
Bodrost', n? 257, p. 3 ; id., ? Zadaca Rossii ?, Bodrost', n? 259, p. 3.
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LE SOCIAL CONTRE L'ESTHETIQUE 829
dans une version ?largie et avec la collaboration d'? peu pr?s toutes les forces socio-litt?raires du Paris russe [...] Kirill Sergeevic me prie de lui passer quel ques-uns de vos vers, mais je n'ai pas os? les lui envoyer sans votre permis sion. .. Que dois-je faire, puis-je offrir [ces vers] ? un journal dont la ligne g?n? rale reste la m?me39 ?
Il est d'autant plus significatif qu'une m?me ind?cision frappa Fondaminskij.
Malgr? une r?elle audace intellectuelle en mati?re de transgression de barri?res
id?ologiques, il ne parvint pas ? se d?barrasser enti?rement des ? anciens pr?jug?s sectaires ? que Nabokov reprochait au comit? de r?daction des Annales contempo raines. Tout en r?unissant les ?crivains ?migr?s et le groupe de Bodrost' dans son
salon, Fondaminskij n'a jamais publi? dans ce journal. Il n'a pas non plus publi? le
quatri?me chapitre de Dar dans les Annales russes, qu'il dirigeait ? l'?poque, o? 40
Nabokov aurait pr?f?r? voir le chapitre para?tre int?gralement Ainsi, l'intransigeant Vadim Rudnev, qui n'approuvait pas l'activit? de
Fondaminskij ? il y voyait une sorte de compromission id?ologique ?, s'interro
geait dans une lettre (non dat?e) ? Nina Berberova :
Comment ?a va avec Bodrost' ? Oh, cet ILja Isidoro vie [Fondaminskij], c'est un vrai serpent qui tente les gens par une tasse de th? mais reste lui-m?me sagement ? l'?cart41.
Mais en d?pit de l'h?sitation des uns ou de la d?sapprobation des autres, le Rubi cond fut franchi et les mots sacril?ges
? la ? mission ? de l'?migration d?pend autant, sinon davantage, de son apport esth?tique que de l'engagement socio
politique ? furent prononc?s, non pas par d'? irresponsables esth?tes ?, comme
Nabokov ou Hodasevic, mais, au grand d?pit de Rudnev, par un des siens. On peut se demander comment auraient ?volu? les relations entre artistes et activistes si la
guerre n'avait pas mis fin ? la vie culturelle de l'?migration. Mais il semble bien
que cette ?volution s'orientait alors en faveur de la primaut? de l'esth?tique sur des consid?rations d'ordre social, puisque, tout compte fait, l'esth?tique relevait d'une libert? d'expression individuelle ch?rement acquise au prix de l'exil.
University of Toronto
leo.livak @utoronto.ca
39. Voir L. Livak, ?K istorii "Parizskoj skoly" : Pis'ma Anatolija Stejgera, 1937-1943?, Canadian-American Slavic Studies, 37(1-2) 2003, p. 108-109.
40. Voir Alloi, ? Iz arhiva V. V. Nabokova ?, p. 280.
41. Hoover, Boris I. Nikolaevsky Collection, Box 402, Series 233, Berberova, Folder 13 ? Rudnev, Vadim ?.
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