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Serie de ensayos coordinados por Thierry Lenain sobre el concepto de imagen y sus derivaciones en la obra de los tres filósofos franceses.

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Page 1: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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L'IMAGEDELEUZE, FOUCAULT, LYOTARD

1 997VR1N

COORDINATION SCIENTIFIQUE

THIERRY LENAIN

MIREILLE BUYDENS, DOMINIQUE CHATEAU, TAMARA KOCHELEFF,PIERRE SOMVILLE, RUDY STEINMETZ, RACH IDA TRIKI,

PIERRE VERSTRAETEN

L'IMAGEDELEUZE, FOUCAULT, LYOTARD

ISBN 2-7116-1)

PRIX 15 €

TITRES ANTÉRIEURSPhilosophie et langageEthique et technique

Philosophies non chrétiennes et christianismePhilosophie et littératurePhilosophie et sciences

Arcanes de l'Art. Entre esthétique et philosophieLumières et romantisme

L'affect philosophePhilosophie de l'esprit et sciences du cerveau

Hannah Arendt et la modernité

Deleuze, Foucault, Lyotard : trois auteurs rapprochés icisous l'angle d'un dialogue philosophique intime avec lemonde des images. A travers l'intense proximité, souventtendue, qu'ils ont su tous trois instaurer avec cet universsi différent de celui des systèmes conceptuels, c'estfinalement de l'articulation entre le champ philosophiqueet ses dehors qu'il est question. Qu'il s'agisse du dialogueentre Foucault et Magritte, de la question du sens et dusilence dans l'image peinte selon Lyotard, du projetdeleuzien d'une « pensée sans image» ou encore d'uneapproche d'Internet à la lumière de ce même projet, lestextes rassemblés veulent explorer les ressources de cetteintimité et de ses tensions.

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BIBUOTECA

UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID

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L'IMAGE

coordination scientifique

Thierry Lenain

PARISLIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

6, Place de la Sorbonne, Ve

2003

ANNALES DE L'INSTITUT DE PHILOSOPHIE DE L'UNIVERSITÉ DE BRUXELLES

Directeur: Gilbert HOTTOIS

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Membres

Comité de rédaction

Lambros COULOUBARITSIS

Guy HAARSCHER

Robert LEGROS

Michel MEYER

Jean-Noël MISSA

Jean PAUMEN

MarcRICHIR

André ROBINET

Anne-Marie ROVIELLO

Jacques SOJCHER

Isabelle STENGERS

Pierre VERSTRAETEN

Maurice WEYEMBERGH

Directeur

Gilbert HOTIOIS

(UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES)

ANNALES DE L'INSTITUT DE PHILOSOPHIE

ET DE SCIENCES MORALES

Institut de Philosophie et de Sciences Morales(Université Libre de Bruxelles)Avenue F. Roosevelt, 50 (CP 175) - B-1050 Bruxelles

Librairie Philosophique J. Vrin6, Place de la Sorbonne F-75005 ParisTéléphone: 43.54.03.47

Page 3: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41,d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privédu copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre part, que lesanalyses et les courtes cit~tio~s dans un but d.'exemp'le et d'illustration, «toutereprésentation ou reproduction mtégrale, ou partlell~, ~a.lte sans .le consenten:'en~ del'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est Illicite» (Alinéa 1er de 1article40). .

Cette représentation ou reprodu·cti.on, par quelque. procédé que. ce SOitconstituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et sUivants duCode pénal.

© Librairie Philosophique J. VRIN. 1997Printed in France

ISBN 2-7116-1318-6

INTRODUCTION

Poser la question de l'image lelle qu'elle se présente àtravers le champ philosophique contemporain, c'est susciter uneoccasion d'articuler au plus près le dedans et le dehors de laphilosophie.

Il y a de l'image, des images, au cœur même de toutdiscours philosophique. En tant que discours, la philosophieimplique déjà la part du métaphorique à l'œuvre dans lelangage en général et jusque dans les mots eux-mêmes - ycompris ceux censés véhiculer les concepts les plus ahstraits.Derrida l'a montré à suffisance, cette part de la métaphore fut leplus souvent tenue pour une part maudite, celle d'un séduisantdécalage à la racine de toute rectitude, d'un miroitementinséparable de tout effet de transparence. Elle était cedéplacement sans cesse déplacé, ce repli mouvant et toujours­déjà renaissant sous le geste d'aplanir la trame du discours pourla faire coller à la forme de l'être. Mais l'image en philosophiene se réduit jamais à cet irréductible agacement du sens auxprises avec ses propres effets. Elle s'y présente aussi sous laforme de développements explicites, plus ou moins élaborésmais toujours très soigneusement agencés dans le texte ­histoire, paysages ou figures venant prêter leurs couleurs à lablanche luminosité du concept. Une abondante visualité setrouve ainsi convoquée par le logos philosophique en sadétermination phonique, depuis le théâtre d'ombres platonicienjusqu'à l'ironie des monochromes hégéliens «<la nuit où toutesles vaches sont noires», etc.), en passant par la grande pyramidekaléidoscopique de l'être selon Leibniz. Enfin, la philosophiedéploie encore des images implicites, mais de grande ampleur,qui tiennent aux structures d'ensemble des systèmesconceptuels considérés en tant que constructions - structuresnécessairement porteuses d'un espace-temps, d'unearchitectonique et d'une esthétique à caractère figurai.

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A des degrés divers et sous de multiples modalités, cemonde imaginaI du philosophique communique souter­rainement avec la part du mythe toujours agissante en lui.Pourtant, l'image en philosophie n'est jamais simplement nil'origine ni la fin de la philosophie. La floraison des images etleur circulation au filou au travers des nervures conceptuellesdemeurent des actes philosophiques à part entière, et chaquesystème aménage à sa manière le statut des signes imaginauxainsi que leur économie. Penser la question de l'image enphilosophie, c'est donc l'une des voies ouvertes à celle-CI pourse penser elle-même.

Puis, la pensée philosophique peut aussi se rapporter aumonde des images étrangères à son propre champ, oùinterviennent de tout autres fonctions que celles qu'implique laconstruction de systèmes conceptuels. Le philosophe y ren­contre nombre de phénomènes liés, par exemple, à la visualiténon-médiée par le langage, à la matérialité de la peinture ou dela sculpture ou bien encore à la métaphore poursuivie pour elle­même. Le phantasme, l'illusion, le rêve, le film, le roman ­autant de domaines étranges où le sens apparaît régi par de toutautres régimes de signes que ceux du discours philosophique,et dont ce dernier s'est d'ailleurs longtemps détourné avec unesorte de condescendance teintée de répulsion.

Ces territoires extérieurs peuvent être visés comme terrainsde chasse, réserves thématiques et champs d'exercice d'unerationalité philosophique conquérante; ceci nous a valu un texteaussi considérable que l'Esthétique de Hegel. Ils peuvent aussiêtre abordés comme espaces d'exploration rationnelle d'unedimension mythique englobante (Bachelard), ou encore à lamanière d'un pays étranger - domaine de rencontres à la faveurdesquelles le philosophique se met en jeu par le jeu mêmed'une confrontation avec son hors-champ.

Portée par sa passion des dehors, c'est surtout la philosophiefrançaise contemporaine qui a fait sa spécialité de cette dernièremodalité. Ainsi la lecture foucaldienne des tableaux de Manettraduit-elle la fascination du philosophe pour une peinture qui,sans quitter le domaine de la représentation figurée, parvient àfaire de sa propre matérialité le thème central de l'image. SelonFoucault, les tableaux de Manet thématisent, en termes déjà

purement formels, le champ pictural rectangulaire, coordonné àl'opposition du vertical et de l'horizontal tant par le biais de saforme que de sa texture (les fils de la toile démultipliant ensous-main et à l'échelle microscopique l'orientation des bordsdu tableau); ces tableaux thématisent aussi, cette fois par le biaisdu traitement de l'espace et des points de vue, l'oppositionfondamentale de l'avers et du revers, définitoire de toute imageplane et lui appartenant en propre (à l'inverse de la page écrite,laquelle n'est jamais autre chose qu'un avers sans revers). Or,pour étrange que soit cette expérience de l'image peinterelativement aux fonctions inhérentes à la pensée qui se conçoitet s'écrit, sa transposition philosophique s'effectue néanmoins,et d'éblouissante manière: le discours de Foucault fait voir,tandis qu'il élabore le modèle conceptuel d'un monde de senspolarisé par d'aussi exotiques oppositions que celles de laverticale et de l'horizontale, de l'avers et du revers. A travers lapuissance visualisante de cette lecture foucaldienne de Manet, ilapparaît en somme, presque contre toute attente, que l'image sedonne au discours philosophique, un peu comme il arrive qu'unétranger se prête de bonne grâce à notre curiosité.

L'image matérielle serait donc, au regard de la penséephilosophique, un dehors qui se laisse intérioriser comme autre,tout aussi irréductible à l'espace philosophique qu'àl'extériorité pure et simple, soit un autre qui répond. Jadis, lanature assumait un rôle semblable; mais Cl est surtout main­tenant par le commerce avec d'autres familles de signes quel'exercice de la pensée philosophique reste celui d'une tensionintérieure avec ce qui n'est pas elle. Et ce qui vaut ici pourFoucault vaut de même pour Lyotard, lorsqu'il choisit préci­sément la forme du dialogue pour approcher en philosophel'œuvre d'artistes qui se sont éloignés, de l'intérieur, auxconfins du domaine de l'image proprement dite (Adami,Arakawa, Buren). Et de même encore pour Deleuze, trouvant aucontact rapproché de l'image filmique ou de la peinture deBacon les répondants qui lui permirent de redéployer sespropres pistes conceptuelles dans de nouvelles directions (ainsiqu'il avait pu le faire, par ailleurs, à travers la lecture d'écrivainsou d'autres philosophes). Projetés sur l'écran panoramiqued'une histoire de la philosophie, de tels textes font exception. Ils

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étonnent par la qualité de l'attention portée à la texture propredes images, saisies au plus près de leur différence concrète ethors de toute prétention à les sublimer dans l'éther du concept.Sans bien sûr en rabattre sur les exigences spécifiques de l'actephilosophique: aux yeux de ces penseurs-là, le monde desimages n'a rien, jamais, d'un parc d'attractions ni d'une îleparfumée pour concepts en goguette.

C'est donc de cette articulation entre le dedans et le dehorsde la philosophie qu'il sera question dans les textes qui suivent.Le lecteur y verra se croiser, à la faveur d'enquêtes précisescentrées chacune sur l'un des trois auteurs nommés, les deuxaxes d'une philosophie de l'image: retour critique centripètesur la nature même du philosophique, attraction centrifuge dumonde imaginal. Certaines de ces contributions traitent le thèmedans le cadre d'une lecture de l'un de ces trois auteurs, d'autresont choisi d'aborder, dans leur sillage, des problèmes qu'ilsn'avaient pas eux-mêmes explorés. Rudy Steinmetz examine lesconceptions de l'image peinte chez Lyotard, lu en fonction deses attaches avec la pensée du sublime. Mireille Buydenspropose une approche d'Internet à la lumière du matérialismeanti-formaliste de Deleuze. Plus centré sur les textes, PierreVerstraeten expose les tenants fondamentaux du projetdeleuzien d'une « pensée sans image», corrélative de sa critiquede l'image comme sécrétion immobilisante de la pensée (d'où ilressort aussi que l'accueil de l'image en philosophie n'équivautpas à une pure et simple promotion, mais exerce tout aucontraire une efficace problématisante des plus redoutables).Les hasards de la programmation de ce volume ont voulu queFoucault s'y taille la part du lion. Dominique Chateaus'intéresse à son dialogue avec Magritte, à ses aspérités voire àses grincements, sur le fond de la problématique de laressemblance. Tamara Kocheleff a choisi une réflexion sur lanature de l'image et de l'acte photographiques abordés depuisl'analytique foucaldienne des pouvoirs. Rachida Triki proposeune vue d'ensemble sur la déclinaison des familles d'imageschez Foucault. Enfin, Pierre Somville revient sur un détail ignorédes Ménines en marge du texte d'ouverture à Les mots et leschoses.

Thierry LENAlNUniversité Libre de Bruxelles.

Quant à la délimitation du thème, j'ai choisi de centrer lelivre sur trois philosophes parmi ceux qui, à mes yeux,témoignent de façon particulièrement exemplaire de ce fait, enlui-même étonnant, d'un dialogue philosophique avec l'image,de sa fécondité et de ses tensions. Tous trois possèdent peut-êtreen commun la franchise de leur ouverture sur le domaine dessignes sensibles et, en particulier, sur le côté charnel des imagesnon-langagières, sur leur puissance signifiante rapportée àl'éclat silencieux de leur présence. Quelles que soient lesdifférences d'orientation qui distinguent ces trois individualités,leurs pensées respectives convergeraient au moins en ceci: quelorsqu'il y est question d'image, elles se déploient en prisedirecte sur la « chose même ». Ce trait commun aurait alorsjustifié de les rassembler au sein d'un même volume, selonl'ordre d'une juxtaposition forcément problématique audemeurant, mais d'où jaillira peut-être quelque chose denouveau entre les textes aussi.

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l.La philosophie comme constructivisme immatériel

«La philosophie n'est pas communicative, pas plus quecontemplative ou réflexive: elle est créatrice ou mêmerévolutionnaire, par nature, en tant qu'elle ne cesse de créer denouveaux concepts. La seule condition est qu'ils aient unenécessité, mais aussi une étrangeté et ils les ont dans la mesureoù ils répondent à de vrais problèmes».

Cette définition du rôle de la philosophie, présentée dans ..une interview donnée en 1988 par Gilles Deleuze au MagazineLittéraire, fait écho, 20 ans plus tard, aux premières pages dulivre fondateur de la pensée deleuzienne qu'est Différence etRépétition. Deleuze y appelait déjà de ses vœux «l'empirismesu périeur» comme mission suprême du philosophe bâtissantlibrement ses concepts à partir d'un donné préindividuel etsauvage: «L'empirisme, c'est le mysticisme du concept et sonmathématisme. Mais précisément, il traite le concept commel'objet d'une rencontre, comme un ici-maintenant, ou plutôtcomme un Erewhon d'où sortent, inépuisables, les 'ici' et les'maintenant' toujours nouveaux, autrement distribués. ( ... ) Jefais, refais et défais mes concepts à partir d'un horizon mouvant,d'un centre toujours décentré, d'une périphérie toujoursdéplacée qui les répète et les différencie» '.

De ce que la philosophie est définie comme un construc­tivisme puisant sa matière dans l'immatériel de la vie elle­même, il s'ensuit le grand réconfort de son immortalité. Il nefaut pas craindre l'obsolescence de la philosophie, pas plusqu'il ne faut redouter le dépassement de la métaphysique. Ilimporte peu, selon Deleuze, que le savoir se fonde aujourd'hui

1. Différellce et répétition. PUF, 1968, p.3.

Page 7: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. Sur ce centrage de la philosophie sur la création de concepts, c'est·à·dire endétïnitive sur le langage, cL également G. HOTTOIS, L'inflation du langage d{/fls laphilosophie coritemporai/le, PUB, 1979 el Le signe et la technique, Aubier, 1984. Leprojet de ce dernier ouvrage nous semble s'inscrire pleinement dans la définition de laphilosophie comme «créalion des outils culturels fondamentaux» avec lesquelsl'homme agit et interagit avec le monde, puisque l'auteur, qui réfléchit sur lephénomène technique, se propose in fille de vérifier «s'il est possible d'accréditer unedirection dans laquelle faire peser les signes pour freiner ou canaliser la croissanceaveugle et amorale de la technique» (Le signe et la technique, p.20) (ce qui rejoint laproblématique d'une création de concepts de nature à appréhender et in-former lephénomène de la technique).

2. CL l'interview précitée donnée par Deleuze au Magazine Littéraire.

sur la Science seule et sa mise en œuvre sur la seule technique.La philosophie n'est pas une discipline entée sur la découvertede ce qui est: elle n'a rien à nous dire sur la Nature, car sonessence est seulement de construire la culture, c'est-à-dire bâtirune vision du monde.

Deleuze définit ainsi le philosophe comme un ingénieur del'immatériel, dont la tâche est de produire les outils de laréflexion, d'usiner les mots, de dessiner et d'assembler les topo­graphies conceptuelles qui constitueront les briques élémen­taires de la pensée 1. A l'instar de l'ingénieur gravant dans lesilicone les arcanes des microprocesseurs, le philosopheconçoit et articule les idées, les met en œuvre dans un texte, lesessaye et en décline les possibilités avant de les livrer aumonde.

Comme toute production d'outils culturels, la productionphilosophique est soumise aux impératifs de la fonctionnalité etde la séduction, puisque les concepts qu'eUe construit doiventêtre ergonomiques et conviviaux, c'est-à-dire répondre à unbesoin du monde dans lequel ils s'inscrivent et exercer sur lesutilisateurs une attraction suffisante pour entrer dans le langage.

1. 1. Le principe d'ergonomie qui doit régir la philosophiesignifie que le concept n'a de pertinence que pour autant qu'iljustifie de sa «nécessité», c'est-à-dire réponde à un «vraiproblème» du monde auquel il est destiné 2. La validité d'unconcept se juge donc d'abord à l'aune de son utilité, qui n'estautre que son évidence a posteriori: un concept pertinent est unconcept dont on ne peut plus se passer ensuite pourappréhender la problématique dans laquelle il s'inscrit.

I.C'est ici que la métaphore du «concept-produit» peut sembler trouver salimite, dans la mesure où l'on soutiendrait que le produit n'a pas à «étonner».Toutefois, une analyse pl us en profondeur des techniques du marketing indique que leproduit répond lui aussi à un principe de séduction qui implique une certaine «pan del'ombre» par l'apposition d'une marque fonctionnant comme le signe d'un universsymbolique dans lequel s'inscrit le produit (un jeans revêtu de la marque Mnrlboroséduit au moins autant par l'univers symbolique. qu'il esquisse nu travers del'imaginaire de la marque que par sa valeur-fonction). Cette alliance dufonctionalisme et de la séduction trouée d'ombre caractérise aussi le concept.

43POUR UNE APPROCHE DELEUZIENNE D'INTERNET

A la manière du «bon produit» qui crée chez le consom­mateur le besoin auquel il répond, le concept philosophiquecrée simultanément la question qu'il creuse et la réponse qu'ilapporte. Réfléchir sur l'idée de liberté ou de structure, c'esttenter de mettre en lumière certains aspects, et donc définir unpoint de voe, un paysage conceptuel plus ou moinsconvaincant: c'est en tout état de cause une création à partir etautour d'un donné, à la manière du regard qui tout à la fois sesoumet et définit le paysage qu'il capture de son point de vueparticulier. Le discours philosophique pertinent est alors lepaysage conceptuel qui sera simultanément probable et inédit,c'est-à-dire apparaîtra tout à la fois «véritable» et étonnant.

L'évidence produite, cette élégance naturelle du concept,marque notamment les idées deleuziennes de rhizome, de pli,de déterritorialisation, de devenir-imperceptible ou de schizo­analyse: concepts pertinents parce que fonctionnels, c'est-à-direayant généré leur nécessité pour décrire une certaineconception du monde et de la liberté.

Mais encore faut-il que le concept réponde au principe deséduction. C'est ce que Deleuze nomme l'indispensable«étrangeté» du concept: celui-ci doit posséder un charme ausens original de carmen ou fascination. C'est l'antiqueexigence du taumazein: le philosophe s'étonne et communiqueson étonnement par son texte. D'où il suit que le concept doitêtre tout à la fois lisible et troué d'opacité, comme un paysageensoleillé à la fois clair et moucheté par les ombres. Il faut donctisser les concepts avec des fils de lumière et quelques filsd'obscurité, ceux-ci donnant le relief de la texture et veillant àsoutenir le désir '.

1.2. Fabricant de machines abstraites étranges mais néces­saires, le philosophe selon Gilles Deleuze sera nécessairement

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Page 8: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. Sur ce point, cf. M. BUYDENS, Sahara, l'esthétique de Gilles Deleuze, Vrin,1990, p.43.

2. DELEUZE, Mille Plateaux, Ed. de Minuit, 1980, p.249. La vocation pratique deses concepts se trouve également aflïrmée aux pages 33,140, 182 et 186.

3. DELEUZE. Mille PlatealLr. op. cit., p.34.

«dans le monde»: la philosophie n'est pas une activité théo­rique centripète, mais une démarche pratique intrinsèquementcentrifuge. Chez Deleuze, toute théorisation est pensée etorganisée en fonction d'une application au groupe ou plusencore à l'individu ': «avant l'être, il y a la politique. La pra­tique ne vient pas après la mise en place des termes et de leursrapports, mais participe activement au tracé des lignes, affronteles mêmes dangers et les mêmes variations qu'elles»2. Le textedoit donc partir du geste et tendre vers lui, et non pas le trans­cender à la manière d'une doctrine: «on n'a plus unetripartition entre un champ de réalité, le monde, un champ dereprésentation, le livre, et un champ de subjectivité, l'auteur.Mais un agencement met en connexion certaines multiplicitésprises dans chacun de ces ordres, si bien qu'un livre n'a pas sasuite dans le livre suivant, ni son objet dans le monde, ni sonsujet dans un ou plusieurs auteurs. Bref, il nous semble quel'écriture ne se fera jamais assez au nom d'un dehors. (... ) Lelivre, agencement avec le dehors, contre le livre-image dumonde. Un livre-rhizome, et non plus dichotome, pivotant ouarticulé» 3.

Deux caractéristiques essentielles de la pensée deleuziennerésultent de ce qui précède. La première réside dans l'évidentevisualité de la pensée deleuzienne: Deleuze écrit pour les yeux,trace des métaphores, noue des paysages. Chaque pensée est unenchaînement de traits lumineux: la philosophie comme ligned'écriture, la ligne nomade comme essence du concept,l'opposition entre l'arbre et le rhizome, le philosophe bâtisseur.Nous verrons se poursuivre ci-dessous cette immanence del'image au cœur des réflexions métaphysiques censées les plusabstraites, et le paradoxe simultané de cette philosophie quiutilise l'image pour véhiculer le message essentiel de sonnécessaire dépassement.

La seconde caractéristique résulte de la conception du textephilosophique comme ligne d'écriture dont l'ambition est de

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générer des lignes de vie, comme un événement engendrant desévénements ou une pratique énoncée pour la pratique. D'où ilsuit qu'il conviendra de vérifier si et comment les conceptsdéfinis par la pensée deleuzienne peuvent être mis en œuvre auniveau du groupe et de l'individu 1.

Nous verrons ici, au travers d'une brève analyse du conceptde pli comme concept clé de la métaphysique deleuzienne, laplace que celle-ci octroie à la notion de forme (et dès lors àcelle d'image comme étant un des dérivés de cette notion) ainsique l'application qui peut être faite de cette analyse deleuziennepour l'approche du phénomène d'Internet.

2. Le pli comme concept fondateur de la métaphysique du chaos

2.1. «Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt àune fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis( ... ) Le trait du Baroque, c'est le pli qui va à l'infini. Et d'abord,il les différencie suivant deux directions, suivant deux infinis,comme si l'infini avait deux étages: les replis de la matière etles plis dans l'âme. (... ) Et la même image, celle des veines demarbre, s'applique aux deux sous des conditions différentes:tantôt les veines sont les replis de la matière qui entourent lesvivants pris dans la masse, si bien que le carreau de marbre estcomme un lac ondoyant plein de poissons. Tantôt les veines

1. Le concept comme machine abstraite entée sur la pratique rejoint ainsi cenevariété du concello maniériste qu'est la devise ou impresa, c'est-à-dire un «symbolecomposé en principe d'une image et d'une sentence, et servant à exprimer une règlede vie ou un programme personnel de son auteur» (KLEIN, La forme et l'intelligible,Gallimard, 1970, p.125). La devise, comme le concept lhéorico-pratique de Deleuze,est un devis, c'est-à-dire un dessein ou un pro-jet, de la même manière que le termeitalien impresa signifie «entreprise». Nul n'ignore que le phénomène de la «devise»est antérieur à l'époque maniériste, puisqu'on en trouve notamment trace dans latragédie d'Eschyle Les Sept contre Thèbes. C'est au seizième siècle toutefois que ladevise devient comme telle objet de réflexion: ainsi, dans un ouvrage paru à Lyon en1551 et intitulé Les Devises hérorques, Claude Paradin tente pour la première fois derecueillir et de commenter les devises célèbres. Les devises, explique-t-il, sont desfigures peintes accompagnées d'un mol, et dont le but est d'être «mémoire de vertu»pour les Grands de ce monde, qui pour cene raison les représentent sur leurs armes oudans leur maison afin de les avoir toujours sous les yeux et de les montrer aux autres.La devise est ainsi, à l'instar du concept étrange et nécessaire défini par Deleuze, unoutil de la vie concrète.

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1. DELEUZE, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Ed. de Minuit, J988, p. S-6.2.PUF, 1968, Se éd. PUF, 1985, p.4: «Nous croyons en un monde où les

individuations sont impersonnelles et les singularités préindividuelles ». Cf. égalementp.221 et 236.

sont les idées innées dans l'âme, comme les figures pliées oules statues en puissance prises dans le bloc de marbre» '.

Ce texte ne parle toutefois ni du Baroque ni de Leibniz, maisà travers eux, de la théorie deleuzienne de la multiplicité. TI enparle de telle sorte que les concepts qui nous sont présentésfrappent nos sens avant même notre raison: usage de lamétaphore comme d'un fouet destiné à réveiller les sens duphilosophe endormi. L'image est un outil pour dynamiser leconcept, l'exprimer et l'imprimer dans la mémoire du lecteur.Utilisation fonctionaliste et énergétique de la visualisation dansle mécanisme même de la démarche philosophique: il s'agit icide (re)présenter dans et par l'image métaphorique le concept cléde la multiplicité ou du pli comme forme transcendantale, donton verra qu'elle débouche paradoxalement sur une indexationnégative de l'idée de forme elle-même.

Les plis et les veines du marbre baroque comme figuresanamorphotiques des idées dans l'âme et des découpages quel'homme impose au monde: comme la figure de marbre quiparaît, par sa dureté, puiser ses racines dans l'être le plusimmémorial, les idées et les formes découpées par l'hommedans la chair du monde paraissent données a priori et dès lorsinévitables. Et pourtant, Deleuze affirmera que les idées et lesformes sont aussi peu imposées a priori que ne le sont les plisdes statues baroques: il faut imaginer que seule la matièreaformelle préexiste, et que toute forme réelle ou imaginée en estun plissement contingent et transitoire, fruit du hasard ou de laliberté.

Tout est pli, de la même manière que tout était agencement,agrégat instable de singularités intensives, froissements d'écumeà la surface d'un océan d'énergie pure. Toutes les formes (et dèslors ces formes abstraites que constituent à leur manière lesidées et les événements) s'analysent en dernière instancecomme des plissements de la vie, c'est-à-dire comme desnodosités provisoires de ce transcendantal aformel dontDeleuze nous parlait déjà dans Différence et Répétition 2.

1. Dont on trouve d'ailleurs déjà une première apparition dans Mille Plareauxsous le terme de plicature (Mille Plateaux, p.312).

2.Cf.Mille Plateaux, p.S7, où Deleuze se met indirectement en scène: «TI (?)prétendait avoir inventé une discipline, qu'il appelait de noms divers, rhizomatique,strato-analyse, schizo-analyse, nomadologie, micro-politique, pragmatique, science desmultiplicités (00') ».

3. Mille Plateaux, p. 14-1 S : «C'est seulement quand le multiple est effectivementtraité comme substantif, multiplicité, qu'il n'a plus aucun rapport avec l'Un commesujet ou comme objet, comme réalité naturelle ou spirituelle, comme image du monde.Les multiplicités sont rhizomatiques, et dénoncent les pseudo-multiplicitésarborescentes. Pas d'unité qui serve de pivot dans l'objet, ni qui se divi e dans le sujet(00') Une multiplicité n'a ni sujet ni objet, mais seulement des détermination, desgrandeurs, des dimensions qui ne peuvent croître sans qu'elle change de nature».

4. Différence et répétition, se éd.• p.236.

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Le pli 1 n'est que la dernière déclinaison d'une famille denotions qui va de la multiplicité au rhizome en passant par lameute, l'heccéité et le moléculaire 2•

2.2. Pour comprendre le concept deleuzien de pli, un brefretour à la notion de multiplicité s'impose donc. Cette notionmérite notre attention sous l'angle d'un examen du statut de laforme (et donc de l'image comme expression particulière decelle-ci), puisqu'elle est précisément la notion fondamentale quien définit l'essence.

La multiplicité, nous dit Deleuze, est tout d'abord àdistinguer du multiple en ce que ce dernier s'insère dans sonopposition traditionnelle avec l'Un 3. Dans ce couple «clas­sique», le multiple n'est pas considéré en lui-même mais bienrapporté à l'unité comme à ce qui le fonde ou le transcende.Cette unité première, par rapport à laquelle le multiple estnécessairement relatif, opère soit dans l'objet (comme signifi­cation constitutive), soit dans le sujet (comme foyer de la per­ception). Par cette opération, le multiple apparaît ainsi commesubordonné, totalisé dans une dimension supplémentaire «ensurplomb», de telle sorte qu'il doit être qualifié de «pseudo­multiplicité».

Face à cette notion du multiple fondée sur et rapportée àl'unité, Deleuze oppose la multiplicité comme «organisationpropre au multiple en tant que tel, qui n'a nullement besoin del'unité pour former un système» 4. Alors que le multiple sevoyait transcendé par une extériorité totalisante, la multiplicitésera au contraire définie comme plate dans la mesure où elle nese laisse pas surplomber par une signification ou une subjecti-

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1. « Une multiplicité n'a ni ~ujet ni objet, mais seulement des déterminations, desgrandeurs, des dimensions qui ne peuvent croître sans qu'elle change de nature ( ... )Un agencement est précisément cette croissance des dimensions dans une multiplicitéqui change nécessairement de nature à mesure qu'elle augmente ses connexions»(Mille Plateaux, p. 15).

2. DERRIDA, Glas, DenoëllGonthier, 1976, p.9.3. Différence et répétition, op. cir., p.4.4. Logique du sens, op. cir., p. 10.5. La faute de David est relatée dans l'Ancien Tesramenr, Premier livre des

Chroniques, 21-1 sqq: «Satan se dressa contre Israël et il incita David à dénombrerIsraël. David- dit à Joab et aux chefs du peuple: «Allez, comptez Israël depuis Béer­sheva jusqu'à Dan, puis faites-moi un rapport pour que j'en connaisse le nombre».

vation. Négativement, le caractère «plat» de la multiplicitésignifie donc son asignifiance et son asubjectivité. Positivement,on peut dire que la multiplicité «remplit toutes ses dimensions »,et qu'elle ne peut dès lors recevoir une dimension supplé­mentaire sans changer de nature 1. Il en résulte que la multi­plicité pourra être également qualifiée d'intrinsèque (puisquesans surcodage extrinsèque).

Remarquons que, si la multiplicité ne se laisse totaliser paraucune dimension supplémentaire «objective» ou «subjec­tive», elle ne peut pas non plus, par voie de conséquence, selaisser nommer (par un nom propre) ni dénombrer: qu'est-ce eneffet que la nomination ou le dénombrement, si ce n'est précisé­ment une totalisation, un étiquetage et une tentative de maîtrisede ce qui reçoit ainsi un nom et un nombre? «Donner un nom,c'est toujours, comme tout acte de naissance, sublimer unesingularité et la livrer à la police» (Derrida) 2. Aussi Deleuzecélèbre-t-il la «splendeur du ON» 3 et le naufrage des nomspropres '.

Quant au dénombrement, qu'il soit diabolique, instrumentde maîtrise, voilà qui peut s'enorgueillir d'une prestigieusetradition: le péché de David, inspiré par Satan lui-même, n'est-ilpas précisément d'avoir dénombré Israël 5 ? Dénombrer, c'estmesurer l' œuvre de Dieu, et renier dès lors le point de vueimmergé de la créature pour le coup d'œil surplombant del'architecte. C'est se hisser au-delà de ce qui est compté, en uneposition de maîtrise qui n'appartient qu'à Dieu. Or, que faitDeleuze, si ce n'est réitérer cette interdiction biblique dudénombrement? Ne comptez pas! Ne totalisez pas! Ne tentezpas ce coup de force qui serait pour la multiplicité un coup de

1. Mille Plateaux, op. cif., p.31.2. Daniel VII, 10: «Un fleuve de feu coulait et sortait devant lui. Mille milliers le

servaient; dix mille myriades se tenaient devant lui».3. Le devenir-animal comme discipline de dépassement du moi, c'est avant tout

devenir meute: «dans un devenir animal, on a toujours affaire à une meute, à unebande, à une population, à un peuplement, bref à une multiplicité ( ... ) Je suis légion»(Mille Plareaux, p.293).

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grâce! D'ailleurs, la multiplicité est indénombrable puisqu'ellea n dimensions '. Le nombre n vient donc sauver la multiplicitéde tout surcodage par le dénombrement, de la même manièreque les dix mille myriades d'anges du Prophète Daniel évapo­raient par leur pléthore la tentation diabolique du nombre 2

Il y a une évidente fascination deleuzienne pour l'indénom­brable, le pullulement qui ne peut être saisi par la mise en ordredu nombre: elle s'exprime dans la définition du transcendantalcomme grouillement d'intensités quantiques, dans les n dimef!.­sions de la multiplicité, dans la fascination de la meute commèdestin libérateur3•

La multiplicité ou le pli définit la réalité théorique de lameute, du grouillement, de la myriade indénombrable commefinalité du moi et de la pensée: fonder une philosophie et unepratique qui prendrait l'indénombrable comme valeur es­sentielle, le grouillement emportant toute forme comme véritédu monde. Glorifier l'ensemble C du mathématicien Cantor, cetinfini rétif au dénombrement qui s'oppose à l'infini dénom­brable nommé «Aleph indice zéro» par le même Cantor. Onretrouve ici cette opposition - dont les deux termes coexistenten vérité - d'une théorie de l'indénombrable (c'est-à-dire dusans-forme) et d'une théorie du dénombrable, c'est-à-dire del'ubiquité de la structure et de la toute puissance de la forme.

