les enfants du fleuve

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1er chapitre des Enfants du Fleuve de Greg Keyes.

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Les enfants du fLeuve

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Du même auteur aux éDitions Pocket

Les Royaumes d’épines et d’os

1. Le Roi de bruyère

2. Le Prince charnel

3. Le Chevalier de sang

4. La dernière Reine

L’Âge de la déraison

1. Les démons du Roi-soleil

2. L’algèbre des anges

3. L’empire de la déraison

4. Les Ombres de dieu

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Fleuve Noir

GReG Keyes

Les enfants du fLeuve

Traduit de l’américainpar Guillaume Le Pennec

Récits d’une fin de monde annoncée

Rendez-vOus aiLLeuRscollection dirigée par Bénédicte Lombardo

Les Élus du Changelinvolume 1

Page 6: Les Enfants du Fleuve

titre original :The Waterborn

« Chosen of the Changeling », book 1

Ouvrage publié sous la codirectionde Patrice duvic

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2e et 3e a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple ou d’illustration, « toute repré sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© 1996 by J. Gregory Keyes© 2009, Éditions fleuve noir, département d’univers Poche,

pour la traduction française.

isBn 978-2-265-08316-5

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Pour Nell

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Remerciements

Ken Carleton, veronica Chapman, tom deitz, Pat duffy, nell Keyes, Charles Hudson et nancy Ridout Landrum.

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PROLOGue

Hors des antiques profondeurs

La montagne se fendit dans un bruit de tonnerre et, au travers de la faille, un cyclone de vapeur douée de vie jaillit en hurlant vers le ciel. des éclairs violents et multicolores accompagnaient le vent et l’eau, doigts tâtonnants d’un dieu en colère.

un autre dieu, dissimulé dans la chair d’un oiseau d’argent qui s’éloignait à tire-d’aile, fut brisé comme une brindille par la première décharge. ses ailes se déchirèrent et sa chair fut calci-née, puis arrachée à ses os, qui explosèrent à leur tour. La dou-leur était terrible, l’agonie la plus brûlante que le dieu ait jamais connue, lui qui avait pourtant déjà beaucoup souffert au fil de l’éternité.

se composant un nouveau corps à partir d’air et de fumée noire, il redoubla d’effort pour distancer le cœur de la tempête, ce réservoir de pouvoir inconcevable qu’il avait libéré. il chevaucha le bord de la tourmente en expansion, se désintégra et se recom-posa cent fois entre les crocs du vent. depuis les blessures déchi-quetées des montagnes, le sang brûlant des plateaux s’étendait sous lui à une vitesse terrifiante, dévorant tout sur son passage.

Pour la première fois de son existence, le dieu ressentit la peur. Qui aurait pu savoir que son frère possédait un tel pouvoir, une telle colère ?

derrière lui, il vit l’air s’autodévorer au milieu de flashs sem-blables à la foudre mais mille fois plus brillants que le soleil.

Joli, songea-t-il. Mais c’en sera fini pour moi s’il m’attrape. Une mort véritable et sans fin. Peut-être, oui, peut-être ai-je commis une erreur.

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il resserra les cordes épaisses de son cœur et reprit son vol, plus vite que tout ce qui avait pu voler jusque-là, à l’exception du vent. il vola jusqu’à épuiser toutes ses forces, comme une monture qui court vers la mort. Puis il chuta.

La tempête fendit l’air au-dessus de lui et alla frapper le sommet d’une montagne, qui explosa en morceaux.

Le dieu heurta la terre et y resta, gisant, tandis qu’au-dessus de lui le ciel se changeait en suie, le soleil remplacé par un œil d’ocre pâle avant de disparaître entièrement.

À présent il va me retrouver et je mourrai, se dit le dieu. Il semble que je ne sois pas aussi malin que je l’avais cru.

Mais alors la terre l’avala, l’enveloppa au sein des profondeurs, le dissimula, le mit en sécurité. au-dessus, avec le temps, la vapeur s’apaisa pour devenir pluie et inonder les collines assé-chées et les plaines stériles depuis de longues années.

Le temps passa, puis il s’éveilla. sa chair avait repoussé. il tendit les muscles de ses ailes, sentit la chaleur du sang doré dans ses veines, et quitta son nid protecteur.

