le traducteur professionnel : une espèce menacée
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Virginie Ségard, TA
Le traducteur
professionnel : une
espèce menacée
ou la robotisation du monde
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Virginie Ségard
Le traducteur
professionnel : une
espèce menacée
ou la robotisation du monde
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Le traducteur professionnel : une espèce menacée, ou la robotisation du monde
© Virginie Ségard, 2009.
Ce livre est protégé par le droit d’auteur. Tous droits réservés.
Auteure : Virginie Ségard, TA
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Table des matières
Introduction 4
La place de la traduction professionnelle 4
Qu’est ce qu’un traducteur professionnel? 5
L’éthique du traducteur professionnel 6
Le traducteur professionnel face au bricoleur des mots 7
Ce qui distingue le traducteur professionnel 8
Reconnaître la traduction comme une profession à part entière 9
Qu’est ce qu’une traduction professionnelle? 11
Le piège de la technologie 12
Que faire pour protéger le traducteur professionnel? 17
Conclusion 18
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Introduction
J’aurais très bien pu aussi intituler cet ouvrage « Il faut sauver le traducteur Humain ».
Le traducteur professionnel sait se définir. Il connaît ses valeurs. Malheureusement, il est
aussi conscient des dangers qui menacent son activité. Serait-il une espèce en danger
critique d’extinction comme le loup roux ou le tigre de Sibérie?
Le présent ouvrage n’a aucune intention accusatrice. Il s’agit d’un traité de
sensibilisation. Cet ouvrage, j’ai longtemps cru l’écrire avec l’énergie du désespoir.
Cependant, si j’ai pris la résolution de l’achever, c’est que j’ose encore espérer que la
flamme vacillante de l’espoir continue de briller. Je l’ai écrit pour tenter de redonner un sens
à ma vie dans le monde actuel frappé par ce qui semble être une perte irrémédiable de tout
civisme et de toute humanité. Les gens pressés m’indisposent et me rendent mal à l’aise.
Les gens qui ne sont plus – l’ont-ils jamais été? – capables de suspendre un instant la
course effrénée de leur vie pour humer le suave parfum d’une fleur au printemps, admirer un
ciel étoilé par une nuit de pleine lune ou écouter le doux chant d’un oiseau au lever du jour,
ces gens-là me font peur ou plutôt, ils me font pitié.
Ce traité s’adresse non seulement au traducteur professionnel, mais plus encore et
surtout au public qui le menace. Il vise à sensibiliser à la nature même de la traduction
professionnelle les personnes extérieures à cet univers. Il s’adresse également aux
personnes qui travaillent dans le domaine de la traduction sans toutefois manifester de
sensibilité à l’égard de ce qu’est réellement une traduction, la transformant de ce fait en un
simple produit de consommation et tenant un discours fade entièrement axé sur le
rendement et l’argent. La traduction devient alors un instrument de profit dans un milieu
insensible et manipulateur où le traducteur professionnel fait des pieds et des mains pour
sauver sa peau.
La place de la traduction professionnelle
La traduction est pratiquement aussi ancienne que la parole et l’écriture et s'est imposée
à toutes les époques comme moyen de communication entre des peuples de langues et de
cultures différentes. Néanmoins, ce n’est qu’au cours du XXe siècle, sous l’effet de la
multiplication des échanges et de l’accélération des communications, que la traduction s’est
réellement établie en tant que profession.