Cette opposition n'est autre finalement que celle d'unepensée de la vanité des images - vanité deleuzienne des formescomme froissements précaires d'un sans-fond préformel - à unepensée qui exalterait au contraire la primauté ontologique del'image. Une pensée de la manière plutôt que de la chose elle­même, qui renverrait toute chose réelle au double obscur de sondessin dans la pensée. Réfléchir ne serait pas autre chose quefaire tourner le carrousel des images de la chose, unedéclinaison infinie de ses profils, sans invoquer derrière elle la

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1. FICHTE. La destination de J'homme. trad. J.C. Goddard. Paris. 1995. p. 147.2. DiffirMce et ripélition. p. 237.

présence d'un transcendantal aformel ou, ce qui revient aumême, d'une idée de Bien insaisissable et irreprésentable.

En somme, Deleuze nous invite en creux à construire unepensée de la représentation, c'est-à-dire de la mise à distance etde la mise en tableaux, une pensée de la métaphore multiple oùtoute idée se définirait comme un disegno interno et où le mon­de ne pourrait être conçu que comme un mille-feuilles d'imagesmulticolores (dont une des strates serait celle du monde, lesautres étant les multiples strates du regard et du langage).

Cette philosophie formaliste, contre laquelle pense Deleuzeet à laquelle il nous invite a contrario, nous ne pouvons iciqu'en indiquer la direction, aussi nous bornerons-nous àreprendre les mots de Fichte selon lesquels <des images seulessont: elles sont la seule chose qui existe, et elles ont connais­sance d'elles-mêmes à la manière des images - des images quipassent, flottantes, sans qu'il y ait quelque chose devant quoielles passent; qui se rapportent les unes aux autres par desimages d'images ( ... ). Moi-même, je suis une de ces images;non, même cela je ne le suis pas, mais seulement une imageconfuse des images. Toute réalité se transforme en un rêvemerveilleux, sans une vie qui serait rêvée et sans un esprit quirêverait; en un rêve qui se rapporte à un rêve hIi-même» 1.

2.3. S'interrogeant plus précisément sur les conditionsauxquelles il est permis de parler de multiplicité, Deleuze endécouvre trois': <<1 ° Il faut que les éléments de la multiplicitén'aient ni forme sensible, ni signification conceptuelle, ni dèslors fonction assignable (... ) mais au contraire, leur indétermi­nation rend possible la manifestation de la différence en tantque libérée de toute subordination. 2° il faut en effet que ceséléments soient déterminés mais réciproquement, par desrapports réciproques qui ne laissent supposer aucune indépen­dance (... ) Mais toujours la multiplicité est définie de manièreintrinsèque, sans en sortir ni recourir à un espace uniforme danslequel elle" serait plongée (... ). 3°une liaison idéale, un rapportdifférentiel doit s'actualiser dans des relations spatio-

1. Mille Plateaux. p.312-313.2.Mille Plateaux. p.31!. Deleuze fail ÎcÎ référence à Spinoza.

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temporelles diverses, en même temps que ses élémentss'incarnent actuellement dans des termes et formes variés».

La première condition exprime la nature préindividuelle dessingularités qui constituent chez Deleuze la substance dutranscendantal où se découperont les multiplicités: « Il fautessayer de penser ce monde où le même plan fixe, qu'onappellera d'immobilité ou de mouvement absolus, se trouveparcouru par des éléments informels de vitesse relative, entrantdans tel ou tel agencement individué d'après leurs degrés devitesse et de lenteur. Plan de consistance peuplé d'une matièreanonyme, parcelles infinies d'une matière impalpable quientrent dans des connexions variables»'.

Il faut, en d'autres termes, poser au-delà de toute formeobjective ou subjective, un champ transcendantal constitué dequantités élémentaires d'énergie potentielle non individuées etpourtant hétérogènes, c'est-à-dire comme un ensemble (indé­nombrable) de singularités intensives: «arriver à des élémentsqui n'ont plus de forme ni de fonction, qui sont donc abstraitsen ce sens, bien qu'ils soient parfaitement réels. Ils se distin­guent seulement par le mouvement et le repos, la lenteur et lavitesse. Ce ne sont pas des atomes, c'est-à-dire des élémentsfinis encore doués de forme. Ce ne sont pas non plus desinfiniment divisibles. Ce sont les ultimes parties infinimentpetites d'un infini actuel, étalées sur un même plan, deconsistance ou de composition. Elles ne se définissent pas par lenombre, puisqu'elles vont toujours par infinités»'.

Ces singularités intensives ou «quantiques» forment le«plan» ou la texture à partir de laquelle se constituent les agen­cements superficiels définissant l'individualité (la forme) deschoses et des êtres. Ce grouillement de singularités préindi­viduelles (qui n'est rien d'autre in fine que la vie elle-même)constitue le seul donné, dont les agrégats et les plis provisoiresdéfiniront les choses et les états de choses et dans la chairduquel le philosophe, cet «empiriste libre », fera et défera sesconcepts.

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1. Cf. DELEUZE. Logique du Sens. Ed. de Minuit. 1969, p. 76; Différence etrépétitioll, p.356-357.

Pour que ces singularités soient préindividuelles, il estnécessaire qu'elles n'aient ni forme sensible, car celle-ciaboutirait à les individuer «matériellement », ni significationconceptuelle, car celle-ci équivaudrait à les individuer«intellectuellement».

La troisième des conditions énoncées expose la virtualité dela multiplicité comme agencement transcendantal desingularités. La multiplicité en tant que système non localisabled'éléments différentiels devra s'actualiser dans le champ del'effectivité en une expression qui sera nécessairement à profIlsvariables (un même concept n'a pas qu'une seule expression).

La seconde condition expose quant à elle le caractèred'intrinsécité évoqué ci-dessus: la multiplicité nous estprésentée comme un système dont la définition est purementinterne, puisqu'elle dépend exclusivement de la positionrespective des éléments qui la composent. Seules les relationsréciproques entre les singularités caractérisent une multiplicité.La nature de celle-ci n'est donc pas autre chose que la carte deses éléments. Or, ces derniers sont par ailleurs définis commemouvants: la singularité préindividuelle est par essencenomade, mobile, toujours susceptible de modifier sa positionsur la carte '. Nomade, la singul~rité est également libre de sesmouvements puisque, étant à égale distance des autres (ou«également différente»), aucune affinité ne préexiste qui seraitsusceptible de déterminer a priori l'agencement dans un sensou dans un autre.

TI en résulte que toute idée (mais aussi toute chose ou toutévénement) est frappée en son cœur même du sceau de lacontingence: sa forme n'est guère nécessaire, mais résulte del'agencement spontané et toujours modifiable des singularitésqu'elle enserre à un moment donné. Chaque multiplicitépourrait ainsi être pensée comme un pli qui se noue, se dénoueet se renoue au gré des forces conjuguées du monde et del'imagination.

Il suit ainsi des considérations qui précèdent que lamétaphysique deleuzienne est intrinsèquement fondée sur une

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indexation négative de la forme: seule la matière, la vie, letranscendantal préindividuel est donné a priori toute formen'apparaissant que dans un moment ontogénétiquementsecond. La forme, simple effet de surface, est surbordonnée àl'aformel qui la transcende et l'emporte. Il en résulte dès lorsque la forme comme ensemble clos agençant des éléments demanière stable et donné a priori est à considérer comme unepure illusion sinon un dangereux mensonge. Le concept demultiplicité ou de pli fonde et explique cet aformalisme de lapensée deleuzienne en affirmant la possibilité de penser lesdécoupages de l'être autrement qu'en termes de formes, et plusexactement en termes antinomiques à ceux inhérents à ceconcept.

Ce qui est assuré en dernière instance par cette indexationnégative du concept de forme n'est autre que la plus grandefluidité, c'est-à-dire la plus grande liberté, de la créationconceptuelle: si aucune forme n'est donnée a priori (puisque letranscendantal est préindividuel, c'est-à-dire a-formel), ils'ensuit que toute forme n'est que l'agencement provisoire desingularités mouvantes et libres et que l'homme ou le hasardsont libres de les réassembler autrement.

Deleuze nous donne ainsi une métaphysique du chaos, oùtoute forme (conçue ou réelle) est pensée comme le plissementcontingent d'un transcendantal qui emprunte au chaos songrouillement, son intensité énergétique et son intrinsèquevacuité formelle. Cette métaphysique où seule l'intensitéCl'aformel) est donnée a priori permet à son tour de fonder laliberté humaine: si aucune forme n'est imposée en dernièreinstance, si rien n'est gravé dans le marbre de la nécessité, alorstout est à faire et tout peut être créé.

Cette structure «floue », fluide et libre de la multiplicité estdésignée par les notions de série ou de rhizome, qui renvoienttoutes deux à une idée de structure minimale et souple. Unesérie n'est en effet, à prendre ce terme en son sens premier,qu'une juxtaposition ou une suite de termes (par opposition à lastructure sensu stricto, qui implique une idée de système, deprofondeur et d'organisation plus complexe), tandis que lerhizome est une tige qui se caractérise par le fait que, poussanthorizontalement, elle prolifère sans se structurer binairement et

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1. Mille Plateaux, p. 13.'2.. Mille Plateaux, p. 16.

sans qu'on puisse en fin de compte lui assigner un début et unefin (par opposition aux racines arborescentes, dichotomiques ethiérarchisées). La série et le rhizome, formes organisationnellesde la multiplicité, apparaissent donc comme des modèlesd'organisation linéaire et progressant de proche en proche sanshiérarchie et sans dichotomie.

Cette nature linéaire, souple, ductile, de la structure sérielleou rhizomatique apparaît avec une clarté particulière lorsqu'onparcourt les principes propres au rhizome tels qu'ils sontexposés dans Mille Plateaux.

Le premier de ceux-ci est le principe de connexion etd'hétérogénéité, en vertu duquel «n'importe quel point d'unrhizome peut être connecté avec n'importe quel autre, et doitl'être» 1. La structure en rhizome agglomère donc l' hétérogèneà l'hétérogène, sans qu'un ordre vienne canaliser la survenancedes connexions.

Cette même liberté se trouve confirmée par le principe derupture asignifiante en vertu duquel «un rhizome peut êtrerompu, brisé en un endroit quelconque» 2, contrairement auxstructures arborescentes dont les points de rupture sontlimitativement localisés et signifiants. Nous retrouvons icil'aspect déterminant du modèle linéaire, à savoir sa ductilité et,de ce fait même, la contingence de ses configurations: la lignese tord, se brise, noue un pli, trace une constellation, maisjamais n'y succombe. Car la ligne est «antérieure» aux dessinsqu'elle noue: elle ne s'y investit qu'à moitié, ne les inscrit quepour les fuir aussitôt. Capturer la ligne dans le contour qu'elletrace serait la cristalliser en son contraire: la forme, une lignemorte. Aussi la ligne suppose-t-elle, comme ce qui constitue savie même, d'être rompue, brisée, connectée sans répit nipréméditation. La figure linéaire (dont le pli ou la multiplicitéconstitue le concept théorique) se doit d'être asignifiante, car sila figure tracée se voit dotée d'une signification, elle est de cefait cristallisée, arrimée dans le message qu'elle est censée avoirexprimé. La signifiance, comme la forme substantielle, est une

1. Mille Plateaux, p. 31 O.2.Le Pli. p.27.

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façon d'éterniser, de transformer le précaire en signeconservable.

Ces figures contingentes à structures rhizomatique sontappelées par Deleuze heccéités lorsqu'elles s'incarnent dans lechamp de l'effectivité. L'heccéité désigne en effet un moded'individuation par composition accidentelle (puisque nonsubstantielle) d' hétérogènes, qui s'oppose à l'individuation« classique» des êtres et des choses enfermés dans leuressence 1. Ainsi, une heccéité sera un agencement provisoire desingularités, tel que, par exemple, le degré de chaleur d'un jourd'été qui se compose avec le degré de blancheur de la rue etl'enfant qui y court. Composition aléatoire, combinaisond'éléments en mouvement, nouant une individuation sansessence selon le principe de la connexion des hétérogènes.

2.4. On aura compris que le concept de pli, présenté dans undes derniers livres de Gilles Deleuze, sera le concept subsumantla notion de multiplicité et celle de rhizome. TI reprend, dans unmot étrange parce qu'étranger au discours philosophique, lescaractères de ces notions fondatrices et en permet une intuitionpour ainsi dire immédiate.

Le pli est ce qui ramasse un donné, l'incurve, l'infléchit, letord et finalement l'élève dans un pincement qui fait forme. Lepli incarne et exprime le matiérisme transcendantal qui sous­tend la pensée deleuzienne: primauté de l'informe, del'intensité pure sur laquelle viennent se nouer, en un momentontogénétiquement second, les choses et les sujets.

Posés sur l'abîme et nourris de lui, les objets sont dès lorsdéfinis comme objectiles 2, c'est-à-dire collections de courbesqui les déterminent de l' extérieur (de telle sorte que l'objet n'ani essence ni forme substantielle). Et dans le même mouvementd'ouverture sur le sans-fond dont le monde n'est que l'écume,le sujet se transforme en superjet, filet jeté sur un morceau dechaos, enveloppe provisoire de plis d'âme et de matière, et ainsipoint de vue labile sur le monde.

Le concept de pli exprime le caractère à la fois contingent etontologiquement second de la forme (comme agrégat d'une

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1. Mille Plateaux, p.284 sqq.

3. Rhizome et Internet: modernité du concept de pli

3.1. Il y a une dimension de la modernité qui a besoin de laphilosophie deleuzienne comme herméneutique. C'est ladimension de l'innombrable, des mégalopoles grouillantes, desflux de marchandises, des hommes qui tournoient entre les

texture ontologiquement première), mais aussi le caractèrerhizomatique, linéaire et ondulant, de la propagation et de laconnexion des formes entre elles. Un des thèmes de la penséedeleuzienne est en effet, comme nous l'avons vu, celui de lacontinuité du monde: s'il faut penser le monde comme uneémanation mouvante d'un transcendantal composé desingularités préindividuelles, il s'ensuit nécessairement que,derrière les discontinuités apparentes résultant des formes,préexiste une continuité fondamentale. Les sujets (superjetsjetés au-dessus du chaos) et les objets (objectiles noués à lasurface du monde) ne sont qu'apparemment et superficiellementdistincts les uns des autres: leurs formes ne sont que des effetsde surface masquant leur parenté essentielle, qui est d'être tousfils du chaos. C'est cette continuité fondamentale entre toutesles instances mondaines qui permet et explique le «devenir­intense, devenir-animal, devenir-imperceptible» présenté dansMille Plateaux 1 comme une discipline de dissolution - et doncde libération - du moi.

Le concept de pli donne à voir cette continuité quitranscende les formes: les plis qui font formes ne sont séparésque par l'ombre de leurs interstices, petites vallées obscures quiles rythment comme des vagues et les relient dans le mou­vement même de leurs inflexions. Les plis serpentent, liésobscurément l'un à l'autre, connectés comme les surgeons d'unmême rhizome. Il suffit de tirer sur l'étoffe pour les défaire et lesrévéler comme les épiphénomènes d'une même texture. Il suffitque le fouet du vent s'arrête de claquer pour que les vaguescessent de montrer leurs mâchoires écumantes, s'amollissent etse couchent comme des chiens, frémissements d'une mêmechair clapotante.

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rayons des supermarchés et sur les nœuds autoroutiers:l'impression ineffable d'une ville la nuit, avec ses myriades depoints lumineux qui ondulent, virevoltent, s'allongent dan latraînée des phares, et les vibrations de l'obscurité, magma agitéde quantas insaisissables. Multiplicité incarnée, plis de vies,nodosités labiles d'énergie et de matière.

Mais il y a plus encore, plus moderne et plus radicalementdeleuzien: c'est le phénomène puissant de l'Internet, avec samatière immatérielle faite d'électrons qui courent avec lalumière et s'agglutinent sous leurs tentes de silicone, et sesmyriades de connexions nomades, multidirectionnelles et non­localisables. Internet comme océan immatériel où se nouent desimages sans substance, plissements transitoires de visibilité quise nouent et se dénouent au gré de la volonté des acteurs duréseau.

Rappelez-vous son histoire: en 1957, le ministère américainde la défense crée l'agence pour les projets de rechercheavancée (ARPA, Advanced Research Project Agency). Cettestructure a pour but de soutenir les développements techniquespouvant être utilisés à des fins militaires. C'est dans ce cadreque Paul Baran réalise en 1962, à la demande de l'US Air Force,une étude sur les systèmes de communication militaire mettanten exergue les avantages d'un réseau informatique décentraliséà structure maillée. Un tel réseau présente en effet l'avantage dene pas avoir de «point névralgique» et de ne pas voir sa surviemenacée en cas de destruction partielle. C'est de cette structure« surcodante» par excellence qu'est l'armée américaine que naîtle réseau Arpanet, dont Internet est en quelque sorte un sous­produit «civil» 1.

Fils d'une structure totalisante, Internet est toutefois unenfant perverti devenu, par une étrange mutation un lieuintrinsèquement rétif à tout pouvoir comme à toute organisation

1. En 1983, Arpanet est subdivisé en deux sous-réseaux dénommés Arpanel etMilnel, ce dernier étant recentré sur la fonclion d'information militaire et élanlrallaché au Defense Daia Network. Arpanet devient alors la base du réseau Internet àvocalion «civile» aux Etals-Unis. En 1990, Arpanet est inlégré dans le NationalScience Foundation Nelwork (NSFNel) el deviendra sous celle forme l'épine dorsaled'Internei jusqu'en 1995. A celle date, le NSFNet est remplacé par un ensemble degrands réseaux interconnectés (cf. Arnaud DUFOUR, Imernet, PUF, 1995, p.29).

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1. Bien entendu, celle absence d'obstacle suppose que l'on ait franchi le premierobstacle économique et technique de la connexion et de ('achat du matérielnécessaire. L'absence d'obstacles n'est donc réelle qu'à un second degré, c'est-à-dire

«arborescente ». TI s'agit en effet du rhizome effectif parexcellence, l'incarnation pratique du concept de multiplicitéplate, c'est-à-dire la traduction concrète de l'idée de pli. Lacompréhension profonde de son état actuel et de sondéveloppement nous paraissent dès lors tributaires d'uneapproche deleuzienne, dont on se rappellera que les conceptssont précisément élaborés en vue d'une mise en œuvre pratique.

3.2. On connaît dans les grandes lignes le fonctionnementactuel d'Internet: il s'agit d'un réseau (ou plus exactement d'un«réseau de réseaux») qui relie entre eux des ordinateurs situésdans le monde entier. Du point de vue de ses composantsmatériels (hardware et software), Internet comprend des«nœuds» informatiques qui traitent ou véhiculent l'information(ordinateurs, routeurs, passerelles etc. et les logiciels qu'ilsutilisent) et des «liens» qui relient ces «nœuds» (câblestéléphoniques en cuivre, fibres optiques, ondes radio, liaisonssatellites etc.). Du point de vue de ses «composants humains»(manware), Internet met en jeu des «serveurs » (qui offrent desservices, et notamment de l'information) et des «clients » (quiutilisent les services offerts), étant toutefois entendu qu'unemême personne peut à la fois «mettre» de l'information sur leréseau et en «prendre », de telle sorte que la distinction «client­serveur» est floue et permutable.

Les nœuds et les liens qui constituent la matérialitéd'Internet forment un espace «multidirectionnel» à structuresérielle ou rhizomatique: la croissance du réseau se fait par sesextrémités, celles-ci étant partout à la fois, de telle sorte que leréseau s'étend de manière anarchique et linéaire. Quelque part,une ligne téléphonique laisse bourgeonner une nouvelleconnexion, sans projet d'extension préalable: la croissance nesuit aucun plan d'arborescence, aucun projet, aucune autorité.Chacun est libre (sous réserve d'avoir à sa disposition lesmoyens économiques et techniques nécessaires) de se con­necter, d'activer sa connexion et d'entrer en contact avecn'importe qui, sans qu'aucun obstacle d'espace, de sexe, derace ou de statut social ne vienne en principe s'interposer'.

une fois le « branchement» réalisé. Par ailleurs, on notera que le basic Ellg/ish qui sertle plus souvent de langue véhiculaire n'est pas non plus un véritable obstacle, même si"on peut soutenir qu'il opère parfois une certaine sélection et donne un légeravantage aux lIative speakers.

1. « The Internet is an open architecture; indeed, that is ail it is. Many people aresurprised LO find out that the Internet is not an entity. There is no chief executiveofficer of the Internet, nor any board of directors nor any central networkadministrative apparatus (... ) ln other words, it is nonproprietary", Henry H. PERRITI,Law and the information superhighway, John Wiley & Sons, 1996. p. 13.

59POUR UNE APPROCHE DELEUZlENNE D'INTERNET

La toile du réseau répond ainsi au principe de connexion etd'hétérogénéité du rhizome ou de la série comme au principede rupture asignifiante: par l'acquisition d'un accès à Internet,n'importe quel terminal peut être connecté à n'importe quelautre, et le sera nécessairement. De la même manière, toutmembre du réseau peut s'adjoindre ou se retrancher à toutmoment. La structure rhizomatique de celui-ci agglomère enpermanence l'hétérogène à l'hétérogène, l'ouvrier texan àl'intellectuel portugais, l'étudiante japonaise au commerçantindien. Connexion par contagion sans conditions d'accès autreque l'outil lui-même, propagation linéaire sans pouvoir centralni structure prédéterminante. On dit à cet égard qu'Internet est«nonproprietary », ce qui signifie qu'il n'est pas la propriétéd'un organisme, d'une société commerciale ou d'un gouver­nement, de même qu'il n'est pas géré de manière centralisée etne connaît ni police ni contraintes inhérentes (hormis celle ré­sultant de l'utilisation d'un même langage de communication) '.

Sans pouvoir ni loi uniforme, Internet est aussi appelé lecyberespace, selon le terme forgé par William Gibson dans sonroman Neuromancien pour désigner un espace abstrait etpourtant réel, pseudo-espace parfaitement adirectionnel (ouinfiniment multidirectionnel) à l'image de l'espace lisse célébrépar Deleuze. Ce dernier explique en effet que l'espace occupépar les singularités intensives est un plan de consistance ou decomposition, une étendue sans repères, sans routes et sans cartepossible: espace neutre, lisse, où les rhizomes se forment demanière aléatoire, connectant les singularités au gré du hasardou de la volonté créatrice.

Le modèle spatial deleuzien apparaît dès lors comme uncyberespace, c'est-à-dire un espace où les points de rencontre,de branchement et de communication ne sont pas prédéter-

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1. Mille Plateaux, p.447. On remarquera que Deleuze emprunte indirectement lanotion d'espace lisse à Pierre Boulez qui avait défini en des termes semblables letemps lisse (ou temps a-morphe) et le temps strié dans Penser la musique aujourd'hui,Gonthier, 1963, not. p.IOO et 107. Cf. également M. BUYDENS, op. cit., p. 147 sqq.

2. Mille Plateaux, p.459.

minés: c'est «un espace ouvert où les choses-flux se distribuent,au lieu de distribuer un espace fermé pour des choses linéaireset solides. C'est la différence entre un espace lisse (vectoriel,projectif ou topologique) et un espace strié (métrique)>> 1.

L'espace lisse «est un champ sans conduits ni canaux» 2, c'est­à-dire un espace nomade où les multiplicités rhizomatiques sedistribuent sans «compter» ni «spéculer». C'est le lieu de l'aléaet du mouvant, par opposition à l'espace sédentaire et strié, oùles connexions et les localisations sont prédéterminées par unestructure.

L'espace sédentaire est en effet un espace euclidien où desindividuations se distribuent de manière ordonnée, créant ainsides distances mesurables et des directions quantifiables (desangles, des vecteurs, des arborescences). Cet espace peut êtremaîtrisé et cartographié, c'est-à-dire représenté (vu du dehors ettotalisé sous le regard qui le saisit).

L'espace lisse ou nomade présente les caractéristiquesinverses, que nous résumerons par les trois axiomes suivants:l)c'est un espace dont il n'existe pas de plan a priori, en cesens qu'il ne se constitue pas selon un projet mais s'accroîtspontanément de manière aléatoire (structure en rhizome);2) Construit par contagion spontanée, c'est aussi un espace sansrepères ni chemins, c'est-à-dire sans lois orientant lesmouvements et les connexions; 3) Etant sans plan ni repères, ilne peut être totalisé, c'est-à-dire représenté: vu à distance, iln'est qu'un chaos ineffable.

Le cyberespace caractéristique d'Internet répond manifes­tement aux axiomes de l'espace lisse:

-C'est un espace qui ne se construit pas en fonction d'unecarte préétablie, mais au contraire croît de manière anarchiqueau rythme des nouveaux branchements: nouveaux serveurs,nouveaux services, nouveaux clients, sans que quiconquepuisse prédire qui se connectera au système pour y faire quoi.«Faites rhizome, mais vous ne savez pas avec quoi vous pouvez

I.Mille Plateaux, p.307.2. Il existe certes des organismes non-gouvernementaux, essentiellement

américains, qui réfléchissent et tentent de gérer certains phénomènes propres àInternet, telle l'attribution des damain names dont s'occupe Network Solutions Ine.(NSI), la lutte contre les atteintes aux droits de propriété intellectuelles commises viaInternet dont s'occupe la Inlelleelual Properry Licensing Agency, sans oublier!'//llemel Sociely (ISOC) qui s'occupe plus spécifiquement des problèmes techniques.Aucune de ces organisations ne dispose cependant de «droits» particulier sur Internetel aucune d'entre eUes n'a de pouvoir autre que ceux que lui reconnaissentspontanément ceux qui y adhèrent.

3. La « langue» utilisée pour communiquer s'appelle TCPIIP (Trun mis ionControl Protocolllnternet Protocol).

4. En pratique, les utilisateurs sont souvent reliés à Internet par J'intermédiaired'un « fournisseur d'accès )'. En Belgique, il s'agit par exemple de Belnel, unet,INnet. Les fournisseurs d'accès les plus connus sonl américains: Il s'ngit deCompuServe et America On-Line ...

61POUR UNE APPROCHE DELEUZIENNE D'INTERNET

faire rhizome, quelle tige souterraine va faire effectivementrhizome, ou faire devenir, faire population dans votre désert» 1.

-C'est un espace sans loi ni pouvoir extrinsèques: personnene dirige Internet et personne ne le possède 2• Seule la multitudeparle à la multitude dans le respect des standards de communi­cation 3 et de cette morale minimale et provisoire qu'on appelle«netiquette ». Les tentatives de l'administration Clinton pourrégenter les phénomènes de cryptage tout comme les tentativesde Microsoft pour imposer ses propres standards donnent lieu àde régulières levées de boucliers.

- Sans surcodage ni centre de régulation, le cyberespace sedéfinit comme régi par le principe d' intrinsécité: il ne peut êtrecartographié, recensé ni dénombré. Toute tentative pour le saisiren surplomb et en fournir une représentation échoue dans lessables mouvants de sa ductilité: on ne peut répertorier j'innom­brable ni cartographier les vagues de l'océan. Cela va de soi dès~ors que l'on sait qu'Internet est une multiplicité, c'est-à-direune structure plate et sérielle, un rhizome mouvant ou unemyriade de plis électriques.

Le réseau se définit donc comme une multiplicité au sensdeleuzien, c'est-à-dire un agrégat de singularités mouvantesdéterminé seulement par l'agencement et les relations entre seséléments. Ses agents, «clients» et «serveurs» regroupés sous levocable de manware ou peopleware, sont ou peuvent êtresuccessivement actifs et passifs, c'est-à-dire récepteurs etfournisseurs d'informations et de services·. ils n'ont donc passubstantiellement de fonction prédéterminée sur le réseau et

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Page 17: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

celui-ci apparaît in fine comme le contraire d'une forme oud'une institution.

Mais il y a plus fondamental encore: les participants àInternet, par exemple dans le cadre d'un Users Group, n'ont pasd'autre visage que ceux qu'ils se créent eux-mêmes, et ainsi pasde «moi» assignable. C'est la dissolution du Visage commeidentité dure et infranchissable: «on the Net, nobody knowsyou are a dog» ironisait une caricature du New Yorker. L'êtreréel devient une entraille inaccessible, enfouie sous la soieblanche de l'écran: seule existe l'image pure, la ligne d'écritureou le mille-feuilles de pixels que j'envoie au monde et dont jesuis le seigneur et maître. Peu importe ma puissance, ma riches­se, ma race, mon sexe et mes faiblesses: le réseau me prend etme reconnaît non comme je suis, mais comme mon désir medonne. Dans le cyberespace, mon visage et mon âme doiventsortir par mes doigts, devenir extériorité pure, surface lumineusequi se donne à voir: le monde vrai n'y est qu'un hypothétiquenoumène et, d'une manière que n'aurait pas reniée BalthasarGracian, je n'ai guère de substance au-delà de mon apparence.

Aussi Internet est-il comme cet océan transcendantal où lesvolontés vagabondes nouent des images évanescentes: c'est lelieu des visages qui produisent la ressemblance non pas avecl'être réel de leur créateur, mais avec la configuration tempo­raire de son désir. C'est une image qui peut être fausse si on lacompare avec ce qu'elle veut représenter (mon corps, mon âme,mon statut social etc.), mais elle puise toutefois une authenticitéparticulière dans son adéquation à la volonté de celui qui laconstruit. Curieux portrait que celui qui ne représente que mondésir en acte.

Aussi l'image sur Internet peut-elle être vue comme unemultiplicité: elle est sans substance (sans forme donnée apriori), pure articulation arbitraire des pixels préindividuelsprésents sur l'écran, qui peut être faite et défaite par quelquesmouvements de mes doigts. Elle manifeste et traduit dans lechamp de l'expérience cette indexation négative, cettesecondarité ontologique qui est celle de la forme dans la penséedeleuzienne.

Il y a donc une perception deleuzienne d'Internet commelieu de dissolution du moi, pour autant que je m'y donne un

Mireille BUYDENSUniversité Calholique de Louvain

63POUR UNE APPROCHE DEl..EUZlENNE D'INTERNET

être changeant et multiple, c'est-à-dire que j'utilise la libertéofferte pour me perdre sans cesse dans un devenir-imper­ceptible: il ne s'agit donc pas en fin de compte de me présentercomme un autre (ce qui serait remplacer un moi par un moi),mais, au travers des visages changeants, comme un «superjet»,c'est-à-dire un point de vue provisoire sur le monde et unesinueuse déclinaison d'affects.

Mais il résulte aussitôt de ce qui précède qu'il existe aussiune perception et une utilisation formaliste (et donc non­deleuzienne) d'Internet, et qui consiste à remplacer mon visage«naturel» par un visage « artificiel» tout aussi «dur» et clos quele premier. Divin plaisir d'Arlequin: poudre de riz ou pixel, onreste alors dans le domaine de la métamorphose (voyage autravers des formes) et non dans celui de l'anamorphose(dépassement de la forme vers l'intensité aformelle). Dans cetusage du réseau, le moi ne se dissout pas et la déclinaison desvisages n'est pas recherchée pour elle-même, c'est-à-dire pourson pouvoir (prétendûment) libérateur. Le but du jeu est alorsd'ajouter des masques, et donc d'empiler les déterminationsliées à ceux-ci: assumer tour à tour toutes les contraintes d'êtrefemme, riche. noir, minoritaire, mercenaire. Accumuler lesvisages, jouir des pressions variables qu'exercent leurscontraintes, et ainsi trouver son style, le souffle particulier quime fait être une seule image à travers tous les profils construits.Pure jouissance formelle d'une métamorphose où l'acteurdécouvre son être au travers d'une déclinaison d'images, et quidécouvre finalement qu'il n'est lui-même rien d'autre que cettecollection de formes, c'est-à-dire un certain paysage.

Dans cette double lecture de l'image de soi sur Internet (pliévanescent d'un moi recherchant sa dissolution ou empilementsystématique des visages d'un moi jouissant de lui-même) serévèle une fois encore l'éternelle ambiguïté de l'image, que l'onpeut poser comme proie à dévorer ou que l'on peut au contrairetourner sur elle-même, à la manière des maniéristes renvoyanttout disegno esterno à un disegno interno (de telle sorte qu'onne quitte pas le domaine de la forme).

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DE L'IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENSÉE

SANS IMAGE

Le thème

«L'image de la pensée» est un thème d'affirmationdeleuzien, de combat même, surtout si l'on veut bien prendregarde que la lutte ne peut être première dans l'intention, maisapparaître comme une conséquence de l'affirmation initiale ...advienne que pourra; à moins que ce soit cette affirmativité quejustement on nomme un «esprit belliqueux», toujours en quête •de querelles du fait de s'affirmer. .. Quoi qu'il en soit dèsDifférence et Répétition <d'image de la pensée» est présentéecomme dotée d'un coefficient négatif particulièrement lourd àl'encontre de la quasi-totalité de l'histoire de la philosophie. line s'agit pas simplement des divers contenus de cette imagemais de sa forme même; quand la pensée se déploie en sesoutenant d'une image tout se passe comme si elle s'assujet­tissait, se mettait en dépendance d'autre chose que d'elle-même,de ce qui rend possible une image justement: ce dont elle estl'image; c'est là un autre nom de la dénonciation hégélienne etpost-hégélienne de la «représentation»: du fait qu'une image,comme la représentation, nous éloigne bien plus de la chosemême qu'elle ne nous la donne, ce qui est pourtant sonintention... Image grevée du matériau même de son ambition,du corps de support qui en mobilise la manifestation. Car n'estpas impunément mis en images ce dont il s'agit quand il estquestion de la Chose même. C'est que l'image suppose laChose même précisément. Le génitif «d'image de la pensée»est objectif autant que subjectif. C'est l'image prise de la penséeen tant que manière d'appréhender le travail ne cessant de sedérober derrière les objets de sa production: ce à travers quoielle tente de se saisir comme effet réflexif de soi, sa perte aussibien puisqu'elle ne peut atteindre son être qu'à travers sa

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déterminabilité temporelle, autant dire à travers le temps qui necesse dans sa matière ontologique de se faire autre, - devenir­fou dit Platon. L'image de la pensée constitue dès lors la tenta­tive d'endiguer et de se donner la stabilité de l'objet qu'ellevise, en lui-même toujours menacé de subir les effets désastreuxde l'inéluctable désagrégation du temps. La pensée telle qu'enelle-même l'image l'éternise, avec ses droits et ses devoirs, sespouvoirs et ses limites ... Non pas une détermination précisemais une structure mentale, une série de présuppositionsconstellant l'esprit et lui servant de filtre ou de barrage àl'endroit du monde dans l'appréhension qu'il en opère, qu'il nepeut qu'en opérer, l'infléchissant dans un système d'a prioriprécédant toute appréhension effective: d'emblée les présup­posés contre l'effectivité.