Le monde avait changé, constata-t-il. d’épais troncs d’arbres s’élevaient tout autour de lui, un millier de choses vivantes et mortelles, comme il les avait aperçues dans sa vision, si long-temps auparavant. en libérant le frère, il avait libéré la vie et la mort. il prit son envol et plana au-dessus de tout cela, jusqu’à ce que le nouveau monde prenne l’apparence d’un tapis de verdure en contrebas, les montagnes déchiquetées désormais guéries par le passage du temps. Le frère se trouvait toujours au milieu du paysage, mais il gisait paisiblement, sa colère apaisée. il roulait à travers les terres, un serpent aux reflets bleus sous l’éclat du ciel. un fleuve. il était très joli, songea l’oiseau.

Mais moi je ne le suis plus, se dit-il.Car lui aussi avait changé. il était noir, jusqu’à la moindre de

ses plumes, son magnifique plumage d’argent remplacé par du charbon.

Mais cette pensée quitta rapidement son esprit. Le monde était nouveau et inconnu. dans un tel endroit, il devait y avoir bien des tours pendables à jouer.

et, en l’espace d’un ou deux battements de son œil jaune, cinq millénaires de plus s’écoulèrent.

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PReMièRe PaRtie

sanG ROyaL

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CHaPitRe 1

La princesse et l’obscurité parfaite

Hezhi se confronta aux profondeurs ténébreuses et sentit un vent jaillir pour l’envelopper, tel le souffle d’une bête gigantesque. elle fut assaillie par une brusque sensation de chute, bien qu’elle puisse toujours sentir la boue sous ses pieds, aussi glissante que le dos de la salamandre du bassin dans le jardin de sa mère. Hezhi tremblait. Jamais l’obscurité ne l’avait ainsi troublée. durant les trois années suivant sa découverte des étroits tunnels de l’ancien palais, elle ne s’était jamais aventurée au-delà des étages les plus élevés, dont les plafonds étaient constitués d’un entrelacs de pierres fragmentées, de bouches d’égouts grillagées récemment ajoutées et d’épaisses racines de q’ay. de quoi laisser filtrer un peu de lumière pour la guider dans ses explorations. de même, sa chambre au palais n’était jamais plongée dans le noir, mais illu-minée en permanence, ne serait-ce que par l’éclat minuscule des étoiles qui l’observaient depuis le toit ouvert de la cour adjacente.

Mais elle se trouvait à présent face au chwengyu, une obscurité parfaite qu’elle n’avait connue que dans les livres, plus profonde que le noir charbonneux de sa chevelure. derrière elle, une lueur grise venait clapoter jusqu’à ses talons, pour tenter de la rame-ner en arrière, à la manière d’un chien loyal qui, sachant que sa maîtresse se dirigeait vers le danger, tirerait sur sa laisse pour l’en détourner.

Les mains appuyées contre les murs suintants, Hezhi s’avança lentement. ses petits pieds nus produisaient des bruits humides dans la couche d’argile gluante. ses chaussures, de beaux souliers en feutre, avaient été abandonnées à deux embranchements de

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là, à l’endroit où l’escalier en ruine disparaissait sous la couche de boue. depuis combien de temps le palais inférieur était-il sub-mergé ? elle se souvenait de récits de l’inondation, mais aucun ne précisait vraiment quand cela avait eu lieu. durant le règne de Q’anata, si sa mémoire était juste. un jour, elle découvrirait précisément à quand cela remontait. Q’anata.

elle poussa un petit cri quand ses pieds glissèrent et que l’obs-curité, bête monstrueuse, ouvrit grand les mâchoires pour l’ac-cueillir. Hezhi retrouva son équilibre, tremblante. elle pouvait tourner les talons, comme elle le faisait à chaque fois. elle aurait dû : le grillon de sa peur pépiait frénétiquement au creux de sa poitrine. Mais cette fois elle était allée plus loin que par le passé. Cette fois, il ne s’agissait pas simplement de curiosité. elle avait une raison de s’enfoncer plus profondément au sein des tunnels. D’en. il était quelque part en bas. Les prêtres l’avaient emmené, sans prévenir. Hekes, la petite servante de d’en, avait tout raconté à Hezhi. Lorsque les prêtres s’emparaient d’un membre de la famille royale, tout le monde savait où ils l’emmenaient. ils les emportaient vers les profondeurs, au bas de l’escalier derrière la salle du trône, au sein de l’ancien palais et plus profondément encore, jusqu’à l’endroit où le fleuve en personne emplissait les fondations cachées de la ville. après quoi, personne ne revoyait plus ceux qui avaient été choisis. On n’évoquait même plus leur nom, sauf en ajoutant –nata à leur nom, le suffixe qui faisait d’eux des fantômes.

