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EHESS L'Émigration russe et les élites culturelles françaises, 1920-1925: Les débuts d'une collaboration Author(s): Leonid Livak Source: Cahiers du Monde russe, Vol. 48, No. 1 (Jan. - Mar., 2007), pp. 23-43 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20175100 . Accessed: 16/06/2014 12:05 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du Monde russe. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.192 on Mon, 16 Jun 2014 12:05:57 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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EHESS

L'Émigration russe et les élites culturelles françaises, 1920-1925: Les débuts d'une collaborationAuthor(s): Leonid LivakSource: Cahiers du Monde russe, Vol. 48, No. 1 (Jan. - Mar., 2007), pp. 23-43Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20175100 .

Accessed: 16/06/2014 12:05

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LEONID LIVAK

L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES

1920-1925

Les d?buts d'une collaboration

Les ?tudes sur la vie intellectuelle et culturelle de l'?migration russe en France sont

encore trop lacunaires pour que l'on puisse esp?rer comprendre et analyser la ? Russie en exil ? au-del? du regard des historiens et des m?morialistes issus de

l'?migration m?me. Les ?crits de ces derniers n'ont cess? d'exercer leur emprise sur

les chercheurs d'aujourd'hui, leur l?guant pr?jug?s id?ologiques, mythes culturels

et approches m?thodologiques d'une autre ?poque. Les travaux scientifiques r?cents comme les d?couvertes de nouveaux fonds d'archives accusent plus encore

ces lacunes. Celle que l'on se propose de combler ici concerne les rapports profes sionnels et les ?changes intellectuels entre l'intelligentsia russe ?migr?e et les ?lites

culturelles fran?aises. Notre connaissance du sujet est in?gale pour l'ensemble de la p?riode de l'entre

deux-guerres. Nous disposons de plus de donn?es sur les contacts entre ?migr?s et

Fran?ais vers la fin des ann?es 1920 et au long des ann?es 1930 ? travers les publi cations qui en sont issues (les comptes rendus du Studio franco-russe, 1929-1931,

par exemple). Mais c'est surtout aux m?morialistes ?migr?s professionnellement

engag?s dans l'activit? francophone que nous devons d'?tre mieux inform?s1.

Cependant, ces m?mes m?morialistes passent sous silence les relations entre

?migr?s et Fran?ais dans la premi?re moiti? des ann?es 1920, soit en raison de leur

absence de Paris ? l'?poque, soit parce qu'ils n'entrent qu'apr?s 1925 dans la vie

culturelle de l'?migration, pour des raisons d'?ge ou d'id?ologie. M?me le magis tral ouvrage de Gleb Struve Russkaja literatura v izgnanii [La Litt?rature russe en

1. Vladimir Vejdle,Nikolaj Berdjaev,Zinaida Sahovskaja, Vasilij Janovskij,Elena Izvol'skaja.

Cahiers du Monde russe, 48/1, Janvier-mars 2007, p. 23-44.

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exil, 1956] ignore totalement les rapports entre ?migr?s et Fran?ais dans la premi?re moiti? des ann?es 1920. Or, ? la lumi?re de nos r?centes recherches bibliographi

ques et d?couvertes dans les archives des biblioth?ques fran?aises, ces rapports s'av?rent d'une importance capitale pour une meilleure compr?hension du parcours intellectuel et culturel des ?migr?s russes en France.

Un des rares t?moignages directs sur l'importance de ces contacts au d?but des

ann?es 1920 provient de l'?bauche de l'histoire de l'intelligentsia ?migr?e que Zinaida Gippius entreprit d'?crire vers 1940. Divisant l'histoire de l'?migration en

quatre ?tapes quinquennales, voici ce qu'elle dit de la p?riode 1920-1925 :

Beaucoup [d'?migr?s] tissent des contacts avec les cercles fran?ais, avec les dames du beau monde et les ?crivains. [En marge :] Le Mercure de France, B?hague, le d?ner chez Herriot. [...] La naissance de toutes sortes de soci?t?s,

d'entretiens, de conf?rences, etc. [En marge :] Les soir?es Saharov, B?hague. Les r?ceptions chez d'autres [...] Les publications en fran?ais2.

La richesse d'information de ces quelques lignes appellerait un commentaire

suppl?mentaire de plusieurs pages sur un monde ignor? depuis trop longtemps. Nous disposons d?sormais de suffisamment de documents d'archives et d'informa

tions bibliographiques qui pourraient remettre en cause radicalement les id?es

re?ues sur l'?migration russe, en particulier cette repr?sentation mythique de

l'isolement des ?migr?s face aux ?lites culturelles fran?aises3 dans l'entre-deux

guerres.

Contrairement ? une des id?es re?ues, les ?crivains et les penseurs russes

?migr?s trouv?rent ? leur arriv?e en France - gr?ce ? la convergence de plusieurs

facteurs culturels et sociopolitiques de l'imm?diat apr?s-guerre - une atmosph?re

exceptionnellement favorable ? la r?ception et la propagation de leurs uvres et de

leurs messages.

La France intellectuelle, encore traumatis?e par la guerre et ? la recherche de

moyens pour en pr?venir une nouvelle, s'est ouverte de fa?on in?dite aux cultures

?trang?res. Cette ouverture s'est manifest?e par l'essor exceptionnel des traduc

tions, en particulier d'auteurs russes ?migr?s, qui b?n?fici?rent, comme plusieurs

critiques fran?ais eurent l'occasion de le remarquer, d'une attention privil?gi?e.

Dominique Braga ?crit ainsi en 1922 :

Parmi les traductions offertes actuellement au public fran?ais, la grosse majorit? appartient sans conteste au domaine des litt?ratures anglo-saxonne et russe [...]

1922 sera l'ann?e des Tch?khov, Bounine, Kouprine, Merejkowski. En ce qui concerne les Russes, une excellente opportunit? ?tait fournie ? nos ?diteurs du

2. Ternira Pahmuss, ? Zinaida Gippius : Istorija emigrantskoj intelligencii ?, Russian

Language Journal, 26 (94-95), 1972,p. 3.

3. Voir Leonid Livak, ? Nina B?rbero va et la mythologie culturelle de l'?migration russe en

France ?, Cahiers du Monde russe, 43 (2-3),2002,p. 463-478.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 25

fait que bon nombre d'?crivains qui avaient fui leur pays pour ?chapper ? la

r?volution, se trouvent depuis de nombreux mois des h?tes de la France.

Deux ans plus tard, en ?cho ? Braga, Jean Gu?henno explique :

Il semble que la guerre ait encore d?velopp? ces ?changes spirituels. Trois ou

quatre maisons d'?dition pr?tendent maintenant ? Paris au titre de ?

Biblioth?que cosmopolite ?[...] Ce sont encore les Russes, il est vrai, qu'on traduit le plus. Deux r?volutions les ont remis ? la mode, et ce sont, il faut

l'avouer, proc?d?s de lancement de nature ? rendre jaloux les plus habiles des

agents de publicit?4.

L'engouement pour les auteurs russes contemporains ?tait tel que la maison

d'?dition Bossard lan?a ? grand succ?s, sous la direction du traducteur Henri

Mongault, la ?Collection des textes int?graux de la litt?rature russe?, qui

accueillit, entre 1921 et 1925, les uvres de Konstantin Bal'mont, Ivan Bunin, Zinaida Gippius, Georgij Grebenscikov, Aleksandr Kuprin, Dmitrij Merezkovskij, Ivan Smelev, Mark Slonim, etc.5 ? l'?vidence, les conditions offertes par Bossard

aux ?crivains ?migr?s ?taient g?n?reuses et leur rapportaient un revenu suppl?men taire assez important6.

? cette ouverture du march? du livre aux auteurs ?migr?s s'ajoutaient deux

autres facteurs qui ne pouvaient qu'attiser plus encore l'int?r?t des Fran?ais pour les Russes. C'?tait d'abord le c?t? ? exotique ? de l'exil d'un grand nombre

d'?trangers de rang social et culturel ?lev?, qui n'?tait pas sans rappeler l'?migra tion fran?aise apr?s 1789 et qui fournissait la mati?re romanesque d'une abondante

litt?rature, comme en t?moigne la mode des personnages russes ?migr?s dans la

litt?rature fran?aise de l'?poque7. De plus, l'int?r?t pour la Russie r?volutionnaire

provenait en partie de cette importante couche du lectorat fran?ais qui, ayant investi

massivement dans les emprunts russes du gouvernement imp?rial non reconnus par

4. Dominique Braga, ? Litt?rature russe ?, L'Europe nouvelle, 31,5 ao?t 1922, p. 976 ; Jean

Gu?henno, ? Le go?t des livres ?trangers ?, La Grande Revue, 113, 1er janvier 1924, p. 511.

Voir aussi Edmond Jaloux, ? Sur les traductions ?, Les Nouvelles litt?raires, artistiques et

scientifiques,29,5 mai 1923,p. 2.

5.Dominique Braga, ?Les derni?res traductions?, L'Europe nouvelle, 1, 6janvier 1923,

p. 19 ; Andr? Pierre, ?Traductions fran?aises d'?crivains russes modernes?, L'Europe nouvelle, 29,22 juillet 1922, p. 919 ; Andr? Mazon, ? Publications ?, Revue d'?tudes slaves, 3

(1-2), 1923, p. 143 ; Edmond Jaloux, ?L'Ann?e litt?raire ?trang?re?, L'?clair, 12362, 7 janvier 1923,p. 2.

6. Le 7 juin 1921 Gippius ?crit ? Bunin de Wiesbaden ? ? propos de l'ind?pendance et de la

libert? compl?te (auxquelles s'ajoute une vie pas ch?re), si vous en avez besoin pour quelques semaines de repos

- on est tr?s bien ici. [...] Demandez ? Bossard une avance de trois mille

(m?me cette somme serait excessive), faites vos valises et partez ?, T. Pahmuss, Stranicy iz

proslogo. Izperepiski Zinaidy Gippius, Francfort : Peter Lang, 2003, p. 85.