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Le premier pays consommateur de traductions au monde est le Canada, suivi par la
Suisse et la Belgique. Le point commun à ces pays est d’avoir au moins deux communautés
linguistiques : francophone et anglophone pour le Canada, wallonne et flamande pour la
Belgique, et quatre communautés pour la Suisse : germanophone, francophone, italienne et
romanche. La traduction est donc le moyen par excellence de jeter un pont entre les
habitants de ces pays. Toutefois, il existe aussi des communautés linguistiques plus
homogènes qui éprouvent le besoin de communiquer avec d’autres communautés
linguistiques vivant dans des pays étrangers, afin d’établir des relations commerciales
diplomatiques au niveau des affaires extérieures, ou d’échanger des connaissances
techniques et scientifiques. La traduction joue là encore un rôle de premier plan, et les pays
qui font une grande consommation de traductions sont les sept grands pays industrialisés
formant le G7, à savoir les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Canada,
l’Allemagne et le Japon. Les langues les plus demandées sont les langues européennes,
l’anglais venant largement en tête, suivi indifféremment par le français, l’allemand,
l’espagnol, l’italien et le néerlandais, et, plus rarement d’autres langues telles que le russe,
l’arabe et le japonais. C’est dire le rôle essentiel que joue le traducteur professionnel
soucieux de la qualité et du moindre détail.
Qu’est ce qu’un traducteur professionnel?
Le traducteur professionnel est à la fois un artisan des mots et un amoureux du langage.
Il sait communiquer élégamment, choisir les mots justes afin de véhiculer l’idée de départ
dans le plus grand respect de l’auteur tout en tenant compte des particularités culturelles et
sociolinguistiques propres à la langue cible. Le traducteur professionnel doit aussi pouvoir
faire preuve d’un esprit critique très développé et posséder d’excellentes capacités d’analyse
et de synthèse, ainsi que des qualités rédactionnelles et stylistiques, et un goût prononcé
pour la recherche.
Pour rester fidèle à ses valeurs, le traducteur professionnel a le devoir d’observer
scrupuleusement un code de déontologie rigoureux et l’entière liberté d’accepter le travail
qu’on lui propose ou de refuser tout projet allant à l’encontre de son éthique. Il a donc non
seulement des devoirs, mais aussi des droits qu’il doit savoir exercer.
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L’éthique du traducteur professionnel
Le traducteur professionnel est avant tout une personne qui a un profond respect d’elle-
même. Il a, par conséquent, un profond respect à l’égard de ce qu’il fait, de son travail. C’est
ainsi que son travail peut être respecté et qu’il peut prétendre lui-même à des marques de
respect de la part des gens qu’il côtoie – ses clients, ses collègues, le milieu de la traduction
professionnelle, etc.
Le traducteur professionnel n’acceptera jamais de traduire dans une langue autre que sa
langue maternelle, car il est conscient de ses limites et recherche une qualité et une
exactitude exemplaires. Il peut traduire dans plusieurs combinaisons de langues, mais
toujours dans le même sens. Il transpose des textes écrits d’une langue de départ (source)
dans une langue d’arrivée (cible), la langue source étant sa langue de travail et la langue
cible, sa langue maternelle. Ce n’est qu’en traduisant vers sa langue maternelle, celle dont il
connaît toutes les ficelles parce qu’il est amoureux de sa langue, parce qu’il aime son métier
et qu’il le respecte, celle qu’il se doit de dominer sous tous les angles et dont il a le devoir de
se faire un ambassadeur, que le traducteur pourra reproduire les tournures idiomatiques et le
ton du texte. Je ne crois pas au bilinguisme parfait. Il y a toujours une langue dominante.
Quoiqu’il ait grandi dans un foyer bilingue, un traducteur reste conscient du fait que l’une des
deux langues est sa langue dominante quand bien même il domine l’autre langue. De plus, à
moins d’être un génie, il se limitera généralement à deux ou trois combinaisons de langues.
Le traducteur professionnel s’abstiendra d’entreprendre un travail dans un domaine de
spécialisation sortant du cadre de ses compétences. Il pourrait bien sûr répéter comme un
perroquet ce qu’il lit sur Internet ou dans des ouvrages spécialisés. Erreur fatale. Personne
ne peut prétendre parler intelligiblement et précisément d’un sujet qui ne l’intéresse pas.