D’enata, songea Hezhi, au bord des larmes. Âgée de dix ans, elle avait rencontré sa mère une dizaine de fois, et son père peut-être le double. ils se montraient polis envers elle, mais plus dis-tants que des dieux. d’en, garçon gentil et doux, avait trois ans de plus qu’elle, sa cousine. son meilleur ami, si l’on exceptait les serviteurs qui l’avaient élevée. son unique ami au sein de la famille royale. d’en et Hezhi avaient passé ensemble l’essentiel de leur temps libre à courir au travers des vastes zones désertées du palais, à semer leurs gardes du corps et leurs serviteurs, à espionner les adultes. et voilà qu’il n’était plus là. On le lui avait arraché.

Je te retrouverai, promit-elle. elle ne pouvait pas descendre l’esca lier des Ombres, là où ils avaient emmené d’en. Mais elle connaissait d’autres chemins menant vers les souterrains. il devait y avoir un moyen de rejoindre son cousin, de le voir de

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nouveau, de le sauver du destin, quel qu’il soit, auquel les prêtres l’avaient condamné.

elle compta treize marches de plus  : la pente devenait plus escarpée, puis rejoignait un palier plat. ses pauvres orteils heur-tèrent quelques morceaux de brique fendue, tombés depuis les hauteurs. Hezhi gardait les mains contre le mur sur sa gauche, à la recherche d’un soutien solide. L’obscurité semblait infinie, bien qu’elle sût que le passage dans lequel elle se trouvait faisait à peine la largeur de ses bras écartés. elle tendit la main droite pour en avoir confirmation.

elle ne pouvait pas toucher l’autre mur : apparemment, le pas-sage s’était élargi. Hezhi, perplexe, continua sa progression sur quelques dizaines de centimètres.

ses jambes se dérobèrent sous elle, comme si on l’avait pous-sée. elle chuta brusquement au sol, en agitant vainement les bras. son petit cri se transforma en exhalation douloureuse tandis que l’air était brutalement chassé de ses poumons. et, avant même de pouvoir comprendre le phénomène et la douleur qui l’accompa-gnait, elle se mit à glisser.

Puis à tomber. elle tomba pendant ce qui lui parut un temps terriblement long, jusqu’à ce que l’air fouettant son visage soit remplacé par une explosion cinglante qui parut emporter la moitié de son corps et projeter son petit fantôme intérieur haut dans les airs, laissant son corps de plomb en guise de nourriture pour les créatures habitant ces mares profondes et souterraines. Puis elle se retrouva plongée dans l’une de ces mares. L’eau était chaude comme celle d’un bain et dégageait une odeur de pourri-ture. ses trois couches de jupons retenaient l’air et lui permirent de flotter quelques instants, assez longtemps pour que ses pou-mons malmenés volent une nouvelle goulée d’air à l’atmosphère fétide environnante. elle n’avait toutefois pas repris ses esprits quand ses maudits vêtements commencèrent à se gorger d’eau et à l’aspirer vers le fond. Cela aurait pu être terrifiant, la vitesse à laquelle ses propres habits se refermaient en une poigne puissante qui la tirait sous la surface. Mais elle était déjà si choquée que cette idée ne faisait guère de différence.

elle n’était pas paralysée au point de garder ses jupes. son corps de garçonnet de dix ans, mince et sans hanche, n’eut pas de mal à glisser hors des vêtements, même si ceux-ci tentèrent de l’agripper une dernière fois par les chevilles dans leur descente vers les profondeurs.

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Hezhi ne savait pas vraiment nager, mais elle était capable de faire du surplace dans l’eau. elle était soulagée de ne pas porter son épais gilet broché : elle l’avait laissé avec ses chaussures. sa chemise en lin n’ajoutait pas grand-chose à son propre poids.

Bien sûr, même ce poids-là finirait par être plus que suffisant. Hezhi se sentait déjà engourdie et fatiguée.

