lewis baltz, - david leclerc architecture · suburbain d’une banalité désespérante, et qui se...

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19 et conceptuelle pour affirmer son intérêt pour l’uni- vers urbain dans lequel il vit, parsemé de centres commerciaux, de zones d’activité, d’autoroutes, de no man’s land. Ces lieux et cette architecture « invi- sibles » n’intéressent personne alors qu’ils sont les symptômes d’une nouvelle ère urbaine. Son travail sera cependant repéré par la célèbre galerie new-yor- kaise Leo Castelli, qui expose, dès 1971, la série des Tract Houses, éditée et présentée comme une œuvre de 25 photographies qui ne forment qu’une seule pièce. Durant les années 1950 et 1960, les banlieues de Los Angeles connaissent une croissance très rapide. On construit vite et pas cher. Ce nouveau paradigme suburbain d’une banalité désespérante, et qui se déroule sous ses yeux, va devenir le sujet photogra- phique de Lewis Baltz. C’est aussi l’époque où le critique Reyner Banham – dans son livre Los Angeles : The Architecture of Four Ecologies, publié en 1971 – porte un nouveau regard sur ce territoire urbain, considéré dans le passé comme une simple banlieue et dans lequel il perçoit l’incarnation de la ville du futur. D É TAC H E M E N T En 1975, une nouvelle série, New Industrial Park near Irvine, fait partie de la mythique exposition New Topographics : Photographs of a Man-altered Landscape à la George Eastman House de Rochester, dont l’in- fluence sera immense, mais bien plus tard. Lewis Baltz est exposé avec huit autres photographes – qui ne se connaissent pas et ne forment pas école – mais qui ont en commun de porter un regard nouveau sur le paysage, comme Robert Adams, Stephen Shore ou encore Bernd et Hilla Becher. La série de Baltz sou- ligne les qualités minimalistes de l’architecture. Des photographies contrastées et frontales explorent la relation de la structure géométrique des bâtiments aux matériaux de la construction. Ces trois premières œuvres forment une trilogie essen- tielle, fondement du langage esthétique de l’artiste : le mode sériel, qui confère à son travail une dimension cinématographique, l’absence de présence humaine p o u rtant implicite par l’architecture et les paysages choi- sis, des vues frontales et des cadrages serrés, une lumière qui émane des objets eux-mêmes et des matières qui les composent. L’influence de l’ a rt minimal, et en par- 18 D’ARCHITECTURES 234 - AVRIL 15 Le paysage de l’Ouest américain a longtemps été un sujet de prédilection pour les pionniers de la photo- graphie américaine. Carleton Watkins et Eadweard Muybridge au XIX e siècle, puis Ansel Adams au XX e ont construit un regard idéalisé sur ces lieux gran- dioses et primitifs de la Californie. Dans l’une de ses œuvres maîtresses, California and the West (1940), Edward Weston explore sa profonde relation aux paysages sauvages de la Californie des années 1930. Il sera aussi le premier à photographier des lieux sans personne, à trouver la beauté dans l’architec- ture vernaculaire et à explorer les qualités esthé- tiques cachées des objets ordinaires. Ce paysage austère et dépeuplé, révélé par Weston, inspira aussi Lewis Baltz, dont l’œuvre apporte un éclairage nou- veau, mais profondément dystopique, sur le dévelop- pement urbain de la Californie de l’après-guerre. La disparition du photographe à l’automne dernier est l’occasion de rendre hommage à son œuvre. L ewis Baltz est né à New p o rt Beach, en Californie, en 1945, enfant unique d’une famille dont les parents ont une entreprise de pompes funèbres. Des maisons de bord de plage habitées par des célébrités du cinéma, il ne retiendra que la radicalité de l’ar- chitecture de la Lovell Beach House construite par Rudolph Schindler en 1926 à quelques pas de là. À 12 ans, il reçoit son premier appareil photo, et deux ans plus tard il travaille dans le magasin du photographe William Current : c’est au contact de cet homme, qui le forme à la technique et lui trans- met sa riche culture photographique et artistique, qu’il découvre sa vocation. D I RTY REALITY Durant ses études au San Francisco Art Institute, Baltz donne naissance à sa première série photogra- phique, Prototype Works (1967-1972), qui pose les bases de son travail d’artiste, une démarche objective M A G A Z I N E > PHOTOGRAPHE Lewis Baltz, un regard subversif sur le monde par Valérie Fougeirol et David Leclerc ^ « Tract House no. 4 », 1971, de la série The Tract Houses, tirage argentique. V « Southwest Wall, Vollrath, 2424 McGaw, Irvine », 1974, de la série The new Industrial Parks near Irvine, California, tirage argentique. En bas : « Construction Detail, East Wall, Xerox, 1821 Dyer Road, Santa Ana », 1974, de la série The New Industrial Parks near Irvine, California, tirage argentique. ^ « San Francisco », 1972, de la série The Prototype Works, tirage argentique. 18-23 PHOTOGRAPHE 234 5_SROK 17/03/15 12:23 Page 18