Personnellement, je n’accepte jamais de traduire des textes techniques. Je les laisse aux
traducteurs professionnels techniques. Mon cerveau n’est pas formé pour ce genre de
textes. À chacun sa spécialité. Le traducteur professionnel ne cherchera jamais à voler le
travail d’un autre. Il a ses domaines de prédilection qu’il ne cesse d’enrichir au fil de ses
lectures et de ses recherches. En outre, le traducteur n’acceptera jamais de traduire un texte
qui constitue lui-même la traduction de l’original rédigé dans une autre langue étrangère, à
moins que l’auteur ne l’y autorise expressément, ce qui fut le cas lorsque j’ai traduit un site
Web danois en français à partir de la version anglaise. Il est alors impératif de faire preuve
d’une extrême vigilance et de remanier au besoin les phrases erronées sur le plan
grammatical et syntaxique. Enfin, le traducteur se défendra d’apporter au texte toute
modification ou déformation de quelque nature que ce soit.
Le traducteur professionnel n’acceptera jamais de traduire plus de 1 500 à 2 000 mots
par jour, car il sait que traduire ne rime pas avec produire. Le rendement normal d’un
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traducteur professionnel digne de ce nom ayant au moins cinq années d’expérience est de
250 mots l’heure. Sachant qu’un traducteur est un être humain et qu’il a des besoins naturels
et sachant aussi qu’une journée de travail de plus de huit heures conduit doucement à la
dépression et à la folie… vous savez autant que moi faire ce simple calcul. Il est
humainement impossible et professionnellement immoral de traduire quotidiennement plus
de 2 000 mots nouveaux – c’est-à-dire sans répétition. Si le traducteur professionnel fort d’au
moins cinq années d’expérience traduit tout au plus 250 mots l’heure, est-il nécessaire de
préciser que le traducteur débutant en traduira moins? Ce traducteur débutant doit
nécessairement se faire encadrer pendant les cinq premières années de sa carrière. Dans le
cas contraire, qui peut me dire comment il progressera? L’étudiant frais émoulu de
l’université, diplôme de traduction en poche, fonce tout droit dans le mur s’il croit pouvoir se
mettre à son compte et traduire immédiatement en indépendant. Non seulement il fait une
énorme erreur, mais il entache la profession et menace l’univers de la traduction
professionnelle.
Le traducteur professionnel face au bricoleur des mots
Le traducteur professionnel n’est malheureusement pas à l’abri d’écervelés qui croient
que l’on peut s’improviser traducteur du jour au lendemain. Le jour se lève, je me réveille.
Tiens, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de mon cuir aujourd’hui? Et si je faisais de la
traduction pour arrondir ma fin de mois? Voilà une plaisanterie qui peut faire très mal. Le
traducteur professionnel est malheureusement victime d’une espèce sans scrupules que
j’appellerai le « bricoleur des mots », celui-là même qui ôte le pain de la bouche du
professionnel en offrant des services de pacotille à des tarifs dérisoires. C’est ainsi que j’ai
vu une offre me passer sous le nez en proposant un tarif de 20 £ pour une page de
traduction de 109 mots, ce qui me paraissait tout à fait raisonnable étant donné qu’un
traducteur professionnel a conscience de ce qu’il vaut et propose toujours un tarif minimum.
D’autant plus raisonnable qu’il s’agissait d’un message d’Erin Brokovitch à des travailleurs
ayant été exposés à l’amiante et souffrant, trente ans plus tard, de mésothéliome et de
cancer du poumon. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais personnellement, je ne
plaisante pas avec la traduction et encore moins avec des textes de ce genre. Un autre
hurluberlu s’est prostitué en acceptant de faire la traduction pour 5 £, certainement par-
dessus la jambe, exactement comme une prostituée en fin de compte… Eh oui, traduire à de
tels tarifs, c’est se prostituer. Quand on en vient à confondre traduction et prostitution, on
change de métier et on laisse les professionnels faire leur travail en paix. Quand la vie de
personnes est en jeu et qu’une erreur de traduction peut la mettre en danger, on laisse faire
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les connaisseurs. L’amateur n’a rien à faire ici. La traduction est une affaire de
professionnels. Un point c’est tout. Iriez-vous opérer un malade si vous n’y connaissiez rien
à la médecine et que vous ne possédiez aucune expérience, ni aucun diplôme dans la
discipline? Iriez-vous construire une maison si vous n’aviez aucune notion de maçonnerie?