7. Claude Anet, Ariane, jeune fille russe et Quand la terre trembla (1921) ; Paul Morand, ? La

Nuit turque ? (dans Ouvert la nuit, 1922) ; Jean Vignaud, Niky : Roman de l'?migration russe

(1922) ; Etienne Burnet, Loin des ic?nes : Roman des ?migr?s russes (1923) ; Georges Imann,

L'Enjou? (1923) ; Francis Careo, V?rotchka l'?trang?re (1923) ; Serge de Chessin, Les ?paves blanches (1924) ; Joseph Kessel, Elena IzvoLskaja, Les Rois aveugles (1925).

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26 LEONID LIVAK

les bolcheviks, comptait sur la chute du r?gime sovi?tique pour r?cup?rer sa mise.

Tant que la R?publique fran?aise refusait de reconna?tre le gouvernement de Lenin, l'avenir de la Russie et de ses obligations d'avant 1917 apparaissait suffisamment

incertain pour valoriser toute source d'information - litt?raire, journalistique ou

autre - qui ?clairerait l'exp?rience communiste russe ou, plus simplement, rendrait

accessible l'histoire et la culture russes. Or qui ?tait mieux qualifi? que l'?lite cultu

relle exil?e en France pour donner un avis autoris? ?

Il n'est donc pas surprenant qu'? partir de 1920 et jusqu'? l'automne 1924 la

faveur dont jouit l'intelligentsia exil?e dans les maisons d'?ditions et dans la presse

fran?aises atteignit un degr? qu'elle ne retrouvera qu'au d?but des ann?es 19308.

Les traductions d'auteurs ?migr?s se r?partissent alors en trois cat?gories : les

belles-lettres, les m?moires de la vie sociopolitique et culturelle des vingt derni?res

ann?es, les analyses de la situation en Russie sovi?tique. Ainsi, entre 1920 et 1925, des personnalit?s aussi divergentes du point de vue id?ologique ou esth?tique

qu'Anton Denikin, Petr Krasnov et Aleksandr Kerenskij, Georgij Grebenscikov et

Semen Juskevic, Vadim Rudnev et Boris Savinkov, Mark Slonim et Vladimir

Puriskevic, publi?rent toutes un livre en fran?ais ; Pavel Ap?stol, Mark Visnjak et

Vladimir Burcev - deux ; Mark Aldanov et Simon Zagorskij - trois ; Grigorij Alek

sinskij et Andrej Levinson - quatre ; Ivan Bunin et Lev Sestov -

cinq ; Aleksandr

Kuprin -

sept ; Dmitrij Merezkovskij - neuf. ? part Bossard, deux autres ?diteurs

parisiens, Pion et Payot, exploit?rent syst?matiquement la pr?sence en France

d'auteurs ?migr?s. Des ouvrages d'exil?s russes furent aussi publi?s par d'autres

grandes maisons, comme Alean, Calmann-L?vy, Armand Colin et Stock. Vers la

fin de 1922, tout auteur ?migr? se devait de publier chez un ?diteur fran?ais.

Gippius ?crivait ainsi ? Vladimir Zlobin : ? il me para?t tout ? fait ind?cent de ne pas avoir publi? jusqu'? maintenant un seul livre en fran?ais ? (1er d?cembre 1922), ce

qui ? me permettrait d'entrer dans la presse fran?aise au-del? du Mercure [de

France] ? (4 d?cembre)9. Car Le Mercure de France, qui devint, en effet, le haut lieu du journalisme et de

la litt?rature ?migr?s, comptait dans son comit? de r?daction, selon Gippius, des ? amis des Russes ? qui ? comprennent tr?s bien et la Russie et les bolcheviks ?10.

Un grand nombre d'essais, de r?cits, d'extraits de romans, de m?moires, de docu

ments d'archives et de recensions d'ouvrages paraissant au Mercure entre 1920

et 1925 furent sign?s d'Aleksinskij, Bal'mont, Gippius, Kuprin, Maklakov,

Merezkovskij, Solomon Pozner, Savinkov, Sestov, Smelev, Teffi et Juskevic. Cette

revue de centre droit, la plus accueillante pour les Russes exil?s et farouchement

oppos?e au r?gime sovi?tique, repr?sentait une voie d'acc?s royale ? la presse fran

?aise. Mais le Mercure ?tait loin d'?tre le seul parmi les grands p?riodiques ?

8. Sur la p?riodisation et la nature de l'activit? francophone des auteurs ?migr?s, voir Leonid

Livak, ? K izuceniju ucastija russkoj emigracii v intellektuarnoj i kul'turnoj zizni mezvoennoj Francii ?, in La R?ception de la litt?rature fran?aise par les ?crivains ?migr?s russes ? Paris, 1920-1940. Colloque international, Universit? de Gen?ve (? para?tre).

9. Pahmuss, Stranicy..., p. 320,323.

10. Ibid., p. 180, lettre ? Vera Bunina du 4 mai 1933.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 27

s'ouvrir aux ?migr?s. Des noyaux de collaborateurs russes se form?rent vers 1922

dans Comoedia, L'?clair, Le Figaro, L Intransigeant et Le Populaire. Les ?migr?s furent accueillis ? bras ouverts dans plusieurs revues politiques et litt?raires, telles

que Les Nouvelles litt?raires, artistiques et scientifiques, La Revue de Paris, La

Revue de France, La Revue des Deux Mondes, La Vie des Peuples et La Revue de

Gen?ve (diffus?e en France au m?me titre que les revues fran?aises.) En plus des

collaborateurs au Mercure, dont la majorit? ?crivait pour d'autres journaux et

revues fran?ais, citons ces exil?s connus des lecteurs de la presse fran?aise de

l'?poque : Tat'jana Aleksinskaja, Vladimir Burcev, Georgij Skljaver, Vasilij

SuLgin, Avgusta Damanskaja, Fedor Dan, Vladimir Drabovic, Elena IzvoLskaja, Aleksandr Kerenskij, Andrej Levinson, Georgij L'vov, Pavel Miljukov, Boris

NoLde, Aleksej Remizov, Orest RozenfeLd, Sergej Sazonov, Boris Suvorin, Viktor Cernov, Mark Visnjak et Vladimir Zenzinov.

Pendant cette p?riode, les positions politiques des ?migr?s n'influen?aient gu?re l'attitude des ?diteurs et des r?dacteurs ? leur ?gard. Les collaborateurs russes

?taient appr?ci?s non en tant que membres d'une diaspora anticommuniste mais

parce qu'ils repr?sentaient une source d'informations sur un pays dont l'avenir

importait aux lecteurs fran?ais. (Seul Le Populaire, organe du Parti socialiste, limi

tait son choix d'auteurs aux sociaux-d?mocrates). Le journal communiste L'Huma

nit? ouvrit ses colonnes aux r?cits d'Arkadij Avercenko (14 juin 1921) et d'Ivan

Bunin (3 et 4 f?vrier 1922), alors que La Nouvelle Revue fran?aise (centre gauche) accueillait les m?mes collaborateurs ?migr?s (Sestov, Slecer, Grebenscikov) que la

plupart des revues de droite. La situation ne changea qu'au d?but de 1925, lors de la

reconnaissance diplomatique de l'URSS par le gouvernement Herriot. Ceci boule

versa la position de la diaspora russe, pla?ant les p?riodiques et les ?diteurs fran?ais devant un choix : donner la parole aux auteurs ?migr?s ou ? leurs homologues

sovi?tiques. S'ouvre alors une nouvelle page dans l'histoire des relations intellec

tuelles et culturelles entre ?migr?s et fran?ais11.

*

Ainsi, d?s le d?but de l'histoire de l'exil, l'intelligentsia ?migr?e chercha ? rallier, avec succ?s, l'?dition et la presse fran?aises. Mais comment les ?migr?s, dont la

plupart n'avaient aucun lien professionnel avec les milieux parisiens avant leur

expatriation, r?ussirent-ils ? trouver une audience aupr?s de plusieurs p?riodiques et ?diteurs fran?ais ? L'entr?e en force d'une ?lite ?trang?re dans la vie culturelle et

intellectuelle de la France ne saurait s'expliquer par la seule ? atmosph?re

spirituelle ? ou par la situation politique internationale de l'imm?diat apr?s-guerre. Il peut donc ?tre l?gitime de s'interroger sur l'existence d'un effort organis? de la

part de la diaspora russe pour cr?er un r?seau de communication intellectuelle et

culturelle avec ses h?tes.

11. Voir Livak, ? K izuceniju ucastija... ?

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28 LEONID LIVAK

Les informations dont nous disposons ? pr?sent permettent de retracer les

trajectoires individuelles de quelques auteurs ?migr?s vers les cercles fran?ais. Lev

Sestov, par exemple, devait le lancement de sa carri?re en France ? son traducteur, Boris Slecer (Boris de Schloezer), lui-m?me ?migr?. Celui-ci, critique de litt?rature

?trang?re ? la Nouvelle Revue fran?aise, monta une v?ritable campagne publicitaire afin d'y introduire le penseur et, avec le concours de Charles Du Bos et de Daniel

Hal?vy, de le pr?senter aux maisons d'?dition Pion et Grasset12. Le succ?s de ses

premi?res publications en fran?ais permit ? Sestov un rapprochement avec Andr?

