les nouveaux habits de l’information
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INFORMER ATIL ENCORE UN SENS ?
LES NOUVEAUX HABITS DE L’INFORMATION
■ THOMAS BRONNEC ■
O n imaginerait presque, ici, un héros balzacien accoudé à lafenêtre qui, pardelà les toits en zinc, rêve sans cesse à laconquête de Paris. Et l’on ne se tromperait guère, après
tout : cette chambre de bonne, sous les combles d’un immeublecossu de la rue Mazarine, abrite son lot de Rastignac. Ils sont cinqou six, scotchés devant des ordinateurs portables semés à chaquecoin de table. Passant de l’un à l’autre, Johan Weisz, 24 ans,toujours étudiant à l’Essec, distille ses conseils et ses recommandations, rédacteur en chef pressé de la petite armée de StreetReporters. Comme son nom l’indique, ce média qu’il vient de lancer sur Internet fait avant tout confiance à l’homme de la rue. Lesjournalistes, sur ce site, n’ont pas leur carte de presse. « Ce sontdes jeunes qui s’emparent d’un sujet, explique Johan, et que nousaccompagnons dans la réalisation. Nous leur fournissons desconseils et du matériel. »
Fatiguée par une journée passée au milieu des manifestations d’internes en médecine, une caméra à peine plus grandequ’un appareil photo se recharge tranquillement dans un coin de
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l’appartement. Jour après jour, cette caméra passe de main enmain. Demain, peutêtre, vous qui lisez cet article, vous vous enemparerez aussi pour vous transformer en reporter d’un jour. Vouspréférerez, pourquoi pas, un magnétophone numérique ou unappareil photo. Ou bien vous vous contenterez, après tout, d’écrirece que vous avez vu. L’Internet sera, en tout cas, le réceptacle del’histoire que vous raconterez. Vous parlerez, potentiellement, aumonde entier. Vous êtes même en retard. Des millions de gensvous ont déjà pris de court, communiant dans la même utopie du« tous journalistes ». « La révolution qui a eu lieu au début desannées quatrevingt avec la bande FM, on est en train de la vivreaujourd’hui sur le Web », s’enthousiasme Bernard Abouaf, 40 ans,« l’ancêtre » de l’équipe de Street Reporters, avant de poursuivre :« Il y a eu une période Actuel, il y a eu une période Radio Nova, ily a maintenant une autre période qui s’ouvre, et laisse la place àun grand média participatif sur Internet. On veut que ce soit nous. »
Le créneau, pourtant, commence à être encombré. StreetReporters n’est ni le premier ni le seul à faire confiance aux internautes pour participer à la production de l’information. Même s’ilsen ont tiré des enseignements différents, parfois opposés, leréseau Indymedia, Samizdat.net, Citizenside, Rue89, Lepost.fr,AgoraVox, Desourcesûre.com, LaTélélibre, Come4News et le petitdernier, lancé par Edwy Plenel, Mediapart, sont tous nés d’unmême constat, accéléré par l’explosion des blogs, ces carnets debord qui permettent à tout un chacun de donner de la voix : ladiffusion de l’information ne peut plus être verticale, et le journaliste n’est plus cet intouchable qui distille la bonne parole et regarde,un brin hautain, son audience la recevoir sans broncher, commeune vérité révélée. Il doit prendre en compte les réactions, lesenvies, les critiques de son lecteur. Didier Pillet, le directeur de larédaction de Ouest France, s’en est aperçu depuis qu’il a commencéà animer son blog quotidien, il y a deux ans : « Les internautes ontbesoin de savoir qu’à l’autre bout du clavier, il y a quelqu’un etdès qu’ils le sentent, un véritable dialogue s’engage. C’est unecommunauté d’amis, qui vous engueulent, qui vous font desreproches. J’en ai rencontré certains, notamment un père defamille divorcé qui se battait contre le mode de fonctionnement dela justice. C’est lui qui m'a donné l’idée d’aborder ce thème dans
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le journal. » Ce sont aussi ces échanges avec les lecteurs qui ontdonné à Laurent Mauriac l’idée de fonder Rue89, avec deux autresanciens de Libération, comme lui. « Pierre Haski tenait son blog àPékin, Pascal Riché et moi, qui étions correspondants àWashington et à New York, en partagions un. On a ainsi découvertune nouvelle relation avec le lecteur, très différente de celle àlaquelle nous étions habitués. On avait la possibilité de discuteravec eux, d’entrer même, parfois, dans des relations de coopération. Je me souviens d’une enquête que je réalisais sur l’assurancemaladie, que j’ai pu compléter et approfondir grâce aux échangesque j’avais avec les lecteurs de mon blog. » Cette culture participative est au centre de la charte éditoriale de Rue89. La majorité desarticles, qui exploitent les potentialités du multimédia en mixantl’écrit, le son et la vidéo, sont certes encore réalisés par des journalistes, ceux de la rédaction, ou des indépendants, souvent basésà l’étranger. Mais ils sont suggérés, commentés, analysés, critiqués,par les internautes, qui savent aussi, parfois, montrer leur expertisesur un sujet que la rédaction de Rue89 met alors en avant. Onpeut ainsi découvrir un article sur la rémunération des stagiairesécrit par une étudiante, la critique d’une exposition rédigée par unconsultant photo ou la chronique d’un réalisateur de cinéma quitient le blog de son making of.