Deux angles d'attaque dans la dénonciation de l'image de lapensée: d'une part la mise au jour du crible des a priori de pré­compréhension du monde avec ce qu'ils impliquent dès lors deperte d'effectivité; il s'agit d'une attaque qui signifie dessiller lapensée des inflexions qui préjugent de ce qu'elle doit penser, eten faire surgir toutes les composantes qui, cessant d'êtreimplicites et opératoires, révèlent en conséquence la relativité etl'arbitraire de leurs produits. Mais d'autre part, simultanément àce travail au corps même de l'adversaire, ou mieux encore,préalablement à celui-ci, l'autre angle se dessine de ce que peutsignifier l'au-delà, immanent cependant à la pensée, de touteimage de la pensée. Toutes les images tombent sous le coup dela dénonciation formelle s'attaquant à l'image bien qu'en mêmetemps chacune détienne la spécificité du système qui l'exploiteet en cela entre en confrontation avec les spécificités propres àd'autres systèmes d'images philosophiques. Mais si toutes sontmises dans le même sac c'est qu'elles pèchent par le mêmedéfaut formel qui ne pourra être révélé à la philosophie et par laphilosophie qu'à partir de l'au-delà de toute image. Ce queDeleuze, toujours dans Différence et Répétition, nomme une«pensée sans image ». Difficile en effet de penser une critiquede toute image de la pensée si déjà n'est présent à l'espritl'enjeu et la possibilité d'une pensée sans image.

Mais je disais que le génitif objectif était égalementsubjectif. Car il doit être clair que ce qui se pense de la pensée

sous forme d'image d'elle-même, est aussi bien le uj t d IIimage que l'objet que l'image pense prendre d . J

réflexivement. La question étant dès lors de savoir p urqu j 1pensée elle-même prend possession de soi par la voie del'image si peut être établi qu'il existe une pensée sans image,une pensée en prise directe sur les choses, en tout ca selon laseule rectitude qui lui appartienne en tant qu'elle-mêmeappartient au monde et en constitue un mode déterminé,totalement dépendant de lui. En fait c'est la liberté s'attachant àla pensée que de pouvoir s'exercer en se niant ou au contraireen se voulant comme telle; ce qui répond au souci alternatif,selon toute vraisemblance, soit d'affronter lucidement sacontingence ou de tenter de s'en absoudre. Rien d'étonnant quela pensée puisse se charger de soi ou se nier.

Mais avant de tenter de cerner les traits d'une pensée sansimage, celle de la philosophie à l'état pur, observons la doublesubversion qui s'ensuit au cœur même de la philosophie à lafois au regard de son mouvement d'aliénation à une image desoi et au regard du mouvement inverse de redressement de cetassujettissement, comme dans une opération de libération de laliberté.

Formellement parlant, il suffit de penser la généralisation del'image pour en terminer avec sa structure d'aliénation, c'est-à­dire de dépendance à l'égard de la chose même ou de sa vérité.L'image alors cesse d'être inférieure hiérarchiquement auconcept et au plein droit qu'exerce celui-ci sur la vérité: lavérité n'est nulle part ailleurs que dans l'image ... Ce quirequiert un changement d'appellation de l'image: elle doitcesser d'être l'image en représentation harmonieuse avec lavérité et en répulsion du simulacre trompeur, pour absorber ensoi le tout de l'enjeu de vérité, à savoir pour devenir jeuincessant de phantasmes, ou phantasmatisation généralisée, Sitout est image plus rien ne l'est, reste le régime des phantasmes,Mais que reste-t-il du souci initial de vérité, né avec laphilosophie? Aurait-on accompli l'orbe complète de celle-ci:d'elle-même à son terme, fin où, ayant rempli a tâche devérifier la pertinence et l'intérêt de son invention, p urrait alorcesser le chemin laborieux du long échafaudage hi trique etêtre restituée à une immédiateté devenue?

66 PIERRE VERSTRAETEN DE L'IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENSÉE SANS IMAGE 67

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Pensée sans image?

Reprenons les choses par la voie plus tranquille du conceptlui-même. Il s'agit donc de «pensée sans image» à contre-pieddes postulats de <<l'image de la pensée». Si on abandonne lespostulats il reste la pensée pure et sauvage. Dans D.R. estabandonnée la composante morale de ce qui s'imagine de lapensée, qu'elle aille de soi, qu'elle ait une destination naturelle,que ce n'est que contrainte et forcée par des accidentsextérieurs qu'elle perd son orientation spontanée vers le vraI.S'ensuit derechef la violence de son innéisme si elle n'est plusnaturellement bonne, pacifique et de soi bien orientée, «jeunechien fou faisant des bonds ». Deleuze se plaît à citer Artaud:génitalité innée de la pensée, négatif chenil, chiennes d'impos­sibilité, à dresser, à violenter: l'innéité n'est plus dite des idéesmais de la génitalité, c'est-à-dire de l'auto-engendrement que lapensée a à générer, «créer 'penser' dans la pensée» ditDeleuze, inventer le fonctionnement de l'esprit selon ce qui s'endirige comme enchaînements proprement conceptuels. .

En parlant d'image de la pensée Deleuze n'obtempère-Hlpas à la division platonicienne classique entre la« Chosemême» et l'image, le modèle et le simulacre? Et n'est-ce pas laconstatation de cette adhésion intempestive qui dans Qu'est-ceque la philosophie? le fait abandonner l'utopie ou l'idéalismed'une «pensée sans image» pour ne plus parler que «d'imagemoderne de la pensée»? Serait-ce qu'on ne peut échapper auxeffets imageants de toute réflexion de la pensée sur elle-même?Certes la critique de l'image dans D.R. s'appuyait sur lesprésupposés des composantes de la pensée: que la pe~sée entant que raison soit la chose du monde la mieux partagee pourDescartes, ou, pour Hegel, que la doxa soit à ce point de bonnevolonté, immergée dans la pensée comme dans son bamnaturel, qu'elle serait d'emblée prête à entendre la critique duphilosophe, quand ce ne serait pas elle-même qui, sponta­nément, se critiquerait face aux confusions de ses croyances, etfinalement que la vérité soit la téléologie naturelle et spontanéede la pensée: de l'opinion à l'opinion droite et de celle-ci àl'Essence, selon la trajectoire canonique de Platon. S'ensuit unesérie de conséquences, toutes concourant à confirmer la même

image de soi de la pensée. Ces présupposés traînent commecasseroles attachées au train de la philosophie, quoi qu'elleveuille, et pour se vouloir philosophie justement. Ces compo­santes implicites mais structurées comme un destin semblentdéfinir la légitimité la plus intrinsèque de la philosophie. Enlever l'implicite semblait devoir être l'opération requise à lamise au jour de la nature propre de la pensée ... qui est den'avoir point d'implicite. Mais ce rêve restait encore dépendantde ce dont il pensait se déprendre: un saut sur place espérantéchapper à toute ombre de soi, à tout corps du logos. Fécondcomme orientation de la pensée mais irréel dans sa présomp­tion. Le coup de force libérateur est-il concevable comme philo­sophique, ou ne serait-il pas plutôt para- ou pré-philosophique?

69DE l: IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENSÉE SANS IMAGE

L'ambition de Différence et Répétition quant à la pensée sans image

Que nous dit Deleuze de cette conquête de la pensée sansimage dans D.R. ? Qu'elle sera une révolution comme l'artabstrait par rapport à l'art figuratif ou représentatif, art quiabandonne l'assujettissement de la peinture à l'objet extérieurpour se conquérir en et par elle-même: espace, couleur, forme,facture, intensité, matériau, bref ce qui fait la peinture êrrepeinture, la teneur matérielle de son existence. Qu'est-ce qui faitde son côté l'être de la pensée? C'est l'étape de conquête. Ilfaut commencer par sa création, la dure épreuve de sonavènement, les douleurs de sa gésine. Borges dans Les Ruinescirculaires parle d'un homme qui rêve de créer un homme.Mais même dans son rêve il n'y arrive qu'en pactisant avec lesdieux et en acceptant anticipativement l'autonomie etl'émancipation de sa création dès atteint l'âge adulte; aussitôtdit aussitôt fait: il crée un homme et s'en sépare à l'âge requis ...et découvre rapidement à l'occasion d'un incendie l'immaté­rialité ignifuge de sa création, signe de son inexistence, et delui-même dans le même mouvement, apprenant par là qu'il estle produit d'un rêve effectué par un autre ayant semblablementpactisé avec les dieux ... L'homme ne va pas de soi. La penséenon plus. peut-être même ne reviendra-t-elle jamais de cettedécouverte. Nietzsche parlait de l'accession au slalUI d'humainen termes de marquages el de tortures: comment se faire une

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1. Cf. ZIZEK, Essai sur Schelling, L'Harmattan, p.33.2. Qu'est-ce que la phiosophie?, p.l 89.

mémoire? par des inscriptions douloureuses' à même le corps.Et Artaud en appelait au fouet contre le «chenil d'impossibilité»de ses pensées. Pour Hegel la conscience accède à laconscience de soi par la lutte à mort, loin des pastorales de labonne nature de la pensée. Schelling parle de la violencerotatoire des pulsions pré-symboliques dont toute «concen­tration» proprement existentielle portera la trace. L'œuvre d'artde même pour ce dernier sera traversée par cette violence enson cœur. Non pas comme chez Hegel à titre d'« apparitionsensible de l'Idée» mais d'« apparition sensible d'uneperturbation de l'Idée» 1. C'est la surrection de la pensée auregard du chaos dont elle est forcément issue: non pas .tombéedu ciel, mais montée des profondeurs chthoOlennes.Profondeurs déniées aussitôt qu'advenues à l'image édifiante ettriomphante de l'affirmation. Deleuze a des accents existentielspour parler de la fragilité et de la précarité de la pensée, de sesidées: «Nous demandons seulement un peu d'ordre pour nousprotéger du chaos. Rien de plus douloureux, 'pl~s an~ois.santqu'une pensée qui s'échappe à elle-même, des idees qUI fm.ent,qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l'oubli ouprécipitées dans ce que nous ne maîtrisons' pas davantage ...Nous perdons sans cesse nos idées» 2. Certes che~ ~artre c' e~t àpropos de toute expérience qu'il peut en être amSi, surrectiOnde tonalités affectives à l'instar des Stimmungen, tellel'angoisse, mentionnées chez Heidegger comme recul entotalité du monde et distanciation problématisante de l'être-làhumain. Mais toute expérience existentielle est éclairée de son« idée» peut-on aussi bien dire, c'est-à-dire de son projet,synthèse visée d'en-soi-pour-soi ou fin anticipée, et l' «Idée»chez Deleuze est loin de n'avoir que la noblesse des intérêtssupérieurs de la Raison comme c'est le cas avec le Monde,l'Ame ou Dieu, mais bien au contraire se présente comme lefourmillement de tout ce qui surgit dans la fêlure de laconscience, sur les bords sans cesse emportés de sa temporalitéinsatiable: les fourmis en contre-courant inexorable de celui dela surface plane et stable, illusion d'un ralentissement de son

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1. « Génitalité de penser, profonde fêlure du Je qui le conduit à ne penser qu'enpensant sa propre passion et même sa propre mort dans la forme pure et vide dutemps» (D.R., p.342).

cours roulant, la fausse stabilité relative néces aire à n'ur rl'absolue instabilité ... filet d'eau primitif coulant et murmurnnl,suivant son cours, sa vitesse et sa temporalité propre, ,npropre rythme nécessaire, «remplissant on rôle Iilliputi ncomme une procession de fourmis entre des rail ur le quelroule un train express dont elles (les fourmi) ne soupç nnentpas plus la puissance furieuse que s'il s'agissait d'un cyclonequi balaierait Saturne» (Faulkner, Les Palmiers sauvages), Toutest Idée comme tout est projet, et aussi précarisé que ceux-ci, ettout pareillement nécessaire. De quoi alimenter un stoïcisme del'inéluctable du cours des choses en même temps que del'irrédentisme de l'action, l'une allant avec l'autre, aussinécessaire qu'impossible, incoercible que vaine, autant anti­chaotique que condamnée à retomber dans le chaos. Serait-ce làla destinée de la révolution d'une pensée sans image? Se jeterdélibérément dans les Idées incessamment requises parl'épreuve que constitue le fait de n'en posséder aucune ou deles voir toutes sans cesse emportées dans le flux du temps de laconscience, aussi bien son inconscient 1; ce qui deviendraconfrontation au chaos dans Qu'est-ce que la Philosophie?

La peinture «abstraite» a peut-être produit les plus grandschefs-d'œuvre de la peinture du XXe siècle. Mais peut-elle pourautant s'imposer comme le savoir absolu de la peinture, commeson avènement enfin conscient de soi? Et dans l'affirmative ceserait au sens où la fin de la pré-histoire chez Marx, est le débutà proprement parler de l'Histoire. Non la clôture condamnant àla seule répétition vide, mais la mise à disposition des créateursdes matériaux d'une authentique création. Serait-ce que lesmoyens subordonnés jusque-là à ['image de la peintureconquièrent leur émancipation et deviennent à eux-mêmes leurpropre fin? Certes certains courants post-abstraits s'emparent decette nouvelle possibilité pour en faire la thèse même de leurproduction. Supports, surface, mur, espace, lumière, rebut,déchets, paysage, emballage, etc., tout l'envir nnementcontextuel bénéficie de la promotion démiurgique ct l'anist,celui qui se dit tel... avec montée au «concept» d l'a l'

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créateur. Une fois de plus la philosophie comme la vérité del'art? Mais si ces courants existent effectivement et concourent,jusqu'à un certain point, à définir l'art tel qu'il se fait, il faut,plutôt que suivre les diverses agitations post-abstractives,examiner les possibilités œcelées par l'abstrait lui-même etmesurer en quoi plutôt que de se renverser de moyens en fin,les composantes de l'abstraction, c'est-à-dire de la peinture elle­même, loin de n'avoir été que des moyens dans l'imageclassique de la peinture, constituaient déjà sa fin, comme danstoute philosophie relevant de l'image classique de la penséeétait déjà à l'œuvre la pensée préalable à toute image d'elle­même qu'elle se pouvait proposer.

Car à reprendre les quatre causes aristotéliciennes quiplaçaient sous leur autorité respective les différents systèmesphilosophiques (le Noûs d'Anaxagore pour la cause efficiente,les physiciens pour la cause matérielle, Pythagore ou Platonpour la cause formelle, et Aristote lui-même pour la causefinale), on voit que la peinture abstraite semblant présider à lapromotion de la causalité matérielle est en fait en mesured'assumer dans cette dimension les trois autres causes.

C'est en effet d'agencer, selon un hasard gouverné,l'ensemble des composantes de la peinture (multiples séries endéveloppement autonome - couleurs, formes, lignes, nuances,dimension, etc" - se rencontrant dans l'aléa de leur distributiondéveloppée et produisant un effet inédit) que s'institueproprement la création (du neuf): à la fois ce qui s'en dégage detracements inédits (concept ou cause formelle), ce en vue dequoi ce tracement est désormais en mesure de s'imposer(peuple à venir ou cause finale), les aimantations que lesrapprochements de tracements induisent comme gestes quel'artiste a à soutenir pour voir se mener à son terme l'œuvre(figure esthétique et personnage conceptuel comme causeefficiente) et enfin les matériaux convoqués à cet effet (plan decomposition ou cause matérielle).

Pareillement toute appréhension ou perception a son Idéeproblématique sans laquelle elle resterait aveuglément stupéfiéesur elle-même - ce que Kant dit fortement lorsqu'il avanced'entrée de jeu dans la dialectique de la raison morale «toute

1. Cririque de La raisol! pratique. Livre deuxième «Dialectique» Plélode 1 Ilp.738. ' . . ,

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raison a toujours sa dialectique» 1. Toute appréhension a nIdée en ligne directe en tant qu'enjeu d'une pensée san imaget dont la texture à l'instar de la peinture abstraite erait le t utde la pensée, A ce titre, à la différence de Kant, ce idée.problématiques ne sont nulle part ailleurs que dan ce qu' ndétermine, derechef et simultanément, les matériaux sollicitédans l'appréhension en question, produi ant enfin tel ou teleffet. C'est être au niveau de cette surrection qui emble l'enjeu?e l~ pensée,~ans image de D.R" c'est-à-dire échapper auxIllusIOns de l lmage de la pensée qui en oblitèrent l'agissement.

Le problème

Faut-il monter à ce niveau ontologique pour comprendre lapensée sans image que revendique Deleuze? Ce niveau de«raison suffisante» dont les Idées problématiques (les fourmis)sont la synthèse en trois dimensions conjointes: l'indéterminé,le .déterminable et la détermination? A tout instant il y atoujours de l'Idée en l'air ou à l'ordre du jour de l'existence, lapensée sans cesse en état d'alerte, sur le pied de guerre, surtoutaux aguets face au danger de se laisser gagner par les forceslénifiantes de l'aller de soi des Idées et de la pensée, le rebellechenil toujours à fouetter. C'est là la phénoménologie de lapensée dont à son tour l'élucidation des trois aspects de l'Idéenous fournit «la raison suffisante », la rationalité immanente,l'opérateur intrinsèque et homogène, ce que Deleuze appelle«la synthèse idéelle de la différence»: comment concevoirtranscendantalement la «différence» pure. Mais cette raisonsUffi~ante elle-même doit bien trouver la théorie de l'être qui luiconVIenne, peut-on dire l'intelligence de son individuation?Quant au système de cette ontologie, l'ordre des références deDeleuze est multiple, Soit le virtuel de Bergson, soit l'Ungrundde Schelling, soit l'univocité scottienne et spinozienne, encoreWhitehea.d; ce sera en tout cas ce qu'il appelle «la ynthèseasymétrique du sensible». Cela se situe entre la violence del'éruption quasi volcanique qui préside à la montée de la

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1. «La profondeur est comme la célèbre ligne géologique du N.-E. au S.-O., cellequi vient du cœur des choses, en diagonale, et qui répartit les volcans, pour réunir unesensibilité qui bouillonne à une pensée qui 'tonne en son cratère'» (D.R., p. 296).

2. Qu'est-ce que la Philosophie?, p. 8.3. Ibid., p. 41.

pensée à l'exercice transcendant de soi 1 et la placide univocitéde tout ce qui est comme «ce qui fait cas» d'attestation de l'Un­Tout - l'étonnante phrase de Deleuze et Guattari: «Il importepeu d'avoir bien dit ou d'avoir été convaincant, puisque detoute manière c'est ça maintenant» 2, - le battement enpotentiels asymétriques de la pensée et de l'être. La pensée avecl'être allée, une seule et même chose être et penser)...

Est-il possible de jouer sur les deux tableaux à la fois? Enappeler à la pureté de la pensée sans image contre l'image de lapensée lénifiante et amollie dans la complaisance à sa proprebonté, autrement dit recourir à la sérénité univoque de l'être entant qu'être contre toutes ses équivocités tourbillonnairementfinalisées par l'éminence de la propre idéalité de son univocité,et, inversement, monter à cette appréhension ultime de laplacidité de l'être par la guerre menée contre le simple usagedoxique et empirique de la pensée et par l'attention portée àtout ce qui lui fait violence en imposant limite à cet usage,escomptant de la sorte l'obliger à se dépasser vers un plus hautpouvoir? De là sans doute la double audience de Deleuzeapprécié pour ses micro-analyses, son souci expérimental auplus près de la genèse de l'expérience et de ce qui prend appuisur cette genèse souterraine pour bousculer la doxa, et à la foisrespecté pour la double tradition transcendantale et ontologiquequi scande depuis toujours le niveau ultime auquel il renvoie laphilosophie pour en achever le sens. Mais c'est sans doute lesdeux niveaux qui se justifient mutuellement de l'appel parchacun à l'autre soit pour se fonder soit pour s'attester:progressivement <<l'être en tant qu'être» jusqu'à ce niveauinfinitésimal, et, régressivement, la genèse comme gestationunivoque de l'être à lui-même ou l'Un-Tout en ce qu'il nelaisse rien hors de soi.

Passer de la phénoménologie éidétique de la pensée sansimage à la raison suffisante du fonctionnement de cette penséeet en venir à l'éthique des grandeurs intensives comme

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1.« Il faut la puissance d'une cascade ou d'une chute profonde pour allerjusque-là, pour faire de la dégradation même une affirmation. Tout e t v 1 de l' Iii.tout est surplomb, suspens et descente. Tout va de haut en bas, et, par ce ni uv mentaffirme le plus bas - synthèse asymétrique» (D,R" p.302).

Histoire de l'image classique de la pensée

Ainsi nous trace-t-il les linéaments d'une histoire de laphilosophie selon ce m directeur dans Qu'est-ce que la philo­sophie?: «Aucune image de la pensée ne peut e contenter de

Deleuze fait un clivage net dans D.R. entre l'imagetraditionnelle de la pensée philosophique (toute la philosophie)et ce qu'il laisse entrevoir de pensée sans image sous le signed'Artaud et Nietzsche, sinon de Spinoza. Par contre dansQu'est-ce que la philosophie? le critère exclusif qui faisait lepartage entre image de la pensée et pensée sans image, à savoirle postulat de la dualité vérité/erreur, ne constitue plus qu'un casparmi d'autres d'indice de détournement de la pensée à l'égardde son exercice pur, donc résultant toujours d'une violencesubie. (Légitimé en haut-lieu par un Absolu transcendant échap­pant à la prise de la pensée et la mettant d'emblée en sujétion àl'Autre d'elle-même). Non plus la preuve paradigmatique dumauvais tournant de la pensée vers une image idéale de soi,mais une perversité parmi d'autres, peut être la première néan­moins, chronologiquement, dans la succession d'images de lapensée des temps modernes, et ce qui en reste dès lorsd'agissement dans les images ultérieures qui prétendent lasurmonter. ..

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«affirmation» de la chute d'eau ou du vol en piqué d l'ai)1 "forme le Système de la pensée sans image. Voyon ur d ,de l'exposé historique deleuzien de l'image de /0 P''',comment peut se comprendre: et le rapport entre ell s clcomposantes pures de la pensée agissant dan qu lqu imageque ce soit de la pensée, et leur réduction à la mali r d'un«champ de facteurs intensifs fluents» échappant à l'idéalitéfinalisée de la «bonne» image de la pensée.

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1. «Le penseur est le sujet larvaire du Système» (D.R., p. 156 el 283).

sélectionner des déterminations calmes, et toutes rencontrentquelque chose d'abominable en droit, soit l'erreur dans laquellela pensée ne cesse de tomber, soit l'illusion dans laquelle ellene cesse de tournoyer, soit la bêtise dans laquelle elle ne cessede se vautrer, soit le délire dans lequel elle ne cesse de sedétourner d'elle-même ou d'un dieu» (p.54). RespectivementDescartes, Kant, Schelling, Hœlderlin. Comprendrons-nous lesens et la justification du passage de l'image de la pensée à lapensée sans image en élucidant la portée de cette succession, eten en mesurant l'éventuel progrès vers une conquête de lacontemporanéité philosophique? L'enjeu est de taille car pourl'instant nous sommes encore aimantés par le souci decomprendre une pensée sans image, soutenant le défi de sapossibilité jusqu'à son terme le plus avancé: le moment où lapensée cesse de s'imaginer, et telle qu'en elle-même elle sedonne pure et nue; attentive au moment où le discours philoso­phique cesse de parler au gré des seules composantes de sesimages et au régime dichotomique du vrai et du faux, pour serestituer à l'adéquation «authentique» de soi à soi en cequ'elle est arrachement violent de la non-pensée à elle-mêmesous l'effet de l'agitation insupportable se produisant à sonnêveau et pour y riposter, c'est-à-dire s'y adapter ou remédier àsa menace avec les éléments mêmes de l'épreuve qui lui estimposée 1. Mais en même temps, cet effort tendu à l'extrême desa possibilité: penser l'impensable sans y sombrer, se voitsoudainement pris à contre-pied par l'abandon apparent duproblème de la pensée sans image dans Qu'est-ce que laphilosophie? Cet abandon, implicite, se réalise, cette foisexplicitement et paradoxalement, au profit du premier termeantérieur de l'opposition: «l'image de la pensée», simplementponctuée de l'adjectif «moderne ». En sorte qu'il fautdorénavant comprendre la nouvelle énumération comme cellemenant de l'image classique de la pensée à son image moderneet non plus à la non-image à laquelle on devait s'attendre.Erreur, illusion, bêtise et délire nous mènent progressivement auseuil de l'image, cette fois «moderne », de la pensée. Denouveaux traits, affins à ceux pressentis pour la pensée sans

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1.« Que loute philosophie dépende d'une intuition que ses concepl ne ce scnl dedévelopper aux différences d'intensité près, cclte grandiose per pective leibni7ienneou bergsonienne est fondée si l'on considère l'intuilion comme l'cnvel ppemcnl desmouvements infinis de pensée qui parcourent sans cc se un plnn d'immanenc "(Qu'est-ce que la philosophie?, p.42).

2. Qu'est-ce que la philosophie?, p. 63.3. Qu'est-ce que la philosophie?, p.59.

image antérieure, viendront ponctuer les personnage,tuels succédant à l'idiot cartésien: le juge kantien, l'pédiste flaubertien, le délirant hœderlinien, de nscénarios pour des personnages conceptuel emblabl ,maien vue d'une vocation unique,

Cette transformation est soutenue au niveau de l'être entotalité ou de l'Un-Tout par l'habilitation ou la promotion duplan d'immanence comme composante pré-philosophique de laphilosophie, le pré-ontologique de toute philosophie, lepréalable intuitif 1 du mouvement même de la pensée «qui sefait en se pensant» 2; mouvement à vitesse infinie, dit Deleuze,en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et qui définit lechamp de pertinence d'intervention des concepts proprementdits, comme le plan de composition définit le champ d' inter­vention des composantes matérielles et finies du peintre. Le pré­philosophique comme le plus philosophique de la philosophieexplicite, sa teneur empiriquement absente, c'est-à-dire textuel­lement invisible, non accessible par les voies courantes de lapensée mais selon le «mystère» d'une voie intuitive, à ce pointintérieure et subjective qu'elle débouche sur le dehors etl'objectif: l'universel de tout dedans, l'extériorité du tout del'intimité, «possibilité de l'impossible» 3 dit Deleuze, Difficile àpenser: la façon dont la singularité absolue, par l'absolujustement, renvoie à l'être universel. .. Y a-t-il d'autre absoluitéde la singularité que la propre déposition de soi? S'abandonnerc'est conséquemment se rejoindre au tout de l'être, à l'Un-tout.L'image pré-philosophique pas plus qu'elle n'est un concept,puisqu'elle en constitue bien plutôt le préjudiciel, n'est nonplus une image, car elle se présente sous la condition de lapensée. La pensée, et cela on le comprend aisément, elle nonplus ne peut se réduire ni à un concept ni à une image: elle estce qui rend possibles les déterminations par concepts et celasous couvert des schèmes spatiaux-temporels que l'imagination

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1.« C'est el. ce sens [mouvement de vitesse infinie allant de la pensée à l'être etréciproquement) qu'on dü que penser et être sont une seule et même chose» (Qu'est­ce que la philosophie?, pAl).

2. L'image, sous condition de la pensée, de la pensée ne sera donc rien d'autreque l'ensemble de tous les aller et retour de la pensée à l'être et réciproquement enlant que texture même de l'intuition enveloppant les mouvements infinis de soi; c'estelle «donl les courbures variables conservent les mouvements infinis qui reviennentsur soi dans l'échange incessant, mais aussi ne cesse d'en libérer d'autres qui seconservent. Alors il reste aux concepts à tracer les ordonnées intensives de cesmouvements infinis, comme des mouvements eux-mêmes finis qui forment à vitesseinfinie des contours variables inscrits sur le plan. En opérant une coupe du chaos, le

met à leur service. Par contre, à l'inverse de ce qui semblaitdénoncé initialement, elle est maintenant susceptible d'uneimage de soi qui ne tombe pas derechef sous le coup del'aliénation disqualifiée de toute réflexion imaginaire de soi.Autrement dit, le fait d'être copie ou représentation de ce qu'ilen est de soi, ne l'assigne plus derechef au modèle idéal de sadestinée, par là à la géhenne de la Vérité. C'est que devant lerisque d'une expansion pulvérulente et disséminante dumouvement infini de la pensée, celle-ci se conforte en opérantune instantanée mainmise sur l'être dont elle, la pensée, estéquivalemment la réflexion objective ou subjective: la matièrese rapportant à soi par la pensée (no ûs) ou la pensée seréfléchissant par la médiation de l'être: être et pensée, une seuleet même chose 1.

Mais ce champ d'intuition s'il est circonscrit n'en est pasmoins vide tant que son désert ne se peuple pas de conceptsmobilisés eux-mêmes par les personnages conceptuels qui leurconviennent. TI est donc déjà configuré mais reste désertique, ladissémination expansive s'est contractée et concentrée, mais deplans à plans le glissement est affolant s'il se laisseappréhender, non plus la pulvérulence disséminante elle-mêmemais l'entrechoquement de socles, toujours trop au fait de leursbords limites pour ne pas être happés par le vide à même lebord des autres. Pour remédier à ce menaçant tournoiementsans fin il faut prendre racine, fixer des contours par lesmouvements finis, de vitesse elle-même infinie, des concepts,bref précipiter des déterminations que Deleuze nomme «traitsintensifs» - multiplicité chiffrée de composantes en relationvibratoire et perpétuel survol immanent et instantané de soi - etgénérer les personnages qui les animeronP.

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L' «erreur», en l'occurrence, chez Descartes, qui relève de laraison dans sa double composante libre et intellectuelle. Celle-cien effet reste la proie funeste et aléatoire de «précipitations»pervertissantes de la vérité (confusion de l'intellection de lavérité avec l'utilité des sens ou de la liberté par uneinterprétation laxiste et inopérante de soi comme choix d'autantplus intense que non motivé). Le bon usage respectif, absolupour la liberté, circonscrit pour l'entendement, reste cependantde rigueur dans le mésusage de ces facultés, ces dernièresrequérant leur qualité la plus pure pour mener à terme leurperversion: la liberté elle-même dans son inaltérable absoluité«se précipitant» telle qu'en elle-même dans une mauvaiseapplication. Où est le négatif dès lors? Dans la subtile hétéro­généité s'insinuant au cœur de l'esprit à titre d'indexationpsychologique négative: impatience compulsive ou ater­moyante, une certaine mobilité de la pensée: accélérationinopinée de sa puissance, ou ralentissement intempestif de soninfinité. C'est là toute la théorie cartésienne de l'erreur en tantque la recherche «naturelle» de la vérité est grevée par ce traitpsychologique immanent à l'exercice même de l'esprit: sapassion propre, car si rien de grand ne se fait an pas ion, la

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plan d'immanence fait appel à une création de concepts (c'c 1 111 1 l'.V. quisouligne)>> (id., pAS).

Les différentes images classiques de la pensée reprennentsous la forme de «dimension négative de soi» ce qui unifiaitsous l'autorité de «l'erreur» l'image traditionnelle de la penséede D.R. Mais cette fois «l'erreur» est la dimension négative dela «vérité» telle que l'institue Descartes. Toutes ces dimen ionsauront, outre la fonction de repoussoir réflexif. qui justifiechaque image (la part négative à ses yeux de ce qu'elle tentede conjurer), également l'inextricable appartenance à sa propreinitiative d'affirmation de l'initiative inverse (la part négatived'elle-même qui se trouve impliquée dans ce partage). Ce seraà ce titre à chaque fois au plus haut niveau de son orientationvers la vérité que se dénoncera simultanément l'orientationpossible vers son négatif.

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Illusion

passion n'en est pas moins aveugle sur elle-même ets'engouffre pareillement sur un leurre de son déclenchement(l'information utilitaire comme idée) ou sur un indice d'indéter­mination (le non-motif comme garantie du meilleur choix). Brefc'est l'esprit dans son ambiguïté plus ou moins bien orientéecomme tare ou qualité, selon. C'est là le principe qui fonde ladualité hétérogène au cœur même de l'esprit de vérité du«champ de conscience» propre à la philosophie moderne.