Gide et Charles Du Bos qui ne tard?rent pas ? lui ouvrir les portes de plusieurs salons

parisiens et l'inviter aux d?cades de Pontigny o? Sestov rencontra l'?lite de la vie

culturelle fran?aise et se lia d'amiti? avec quelques figures importantes du monde de

l'?dition (Paul Desjardins, Roger Martin du Gard, Jules de Gaultier)13. Sestov profita de ses nouveaux contacts pour promouvoir ses coll?gues ?migr?s, tel Aleksej Remizov qui lui doit son entr?e dans l'?dition fran?aise14. Le cas d'Ivan Bunin est

semblable ? celui de Sestov. La parution en 1921 du Monsieur de San-Francisco

chez Bossard lan?a Bunin au c ur de la vie litt?raire parisienne gr?ce ? l'accueil

enthousiaste de la presse. Vers 1922 l'auteur entretenait d?j? des relations

professionnelles et amicales avec Benjamin Cr?mieux et avec Andr? Gide qui, d?s

1922, persuada Desjardins d'inviter Bunin aux d?cades de Pontigny et lui facilita les

d?marches aupr?s des revues parisiennes15. Profitant de ses nouvelles relations dans

le monde litt?raire fran?ais, Bunin s'effor?a d'y introduire Boris Zajcev lequel

rejoignit sous peu ses coll?gues ?migr?s ? Pontigny16. Pourtant, en regard de l'importance, avant 1925, de la pr?sence ?migr?e dans la

presse et les maisons d'?dition fran?aises, ces trajectoires individuelles ne suffisent

pas ? expliquer ? elles seules les efforts effectu?s pour ?tablir des formes de colla

boration suivie entre les ?lites ?migr?e et fran?aise. Or ces efforts existaient bel et

12. Voir la lettre de Slecer ? Paul Boyer du 4 octobre 1923, N.A.Fr. 18862 ff 218-219, D?parte ment des manuscrits, Biblioth?que nationale de France ; les lettres de Slecer ? Charles Du Bos

(1er mai 1922 ; 26 mai 1923 ; 8 juillet 1923), Dossier Charles Du Bos, Ms 26685, Biblioth?que litt?raire Jacques Doucet. Voir aussi Charles Du Bos, Journal 1921-1923, P. : Corr?a, 1946,

p. 315-316 et NataLja Baranova-Sestova, Zizn'L'va Sestova. Poperepiske i vospominanijam sovremennikov, I, P. : La Presse libre, 1983, p. 220,234.

13. Voir les lettres de Slecer ? Du Bos (25 juillet 1922,31 janvier 1923,8 juillet 1923,19 ao?t

1923), Dossier Charles Du Bos, Ms 26685, Jacques Doucet ; les lettres de Sestov ? Fania et

German Lovckij (12 f?vrier 1922,15 mars 1922,22 mars 1922, 29 ao?t 1923,31 ao?t 1923), in Baranova-Sestova, Zizn'L'va Sestova..., I, p. 230,232-233,261-262 ; les lettres de Du Bos

et de Jules de Gaultier ? Sestov (21 mai 1923,24 juillet 1923,22 novembre 1923), ibid., p. 252,

256-257,301-302. Voir aussi Baranova-Sestova, ibid., p. 235,261.

14. Voir la lettre de Sestov ? Max Eitington du 9 novembre 1923, ibid., p. 300 et

V. V. Reznikova, Ognennaja pamjat'. Vospominanija o Aleksee Remizove, Berkeley :

Berkeley Slavic Specialties, 1980, p. 88,125.

15. Voir les lettres de Cr?mieux (Ms 1066/2166-2169), Gide (Ms 1066/2770-2783) et Desjar dins (Ms 1066/2209) ? Bunin (I.A. Bunin Collection, Leeds Russian Archive, Leeds

University ; les lettres de Bunin du 13 et 18 ao?t 1922, Dossier Andr? Gide, Ms Y 99-1,

Jacques Doucet. Voir aussi Fran?ois Chaubet, Paul Desjardins et les d?cades de Pontigny, P. :

Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 111.

16. Voir la lettre de Bunin (non dat?e), Ms 6817000, Dossier Edmond Jaloux, Jacques Doucet.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 29

bien et leur importance dans l'histoire de l'intelligentsia ?migr?e a ?t? jusqu'ici sous-estim?e. Sans pr?tendre en pr?senter un tableau exhaustif, nous nous propo

sons d'en ?voquer quelques-uns. Il s'agit, notamment, de l' uvre du Comit? de

secours aux ?crivains et aux savants russes en France ; de la cr?ation d'un lieu

d'?changes intellectuels sous l'?gide de la Soci?t? des amis des lettres russes ; de

projets d'?ditions franco-russes entrepris ? plusieurs reprises par les ?migr?s dans

la premi?re moiti? des ann?es 1920.

Le Comit? de secours aux ?crivains et aux savants russes en France, fond? en 1920 et

dirig? jusqu'en 1925 par Nikolaj Cajkovskij avec le concours de Dmitrij Merezko

vskij, Tihon Polner et le comte A.D. NesseFrode, distribua pendant les deux

premi?res ann?es de son existence plus de 150 000 francs de secours, devenant la

? planche de salut ? d'un bon nombre d'auteurs ?migr?s17. Le Comit?, au-del? de

l'assistance mat?rielle, cherchait ? offrir ? ses b?n?ficiaires une assistance morale qui leur ouvre les portes de la vie intellectuelle et culturelle du pays d'accueil. Il

concentra ses efforts sur la mobilisation des ?lites fran?aises en faveur des Russes non

seulement pour la r?colte de fonds mais ?galement dans le but de faciliter la collabo

ration d'?migr?s aux organes de presse et ? l'?dition fran?aises. Dans une allocution

d?but 1922, Cajkovskij signale que le Comit? ? est parvenu ? rassembler autour de lui

quelques dizaines d'amis fran?ais de la culture russe, puissants et aguerris, qui se sont

d?j? organis?s en groupement sous le nom de 'Section fran?aise' du Comit? ? et dont

? l'activit?, au nom de nos int?r?ts, aupr?s de cercles fran?ais les plus divers [...] laisse s?rieusement croire aux b?n?fices d'une telle entreprise18 ?. Le m?morandum

r?dig? apr?s la r?union organisationnelle des deux Sections du 4 novembre 1921

affirmait d?j? que :

ces tout derniers temps, le Comit? s'est convaincu de la n?cessit? de s'adjoindre une section fran?aise compos?e de personnalit?s jouissant d'une grande noto

ri?t? parmi la soci?t? fran?aise et connues en m?me temps pour leurs sympathies envers la Russie. Cette id?e a trouv? un accueil chaleureux aupr?s de

M. Edouard Herriot, d?put?, ancien ministre, qui fut ?lu ? l'unanimit? pr?sident d'honneur du Comit?. La section fran?aise n'est pas encore constitu?e : pour

choisir les personnes qui en feront partie, le Comit? compte beaucoup sur les

pr?cieuses indications de ses amis fran?ais19.

Ainsi, Edouard Herriot, chef du Parti radical et maire de Lyon, devint le premier

pr?sident de la Section fran?aise, la duchesse d'Uz?s et Paul Boyer, directeur de

17. J.-W. Bienstock, ? ? qui le prix Nobel ? ?, Le Mercure de France, 159 (583), 1er octobre

1922,p.278-279.

18. En russe, sans date, F delta r?s. 832 (2)(1), Fonds du Comit? de secours aux ?crivains et aux

savants russes en France, Biblioth?que de documentation internationale contemporaine

(BDIC),Nanterre.

19. ? M?morandum du Comit? de secours aux ?crivains et aux savants russes ?, F delta r?s. 832

(1)(5), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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30 LEONID LIVAK

l'?cole des langues orientales, ses vice-pr?sidents, Jules Patouillet, professeur de

russe, secr?taire g?n?ral. Citons parmi les premiers adh?rents : Anna de Noailles,

po?te et confidente de Marcel Proust ; Louis Barthou, ministre de la D?fense natio

nale ; les po?tes et romanciers Jean Giraudoux, Henri de R?gnier, Edmond Harau

court et Pascal Bonetti ; les socialistes Albert Milhaud et Paul Painlev? ainsi que l'idole de la droite, Maurice Barr?s ; L?on Bailby et Emile Bur?, journalistes et

r?dacteurs aux quotidiens L'Aveniret L Intransigeant ; le dramaturge Henri Duver

nois et les metteurs en sc?ne Jacques Copeau et Sacha Guitry ; le musicologue

Adolphe Boschot et l'historien d'art Louis R?au20. D'ailleurs, les archives du

Comit? contiennent les listes de personnalit?s du monde artistique, de la presse et

de la politique qui furent sollicit?es par la lettre suivante21 :

Le tourment qui s?vit en Russie a jet? sur les routes de l'exil les repr?sentants les

plus illustres de la pens?e russe.

Savants, Professeurs, ?crivains, Artistes ont d? chercher en ?tranger un abri contre la terreur et la servitude. Avec eux, ils ont export? le flambeau de la civili sation russe et ainsi ils ont sauvegard? et assur? les possibilit?s de renaissance de leur grande et malheureuse patrie.

C'est vers la France que la plupart d'entre eux se sont dirig?s et ils y sont venus

parce qu'ils savaient que pour l'?lite des hommes ce n'est jamais ?tre exil? que de vivre dans sa lumi?re.

Malgr? les difficult?s, malgr? les avantages que donne ailleurs le taux de

change, malgr? la propagande et les efforts tent?s en d'autres pays pour les

attirer, ils y sont rest?s. Mais pour eux, d?racin?s, et de ce fait presque toujours dans l'impossibilit? de vivre de leur labeur, le plus souvent sans ressources, la vie est dure terriblement. Leur d?tresse cach?e et silencieuse est plus profonde que nous le saurions dire.

Aussi avons-nous pens? que ce serait ? la fois un devoir et un honneur que de

leur venir en aide et que pour cette uvre au-dessus des opinions et des

tendances personnelles, il ?tait possible d'escompter le concours de tous ceux

qui ont le souci de voir se recr?er, dans un avenir que nous esp?rons proche, la

grande et n?cessaire amiti? franco-russe.

C'est ainsi qu'? c?t? du Comit? de secours aux ?crivains et aux savants russes a

?t? constitu? un Comit? fran?ais dont vous trouverez, ici m?me, la liste des

premiers adh?rents.

C'est votre adh?sion ? ce Comit? que nous venons solliciter. Le prestige et l'autorit? qui s'attachent ? votre nom nous font vivement souhaiter de vous

compter parmi nous. L'honneur que nous en retirerons et le concours de votre

activit? dans votre sph?re d'influence si ?tendue nous seront une aide puissante. Nous vous serions donc tr?s oblig?s si vous vouliez bien nous adresser votre

adh?sion au Comit? de secours aux ?crivains et aux savants russes en France.

Nous vous prions d'agr?er l'expression de nos sentiments les plus distingu?s.

Dans une liste du 15 f?vrier 1922, le comit? de patronage de la Section fran?aise d?nombre une cinquantaine de repr?sentants des milieux politiques, artistiques et

intellectuels, ainsi qu'une pl?thore de personnalit?s du beau monde parisien qui

20. F delta r?s. 832 (10)(11), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

21. F delta r?s. 832 (10)(11), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 31

pr?t?rent leur poids social ? l' uvre caritative du Comit?22. Une note en annexe

affirmait que ? l' uvre de rapprochement intellectuel franco-russe dont notre orga nisation est une des manifestations a rencontr? le plus vif succ?s dans les milieux de

l'?lite fran?aise ?23. ? partir de 1922, le formulaire du Comit? mentionnait l'exis

tence parall?le des deux Sections, russe et fran?aise, ainsi que les noms de leurs

membres actifs.