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et conceptuelle pour affirmer son intérêt pour l’ u n i-vers urbain dans lequel il vit, parsemé de centre sc o m m e rciaux, de zones d’activité, d’ a u t o routes, deno man’s land. Ces lieux et cette arc h i t e c t u re « i n v i-s i b l e s » n’ i n t é ressent personne alors qu’ils sont lessymptômes d’une nouvelle ère urbaine. Son trava i lsera cependant repéré par la célèbre galerie new - yo r-kaise Leo Castelli, qui expose, dès 1971, la série desTract Houses, éditée et présentée comme une œ u v re de2 5 photographies qui ne forment qu’une seule pièce.Durant les années 1950 et 1960, les banlieues de LosAngeles connaissent une croissance très rapide. Onconstruit vite et pas cher. Ce nouveau paradigmesuburbain d’une banalité désespérante, et qui sedéroule sous ses yeux, va devenir le sujet photogra-phique de Lewis Baltz. C’est aussi l’époque où lecritique Reyner Banham – dans son livreLos Angeles : The Architecture of Four Ecologies, publiéen 1971 – porte un nouveau regard sur ce territoireurbain, considéré dans le passé comme une simplebanlieue et dans lequel il perçoit l’incarnation dela ville du futur.

D É TAC H E M E N T

En 1975, une nouvelle série, New Industrial Park nearIrvine, fait partie de la mythique exposition NewTopographics : Photographs of a Man-altered Landscapeà la George Eastman House de Ro c h e s t e r, dont l’ i n-fluence sera immense, mais bien plus tard. Lew i sBaltz est exposé avec huit autres photographes – quine se connaissent pas et ne forment pas école – maisqui ont en commun de porter un re g a rd nouveau surle paysage, comme Ro b e rt Adams, Stephen Sh o re oue n c o re Bernd et Hilla Be c h e r. La série de Baltz sou-ligne les qualités minimalistes de l’ a rc h i t e c t u re. De sphotographies contrastées et frontales explorent larelation de la stru c t u re géométrique des bâtimentsaux matériaux de la constru c t i o n .Ces trois pre m i è re s œ u v res forment une trilogie essen-tielle, fondement du langage esthétique de l’ a rt i s t e : lemode sériel, qui confère à son travail une dimensioncinématographique, l’absence de présence humainep o u rtant implicite par l’ a rc h i t e c t u re et les paysages choi-sis, des vues frontales et des cadrages serrés, une lumièrequi émane des objets eux-mêmes et des matières qui lescomposent. L’influence de l’ a rt minimal, et en par-

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Le paysage de l’Ouest américain a longtemps été unsujet de prédilection pour les pionniers de la photo-graphie américaine. Carleton Watkins et EadweardMuybridge au XIXe siècle, puis Ansel Adams au XXe

ont construit un regard idéalisé sur ces lieux gran-dioses et primitifs de la Californie. Dans l’une de sesœuvres maîtresses, California and the West (1940),Edward Weston explore sa profonde relation auxpaysages sauvages de la Californie des années 1930.Il sera aussi le premier à photographier des lieuxsans personne, à trouver la beauté dans l’architec-ture vernaculaire et à explorer les qualités esthé-tiques cachées des objets ordinaires. Ce paysageaustère et dépeuplé, révélé par Weston, inspira aussiLewis Baltz, dont l’œuvre apporte un éclairage nou-veau, mais profondément dystopique, sur le dévelop-pement urbain de la Californie de l’après-guerre. Ladisparition du photographe à l’automne dernier estl’occasion de rendre hommage à son œuvre.

L ewis Baltz est né à New p o rt Beach, en Californie,en 1945, enfant unique d’une famille dont lesp a rents ont une entreprise de pompes funèbres. De smaisons de bord de plage habitées par des célébritésdu cinéma, il ne retiendra que la radicalité de l’ a r-c h i t e c t u re de la Lovell Beach House construite parRudolph Schindler en 1926 à quelques pas de là.À 12 ans, il reçoit son premier appareil photo, etdeux ans plus tard il travaille dans le magasin duphotographe William Cu r re n t : c’est au contact decet homme, qui le forme à la technique et lui trans-met sa riche culture photographique et art i s t i q u e ,q u’il découvre sa vo c a t i o n .