Pourquoi donc ne pas respecter de la même façon le métier du traducteur?
Ce qui distingue le traducteur professionnel
Le bricoleur des mots est celui qui croit qu’il suffit de connaître une langue pour être en
mesure de traduire. Il se met le doigt dans l’œil jusqu’au coude. La traduction requiert un réel
savoir-faire linguistique et langagier. Outre la maîtrise de la langue, le traducteur doit être
capable de faire face à d’autres considérations, telles que les règles de typographie – qui
diffèrent d’une langue à l’autre –, une orthographe et un style irréprochables, de la
cohérence, de la rigueur, une faculté d’adaptation et une information spécialisée. À travers la
traduction transparaissent à la fois les qualités linguistiques du traducteur et sa personnalité.
Ainsi, aux antipodes du bricoleur des mots, le traducteur professionnel est un artisan des
mots, un créateur, un sculpteur. À l’instar du joaillier, il taille, cisèle et polit. Comme le joaillier
sélectionne les meilleures pierres et les outils les plus appropriés, le traducteur professionnel
façonne sa traduction comme un bijou d’art. Dès lors qu’il connaît les moindres rouages des
processus et stratégies de traduction et de transfert, qu’il est conscient des pièges et des
erreurs de traduction et qu’il a appris à les discerner et à les contourner, il peut travailler de
façon autonome et se concentrer sur l’aspect artistique de la traduction. Maintenant qu’il
manie ses outils avec brio, il peut composer une œuvre d’art. Parvenir à ce stade demande
plusieurs années d’expérience. Ce n’est qu’une fois que tous les mécanismes sont dominés
que la traduction passe dans le domaine de l’art. Comme le musicien sensible au rythme
exécute sa pièce sans fausse note, le traducteur professionnel perçoit la musicalité du texte
et cherche à articuler ce dernier de manière à le rendre fluide et original. Il cherche à créer
une harmonie entre le fond et la forme en vue d’atteindre l’accord parfait. Cependant,
comme tout musicien professionnel, il n’est pas à l’abri d’une fausse note. Du moment qu’il
préserve le rythme, la fausse note peut se fondre dans l’œuvre et passer presque inaperçue.
Bien qu’étant curieux de nature, le traducteur professionnel ne peut pas tout connaître. C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’il a tendance à se spécialiser. Tout dépend du savoir-faire.
Comme une pâtissière peut confectionner un succulent gâteau avec les ingrédients et les
ustensiles les plus simples, le traducteur n’a pas besoin des outils les plus perfectionnés et
de logiciels hautement sophistiqués pour donner naissance à une traduction de grande
qualité. S’il n’a pas l’esprit prédisposé à traduire et qu’il n’a pas la sensibilité d’un artiste, il
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aura beau avoir à sa portée tous les outils de traduction du monde, cela ne fera pas de lui un
traducteur professionnel. Avant d’en arriver là, le traducteur débutant doit être bien encadré
pour bénéficier d’un apprentissage sérieux et approfondi, et être sensibilisé à toutes les
facettes de la traduction. Le traducteur professionnel est assez humble et modeste pour
vingt fois sur le métier remettre son ouvrage. Il a la sagesse de se remettre sans cesse en
question pour continuer d’apprendre et s’améliorer à l’infini, car comme Socrate, il sait qu’il
ne sait rien. Voilà ce qui le distingue du voleur, du bricoleur des mots. Je n’ai d’ailleurs
jamais prétendu les comparer, pour la bonne et simple raison qu’ils sont incomparables.