C’est à ce moment qu’elle réalisa, pour la première fois, que la mort n’était pas une option qu’elle accepterait volontairement. Cela aurait été si simple. L’eau, malgré sa puanteur, n’était vrai-ment pas déplaisante. elle semblait presque l’envelopper comme des bras réconfortants, comme une couverture. en fait, réa-lisa-t-elle, l’eau devait être celle du fleuve, celui qui donnait la vie, l’ancêtre de sa royale lignée. son propre ancêtre. Le fleuve n’avait-il pas l’intérêt de ses descendants à cœur ? ne connais-sait-il pas sa profonde tristesse, sa solitude quotidienne ? Ce serait si facile de se laisser couler dans son ventre, de revenir à son ori-gine. Peut-être serait-elle alors réunie avec d’en.

Mais non, elle voulait vivre, même si elle détestait son exis-tence. C’était quelque chose d’étonnant, une révélation. Même lorsqu’elle se tenait debout sur le toit de tuiles rouges du Grand Hall, en contemplant avec envie la cour soigneusement pavée en contrebas, elle n’avait jamais connu une telle illumination inté-rieure. Lorsqu’elle se trouvait sur le point de prendre sa propre vie, elle reculait toujours. elle n’osait aller sur le toit que parce qu’elle avait besoin de savoir qu’il existait au moins un choix important qu’elle pouvait faire seule. C’était le contrôle qu’elle désirait, et non la mort. À présent que son existence était mena-cée, cette distinction était parfaitement claire, même pour une petite fille de dix ans.

Je veux vivre, songea-t-elle, mais je ne vais pas y parvenir.C’est à ce moment que tsem cria son nom. tsem, son garde

du corps, qu’elle avait semé et qu’elle pensait trop bête pour la suivre.

— tsem ! cria-t-elle avec le peu d’air qu’elle pouvait fournir à sa voix. Je suis tombée ! Je me noie !

un léger éclat jaune apparut, loin au-dessus d’elle. La lumière se découpa, de plus en plus vive, le long d’une ligne noire bien définie, comme le soleil se levant à l’est. La ligne, réalisa Hezhi, constituait le rebord du précipice dans lequel elle était tombée.

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L’éclat eut soudain un cœur, le scintillement puissant et aveu-glant d’une lampe. derrière, elle distinguait vaguement les traits épais de tsem.

— Maîtresse ? aboya-t-il d’une voix pleine d’inquiétude. Je vous vois, maîtresse. approchez-vous du mur et agrippez-vous, jusqu’à ce que je descende vous chercher.

Grâce à la faible lumière, elle put voir la paroi dont parlait tsem. elle était tombée par-dessus le rebord de ce qui devait être la cage d’escalier. La mare où elle se noyait était un hall en partie submergé ; les escaliers continuaient probablement jusqu’au sol, soit environ trois mètres sous elle. Quelle idiote elle faisait ! si elle arrivait à rejoindre le mur, elle pourrait retourner à l’endroit où l’escalier entrait dans l’eau et s’y hisser à la force des bras.

sauf qu’elle était tellement fatiguée. et que faisait tsem ? La lumière ne bougeait pas.

Hezhi parvint à rejoindre la paroi. elle était glissante, très glis-sante, et elle avait bien du mal à y trouver une prise. agitant les jambes de toutes ses forces, elle tenta d’utiliser ses mains pour se propulser le long du mur, en se jurant que quelqu’un lui appren-drait à nager si elle survivait à cette mésaventure.

À bout de forces, Hezhi entendit une éclaboussure et la surface de l’eau se brisa en un million d’éclats de lumière pâle. avant même qu’elle puisse pousser un hoquet de surprise, des bras sem-blables aux colonnes de pierre qui soutenaient le Grand Hall se refermèrent autour d’elle, inclinant son dos de manière à ce que son visage sorte largement de l’eau. elle sentit des muscles puis-sants en action la propulser hors de l’eau. C’était comme d’être portée par un cyclone ou une trombe marine, comme d’être la maîtresse d’une tempête.

Le temps qu’ils atteignent le rebord de l’escalier, tsem trem-blait sous l’effort. sa respiration était lourde et hachée lorsqu’il la projeta vers le sol boueux avant de se laisser retomber lui aussi sur la terre ferme. Hezhi l’écouta respirer bruyamment à la façon d’un vieux chien et sentit la brûlure dans ses propres poumons.