D I RTY REALITY

Durant ses études au San Francisco Art In s t i t u t e ,Baltz donne naissance à sa pre m i è re série photogra-phique, Prototype Works (1967-1972), qui pose lesbases de son travail d’ a rtiste, une démarche objective

M A G A Z I N E > PHOTOGRAPHE

Lewis Baltz, un re g a rd subversif sur le mondepar Valérie Fougeirol et David Leclerc

^ « Tract House no. 4 » , 1 9 7 1 , de la série The Tract Houses, t i rage argentique.V « Southwest Wa l l , Vo l l ra t h , 2424 McGaw, I r v i n e » , 1 9 7 4 , de la série The new Industrial Parks near Irvine,California, t i rage argentique.En bas : « Construction Detail, East Wa l l , X e r ox , 1821 Dyer Road, Santa A n a » , 1 9 7 4 ,de la série The New Industrial Parks near Irvine, California, t i rage argentique.

^ « San Fra n c i s c o » , 1 9 7 2 ,de la série The Prototype Works,t i rage argentique.

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ticulier le travail de Donald Judd, est évidente dansla position esthétique que développe Baltz. CommeFrank Ge h ry à la même époque, Baltz s’ i n t é resse aussiaux matériaux « p a u v re s » de ces bâtiments utilitaire sc o n s t ruits avec des budgets ridicules. Il confie qu’il est àla fois fasciné et horrifié par cette nouvelle sous-arc h i-t e c t u re, qui se répand partout et auquel il ne peut échap-p e r. Il tente d’ e xo rciser par son travail cet univers qu’ i lconnaît trop bien pour y avoir grandi : la re p r é s e n t a t i o nphotographique devient l’outil pour s’en détacher.

N O N - L I E U

À la fin des années 1970, Baltz investit de nouve a u xt e r r i t o i res. Pro g re s s i vement, ses cadrages vont s’ é l a r-gir et s’éloigner des bâtiments pour s’ouvrir sur lepaysage. Il photographie Reno, au Ne vada (Nevada,1977, e t Near Reno, 1986), un non-lieu donné à lamafia, un État délaissé où il découvre sa fascinationpour le désert qui se cache derrière la chaîne monta-gneuse de la sierra Ne vada. Il part ensuite pourl’ Utah, où la rapidité avec laquelle des espaces viergessont urbanisés le fascine. Park City est la plus grande

série que Baltz ait réalisée : 102 images documententle développement de cette ville nouvelle touristique,c o n s t ruite dans une vallée ravagée par l’ e x p l o i t a t i o nm i n i è re et les déchets qu’elle a générés. Baltz consa-c rera deux années à ce projet ambitieux, qui ouvrea vec des paysages de désolation et se ferme sur desvues intérieures de ces maisons ord i n a i res en coursde construction. Cette dialectique entre l’intérieur etl’extérieur re n voie à nouveau au langage cinémato-graphique. La série porte aussi un re g a rd iro n i q u esur une arc h i t e c t u re construite en bois mais trave s t i ede différents styles décoratifs et historiques que Ba l t zdissèque avec une acuité visuelle implacable. La mai-son devient un simple objet de consommation, une« real estate opport u n i t i e s » comme l’ a vait déjàconstaté Ed Ruscha dans son livre éponyme de 1970.Quand Baltz photographie San Quentin Point (1982-1983), c’est encore un site non développé de la baiede Marin County. Il dépeint un terrain abandonnésur lequel les feuilles, la terre et les pierres se mélan-gent aux traces de pneus, bouteilles, papiers et autredébris re l e vant le manque de respect humain

M A G A Z I N E > PHOTOGRAPHE

^ « Prospector Vi l l a g e, Lot 102,looking We s t l » , 1 9 8 0 ,de la série Park City.> « Prospector Pa r k , S u b d i v i s i o nPhase I, Lot 29, l o o k i n g .Southeast toward Masonic Hill » ,1 9 8 0 , de la série Park City.

^ Série San Quentin Point n ° 4 1 , 1 9 8 3 .

Lewis Baltz est fasciné et horrifié par cette nouve l l es o u s - a rc h i t e c t u re, qui se répand p a rtout et auquel il ne peut échapper.

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pour ce territoire. Le site – une ancienne carrière– génère une confusion entre un territoire « fait parl’ h o m m e » et la persistance d’une nature endémique.Les premiers travaux de Baltz étaient photographiésen vision frontale, mais ici il pointe l’objectif vers lebas pour que le sol remplisse le cadre. Il exprimepour la pre m i è re fois une émotion et une interpré-tation subjective qui va au-delà de son aspiration àune objectivité présente dans ses précédentes séries.