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embarquée dans l'aventure du négatif mais clichée en uneopposition irréconciliable entre elle et ce qui en elle l'indu it ennégatif de soi, sommée en conséquence par Kant de s'absteniraux parages de ces zones de turbulence: qu'il s'agi sed'illusions des sens (incoercibles illusions de perception) oud'illusions d'enchaînements logistiques sans terme (antinomieset paralogismes)... Le progrès est évident par rapport àDescartes et réside dans le monisme articulé de la légitimitérationnelle et de l'illusion à laquelle l'exercice de cettelégitimité conduit l'esprit: ce n'est plus une perversionpsychologique des facultés spirituelles en interférence qui vientperturber le bon fonctionnement de l'entendement, mais lemeilleur de son usage qui l'induit en erreur; il s'agit là d'unesolide montée à l'ambivalence foncière de la vérité, à sadialectique à vrai dire. Mais le gain moniste reste cependantlimité au regard ce qui s'en révélera d'envergure avortée par leprogrès ultérieur, limite repérable dès lors dans l'actualitékantienne, C'est qu'il s'agit d'un monisme de l'esprit, mais nonpas de l'être-là humain, ou du tout de l'homme, qui reste encoredivisé entre sa part spirituelle et sa part vitalo-corporelle. Lavérité demeure l'apanage de l'esprit, le corps est à ce pointexclu de sa problématique qu'il ne peut même pas en perturberle fonctionnement. S'il ne joue aucun rôle dans la montée desillusions transcendantales, l'absence de considération à sonégard empêche l'élucidation de toute la portée du drame de lavérité, Que Descartes soit en proie à ce clivage esprit/étenduecela relevait de la cohérence de l'idéalisme du champ absolu dela conscience comme vérité de départ; que cette option enfaveur de la supériorité de l'esprit persiste après que Kant lui­même a pourtant établi que· toute conscience, empiriquementdéterminée, de sa propre existence, implique l'existence desobjets dans l'espace hors d'elle, est plus symptômatique d'unsouci de partage qui continue à privilégier l'esprit au détrimentdu corps. La finitude de la connaissance a été gagnée par Kantau regard de l'infinité en acte des expressions de la raisonhumaine attestant la puissance infinie de Dieu (ainsi en allait-ilchez Descartes), mais une finitude bien spirituelle parcomparaison avec la part de finité du corp auquel elle

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L'« illusion» s'attachant à la dialectique transcendantalechez Kant se substituera à l'erreur comme négatif du nouveauplan que constitue le champ temporel de la conscience. Nonpas que l'erreur n'ait pas d'existence dans la Critique mais ellesera circonscrite à l'analytique et aux mauvaises opérations dedétermination du champ intuitif, c'est-à-dire aux mauvaisesproférations judicatives développant les concepts à propos desdonnées spatio-temporelles, bref aux cas cartésiensd'application de l'erreur. A ce niveau l'erreur est à pouveaupsychologique: interférence d'activités de l'âme adventices à lapure activité intellectuelle, l'entendement juge en se laissantsuborner par des excitations et des images qui relèvent de lamême totalité spirituelle que lui mais sans être pertinentes àpropos de l'activité déterminante des jugements, Le dualismecartésien reste agissant. Par contre le véritable apport de Kantau regard du problème de la vérité s'adosse à la nouvelledimension négative que constitue l'illusion. Non plus une fauteen extériorité interne en quelque sorte aux fonctions judicatives,mais une perversité intrinsèque au fonctionnement de"entendement sous la condition de la raison cette fois ou de lamontée de l'entendement à son étage dialectique. C'estl'entendement dans l'usage le plus strict de ses enchaînementsqui se dévoie en outrepassant les limites de son usage et penseau nom de sa propre «nature» pouvoir se prononcer sur ce quiéchappe à toute sentence. Ici on peut dire que le dualisme s'estrésorbé, car c'est à la source même de l'initiative connaissanteque jaillit le négatif, l'effet d'égarement engagé par des leurresinévitables, illusions transcendantales. La vérité se trouve

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C'est précisément le lieu où la troisième image de la penséeclassique entre en jeu: celle se soutenant de la bêtise commedimension négative de soi, bêtise et méchanceté iront du restede pair. Deleuze écrit dans D. R. une note significative, etprémonitoire de sa future «géophilosophie », «Sur le mal (bêtiseet méchanceté), sur sa source ... et sur toute l'histoire qui

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1. Recherches Sllr la libené humaine. Payol, 1977. p. 132- 134.2. D.R.• p. 196.

s'ensuit, Schelling écrivit des pages splendides» (p. 198). Eteffectivement Schelling reprend comme au vol le thème duchoix originel du caractère intelligible, choix pré-tempor 1et a·empirique décidant hors-temporalité: du de tin m rai dl'agent. .. «essence non décidée» et ayant seule à d cid rmais au cours de son existence pré-temporelle: «cette décisi nne peut tomber dans le temps; elle tombe hor de tout temp etcoïncide dès lors avec la première création ... » 1. Cette fois onimagine mal que ce ne soit pas la totalité de l'expériencehumaine qui soit engagée dans cette décision originelle.Deleuze élève la question au niveau d'un problème trans·cendantal. TI a déjà multiplié à l'infini les trois Idées kantiennes,on imagine aisément qu'il multiplie semblablement les schèmesde l'imagination en fonction des multiples plans d'immanenceou images de la pensée, maintenant il n'hésite pas à multiplierles conditions transcendantales de l'expérience, les «structuresde la pensée» précise-t-il. Tout l'éventail des puissancess'attachant à la bêtise (lâcheté, cruauté, bassesse, méchanceté,grotesque, terreur) correspond à une relation synthétiquetranscendantale, c'est-à-dire de formation circulaire du mondeet de soi. Deleuze y ajoute notamment le tyran, l'esclave; leurplace du moins; structurellement définie et non empiriquementou imaginairement décalquée. Transcendantalement pour letyran ça se dira «celui qui tire avantage d'un autre et s'en croitsupérieur»; il ne faut pas être à la tête d'un royaume pour êtretyran: il suffit d'être le premier servant de son système 2 : le marityrannique est lui-même esclave de sa prétention hégémonique.Non seulement parce qu'il a dû vaincre l'esclave en lui etdéfinit donc en permanence sa suprématie par sa peur niéed'une tombée en servitude; mais surtout parce que sa domi­nation implique sa faiblesse sur le terrain même de sesexigences: leur réalisation impartie aux serviteurs, il en devientdépendant, comme de la femme qu'il soumet aux sévices de sesplaisirs, à la merci de laquelle il se trouve dorénavant pour lessatisfaire: première victime de sa propre terreur, il se produit àl'image du monde qu'il constitue. C'est le principe général

PIERRE VERSTRAETEN82

s'adosse: il suffira à Kant de passer au degré supérieur de lamorale pour retrouver l'infinité en acte de l'absolu moral.

En fait la finitude une fois sortie de sa boîte ne s'y laisse pasrenfermer si aisément. En ce sens, même à ce niveau la finituden'accepte pas de venir à résipiscence. Entièrement illuminée parla loi morale, il reste que la conscience morale peut maltourner: choisir' le pire contre le mieux, le «mal radical» enrésistance à la voie royale de l'impératif catégorique. Déjà «lejugement d'imputation» dans la Critique de la raison pure,s'appuyant sur l'autonomie inconditionnelle du caractèreintelligible, établissait que, nonobstant tous les condition­nements auxquels le caractère empirique est en proie, lecomportement de l'agent doit toujours pouvoir être imputé à saresponsabilité parce qu'en quelque circonstance que ce soit «ilaurait toujours pu ne pas ... », donc «aurait dû ... ». C'est dire quele caractère intelligible pouvait aussi bien opter pour le bien quepour le mal, et que l'empâtement dans la finitude menaçaitl'infinité en acte de la Loi morale au cœur de chacun. LaReligion dans les limites de la pure raison ajoutera le mystèredu choix du caractère intelligible, tel, cette fois, que ce dernierest en lui-même la tentation du «mal radical », à savoir lacasuistique par laquelle l'agent peut toujours se présenter à soi­même son acte comme susceptible d'être plaidé au tribunaluniversel de la loi morale, ce qui donc permet à la consciencede faire le mal sous les apparences du bien. Mystère de lafinitude qu'aucune grâce ne peut éluder sauf à appeler grâce lapossibilité même pour le caractère intelligible de s'orienterfavorablement et non négativement dans la voie du mal ... Hegelreprendra la structure de cette duplicité possible dans la«conscience certaine d'elle-même» de la Phénoménologie.

Page 28: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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d'action reclproque: pas d'intervention sur le monde sansexposition simultanée aux effets en retour du monde transformé.C'est le tout de l'individu qui doit se découper transcen­dantalement à partir de la structure de la bêtise.

Mais en révélant sa dimension transcendantale la bêtiserévèle simultanément le remaniement requis à la solutiontranscendantale du problème qu'elle pose. La condition depossibilité de la bêtise n'est autre que la condition de possibilitéde l'individuation, et celle-ci est à son tour dépendante du fonddont l'individu s'extrait. Car il n'y a d'individu qu'en genèsegénitale d'un fond obscur dont il émerge, s'émancipe tout en yrestant embourbé, «ne pouvant être supérieur à ce dont il tireavantage» '. Ce qui signifie que le battement est incessant entrele fond et la forme, l'enlisement et l'extraction, que la formen'est jamais conquise une fois pour toutes et qu'elle ne cesse desubir les assauts sempiternels de ce dont elle s'extirpe;autrement dit, de ce fond qui l'accompagne sans s'endifférencier comme une bonace anonyme, qui peut soudain serévéler tempête et engloutir ce qui s'en différencie. C'est iciqu'intervient la tourmente initiale de l'âge des mondes deSchelling: le mouvement rotatoire infernal de contraction etd'expansion sans fin ... excepté le passage au verbe pacificateur.La liberté originaire et placide en tendant à se saisir saisitsimultanément la menace de cette concentration sur soi etinstamment contre-balance cette menace par une expansionaffirmative de sa volonté, contradictoire de la contraction initialequi elle-même la contre à son tour aussitôt dans untournoiement infernal ... C'est l'entrechoquement quasi pulsion­nel, des plans d'immanence de Deleuze, s'ils ne cristallisaientpas les concepts sur la planitude de leur surface. Avec ceux-cisurvient l'enchantement spéculatif qui boise le désert desdiverses images de la pensée. Lorsque le Verbe vient commesortie du mouvement rotatoire, alors la création du monde et del'homme est possible pour Schelling, et avec l'homme larépétition de la même dramaturgie: le choix originel et pré­empirique en tant que choix forcé, c'est-à-dire toujours déjàengagé dans la possibilité de la liberté mais en tant que 1. Seul doit être méprisé, moralement, du point de vue de III onscience toujour'

cenaine d'elle-même. le sot. dit Hegel: incapable de plaider sa uuse, et qui se trouvepar là brutalement assigné à la bêtise sans l'once m III d'un dUJlIi -hé;cf. Phénoménologie de l'Esprit, t.U, trad. Hyppolite, p. 179.

85DE L·IM.AGE DE LA PENSÉE À LA PENSÉE SANS IMAGE

conquête de soi sur ce qui en constitue l'avers. Cet averconsisterait à ne pas s'assumer comme être libre et re ter laproie de la pulsation (contractile/expansive) d'auto-affirmation àdouble battement, menacée de son engouffrement dans le trounoir de son égoïsme ou dans le salut d'une extériorisationmenacée d'une perte inverse dans la dissémination expansivede son identité, l'un se dressant en contrebalancement del'autre. Impossible de ne pas avoir toujours déjà choisi l'un destermes de l'alternative qui constitue la condition ontologiquede l'existence individuée du sujet. Déduction rétroactive d'unchoix originel et éternel, et à ce dernier titre toujours ré­activable dans le suspens de son alternative. Le choix originelentre le Bien (la Loi pour la Loi) et le Mal (la particularité sousle masque de la Loi sans résorption concevable). Cette fois lemystère du choix originel propre au caractère intelligible chezKant, est assumé comme choix méta-empirique: le mal radicaljouxtant toujours le caractère intelligible comme la duplicitétournoyante dont ce dernier peut être la proie: choisissantfinalement en tout cas toujours l'universel, mais soit pour debonnes raisons, soit pour de mauvaises, masquées sous lasophistique de la valeur universelle ... Toujours déjà, dèsl'humanité et l'institution historique de l'horizon universel àvenir, la pensée veut l'universel, mais selon la dialectiquejamais achevée du Bien et du Mal, dont on comprend lecaractère radical maintenant. .. en ce qu'elle ne peut le vouloirsans simultanément, selon l'initial choix toujours actualisable,être tentée par l'informe indécision de sa volonté à être capablede plaider n'importe quelle cause '. Deux bêtises se laissentappréhender comme sol chthonien de pesanteur et de lourdeursur lequel peut se gagner la libre revendication de la liberté: labêtise de la turpitude duplice et celle de la brutalité butée, lablanche et la noire, garantie que le tout de l'être est brassé dansun monisme radical. La seconde servant de motivation ou defond à la première car le simple fait d'agir est déjà le mal entant qu'attache instituée à soi à travers l'attachement fait à telle

PIERRE VERSTRAETEN84

Page 29: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. D.R., p.43.2. Edition: Point Hors Ligne, p. 227.

dimension du monde, le surplus proprement radical résidantdans l'assomption délibérée de son point de vue comme pointde vue universel: griffes et ongles sortis dans la défense de sonbon droit. ..

117DE L'IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENSÉE SANS IMAGE

1. Saint Genet, Comédien et Mllrtyr, p.36-37.

l'instrument même de la perversion de la Loi; le pir du l ut«s'autorisant de soi-même» par le moyen de l'autonomÎinconditionnelle du caractère intelligible.

Il a donc fallu passer par la genèse de la liberté humain'travers celle de l'individuation. C'est la répercussion, au niv auhumain, du choix cosmique de la création du m nde fa à lasituation chaotique initiale. Aussi bien l'institution ré ultant duchoix forcé du problème transcendantal et de a oluti n, del'individuation comme perpétuel combat face à ce qui ne cessede l'attirer vers l'inférieur chaotique: la «différence» commel'au-delà de l'indéterminé blanc et noir, mais sans que jamaissoit donnée la promesse de son tracement. .. Le noir c'est aussibien la bêtise mobilisée de préférence par la littérature et l'artdans la dénonciation qu'en opère Flaubert, en la donnant à voirau point qu'elle devienne insupportable. C'est Fargo etl'enquête péristaltique menée par l'anti-héroïne atteignantmécaniquement son but, ou Forrest Gump, intervenant de façon •effective dans toutes les grandes affaires de l'histoire américainedu point nul de -sa bêtise simplement adaptée à son strictenvironnement. .. Dénonciation ou apologétique populiste?L'ambiguïté est entière puisque la différence est uneémancipation impossible et nécessaire à la fois, qui ne peut quese constater, jamais se commander. L'indéterminé blanc sera,lui, plus précisément philosophique.

Sartre parle à cet égard des deux acceptions du mal: soit lemal pneumatique, universel désastre ambulatoire semant lemalheur et la mort sur tous ses passages, mal objectif etinconscient de soi; soit le mal comble de duplicité perverse: lavolonté de mal pour le mal, devant se faire mal à soi-même pourgommer toute bonté dans l'entreprise, rejoignant par cette auto­destruction, le mal destructeur pneumatique, mal proprementdiabolique s'achevant par la destruction du destructeur aveccelle du monde où il exerce ses sévices 1. Ces deux maux, quoiqu'il y paraisse, ces deux formes, noire et blanche, du chaosrelèvent toutes deux respectivement de notre respon abilité.celle résultant du «choix forcé» par lequel chacun lr uvtoujours déjà engagé dans l'être envers et contre le n anl 1

PIERRE VERSTRAETEN86

Deux chaos

Deleuze parle de deux matières chaotiques inverses, soit lanoire soit la blanche; «l'abîme indifférencié, le néant noir,l'animal indéterminé dans lequel tout est dissout - mais aussi lenéant blanc, la surface redevenue calme où flottent desdéterminations non liées, comme des membres épars, tête sanscou, bras sans épaules, yeux sans front» 1. C'est la doubleindifférence, celle de l'indéterminé ou celle des déterminationséparses, non liées, la contraction annihilante, néant noir commeles trous abyssaux ou blanc comme l'expansion dispersante detoute identité. «A ce niveau-là, il n'y a pas de différence àproprement parler, dit" Zizek dans Hegel passe 2 à propos deSchelling, mais seulement le battement, la palpitation pulsion­nelle entre le Rien et l'Un, entre l'expansion et la contraction.Schelling donne ici un tour particulier à la formule panthéistedu Dieu comme l'Un-Tout; il déplace l'accent sur son côténocturne, généralement méconnu par ses partisans ainsi que parses adversaires». Ce dont il est question pour Deleuze à proposde l'image de la pensée se soutenant de la bêtise, avec sa teneurnégative, c'est de son endroit: le sursaut de différenciation s'enémancipant. Les deux bêtises, la noire et la blanche, collent à cequi s'en différencie comme la condition même de sonémergence. Soit la bêtise brutale et inconsciente, la forceanguinaire et destructrice, mais mauvaise au point duplice

d'être capable de se justifier, de le tenter, en tout cas de croire lepouvoir, soit la bêtise turpide et perverse, calme et blanche, dansla manipulation raffinée de la loi morale: mal radical donc, carprenant les choses à la racine de la subjectivité de chacun, toutétant permis ou le n'importe quoi dans la mesure où lasophistique rhétorique se trouve toujours en mesure de justifierquelque cause que ce soit: le caractère intelligible devient

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l.L'Erre et le Néant, p.43.2. D.R.• p. 42.

menaçant. Tout néant en acte, noir ou blanc, se trouvant doncredevable de cette appartenance de fait à l'être, et constituantcomme la menace co-impliq\lée à ce qui s'en veut la conju­ration, mais aussi bien dès lors en constituant semblablementl'actualisation jamais résorbée. «C'est l'homme qui rend sesvilles destructibles, précisément parce qu'il les pose commefragiles et comme précieuses et parce qu'il prend à leur égardun ensemble de mesures de protection. Et c'est à cause del'ensemble de ces mesures qu'un séisme ou une éruptionvolcanique peuvent détruire ces villes ou ces constructionshumaines. Et le sens premier et le but de la guerre sontcontenus dans la moindre édification de l' homme. Il faut doncbien reconnaître que la destruction est chose essentiellementhumaine et que c'est l'homme qui détruit ses villes parl'intermédiaire des cyclones ou directement, qui détruit sesbateaux par l'intermédiaire des cyclones ou directement»'.Tous coupables du simple fait d'être dans un monde fini, d'yêtre à découvert et menacé par lui: coupables dès lors en tantqu'exposés à sa vindicte, s'y exposant; sujet supposé ayantchoisi ce mal du fait d'exister contre lui ... mais par lui. Deleuzedit: «11 y a du cruel, et même du monstrueux, de part et d'autredans cette lutte contre un adversaire insaisissable, où ledistingué s'oppose à quelque chose qui ne peut s'en distinguer,et qui continue d'épouser ce qui divorce avec lui. La différenceest cet état de la détermination comme distinction unilatérale ...Cette différence, ou la détermination, est aussi bien la cruauté» '.C'est ce que je disais être l'enveloppement du mal blanc de laduplicité par le mal noir de l'hostilité du cours des choses et desdésastres naturels: l'incontournable intérêt et attacheparticuliers de chacun à soi dans son implication dans leschoses ... Hegel ne verra que la dialectique du Mal et sonpardon pour en venir à bout, ce qui n'est pas une faibleexigence. Deleuze fera une constatation analogue, mais en verral'étonnante solution dans ... le monstre, la distinction indiscer­nable de l'obscurité d'où elle se distingue dans la mesure oùl'obscur s'annonce à travers elle sans se distinguer d'elle qui

89DE L'IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENSÊE SANS IMAGE

s'en distingue... Les petites impressions jaillissent infinité ima·lement du bruit de la mer: si le mugissement est clairementperçu ce ne sera que sur fond de la confusion de toutes lespetites perceptions qui le composent vague à vague, mais celleclarté n'est elle-même concevable que parce que préjudiciel­lement et génétiquement des petites perceptions ont étédistinguées en découpe de l'obscurité dont elles jaillissent;c'est la même cla rté de la corde qui craque à partir de laconfusion agissante des forces étirantes, pourtant distinctementsubie par la résistance du chanvre de chaque petite tractiondans la cumulation obscure de chacune d'elles ... C'est dire quele choix délibéré du «monstre» n'est pas tant un choix del'insolite faisant tache sur un fond de consensus que la levée dubarrage de la clarté par rapport à sa genèse, donc au regard desa considération comme celle de l'être lui-même dans sondevenir.

Quel est l'endroit positif de cet envers négatif? Que peutgagner la philosophie à cette image paradoxale de la pensée?La conquête enfin accomplie d'un monisme radical. Rien nereste extérieur à l'exercice de la philosophie à titre derepoussoir autorisant son élitisme: ce qui en elle et par elle,c'est-à-dire par la partie pensante et supérieure d'elle-même, larend digne de la vérité, et par là destinée à elle ... mais en mêmetemps et par là c'est la valeur même de la vérité qui estabandonnée - tellement son destin est lié à cette hiérarchie desfacultés. Aussi bien dès cet instant tout vaut selon ce quipolarise chaque individuation s'instituant; la 'valeur de valeur sesubstitue à la valeur de vérité. Ce qui ne veut pas dire que toutvaille, parce que la valeur de valeur est sélective au regard detout ce qui est négatif de. ['assomption individuante: de tout cequi empêche ou s'interdit de comprendre qu'il y a autant desens à un phénomène, comme le dit Deleuze après Nietzsche,que de forces qui s'en emparent. .. Reste comme fonctionpolémique celle à l'encontre des images classiques de la vérité.L'ambivalence de cette image de la pensée dans l'espoir d'unerévulsion de soi demeure pourtant dominante, car comment lireravantage de la bêtise sans y succomber, et donc perdre le gainrépulsif attendu?

PlERRE VERSTRAEreN88

Page 31: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. Qu'est-ce que la philosophie ?, p.54.

De là une nouvelle image de la pensée radicalisant le

monisme de la genèse individuante attachée à la bêtise: montée

au «délire» comme l'abandon sanctionné du privilège de la

pensée c'est-à-dire de l'ultime valeur de vérité s'attachant à la

valeur de valeur. .. C'est la fin de tout esprit de polémique, le

décollage assuré de l'existence; la leçon tirée de l'avènement

kantien de la finitude à travers la perte de l'identité à soi du

Cogito entre sa pensée et son être, réflexion déportée

dorénavant à travers la seule forme de déterminabilité du temps,

d~tournée de soi parce que percluse de temps ou parce que les

dIeux se sont décisivement détournés d'elle. «Se détourner de

soi ou d'un dieu» 1 une seule et même chose, la pensée n'était

elle-même qu'en tant que redevable d'un dieu, conçue à son

image; si le dieu disparaît, son image humaine de même; mais,

en allant plus loin encore, si le temps l'emporte sur toute

stabilité, point même besoin du détournement des dieux pour

ébranler le fétichisme d'une identité à soi, ego et caractère se

dissolvent d'eux-mêmes sous les flux de l'écoulement du sens

interne. Cependant, si assumant le détournement de soi

l'abandon s'accomplit dans la nostalgie de la vieille identité e~

en obtempérant au diktat catégorique du détournement divin

(symétrique et inverse de l'impératif catégorique), cette perte de

tout sens absolu, et l'esseulement en résultant, est rattrapée dans

la douleur même de son absence, et la fidélité à n' y plus

pouvoir croire. Cette fidélité devient derechef infidèle en elle­

même puisque ne cessant de réactiver cela même qui se devrait

oublier. C'est le travail hallucinatoire permanent de présenti­

fication de l'absent censément disparu. Délire assuré de la

viciosité de sa circularité. Au niveau du délire s'enchaînent

successivement deux niveaux: perte de tout repère fixe dans un

premier temps, et affolement résultant de cette perte dans la ten­

tative sauvage d'en restaurer un, motivée par la première perte

qui donc la contredit, dans un second temps ... les fous de Dieu.

Alors plus de pensée érigée en étalon-or de la vérité par

l'auto-appartenance identifiante à l'idée d'infini, mais la même

chose cependant, en abîme: étalon du vide, et sur ce vide se

IJIDE L'IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENS' ANS 1 lA ,1

Idiotie. bêtise, stupidité

Deleuze navigue, quant à l'image classique de la pensée

entre l'idiotie, la bêtise et la stupidité. L'idiot est la grande

conquête de Descartes, penser par soi-même, «idiolecti­

quement» hors toute scolastique, en rupture avec la tradition et

toute autorité. La bêtise ne semble pas accéder au statut de

problème pour ce dernier, son dualisme l'en garantit. Quant à la

stupidité, c'est pour Deleuze une caractéristique péjorative du

Cogito de Descartes de n'avoir atteint que la po ibilité de

penser, dans l'inaptitude à déterminer quoi que ce oit ...

puisqu'on le sait avec Kant il n'y a que le temp de détermi·

nable par le Cogito et non l'être postulé par on ex r ic .

Manière de sanctionner une époque historique de n'av ir pas

pensé au-delà de son ombre. Mais la même truclur'

d'impuissance et de stupidité doit dès lors être imput c .

Hœlderlin ou Mallarmé. Toujours sempiternellement «s

détournant de leur pensée et d'un dieu» et tout aussi ûrem nl

bâtira le temple de vacuité d'une nouvelle v rit 'u

nouvelle image de la pensée, paradoxale pui qu d lironl ,

n'est sans doute plus en mesure de faire la part ntr . a

dimension positive et sa dimension négative. C'e tune

conscience malheureuse et contente de l'être. Les in inuation

retorses de la vérité sont innombrables: elle s'introduit

maintenant par son manque. Ainsi Hœlderlin, ainsi Mallarmé;

«Oui je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la

matière, mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre

âme. Si sublimes, mon ami! que je veux me donner le spectacle

de la matière, ayant conscience d'être, et cependant s'élançant

forcenément dans le rêve qu'elle sait n'être pas ... »(lettre à

Cazalis). La conscience n'est plus qu'un rêve de la matière mais

n'en démordant pas, envers et contre tout, soutenant dans son

rêve l'affirmation de l'Absolu, c'est-à-dire d'elle-même, et cela

malgré le savoir de son inexistence: lucide sur le détournement

de l'Absolu et pourtant faisant de cette lucidité le moteur même

à s'y rapporter: vampire se nourrissant de sa disparition comme

de l'enflure du désenchantement de son âme. Ame bien née ne

saurait mentir, encore moins âme souffrante.

PIERRE VERSTRAETEN

Délire

90

Page 32: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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I.L·/diol de la famille, Gallimard, nouvelle éd·. 1988, l.ITI, p. 134, égalementp. 165, 176, 198.

les convoquant de la rigueur directrice de leur dénégation: uneidentique circularité vicieuse, celle d'un refus se nourrissant dufantôme de l'affirmation induit par le refus. C'est le sens de«Négation» dont parle Sartre dans la situation impossible etpourtant nécessaire d'une dénonciation tournante de lasynthèse par l'analyse et réciproquement, au milieu du XIXesiècle pour les écrivains de 1848, sommés de néanmoins faireadvenir un sens ... du fait «qu'il doit en advenir un» I! Cesécrivains, Flaubert, Mallarmé, tout aussi «stupidement» enchaî­nés au seul supplice de leur rouet que Descartes à l'absoluecircularité immédiate du roc de sa subjectivité. Lieu derésistance sans faille pour le premier contre tout malin génie, ou«Château de pureté aussitôt évaporé en brume» pour leschevaliers du néant. La pensée se détourne de soi, donc de lavérité, mais pour mieux se restaurer et se réinstituer dans sonabsoluité.

De la pensée sans image à l'image moderne de la pensée

Reste dès lors l'image de la pensée moderne, enfin larupture en voie de s'accomplir. La pensée décollant de touteattache imaginaire, de tout privilège de supériorité élitiste, tellequ'en elle-même la triple purification précédente (illusion,bêtise et délire) l'a mise en mesure de s'employer selon le librejeu d'elle-même, à la surface de l'écoulement temporel et dansle tracement de la pure ligne abstraite de devenirs individuant etdifférenciant de soi. C'est le règne des simulacres, rapportsfantômatiques de simulacres à simulacres. Deleuze indique enun rapide aperçu la réversion du platonisme lui-même en unanti-platonisme agissant au cœur même des textes de Platon.C'e t l'abandon du privilège théo-téléologique de la bonté del'Idée face aux copies pour le rééquilibrage du problème auniveau du conflit des images elles-mêmes: les images (icônes)ou les copies précédentes et les images-simulacres, imitationdes icônes, que Platon appelle phantasmes. Le simulacre neproduit qu'illusoirement un effet de ressemblance, lui-même estdifférent en soi-même, agençant ses composantes de manière

93DE L'IMAGE DE LA PENSÉE À LA PENSÉE SANS IMAGE

telle qu'elles disent à la fois elles-mêmes et autre chose,articulent leur artifice et ce dont elles sont l'artifice sans que nese puisse plus savoir lequel est le critère de l'autre. Enconséquence s'il doit y avoir appartenance à une essence, lesimulacre relève cette fois de l'idée de lui-même comme del'idée Autre ou de l'Autre de tOl,lte idée: idée de dissemblanceen soi. Mais aussitôt c'est le charivari: l'idée comme Modèle etla copie comme Ressemblance perdent leur autorité de vraipour bien plutôt apparaître, à leur tour et de leur point de vue,au regard de la présomption qui les caractérisait, comme deserreurs (modèle d'aucun en soi et copie d'aucun modèle) et desillusions (croyance à leur prérogative sélective entre les bonneset les mauvaises images, icônes et simulacres). Simulacres, Idéede simulacres, désintégration de cette idée ou de toute idée, sontdonc les trois étapes de subversion du plâtonisme repérabledans l'œuvre de Platon lui-même, dans sa textualité 1.

Deleuze fera une combinaison des conditions d'émanci­pation de la pensée, comme image de la vérité, menacée par laseule erreur, au profit des acquis de la pensée liée à l'illusion, labêtise et le délire: 1) abandonnant avec la bêtise la volonté devérité, 2) sollicitant avec la bêtise et le délire la violence irruptivequi forcera une mobilisation hétérodoxe, sinon paradoxale deson usage orthodoxe, et mènera en conséquence à la leçon dudétournement de soi de la pensée, abandonnant la simplepossibilité du Je pense au profit d'une contrainte à penser: Jeest fait Autre par son exposition à l'inconscient qu'est la lignepure du temps2: l'indéterminé blanc, l'éclatement de tout moi,l'inconscient par le vide mêIl}e d champ du temps; enfin3) tentant de maintenir le lien}entre la genèse et l'expression,entre la violence subie au niveau empirique et la ripostetranscendante, en une sorte de fidélité de la pensée à ce qui l'aprovoquée): intériorisation des secousses du monde au niveaudu spasme jaillissant de la pensée: la monstruosité en acte desétats seconds au niveau de ce qui peut en fomenter d'intempes-

1. D.R., p. 167.2. « Contrairement à ce qu'énonce la plate proposition de la 011 (1 nce. la pen ée

ne pense qu'à panir d'un inconscient...» (D.R., p. 258).3. « C'est précisément ce que Nietzsche entendait par volont li, 1UIS ance: celle

impérative transmutation qui prend pour objet l'impuissance cil 1111 ln' (soi Iii ·he.paresseux, obéissant si tu me veux! pourvu que...») (D.R., p.25 )

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Page 33: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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tivité dionysiaque 1. Deleuze pense que la ligne abstraite doitsuivre la ligne du temps comme l'intériorisation de son coursinexorable mais en même temps qu'elle peut en diriger le coursselon la coappartenance de toute ligne tracée à la lignetemporelle la rendant possible. Est-il normal qu'Apollon soit tusi c'est forcément lui qui fait le travail d'élaboration de laDifférence? Mais c'est là le principe d'ordre que la passion desubversion en se plaidant a forcément des difficultés à avouer.Déjà la pensée sans image est rentrée dans le bercail desimages de la pensée: moderne simplement, mais d'autant plussulfw'euse 1.

Pierre VERSTRAETENUniversité Libre de Bruxelles

1. D.R., p. 276.2. Sartre a établi les caractéristiques de ce qu'il appelle l'Art·névrose ou l'Art­

Absolu des écrivains de 1840 commençant avec Flaubert et s'achevant avec Mallarmé.Les traits sont très semblables de cette littérature à faire avec ceux de <<l'imagemoderne de la pensée». Cf. L'Idiot de /a famille, Gallimard, nouvelle éd. 1988, t. III,p. 143 et sq.

DE LA RESSEMBLANCE:UN DIALOGUE FOUCAULT-MAGRITTE

René Magritte lit Les Mots et les Choses dès sa publication,sans aucun doute attiré par les promesses de ce titre d'une bellesimplicité 1. Son intérêt le porte à considérer principalement lechapitrell intitulé «La prose du monde», où Michel Foucaultdéfinit l'épistémè du XVIe siècle dont le principe essentiel est,pour lui, la ressemblance. Négligeant l'indexation historique, lepeintre lit ce chapitre comme une théorie générale de laressemblance et s'empresse d'écrire au philosophe, le 23 mai1966, pour soulever un problème que lui pose cette théorie 2; iljoint à sa missive quelques reproductions de ses œuvres, parmilesquelles «Ceci n'est pas une pipe» au dos de laquelle il aécrit: «Le titre ne contredit pas le dessin; il affirme autrement».Michel Foucault, stimulé à la fois par les remarques de l'artisteet par ce que les reproductions disent autrement, élabore unfragment de théorie de la représentation picturale qui joue sur ladualité de l'icône et du langage, dans leur entre-deux, à lamanière même du jeu pictural magrittien. Voilà résumée lecirconstances d'un dialogue dont il me paraît intéressant dedétailler quelques aspects.

On le sait, Les Mots et les Choses est une «archéologie dessciences humaines» qui repose sur deux thèses principales. Lapremière, c'est que l'histoire du savoir européen n'est pas undéveloppement linéaire, le progrès continu d'une ratio sanscesse perfectionnée, mais une série discontinue de momentsfondamentalement différenciés par le fait de posséder chacunson épistémè propre. La seconde thèse, c'est que la rupture laplus conséquente dans cette série distingue la pensée classique

1. Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris.Gallimard, 1966 (cité ici dans la pagination de la coll. «Tel»).

2.ln FOUCAULT, Ceci n'est pas une pipe, Fata Morgana, Coll. «Scholies», p.83-85.

Page 34: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. Les Mots et les Choses, op. cit., p. 32.2. Ibid., p.58.3. Ibid.. p.62.

de la pensée de la modernité, à la faveur de quoi l'homme,jusque-là absent du savoir humain, en devient le principalproblème; ce clivage situé au début du XIXe siècle revêt uneplace prépondérante dans le discours de Foucault, car, on vientde le dire, son objectif est d'expliquer comment s'est forméel'épistémè des sciences humaines. Auparavant, l'archéologiemet en évidence un autre clivage: entre ressemblance et repré­sentation. «Jusqu'à la fm du XVIe siècle, la ressemblance a jouéun rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale 1».Alors fondé sur ce principe, selon Foucault, tout le savoiroccidental s'organisait suivant un jeu de miroir infini où chaqueaspect du monde en reflétait un autre: «Le monde s'enroulaitsur lui-même: la terre répétant le ciel, les visages se mirant dansles étoiles, et l'herbe enveloppant dans ses tiges les secrets quiservaient à l'homme. La peinture imitait l'espace. Et lareprésentation - qu'elle fût fête ou savoir - se donnait commerépétition: théâtre de la vie ou miroir du monde, c'était là le titrede tout langage, sa manière de s'annoncer et de formuler sondroit à parler». C'est ce foisonnement infIni des ressemblances,et cette connivence du monde et du langage qu'il suppose, quel'ère classique interrompt: «on s'était demandé commentreconnaître qu'un signe désignait bien ce qu'il signifiait; àpartir du XVlle siècle on se demandera comment un signe peutêtre lié à ce qu'il signifie 2». De là, un bouleversementconsidérable du régime cognitif occidental: «Les choses et lesmots vont se séparer» et la représentation (le langage, lediscours) triompher. Le savoir se renferme dans le monde dessignes, comme dans la deuxième partie du Don Quichotte, où lehéros rencontre des personnages qui ont lu la première partie,«le texte de Cervantès se replie sur lui-même, s'enfonce dans sapropre épaisseur, et devient pour soi objet de son proprerécit» J.