— suis-je si lourde, tsem ? demanda-t-elle, inquiète pour son loyal serviteur.

— non, maîtresse, répondit-il. (sa voix jaillit d’abord entre de grandes goulées d’air, puis se raffermit.) non, à vrai dire, vous ne pesez rien. C’est tsem qui est lourd. Les gens de mon peuple ne sont pas faits pour nager, je crois.

— tu n’appartiens à aucun peuple, tsem, dit Hezhi.

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il faudrait plusieurs années avant qu’elle ne réalise à quel point ses paroles étaient blessantes.

tsem resta silencieux pendant un moment, puis se mit à rire, un grondement bref et rude.

— C’est juste, maîtresse. Ma mère, toutefois… Elle n’était clai-rement pas conçue pour nager. Les géants restent loin à l’écart de l’eau. et mon père était humain, comme vous, chère petite… et sans doute pas plus doué pour la nage que vous. (il marqua une pause avant d’ajouter :) il avait beaucoup plus de bon sens, par contre.

sur ces mots, il prit Hezhi dans ses bras et la hissa à hauteur de ses épaules massives. il escalada la pente à quatre pattes jusqu’à atteindre l’endroit où la lanterne brillait toujours. Hezhi put constater qu’elle était posée sur un palier, une pierre plate de cinq pas de long, juste à l’endroit où l’escalier s’ouvrait au sommet de la pièce. Quel prince antique avait pu le construire ainsi, pour pouvoir prendre la pose au sommet avant de descendre saluer ses invités ?

tsem reposa Hezhi dans la lumière et entreprit de l’examiner à la recherche d’éventuelles blessures. ses doigts épais étaient très précautionneux.

Quoique âgé de seulement dix-sept ans, tsem était un être massif. il faisait une tête et demie de plus que tous les hommes connus de Hezhi et ses épaules étaient si larges qu’elle arrivait à peine à les toucher simultanément en étirant les bras. son sque-lette était épais, avec des muscles tissés autour comme autant de cordes et de câbles sous sa peau claire. ses jambes étaient courtes par rapport à son corps, ses bras longs. sa mâchoire était à la fois massive et fuyante. et lorsqu’il souriait, on apercevait les énormes cubes d’ivoires de ses dents, semblables aux dés en os que certains des soldats utilisaient dans leurs jeux. il avait été formé depuis la naissance pour devenir ce qu’il était, un garde de la famille royale. sa mère, désormais –nata, avait fait partie des forces d’élite du père de Hezhi, une géante de race pure, impres-sionnante dans son armure. tsem n’était pas aussi grand, bien plus proche des humains que des géants non métissés, mais il était bien plus malin. Comme l’avait prédit le géniteur de Hezhi en ordonnant l’accouplement.

Le demi-géant et l’enfant formaient un étrange duo. Hezhi avait des membres semblables à des pousses de saule, son petit visage brun était délicat, presque en forme de cœur, bel écrin

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pour les opales noires de ses yeux. tsem aurait pu la soulever d’une main, s’il l’avait voulu. au lieu de quoi il tâtait délicatement chacun de ses os.

— vous n’avez pas l’air d’avoir trop souffert, finit-il par dire. Mais nous devrions tout de même demander à Qey de vous exa-miner. elle en sait beaucoup plus que moi en la matière.

— non, tsem. Je vais bien.— À part le fait que vous êtes prompte aux coups de folie, vous

voulez dire ?— tu devrais être assez malin pour éviter de me parler ainsi. Je

suis ta maîtresse, tu te souviens ?— Oui, chère petite, soupira tsem. Mais votre père est un

maître plus grand encore. il serait furieux contre moi s’il vous arrivait quelque chose. Bref… (tsem haussa les épaules.) Je n’y suis pour rien si je lâche un commentaire malvenu de temps à autre. tsem pas très intelligent, vous savez.

Hezhi eut un rire méprisant.— Oui, je t’ai vu jouer à ce petit jeu devant mon père et sa

cour. « tsem vouloir aider », « tsem pas comprendre ces choses, maître ». Mais moi je suis plus maligne que ça, moi. et je sais que toi aussi tu l’es.