En plus des contributions financi?res de particuliers et des subventions occa

sionnelles de fonds publics dus ? des hommes politiques (Herriot, Barthou, etc.), le

Comit? pouvait compter sur la Section fran?aise dans trois domaines : l'assistance

d'associations professionnelles ; l'organisation de manifestations publiques au

profit des ?migr?s ; l'int?gration d'auteurs ?migr?s au rang de collaborateurs de la

presse fran?aise. Les plus importants parmi les organismes professionnels qui s'alli?rent au Comit? ?taient la Soci?t? des Gens de lettres, dirig?e par Edmond

Haraucourt, et l'Union fran?aise (? Association nationale pour l'expansion morale

et mat?rielle de la France ?) dirig?e par Henri Bergson, Paul Gaultier et Ernest

Lavisse (cette derni?re fournit un lieu de rencontres aux Sections et ouvrit aux

?migr?s les colonnes de son organe, La Revue bleue)24. Le brouillon de la conf?

rence de Cajkovskij du 2 novembre 1921 ?claire sur le r?le de la Section fran?aise dans l'int?gration des exil?s dans la presse fran?aise. Les membres de la Section y sont class?s selon les p?riodiques qu'ils repr?sentent (Albert Cahuet pour L Illus

tration, Mony Sabin pour L'Action nationale, Douzet et Ripault pour Le Radical.

Ils accueillirent tous plusieurs auteurs russes ? partir de 1921) et selon leur part dans

la recension de livres d'?migr?s (Raoul Labry, Albert Milhaud) ; cette derni?re

fonction ?tait strat?gique car en d?pendait la visibilit? des auteurs ?migr?s sur le

march? du livre et aupr?s des lecteurs25.

En 1921-1922 l'activit? de la Section fran?aise s'exprima aussi ? travers l'orga nisation d'?v?nements culturels publics au profit du Comit? ou aux fins de promou voir les contacts entre ?migr?s et Fran?ais (concerts, repr?sentations th??trales,

soir?es litt?raires, r?unions d'?crivains et d'intellectuels, etc.). Un brouillon du

rapport de Cajkovskij au pr?sident de la Section fran?aise de fin novembre 1921

?num?re les ?v?nements d?j? organis?s et les projets pour l'ann?e 1922. C'est, pour 1921 : une manifestation franco-russe ? l'occasion du centenaire de Lev Tolstoj ;

une r?union franco-russe au club de la Renaissance fran?aise (non dat?es) ; la

matin?e du 13 octobre au th??tre de Paris (pi?ce La Passante d'Henri Kistemae

22. La comtesse de B?hague, la marquise de Ganay, la vicomtesse de Lariboisi?re, la vicom

tesse Curial, Mme Eug?ne Petit (?pouse du Secr?taire g?n?ral du Pr?sident de la R?publique), la comtesse de Greffulhe, la princesse de Broglie, la duchesse de Crussol, la duchesse de

Rohan, F delta r?s. 832 (2)(5), (10)(11), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

23. F delta r?s. 832 (2)(5), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

24. Voir aussi la lettre du 20 juillet 1922 par laquelle le d?l?gu? g?n?ral de la Soci?t? des Gens

de lettres, Georges Robert, informe le Comit? du transfert de la somme de mille francs ?

sp?cialement affect? ? MM. Balmont, Kouprine, Bounine ?, F delta r?s. 832 (2)(9), Fonds du

Comit? de secours, BDIC.

25. F delta r?s. 832 (2)( 11 )( 1 ), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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32 LEONID LIVAK

kers)26. Comme projets figuraient : la repr?sentation des pi?ces d'Aleksej Tolstoj (L'Amour

- livre dor?) et de Nikolaj Evreinov (La Mort joyeuse) au th??tre du

Vieux-Colombier (laquelle eut lieu le 7 mars 1922), ainsi qu'un cycle de conf? rences sur la Russie organis? par l'Union fran?aise27. Ajoutons ? ces manifestations

des ?v?nements omis dans le rapport : le concert franco-russe au profit de l'Union

des ?crivains et des journalistes ?migr?s (22 octobre 1921) et la matin?e organis?e

par Jacques Copeau au th??tre du Vieux-Colombier (24 d?cembre 1921) ? l'occa

sion du centenaire de Dostoevskij au cours de laquelle Merezkovskij, Bal'mont, Andr? Gide et Andr? Suar?s prirent la parole28. On peut donc sans crainte affirmer

que, vers le d?but de 1922, les ?migr?s avaient de bonnes raisons de croire qu'ils seraient dispens?s du prix de la libert? que doit payer toute communaut? exil?e :

exclusion professionnelle et isolement culturel. La multiplication des ?changes entre ?migr?s et Fran?ais est illustr?e dans la correspondance que Zinaida Gippius adresse ? Vladimir Zlobin et ? Ivan Bunin en 1922 : elle s'y plaint du manque de

temps et de la fatigue occasionn?e au couple Merezkovskij par les ? causeries ?

qu'ils doivent pr?parer pour les r?unions de divers cercles fran?ais29. Certes, l'altruisme caract?risa les membres de la Section fran?aise lors de la

qu?te de fonds pour les caisses du Comit? et dans l'organisation d'?v?nements cultu

rels au profit des ?migr?s. Cependant, les b?n?ficiaires, anciens coryph?es du monde

artistique de Moscou et de Saint-P?tersbourg, les ? chouchous ? de l'intelligentsia russe d?sireux de traiter avec leurs coll?gues ?trangers d'?gal ? ?gal, n'en ressenti

rent pas moins un fort sentiment d'humiliation dans le fait d'?tre ainsi assist?s. D'o?

l'expression ironique et am?re ? aller jouer de l'orgue de Barbarie ? (igrat' na

sarmanke) par laquelle ils d?signaient leur participation aux soir?es caritatives o? ils

donnaient des ? causeries ? ou bien lisaient des extraits de leurs uvres30. Mais les

dirigeants du Comit? se rendaient bien compte que la qu?te de fonds publics et priv?s pas plus que les galas occasionnels ne pourraient approvisionner ind?finiment les

caisses du Comit? et ce, quelles que soient la bienveillance et la g?n?rosit? des h?tes

fran?ais. Aussi le Comit?, continuellement ? la recherche de sources fixes de

revenus, tabla-t-il sur une entreprise in?dite dans l'histoire des relations culturelles

franco-russes : une maison d'?dition qui servirait les int?r?ts des lecteurs et des ?cri

vains fran?ais au m?me titre que ceux des lecteurs et des ?crivains russes.

26. F delta r?s. 832 (10)(9), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

27. Les sujets et les dates de ces conf?rences ne nous sont pas connus ; seule une lettre non

dat?e de Merezkovskij ? Sofia Petit ?voque ? une soir?e sur Dostoevskij que nous organisons en collaboration avec l'Union fran?aise (Paul Gaultier) ?, F delta r?s. 571 (4)(5), Fonds Eug?ne Petit, BDIC.

28. Voir la lettre de Jacques Copeau (19 d?cembre 1921), F delta r?s. 832 (2)(3), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

29. Pahmuss,SiraiHcy...,p. 94,315-316,318.

30. Voir la lettre de Merezkovskij ? Sofia Petit (1921) : ? Le 17 de ce mois I.A. Bunin 'jouera de l'orgue de Barbarie'. Et moi aussi j'irai jouer ma chanson ?gyptienne ?, Rosina Neginsky, ? Materialy po istorii russkoj literatury iz zarubeznyh arhivov. Pis'ma D. S. Merezkovskogo k

suprugamPeti ?,Novoeliteraturnoeobozrenie, 12,1995,p. 114.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 33

L'id?e de fonder une maison d'?dition d?di?e ? la traduction des ?crivains

?migr?s pour le march? du livre fran?ais et des ?crivains fran?ais contemporains

pour le lecteur russe (y compris en Russie, les conditions politiques aidant),

propos?e au banquet du Comit? le 23 juin 1921, fut re?ue avec enthousiasme. Il va

sans dire qu'une telle entreprise ne paraissait r?alisable que dans la convergence de

la demande du march? du livre pour les auteurs ?trangers et la perspective, certes

bien incertaine, de l'ouverture de la Russie aux livres des ?ditions franco-russes. Le

31 juin 1921, Merezkovskij ?crit ? Cajkovskij ? ce propos :

Nos affaires avec les Fran?ais importent beaucoup elles aussi. Ce sont justement ces affaires qui peuvent nous sauver tous, non seulement du point de vue mat?

riel mais aussi moral, surtout si l'on se rend compte que nous autres, les ?cri

vains russes de Paris, repr?sentons toute la Litt?rature russe qui demeure libre ne s'?tant pas mise au service des violeurs. On la sauve en nous sauvant. J'ai senti

que les Fran?ais - ou Herriot au moins

- veulent et peuvent le faire31.

?tant donn? que l'initiative co?ncida avec la p?riode estivale des vacances, l'acti

vit? organisatrice ne reprit qu'en automne, le sujet ?tant au centre de la r?union ?

l'Union fran?aise le 4 novembre 192132.

Le m?morandum r?dig? ? l'issue de la r?union d?crit le projet en ces termes33 :

[...] le Comit? a d?cid? ? l'unanimit?, que la meilleure mani?re de manifester ? l'heure actuelle son activit? serait d'organiser une grande maison d'?dition

russo-fran?aise qui publierait des livres en russe et en fran?ais. Cette id?e a ?t? soutenue et d?velopp?e au banquet franco-russe du 23 juin dernier par les orateurs fran?ais MM. Edouard Herriot et Paul Boyer, qui firent ressortir

l'importance et l'int?r?t de cette entreprise, dont l'importance culturelle serait immense. En effet, elle ferait d'une part conna?tre au public fran?ais les uvres

des penseurs et ?crivains russes qui lui sont en grande partie inconnues et d'autre

part, elle publierait en langue russe les nouveaut?s des auteurs fran?ais contem

porains pas encore traduits dans cette langue. Contribuant ainsi au rapprochement intellectuel de deux grands peuples, cette

uvre pourrait par l? m?me acqu?rir une certaine importance politique dont les r?sultats se feraient certainement sentir ? l'avenir. En effet, les repr?sentants les

plus en vue de la litt?rature, de la science et de la politique russes, se trouvent en

ce moment en France.