Par rapport à cette vaste fresque, à son ambition et à seséclairs de génie - même si, avec le recul, on peut y trouver àredire et, parfois, à s'ennuyer -, la réaction de Magritte manquesingulièrement d'ampleur:

I./bid., p.32.

97DE LA RESSEMBLANCE: UN DIALOGUE ffiUCAULT·MAGRITfE

«Cher Monsieur,Il vous plaira, j'espère, de considérer ces quelque

réflexions relatives à la lecture de votre livre 'les mots et leschoses' ...

Les mots Ressemblance et Similitude vous permettent desuggérer avec force la présence - absolument étrange - dumonde et de nous-mêmes. Cependant, je crois que ces deuxmots ne sont guère différenciés, les dictionnaires ne sont guèreédifiants quant à ce qui les distingue».

Suit le rappel du grand «cheval de bataille» du peintre: sathéorie de la ressemblance. L'essentiel de sa lecture réside doncdans une objection qui ne peut manquer d'étonner le lecteurattentif de Foucault. Elle laisse entendre, en effet, que lephilosophe distinguerait radicalement similitude et ressem­blance. II est vrai que sa terminologie n'est pas d'une constanceabsolue, que similitude et ressemblance jouent dans son texteune sorte de pas de deux dont la chorégraphie n'est pastoujours très claire. Dans la première page du chapitre II, lesdeux notions apparaissent successivement en position desynonymie: «ll faut nous arrêter un peu en ce moment dutemps où la ressemblance ... » - «À la fin du XVIe siècle, audébut du XVIIe, comment la similitude était-elle pensée?», etdans une relation d'espèce à genre: dans «la trame sémantiquede la ressemblance », la similitudo jouxte l'amicitia, l'aequa­litas, la consonantia, etc. 1 ; et, page suivante, lorsque commencel'énumération des principales «figures de la ressemblance», lasimilitude prend la dimension d'un trait de définition de laressemblance en combinaison avec d'autres traits: par exemple,avec la relation d'ordre proche pour la convenientia ou avec lemiroir à distance pour l'aemulatio, etc.

II serait fastidieux (du moins, dans le présent cadre) de relirel'ensemble des Mots et d'y détailler chacune des occurrencesou des cooccurrences de la similitude et de la ressemblance.Notons-en simplement quelques-unes, dont l'intérêt apparaîtraultérieyrement: pour attester que, dans l'épistémè de laRenaiss~nce, la représentation est impliquée dans le système dela ressemblance, Foucault dit du signe qu'« il signifie dan la

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Page 35: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

1. Ibid.. p.44.2./b;d.. p.61.3. Ibid.• p.84.

mesure où il a ressemblance avec ce qu'il indique (c'est-à-direà une similitude»> ' ; de Don Quichotte, il dit: «Tout son cheminest une quête aux similitudes (... ) Les troupeaux, les servantes,les auberges redeviennent le langage des livres dans la mesureimperceptible où ils ressemblent aux châteaux, aux dames etaux armées'»; et, enfin, quant à la pensée classique, en posantle problème qui la caractérise, il associe encore étroitement lesdeux notions: «pourquoi donc les choses se donnent-elles dansun chevauchement, dans un mélange, dans un entrecroisementoù leur ordre essentiel est brouillé, mais assez visible encorepour qu'il transparaisse sous forme de ressemblances, desimilitudes vagues, d'occasions allusives pour une mémoire enalerte'? ». Il semble à peu près clair que, pour Foucault,ressemblance et similitude non seulement se ressemblent, maiss'identifient carrément...

Si l'objection de Magritte semble présupposer le contraire,c'est, de toute évidence, qu'il est surtout préoccupé de fairesavoir à Foucault le fond de sa propre pensée en ce quiconcerne la ressemblance, comme on va le voir. Mais, curieu­sement, à regarder les cboses de très près (à «pinailler» untantinet...), on est tenté de donner raison au peintre d'avoirsoulevé le lièvre, ce qui reviendrait, en fait, à lui donner tortainsi qu'à Foucault. Dans le lexique du français, laressemblance est une relation entre des choses qui présententcertains aspects identiques - on dira de deux personnes qu'ellesse ressemblent si, par-delà des différences patentes, ellesprésentent un nombre suffisant de traits identiques -, alors quela similitude est une relation entre deux choses «exactementsemblables» (Petit Robert - lequel dictionnaire renvoie dans lacatégorie «vieux» l'usage de similitude pour désigner une«comparaison fondée sur l'existence de qualités communes àdeux choses»). Si l'on voulait faire cuistre, on traduirait cesdeux définitions comme suit:

-x ressemble à y, s'il existe un ensemble de propriétésPl. ..Pn, tel que x et y possèdent PI à Pn (1...n étant une«quantité suffisante») ;

99DE LA RESSEMBLANCE: UN DIALOGUE FOUCAULT·MAGRITTE

1. EcrÎls complets, Paris, Aammarion. Coll. «Textes:... 1979. p.493.2.lno;~stigalions phi/osophiquu. § 66-67 el 71.

-il y a similitude entre x et y, si, à l'égard de toute propriétéP, x et y possèdent P.

Bref, la similitude serait une ressemblance totale, et laressemblance ... une similitude partielle. Malheureusement pourcette belle formule symétrique, les dictionnaires ne sont pasd'accord entre eux: le Petit Larousse définit la similitudecomme «ressemblance plus ou moins parfaite, analogie» ! Anoter qu'en latin, similitudo est une notion qui recouvre laressemblance, l'analogie, la parité, etc., mais aussi la notion deportrait (similitudines fingere). A la façon de similiter, qui veutdire «de même» et «comme si», la similitude désigne aussibien le semblable, peu ou prou exactement, que le ressemblant,le presque comme. En fait, il s'agit moins de s'échiner àdistinguer similitude et ressemblance, sur un plan strictementlexical, que d'identifier des degrés de ressemblance et donc dedifférence corrélative, allant de la parité stricte à l'analogie plusou moins différentielle. «La ressemblance, dont il est questiondans le langage familier, dit Magritte lors d'une conférence àl'Académie Picard en 1959, est ( ... ) plus ou moinsressemblante 1».

Et, ce qu'il en tire, c'est une critique de la notion deressemblance, de son flou. A remarquer qu'il y a un lien étroitentre l'idée de ressemblance et celle du flou que Wittgensteinmet particulièrement en exergue lorsque, tentant de déterminerle caractère commun à tous les jeux et constatant qu'il n'y aentre eux que des similitudes partielles, des «ressemblances defamille», il en conclut que jeu est un concept flou'. Lorsque,dans la suite de sa lettre à Foucault, Magritte développe son«objection», il semble, d'ailleurs, qu'il fasse contradictoirementavec ses premiers mots le départ de la similitude d'avec laressemblance:

«C'est me semble-t-il que, par exemple les petits pois entreeux ont des rapports de similitude, à la fois visibles (leurcouleur, leur forme, leur dimension) et invisibles (leur nature,leur saveur, leur pesanteur). Il en est de même du faux et de

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Page 36: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

1. {I La ressemblance (version de Liège»), 1960. in Ecrits complels. op. cit., p.518.Cf. aussi, entre aulres, «La ressemblance ", manuscrit de la Conférence à l'AcadémiePicard. 1959. p.493 sq.• «L'art de peindre ... », 1960, p. 51 0 sq., «La ressemblance(version de Londres)>>, 1961, p.529 sq., «La similitude... », p.579.

2. Ibid., p.493. Duchamp en rend compte d'une autre manière, à travers la notiond' « infra-mince », par exemple «la différence (dimensionnelle) entre deux objets faitsen série [sortis du même moule] est un infra-mince quand le maximum (?) deprécision est obtenu» (Notes, réunies par Paul Matisse, Paris, Centre GeorgesPompidou, 1980, note 8); à l'unicité des objets en lant que choses, comme deux petitspois, deux gouttes d'eau ou deux readymades, s'oppose leur caractère de répliqued'un même modèle qui les rabat sur la similitude: ainsi, le «ready-made (... ) n'a riend'unique... La réplique d'un ready-made transmet le même message; en fait presquetous les ready-mades existant aujourd'hui ne sont pas des originaux au sens reçu duterme» (Duchamp du signe. Ecrits, éd. de Michel Sanouillet avec la coll. de ElmerPeterson. Paris, Flammarion. 1975, p.192).

3. Paris, Treuttel el WUrlz, Libraires, Strasbourg; Londres. 1823, Bruxelles,Editions des Archives d'architecture moderne, 1980, p.S-g.

l'authentique, etc. Les 'choses' n'ont pas entre elles deressemblance, elles ont ou n'ont pas de similitudes».

Il réserve donc similitude aux « rapports de similitude» queles choses réelles peuvent présenter: deux «vrais» petits poisqui ont même taille ou même couleur (traits visibles) ou mêmesaveur ou même poids (traits invisibles). Dans nombre de textesantérieurs, cet argument est présenté à partir de l'expressioncommune: «se ressembler comme deux gouttes d'eau», queMagritte commente ainsi: «Cette soi-disant ressemblanceconsiste en des rapports de similitude, distingués par la penséequi examine, évalue, compare' ». En tant que choses, les gouttesd'eau sont des objets distincts - «on dit aussi que 'dans lemonde, il n'y pas deux gouttes d'eau absolument iden­tiques"»; c'est l'esprit qui introduit entre elles «plus ou moinsde similitude» en les comparant. Et c'est là que Magritte veut envenir: la similitude est tel ou tel rapport donné entre les choses;la ressemblance «n'est pas un rapport entre deux choses», mais«un acte» de l'esprit appliqué à comparer les choses pour lesconnaître: «Il n'appartient qu'à la pensée d'être ressemblante,écrit-il à Foucault. Elle ressemble en étant ce qu'elle voit,entend ou connaît, elle devient ce que le monde lui offre».

Ce discours de Magritte est comparable à celui deQuatremère de Quincy au début de son Essai sur la Nature, leBut et les Moyens de l'imitation dans les Beaux-arts, où, àdessein de discerner la spécificité de l'imitation, il distingue la«similitude par identité» de la «ressemblance par image» J. Si

1. Ibid., p.5.2.lbid.. p.3.3. Ecrits, op. cil., p.494.4. Ibid.. p.5l9.5. Ibid., p.530.6./b;d.• p.493.7. Ibid.• p.SI8.

lOIDE LA RESSEMBLANCE: UN DIALOGUE FOUCAULT-MAGRITTE

nous n'éprouvons aucun sentiment particulier à constater lasimilitude entre deux épis ou entre deux fruits, c'est que dansles «répétitions organiques », ainsi que dans les «répétitionsmécaniques », il «manque ce qui constitue la conditionpremière de l'imitation; je veux dire l'image»'. D'où sa célèbredéfinition: <<imiter dans les beaux-arts, c'est produire laressemblance d'une chose, mais dans une autre chose qui endevient l'image 2 ». Magritte insiste à sa manière sur cettedifférence (ce «déficit» dans le langage du néoclassique)constitutive de l'image: «En aucun cas, l'image n'est àconfondre avec la chose représentée: l'image picturale d'unetartine de confiture, n'est assurément pas une véritable tartine, niune tartine postiche'»; elle «n'est assurément pas quelquechose de mangeable» 4. De même: «Une image n'est pas àconfondre avec quelque chose de tangible: l'image d'une pipen'est pas une pipe~».

Quatremère de Quincy met en avant le plaisir inhérent àl'imitation, suivant un thème d'origine aristotélicien qui, chez lestagirite, est associé à l'idée d'un pouvoir cognitif de l'image ­on connaît le célèbre passage de la Poétique sur les chosesdésagréables que leur image embellit, nous permettant ainsid'accéder à la connaissance de leur forme propre. Ce pouvoircognitif est un aspect fondamental de la conception magrit­tienne: «L'acte essentiel de la pensée c'est de devenirconnaissance. ( ... ) La ress.[emblance] c'est une pensée quidevient conn.[aissance] immédiate». ( ... ) La ress.[emblance],c'est l'acte essentiel de la pensée (... )'». Si la peinture mérite letitre d'art de la ressemblance, c'est en tant qu'elle réalise l'actesuivant lequel «la pensée ressemble»', c'est-à-dire qu'elleproduit la ressemblance: «L'art de peindre - qui méritevraiment de s'appeler l'art de la ressemblance - permet dedécrire, par la peinture, une pensée susceptible de devenirvisible ». Ce qui est susceptible de devenir visible est quelque

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Page 37: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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102 DOMINIQUE CHATEAU DE LA RESSEMBLANCE: UN DIALOGUE FOUCAULT-MAGRITIE 103

chose qui ressemble au monde, non pas au sens où il lereproduit, mais où la ressemblance produit des choses quideviennent un possible-visible, aussi bien une pipe quel'inscription «Ceci n'est pas une pipe» 1.

Les dessins ou les tableaux qui associent ces deux possibles,l'un iconique, l'autre verbal, constituent donc une sorte dethéorème visuel de la ressemblance au sens magrittien. C'estpourquoi le peintre en adresse un exemplaire à Foucault, lequel,semblant d'abord oublier le point de départ de leur correspon­dance, son propre livre, part dans une courte mais profondeméditation sur le théorème de la pipe, tel que le révèlent deuxde ses versions - dans la première (1926), il Y a l'icône de lapipe et l'inscription contradictoire; dan~. l~ seconde (~ube àl'antipode), il Y a un redoublement de 1 Icone, en bas lUclusedans un tableau encadré porté par un chevalet (avecl'inscription), en haut, flottant seule en l'air. Alors que, dansl'esprit de Magritte, le théorème de la pipe est une sort~

d'exemplification du théorème général de la ressemblance et, ace titre, participe du règlement de la question de la relationentre la peinture et le visible, pour Foucault, il est plutôt uneillustration de la problématique des relations, d'une part, entrepeinture et écriture et, d'autre part, entre ressemblance etaffirmation. Sans doute est-il induit à ce glissement, nonseulement par le jeu de son libre-arbitre, mais encore par ce queMagritte a inscrit au dos de la reproduction du «théorème»qu'il lui envoie avec sa lettre: «Le titre ne contredit pas ledessin; il affirme autrement».

Au vrai, dans sa propre réflexion, le peintre n'est nullementétranger aux questions que Foucault (re)-découvre en cetteoccasion: question du titre (<<Les titres des tableaux ne sont pasdes explications et les tableaux ne sont pas des illustrations destitres. (... ) Je crois que le meilleur titre d'un tableau, c'est un titrepoétique 2»); question du rapport entre mot et image (et la sériedes «théorèmes»: «Un mot ne sert parfois qu'à se désigner soi­même», «Parfois le nom de l'objet tient lieu d'une image»,

1. Ibid. , p.530. . .2. Ibid., p.259 et 262. Magritte parle ici un peu comme Baudelaire. disant que la

meilleure critique, c'est celle qui est poétique. Et il faut rappeler aussI que, pour lepeintre, «La poésie est une pipe» ... (ibid., p.5).

« Une image peut prendre la place d'un mot dan uneproposition », «Dans un tableau, les mots sont de la mêmsubstance que les images», «On voit autrement les images et lemots dans un tableau », etc. 1). Foucault reviendra sur cette partieverbale et théorique de la pensée de Magritte 2, mais, pourcommencer, et au sujet de la Pipe, c'est plutôt son expressionvisuelle et pratique qui l'intéressent. A ce sujet, l'essentiel tienten deux mouvements d'analyse déterminés par l'hypothèseselon laquelle il y a, sous les configurations magrittiennes, leschème du calligramme, à la fois exploité et perverti. A la façondont le calligramme travaille les relations entre image etlangage, mais paradoxalement, «Ceci n'est pas une pipe»présente les caractéristiques.suivantes : les mots sont dessinés, lapipe alphabétisée; le texte «entreprend de nommer ce quiévidemment n'a pas besoin de l'être (la forme est trop connue,le nom familier). Et voilà qu'au moment où il devrait donner lenom, il le donne en niant que c'est lui» 3; enfin, désignation etdessin apparaissent à la fois dans le piège de leur connivence etdans la fracture de leur différence.

TI y aurait maints aspects, maints détails de cette propositionde Foucault à considérer de plus près (de même qu'il convien­drait sans doute de s'interroger sur la pertinence du recours auschème du calligramme). Pour l'essentiel, il convient desouligner que l'auteur l'emploie à confirmer et affiner certainsaspects de sa théorie des Mots, en considérant deux principesde la peinture occidentale. Le premier, c'est le distinguo entre« représentation plastique (qui implique la ressemblance) etréférence linguistique (qui l'exclut)>>'. TI s'agit, ici, d'ajouter unenouvelle discontinuité dans l'archéologie (à la réserve près quemaintenant cette dernière concerne moins les sciences

I.lbid., p.60.2. Voir plus loin. Cf. Ceci Il 'est pas LIlle pipe, op. cit. p.47-48, 51-52. La pensée

de Magritte est, à mes yeux, une des plus instructives parmi les proposition despeintres modernes et contemporains. Seulement elle nous in tfuit moins sur la peinture(comme plastique) que sur l'image (y compris celle que le mot suggère), sur a nature- d'aucuns le lui reprochent, mais c'est un peu comme si on reprochait li soncharcutier de ne pas faire du bon pain! J'aborde la question de l'image magrittiennecomme contribution à la théorie de l'icône dans Le BOLlc/ier d'Achille. TMorit del'iconicité, Paris, L'Harmattan, 1996.

3. Ibid.• p.26.4. Ibid., p.39.

Page 38: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

humaines que la peinture), ceIJe qui sépare le xxe siècle detoute la peinture occidentale; jusqu'à ce point, représentationplastique et référence linguistique étaient séparées: «On fait voirpar la ressemblance, on parle à travers la différence. De sorteque les deux systèmes ne peuvent s'entrecroiser ni se fondre. Ilfaut qu'i! y ait d'une façon ou d'une autre subordination: oubien le texte est réglé par l'image ( ... ); ou bien l'image estréglée par le texte (. .. )' ». On peut remarquer que la subordi­nation du texte à l'image renvoie à l'ère de la ressemblance (VIesiècle) et la subordination adverse, à l'ère de la représentationO'âge classique), mais qu'i! est plus difficile de dire si la phasesuivante, où la séparation-subordination de ces deux fonctionsest ioterrompue, correspond à la troisième étape de l'archéo­logie des Mots, puisque ceIJe-ci implique de prendre en compteun troisième terme, la signification, sinon absent, du moinssubsidiaire ici. La rupture du XXe siècle, impulsée par Klee,c'est, dans le strict domaine pictural, la rencontre, la fusion de laplastique et de l'écriture «<Bateaux, maisons, bonshommes sontà la fois des formes reconnaissables et des éléments d'écri­ture l »), «l'entrecroisement dans un même tissu du système dela représentation par ressemblance et de la représentation parles signes» '. Quant au deuxième principe évoqué par Foucault,il concerne les relations entre ressemblance et affirmation, deuxfonctions confondues jusqu'à Kandinsky. «Qu'une figureressemble à une chose (... ), et cela suffit pour que se glisse dansle jeu de la peinture, un énoncé évident, banal, mille fois répétéet pourtant presque silencieux ( ... ): 'Ce que vous voyez, c'estcela" ». La dissociation s'opère ici par l'affirmation du caractèrede chose des différents composants picturaux, dont on ne peutdonc plus demander ce qu'elles sont, à quoi elles ressemblent,et dont la nomination renvoie désormais au geste de leurformation (improvisation, composition), à leur conformation(forme rouge, triangles) ou à leurs accentuations (vers le haut,compensation rose).

Sous-jacente à cette réflexion, il y a la question: Magritteest-il moderne? Car son attachement à la ressemblance - «àl'exactitude des ressemblances au point qu'[il) les multiplievolontairement comme pour les confirmer: il ne suffit pas que ledessin d'une pipe ressemble à une pipe; il faut qu'il ressemble àune autre pipe dessinée qui elle-même ressemble à une pipe'»-, son acharnement à «séparer, soigneusement, cruellement,l'élément graphique et l'élément plastique », au point quecoprésents, ils se contredisent - «Ce qui ressemble à un œufs'appeIJe l'acacia, à une chaussure la lune», etc.' -, tout celasemble plutôt inciter à le reléguer dans l'avant de la doublerupture constitutive de l'art du XXe siècle et de son épistémè. Enfait, là où Klee entrecroise signe pictural et écriture, Magritte«mine en secret un espace qu'il semble maintenir dans ladisposition traditionnelle» >; c'est ainsi que les titres à la foisviennent soutenir l'image et saper ses bases. Et là où Kandinskyaffranchit la peinture en même temps de la ressemblance et del'affirmation, Magritte «procède par dissociation» de lasimilitude et de la ressemblance: «Peinture du 'Même', libéréedu Icommesi'4».

Foucault sauve en quelque sorte Magritte du doute sur samodernité, mais au prix d'une conclusion qui ne semble guèremagrittienne. Et tout se passe comme si les arguments de lalettre de 1966 pouvaient être retournés contre ce texte de 1973.«Il me paraît, dit Foucault, que Magritte a dissocié de laressemblance la similitude et fait jouer celle-ci contre ceIJe-là'».Non seulement le philosophe opère là une dissociation entre lesconcepts de ressemblance et de similitude qui n'existait pasdans les Mots - c'est un effet de l'intervention du peintre -,mais, comme on l'a vu, pour Magritte, le terme premier, c'est laressemblance, c'est eIJe qui détermine la représentation, en tantqu'elle est un acte de la pensée producteur de visible et qu'ellevise non point la similitude (le caractère commun aux éléments

104 OOMINIQUE OIAnAU DE LA RESSEMBLANCE; UN DIALOGUE FOUCAULT-MAGRITIE 105

1. Ibid.• p.39·40.2. tbid.• p.41.3.lbid., pA2.4. Ibid.. p.42·43.

l.lbid.. p.44.2. tbid., p.4S.3. Ibid., p.48.4./bid., p.60.S.lbid., p.61.

Page 39: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

1.lbid.2. Ecrits, op. cit., p.493.3. Ibid., p.494.4. {( Revenons à cc dessin de la pipe qui ressemble si fort à une pipe; à ce lexie

écrit qui ressemble si exactement au dessin d'un lexie écrit. En fait. lancés les unscontre les autres, ou même simplement juxtaposés, ces éléments annulent laressemblance intrinsèque qu'ils paraissent poner en eux el peu à peu s'esquisse unréseau ouverl de similitudes», Ceci n'est pas une pipe, op. cil., p.67.

5. Ibitl" p.62.

d'une série), mais l'instauration comme visible d'un possibledans sa singularité. Foucault renverse complètement la relation:

« La ressemblance sert à la représentation qui règne sur elle;la similitude sert à la répétition qui court à travers elle. Laressemblance s'ordonne au modèle qu'elle est chargée dereconduire et de faire reconnaître; la similitude fait circuler lesimulacre comme rapport indéfini et réversible du similaire ausimilaire l ».

Que la ressemblance fonctionne comme modèle pourMagritte, c'est un fait. Mais ce n'est pas un modèle qu'elle cher­cherait à l'extérieur de l'acte même de représentation qu'elleréalise; c'est un schème qu'elle trouve en soi-même, en tantqu'acte spontané qui actualise ce que la pensée projette: «Laress.[emblance] c'est la pensée qui devient conn.[aissance]immédiate (... ), c'est l'acte essentiel de la pensée (... ) qui n'estpas déterminée par une manière de penser. (... ) La pensée doitêtre spontanée pour comprendre la ressemblance ( ... )'». Al'opposite de cette théorie de créateur, pour lequel «une imagen'a que des similitudes possibles avec des aspects du mondevisible» " Foucault propose une théorie du récepteur qui, devantl'incarnation d'un acte de ressemblance, se sent ou se saitramené à son effet de similitude '. Foucault est un lecteur desœuvres, en position esthétique, sans considération pour lemoment poïétique; de son point de vue, même si elle trouble laréférence «< il suffit que, sur le même tableau, il y ait deuximages (... ) liées latéralement par un rapport de similitude pourque la référence extérieure à un modèle - par la voie de laressemblance - soit aussitôt inquiétée, rendue incertaine etflottante» 'l, la peinture de Magritte l'appelle; l'intérêt du jeuqu'elle nous propose, c'est qu'elle l'appelle pour la troubler. Aucontraire, il n'y a pas de trouble pour le peintre parce que ce

1. Interview avec Pierre Descargues, 1961, EcrilS, op. cir., p.544.

107DE LA RESSEMBLANCE: UN DIAUXiUE FOUCAULT-MAGRITTE

qu'il produit procède de sa pensée (comme une sécrétion), deson activité positive, de son ouverture sur le plaisir du possible:on lui demande «D'où sortez-vous ce monde à la fois très réelet très surprenant que vous peignez?» - tout tranquillement, ilrépond: «Eh bien, je ne peux pas peindre avant d'avoir letableau entièrement dans ma tête' ». Et de nous renvoyer aucoup classique de l'inspiration, de son mystère inexplicable. Enguise d'explication: «Eh bien! Ce sont simplement des penséesqui deviennent visibles. Mais ces pensées échappent à touteinterprétation. Les pensées peuvent ressembler au monde: voilàla vraie ressemblance. Ce qu'on appelle couramment ressem­blance n'est que similitude».

Dans Les Mots et les Choses, il n'y a pas de théorie de1·' image. Le livre concerne plutôt une théorie épistémologiquevis-à-vis de laquelle les supports (image, texte, etc.) sont moinsimportants que les fonctions: ressemblance, représentation,signification. Dans Ceci n'est pas une pipe, il y a une théorie del'image qui fonctionne dans le carré dessiné par les quatre pôlesdu linguistique et du plastique, de la ressemblance et del'affirmation. C'est vraiment une théorie de l'image, puisque lesupport est ce qu'il s'agit de définir, et donc c'est une théorie del'image comme message reçu. Pour le peintre-théoricien,compte tenu de ce qu'il veut ou croit faire, la théorie de l'imagedoit concevoir l'image comme acte de pensée, commeproduction de visible - l'affirmation n'étant plus alors ce que ditl'image, mais l'acte déclaratif qui procède de l'acte de saproduction, elle est corrélative à la ressemblance, qui est cetacte même. Le dialogue du producteur et du récepteur, l'un etl'autre campant dans leur rôle respectif, ressemble à undialogue de sourds; en fait, il met en évidence deux aspectsd'un même problème, deux points de vue à la fois complé­mentaires et contradictoires. Complémentaires du point de vuedu fameux schéma de la communication (c'est banal et peuintéressant); contradictoires dans le sens où l'image est un lieude contradiction, le lieu d'une utopie, lieu non point deconciliation mais de tension entre une pensée concrétisée et duconcret qu'une pensée peut s'approprier.

DOMINIQUE CHATFAU106

Page 40: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

Dominique CHATEAUUniversité de Paris 1

U.F.R. d'Arts plastiques et des Sciences de l'Art

1. Michel FOUCA ULT, in «Pierre Boulez ou l'écran traversé ». NOIl lItl

Obsuvauur, na 934, octobre 1982, p.95, reconnaît que contrairement à la musique,très tôt la peinture a incité à la parole; .. du moins l'esthétique, la philosophie, larénexion, le goOt ct la politique (... ) se sentaient-ils le droit d'en dire quelque chose, etils s'y astreignaient comme à un devoir».

2. Parlant de la frénésie des images à la naissance de la photographie dans lesannées 1850·1880 où les peintres utilisaient les photos, Foucaull écrit: «Rien nerépugnait plus (aux images) que de demeurer captives, identiques à soi, dans untableau, une photographie, une gravure, sous le signe d'un auteur. Nul support, nullangage, nulle syntaxe stable ne pouvaient les retenir". M. FOUCAULT, Fromallgtr, ledésir est partout, Galerie Jeanne Bucher, 1975.

J.M. FOUCAULT, us moIS ~t I~s chosts, Gallimard. Paris. 1966. p.251· 25J.

Si le tableau-peinture a été, pour Michel Foucault, l'occasiond'un exercice préparatoire, complément au discours archéo­logique, ce n'est pas seulement parce qu'il constitue un lieuprivilégié de visibilité qui se prêterait à la description', maisparce qu'il est ce qui retient au mieux dans ses rets l'image,foyer perceptible où se distribuent des jeux d'apparition. Cettemise à demeure' de l'image, devenue confi"guration estconstitutive de l'illusion de la souveraineté de la peinture et dupeintre (notamment à l'âge classique). Elle permet l'organi­sation du visible sur le mode d'une représentation qui oriente leregard. Aussi offre-t-elle dans son déploiement un documentidéal pour l'étude de la représentation et son pouvoir de fonder,à la fois, <de jell qui la redouble sur soi, les liens qui peuventunir ses divers éléments» et <de mode d'être commun auxchoses et à la connaissance»).

La tâche de l'archéologie aura été de diagnostiquer, derrièreles productions représentantes, les conditions de visibilité et lesconditions d'énoncé propres à chaque formation historique,dans l'absence essentielle d'une conscience ou d'un sujet,auteur souverain, par lequel se constitueraient des pratiques duvoir et du dire" C'est dans celle même logique et parallèlement

LES AVENTURES DE L'IMAGECHEZ MICHEL FOUCAULT

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1. Ceci n'est pas une pipe. op. cir" p. 19.2. Salon de 69. in Œuvres uthitiques. texte établi par Paul Vernière. Paris.

Editions Garnier Frères. Coll. «Classiques Garnier». 1968. p.496.3. te Une image de la ressemblance ne résulte jamais de l'illustration d'un 'sujet'

banal ou ex.traordinaire, ni de l'expression d'une idée ou d'un sentiment», Ecrits, op.cit., p. 519; et dans la Lettre à Foucault: «II y a depuis quelque temps, une curieuseprimauté accordée à 'l'invisible' du rait d'une littéralure confuse, donl l'intérêtdisparaît si l'on retient que le visible peut êlre caché, mais que ce qui est invisible necache rien: il peut être connu ou ignoré. sans plus. Il n'y a pas lieu d'accorder àl'invisible plus d'importance qu'au visible, nÎ l'inverse", op. cit.. p.85.

4. Les Mots tt les Chosts. op. cit., p.56. Celle phrase de Foucault est, ici, àprendre, indépendamment de son comexte.

«Diablerie» dit Foucault «<je ne peux m'ôter de l'idéequ'elle est dans une opération que la simplicité du résultat arendue invisible mais qui seul peut expliquer la gêne indéfiniequ'elle provoque'») - comme Diderot disait de Chardin «<Maisêtre chaud et principié, esclave de la nature et maître de l'art,avoir du génie et de la raison, c'est le diable à confesser'») pourmettre en évidence la dualité dans la peinture de son effet desimilitude et de son acte de ressemblance, c'est-à-dire la dualitéde la nature et de la peinture. Le circuit instauré par Magritte va,du côté du producteur, de la pensée à la peinture et, du côté durécepteur, de la peinture à tout ce qu'elle suggère, naturephysique, image mentale, idées. Le peintre refuse la peinture del'invisible, la figuration des idées', mais il offre à l'autre, à celuiqui est condamné à l'altérité de la réception, motif à toutessortes de projections, de repli dans l'invisible de sa proprepensée, y compris les idées que la pensée de celte penséesuggèrent. Quant au théoricien, en quelque sorte, il métamor­phose en pensée l'objet que lui propose le plasticien enemployant une autre voie (de communication), mais le mêmemoyen: «le commentaire ressemble indéfiniment à ce qu'ilcommente et qu' il ne peut jamais énoncer» ... 4

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1. L •image-fiction

Parler peinture est une entreprise périlleuse dont Foucault amontré les limites pour ne pas dire les impossibilités. TI énonceclairement le non rapport du langage et du visible et remarqueque toutes les métaphores et images possibles ne définissentjamais que les successions de la syntaxe'. Et pourtant, il achoisi d'intervenir, là même, dans le champ de parole ouvert parl'organisation illusionniste de la peinture figurative classiquequi semblait prêter par essence à la reconnaissance. TI adopte,

au diagnostic des défaillances du sens dans l'opération mi­métique que sont aussi examinés les procédés de déplacementpar lesquels se manifeste l'autonomie du visible 1 et celle del'énoncé 2•

l'examinerai, dans ce cadre général des pratiques de repré­sentation tracé par Michel Foucault, trois modes d'apparition del'image dans le champ pictural de visibilité: l'image-fiction quis'est constituée à l'âge classique, l'image-objet dans la peinturede ManeP et l'image-lumière dans la peinture photogénique deFromanger. l'essayerai de montrer, à chaque fois, la forme et lespotentialités de l'image à travers son diagramme et ses effets.Cela permettra d'interroger la peinture, au seuil de sa «déter­ritorialisation », sur son devenir-image qui est aussi un devenir­lumière.

IIILES AVENTURES DE L'IMAGE CHEZ MICHEL FOUCAULT

pour cela, un langage gris, «anonyme, toujours méticuleux etrépétitif» qui dans sa prolifération court le risque de s'introduireentre le visible et sa condition, et de capter ainsi le diagrammede la représentation 1.

Il semble que, pour Michel Foucault, outre un ouciheuristique, l'analyse des formes de problématisation à traverslesquelles se donne la représentation classique, dans la série despratiques discursives et non discursives, ne pouvait logiquementse passer de l'examen de la peinture comme représentationspatiale. On comprend que cet exemple topique de la repré­sentation constitue, à titre d'illustration, l'étape préliminaire audiscours sur le discours, au discours sur l'essence de la repré­sentation intellectualiste, au discours sur la division générale àl'âge classique de la représentation et de l'objet de la représen­tation. La peinture fonctionnerait donc à partir de son cadrecomme un document, modèle réduit d'une nouvelle configu­ration du savoir. Il s'agirait donc du document par excellenceoù s'étaleraient, sur un espace plan, dans un champ de présenceet de concomitances, les nouveaux objets et leurs rapports.

De plus, elle expose, à travers une mise en scène ordonnée,l'image, c'est-à-dire ce qui approche dans sa dimensionsensorielle et dynamique l'amont du visible, constitutif d'unesituation de perception. Elle capte et fixe, en quelque sorte, unélément privilégié de la visibilité dont il semble qu'on peut, àloisir, étudier les modes d'apparition et de relation qu'il entre­tient avec les opérations de la vision, du langage et du sens.

RACHIDA TRIKI110

1. Il s'agit, ici, de tous les procédés de déconstruction du dispositif de la peinturefigurative naturaliste par la mise en évidence des formes de luminosité.