— vous en savez trop pour quelqu’un d’aussi jeune, dit tsem à mi-voix.

— Ce doit être le sang Royal qui s’agite en moi, répondit Hezhi avec un sourire forcé.

Le visage de tsem s’assombrit et ses épais sourcils se touchè-rent, comme deux orages jumeaux. Mais sous les nuages, ses yeux étaient doux, tristes. il saisit son bras.

— Évitez même de dire une telle chose, princesse, souffla-t-il.Hezhi se renfrogna.— Je ne comprends pas. Je suis la fille de mon père. Je porte le

sang Royal… et du côté de ma mère également. Je serai puissante comme eux, un jour.

— un jour, reprit tsem en secouant la tête comme pour s’éclaircir les idées. Mais pour l’heure, nous allons vous ramener à la surface afin de vous préparer un bain et vous donner des vêtements propres.

— non, rétorqua Hezhi. (elle s’écarta du demi-géant.) non. Je vais continuer.

— vraiment ? Pour être sûre de retomber dans une mare ?

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— J’aurais dû apporter une lanterne, c’est tout. Maintenant, j’en ai une. dis-moi… (Hezhi fronça les sourcils.) Je pensais t’avoir semé, comme à chaque fois. Comment m’as-tu retrouvée ?

tsem sourit légèrement, laissant voir ses énormes dents.— vous pas semer tsem, petite maîtresse. tsem toujours rester

loin en arrière, toujours hors de vue.Hezhi se sentit rougir.— tu utilises ta voix d’idiot. Parce que j’ai cru que tu l’étais.

Mais j’imagine qu’en fait c’est moi qui…elle s’interrompit de nouveau, pour étouffer un petit glousse-

ment, cette fois.— Quoi ? voulut savoir tsem.— Je m’imaginais simplement quelqu’un de ta taille en train de

nous suivre discrètement, d’en et moi.tsem lui toucha délicatement l’épaule.— Je suis navré pour d’enata.— son nom, rétorqua Hezhi, toute bonne humeur envolée, est

D’en. tout court. et je vais le retrouver !— C’était ça que vous cherchiez, je le savais ! s’exclama tsem.

Princesse, c’est sans espoir. abandonnez cette idée. essayez d’ou-blier votre ami. C’est tout ce que vous pouvez faire.

— Pas question.— Où iriez-vous ? Même avec une lanterne ? votre piste se ter-

mine ici, dans l’eau.il désigna de la main l’escalier submergé.Cet argument fit mouche. tsem devait avoir raison, n’est-ce

pas ? dans l’excitation de la discussion, Hezhi n’avait pas pris le temps de regarder vraiment autour d’elle, maintenant qu’elle pou-vait le faire. Mais tsem disait vrai. elle distinguait à peine l’arche d’une porte, là-bas au-delà de l’escalier. si elle pouvait l’atteindre, elle serait peut-être en mesure de passer en dessous et de trouver une autre pièce. Ou peut-être pas.

— Je vais repartir en arrière, dit-elle. Mais uniquement jusqu’au prochain tournant. il y a de nombreux chemins qui des-cendent dans cette obscurité. L’un d’entre eux me mènera à d’en.

tsem lui fit signe que non, en agitant le doigt.— Je vais vous porter au-dehors, princesse. votre père me

remerciera.— et je reviendrai, tsem. encore et encore, jusqu’à ce que je le

retrouve, ou que je chute dans des profondeurs telles que, même toi, tu ne pourras me secourir. si tu me suis en permanence, tu

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sais ce que je songe parfois à faire. et maintenant que je com-prends à quel point tu es malin, je pense que je pourrais réussir à te semer. Je n’ai jamais été aussi rusée que je pouvais l’être, tsem, puisque je n’avais pas réalisé que c’était nécessaire.

Les sourcils de tsem se rejoignirent une nouvelle fois.— Que voulez-vous de moi, maîtresse ? J’ai pour mission d’as-

surer votre sécurité. Je ne peux pas vous laisser courir dans tous les sens ici-bas. il y a des choses dans ces profondeurs.

— il y a aussi des choses là-haut.— Je ne parle pas de fantômes, petite princesse. Ceux-ci sont

généralement inoffensifs et les prêtres maintiennent les plus mau-vais à l’écart. Là, en bas, il existe des créatures bien réelles. et les prêtres n’y descendent pas pour faire le ménage.