A BA N D O N

Candlestick Point (1987-1989) sera la pre m i è re etunique commande du photographe aux États-Un i s .Baltz y consacre quatre années au total. Il y est ques-tion de photographier un lieu dans son abandon.Une zone port u a i re de la baie de Sa n Fr a n c i s c o ,anciennement occupée par des chantiers navals, estd e venue une vaste décharge qui doit être transforméeen parc. Ce terrain vide et vague est traité en8 4 images, dont 12 en couleurs, qui en font une sérieà part et un tournant dans l’ œ u v re de Baltz, abou-tissant à un « plus rien dans ces photographies » .Dans cette dernière série californienne, les imagessont toutes équivalentes, elles se ressemblent toutes.Seule l’apparition de la couleur est significative d’ u nchangement. Si Stephen Sh o re, au MoMA en 1976,a vait bien ouve rt le champ de la couleur, Baltz attendla fin des années 1980, et surtout la fin de l’ e m b a l l e-ment pour la couleur, pour l’ i n t é g rer de manièredésaturée et en l’alternant avec le noir et blanc.Ru p t u re ou transition, Candlestick Point est la re n-c o n t re parfaite du fond et de la forme, l’ a b o u t i s s e-ment qu’il ne répéterait plus. Pièce unique faite den o m b reuses images, qui ne fût jamais scindée, ellereprésente une investigation subve r s i ve du mondephénoménal. Celle d’un paysage étrange et atypique,r a vagé par l’activité humaine, qui évoque les œ u v re sde l’ a rtiste Ro b e rt Sm i t h s o n .

R E TOUR AU VIEUX MONDE

À la fin des années 1980, Baltz s’installe en Eu ro p eoù son travail est reconnu et des commandes lui sontp roposées. Il enseignera en Suisse et en Italie jusqu’ àla fin de sa vie. Ami de Jean No u vel, il collabore ave cla revue L’Architecture d’aujourd’hui sur une invitationdu rédacteur en chef Je a n - Paul Ro b e rt, où il pro p o s edes articles sur l’ a rt contemporain. Ce changementde vie correspond également à un changement danssa pratique photographique : il utilise désormais

e xc l u s i vement la couleur. Ce sont de nouveaux tra-vaux, souvent de grands formats, et des commandesdans l’espace public, qui témoignent de nouve l l e spréoccupations politiques, comme la surveillance etla technologie, devenus omniprésentes. Pour les Sitesof Technology, il explorera de nombreux sites indus-triels – notamment français –, où les accès lui sero n tfacilités. Ces photographies révèlent l’étrangeté etl’anonymat de ces nouveaux lieux de production oùl’informatique occupe une place de plus en plusi m p o rtante. Son exposition rétro s p e c t i ve « Ru l e sWithout Exc e p t i o n » – dont le titre est emprunté àWim Wenders – fera l’objet d’une tournée interna-tionale. En 2013, le Getty Re s e a rch Institute a achetéles arc h i ves de Lewis Ba l t z .L’ a p p a reil photo, disait-il, a été une devise qui sou-vent fonctionne mieux comme défense existentielleque pour communiquer : « J’utilise la photographiepour me distancier d’un monde que j’ai détesté et queje n’ a vais pas le pouvoir de changer. » Son intérêt étaitcentré sur les choses qui étaient prophétiques et ave clesquelles nous sommes contraints de vivre .

L’ œ u v re complète de Lewis Baltz (Wo rks) et ses écrits (Te x t s )ont été publiés chez Steidl. Le catalogue de l’exposition au BALen 2014, « Common Ob j e c t s », explore l’influence du cinémasur l’ œ u v re de Lewis Baltz (Steidl, 48 e u ros). Le catalogue del’exposition « Rules Without Exc e p t i o n » édité par Scalo est dis-ponible d’occasion. L’ œ u v re de Lewis Baltz est représentée parla galerie Thomas Zander à Cologne et la galerie Luisotti à LosAngeles. Nous re m e rcions la galerie Thomas Zander pour lesphotos de cet article. PPh o t o s : © Lewis Baltz, courtesy Galerie Thomas Za n d e r,C o l o g n e .

^ « O f f i c e, M i t s u b i s h i » , Vi t r é ,Fra n c e, 1 9 8 9 - 1 9 9 1 , de la série Sites of Technology.

Série Candlestick Point, 1 9 8 7 - 1 9 8 9 . ^ Ti rage argentique. V C - P r i n t .

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