On a ?galement en vue la publication d'un p?riodique en langue fran?aise, auquel collaboreraient des ?crivains fran?ais et russes. La constitution de cette

maison d'?dition donnerait ainsi du travail aux ?crivains russes (et fran?ais) et

r?pondrait ainsi pleinement au but primordial poursuivi par le Comit?.

31. Voir Elena Os'minina, ? 'My ob"javim [...] ?as sojuz duha su?cestvujuscim...' Merezko

vskie i N. V. Cajkovskij v nacalel920-h) ?, Diaspora. Novye materialy, V, 2003, p. 622.

32. Voir la lettre de Merezkovskij ? Sofia Petit du 1er octobre 1921, F delta r?s. 571 (5)(6), Fonds Eug?ne Petit, BDIC.

33. ? M?morandum du Comit? de secours aux ?crivains et aux savants russes ?, F delta r?s. 832

(1)(5), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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34 LEONID LIVAK

Le plan de cette maison d'?dition a ?t? ?labor? par une commission sp?ciale nomm?e par le Comit? et comprenant MM.N. V. Tchaikovsky (pr?sident), 1. A. Bounine,M. A. Landau-Aldanov,D. S. Merejkovsky,N. M. Moguilansky,

T. I. Polner, S. L. Poliakov et S. G. Svatikov. Les organisateurs estiment n?ces

saire ? la valeur de l'entreprise de publier au moins cent livres se rapportant aux trois cat?gories suivantes: 1. uvres des ?crivains russes en langue russe,

2. uvres des ?crivains fran?ais en langue russe, 3. uvres des ?crivains russes

en langue fran?aise ; et en outre trois fascicules par an de la grande revue ci

dessus indiqu?e. [...]

Le Conseil d'administration devrait comprendre des Russes et des Fran?ais. Ne

pouvant r?aliser cette entreprise par ses propres forces, le Comit? compte sur l'aide de la soci?t? fran?aise et sur des subsides du gouvernement fran?ais. Il fonde cet espoir en premier lieu sur ce que, comme expliqu? plus haut, cette

uvre a une grande importance culturelle et politique : le rapprochement intel

lectuel de la France et de la Russie. En outre, les auteurs, les ?diteurs, et les

traducteurs fran?ais obtiendront d'importants avantages mat?riels en cas de

r?alisation de cette entreprise.

Le rapport d?j? cit? de Cajkovskij ? Herriot fournit davantage de d?tails sur le

r?le de la Section fran?aise dans la fondation de la maison d'?dition franco-russe.

Vers la fin novembre 1921, le Comit? forma ?une commission mixte de

techniciens ? pour ?tudier le projet. ? c?t? des repr?sentants de la Section russe,

elle comprenait Alberic Cahuet de la Soci?t? des Gens de lettres, Lucien Besnard

de la Soci?t? des auteurs dramatiques et Eug?ne Morel de la Biblioth?que natio

nale de France. Par ailleurs, le rapport signalait au pr?sident de la Section fran

?aise que

Le Comit? dispose d?s maintenant de l'appareil technique puissant comprenant les deux maisons d'?ditions russes ? Paris, ? La Terre russe ?

[dirig?e par T. I. Polner] et ? Soci?t? anonyme de presse, publicit?, ?ditions ?. Cette derni?re maison [Russkajapecatl, dont le directeur [LA. Kirillov] est arriv? r?cemment de Sib?rie poss?de un d?bouch? important en Extr?me-Orient o? les possibilit?s dans le pays au change ?lev? sont particuli?rement s?rieuses. Du point de vue commercial l'affaire se pr?sente donc d'une mani?re tr?s avantageuse. Les

b?n?fices obtenus pourraient ?tre employ?s d'une part pour augmenter les

ressources du Comit? et pour amortir le capital pr?t? d'autre part. Le futur Conseil d'administration devra comprendre des Fran?ais et des Russes. Les

repr?sentants les plus en vue de la litt?rature et de la science russes se trouvent

actuellement en France. Devant la situation r?ellement tragique de cette ?lite

russe en exil le Comit? de secours aux ?crivains et savants russes prie le Gouver

nement fran?ais d'entendre son appel :

Que la France fid?le ? ses traditions s?culaires et reconnues dans le monde vienne dans la mesure de ses moyens au secours de la pens?e russe !34

Ce rapport de fin d'ann?e n'?tait pas le premier document adress? ? Herriot pour lui

rappeler ses engagements concernant le projet. Une lettre d?taillant le budget et les

34. Brouillon du rapport ? Herriot, F delta r?s. 832 (10)(9), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 35

plans fiscaux de la future entreprise lui avait d?j? ?t? soumise en juillet35. Cette

focalisation sur le pr?sident de la Section fran?aise s'explique : le Comit? avait foi

en la capacit? d'Herriot d'obtenir des subsides de fonds publics, sans lesquels les

?ditions franco-russes n'avaient aucune chance de voir le jour. Ainsi, dans sa lettre

? Bunin (30 juin 1921), Merezkovskij estime que ? l'on peut demander [? Herriot]

beaucoup d'argent, car Lyon est une ville tr?s riche et Herriot y est un homme assez

important ?36. Des copies de la lettre ? Herriot furent envoy?es aux membres

influents de la Section fran?aise afin qu'ils interviennent avec insistance aupr?s d'Herriot et d'autres repr?sentants de cercles politiques et administratifs fran?ais37.

Les documents du fonds de Sofia Balahovskaja-Petit, l'un de ses membres

influents, permettent de comprendre les raisons de l'?chec du projet du Comit?.

?pouse d'Eug?ne Petit, secr?taire g?n?ral du Pr?sident de la R?publique, Alexandre Millerand, Sofia Petit ?tait n?e ? Kiev, ville qu'elle avait quitt?e au tour

nant du si?cle pour faire des ?tudes en France. Elle avait fr?quent? la fine fleur du

monde litt?raire et intellectuel russe d'avant 1917 ? Paris et ? Saint-P?tersbourg, o?

les affaires d'?tat conduisirent Eug?ne Petit38. C'est ? elle que bien des exil?s

russes ?crivaient, lui demandant d'interc?der aupr?s de son mari pour faciliter leur

entr?e en France, ce qu'Eug?ne Petit s'empressait de faire, de sorte que le r?le des

Petit dans l'affirmation de Paris comme centre politique et culturel russe n'?tait pas des moindres39. Il n'est donc pas surprenant que Sofia Petit ait rejoint de bonne

heure la Section fran?aise (24 juillet 192140) et soit devenue l'un de ses membres

les plus actifs. Les lettres que Merezkovskij lui adresse t?moignent du conflit entre

Herriot et les ?migr?s russes, conflit qui, en mettant Herriot hors jeu, condamna le

projet des ?ditions franco-russes.

Quelques jours apr?s le banquet du 23 juin au cours duquel Herriot avait promis son assistance dans la recherche de subsides, l'attention des ?lites politiques et

culturelles europ?ennes fut attir?e par l'appel radiophonique de Maksim Gor'kij (6 juillet 1921) r?v?lant ? aux hommes honn?tes ? qu'une famine catastrophique

35. Voir brouillons de cette lettre : F delta r?s. 832 (10)(11) et F delta r?s. 832 (10)(9), Fonds du

Comit? de secours, BDIC. Voir aussi les lettres de Bunin et de Merezkovskij ? Sofia Petit des

11 juillet et 5 septembre 1921, Leonid Livak, ? Rannij period russkoj emigracii : Po materi

alam sobranija Sofii i Ezena Peti ?, in Lazar Fleishman, Hugh McLean, eds., A Century's

Perspective : Essays on Russian Literature in Honor of Olga Raevsky Hughes and Robert

P. Hughes, Stanford : Stanford Slavic Studies, Vol. 32,2006, p. 434-435,448.

36. Pahmuss, Stranicy..., p. 130.

37. Voir les lettres de Bunin (11 juillet 1921) et de Merezkovskij (5 septembre 1921) ? Sofia

Petit, Livak, ? Rannij period... ?, p. 434-435,448 ; et la correspondance Bunin-Merezkovskij (30 juin, 7 et 14 juillet 1921) in Pahmuss, Stranicy..., p. 130,140-141.

38. Ioannis Sinanoglou, ? La Mission d'Eug?ne Petit en Russie : le Parti socialiste fran?ais face

? la r?volution de F?vrier?, Cahiers du Monde russe, 18 (2-3), 1976, p. 133-170 ; Rosina

Neginsky, ? Pis'ma k Sof e Grigor'evne Balasovskoj-Peti, Zinaida Gippius ?, Russian Litera

ture, 37,1995,p.59-92.

39. ? ce propos, voir les lettres de Fondaminskij (1)(4) et (5)(5), d'Avksent'ev, d'Aldanov et

de Visnjak (1)(5), de Bal'mont (1)(6), de Berdjaev (1)(7), de Bunin (1)(8), des Merezkovskij (2)(5) et (4)(5), de Zajcev (2)(6), etc., Fonds Eug?ne Petit, F delta r?s. 571, BDIC.

40. F delta r?s. 832 (2)(1), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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36 LEONID LIVAK

s?vissait en Russie. Herriot se trouva bient?t engag? dans l' uvre au profit des

victimes. Or beaucoup d'intellectuels ?migr?s estim?rent que cet appel n'?tait

qu'un chantage bolchevique visant le public occidental, la famine n'?tant, selon ces

interpr?tes, qu'une arme d?lib?r?ment employ?e par le gouvernement sovi?tique dans sa lutte contre la r?sistance anticommuniste populaire. Merezkovskij d?ve

loppa cette id?e dans ses lettres ouvertes ? Gerhardt Hauptmann (13 ao?t 1921) et ?