Impensable, pour le moment, chez les vieux médias, qui secontentent pour l’essentiel de reproduire sur Internet une diffusionverticale de l’information. Ils sont évidemment attentifs à la cultureparticipative qui a émergé du Net, mais ne savent pas encore comment la marier avec leur histoire, leurs réflexes et leurs pratiques.Ce n’est pas un hasard si le Monde a choisi un autre nom pour sonexpérience de site participatif, Lepost.fr. En s’y baladant, on adavantage l’impression de baigner dans la culture Skyrock quedans celle du quotidien de référence : à côté de l’actualité classique, souvent traitée sous un angle très pédagogique, on trouvedes articles loufoques, potaches, sans que rien ne les distingue.Benoît Raphaël, rédacteur en chef du Post.fr, assume le côté« décomplexé » du site et explique : « Nous avons voulu faire unsite très générationnel : nous nous adressons essentiellement aux1530 ans, c’estàdire à des gens pour qui information et divertissement ne sont pas incompatibles. Nous ne leur imposons pas
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notre agenda, notre sélection. Au contraire, nous leur proposonsun flux continu d’informations qu’ils peuvent euxmêmes alimenter et dans lequel ils piochent en fonction de leur intérêt personnel, grâce à une navigation par tag, c’estàdire par motsclé, oupar l’intermédiaire des moteurs de recherche, qui les amènentdirectement sur la page qui les intéresse. » Huit journalistes travaillent pour le Post, mais plus de 2 000 personnes y ont ouvertun compte pour publier leurs propres billets. De son côté,Agoravox, pionnier en France du « journalisme citoyen », n’a mêmepas de rédaction et fait entièrement confiance aux internautespour remplir ses pages : plus de 23 000 rédacteurs, plus ou moinsréguliers, y sont répertoriés. On y trouve davantage d’éditorialistesque de journalistes d’investigation et le commentaire y est bienplus répandu que la révélation. Pourtant, le site ne veut plus serésumer à une sorte de Café du Commerce géant. Fin septembre,il a publié une enquête réalisée sous la direction du journalisteJeanLuc MartinLagardette, à partir des contributions postées par lesinternautes euxmêmes. Pas moins de 57 pages pour faire le tour dela question de l’obligation vaccinale. « Nous avons voulu nous servirdes connaissances de notre vivier d’internautes, expliquait JeanLucMartinLagardette à l’époque. Nous sommes persuadés que chaquecitoyen est potentiellement capable d’identifier des informationsoriginales ne bénéficiant pas toujours de couverture médiatique. »
La revanche du public sur les médias
Agoravox rêve de rééditer en France le succès de Oh MyNews, un site d’information sudcoréen fondé en 2000 et dont ils’est largement inspiré. Il en est encore loin : Oh My Newsemploie une quarantaine de journalistes et, via un système depourboires laissé par les lecteurs, rémunère également ses contributeurs, qui sont aujourd’hui près de 60 000. On prête même ausite, fondé par Oh Yeonho, 42 ans, une influence décisive surl’élection de Roh Moohyun à la présidence de la République en2002. Agoravox a bien tenté de peser sur la présidentielle cetteannée en proposant d’organiser, avant le premier tour, un débat
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entre les principaux candidats, en se servant de la communautédes blogueurs et des médias en ligne comme caisse de résonance.Mais sans y parvenir. « Nous avons commis certaines erreurs etavons fait preuve de quelque naïveté », confiait alors Carlo Revelli,le fondateur du site, surpris par le peu d’intérêt que sa démarcheavait suscitée au sein de la presse traditionnelle, notamment lapresse écrite. Un épisode révélateur de la méfiance – et le mot estparfois faible – qui s’est installée entre les journalistes « amateurs »et les journalistes « professionnels ». Pour en retrouver l’origine,Laurent Mauriac estime qu’il faut revenir près de vingt ans enarrière : « Contrairement à la télé et à la radio, la presse n’a paspris le virage de la participation du public dans les années quatrevingtdix », expliquaitil dans un commentaire déposé sur le BigBang Blog, le site de Daniel Schneidermann, en novembre 2006. Iltravaillait alors encore pour Libération à New York et poursuivait :« Quand la radio a multiplié les émissions de