2. Voir l'examen des procédés énonciaùfs comme stratégie de résistance dans"écriture de R. Roussel (Gallimard, 1963), mené aussi dans l'article sur BATAILLE,Préface à la transgression, (in Critique, nO 195-196, septembre 1963) ou dans lesprocédés de langage (voir la préface à la grammaire logique de Jean-Pierre BRISSET,Tchou, 1970).

3. L'étude sur Manet dont le manuscrit a été détruit par Foucault et auquelG. Deleuze fait plusieurs fois allusion (cf. DELEUZE, Foucault, Ed. de Minuit, Paris,1986, p.60, 65 etc.), a fait l'objet d'une conférence que Foucault a donnée au ClubTahar Haddad à Tunis, le 20 mai 1971 et dont l'enregistrement a été écouté ettranscrit lors des Journées Foucault organisées par le Club en février 1987 en présencede Paul Veyne et Didier EriboJ:\. Les actes de ces journées ain.si que le te~te detranscription ont été publiés aux Cahiers de Tunisie, .Facul~é des SCiences Huma.mes etSociales de Tunis, t. XXXIX, nO 149-150. J'ai faIt mOI-même la transcnpllon del'enregistrement dont je possède une copie. .,.,

4. Les mots et les choses, op. cit., p. 25 : « On a beau dire ce qu on VOit, ce qu onvoit ne se loge jamais dans ce qu'on dit».

1. Cette technique d'écriture, M. Foucault la retrouve dans les écrits de RaymondRoussel, « comme si la fonction de ce langage redoublé était de se glisser dans leminuscule intervalle qui sépare une imitation de ce qu'elle imite, d'en faire surgir unaccroc et de la dédoubler dans toute son épaisseur» (M. FOUCAULT, RaymondRoussel, Gallimard, Paris, 1963, p.34. Dans L'archéologie du savoir, éd. Gallimard,p. 271, 272. Foucault explique que pour faire apparaître « les pratiques discursivesdans leur complexité et dans leur épaisseun> la démarche archéologique choisit demontrer: « montrer, c'est faire autre chose qu'exprimer ce qu'on pen e, que parler,traduire ce qu'on sait, autre chose aussi que faire jouer les structure d'une langue;montrer qu'ajouter un énoncé à une série préexistante d'énoncés, c'est faire un ge tecompliqué et coûteux, qui implique des conditions (et pas seulement une ituation, uncontexte, des motifs) et qui comporte des règles (différentes des règle logique etlinguistiques de construction); montrer qu'un changement, dans l'ordre du di cour,ne suppose pas des 'idées neuves', un peu d'invention et de créativité, une mentalitéautre, mais des transformations dans une pratique, éventuellement dans celle quil'avoisinent et dans leur articulation commune».

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Or, il se trouve que la peinture figurative s'est constituéedepuis son origine comme un organisme où les formes-imagessont assimilables aux éléments d'une bonne représentation. Lesrelations entre figure et modèle, entre spectateur et œuvre sontsaisies, par avance, dans un réseau d'intelligibilités, conséquentde la structure rationnelle de la composition.

En effet, la peinture classique figurative a essentiellementépousé un schème scénique d'organisation spatiale où se donnedans l'illusion de la troisième dimension une représentation,logiquement répartie sur un espace-plan. La mise en scène estrendue possible par la séparation de ce qu'il est convenud'appeler l'arrière-plan, décor ou fond, et l'avant-plan où a lieul'événement-sujet du tableau, lieu de référence et de recon­naissance, inscrivant sa désignation par le titre de l'œuvre. Cettegéographie picturale remonte à l'antiquité grecque et acquiertses fondements théoriques avec l'élaboration scientifique de laperspective planimétrique au Quattrocento.

Ainsi donc, l'origine et la fortune du tableau de peinturefigurative, fenêtre ouverte sur le monde, sont substantiellementliées à un savoir faire et à un voir scénographique. La mise aupoint, au XVe siècle, de la construction géométrique de l'espace,théoriquement infini et pratiquement clos, revient à la projectiond'un cube imaginaire, derrière la surface bidimensionnelle dutableau. Sur la base de ce cube, se déploie, en un savant calculde proportion et de volume, la scène où s'accomplit, à traversun rapport intelligible des éléments picturaux, un événement,une histoire.

On peut remarquer, à partir de l'interdépendance entrel'espace scénique et l'espace pictural, que, de l'Antiquitégrecque à la Renaissance, malgré les différences et les diver­gences de conceptions de la représentation et quel que fût leprocédé pictural par lequel, à chacjue fois l'on a tenté deretrouver une quelconque unité architectonique proche duschème théâtral, un espace du récit a été rendu possible.

La plus rudimentaire séparation fond/avant-plan donnenaissance à l'illusion d'un espace organique et ordonnateur oùles images successives entretiennent, de façon nécessaire, desrelations illustratives et narratives qui prennent sens dans untemps chronologique.

Le temps de l'histoire imagée est à la fois inscrit dan lamémoire et prescrit par elle comme par une opération dedésignation soit dans la série des événements déjà accompli ,soit par l'organisation de rapports logiques entre élément.reconnaissables. Il est significatif que c'est la formation grecquequi a introduit cette vision de représentation-récit par l'influencede l'art du récit homérique sur les procédés picturaux '.

Tout aussi bien, n'importe quelle représentation picturale,quel qu'en soit le style, est vécue comme présence intelligiblepar la place qu'elle occupe dans une suite logique du cours dutemps qui lui donne sens. Mais la condition en est toujours queles images qui composent la scène soient de l'ordre dunommable et que la disposition de leurs figures ne soit pas lefait du hasard. C'est bien pourquoi la représentation-récit fonc­tionne selon une logique du sens. Sa forme la plus éloquente estcertainement celle du squelette qui la soutient et qui estmatérialisé par la grille qu'Albrecht Dürer avait élaborée pourreprésenter les objets en perspective et les rendre, à son sens, leplus fidèlement qui soit. Chaque objet représenté, chaqueélément de la composition est saisi dans les coordonnées de lagrille et entretient un rapport calculable et vérifiable avec lesautres éléments de la représentation. Ainsi donc, fenêtre ouvertesur le monde selon un point de vue monoculaire et fixe, lespectacle est saisi dans les rets que lui impose son référent. Letemps qui s'y donne est donc un temps assigné, enfermé dansl'espace, saisi par la géométrie dans la grille des coordonnées. 11apparaît à l'arrière-plan du tableau comme l'éternel, espaced'universel présent, qui renferme tout passé et tout avenir. 11déploie sur l'avant-scène les séquences ordonnées d'évé­nements, saisis à partir de la distinction d'éléments figurés dontla juxtaposition ou l'éloignement définissent la clarté desrapports nécessaires. C'est ainsi qu'ordre, histoire et récit sesoutiennent dans les limites de l'espace de l'encadrement, dansl'équilibre des lignes symétriques et des angles fermés.

l.Cf.E. H.GOMBRICH, L'arr et l'illusion, N.R.F., éd. Gallimard, 1960, p.I?1 etsuivantes Gombrich prend, à titre d'exemple, une peinture murale de Pompe'i(1er siècle après J. c.) présentant Pâris sur le mont Ida. Le berger oisif et rêveur setient dans un décor rural «avant que les trois déesses dans leur querelle ne soientvenues troubler à jamais le calme paisible de ce paysage".

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1. G. DELEUZE, Foucault, Ed. de Minuit, op. cit., p.64: «Ccs visibilités ont beaun'être jamais cachées, elles ne sont pas pour autant immédiatement vues ni visibles».

115LES AVENTURES DE L'IMAGE CHEZ MICHEL FOUCAULT

d'un regard dirigé sur nous serait comme une allégorie de lapeinture. Ce qui se dirait dans cette allégorie serait que lapeinture n'est possible que parce que l'espace où se tient letableau et celui où se tient le peintre ou le modèle sont le même.Le peintre peignant et le tableau sont équivalents dans l'espacedu visible. C'est pourquoi le peintre peut occuper la placedevenue indifférente du modèle et le tableau devenir auto­portrait du visible où nous nous tenons, du visible que noussommes. Le cadre du tableau, en puissance de sa propre mort,persisterait comme l'obstination d'une singularité qui ne seraitlà que pour soutenir et produire, autant de fois que possible, ladésignation, «le nom de la peinture» 1•

Ainsi donc, Les Ménines de Vélasquez et la peinture engénéral (devenue art libéral) seraient comme le lieu visible quipermet les formes à partir desquelles la pratique picturale et lesvisibilités en général se donnent comme «pouvant et devant êtrepensées» 2.

Le visible déborde les limites matérielles du tableau et lesplans de la construction perspective. Le cadre symbolique quidéfinit le lieu de la peinture éclate dans ses répétitions àl'intérieur même du tableau. Le principe de mimesis est mis endérision par la multiplication et l'évidence des encadrements,dans l'indistinction de ce qui s'y donne comme représentation.Ces limites symboliques, découpage originaire de l'imagemimétique, déstabilisent l'opération de reconnaissance. Ilsfonctionnent à la manière du langage répétitif adopté parRaymond Roussel qui met au jour l'espace douteux de la réité-

1. Cf. Thjerry OE OUVE, Nominalisme pictural, Bd. de Minuit, Paris, 1984, p. 230;FOUCAULT, L'usage des plaisirs. Gallimard, Paris, 1984. Dans celte étude sur lapeinture et la modernité, Thierry de Ouve montre que, dans l'histoire de la peinture,toute renonciation aux conventions, toute déconstruction a «sa finalité involontaire )',et que les peintres modernes ne se sont défaits une à une des «conventionsaccessoires» de la peinture que pour mieux mettre au jour un reste irréductible quisont ses conventions essentielles, c'est-à-dire «les caractéristiques formelles du tableau,et même du tableau non peint» qui tracent «la limite entre ce qui mérite le nom de lapeinture et ce quj ne le mérite plus» (p.230). C'est celle déconstruction instauratricede l'être-peinture que l'on retrouve dans l'indifférence du modèle dans Les Méllillesde Vélasquez.

2. Celle expression est de M. Foucault dans L'usage des plaisirs, éd. Gallim.rd,1984, p. 17 ; elle concerne la constitution historique comme expérience de l'être del'homme comme être de désir et s'applique à toutes les «problématisations à traverslesquelles l'être se donne», comme le cas de l'être du visible à partir d'une rénexionsur la peinture.

RACHIDA TRIKI114

L'illusionnisme de l'art figuratif est donc essentiellementréférentiel. li fait de l'œuvre un lieu d'expression autorisé parun rapport possible au «réel », explicable par la prise en chargedans un discours institutionnalisé.

D'où la noblesse du genre de la peinture d'histoire, quirejaillissait d'ailleurs sur le statut de l'auteur, généralementpeintre de cour. Cette forme est certainement la plus adéquateau mode de référentialité de l'art classique puisqu'elle sedouble, au niveau du récit, du discours officiel qui la fonde etqu'elle perpétue. C'est l'ultime figure où se conjuguent leséléments fondamentaux de l'art représentatif dont la beauté sedonne sous l'autorité du fait consignable. La souveraineté estassurée à la fois à la représentation, à son principe royal et àl'auteur qui l'institue en images pour l'éternité. De tout cela,Velasquez fut fortement conscient, lui qui figura, en bon peintredu Roi Philippe IV, les faits d'armeS et les scènes de cour dumonarque et de sa famille.

Et pourtant, c'est au cœur même de cet organisme souverainqui fonde dans l'ordre du savoir la mimesis et le mode dedéploiement de l'image que Michel Foucault va dépouiller lareprésentation de ses attributs.

L'analyse du tableau de Vélasquez, Les Menines, constituel'ouverture du livre Les mots et les choses sur une trentaine depages. Ce qui paraissait clair y devient énigme 1. L'espacedéborde en avant et en arrière du cadre du tableau par le jeudes regards et des présences. Les regards du peintre et despersonnages au premier plan du tableau projettent la toile enavant d'elle-même; et outre la présence du peintre, la présencede l homme qui ouvre la porte en arrière plan du tableaudéploie un espace en trompe-l'œil. La représentation qui sedonne dans la peinture éclate fictivement le matériau du tableauet fait que c'est le même espace qui enveloppe tableau, modèle,peintre et spectateur.

On rejoint ici la représentation de tableaux dans les tableauxde Magritte, qui rend indéterminées les limites de l'espace de lareprésentation. Pour revenir aux Ménines, toute représentation

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1. FOUCAULT, Raymond RousseL, op. cil., p.33-34. Le langage dédoublé estcomparé à «une lame mince qui fend l'identité des choses, les montreirrémédiablement doubles et séparées d'elles mêmes jusque dans leur répétition ».

2.FOUCAULT, Ceci n'esl pas une pipe, Fata Morgana, 1973, p.61.3. FOUCAULT, ibid., p.30.4. Ibid., p.20S.

ration. Roussel en décèle «le minuscule accroc qui l'empêched'être la représentation exacte de ce qu'elle représente ouencore de combler le vide d'une énigme qu'elle laisse sanssolution» '. Cette rupture d'avec la ressemblance nous est offerteaussi par le rapport de similitude des pipes ou des tableauxdéposés en série à l'intérieur de la peinture de Magritte. La sériedes objets, désormais picturaux, défie toute désignation de lareprésentation et fait «circuler le simulacre comme rapportindéfini et réversible du similaire au similaire» 2.

Foucault qualifie d'ailleurs de «scène énigme» les procédésde description où «le langage ne fonctionne que comme unesignification refusée» J; les choses s'y donnent au regard dansune clarté telle qu'elles cachent ce qu'elles ont à montrer etséparent comme dans la doublure de Raymond Roussell'apparence et la vérité'. Cette évidence quasi hystérique deschoses est comparable, dans Les Ménines, aux personnages,alignés face à nous, nous aveuglant par leur regard, ne laissantentre le spectateur et la peinture aucun écart possible quipermette de reconnaître et de nommer.

Coupée de la désignation et du nom propre, la peinturedevient un lieu de visibilité d'où émergent des situations designes, en dehors d'un sens assigné. Les Ménines représententla mort du signifié souverain en tournant en dérision laressemblance au modèle si longuement mise en place à laRenaissance. Le tableau cesse alors d'être une fenêtre ouvertesur le monde où règne le souverain-modèle en sa place centrale,panoptique et fondatrice.

Si donc, dans ses incursions, le langage gris a pu déterrito­rialiser la structure de la représentation en démasquant l'illusionde ses attributs fondamentaux, il l'a fait en étant au plus prochede ce qui éclaire le visible, c'est-à-dire le parcours de la lumière.Ce dernier a la forme d'une «coquille en hélice» qui par sesreflets et ses éclats trace un «cycle complet dans la représen-

117LES AVENTURES DE L'IMAGE CHEZ MICHEL FOUCAULT

tation» 1 et distribue, sous ses éclairages, des apparitions et desabsences, des scintillements et des ombres; un diagrammedessine le régime de signes qui efface signifiant, sujet, prince etauteur.

L'espace s'ouvre désormais à une pluralité de circulations.La scène décompose son unité fictive d'image synthétique pourdevenir complexe multi-sensoriel où chaque élément setransforme en figure libre distribuée par un régime de lumière.De son statut représentatif, l'image passe à une forme desingularité, à une figure de présence.

La forme visible à travers laquelle se donnent la peinture etson historicité est la lumière et ses jeux de vérité que l'ontrouve dans toute la peinture du XVIIe siècle. Que ce soit, parexemple, chez Vélasquez, Caravage ou Rembrant, la lumière sefait espace, rend les limites et les contours indiscernables maisdonne forme dans son jeu à des images, à la fois temporelles,évanescentes et nécessaires dans le hasard de leur apparition et •de leur position.

C'est cette forme de picturalité et sa répétition dans l' histoirede la peinture moderne que Foucault a choisi de présenter. Ellese situe, historiquement, au moment où la peinture tableau cessed'être un anologon du monde, comme ce fut le cas à sanaissance (c'est-à-dire à la Renaissance); c'est le moment, àl'aube du XVIIe siècle, où elle devient l'espace qui substitue desapparitions-images à des absences 2.

C'est par la lumière que les images, figures de représen­tation, sont rapportées à la vue dans leur dimension sensoriellecomme de pure visibilité. En se déterritorialisant, la formemimétique de l'image acquiert une force de présence singulièreet indépendante de la place occupée dans l'espace pictural.

I.FOUCAULT, Les mOIs el Les choses, op. cil.. p. 27.2. Cet espace est celui d'une configuration fragmentée qui donne Cl retire à la

fois, par les jeux de lumière, la saisie de l'ensemble en laissant ('impression de figuresd'apparition éparses el précaires où se jouent comme des rappons de forces. Lestableaux de peinture baroque et les diver es révolutions formelles de la p inturemoderne seraient comme le lieu généalogique par excellence où des rapp n deforces laissent émerger des singularités «dans des mixtes d'aléat ~re et dedépendance» qui se conslituent en «courbes d'énoncés» ou en figure de«visibilités». CLG.DELEUZE, Foucau/I. op. cil., p.124-12S où il e 1 question durappon du savoir el de la pensée dans la philosophie de Foucault.

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1. Louis MARIN, Des pouvoirs de ['image, Seuil, Paris, 1993.2. Ibid., p. JO.3. Ibid.• p. 19.4. DELEUZE, Foucaull, op. cil., p.65-66.5. Les mots el les choses, p. 257.6. C'est-à-dire l'épreuve des limites où l'on s'abîme dans l'obscur pour une

quête du sens, cf. L. MARIN, op. cil., p.20: «contempler c'est aussi par les vertus del'image, transgresser les limites du temple dans le temple même qui est l'œuvre, sesaisir par l'œil de la couleur invisible qui rend visible, et ainsi s'abîmer dans l'o~scur

(00') le regard aveuglé s'essaie à faire, d'indices et de signaux, des marques sensIbles(00') des signes, les signes d'un sens».

2. L'image-objet

Dans son livre Des pouvoirs de l'image l, Louis Marinpropose de substituer à la question de l'être de l'image quis'inscrit historiquement dans la problématique de la re­présentation ou présence seconde (et incite par là-même à desconsidérations sur la «défection ontologique de l'image-copiedans l'ordre du connaître») une interrogation sur ses vertus,«ses forces latentes ou manifestes, sur son efficace» 2. TI proposeque soient alors examinées les conditions de possibilité de sonapparition et de son efficace qu'il situe dans la sphère trans­cendantale de la mise en vision, c'est-à-dire la lumière:«condition du voir et de l'être vu» 3 mais inaccessible au regard.L'œuvre reste, pour lui, une limite dont l'image est le signe quicache, dans sa visibilité, la puissance de l'invisible.

Cette conception transcendantale de l'être de la lumière,condition des visibilités, n'est pas éloignée de celle de Foucaultque Deleuze, pour la circonstance, va jusqu'à qualifier de «plusproche de Gœthe que de Newton»4. L'être-lumière est bien,pour Foucault, une condition indivisible, un a priori quirapporte la visibilité à la vue; mais à la différence près que sonopérativité s'exerce selon les formations historiques 5 qui voientet font voir à chaque fois en fonction de leurs conditions devisibilité hors d'un sujet opérant.

e est pourquoi les limites qu'assigne Louis Marin auxvertus de l'image, prise entre la possibilité de son apparition(lumière in-vue) et les effets de sa manifestation 6 s'inscriventdans une conception ontologique, pour ne pas dire méta­physique, du visible et de sa condition. En revanche, pourFoucault, aussi bien les pouvoirs des images que la réceptivitéinhérente à l'activité de la vision sont déterminés histori-

119LES AVENTURES DE L'IMAGE CHEZ MICHEL FOUCAULT

1. FOUCAULT, Manel, op. cil., p.61-62.2. Ibid., p.63.3. Ibid., p.64.

quement par le régime de lumière qui fixe leur possibilité, leurdifférence et leur singularité, en dehors d'un sens préexistant.

Ce régime de lumière peut être, comme dans le cas de figurede la peinture de Manet, celui-là même de la lumière physiquequi libère l'image de l'illusion perspective pour lui attribuer lesqualités matérielles du support bidimensionnel du tableau. lipermet, alors, d'extraire des images les évidences propres aumilieu ambiant dans lequel elles se tiennent.

Parlant de la peinture de Manet l, Foucault avance quel'ensemble des modifications qu'elle introduit n'ont passeulement rendu possible l'impressionnisme mais toute lapeinture du XXe siècle. Ces transformations consistent essentiel­lement à «faire jouer» à «l'intérieur même de ses tableaux, dece qu'ils représentent, les propriétés matérielles de l'espace surlequel il peint», alors qu'à l'âge classique, tout l'effort de l'artconsistait à faire oublier la bidimensionnalité du tableau etl'espace où l'on se tient.

En fait, ce qui, avec Manet, se déconstruit et déterritorialisel'image-peinture classique, c'est l'ensemble des dispositifs quipermettaient l'organisation illusionniste instituée à laRenaissance:

- d'une part, tous les effets de profondeur par «obliques etspirales» qui masquaient le rectangle «avec ses lignes droites secoupant à angles droits» 2,

-d'autre part, la représentation d'un éclairage intérieur ouextérieur à la toile «venant du fond ou de droite ou de gauche»de manière à «esquiver» 3 l'éclairage réel de la surface rectan­gulaire, selon la place occupée par le tableau dans l'espace (cetéclairage peut tout simplement être l'éclairage du jour),

-enfm, la place idéale du peintre et du spectateur (à la visionmonoculaire) à partir de laquelle pouvait et devait se voir letableau.

En fait, l'image-représentation se donnait dans un intérieurfictif. La fenêtre ouverte de la Renaissance est «une parabole

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Page 46: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. Catherine GRENIER. Image. dallger, in Les icollodules, éd. La Différence,Haute Normandie, 1992, p.169.

2. FOUCAULT, Manet, op. cit., p.64: «Peut-être Manet invente-t-il le tableau·objet, comme matérialité, comme chose coloriée que vient éclairer une lumièreextérieure et devant et autour duquel vient tourner le spectateur».

3. TI s'agi! des tableaux suivants: La musique aux Tuileries (1862), Bal masqué àl'opéra (1873), L'exécutioll de l'Empereur Maximiliell (1867), Port de Borde~ux(1871 l, Argenteuil (1874), Dans la serre (1879), La serveuse de bocks, La gare Samt­Lazare, Le fiffre (1866), Le déjeûller sur l'herbe (1863), Olympia (1873), Le balcon(1869), VII bar GlU folies bergères (1882).

4. Ibid., p.84.S.lbid., p.85.

aux figures inversées: l'artiste ouvre la fenêtre pour que l'œils'y précipite»; et c'est l'image qui «autorise la vision» 1.

La modification revient à lever le masque, à arracher ladoublure pour «faire ressurgir» les propriétés et les limitationsmatérielles de la toile-tableau. TI a fallu, en fait, casser la formede visibilité du tableau de la Renaissance pour extraire l'évi­dence de la matérialité du tableau-plan, avec son éclairage réel,et permettre ainsi au spectateur de se déplacer autour del' œuvre pour en saisir «un angle ou les deux faces »2. L'imagerejoint désormais le visible dont elle fait partie et duquel elleétait séparée comme un fantasme. Ces procédés d'extraction del'image, Foucault les repère dans plusieurs toiles de ManetJ,mais celle qui, pour lui, reste exemplaire est Un bar aux foliesBergères. TI s'y trouve «une double négation de laprofondeur» 4 que permettent d'une part la présence d'un miroirqui occupe tout le fond du tableau et ferme l'espace comme unmur, d'autre part ce qui s'y reflète.

En effet, Manet représente dans le miroir les personnagesqui ne sont pas devant le bar mais devant la toile. Eri d'autrestermes, il met la représentation hors d'elle-même et l'annuledans la continuation du visible où elle occupe une place par sonencadrement. Un éclairage «frontal », à l'intérieur du tableau,est matérialisé par des lampadaires en miroir alors que la sourcelumineuse réelle se tient à l'extérieur, dans «l'espace dedevant». Le reflet de la femme dans le miroir suppose que «lepeintre occupe successivement deux places incompatibles»s.

Le procédé de mise en évidence du régime de lumière,condition de possibilité de l'image-tableau, consiste à repérerle incompatibilités et les écarts entre les reflets dans le miroir,

1. Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Capitalisme et schizophrénie, Milleplateaux, Ed. de Minuit, Paris, 1980, p.428.

121LES AVENTURES DE L'IMAGE CHEZ MICHEL FOUCAULT

3. L'image-lumière

Ce qui se substitue, dans la peinture moderne, à l'espaceplan representatif, uniforme et homogène, soutenu par le pointde vue d'un sujet en position fixe, c'est un espace quasibidimensionnel, ouvert par la lumière et fragmenté par lesreflets. La scène éclate de sa forme spectaculaire, dans la brisuredes éléments propres à la représentation à savoir la séparationfond/forme, la construction perspective et le jeu des rapportsdimension/volume. L'arrière-plan cesse d'être l'horizon del'espace infini pour devenir fond, aplat matériel qui fait surgirles corps à l'avant du tableau. La déstabilisation et l'indéter-

la place des personnages dans le tableau et celle que devraitoccuper le peintre et par là même le spectateur. Foucault utili eles termes de «malaise» et «d'enchantement» pour décrirel'indétermination où se trouve le spectateur pour bien se placerdevant la scène offerte par le tableau et qui défie les règles del'organisation cubique classique.

La modification introduite par Manet est bien celle dupassage du tableau-spectacle au tableau-objet et de l'image­fiction à l'image physique. Au lieu de jouer les illusions, lapeinture joue les éléments matériels de la toile avec laquelle ellefait corps. La représentation abandonne «le jeu qui la redoublesur soi» pour se dévoiler sous un éclairage frontal. Pourcontinuer cette réflexion de Foucault autour de la peinture deManet, on pourrait emprunter cette remarque de Deleuze etGuattari sur «les âges de la peinture»: «ces trois 'âges', leclassique, le romantique et le moderne (faute d'un autre nom), ilne faut pas les interpréter comme une évolution, ni comme desstructures, avec des coupures signifiantes. Ce sont desagencements, qui enveloppent des Machines différentes, ou desrapports différents avec la machine. En un sens, tout ce quenous prêtons à un âge était déjà présent dans l'âge précédent.( ... ) C'est de tout temps que la peinture s'est proposée de rendrevisible, au lieu de reproduire le visible, et la musique de rendresonore, au lieu de reproduire le sonore» 1.

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Page 47: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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mination des objets et des personnages donnent vie aux figureslibérant des formes-objets picturales qui font corps avec lematériau de l'œuvre. Ces figures deviennent couleur, lumière,étendue, rythme, passage ...

Mais fallait-il, pour détruire le cadavre de l'image mimé­tique, se priver, une fois pour toutes, du plaisir de sa mise en jeuet de ses séductions? Faisant référence à certains courants de lapeinture contemporaine (probablement la peinture abstraite et lapeinture conceptuelle), Foucault déplore la morosité de leursdiscours et pratiques. Cette fois-ci, c'est en esthète et passeulement en archéologue du savoir qu'il s'exprime ... : cescourants «nous ont appris qu'il fallait préférer à la ronde desressemblances la découpe du signe, à la course des simulacresl'ordre des syntagmes, à la fuite folle de l'imaginaire le régimegris du symbolique. On a essayé de nous convaincre quel'image, le spectacle, le semblant et le faux-semblant, ce n'étaitpas bien, ni théoriquement ni esthétiquement. Et qu'il étaitindigne de ne point mépriser toutes ces fariboles» 1. Le résultaten est que seules ont persisté les images politiques etcommerciales qui ont trouvé le champ libre à leur séduction.Foucault a choisi de parler de ces expériences picturales quisortent la peinture de la longue période où elle «n'a pas cesséde se minimiser comme peinture, pour «se purifier»,s'exaspérer comme art» 2.

Comment, se demande-t-il, «retrouver le jeu d'autrefois», ladimension ludique du faire, celle de l'imaginer et celle ducontempler, sans pour autant s'astreindre aux canons acadé­miques et aliénants de la représentation classique? Le meilleurexemple est le travail opéré à l'intérieur même de l'image dansla conservation de sa portée sensorielle et de son pouvoird attraction. Il faut jouer les attraits du réel à travers sesconditions de visibilité comme l'ont fait l'art Pop et l'hyper­réalisme, comme le fait Fromanger en déterritorialisant etreterritorialisant la peinture par la photo. Ce procédé permet «lacirculation indéfinie des images» 3 de la vie au spectacle et duspectacle à la vie. Il s'agit de capture photographique de

1. FOUCAULT. Fromollger, op. cir.2./bid.3./bid.

l'anodin, du fugitif, des singularités d'événements relevées dansleur intensité lumineuse par des touches de couleurs quidonnent de l'épaisseur au document picturalisé et aux tranchesde vie. Cela revient à peindre des images sans aller chercherderrière elles ce qu'elles représentent.

Fromanger se sert de photos «quelconques» comme lesphotos d'amateurs et laisse le plus de place au hasard desrencontres; le privilège est donné aux photos prises dans la rue,lieu de rencontre par excellence, ou aux photos sansfocalisation qui découpent le monde hors de toute logique dusens. Ces captures anonymes d'événement-image font l'objetd'une intervention chromatique sur le lieu même de leurprojection. Ne conservant qu'un fragile dessin, le peintre ydispose les couleurs avec leur différence: «les chauds et lesfroids, celles qui brûlent et qui glacent, celles qui bougent etcelles qui stagnent» '. Le lexique utilisé, ici, porte sur ledynamisme, le mouvement, les intensités et les rapports deforce, d'attraction et de répulsion.

Que se passe-t-il donc dans l'opération d'intensification del'image qui, tout en conservant sa production représentante, entransgresse le statut traditionnel? En fait, le peintre crée unévénement-tableau sur l'événement-photo; il métamorphosel'image en passages, en espaces de circulation, en visibles dumouvement de la vie. Il transite par la photographie pour libérerl'image et la multiplier dans une frénésie d'apparition.

Les pouvoirs de la peinture de Fromanger sont ceux de ladynamisation de l'image par la transposition de la lumièreélectrique du projecteur. La peinture jaillit en «court-circuit».En libérant ses intensités et ses lignes de force, elle projette desévénements qui ne laissent plus indifférents et des désirs quitraversent l'image. Par la photo, il y a comme un relais entre lapeinture et la vie, Ce n'est plus le regard qui parcourt l'œuvre,c'est l'image qui entraîne le regard dans ses chemins, dans savitesse, et qui ouvre des voies insoupçonnées; le regard est jetédans les rues au milieu des passants, sur les routes, à travers lecontinents. li quitte son point panoptique et même les différentspoints de vue par lesquels il saisissait la peinture moderne pour

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se laisser happer par la circulation des lignes lumino­chromatiques.

La modification qui s opère touche aussi l'aristocratie etl'identité souveraine du peintre qui multiplie ses potentialités ens'aliénant au jeu de «l'amateur», de «l'artificier» et du «pilleurd'images». Dans cette série de «devenirs», pour reprendre unterme deleuzien, il ne s'agit pas d'une relation entre deuxformes d'image que sont la photo et la peinture, mais d'unmouvement «en entre-deux» qui produit «une communedéterritorialisation» 1 de l'une et de l'autre visibilité. Les lignesde fuite et de lumière deviennent mutantes 2 •

L'analyse que fait Michel Foucault de l'image, à travers lesaventures de la production représentante qu'est la peinture, est àla fois archéologique et esthétique. Par un langage gris et desdescriptions minutieuses, il traque les techniques et les procédéspicturaux pour ouvrir l'espace de visibilité et en déchiffrer lesconditions de possibilité. A chaque formation historique, unéclairage particulier cache ou fait scintiller les rapports de forceet d'intensité propres aux formes de visibilité par lesquels sedéterminent à la fois le statut de la perception et celui de laréception. A sa mise en place au Quattrocento, la peintureorganisait le spectacle du monde sous un mode de représen­tation qui assignait le sens en déterminant un voir panoptique etun visible connaissable. Dans l'illusion de vraisemblance, laconfiguration d'éléments nommables y constituait l' image­fiction comme bonne mimesis. C'est à l'intérieur même de cettemise en scène du visible que Foucault décèle à la fois l'absencedu sujet opérant et fondateur qu'il soit spectateur, peintre oumodèle et l'écart essentiel entre l'image et les choses.

Cette déterritorialisation de la peinture dite naturaliste etréaliste se reterritorialise dans la peinture moderne en libérant

l'image de son statut de fiction tridimensionnelle. Chez Manet,Foucault trouve un exemple opératoire qui restitue la peinture àson être physique. Le régime de lumière qui la constitue dévoilela matérialité du tracé purement chromatique de l'image autourde laquelle il est désormais possible de se déplacer. Cetaffranchissement de la peinture libérée de sa fonction deredoubler le monde et de son statut de causa mentale ne se faitpleinement que lorsqu'elle abandonne sa prétention puriste à ladistinction qui la réinscrit dans le projet originaire de laséparation art libéral/art mécanique.

En se faisant machine, opération où se bricolent, à traversl'image-lumière, la contingence des événements et l'intensitédes désirs, la peinture transgresse ce qui l'aliénait à la représen­tation. Elle devient, comme avec Fromanger, un faire ludique,une source de lumière d'où jaillissent les désirs et la singularitédes rencontres. C'est en esthéticien attentif au procès poïétiquede création que Foucault s'engage pour la peinture commeaventure de l'image polysensorielle qui restitue l'art à la vie.

Rachida TRIKIUniversités de Tunis et de Sfax.

124 RACHIDA TRIKI LES AVENTURES DE L'IMAGE CHEZ MICHEL FOUCAULT 125

1. DELEUZE et GUATTARI, Mille plateaux, op. cit., p. 366: «Loin que les lignesde fuite soient faites pour représenter la profondeur, ce sont elles qui inventent parsurcroît la possibilité d'une telle représentation qui ne les occupe qu'un instant, à telmoment. La perspective, et même la profondeur, sont la reterritorialisation de lignes defuite qui, seules, créaient la peinture en l'emportant plus loin".

2. Francis Bacon utilise aussi des procédés de photo-minute ou photo instantanée.Ses peintures sont comme la saisie d'expériences limites d'éclat ou de dissipation quidéroutent toute appropriation (la crispation du rire ou du cri, les décompositions duvisage en mouvement, les brusques torsions du corps). Cr. G. DELEUZE, FrancisBacon, la logique des sensations, éd. La Différence, 1981.