Fritjof Nansen (18 septembre 1921). Il va sans dire que les nouvelles d?marches

d'Herriot aupr?s de fonds publics et d'organismes caritatifs repoussaient ind?fini

ment le concours financier qu'il avait promis d'apporter au projet du Comit?. Le

5 septembre Merezkovskij ?crit ? Petit : ? Si Herriot nous abandonne nous serons

tous perdus, et les affam?s de la Russie n'en iront pas mieux. Les Fran?ais doivent

comprendre que ce ne sont pas les affam?s qu'ils aident mais les bolcheviques, les

meurtriers de la Russie ? ; et quelques semaines plus tard (19 octobre) il parle du ? refus d'Herriot (ce fanfaron !) ? d'aider l'entreprise du Comit?41. Cependant les

efforts de ce dernier ne s'arr?t?rent pas l?. La Section russe sollicita l'appui de Paul

Boyer, vice-pr?sident de la Section fran?aise, et celui d'autres collaborateurs fran

?ais. La question des ?ditions franco-russes figurait encore ? l'ordre du jour de la

r?union des deux Sections tenue dans les locaux de l'Union fran?aise le 21 f?vrier

192242. N?anmoins le projet n'aboutit pas et fut abandonn? ? l'?t?. On ne peut exclure que les divisions id?ologiques ? l'int?rieur des deux Sections aient

contribu? ? l'?chec. En mai, quelques membres de la Section russe, dont

A.N. Tolstoj, A. Vetlugin et I. M. Vasilevskij, furent radi?s pour leur collaboration

au journal prosovi?tique Nakanune. Un peu plus tard, la r?orientation du Parti

radical-socialiste pour la reconnaissance du gouvernement de Lenin, couronn?e par le voyage d'Herriot en Russie, provoqua le d?part des radicaux de la Section fran

?aise, y compris celui de son pr?sident dont les fonctions ?churent d'abord au

prince de Monaco (1923), puis ? la comtesse Anna de Noailles (1924)43.

L'indisponibilit? d'Herriot et l'incapacit? de la Section fran?aise ? financer le

lancement des ?ditions franco-russes aggrav?rent le m?contentement des membres

influents de la Section russe. Leur mise en cause des principes de la collaboration

franco-russe au sein du Comit? ?clata ? l'?t? 1922 : Merezkovskij abandonna la

vice-pr?sidence de la Section russe et tenta de rallier un groupe de coll?gues ? l'id?e

d'un autre organisme de secours aux ?crivains exil?s lequel servirait ?galement de

nouveau lieu de rencontres franco-russes. Nul n'a mieux exprim? les principes sur

lesquels le nouvel organisme, Les Amis des lettres russes, devait ?tre fond? que

41. Voir Livak, ? Rannij period... ?, p. 435-436.

42. Rapport du 15 f?vrier 1922, F delta r?s. 832 (2)(5), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

43. Voir les attaques d'?migr?s contre Herriot dans la presse fran?aise : Grigorij Aleksinskij, ? Le Voyage de M. Herriot ?, Le Mercure de France, 160,587,1er d?cembre 1922, p. 554-556 ;

Vladimir Drabovic, ? Que va faire en Russie M. Herriot ? ?, L'?clair, 12281, 18 septembre 1922, p. 1 ; Id., ? Les Dessous d'un beau voyage.

- O? l'on peut voir que les Soviets se moqu? rent bien de M.Herriot?, L'?clair, 12298, 4novembre 1922, p. 1 ; Dmitrij Merezkovskij, ? Quand la Russie rena?tra... - 'L?nine est un ange !' ?, L'?clair, 12522, 16 juin 1923, p. 1 ; Boris Suvorin, ? Le Voyage de M. Herriot ?, Avenir, 1626,25 ao?t 1922, p. 1.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 37

Merezkovskij lui-m?me dans une lettre au critique et romancier Edmond Jaloux

(6 d?cembre 1922) :

Cher Ma?tre et Ami,

plus je pense et plus il me para?t qu'il faudrait insister fermement et d?s mainte nant (avant que le m?tal en fusion ne soit refroidi) que le but des ? Amis ?

devrait ?tre l'aide morale aussi bien que mat?rielle ; peut-?tre m?me le premier est le plus important. Les ?crivains russes en France ne devraient pas ?tre des

objets de bienfaisance dans le sens vulgaire et humiliant de ce mot. Vous savez aussi bien que moi que la ? bienfaisance ? n'est que trop souvent un amusement,

un petit jeu de dames patronnesses qui l'ach?tent ? vil prix, le temps perdu en uvres de bienfaisance ne leur co?tant presque rien tandis que le prix pay? par

les ? objets ? est trop haut - c'est humiliation morale. Oh, le sadisme innocent de la bienfaisance ! Nous en avons fait et nous en faisons une terrible exp? rience...

Ainsi donc le r?sultat pratique de toutes ces consid?rations th?oriques serait : il faudrait nous aider ? sortir de la solitude profonde, de l'abandon, dans lequel nous vivons voil? d?j? plus de deux ans. Vous, cher Ma?tre et Ami (je vous le dis de tout mon c ur) vous ?tes le premier parmi nos confr?res fran?ais qui nous avez tendu la main, mais nous esp?rons que vous ne serez pas le dernier. Nous

sommes les repr?sentants d'une grande force spirituelle de la Litt?rature, de

l'Art, de la Pens?e russe - choses assez mal connues en France et nous pourrions

vous servir ? mieux les conna?tre. Voil? le principe d'aide mutuelle, sinon

d'?galit?, tout au moins d'unit? d'int?r?ts qu'il faudrait poser dans la constitu tion du petit cercle d'? Amis des Lettres Russes ?. [.. J44

L'initiative de cr?er les Amis des lettres russes t?moigne, entre autres, qu'il n'y avait pas unanimit? parmi les membres russes du Comit? quant au ? bon usage ?

des fruits de la bienfaisance provenant de la Section fran?aise. On a vu que, parall? lement ? l' uvre caritative, la Section fran?aise s'?tait charg?e d'introduire les

exil?s dans la presse, l'?dition et les cercles intellectuels fran?ais. M?me si les insti

gateurs russes des ? Amis ? ont jug? cet aspect de l'action de la Section fran?aise

peu efficace (constat difficile ? partager au vu des r?sultats, cf. supra, et m?me en

tenant compte de l'?chec du projet d'?ditions franco-russes), n'auraient-ils pu uvrer ? l'am?lioration du fonctionnement du Comit? au lieu de rompre avec lui ?

Or si l'on ne trouve pas trace de d?bats sur l'efficacit? de la Section fran?aise dans

les archives du Comit?, on y trouve, en revanche, celle du conflit entre l'administra

tion et un groupe d'?crivains ?minents : Bunin, BaLmont, Gippius, Kuprin,

Merezkovskij. Ce conflit ?tait le reflet d'une rivalit? pure et simple entre ?crivains

exil?s. Selon les notes de Cajkovskij, les coryph?es estimaient que l'effort de la

Section fran?aise, ?parpill? parmi tous les ?migr?s venant chercher leur ? planche de salut ? aupr?s du Comit?, ne leur b?n?ficiait pas suffisamment. Pour Cajkovskij, un tel ?go?sme ?tait choquant ; pour les coryph?es, l'id?e de partager la sollicitude

fran?aise avec le plus grand nombre ?tait non moins choquante45. ? vrai dire, m?me

44. Ms 6851, Dossier Edmond Jaloux, Jacques Doucet.

45. Voir d?tails de ce conflit in Os'minina, ? 'My ob"javim... ?, p. 622-625.

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38 LEONID LIVAK

si le projet de cr?er une maison d'?dition avait abouti, les principes de sa gouver nance seraient all?s ? l'encontre des v ux du groupe rebelle. Un an auparavant

Merezkovskij ?crivait ? Cajkovskij que ? la composition de la r?daction des

?ditions franco-russe est la question la plus importante. En ce qui concerne les

Russes, j'y aurais inclus vous-m?me, Bunin, Kuprin, BaLmont, Z. N. Gippius et, si

vous le trouvez souhaitable, moi aussi. Il me semble que personne d'autre n'est

n?cessaire ?46. Ainsi, d?s le d?but, les coryph?es esp?raient exercer un contr?le

quasi complet sur les d?cisions editoriales des ?ditions franco-russes : un cercle

?troit d'?crivains ?migr?s aurait dict? le programme des ?ditions, devenant non

seulement les barons de la vie litt?raire de la diaspora russe en France mais aussi, sans doute, les auteurs russes exil?s les plus connus du public fran?ais. Aussi, apr?s l'?chec du projet d'?ditions franco-russes, ces m?mes ?crivains se s?par?rent du

Comit? pour fonder Les Amis des lettres russes dans l'espoir de capter ? leur seul

profit l'attention des ?lites fran?aises. Le nouvel organisme, qui se mit en place ? l'automne 1922, ?tait loin de renoncer

? b?n?ficier de l' uvre caritative ? humiliante ?, ? cette nuance pr?s que d?sormais

celle-ci ne profiterait qu'? un petit nombre de figures de premier plan de la vie litt?

raire ?migr?e, rivalisant ipso facto avec l' uvre du Comit?. Le 3 d?cembre

1922 Gippius informait Zlobin : ? Moi, au contraire, je trouve que vous auriez eu

tort d'accepter un pr?t du Comit? [...] Ceci vous aurait emp?ch? d'entrer dans notre

soci?t? des 'Amis des lettres russes' [...] Nous n'avons qu'une condition : ne jamais rien emprunter au Comit? ?47. L'?v?nement inaugural des ? Amis des lettres

russes ? eut lieu le 28 novembre 1922 ? l'h?tel de la comtesse de B?hague, ancien

membre de la Section fran?aise du Comit?, avec une soir?e ? grandiose ? au profit de Gippius, Merezkovskij et Bunin. ? cette soir?e, les danses de la troupe de

Clotilde et Aleksandr Saharov, ? d'un caract?re national si curieusement marqu? ?,

furent ? comment?es par une causerie du grand ?crivain M?rejkovski ? lequel ? r?v?la l? une nouvelle face de son talent si original ?48, continuant ainsi bon gr?

mal gr? de ? jouer de l'orgue de Barbarie ?. Cet ?v?nement mit le feu aux poudres du

conflit avec les membres restants du Comit?, de plus en plus scandalis?s par

l'?go?sme des coryph?es, et scella la s?cession de ces derniers49. Il va sans dire que le

46. Voir sa lettre du 31 juin 1921, ibid., p. 622.

47. Pahmuss, Stranicy..., p. 321.

48. ? Nos ?chos. - Pour les intellectuels russes ?, L'Intransigeant, 15448, 21 novembre 1922,

p. 2 ; ?Pour trois ?crivains russes?, Le Figaro, 323, 19 novembre 1922, p. 2 ; Elena

Izvol'skaja, ? Pour les ?crivains russes malheureux ?, Le Figaro, 330,26 novembre 1922, p. 1 ;

Robert de Fiers, ? Pour les ?crivains russes amis de la France ?, Le Figaro, 332, 28 novembre

1922, p. 1. Voir aussi la ?causerie? de Merezkovskij ?Le Myst?re de la danse (Les

Sakharoff) ?, Le Figaro, 351,17 d?cembre 1922, p. 1-2.