talkshow, les journaux en sont restés à un courrier des lecteurs figé qui, d’unecertaine manière, entretient la césure entre les journalistes et leurpublic, puisqu’il ne repose pas sur la notion d’échange mais dejuxtaposition. Cette coupure a fini par avoir des conséquences terribles pour toute la presse. Nous en payons le prix aujourd’hui :une méfiance de plus en plus forte, une incompréhension, un fossé,une désaffection. Et, peutêtre pire encore : l’impression que lapresse est du côté des puissants, qu’elle relaie une expertise institutionnelle. L’impression d’une inversion complète de ce que doitêtre le journalisme, un outil au service des citoyens. »
Internet, en se diffusant aussi rapidement que massivementà travers la population, a donné au public les moyens de prendresa revanche sur ces médias dont il s’était éloigné au cours dutemps. Et au sommet des rédactions, on craint parfois de se faireguillotiner par ces journalistes du Web. Dans un éditorial au tonacerbe, Éric Fottorino, tout juste nommé directeur de la rédactiondu Monde, stigmatisait ainsi en juillet dernier « des titres ou sitesInternet prétendant, en mauvais alchimistes, changer la rumeur eninformation, au nom d’un journalisme dit citoyen ou participatif.Le thème lancinant du “On vous cache le plus important”, déclinaison ad nauseam de la théorie du complot, abrite çà et là desentreprises de désinformation qui se parent des habits de la vertu.
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Il y aurait la presse entravée par ses liens économiques et politiques. Et des médias libres de véhiculer impunément n’importequoi. » Et alors que l’un de ces « mauvais alchimistes »,Bakchich.info, sortait un scoop en forme de Graal pour les journalistes – le divorce des Sarkozy – Laurent Joffrin, directeur de larédaction de Libération, n’hésitait pas à écrire le 8 octobre : « Toutest resté au niveau de la rumeur. Quelle rumeur ? Celle qu’a reproduite un site d’information qui fait profession de publier ce que lesautres médias n’osent pas publier et reprise ensuite dans lablogosphère à l’infini : selon des sources anonymes à l’UMP,Cécilia devait annoncer sa rupture avec son mari avant la fin de lasemaine. Aussitôt toutes les rédactions se sont mises en chassed’une confirmation officielle ou officieuse, s’interrogeant sans finsur la situation du couple et sur la manière dont il allait rendre saséparation publique. Cette confirmation n’étant pas venue, laplupart des journaux sérieux s’abstinrent de reproduire la diterumeur, même si certains d’entre eux l’ont très discrètement évoquée. Ce faisant, ils tombaient sous le coup d’une accusation bienconnue : l’autocensure par excès de prudence ou par déférenceexcessive à l’égard des puissants. Rhétorique éprouvée, selonlaquelle il existe une presse officielle complaisante et une autrepresse, qui officie exclusivement sur le Net et qui, elle, ne reculepas devant la vérité. L’autocensure d’un côté, la liberté de l’autre.Léger bug dans le raisonnement : l’annonce annoncée par larumeur n’a pas eu lieu. »
Elle n’a pas eu lieu le 8 octobre, c’est vrai… Mais dix joursplus tard. Cette information a évidemment fait ensuite les grostitres de la presse traditionnelle, qui a justifié son retard sur laWebsphère en faisant la différence entre « rumeurs » et « faits ». Leconstat, pourtant, est sans appel : sur cette information, commesur d’autres, elle a été doublée, prise de vitesse. De plus en plussouvent, elle qui avait l’habitude de dicter l’agenda des télévisionset des radios, elle qui se situait au sommet de la pyramide desnews, se retrouve en situation de fragilité. Désemparée face à unmédia que tout le monde avait cru mort en 2000, après l’éclatement de la bulle et qui, quelques années plus tard à peine, s’offrele luxe d’une résurrection bravache en bouleversant tous lesrepères du journalisme traditionnel. « Il y a eu une mutation de
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l’information, explique Benoît Raphaël. Le public a un tempsd’avance sur les journalistes, qui doivent comprendre commentfonctionne aujourd’hui cette information. Pour être clair, ils n’ontpas encore décodé son nouvel ADN. » La conversation avec lepublic n’est que l’un des nouveaux gènes qui composent la nouvelle séquence génétique de l’information.