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La photographie face à la tradition des genres picturaux

L'un des effets les plus remarquables que la photographieait engendrés fut la dissolution radicale des anciennes limitesqui déterminaient les genres picturaux. Bien que ce phénomènesoit déjà perceptible dans les œuvres de Constable, Turner etCorot, où l'art tend à être perçu comme un vécu 1, il semble quela photographie en ait proposé une radicalisation. Plutôt qu'unedissolution, opération qui s'effectue dans une lente progression,la photographie fit voler en éclats les cadres traditionnels de lareprésentation. Action qu'on ne saurait concevoir sans laviolence qui lui fut nécessaire et conjointe. Et cette reforrnu­lation de la représentation s'est annoncée dès les premiersmoments de la photographie parce qu'elle est liée auxspécificités des paramètres (indissociables) de la technique et del'esthétique photographiques.

A cet égard, il est extrêmement instructif de poser côte àcôte un paysage de Jacob van Ruisdael et un désert égyptien deJohn B. Greene; une marine de Julius Porcellis et un bord demer de Le Gray; une nature morte d'Ambrosius Bosschaert etun arrangement floral de William Henry Fox Talbot. Pourinstructive qu'elle soit, cette opération s'accompagne pourtant

1. Dans l'œuvre de Constable, les études de Nuages sont particulièrementrévélatrices à ce sujet. Chez Turner, les toiles des années 1830 et 1840. Pour Corot,Giulio Carlo ARGAN a mis en évidence la disparition de la notion de nature commesujet au profit de sa transformation en motif: « On peut ainsi affirmer que la donnéeobjective (le paysage) se présente à l'artiste comme un motif lorsqu'il se prête à êtreexpérimenté ou vécu par lui comme un espace unitaire dans lequel aucune graduationn'est possible. L'unique possibilité est celle d'une parfaite parité de toutes lesvaleurs» ; L'Art Moderne, Ed. française, Paris, 1992, p.55. Par ailleurs, celle questiondes genres picturaux dans leur rapport problématique avec la photographie a retenul'attention de certains théoriciens comme, par exemple, Rosalind KRAUSS dans LePhotographique. Pour une Théorie des Ecarts, Paris, Macula, 1990. L'auteur enpropose une investigation intéressante aux p.37-56.

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d'une certaine gêne: posés en regard, ces couples d'imagessemblent s'exprimer dans des langues différentes et renvoyer àdes référents distincts. Au sein d'une même structure perspec­tive s'est opéré un déplacement d'accent àe l'objectal vers lesubjectal, de l'objet représenté vers la vision déterminant laprise de vue.

L'explicitation de cette transformation de l'image néces­siterait une étude systématique qui, procédant par comparaisondes deux champs iconiques respectifs, relèverait assezrapidement une série de modifications de nature formelle. Bienqu'il ne me soit pas permis ici d'en dresser une liste exhaustive,ni d'analyser quelles sont leurs implications ultimes quant àl'image, j'en relèverai <:ependant quelques-unes à titred'exemple. Ainsi, l'apparition dans la «nature morte» photo­graphique d'un flol) affectant certaines zones de l'image ycompris la partie centrale proche réservée à 1'« objet» même dela composition. Ce flou, relatif à la profondeur de champ del'objectif photographique, souligne par ailleurs la natured'empreinte de la photographie et introduit la notion, devenuebanale pour nous, du fragment temporel.

A ce premier aspect répond l'espace photographique dontl'évidente continuité par delà le cadre de l'image - ce quesuggère, par exemple, le caractère fragmentaire de la «naturemorte» elle-même - implique qu'on se référera plusadéquatement au «cadre» photographique en lui reconnaissantles qualités d'un bord opérant une découpe àans un milieuhors-champ. A l'opposé, la nature morte classique s'épanouis­sait d'autant mieux que le rendu minutieux de chacune de sesparties - et en tout cas de l' ohjet visé comme «nature morte» ­s'inscrivait dans un espace lui offrant le cadre nécessaire à sadétermination: table, dressoir, étagère et, surtout, niche en pierredont l'architecture générale définissait, tout autant qu'elleprotégeait - encadrait -, la nature morte du XVIIe siècle '.

La conscience de cette mutation fondamentale de l'imageautorise à poser en des termes différents la douloureuse

question de la définition de la photographie comme unepratique à caractère artistique. Effectivement, face à la critiquequi s'est enlisée, au XIXe siècle déjà, dans la constatation ducaractère mécanique de la photographie pour lui refuser l'entréetriomphale au temple des Arts - critique rapidement devenue untopos et qui perdure jusqu'à nos jours -, il paraît opportun desoulever la problématique de cet éclatement soudain desanciens cadres de la représentation tout en l'éclairant ducaractère d'empreinte qui fonde la photographie. Car l'em­preinte photographique exhale un vécu innervant l'image d'uneénergie propre. D'où cette radicalisation d'un phénomène parailleurs déjà perceptible au sein d'œuvres picturales antérieures.

Que le jugement cherche à saisir un bouquet de fleurs deHenry Fox Talbot ou une grappe de raisins de Roger Fenton àpartir de ces critères qui lui permettaient de reconnaître lesqualités d'une nature morte classique, et il s'ensuivra uninévitable effet de déstabilisation pour l'être même de ce regard.C'est, dirait-on, que les murs s'effondrent et que le sol sedérobe, parce que la représentation photographique appelletoujours l'imagination du spectateur vers un au delà, un «pardelà elle-même ». Car la nature doublement fragmentaire de laphotographie, laquelle s'affirme comme pur fragment spatio­temporel, souligne impérativement la vision qui fut l'émettricede l'image. Comhle de la mimesis, la photographie s'incarnedans une esthétique qui se situe, d'emblée, à un autre niveau.

Dès lors, ne devons-nous pas réenvisager cette sensation degêne qui, pour une part de la critique du XIXe siècle, accompa­gna la réception des clichés photographiques, au sein d'uneproblématique plus large qui ne verrait dans les questions de lamimesis' et de l'automatisme photographique que des donnéesfinalement secondaires? Par ailleurs, à cette problématique desgenres picturaux que le regard photographique défait vients'ajouter le handicap qu'a pu constituer pour la photographieartistique la mise en œuvre rapide de ses applications sociales etscientifiques '. Les résultats de ces applications ont favorisé cequi peut nous apparaître comme une confusion générale des

129VUE SUR LE PANOPT/CON DE FOUCAULTTAMARA KOCtŒ1..EFF128

I.Oans le présent article. je ne peux que signaler la possibilité qui s'offreévidemment à toute photographie de pouvoir s'éloigner des caractéristiques spalio·temporelles photographiques que j'ai relevées. Dans ce cas, cependant, l'image tendrainévitablement vers un effet de kirsch.

1. Que la mimesis en art soit valorisée ou critiquée comme le fail Baudelaire.2. Cr. Gisèle FREUND, Photographie et société. Paris. éd. du Seuil, 1974.

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1. A ce sujet, voir: Hippolyte Bayard, Naissance de l'image photographique,Amiens, 1986.

2./bid., fig. 70.3.Cf. Victor I.STOICHITA, L'instauratiOIl du tableau. Méridiens Klincksieck,

1993. Pour ce sujet. voir tout particulièrement p. 165-300.4. On lrouvera d'autres exemples précoces de ce thème photographique

notamment dans Dos Sdbslponroit im ZûroJttr du Photographie. Maler undPhotographeren im Dialog mit sich se/hsl, Catalogue d'exposition, Stuttgart etLausanne, 1985.

5. Umbo. né OUo Umbehr en 1902, adopta ce surnom en 1924.6. Cf. Dos Se/bsrporrrait im 'Zeitafter ... , fig. 253.

niveaux d'expression - avec tout ce que cela impliqued'égalisation qualitative et, donc, d'abaissement radical de lavaleur du signe - même si ce n'est pas le cas.

Pourtant, dans cette perturbation de la tradition, il est ungenre qui semble avoir résisté mieux que ses pairs à labousculade générale. Il s'agit du portrait et de son sous-genre,l' autoportrai t.

Dès les origines de la photographie, le photographe s'est pluà se reprendre au sein de l'image qu'il produit. Pour n'en citerqu'un, Hippolyte Bayard, photographe des premiers temps, sereprésenta dans ses images sous de multiples aspects. En planmoyen ou éloigné, assis, coucbé, debout, il a poussé lareprésentation de lui-même jusqu'à l'ironie et au ludisme'. Ils'est également représenté à côté de ses instruments photo­graphiques '. L'œuvre du pionnier français révèle ainsi ce quideviendra un thème récurrent et obsédant de la créationphotographique: la représentation de soi-même accompagné del'appareillage technique relatif à la production de cette image.En bref, une mise en abîme, procédé que la tradition picturaleavait imaginé et exploré méthodiquement dès le XVII' siècle'.De prime abord, donc, pas de nouveauté ici. Pas de granderévolution, mais la reprise pure et simple d'un thème que seul ledispositif particulier de production de l'image - dispositifreprésenté - distinguerait de la peinture'.

Un autoportrait de Umbo', daté de 1948', fait partie de cecorpus d'images. Plutôt que de se représenter à côté de lachambre noire, le photographe a saisi l'appareil qu'il a calécontre son visage. Puis, ayant déplié son viseur et jouant de lacoïncidence parfaite entre la distance de ses yeux et celle quisépare le viseur de l'objectif, il a appliqué ces deux derniers

131VUE SUR LE PANOPTICON DE FOUCAULT

1. Cf. Victor I. STOICHITA, op. cit., p.246.

exactement sur ses yeux. Le résultat exprime une intensificationde la capacité visuelle de l'auteur. Son œil gauche, devenuexorbité et énorme sous la forme de l'objectif photographique,focalise sur nous l'énergie de son pouvoir de voir, dont lecaractère incisif est aussi exprimé, métaphoriquement, par lastricte rectitude du viseur. L'objectif majore jusqu'à l'excès lapossibilité du voir. Le viseur, associé à la pupille du photo­graphe restée visible, enferme celui qu'il objective dans lesmurs clos de son armature.

Cette sensation d'enfermement est renforcée par ledédoublement interne du viseur qui, sous la forme de deuxrectangles s'emboîtant, encadre du plus près possible l'œild'Umbo. Transfiguré en cadre dans l'image, d'autant plusfacilement que sa forme verticale répète celle du (véritable)cadre de l'image, le (double) viseur rephotographie l'œil etl'indique comme sujet principal de la représentation. Dans lemême temps, il lui insuffle un mouvement centrifuge qui tend àle substituer au champ intégral de l'image et, même, à lui enfaire déborder les limites.

Si les peintres du XVII' siècle privilégiaient, dans leurs auto­portraits, le thème du «scénario de production» ou «scénariopoïétique»', l'autoportrait photographique paraît, d'ores et déjà,traduire quant à lui 1'« hyper-capacité» du voir dont témoigneson auteur.

De cette photographie et de l'ensemble des autoportraitsdans lequel elle s'insère, je voudrais rapprocher une imaged'Andreas Feininger que l'artiste a intitulée: ThePhotojournalist, 1955. Aucun spectateur ne manquera d'êtretroublé, voire dérangé, par le regard que Feininger a porté sur sapratique en 1955.

Ce qui dérange dans ce «portrait», c'est l'importance quel'appareillage technique y a prise. Grâce à un traitement expres­sionniste de l'ombre, il métamorphose le visage du photographejusqu'à lui voler son identité reconnaissable. Ensuite, la qualitéde l'image, qui, soulignons-le, n'est pas un autoportrait, estrelative à son écriture minutieuse: comme dans l'autoportraitd' Umbo, les deux optiques photographiques - un viseur et un

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Page 52: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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Andreas Feininger, The Photojournalist, 1955. Droits réservés.

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Umbo, Autoportràit, 1948.Galerie Rudolf Kicken and Phyllis Umbehr.

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Economie et technologie politiques des corps chez Foucault

Qu'on veuille bien se représenter un édifice conçu commeun agencement de cercles s'emboîtant les uns dans les autres ets'étageant les uns au-dessus des autres. Dans les cerclesextérieurs, ceux qui donnent sur le dehors, on a distribué unemultitude de cellules qui convergent comme autant de rayonsvers un centre donné comme idéal. Se dresse, en ce centre, unhabitacle percé d'ouvertures: le siège du pouvoir. Subtilité del'invention: les percées du mur extérieur - pour chaque cellule,une fenêtre - déterminent un contre-jour où vient se découperle corps du condamné alors que la tour centrale, elle, est conçuedans les termes d'une opacité impénétrable. A l'invisibilitécalculée du pouvoir répond la visibilité maximale des corps àcontrôler. Tel est le principe du Panopticon, prison modèle dont

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I.Michel FÜUCAULT,Survei/fu u punir, Gallimard. 1975. Le plan duPanopricoll se trouve à la planche 17.

2. N.H. JULlUS.uçons sur/es prisollS. trad. française, 1831, 1. p.384·386. cÎlé parMichel FOUCAULT. op. cir.• p.252.

Jeremy Bentham dressa les plans en 1791, figure clé, embléma­tique, retenue par Michel Foucault dans Surveiller et punir'.

L'ingénieuse architecture détermine une économie demoyens incontestable, car l'efficacité de l'édifice en matière desurveillance permet de diminuer considérablement le nombrede gardiens. Adieu lourdes portes qu'on entravait de chaînes!L'application rigoureuse des exigences du voir - droites etcercles qu'aucun obstacle ne vient perturber - et la parfaitevisibilité des corps qui en résulte permettent au pouvoir detendre à sa quasi-incorporéité.

L'invention architecturale de Bentham autorise égalementune économie de temps. Par son agencement subtil, le principepanoptique permet aux instances du pouvoir de se déplacer peuet bien. On évolue dans des galeries dénuées de quelque recoinque ce soit, susceptible de générer une ombre. Et d'ombre,justement, on n'en veut plus. A l'obscurité froide des cachotsd'autrefois, aux dédales sans fin qui y menaient, on préfèredésormais la lumière qui assure la pleine clarté de la chose.Mais en définitive, le meilleur moyen de contrôler lePanopticon, c'est encore par le déplacement des yeux. Lavision de ces cellules, s'étageant les unes au-dessus des autres,se répétant les unes à côté des autres, c'est comme la lectured'un tableau clair et précis. Un tableau des répartitions quicommande simplement de déposer le bon objet dans la caseadéquate. C'est simple, et surtout, c'est efficace. Quelle belleinvention que ce Panopticon! Il faudra le mentionner dans«l'histoire de l'esprit humain», dira Julius'. Cette belleinvention, c'est surtout la capacité d'exercer une prise depouvoir sur les corps par le biais du regard.

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault a retracé unehistoire de la pénalité saisie à travers le concept d'une économiepolitique des corps. Sans entrer dans le détail, je rappelle lateneur de ce concept.

Foucault se penche sur une microphysique du pouvoirsusceptible de révéler ces relations de force qui s'emparent des

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objectif - ont été parfaitement appliquées sur les deux yeux.Comme chez Umbo, également, le corps supérieur de l'appareilvient se coincer contre l'arête nasale et transforme la moitiégauche du nez en un système de pleins et de vides susceptiblesd'être lus comme un emboîtement de vis, de boulons etd'écrous. Dans le bas du visage, la main estompe le caractèrepar trop charnel de la bouche. L'ensemble, dont on remarquerala quasi-bipartition droite-gauche, chair-métal, est devenu unêtre hybride dont les restes humains sont ressaisis au sein de ceque l'on reconnaît, désormais, comme une grande machine.Parce qu'à la différence de l'œuvre d'Umbo, aucun des deuxyeux, ici, n'est plus visible. Manipulation expressive qui favoriseleur «naturelle» transformation en deux optiques photogra­phiques. Les yeux du photojournaliste sont métamorphosés encet assemblage de verre et de métal dont le pouvoir fonctionnelest encore renforcé par la non équivalence de taille des deuxoptiques. L' «œil» de gauche exige impérativement le regard duspectateur. Il troue l'image, devient l'image, déborde l'image.

Or, cette ostentation de la technique chez Andreas Feiningeret Umbo redistribue aussi radicalement, comme on va s'enapercevoir, les données du genre de l'autoportrait. L'étude duPanopticon de Bentham fournira les clés interprétatives qui fontencore défaut à ce point de l'analyse.

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1. Michel FOUCAULT, op. cir., p.34.

corps pour les réduire à l'état d'entités productives et les jettentd'emblée dans le champ politique. Son analyse démontre lecaractère indispensable des entités corporelles pour l'exercicedu pouvoir quel qu'il soit, même lorsque son but - comme c'estle cas dans l'Ancien Régime - s'identifie à la pure surenchèrede lui-même. Car le corps de ses sujets est l'un des instrumentsmajeurs par lequel le monarque manifeste sa force: corpsvaincu, corps brisé du supplicié, laissé comme trace d'un excèsde pouvoir.

Economie politique des corps, donc, variant en mesured'une technologie politique associée qui invente les techniquesnécessaires pour la maîtrise et la connaissance des corps.Techniques, manœuvres, stratégies, c'est dire que le pouvoirchez Foucault «s'exerce plutôt qu'il ne se possède» 1 et ne sedéfinit jamais dans les termes d'une propriété inaliénable. Car lepouvoir, pour exister, doit toujours reconduire ses tactiques surles corps qui, sans le savoir, participent à son œuvre.

Microphysique du pouvoir, parce qu'on ne décèlera pascette manipulation politique des corps dans un organe étatiquespécifique ou une institution quelconque bien qu'elle les serveet compte sur eux; on ne la démasquera pas, non plus, dans leschoix éthiques qui prévalent au sein d'une société donnée, bienqu'ils en constituent son arrière-fond et ses limites. Il faudraplutôt interroger les relations qui se tissent entre le pouvoir etles corps et qui font que l'ensemble «tient », saisi dans unréseau de relations fmes et vibrantes. C'est souvent à la loupe etdans l'ombre des grands discours que l'on détecte latechnologie politique des corps.

Dans l'Ancien Régime, le pouvoir, concentré tout entier enla main du monarque, s'exerce sur le corps condamné en luiinfligeant une marque. C'est toute la panoplie des supplicesavec leur gradation réfléchie et leur système de «justification»personnelle qui est ici à l' œuvre. Dans le supplice devenucérémonie, lequel vient achever le parcours déjà douloureux del'interrogatoire, le pouvoir impose sa marque comme signatured'un rituel qui le redétermine. Pour le pouvoir du despote, ils'agit, avant tout, de s'exhiber, de se constituer en un spectacle

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de fastes et d'horreurs; d'indiquer, en somme, qu'il prend asource dans l'excès même. Car cet excès, c'est cela,paradoxalement, qui le justifie. Les corps des suppliciés dont lechâtiment se poursuit au-delà de la mort elle-même - corpsdécoupés, brûlés et dispersés - ces corps, donc, sont les preuvesd'une dissymétrie fondatrice.

A ces spectacles jugés sinistres aujourd'hui, on convie lepeuple car dans cette technologie politique le secret duchâtiment n'aurait pas sa raison d'être. Comme manifestationdispendieuse du pouvoir, le spectacle de la peine répond ausecret de la procédure judiciaire. Et dans l'espoir de fonderdéfinitivement cet appareil de justice, on prie le condamné de secondamner lui-même. Il ne suffit pas qu'il souffre et qu'ilmeure, il faut encor:e qu'il reconnaisse haut et fort la légitimitédu châtiment qui le frappe et, par là, celle du pouvoir qui lesanctionne. Paradoxe de l'horreur où le condamné avant lasouffrance lui reconnaît son droit.

Convier le peuple à ces victoires sanglantes, c'est doncréaffirmer par l'excès l'irréductibilité du pouvoir et ledéséquilibre total des forces qui s'y jouent, l'ensemb-Ie tendantà prouver le caractère vain et, surtout, infondé de la révolte.

A cette pénalité de la démesure, les réformateurs de la fin duXVIIIe siècle en opposèrent une autre qu'ils voulurent modéréeet adaptée aux délits. Bannir ces bains de sang - ou du moinsles limiter - et tendre ainsi à dissoudre un lieu propice à larévolte, ce fut là, très vite, l'un de leurs souhaits communs.C'était en effet, dit Foucault, un jeu dangereux pour le pouvoirque de se réactiver toujours dans le souvenir de la blessure, carle peuple savait bien, en somme, que sa place, un jour, aurait puêtre celle du supplicié. Se met au point, alors, une pénalité,étrange pour nous, toute en images et en représentations.

La nouvelle pénalité s'oppose à la· concentration de la loidans quelques mains privilégiées dont les désaccords et lesoppositions incessantes suscitent, paradoxalement, des lacunesjugées intolérables. Contre la discontinuité et l'irrégularité, ladémesure et la vacuité, le système réformé veut répondre auxprincipes de la cohérence, de l'homogénéité et 'de la certitudedes peines. Cet objectif impose une redistribution des circuits lelong desquels s'exerce la justice afin d'irriguer le corps social

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1. Car <<l'amende punira la concussion et l'usure; la confiscation punira le vol;l'humiliation les délits de 'vaine gloire'; la mort, l'assassinat; le bûcher, l'incendie »,

Michel FOUCAULT, op. cit., p. 124.2. Ibid., p. 125.3. Ibid., p. 112.4. Pour que le système fonctionne, il faut évidemment que le désavantage de la

peine soit supérieur à l'intérêt qui motivait le crime.

entier de ses effets. Ensuite, on s'appliquera à rendre les loispubliques. Voilà venu le terme de l'ombre des procéduressecrètes.

L'intention des réformateurs réside dans la tentative de miseen œuvre d'un système d'appariement associant, sansexception, le délit spécifique à la peine spécifiée. Oncommencera par dresser une liste la· plus exhaustive possibledes crimes et des délits. Ensuite, à chacun d'eux, et comme enun système vectoriel, on fera correspondre la peine, laquelledevra apparaître comme la plus naturelle qui soit grâce à sadétermination analogique. Or, si, par ces analogies, le nouvelappareil pénal parfois ressemble à s'y méprendre à celui auquelil entend se substituer 1, la mécanique qui y est en jeu estcependant tout autre car c'est dans l'esprit de tous que ce«principe de communication symbolique» 2 doit jouer.Autrement dit, on attend un effet de la représentation de lapeine beaucoup plus que de la peine elle-même laquelle estconçue comme un signe où doit transparaître le délit qui lamotive. Composition binaire parfaite, système de paires serépondant l'une ]' autre, la pénalité réformée doit, agirpréventivement par l'image.

Le condamné qui cassera des cailloux sur les routes deFrance paiera, bien sûr, pour le crime qu'il a commis. Mais ilsera aussi, directement, l'élément d'un code, l'instrument d'une«sémio-technique» 3. Le forçat devient l'image vivante quiréactive le Code pour la conscience aiguillonnée dontl'imagination, mise en éveil par la vue de la peine, associeautomatiquement à celle-ci le délit sanctionné, Et comme cetteassociation imagée ne saurait se faire que par un sentiment dedéplaisir, on espère substituer à l'avantage entrevu du crime, ledésavantage du châtiment'. Dans la peine rendue publique, cequi s'effectue donc, c'est un recodage permanent du Code.Mais, ce qui s'opère aussi, ici, c'est la reformation du corps

1. Dans la pénalité dcs réformaleurs de la fin du XVIIIe, c'est cependant Loutautant, sinon plus, le corps social innocent qui est principalement visé par la sémio­technique.

2. Michel FOUCAULT, op. cit., p.154.

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social lui-même qui se re-constitue à travers la vision de celuiqui a trahi le pacte. Dans la «cité punitive », constellée de petitstableaux vivants et signifiants, la fonction de punir est devenuecoextensive à la société tout entière et toute la société participe,par son regard, à la punition.

Le Panopticon : son principe

Quel rapport entre le projet de Bentham, le beauPanopticon, et cette pénalité toute en imagination et eninventions? Ou plutôt, quel rapport entre une pénalité qui romptles liens avec le social et une pénalité qui ne fonctionne que parla divulgation permanente, au cœur même du social, de seseffets? Hormis leur commune visée préventive, leur investis­sement dans une transformation du condamné 1, les deuxrégimes pénaux témoignent de deux technologies de pouvoirdistinctes. En une vingtaine d'années, sinon plus rapidement, legrand appareil des peines est passé à la trappe pour s'être vusubstituer la froide monotonie des prisons. Plutôt qu'un essai dereconstitution du sujet de droit par la peine, on a dès lorsprivilégié une technique de manipulation censée inscrire l'auto­rité dans l'individu. D'un système de châtiments éminemmentcorporels, celui de l'Ancien Régime, on est passé, presque sanstransition, à l'incorporéité du pouvoir et de ses applications.

La prison, grande machine à transformer l'individu, estpensée dans les termes d'une «orthopédie concertée» 2 dès lesdébuts de sa généralisation comme exercice de la peine. Parquelle économie? En s'assurant de l'isolement radical del'individu pour avoir pleine emprise sur lui; en le contraignantpar un emploi du temps minutieux qui marque chaque momentde son existence du sceau de l'autorité; en circonscrivant le«patient» par un diagnostic permanent qui, d'étape en étape,entend indiquer l'évolution - ou la stagnation - de celui-ci.Pouvoir incorporel, donc, qui ne transparaît plus qu'au traversde relations strictement hiérarchiques - toujours verticales

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jamais horizontales -, il s'incarne dans son exercice plutôt quedans un être, dans sa structure plutôt que dans un corpspalpable. Pouvoir sachant ingénieusement se faire oubliercomme entité visible, il ne s'en rend pas moins omniprésent parla contrainte mentale qu'il exerce sur ses sujets. Stratégie qui luipermet d'éviter la fragilité du corps du despote susceptibled'être abattu.

Ainsi en va-t-il dans le Panopticon. Car qu'est-ce que lePanopticon, sinon une gigantesque machine à voir? LePanopticon, c'est l'instrument et la figure d'un pouvoir quin'existe plus que dans l'immatérialité imperl'onnelle de sastructure. Son principe réside dans la transformation del'exercice du pouvoir dispendieux en une mécanique dont leprisonnier lui-même détermine les actes principaux. Benthamsavait ce qu'il faisait en imaginant un univers cellulaire,individuel et individualisant. Ses murs, qui enclosent l'individu,bannissent les dangereux agrégats en offrant une répartitionclaire de la masse. Devenu simple rouage d'un système dontl'architectonique lui rappelle les principes, le condamné ­l'enfant, l'ouvrier - devient la chose vue et la chose à voir. C'està ce point nommé que le dispositif architectural de l'édifice luivient en aide pour offrir à l'exercice du regard le plus delatitude possible. Pure objectivation de l'homme que produit lePanopticon s'ingéniant subtilement à rendre visible pourconnaître; pour contrôler, vérifier, dresser; pour pouvoir établirdes bilans et des rapports; pour s'assurer du bon entretien de lamachine. Enfin, pour démultiplier la présence du pouvoir qui,rendu incorporel, resurgit partout. TI suinte le long des murs, seprojette dans la trop claire visibilité des plans, objectivel'individu en l'emprisonnant dans la transparence de sesmatériaux. TI est ce «regard sans visage» l, lui qui se dissimulederrière le lieu même de son apparition.

Cette technique d'appropriation des corps qui porte à soncomble les tactiques des disciplines, Foucault a choisi de laprésenter comme une économie dont le caractère mécaniqueinterdit radicalement le surgissement de la moindre faille. Laprison est une mécanique dont les hommes effectuent les

La problématique du voir comme centre de la représentation

L'importance accordée à la problématique du voir indiqueun dénominateur commun des plus frappants entre lePanopticon de Bentham et la photographie de Feininger.Feininger, comme Bentham, construit son œuvre à partir etautour de l'axe du voir. Non seulement par le fait d'un «visage»enregistré de face et parfaitement centré dans l'image, maisaussi par l'utilisation de l'appareil photographique - lui-même,soulignons-le, image du voir - comme intensificateur de lafonction visuelle, métamorphosant le protagoniste de laphotographie en une pulsion anonyme qui s'épuise et sereconnaît comme pure vision. Une lente mais irrémédiableobjectivation du spectateur s'effectue fa.ce à ce corps-objet qui

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mouvements. Ainsi de l'investissement du temps: exercicesrépétés, scansions inlassables des mêmes gestes qui doiventrendre au détenu le goût de la normalité parce que la disciplineplie. le corps du condamné, contraint son esprit à la régularité.Bref, plutôt que de s'employer à provoquer le libre choix dansle chef de son sujet, le pouvoir disciplinaire «machine» celuisur qui il s'applique. C'est pourquoi la prison-machine donnenaissance à l'individu-machine qui reconduit en son forintérieur le principe d'une surveillance omniprésente et del'autorité qui la régit. Utiliser comme ouvrier principal d'elles­mêmes ceux qu'elles cherchent à assujettir, n'est-ce pas là lepropre des disciplines? Ces techniques minutieuses, en effet,majorent les effets de la fonction qu'elles investissent enintensifiant la capacité productive de l'individu tout endiminuant son pouvoir politique. Voilà où s'enracine lastratégie du Panopticon: faire travailler les prisonniers eux­mêmes à leur propre surveillance. A quoi participe, évidemment,l'invisibilité du pouvoir, condition sine qua non pour créer,chez tous, la conscience de leur visibilité potentielle. LePanopticon? Une machinerie générale qui produit du pouvoiranonyme parce qu'en perpétuel relais et dont le regard est leprincipal médiateur. Etre vu sans pouvoir voir, «voir sans êtrevu », voilà en quoi résidait l'astucieuse invention de l'architecteanglais.

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1. Terme que j'utilise désormais dans son acception foucaldienne.2. La fonction est de production au sens large: production de biens, de savoir. de

santé.

le fixe depuis son absolue centralité et, qu'a foniori, il regarde ...Une image qui se révèle, donc, comme une ingénieuse etcaptivante redondance d'elle-même à partir de la thématique duvoir ressentie comme fonction objectivante et à laquelle renvoiel'acte de Feininger, lui-même. Désormais, c'est tout autour denous que se déploie l'opération du voir, nous qui sommesenfermés par le geste du photojournaliste auquel répond celui,symétrique, de Feininger.

Or, ce traitement exponentiel du voir chez Jeremy Benthamet Andreas Feininger est à rapprocher d'un troisième objet:l'apparition de ces disciplines, dont on aura perçu l'importancedans la mécanique du Panopticon, au cours des XVII' et XVIII'siècles. Car les disciplines', elles non plus, ne peuvent se passerd'un investissement très étudié des formes du voir. Définies parFoucault comme cet ensemble de techniques d'assujettissementdes corps qui visent à y établir un rapport de docilité-utilité, lesdisciplines répondent à la difficile question de savoir commentsoumettre les corps sans pour autant qu'ils n'en deviennentpassifs. Et encore: comment s' y prendre pour que l'essentiel deleurs forces soit automatiquement réinvesti au bénéfice de lafonction à l'intérieur de laquelle ils s'insèrent?'. Dans la sociétédisciplinaire, le corps est mesuré à l'aune de son utilité dans lagrande machine de la Production. Voilà pourquoi les disciplinescapturent le sujet dans un réseau extrêmement densed'obligations, de contraintes et de surveillance; investissent sonespace de travail, son utilisation du temps, la gestion de sa vie;lui apprennent comment donner à son corps l'efficace d'unemachine et comment le souder à la machine pour le réinventercomme corps-objet. Ainsi du corps photographique deFeininger. Morcelé par l'ombre, recomposé par la lumière, il esttransfiguré en une anatomie mixte dont les organes et lesmembres ont été soudés aux instruments de la techniquevisuelle. En fractionnant le geste en autant de séquencesconstitutives du mouvement, la discipline détaille le corpscomme elle démonte la machine et peut, à loisir, le remonterensuite en un ensemble devenu composite.

1. Michel FOUCAULT. op. cil., P 38.

143VUE SUR LE PANOPT/CON DE FOUCAULT

Les tactiques disciplinaires pratiquent, de surcroît, unecodification de l'espace qu'elles surdéterminent en champslégitime et illégitime par le moyen de la clôture. De cepérimètre clos, défmi, elles quadrillent ensuite la surface pour enproduire une très stricte parcellisation. A la multiplicitégrouillante, informe - inutilisable surtout - on oppose la trèsstricte distribution. Les disciplines fixent les hommes dans descases et régissent les circulations sur des axes. Cetteréappropriation de l'espace par le pouvoir s'achève dans laconversion de l'espace inerte en un espace utile, manipulationessentielle, qui va permettre la division du travail.

Cette annexion systématique de l'espace n'a de sens,évidemment, qu'en rapport à la très haute possibilité desurveillance qu'elle permet - et même, oblige - ou, pourreprendre les termes de Foucault, elle est en connexion intimeavec le regard hiérarchique. Quel meilleur moyen, en effet,pour contrôler les masses, que d'en produire une parfaiteobjectivation en isolant, d'abord, les singularités qui lesconstituent? Or, si des murs isolent parfaitement les sujets(comme c'est le cas dans le Panopticon), le jeu d'un regardsavamment élaboré qui tresse entre les individus un continuumde surveillance s'avère tout aussi efficace en la matière. Capturédans les mailles d'une trame de regards qui s'emboîtent et serépartissent le long des pentes de la structure hiérarchisante,l'entité moderne que nous nommons «individu» se détermine,pour Foucault, comme 1'« effet et l'objet d'un pouvoir, l'effet etl'objet d'un savoin>.

Dans cette mesure, l'opérateur de Feininger, figé dans uneexacte centralité, représente, tout à la fois, la tête du pouvoir (lecorps du Surveillant en chef du Panopticon) et l'opérationmentale d'auto-contrôle que reconduit l'âme du condamné. Laphotographie passe ainsi du corps figuré à la représentation del'abstraction d'un fait psychique: cette attitude mentale d'auto­objectivation par laquelle le détenu s'assujettit lui-même.«L'âme prison du corps», disait Foucault'. Enfin, dans unetroisième hypostase, l'image de Feininger incarne le principe duPanopticon: pouvoir dissimulé derrière son propre corps, plus

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1. La bipolarité de l'image photographique, qui renvoie à une subjectivitéopérante (la vision émettrice) tout en utilisant le regard commc fonction obJecllvante.ne peut, dans l'espace du présent article, qu'être relevée et fera l'objet d'uneprochaine étude.

La photographie comme pure pratique disciplinaire

Par delà l'image qui nous a retenu jusqu'ici, peut-onenvisager <da photographie », la pratique photographique, àtravers la grille conceptuelle des pratiques disciplinaires?Quittons un temps le champ de sa production esthétique, danslaquelle s'inscrit Feininger, et penchons-nous, brièvement, surses applications sociales. Plus particulièrement intéressons­nous à son utilisation par l'appareil judiciaire.