Hezhi soupira.— Ma décision est prise. tu peux venir avec moi. Ou tu peux

me laisser tranquille. Que choisiras-tu ? Me protéger ou me lais-ser me balader en paix ?

— Ma tête, grogna tsem, a de bonnes chances de se retrouver séparée de mes épaules dans les deux cas.

— Je ne les laisserais pas faire ça, tsem.— vous n’avez aucun contrôle là-dessus, princesse.L’espace d’un instant, Hezhi faillit capituler. tsem était si bon,

si loyal. un ami presque à la hauteur de ce que d’en avait été. Mais tsem et tous les autres serviteurs gardaient vis-à-vis d’elle une certaine distance… y compris Qey, la femme qui lui avait servi de nourrice, et pratiquement de mère. elle aussi s’était len-tement éloignée de Hezhi ces dernières années. d’en ne faisait jamais preuve de la moindre réserve dans son affection.

— tsem, affirma Hezhi, je vais retrouver d’en. avec ou sans toi.

tsem eut un mouvement maussade de la tête, non vers elle, mais en direction du hall submergé.

— très bien, soupira-t-il. Ce sera avec moi, dans ce cas. Mais pas là, maintenant, maîtresse. Pas aujourd’hui. demain, lorsque vous vous serez reposée et que nous vous aurons trouvé des vête-ments adaptés.

— tu viendras avec moi ?— Oui, même si cela n’arrangera rien, répondit tristement

tsem.— nous le trouverons, insista Hezhi.

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— Peut-être cela ne sera-t-il pas très heureux… suggéra tsem avec douceur.

— tu penses qu’il est mort ?tsem la contempla un long moment avant de la soulever dans

ses grands bras.— vous allez attraper la fièvre à rester ainsi, princesse.il se baissa, souleva la lanterne d’une main massive et entreprit

de gravir prudemment l’escalier couvert de boue.— Pourquoi est-ce qu’ils les emmènent ainsi, tsem ?Le garde du corps parut réfléchir un peu trop longtemps à la

question avant de répondre.— Je ne sais pas, princesse.— et moi je crois que tu le sais, lui lança Hezhi avec irritation.

est-ce qu’ils prennent aussi les serviteurs ?— non. Lorsqu’un serviteur est puni, ça se fait publiquement,

en fanfare. Pour que le reste d’entre nous sache à quoi s’en tenir.tsem avait à présent dépassé la zone de boue la plus glissante

et une lumière grise commençait à filtrer au sein du passage depuis le tunnel au loin, là où il tournait vers la droite.

— tu ne sais vraiment pas pourquoi ils les emmènent, tsem ?— non, pas de façon certaine.— est-ce que tu penses qu’ils m’emmèneront, moi ?— non, répondit brièvement tsem d’une voix curieusement

neutre.— s’ils ont pu emmener d’en, pourquoi pas moi ?tsem haussa ses épaules puissantes.— vous réfléchissez trop, princesse. Parce qu’ils ne le feront

pas, c’est tout.tsem était capable de se transformer en véritable mur, dans

tous les sens du terme. Hezhi savait qu’il ne dirait rien de plus.

L’eau du bain chaud lui fit du bien. Mais pas le regard cour-roucé de Qey. son visage d’âge mûr était aussi rond et tendu qu’un poing ; ses yeux noisette étincelaient dangereusement à la lumière des lampes tandis qu’elle se penchait en avant pour frot-ter juste un peu plus fort que nécessaire la croûte de boue autour des pieds de Hezhi.

— Où est votre robe ? chuchota Qey après un moment.sa voix douce n’avait rien du ton de conspirateur qu’elle

employait parfois pour partager des secrets. elle n’était maîtrisée que pour éviter de se transformer en cri de colère. Hezhi grimaça

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tandis que l’éponge remontait sans douceur vers son visage et son cou. elle ne répondit pas.

— votre robe ! Le savez-vous ? vos parents vont penser que je l’ai vendue. Je pourrais être battue pour ça. Ou tsem ! si vous ne vous souciez pas de moi, pensez au moins à lui. Quelqu’un vous a certainement vus, alors qu’il vous portait pratiquement nue. ils pourraient castrer tsem !