Les moteurs de recherche et les portails, comme Yahoo !,ont été à l’origine d’un autre changement majeur, en diffusantgratuitement les dépêches des agences. Elles étaient auparavant unsimple outil de travail interne aux rédactions, fournissant aux journalistes la matière brute de leurs sujets. Confrontés à une concurrence inattendue, les groupes de presse ont rapidement été obligés de s’adapter en offrant à leur tour une information gratuite àbase, elle aussi, de dépêches d’agence. Quelques rares sites, commecelui du Wall Street Journal ou, en France, celui du Monde, continuent à faire payer une partie de leurs contenus, mais le businessmodel fondé sur la gratuité s’est imposé un peu partout. Comme àla télévision et à la radio, les sites d’information sont donc entièrement dépendants de la publicité. Les montants investis par lesannonceurs sont, eux, directement corrélés à l’audience, ce quirend la course à l’audimat essentielle. Or l’audience, sur Internet,ne se gagne pas comme à la télévision ou à la radio. Sur la plupartdes sites d’information, les internautes arrivent en majorité un peupar hasard, parce qu’ils ont tapé tel ou tel motclé dans Googlequi, grâce à un algorithme dont le secret est jalousement gardé,essaie de dénicher le site le plus pertinent. C’est un peu comme si,au lieu de demander au kiosquier le dernier numéro du Parisienou de Marianne, vous lui disiez : « Donnezmoi les dernièresinformations sur l’Arche de Zoé. » Puisant au hasard dans les dizaines de journaux autour de lui, il vous donnerait alors l’un ou l’autre,sans devoir, par ailleurs, justifier son choix. Sauf que, sur Internet,il existe des centaines, des milliers, parfois des millions de pagespertinentes. Les moteurs de recherche, particulièrement Google, leplus puissant d’entre eux, occupent donc une position stratégiqueentre les fournisseurs d’information et les utilisateurs. Pour reprendre l’image employée par un spécialiste de la publicité sur le Web,les groupes de presse sont face à eux dans la même positiond’infériorité que les petits producteurs face aux grandes surfaces.
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En août dernier, après la signature d’un accord avec l’AFP, Googlea décidé de changer ses règles de référencement dans sa rubrique« Actualités ». Certains sites d’information ont alors perdu près d’untiers de leur audience. Dans ce contexte, embaucher un spécialistedu référencement, qui saura définir une stratégie pour apparaîtredans les premières occurrences de Google News, la partie « actualités » du moteur de recherches, peut être plus rentable que derecruter un journaliste. Même s’il considère que le journaliste« demeure un référent informationnel pour tous les usagers del’Internet », Nicolas Pélissier, maître de conférences à l’IUT de journalisme de Cannes, va même plus loin en évoquant, dans unnuméro des Cahiers français, la possibilité, à terme, d’une « viveconcurrence entre les hommes et les machines ».