Dès ses débuts, comme on le sait, la photographie se trouvaengagée dans des pratiques scientifiques qui utilisèrent à leurcompte son caractère d'empreinte. Tel fut le cas du corpsjudiciaire qui investit le procédé photographique dès 1840 pour

présent par la visibilité qu'il produit de nous-mêmes que par laréalité de son être. En somme, spectral fantomatique. Neressentons-nous pas un étrange malaise lorsque lacontemplation du Photojournaliste se fait trop insistante? Onaurait presque envie de détourner la tête.

De ces différentes interprétations de l'image, il sembleopportun de conclure que, plutôt qu'un corps, c'est un principequ'elle représente: une façon de se servir du voir, celle de laphotographie entendue comme pratique, pour produire uneobjectivation radicale de ce qui est visé 1. Si proche par sa miseen scène de l'autoportrait d'Umbo et du corpus d'images quis'y rapportent, le Photojournaliste de Feininger radicalise undiscours que Umbo, dans une certaine mesure, n'a faitqu'ébaucher. Rompant le dernier lien qui le rattachait encore àla tradition picturale classique de l'autoportrait grâce à latransformation de la représentation du producteur d'images enl'énergie d'un pur regard, Feininger attire jusqu'à lui, au seind'une même visée interprétative possible, l'ensemble de cesautoportraits «type Umbo ». Et dans le même mouvement ilrappelle que le genre de l'autoportrait fut, lui aussi, totalementréinventé par rapport à son ancienne détermination.

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établir et conserver l'identité des criminels 1. On imagine sanspeine les difficultés pratiques que cet art particulier du «portraitforcé» devait poser aux daguerréotypistes! Pour nous, quisommes devenus curieux de ces premières images, il y a unparadoxe à découvrir aujourd'hui ces criminels immortalisésdans des écrins d'argent ... Mais les premières heures de gloiredes applications de la photographie à la criminalité surgissenten 1871 lors de l'épisode sanglant de la Commune de Parisquand, pour la première fois, la photographie participe à larépression massive en permettant l'identification des com­munards qui, naïfs, s'étaient fièrement fait photographier auxjours de la révolte. Au même moment, Eugène Appert réaliseune approche systématique des criminels de Versailles quiservira abondamment les fichiers de police 2• Encore mal gérée,cependant, la photographie demeure peu conciliante envers lesobjectifs de la répression criminelle jusqu'aux années 1880,date à laquelle Alphonse Bertillon introduit sa grande réformedans le Service de l'identité judiciaire.

Pour apprécier à quel point les pratiques disciplinairess'expriment dans le «bertillonnage» - c'est ainsi qu'on l'appela-, il ne faut pas dissimuler le fait que la photographie, dans lefond, n'en constitue qu'un des volets. L'objectif de Bertillonconsiste à s'attaquer au problème des récidivistes enintroduisant le système des mesures anthropométriques en vuede l'établissement de l'identité judiciaire. Bertillon enferme leprévenu dans une quadruple détermination: relevé des mesuresanthropométriques (12 mesures distinctes), «portrait parlé»(description langagière codée), signalement des marquesparticulières telles que cicatrices grains de beauté, etc. En 1893,il parachève son œuvre d'identification en lui annexant lanotation de 1'« impression générale », soit les indications «de larace de la nationalité et des antécédents sociaux: éducation,instruction, profession». Ainsi, on notera mais «sous la formedubitative: a l'apparence d'un garçon de ferme, d'un déclassé;

1. Cf. l'élude que Christian PHELINE a consacrée aux applications judiciaires de laphotographie el dans laquelle l'auteur fait explicitemenl référence à Michel Foucault:Christian PHELlNE, L'image acctlsarrice, Brax. Les Cahiers <le la Photographie,L'Association de Critique Contemporaine en Photographie, nO 17, 1985.

2. Cette opération d'enregistrement n'a apparemment fait l'objel d'aucunecommande officielle. Cf./bid., p.31.

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1. Alphonse BERTILLON, Identification anthropométrique, Instructionssignalétiques, nouvelle édition avec Album, Melun, Imprimerie administrative, 1893,p. 106, cité par Christian PHELlNE, op. cit., p.71.

2. Christian PHELlNE, op. cit., plO 1.3. Alphonse BERTILLON, Anthropométrie métrique, conseils pratiques aux

missionnaires scientifiques sur la manière de mesurer, de photographier, et de décrireles sujets vivants et Les pièces anatomiques. en collaboration avec le Dr A. CHEVRON,Paris, Imprimerie nationale, J909.

paraît avoir l'habitude de la vie de prison ... 1 ». Bertillon savaitparfois mettre des gants... Mais la photographie, elle, estannexée directement dans le système d'identification sous laforme du portrait de face et de profil. Dans un but d'efficacité,d'ailleurs, les informations individuelles sont rapportéesdirectement sur le tirage photographique dès le début de lagrande offensive bertillonnienne. Quatre facettes, donc, pouremprisonner l'individu dans sa propre identité réfractaire.Comme instruments de surveillance, les registres de Bertillonparticipent de cette mécanique qui favorise l'accroissement dupouvoir par un accroissement de savoir, lequel vient à son tour,en retour, accroître le pouvoir. Opération circulaire que MichelFoucault a rattachée à l'aspect technologique des di ciplines.

Comment faire servir la propension bavarde de laphotographie à la tâche disciplinaire? Bertillon y répond par lamise au point d'une prise de vue systématique, uniforme et sevoulant entièrement contrôlée. Il s'agit de déterminer commedes constantes, les angles de prises de vue (face et profil), lalumière et l'éloignement par rapport au sujet. Cadrer toujoursde même en ayant soin de bannir de la représentation les avant­bras et les mains, susceptibles d'introduire diverses pertur­bations. De surcroît, il ne faudra pas hésiter à éblouir le sujetpar le moyen d'un afflux exagéré de lumière qui provoquera le«rictus physionomiste» 1 que Bertillon trouvait si propice àcaractériser son sujet. TI n'est jusqu'à la chaise sur laquelle onfait asseoir le détenu qui n'ait été spécialement conçue pourl'occasion et qu'un dispositif mécanique permet de faire pivotersur elle-même pour réaliser le profil sans que le portraiturédoive se mouvoir. Cette systématisation de la prise de vues'appliquera très vite, aussi, à la photographie dite ethnogra­phique pour laquelle Bertillon lui-même proposa quelquesconseils J. Mais cette pratique, déjà en soi très « zoologique », va

1. Cesare LOMBROSO, L'homme criminel, éd. 1895, LI. p.222, Cilé par ChristianPHELlNE, op. cit.. P 53.

2. Gabriel TARDE, La criminalité comparée, Paris, Félix Alean. 2<éd.. 1890. p.77.cité par Christian PHELlNE, op. cit., p.58-59.

3. Comme le fait, d'ailleurs. Christian PHELINE.4.Michel FOUCAULT, op. cir., p.217 et sq.

147VUE SUR LE PANOPTICON DE FOUCAULT

trouver avec les albums illustrés de Cesare Lombroso, FrancisGalton et Bertillon son plein épanouissement.

Car le genre «photographies de criminels» a été investi,presque simultanément, par deux instances: le corps policier etles criminologues, eux-mêmes tributaires de théorieshéréditaristes en matière de délinquance et anomalies de toutessortes. Tenant pour certain que la criminalité se traduit par unfait d'ordre biologique, Lombroso trace un portrait robot du«criminel type» que je ne résiste pas à mentionner tel quel:«Les oreilles écartées, les cheveux abondants, la barbe rare, lessinus frontaux et les mâchoires énormes, le menton carré etsaillant, les pommettes larges, les gestes fréquents, en somme untype ressemblant au mongol et parfois au nègre» 1. On croiraitvoir surgir le mauvais dans un film muet de Charlie Chaplin.

Lombroso, lui, considère sa théorie avec le plus de sérieuxpossible. En France, Gabriel Tarde défend fermement l'idéed'un « physique de l'emploi» dont il faudra tenir compte pourl'établissement du coupable «à titre d'indice (... ) mais d'indiceseulement» 2. Cet investissement dans une théorie déterministede l'anatomie conduit inévitablement nos criminologues àdresser de grands tableaux - Atlas illustré accompagnantL' Homme criminel de Lombroso, par exemple - qui regroupentsur une même planche la multiplicité systématisée des portraitsde criminels. Pour Lombroso, cette comparaison des visages estcensée procurer la connaissance du «type»; mais il n' y a là,pour nous, qu'une juxtaposition de singularités.

L'utilisation de la photographie comme pur instrumentd'une pratique disciplinaire se manifeste clairement dans cestableaux comparatifs, même si, il faut le souligner J, Bertillon etles criminologues poursuivaient dans cet exercice des butsdistincts. Préside à ces recueils d'identification la technique del'examen que Michel Foucault a envisagée comme cette relationau corps unissant dans un même acte d'objectivation le regardhiérarchique à la sanction normalisatrice 4

• Dans le cas des

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I.Chrislian PHELlNE, op. cil., p.109. C'est moi qui souligne.2./bid., p. 109. ..3. Je pense tout particulièrement à la divulgation ~u XIX" SIècle des portralls de

condamnés que le public découvrait «dans des publtcatlon~ Illustrées et dans leslanternes magiques installées sur... [les] vOIes publtque~». Cf. Gustave M~CE. Monmusée criminel, Paris, G. Charpentier, 1890, cité par Chnstlan PHELINE. op. CI/., p. 59.

condamnés qu'on définit, dès le départ, comme hors-norme,celle-ci va toutefois assumer parfaitement son rôle d'instancevalorisante: les «déclassés» sont considérés comme s'éloignantplus ou moins de la normalité grâce à la minutieuse observationde leurs particularités physiques qui sont traduites enpourcentages savamment calculés. Posés, ensuite, dans l'hyper­visibilité de leur identité, les criminels sont ramenés tantôt au« ty pe» - chez les criminologues - tantôt laissés à leurssingularités appréciées telles quelles - chez Bertillon. Mais danschacune des deux modalités examinatoires, ils sont étiquetés,classés et répertoriés comme autant de cas, ces sujets-objetsque Foucault disait circonscrits dans leur singulari té ­accroissement de savoir - et, pourtant, en même temps,susceptibles d'être repris dans des phénomènes généraux ­accroissement de pouvoir.

Aussi ne partagerais-je pas entièrement l' opi nion deChristian Phéline qui voit dans l'acte photographique judiciaire«la suite des rites et des supplices corporels de la vieillejustice» et «l'équivalent mineur du cérémonial public oùl'exposition du corps criminel venait porter au plein jourl'horreur conjuguée de la faute et de son châtiment» '. Laphotographie d'identification et l'ensemble des principes qui luisont liés manifestent, au contraire, le fait majeur de la captureradicale du corps par une technologie censée le vider de sasubstance politique au moyen d'une contrainte d'ordre pluspsychique que physique. Cependant, en accord avec Phéline, jeconçois qu'elle est le «premier acte punitif du rituel pénal» 2.

Par ailleurs, et comme le souligne l'auteur, la photographiejudiciaire a pu (et peut encore) servir à rendre manifestes leseffets du pouvoir dans la divulgation ostentatoire des corpscapturés et - dans certains cas - bientôt éliminéS 3• Pratique oùelle s'associe, effectivement, à la stratégie du corps marqué etabandonné tel quel comme signature du pouvoir.

149VUE SUR LE PANOPTICON DE FOUCAULT

1. Dans Surveiller et punir Michel Foucault choisissait, 'p0u~ sa part, d'a socicr lamachine à vapeur et le microscope d'Amici à la technique « IDqulstlonale ».

La photographie comme discours métaphorique

A côté de cette photographie considérée comme purinstrument des disciplines, il est urgent d'en mentionner uneautre qui constitue, en quelque sorte, l'exacte contradiction dela première. Il s'agit de ce corpus d'images qui fit sienne, d~s

les premiers pas de la photographie, la thématique d~ vou'.Infinie rhétorique du regard qui dissimule l' œil pour mle~x ledivulouer ensuite grâce à l'utilisation des instruments optIques- lunOettes, jumelles, objectif, chambre noire, tous intensifi­cateurs de la capacité visuelle et, donc, la soulignant - commeautant d'artifices théâtraux instituant une scène. On songe auxinoubliables portraits de la comtesse de Castiglione réalisés parPierson vers 1860. Est-il permis d'envisager ces images sousl'anale d'une portée ludique? Certainement. On sourit, ons'ar:use, on apprécie l'intelligence d'un jeu abyssal où la ~isionmène la danse. Dans la représentation théâtrale des apparel1s duvoir, le spectateur discerne, rapidement, le principe d'uneparodie moqueuse. .

II peut paraître hardi de considérer la photographIe commeune fille légitime des disciplines 1. Et pourtant.

Le processus de fabrication de la photographie impo~e d~s

étapes successives - prise de vue, dével~p'pement~u negatlf:tiraoe - jusque dans le moment d'apparItIOn de 1 Image qUIs'oI~anise, comme on sait, autour du principe de l'image latenterévélée puis fixée par différents bains chimiques. Elle est do?c,pour sa part, entièrement tributaire d'un découpa~~ ~patlo­

temporel rigoureux rappelant l'économie de la dL~ISIO~ dutravail. Relative également à l'investissement maXImalIsantl'instant, elle apparaît, dans son concept. ~ê~le, p~f~it~m~nt

compréhensible dans les termes d'une utlhsatIOn dlscI~hnalre

de l'espace et du temps. Car il en va de l'espace comme Il e~ ~a

du temps: le photographe le sait bien, lui qui d~coupe" ChOlS:~,

écarte' établit une hiérarchie de valeurs au sem du reel qu LIcaptur~. Cependant, si cette compréhension de la photographienous agrée, force est de constater, images à l' app~i, qu' elle ~ suprendre du champ dans le milieu de sa productIOn esthétrque

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1. Cf. Thierry LENAIN, «La mort de l'art selon Jean Baudrillard », Actes du XXIV"COI/grès de l 'A. S.P.L. F. , La Vie et la mort, Poitiers, 1996, p.162-164. JeanBAUDRILLARD, Simulacres et simulations, Paris, Galilée, 1981, notamment p. 17, 133.134 et 229-236.

2. Jean BAUDRILLARD, L'Echange symbolique et la mort. Paris, Gallimard, 1976,p.17-21.

3. Jean BAUDRILLARD, Simulacres ... , p. 133-134.4. Chez Baudrillard. il n'y a plus de différence entre le réel et l'imaginaire parce

que le réel, lui-même, n'est plus possible. Seule demeure «la précession dessimulacres ». Cf. ibid., op. cit., p.9-12.

par rapport à ce qui lui a donné naissance. Distance qui s'estexprimée, comme on l'a vu, jusqu'à la représentation dupouvoir parodié. On objectera, peut-être, que ce n'est pas lepouvoir que la photographie représente dans cette rhétorique duvoir mais elle-même, que, dans un retournement ironique, c'estelle-même qu'elle mime, c'est d'elle-même qu'elle se moque.Et c'est en fait probablement le cas. Cependant, sa parentéoriginelle avec les disciplines autorise d'associer cette lecture àl'interprétation d'une mise en œuvre par la photographie d'unregard critique qui prend les règles des disciplines pour cible àtravers leur traduction moqueuse et parfois acerbe.

La photographie n'est pas seulement cette aimable pratiquequi, comme on aime trop souvent se la représenter, accumulepassivement quelques fragments de réel pour en faire un beaulivre d'images. Comme l'affirme Jean Baudrillard, le geste duphotojournaliste peut être conçu comme la réinjection massived'effets de réels 1 au vu de l'ébranlement contemporain de celui­ci. Pourtant, je ne considèrerai certainement pas la photographiecomme étant le fait d'une «culture de la neutralité» dont lessignes engendrés peuvent s'échanger passivement entre euxdans une commutativité générale rendue possible par la«révolution structurale de la valeur» 2. Je n'associerai pas nonplus indifféremment et sans tenter de repenser des niveauxdistincts d'expression, l'instantané au superficiel, au manquepathologique de contenu singulier 3• Une partie de la productionphotographique qu'il faut rattacher à son exercice esthétique,consiste en un discours purement métaphorique situé de plain­pied dans un imaginaire «légitime»'. Discours en images qui,plutôt que de collectionner platement le réel, s'évertue à le« casser» pour découvrir, entre ses fragments recueillis, lapossibilité d'une nouvelle scène. Images qui ont su redéfinir les

Tamara KOCHELEFFUniversité Libre de Bruxelles.

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limites de l'objet esthétique; qui manifestent une faille dan lesystème très clos de Foucault et contestent violemment lesignes lisses et transparents de Baudrillard. Photographies quiont donné au sujet, dès 1839, la possibilité d'exprimer undiscours politique ous la forme du métaphorique. Car c'estaussi le rôle de l'ombre dans la photographie de Feininger quede laisser apparaître celui qui, pourtant, s'y dissimule.

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PORTRAIT DE GROUPE AVEC UN CHIEN

Les Ménines de Vélasquez sont l'ua des tableaux les plusanalysés et les plus commentés de l'histoire de l'art'. Il n'em­pêche que, bien loin même d'avoir tout lu, je pense pouvoirréaffirmer à leur égard ce principe de l'excédent de sensdébordant a priori tout commentaire possible. L'œuvre, - à cepoint multiple, - semble dotée d'un effet de polysémie as­surément congénital. On peut dès lors remettre une fois encoresur le métier de haute lisse le merveilleux carton.

Michel Foucault ne s'y était pas trompé: c'est une peintureépistémologique, une conjonction de lumière et de formes oùregard et miroir se croisent pour instaurer, en les nouant, tousles prestiges et tous les chatoiements du visible. Non sans ques'y exprime un certain statut, - pour lui «classique », - de laconnaissance. Nous y reviendrons. Il adopte en tout cas laposition traditionnelle qui consiste à voir le vrai sujet del'œuvre dans un portrait du couple royal, ou plutôt d'y trouverl'alibi réel rendant possible la fantasmagorie d'envers de décor,incroyablement osée, que constitue cet auto-portrait dans ungroupe. Le miroir du fond serait donc la référence indirecte aumotif, principal et par ailleurs inavoué, du double portrait du roiPhilippe IV et de la reine Mariana.

Or, une hypothèse toute récente pourrait venir troublerquelque peu le miroitement de ces eaux calmes. Nous la devonsà Michel Thévoz dont le dernier essai' consacre à notre tableauquelques pages très éclairantes. Passons sur le mauvais goût,structuraliste ou lacanien, du sous-titre évocant le miroir et<<l'in-fente». Cela reste sans importance, au vu de la thèse,novatrice et juste, qui nous suggère de voir dans ce tableau lareprésentation du peintre en train d'exécuter le portrait de

1. Le dernier recensement critique semble être celui de C. KESSER, Las Menlll(lSvon VeJasque~ Eine Wirklfflgs-und Releptions-geschichte. Berlin, 1994.

2.Le miroir infidèle. Paris, Minuit, 1996. Voir spécialement les p.36-54.

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2. Pour la plupart des commentateurs, il entrait dans l'atelier, ce qui ne concordepas avec la position de la jambe et du bras droits. suggérant plutôl un mouvementascendant.

l'infante Margarita, et qui se regarde, comme elle, dans unmiroir. Miroir oblique, s'entend, à l'intersection parfaitementperpendiculaire des doubles regards du peintre et de sonmodèle. Les autres portraits connus de l'infante et l'inversion del'image par rapport à eux plaident avec force pour cette mise enplace qui pourrait passer, en un premier temps, pour la plussimple et la plus traditionnelle: le double portrait, au miroir, dupeintre au travail et de son motif. On pourrait même imaginer,plutôt que l'effet de «zoom arrière» postulé par Thévoz, que lemiroir eût pu être de dimension telle que s'y reflétât l'image,non seulement de Margarita, de Vélasquez et de la premièreménine, Maria-Agustina Sarmiento, mais encore du groupe dedroite et de toute la pièce; le cube évidé se reconstitue ainsi àl'arrière du peintre et des groupes d'avant-plan, jusqu'à l'autremiroir, apposé à l,a paroi du fond, et jusqu'à la porteentr'ouverte sur la silhouette sortante, sur champ d'or, duchambellan Nieto Vélasquez.

Reste à expliquer l'apparition du couple royal. Thévoz y apensé, comme il a pensé à la tricherie du peintre qui sereprésente, comme il se doit, peignant de la main droite. Pour leroi et la reine il faudrait imaginer selon lui qu'ils. viennentd'entrer à l'improviste par la droite (sc. la gauche sur notretableau) et qu'ils sont en dehors du champ du miroir principal,orienté comme on l'a vu. Tout occupée à s'admirer, la petiteinfante ne s'est pas encore rendu compte de leur arrivée, pasplus que le peintre, qui regarde de l'autre côté. La deuxièmeménine pourtant, celle qui fait la révérence, vient de lesapercevoir l, de même peut-être que le courtisan debout près dupilastre. Enfin, prêt à quitter la pièce, dans le fond, Nieto,s'arrête et se retourne: il les a vus, lui aussi 2.

On pourrait dès lors reprendre, mais à la tierce mineureseulement, les considérations analogiques sur le statut d'unereprésentation conceptuelle, qui serait comme le résultat d'uneffet de miroitement du réel, - fût-ce sous l'option nominalisteoù les «mots» y viendraient dédoubler les «choses », - ouencore les extrapolations psychologiques ou psychanalytiquesquant à un hypothétique stade du miroir, ponctuant la consti­tution du moi à un moment donné de son évolution. Bien sûr,on peut toujours extrapoler à condition de le dire clairement. Ceque fait Foucault tout au long de son beau préambule.Toutefois, lorsqu'il nous propose de voir l'infante au centred'une composition en forme de croix de Saint-André, il se livrelà à une spéculation formelle que connaissent bien lesesthéticiens, voire les historiens de l'art, et dont l'aspect •aléatoire ne peut échapper.

Je proposerai pour ma part un autre plan de lecture, quirelève plus d'un effet de position que d'un schéma de compo­sition. On peut en effet difficilement douter du fait que l'artisteait été sensible à l'étagement perspectif de ses personnages. S'ilest, d'ailleurs, un point de vue minimal et irréductible, c'est, ceme semble, celui de l'artiste qui se veut virtuose des lois de laperspective, qui en joue avec l'audace et l'inattendu dignesd'un baroque, tempéré de lumière miellée et d'angles tirés àl'équerre. Si, donc, nous regardons cet instantané figé, - commel'éclair ou la vague,- grâce aux lepteurs concertées de la paletteet de la main au revers de cette toile qui sans cesse nouséchappe et nous apparaît dans la profusion de ce qui simulta­nément se donne et se retire, nous voyons quatre ensemblessuccessifs' composés chacun de trois figures et qui serépartissent en deux avant-plans, un plan médian et un arrière­plan plus lointain, aux limites du cube, fermé ou presque ...Partons du fond, justement. Entre une porte ouverte et une portefermée, le miroir, comme le dit Foucault, nous montre l' invi­sible, l'image hors-champ, tandis que le fond d'or ascendant del'escalier dont on voit les six premières marches nous rappelleau jour d'une Castille lumineuse, contrastant avec la pénombredu fond de l'atelier et du plan médian. Cette pénombre nous

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1. On ait que cet intitulé ne remonte qu'au XIXc siècle. En revanche, au XVIIc,un catalogue des collections royales parle de la «Famille" ... sans qu'il faille pourautant tomber dans l'excès qui consisterait à voir dans le «miroir" du fond un vraiportrait comme le pense G. KUBLER, «The miror in Las Meninas", Art Bulletin, juin,1985.

2. C'est une hypothèse implicite de cette nature qui avait sans doute amenéjusqu'à la fin des années 60 les conservateurs du Prado à placer, juste en face dutableau. un grand miroir correspondant à l'image, afin que nous puissions voir ce quele peintre, sans doute, regardait vraiment.

empêche d'ailleurs de bien voir les deux tableaux accrochéssymétriquement au-dessus des deux portes sur le mur du fond:une Pallas et Arachné selon Rubens, semble-t-il et, à droite, unApollon et Marsyas selon Jordaens. Toujours dans la pénombreet à l'issue du plan médian en venant vers l'avant, apparaissentle peintre et les deux courtisans, sur une même ligne, en laissanttoutefois le centre parfaitement dégagé. Sur la ligne d'avant etpartant de ce centre précisément, on voit, réparties en triangle,l'infante en petite figure de proue et ses deux suivantes, dontl'une lui tend le plateau et l'autre fait la révérence au roi, qu'ellevient sans doute de voir entrer. Enfin, tout à l'avant-plan, àdroite, également répartis en triangle, viennent la naine - quinous regarde -, le nain Nicolas Pertusato, sous les espèces d'uncharmant enfant, et le chien.

Ce quadruple étagement dans l'espace du cube évidé,supposant depuis le fond deux lignes horizontales, l'une courteet l'autre longue comme on l'attend en perspective naturelle, setermine par deux investissements triangulaires pointés, l'un surle front de la petite infante Margarita, l'autre sur le front duchien, apparemment endormi. Scrutons un peu ces deuxderniers ensembles. Les deux ménines lamées-argent et l'in­fante toute dorée, nœud rose et rubans rouges, semblent formerle centre de gravité de la composition. L'intitulé récent deMeninas semblerait ainsi pouvoir se justifier 1. Pourtant, le vraicentre, c est Margarita, comme dans les portraits de Vienne oùl'on ne voit qu'elle.

La première intention de l'artiste n'était sans doute que defaire à nouveau son portrait, mais dans un miroir. L'idée lui seraaussi venue de s'auto-représenter, au miroir, comme de juste.Enfin, d'audace en audace, il agrandit le champ du miroirjusqu'aux confms de la pièce 2 où il parvient, avec une virtuosité

157PORTRAIT DE GROUPE AVEC UN CHIEN

1. Voir notamment E. LAFUENTE-FERRARI, Vélasquez, Genève, Skira, 1960 (trad.J.Lassaigne), p.112 ainsi que P.M.BARDI, dans la «Documentation" de TOIlf l'œuvrepeint de Vélazquez (sic), Paris, Flammarion, 1969, il!. 117.

Or, ce sont eux qui, pour nous, sont les plus proches: lanaine Mari-Balbola fascinée par le miroir et le petit Nicolas quitaquine du pied l'échine de celui que nous pourrions presquetoucher nous aussi. Mais pourquoi cette position d'avant-scèneet de grande prox.imité, dûment concertée? On sait queVélasquez aimait et représentait les nains présents à la cour: ilnous en a laissé une série de portraits pleins de vie et toutempreints d'humanité. Ici, en l'occurrence, face au mondecompassé où tous les gestes semblent suspendus devant lamédusante merveille du miroir, ils sont les seuls à s'exprimer ouà bouger: le cinétisme du jeune Nicolas et 1 effet de trembléapporté au rendu de ses mains a, dès longtemps, surpris ouprovoqué l'admiration des commentateurs 1. Quant à l'éton­nement de Balbola devant sa propre image, quelle fraîcheur,quelle vérité, quelle absence de pose ou d'afféterie! Le chien nepose pas lui non plus, faut-il le dire. Il garde les yeux clos, l'airun peu renfrogné et, plutôt que de réagir au petit pied quil'agace, il semble lui transmettre sa force, tandis que sa patteavant tranquillement posée sur le sol pourrait presque sortir ducadre, si l'envie lui venait de s étirer. Quand je dis «renfrogné »,je pense plutôt «concentré» sur son intériorité et son repos. Caril ne dort pas. li ne faut pas s'y tromper. C'est peut-être mêmelui le témoin privilégié, qui enregistre tout, sans rien manifesterd'autre qu'une présence ou qu'une force d'évidence qu'ilimpose à l'adresse de tous les autres regards.

Quand je pense que Foucault ne le comptait même pascomme l'un des' «huit personnages» du portrait de groupe, sans

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étourdissante, à loger les souverains et son parent cependantqu'au-devant des deux courtisans, homme et femme, tenus dansl'ombre du pilastre aux fenêtres fermées, il place dans l'avancéela plus lumineuse le groupe incongru des nains de compagnieet de l'animal têtu.

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Page 65: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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1. Les mots et les choses (une archéologie des sciences humaines), Paris.Gallimard, 1966. p.27.

compter les ombres du fond '. Or, non seulement il est unpersonnage à part entière, mais peut-être pourrait-il nous offrirune clé d'entrée en cet univers dont il est comme le gardien etle fidèle serviteur. Il s'en dénote pourtant parce qu'apparem­ment la visualité ne le concerne pas: pour lui, aux yeux clos,pas de miroir, pas de Narcisse, pas de représentation! Et n'allezpas dire qu'il incarne, sans plus, l'animalité endormie, car c'estjustement lui l'éveillé, parmi la sieste de la cour. Avec le groupedes deux nains, il contrebalance toute la mise en scènereprésentative - sur laquelle il veille néanmoins en faisantsemblant de dormir. C'est lui, enfin, qui dit la «vraie vie» faceau divertissement et nous rappelle à la source cachée face auxmondanités de l'apparence. Il est presque dans le rôle et dans laposition du crâne de vanité en contrebas d'une femme à satoilette. Et il Y aurait là, rien que là déjà, de quoi suspendre legeste du peintre, la révérence d'Isabel, les regards du roi et de lareine, de même que la fausse sortie du chambellan par sonéchappée de lumière.

Certes, il ne faudrait pas rendre plus emphatique qu'il nel'est le rôle du gardien et si j'y insiste un peu, c'est pour pallierun manque, général, d'égards et d'attention. Cela dit, sonmutisme nous reconduit néanmoins vers un en-deçà de lareprésentation, une sorte d'univers édénique d'avant la scissionoù le geste, la parole (s'il y en avait) et la chose ne faisaientqu'un. En définitive, il s'inscrit au bas de l'œuvre comme undéni de l'apparaître et de tous les dédoublements, verbaux ouconceptuels. Il risquerait même d'être très dérangeant, s'iln'était si discret...

Pour en terminer, en revenant à Michel Foucault, rendonshommage à cette ouverture qui est désormais un texte d'antho­logie, commençant par les mots:

«Le peintre est légèrement en retrait du tableau. Il jette uncoup d'œil sur le modèle; peut-être s'agit-il d'ajouter unedernière touche, mais il se peut aussi que le premier traitencore n'ait pas été posé. Le bras qui tient le piriceau estreplié sur la gauche, dans la direction de la palette; il est,pour un instant, immobile entre la toile et les couleurs. Cette 1. Op. cit., p. 19.

2. L'origine de la perspective. Paris, Flammarion, 1987, p,387 et sqq.• 3. Pour ce qUI est des. historiens, voir la superbe biographie de Saint-Paulien.

Velasquez et son temps (pans, A.Fayard, 1961) qui consacre à peine dix lignes à notretableau, mais qui nous en livre l'environnement précis, aigu et ironique, sous l'intitulé«Où le grand fourrier loge la cour dans un cube» (p. 187 et sqq). Quant auxphilosophes, j'ai récemment souligné leur volonté plus ou moins concertéed'économie culturelle, voir «Le principe de Pococurante» Cahiers Illtematiolll/UX deSymbolisme, n083-85, 1996, p.137-140.

159PORTRAIT DE GROUPE AVEC UN CHIEN

main habile est suspendue au regard; et le regard, en retour,repose sur le geste arrêté. Entre la fine pointe du pinceau etl'acier du regard, le spectacle va libérer son volume» 1.

Le bel incipit se termine sur le latinisme inattendu qui faitrimer l'acier avec l'acuité du regard (acies), de même qu'il situed'emblée la réflexion dans un interstice d'attente, et donc,d'intentionalité. Même si le développement se fera plus figuratifet plus représentatif, selon les besoins de la thèse, cette entréeen matière, du meilleur aloi, avait une résonance phénoméno­logique qui m'avait ravi dès l'abord et dès ma première lecture.Dommage que l'auteur n'ait pas développé davantage cevecteur-là, d'une présentation plutôt que d'une représentation,et d'un donné perceptif émergeant phénoménologiquement à lasurface de la conscience, plutôt que sur celle du miroir. Enfin,l'aspect de hors-d'œuvre, ou d'entrée, réservé à ce beau texte età cette œuvre stupéfiante, s'il assura pour une part le succèsimmédiat du livre, n'en tombe pas moins sous le doublereproche formulé par Hubert Damisch, qui y voyait un frontis­pice (alors qu'il en fera, lui, son point d'orgue 2) et surtout, unesorte d'illustration sans véritable contenu sémantique.

il est vrai que pour les historiens, comme pour les philo­sophes, l'art n'est souvent qu'exemple ou décoration, référenceanalogique ou documenP. Or, l'œuvre contient et transmet, entant que telle, un savoir: la vérité esthétique, si tant est qu'onl'approche ou qu'on la cerne, couvre à elle seule une branche,latérale et symbolique, de l'épistémologie. En l'occurrence,l'étourdissante maîtrise de l'espace figuré et de ses multiplesillusions se présenterait ici comme porteuse et tributaire de sonpropre déni.

Le Vélasquez des Ménines devant son chevalet, et malgré lacroix de l'Ordre de Saint Jacques qui viendra lui orner lapoitrine, n'en apparaît-il pas, déjà, quelque peu mélancolique?

Pierre SOMVIT..LEUniversité de Liège

PIERRE SOMVILLE158

Page 66: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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m. 1 Diego Vélasquez, Les Ménines, huile sur toile, 318 x 276 cm, 1656, Madrid,Musée du Prado. Photo du musée.

161PORTRAIT DE GROUPE AVEC UN CHIENPIERRE SOMVILLE160

Page 67: L'Image. Deleuze, Foucault, Lyotard

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Table des matières 162

TABLE DES MATIÈRES

De l'image de la pensée à la pensée sans image

par Pierre VERSTRAETEN................................................ 65

Imprimerie de la Manutention à Mayenne - Mars 2003 - W 76-03Dépôt légal : 1" trimestre 2003

Imprimé en France

Introduction

par Thierry LENAlN :........... 7

Jean-François Lyotard: le silence en peinture

par Rudy STEINMETZ : 13

Lafomle dévorée. Pour une approche deleuzienne d'Internet

par Mireille BUYDENS..................................................... 41

De la ressemblance: un dialogue Foucault-Magritte

par Dominique CHATEAU................................................ 95

Les aventures de l'image chez Michel Foucault

par Rachida TRIKI. 109

La photographie et le pouvoir. Vue sur le Panopticon de Foucault

par Tamara KOCHELEFF 127

Portrait de groupe avec un chien

par Pierre SOMVll.LE 153