49. Gippius ?crit ? Zlobin : ? Des petits scandales ? propos de la soir?e ont d?j? ?clat? : pour

quoi faire en sorte qu'elle ne profite qu'? nous et ? Bounine ? Comme si l'on aurait pu monter

cette soir?e autrement ? (Pahmuss, Stranicy..., p. 316). Voir aussi la lettre outrag?e de Bunin

(9 d?cembre 1922) au m?c?ne russe (RozentaF) qui coupa les vivres ? BaLmont, Bunin,

Kuprin et aux Merezkovskij en automne 1922 ? cause de leur engagement aupr?s des Amis des

lettres russes, F delta r?s. 832 (2)(11)(2), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 39

d?part de ces personnalit?s ne fit qu'affaiblir ? partir de 1923 l'apport de la Section

fran?aise du Comit? ? l' uvre de secours aux auteurs ?migr?s.

L'organisation des Amis des lettres russes fut assur?e, outre les Merezkovskij,

par le prince V. N. Argutinskij-Dolgorukij, ancien directeur du mus?e de l'Ermi

tage et ancien secr?taire de l'Ambassade russe ? Paris, qui devint le pr?sident russe

des ? Amis ?. Lev Bakst et Ida Rubinstein apport?rent leur appui ? l'entreprise. La

comtesse de B?hague et Edmond Jaloux, le pr?sident fran?ais de la soci?t?, assur?

rent le ralliement de forces fran?aises50. Les d?marches de la nouvelle soci?t?

aupr?s des ?lites fran?aises ne diff?raient pas de celles du Comit?. On y voit les

m?mes d?ners chez les ? dames patronnesses ? ; les m?mes rencontres avec les

intellectuels et les ?crivains fran?ais dans les salons parisiens ; les m?mes manifes

tations culturelles au profit d'?crivains (la soir?e Ida Rubinstein, par exemple) ; le

m?me effort d'introduire les ?migr?s dans la presse fran?aise et promouvoir leurs

?crits aupr?s des lecteurs fran?ais51. Cette derni?re t?che incomba ? Edmond Jaloux

et Henri de R?gnier, qui lanc?rent une campagne publicitaire dans les journaux

L'?clair, Les Nouvelles litt?raires et Le Figaro, campagne fort appr?ci?e des

membres de la Soci?t? des Amis des lettres russes. Pour Merezkovskij, ? c'est pour la premi?re fois qu'un grand ?crivain de la France nous salue fraternellement et

nous ne l'oublierons jamais ? vous pouvez en ?tre s?r ?52. Jaloux servait ?gale

ment d'interm?diaire entre les ?migr?s et les p?riodiques fran?ais (L'?clair, Les

Nouvelles litt?raires et La Revue europ?enne surtout) et, de toute ?vidence, d'agent litt?raire pour les manuscrits de ses prot?g?s russes53.

Or la Soci?t? des amis des lettres russes n'a pas r?alis? (et, autant que nous le

sachions, ni m?me tent? de r?aliser) le projet d'?ditions franco-russes dont r?vait

Merezkovskij et qu'il avait sans doute en t?te en ?voquant la r?ciprocit? comme

principe fondateur des ? Amis ?. ? la fin de 1922, l'id?e d'une maison d'?dition fut

r?actualis?e par Boris Slecer, membre du Comit?, qui ?tait bien plac? pour monter une telle entreprise gr?ce ? ses contacts avec les milieux litt?raires tant russe que

fran?ais. Sur la base de la maison d'?dition de Jakov Sifrin (Jacques Schiffrin), Slecer lan?a en 1923 les ?ditions de la Pl?iade dont le but ?tait semblable ? celui des ? Textes int?graux de la litt?rature russe ? de Bossard, ? savoir la mise en valeur des

lettres russes ? l'aide de traductions plus fid?les et plus professionnelles. Ne b?n?fi

ciant ni du capital de la maison Bossard ni des subsides publics sur lesquels comp taient les instigateurs des ?ditions franco-russes au sein du Comit?, la Pl?iade vit la

possibilit? de r?aliser, m?me partiellement, le projet du Comit? en se lan?ant dans

50. Voir les lettres de Merezkovskij ? Jaloux de 1923 (Ms 6852-6854, Ms 6856, Dossier

Edmond Jaloux, Jacques Doucet) et la lettre de Gippius ? Bunin du 30 octobre 1922 (Pahmuss,

Stranicy...,p. 94)

51. Voir lettres de Gippius (23 d?cembre 1922,9 janvier 1923) ? Zlobin (ibid., p. 327-328).

52. Voir sa lettre ? Jaloux (?t? 1923), MS 6854, Dossier Edmond Jaloux, Jacques Doucet. Voir

aussi au m?me Dossier les lettres de remerciement de Bal'mont (5 mars 1923, Ms 6781a), Bunin (22 juillet 1923, Ms 6816a) et Kuprin (23 novembre 1923, Ms 6850).

53. Voir lettres de Merezkovskij (Ms 6853, Ms 6855) et de Bunin (Ms 6816a), Dossier

Edmond Jaloux, Jacques Doucet.

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40 LEONID LIVAK

l'?dition de luxe et en tablant sur la traduction des auteurs russes les plus ? s?rs ?,

c'est-?-dire les ?crivains du xixe si?cle. Ainsi, entre 1923 et 1925, virent le jour, dans la collection ? Les Auteurs classiques russes ?, les r?cits de Cehov, de Dostoe

vskij, de GogoL, de Lermontov, de Leskov, de Puskin, de Tolstoj et de Turgenev. Le succ?s commercial des ?ditions de la Pl?iade54 ?tait d? non seulement ? la

qualit? des traductions et ? la demande du march? du livre, mais aussi au concours

apport? par Andr? Gide et Charles du Bos qui, tous deux, lou?rent la Pl?iade55. Or la

Pl?iade ne remplit pas un des buts principaux des ?ditions franco-russes ambition

n?es par le Comit? : traduire les auteurs russes ?migr?s. La Pl?iade ne se tourna vers

les ?migr?s qu'en 1925, sa survie financi?re d?sormais assur?e. Ainsi, en 1926

1927, Sifrin, plein d'optimisme quant ? la demande du march? fran?ais pour les

auteurs russes56, ?dita trois livres de Sestov et un ouvrage de Pavel Muratov. Mais

les ventes ne furent pas ? la hauteur des attentes. De fait, le changement de conjonc ture id?ologique et culturelle li? ? la reconnaissance de l'URSS ne fut pas sans inci

dences et la Pl?iade se vit contrainte de revenir aux classiques russes. Afin d'?viter

de tels al?as, la maison Sifrin s'allia avec un organisme franco-russe express?ment

apolitique, la Soci?t? des amis du livre russe. Cr??e ? ? l'initiative d'un groupe d'?crivains russes et fran?ais ?, elle avait pour but ? le travail en commun avec les

bibliographes et les bibliophiles fran?ais ? sur le pass? (mais pas le pr?sent !) du

livre et de la litt?rature russes57.

Quid de l'autre but avou? des ?ditions franco-russes projet?es par le Comit?, la

publication des uvres d'?crivains fran?ais en traduction russe ? Ici encore Boris

Slecer ?tait d?cid? ? rattraper, au moins partiellement, l'?chec du Comit?. En 1924, en plein succ?s commercial de la Pl?iade, il entreprit de mettre en place une soci?t?

d'?dition qui s'en chargerait, mais cette fois-ci avec un engagement du monde litt?

raire fran?ais bien plus net. Ses lettres ? Charles du Bos dessinent les grandes lignes du projet qui s'inspirait de toute ?vidence de l'initiative d?funte de 192158. Le

26 ao?t 1924 Slecer informait Du Bos de la fondation officielle de la Soci?t? des

amis du livre fran?ais ? l'?tranger, organisme exempt, selon lui, de tout caract?re

54. Voir la lettre de Sestov ? German Lovckij (15 f?vrier 1925) : ? 'La Pl?iade' a fait para?tre une s?rie de livres russes en ?dition de luxe (La Dame de pique, Premier amour, L'?ternel mari, Les Contes de Gogol') et les ventes marchent tr?s bien? (Baranova-Sestova, Zizn L'va

Sestova...,!,p. 351-352).

55. Gide pr?fa?a le premier volume de la collection (La Dame de pique

de Puskin), tandis que Du Bos se chargeait des recensions pour la presse (voir la lettre o? Slecer sollicite du critique cette forme de soutien, Ms 26685, Dossier Charles Du Bos, Jacques Doucet). Pour plus de

d?tails sur la collaboration Sifrin-Slecer-Gide, voir Correspondance Andr? Gide et Jacques Schiffrin, 1922-1950,P. : Gallimard, 2005.

56. Sur les projets de Sifrin et ses n?gociations avec Sestov, voir la lettre de ce dernier ? Lovckij du 14 f?vrier 1925 (Baranova-Sestova, Zizn 'L'va Sestova..., I, p. 351-352).

57. ? Informations litt?raires ?, L'Europe nouvelle, 354, 29 novembre 1924, p. 1599. Du c?t?

russe, la soci?t? avait pour membres des universitaires, des ?crivains et des ?diteurs :

M.A.Aldanov, P. P. Gronskij, G.L. Lozinskij, A. N. MandeLstam, B. S.Mirkin-Gecevic, B. E. Nol'de, J. Povolockij, etc. On ne sait rien des participants du c?t? fran?ais.