“L’information est en train de changer,mais le journaliste reste le même”
L’avenir de la presse sur Internet pourtant, ne se réduit pas àun choix entre le zéro et l’infini. D’un côté, la menace d’un mondesans journalistes, livrant le monde à la propagande des États et desfirmes multinationales, au mensonge, est brandie par les médiastraditionnels, qui se posent comme seuls défenseurs de la vérité.De l’autre, le fantasme d’une ère où tout le monde s’improvisejournaliste, où l’addition des compétences et des expertises compose un pouvoir citoyen suprême, est véhiculé par les millions, lescentaines de millions d’êtres humains qui ont décidé de ne plus setaire, même si, pour beaucoup, ils crient dans le désert. Lesmédias traditionnels se retirent dans leur citadelle en pensantqu’elle est assiégée par des hordes de citoyens qui veulent leurpeau. Mais en réalité, ce n’est pas le cas. « Personne ne s’attend àce que les internautes deviennent journalistes, explique BenoîtRaphaël, on espère plutôt qu’ils aident les journalistes à mieux faireleur travail. » « Quand j’ai commencé à m’intéresser aux blogs,poursuit cet ancien du Dauphiné libéré, j’ai tout de suite fait le lienavec le système des correspondants locaux en presse quotidiennerégionale : des gens qui n’étaient pas journalistes de métier, mais
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qui produisaient une information de proximité. Je me suis dit queles blogueurs, c’était cela : des gens qui témoignaient de ce qui sepassait dans leurs sphères de vie, des fans de handball, des excitésde la marque Apple, des spectateurs de concert… » L’informationest en train de changer, mais le journalisme, lui, reste le même. Ilreste, surtout, un métier : raconter, enquêter, vérifier. Internet luirappelle juste qu’une story, comme disent les AngloSaxons, n’estpas une bouteille lancée à la mer. C’est plutôt un filet de pêchedans lequel le journaliste trouvera, en le remontant, des critiques,des compléments, des témoignages et des idées.
Et si ce métierlà est menacé, c’est peutêtre moins par lesblogueurs et autres amateurs que par un système économique quia fait de la gratuité l’un de ses piliers. Tout le monde est d’accordpour dire qu’une information gratuite n’est pas dépourvue devaleur, mais personne ne semble prêt à vouloir en payer le justeprix. Le lecteur est maintenant habitué à consommer les news d’unsimple clic et sans jamais communiquer son numéro de carte decrédit. L’idée d’une redevance acquittée par les moteurs de recherche, qui jouent le rôle de diffuseur et font des bénéfices en utilisant l’ensemble des contenus publiés sur Internet, n’a jamais étésérieusement évoquée. Certains, comme Neil Henry, professeur dejournalisme à l’université de Berkeley en Californie, pensent mêmeque le modèle d’un journalisme à but lucratif a vécu et que l’avenir de la profession passe par le mécénat ou les subventionspubliques. Les annonceurs sont finalement les seuls prêts à mettrela main à la poche, mais, par peur d’être les « cochons de payeur »,ils sortent encore leur carnet de chèques en se bouchant le nez :les tarifs de la publicité restent très bas sur Internet. En attendantque le marché leur soit plus favorable, les groupes de presse écritefont le gros dos. Confrontés à une baisse de leur lectorat, déboussolés par une concurrence jugée déloyale puisqu’elle est gratuite,ils sont soumis à une pression économique qui les oblige, s’ilsveulent survivre, à alléger les effectifs de leurs rédactions papier.Dans le même temps, ils doivent développer leurs équipes Webmais ne peuvent se payer le luxe de le faire trop rapidement. Etau total, le solde de créations d’emplois dans le journalisme, unmétier où il a par ailleurs toujours été difficile de gagner une placestable, est négatif. Le phénomène n’est pas uniquement français.
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Neil Henry peut ainsi constater : « J’étais basé en Afrique pour leWashington Post entre 1989 et 1992. Les chaînes de télévisionavaient à l’époque trois bureaux sur le continent. Elles n’en ontplus aucun aujourd’hui. La presse écrite, elle aussi, a été obligéede fermer de nombreux bureaux, à cause des dépenses nécessaires pour les faire fonctionner. Sur les autres continents, le mêmeprocessus est à l’œuvre. Le résultat, c’est que les Américains sontplus ignorants sur le monde aujourd’hui qu’il y a dix ans. Cecipeut avoir des conséquences dangereuses pour le pays le pluspuissant de la planète, et donc pour les autres pays. Et je ne croispas que les blogueurs ou les journalistes citoyens puissent y fairegrandchose. ».
■ Thomas Bronnec est journaliste. Après avoir passé cinq ans sur le site Internet del’Expansion, il travaille désormais sur le Web de l’Express. Il a également passé uneannée au Vietnam, où il a réalisé de nombreux reportages pour la presse magazine.
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