Hezhi n’était pas sûre de savoir ce qu’était la castration, mais elle comprit que cela ne pouvait pas être bon, si tsem en était menacé.

— Personne ne nous a vus, affirma-t-elle en retour.Le savon lui piquait les yeux et des larmes s’en écoulaient,

malgré toutes celles qu’elle avait déjà versées depuis la disparition de d’en. ses yeux étaient comme le fleuve, toujours remplis, sans limite.

— vous ne pouvez pas en être sûre. vous n’êtes qu’une enfant ! (Mais la voix de Qey s’était un peu radoucie et elle frottait avec moins de brusquerie. Lorsque les larmes de Hezhi jaillirent enfin, Qey la prit dans ses bras, inondant le devant de sa robe modeste d’eau et de savon.) Mon enfant, mon enfant, chuchota-t-elle. Qu’allons-nous faire de vous ?

Plus tard, dans la cuisine, Qey n’aborda pas la question. un beau soleil illuminait la cour à l’extérieur et éclaboussait la cuisine de couleurs gaies. des chapelets d’oignons et d’échalotes étince-laient de blanc et de violet tandis que Qey pétrissait du huzh, le pain noir et épais que Hezhi affectionnait, en particulier accompa-gné de sirop de grenade et de crème. L’odeur chaude de la levure se mêlait à celle du café bouillant sur le poêlon et à la fumée du bois de genévrier provenant de la cour, là où le four à pain se réchauffait lentement. tsem somnolait au soleil, un sourire ravi barrant sa large figure.

— Quand pourrai-je apprendre à cuisiner ? demanda Hezhi à Qey.

La femme ne releva pas les yeux et continua à presser ses paumes calleuses sur la pâte à pain coriace.

— vous m’avez déjà aidée, répondit-elle. L’autre jour, quand vous avez battu des œufs pour moi.

— Je veux dire vraiment cuisiner, dit Hezhi en prenant soin de ne pas avoir l’air contrariée.

il y avait déjà eu trop de problèmes ce jour-là.

Page 26: Les Enfants du Fleuve

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— Ce ne sera pas nécessaire, ma petite, répondit Qey. il y aura toujours des gens comme moi pour cuisiner pour vous.

— et suppose que j’aie envie de cuisiner ? insista Hezhi.— et imaginez que moi non, rétorqua Qey. aucun de nous ne

choisit ce qu’il a à faire, Hezhi. tout cela est déjà décidé et vous feriez bien de vous y faire.

— Qui décide ?— tout le monde, répondit Qey. Le fleuve.Pas de discussion possible. Ce qu’ordonnait le fleuve

s’accomplissait.— Le fleuve a pris la décision à propos de d’en ?Qey marqua un temps d’arrêt. elle hésita un instant, puis

frotta ses paumes sur son tablier. elle s’agenouilla auprès de Hezhi et lui prit les mains.

— Chère Hezhi, dit-elle. Je suis navrée pour lui. C’était un bon garçon, je l’aimais bien.

elle prit une profonde inspiration. aux yeux de Hezhi, elle essayait de rassembler son courage en se remplissant d’air.

— Hezhi, continua la femme, vous devez comprendre que tsem et moi… nous ne sommes pas comme vous. nous ne pou-vons pas dire ou faire ce qui nous plaît. il y a des gens qui nous observent, chacun d’entre nous, et même lorsque eux ne nous sur-veillent pas, le fleuve s’en charge. donc tsem et moi ne pouvons pas discuter de tout ce que vous souhaitez. Le comprenez-vous ?

Hezhi scruta le visage de Qey pour tenter de voir ce qui avait changé. Car la femme qui l’avait élevée lui semblait désormais différente. Plus petite ? différente.

d’en était de sang Royal. si quelque chose pouvait lui arriver, le risque était sûrement plus grand pour Qey ou tsem. Hezhi n’en avait aucune envie.

— Je comprends, nama, répondit-elle.Qey pressa ses mains entre les siennes puis retourna à son

pain. elle paraissait plus heureuse. Hezhi tourna son regard vers tsem.

Je ne devrais pas le forcer, lui non plus, songea-t-elle en se remé-morant leur conversation passée.

Mais il le fallait. et puis, quel être ou quelle force pourrait lui retirer tsem ?