58. Voir les lettres de Boris Slecer ? Charles Du Bos (26 ao?t et 7 septembre 1924), Ms 26685, Dossier Charles Du Bos, Jacques Doucet.

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L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 41

politique et commercial et dont le but ?tait d'? aider au rayonnement, ? la p?n?tra tion de la culture fran?aise en Russie et dans les pays limitrophes ?. Le 7 septembre Slecer fournit plus de d?tails sur la structure de la soci?t?. La partie technique

(finances, impression, distribution) fut confi?e ? Efim Pin?s, un ?migr? qui avait

acquis une grande exp?rience en gestion des affaires, ayant dirig? ? Berlin un orga nisme humanitaire qui s'occupait de l'envoi de colis alimentaires en Russie. Boris

Slecer et Vincent Muselli se charg?rent du travail editorial. En sollicitant la partici

pation d'?crivains fran?ais, Slecer soulignait que la Soci?t? ne poursuivait aucun

but politique - fait crucial pour une entreprise ?migr?e ? une ?poque o? l'attitude de

l'intelligentsia fran?aise commen?ait ? devenir de plus en plus favorable au r?gime

sovi?tique. Or Slecer cherchait ? rallier ? sa cause les ?crivains et les intellectuels ? sans distinction de partis et de groupes litt?raires ?.

Malgr? un comit? de patronage impressionnant59, la Soci?t?, compte tenu des

changements intervenus, ?tait vou?e ? l'?chec. Nous ignorons si elle parvint ? publier un seul livre. Elle aurait sans doute eu ses chances deux ans plus t?t, car ? l'?poque les

autorit?s sovi?tiques ne pratiquaient pas encore la prohibition des livres en russe

publi?s ? l'?tranger. Jusqu'en 1925, un ?diteur russe ? Berlin jouissait de conditions

?conomiques plus favorables qu'en Russie, tout en profitant de l'exportation de sa

production vers le march? sovi?tique. Telle ?tait en partie la motivation des ?ditions

franco-russes du Comit? dont les instigateurs ne comptaient pas uniquement sur le

pouvoir d'achat du lecteur ?migr? (sa connaissance du fran?ais ?tait de toute fa?on

plus probable que celle du lecteur sovi?tique), mais esp?raient que les traductions

d'?crivains fran?ais contemporains ?chapperaient ais?ment ? la censure sovi?tique. Mais cette situation changea apr?s 1924 : la consolidation du pouvoir sovi?tique eut

pour corollaire le renforcement du contr?le id?ologique et le protectionnisme gran dissant du march? du livre sovi?tique ? rencontre de tout produit ?tranger, surtout de

langue russe60. Ironie de l'histoire : les ?migr?s liraient les traductions d'auteurs fran

?ais dans des ?ditions sovi?tiques, et les traductions d'auteurs sovi?tiques seraient

pour la plupart assur?es par des ?migr?s d?termin?s ? vivre de leur plume (Elena

IzvoLskaja, Mark Slonim,Perikl Stavrov, Boris Slecer, etc.). Le bilan des initiatives editoriales de Boris Slecer - r?ussite partielle du

programme de la Pl?iade et ?chec de la Soci?t? des amis du livre fran?ais ?

l'?tranger - refl?te les changements du contexte culturel et id?ologique de la dias

pora russe en France advenus vers la fin de 1924. Ces changements rendaient

impossible en 1925 ce qui semblait r?alisable en 1921-1923 - une maison d'?dition

consacr?e enti?rement aux traductions des uvres d'auteurs ?migr?s et de leurs

contemporains fran?ais.

*

59. En voici quelques membres : Abel Hermant, Jean-Richard Bloch, Charles Du Bos, Francis

Careo, Georges Duhamel, Andr? Gide, Charles-Henry Hirsch, Andr? Maurois, Raoul Ponchon, Henri Pruni?res, Guy de Pourtal?s, Jacques Rivi?re, Henri de R?gnier, Robert de Traz, etc.

60. Arien Blium, ? Pecaf russkogo zarubez'ja glazami Glavlita i GPU (Po arhivnym doku mentam sovetskoj cenzury 20-h godov) ?,Novyjzurnal, 183,1991,p. 266-277.

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42 LEONID LIVAK

L'av?nement en ?t? 1924 du Cartel des gauches, avec Edouard Herriot ? la t?te de la

R?publique et la reconnaissance diplomatique de l'URSS en octobre 1924, sonna le

glas de la premi?re p?riode de la participation de l'?migration russe ? la vie litt?

raire et intellectuelle fran?aise. Maintenant que l'avenir de la Russie sovi?tique ne

paraissait plus si incertain au lecteur fran?ais, on vit une chute spectaculaire de

l'int?r?t pour la th?matique russe et, par ailleurs, le remplacement des auteurs

?migr?s dans la presse et les maisons d'?ditions de gauche par des auteurs sovi?ti

ques ou par des exil?s ? bolchevisants ? porteurs de la ? voix de la vraie Russie ? ?

travers leurs informations artistiques et sociopolitiques sur ? la patrie du prol?tariat

vainqueur ?. Joseph Kessel consigna ainsi l'attitude changeante de l'intelligentsia

fran?aise ? l'?gard des auteurs ?migr?s :

Ce retentissement de la vie nouvelle sur la litt?rature nouvelle nous le voyons d?j? dans l'incompr?hension absolue qui s?pare les auteurs rest?s en Russie et ceux qui l'ont quitt?e. Ces derniers ont, pour la plupart, ?t? pr?sent?s en France.

Leurs noms sont bien connus. Ce sont, pour ne parler que des principaux,

Balmont, Kouprine, Merejkowski, Chmelev et l'admirable Ivan Bounine qui est, ? coup s?r, l'un des plus grands ?crivains vivants. Je ne parlerai pas de ces

auteurs ?migr?s, d'abord parce qu'ils sont plus ou moins familiers au public

fran?ais et surtout parce qu'ils n'ont presque rien produit depuis leur exil. Par

leurs uvres, ils se rattachent ? une belle et grande tradition, mais qui ne corres

pond plus au rythme qui fait vivre les jeunes ?crivains russes61.

La nouvelle donne eut un impact imm?diat sur la fr?quence de la participation des

?migr?s ? la vie litt?raire et intellectuelle fran?aise. D?j? en 1925, leur implication dans la vie intellectuelle fran?aise perdit sensiblement de son intensit? dans tous les

domaines - presse, ?dition, ?changes directs -

pour n'en regagner qu'en 1929 avec

l'av?nement de la jeune g?n?ration d'auteurs ?migr?s, mieux int?gr?e ? la culture

fran?aise. Les changements sociopolitiques, intervenus en France comme en

URSS, mirent alors en valeur aux yeux du lectorat fran?ais les auteurs ?migr?s en

tant que force intellectuelle anticommuniste et source russe d'informations ind?

pendantes sur la Russie sovi?tique62.

Gippius caract?rise ainsi la p?riode 1925-1930 : ? Les contacts avec les Fran?ais vont en s'affaiblissant ?63. En effet, non seulement la Soci?t? des amis des lettres

russes ne semble pas avoir surv?cu ? l'ann?e 1924, la Section fran?aise du Comit?

de secours aux ?crivains et aux savants russes - encore tr?s active en 1924 (voir, par

exemple, la soir?e Puskin ? la Sorbonne le 12 juin et le concert caritatif au th??tre

de l'?toile le 23 juin) - ne participait plus de mani?re significative ? l' uvre du

Comit? ? partir de 192564. M?me les ? dames patronnesses ? furent emport?es par

61. ? La Nouvelle litt?rature russe ?, La Revue de Paris, 5,15 septembre 1925, p. 310.

62. Voir Livak, ? K izuceniju ucastija... ?.

63. Pahmuss, ? Zinaida Gippius : Istorija emigrantskoj intelligencii ?, p. 3.

64. Nous n'avons trouv? qu'une exception : la soir?e de l'Union fran?aise (20 mai 1927) au

profit du Comit?, F delta r?s. 832 (7)(3), Fonds du Comit? de secours, BDIC.

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Page 22: L'Émigration russe et les élites culturelles françaises, 1920-1925: Les débuts d'une collaboration

L'?MIGRATION RUSSE ET LES ?LITES CULTURELLES FRAN?AISES 43

la vague du ? bolchevisme de chambre ? qui marqua la vie intellectuelle fran?aise de la seconde moiti? des ann?es 1920 et ne fut endigu?e que vers 1930 par la sauva

gerie de la r?volution stalinienne. Mais lorsqu'en 1925 Aleksej Remizov se

pr?senta ? une r?ception chez une dame du beau monde parisien d?sireuse de faire

la connaissance d'un ?crivain russe, l'h?tesse, ayant compris qu'il s'agissait d'un

?migr?, lui battit froid pendant toute la soir?e65.

S'ajoutant ? la collaboration de nombreux auteurs ?migr?s ? la presse et ?

l'?dition fran?aises, les succ?s et les ?checs des initiatives d?crites ci-dessus

(auxquelles on ne saurait nullement r?duire l'histoire des rapports directs entre les

?migr?s et leurs h?tes en 1920-1925) ne sont que quelques ?pisodes du tableau mal

connu des relations entre ?migr?s et fran?ais dans l'entre-deux-guerres. Dix ans

avant les d?bats franco-russes sous l'?gide de la revue Cisla et les r?unions au

Studio franco-russe, tous deux mont?s par la g?n?ration cadette d'?crivains exil?s, les contacts entre les ?lites ?migr?e et fran?aise ?taient d?j? suffisamment impor tants pour trouver une place dans le projet de l'histoire de l'intelligentsia ?migr?e de Zinaida Gippius. De tels efforts pour la collaboration et le dialogue franco-russe

traversent en fil rouge toute l'histoire de la diaspora russe en France. Or ils

commencent ? peine seulement ? trouver la place qui leur revient dans l'historio

graphie et, partant, ? changer le regard jusqu'ici port? sur la contribution des

?migr?s russes ? la vie culturelle et intellectuelle du pays d'adoption.

The University of Toronto

Department of Slavic Languages and Literatures

[email protected]

65. Reznikova, Ogn?nnajapamjat'..., p. 89.

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