Rien ne les unit. Ils n’ont aucune affinité. Des années-lumière les séparent. L’un a la
sensibilité du naturaliste. L’autre a une pierre à la place du cœur, il transcrit des textes
machinalement, tel un robot désarticulé. Le traducteur professionnel sait percevoir les
nuances. Il a l’oreille musicale. Une personne insensible à la musique classique ne sera
jamais un traducteur professionnel. La musique et les langues font partie du même univers.
La musique et la traduction sont toutes deux à la fois une science et un art. On parle
d’ailleurs de musicologie, étude de la musique, et de traductologie, étude de la traduction.
Comme on enseigne la théorie, l’esthétique et l’histoire de la musique, on peut enseigner la
théorie et les règles de la traduction. L’application de ces théories et de ces règles
transforme la science en art. Je dirai donc que la traduction est une science créative. Le
traducteur professionnel possède un don pour l’écriture. Il ne se contente pas de transcrire, il
écrit. Sa traduction devient une œuvre à part entière, elle n’est pas le simple reflet du texte
de départ. Elle ne doit pas s’effacer dans l’ombre de l’œuvre originale. Notons que la
traduction technique doit être considérée à part. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’ai
jamais accepté de faire de la traduction technique, car dans le domaine technique, la
traduction perd tout son côté artistique et créatif. C’est quand il faut traduire du texte et non
plus des listes de pièces de machines ou d’ingrédients que la traduction prend tout son sens
et devient une activité d’une inépuisable richesse qu’il faut préserver avec passion et
protéger de ses féroces ennemis.
Le traducteur professionnel est un esprit voyageur, naturellement curieux de tout. Sa
sphère de connaissances est sans limite. Il est ouvert à tous les domaines du savoir. Il est
avide de découverte. Son goût pour les voyages et les cultures est sans borne. Il a la plume
créative et voue un intérêt particulier pour les arts. Un traducteur sans créativité est comme
une plante sans eau : il ne fleurit pas.
10
Reconnaître la traduction comme une profession à part entière
La traduction est une activité professionnelle comme toutes les autres, attestée par des
diplômes et certificats. On ne demandera pas à un étudiant en chirurgie, pour sa première
intervention, de procéder à une opération à cœur ouvert. Son apprentissage est progressif. Il
acquiert son expérience par palier, en commençant par des interventions relativement
faciles. Pour cela, il a besoin d’un encadrement et d’un suivi étroits. Il en va de même pour le
traducteur. Il ne peut pas immédiatement voler de ses propres ailes. Il doit accepter
d’apprendre et profiter de l’expérience de ses aînés. Il doit consentir à faire ses preuves sur
des textes relativement faciles pour passer à des écrits d’une difficulté moyenne et enfin
s’attaquer, après plusieurs années d’expérience, à des textes plus ardus. Seulement, la
traduction est encore bien loin d’être reconnue comme une profession à part entière. On
peut distinguer deux types d’agences de traduction et de clients. Il y a ceux qui vous
reconnaissent comme un être humain et vous respectent en tant que tel. Ceux-là vous
offrent des tarifs décents et fixent des délais raisonnables. Ils se font malheureusement de
plus en plus rares. Et puis il y a la catégorie des vampires, ceux qui veulent profiter de votre
savoir et de vos compétences pour une bouchée de pain. Ils vous prennent pour une boîte
de sardines sur laquelle on appose une étiquette de prix et que l’on expose sur les étagères
du supermarché pour la vendre à un consommateur qui la cuisinera à sa sauce préférée. Or,
le traducteur professionnel sait ce qu’il vaut et ne veut pas se laisser tondre la laine sur le
dos par des minables qui croient qu’il suffit de dictionnaires pour pouvoir traduire.
La catégorie des traducteurs professionnels et le domaine de la traduction en général
doivent être protégés. Le traducteur professionnel a un besoin urgent de reconnaissance et
de respect. Pour cela, il lui faut une structure bien définie dont l’accès sera strictement
interdit aux imposteurs et aux charlatans de la traduction. Bien qu’il existe des registres et
des répertoires de traducteurs, on trouve malheureusement aussi des sites spécialisés dans
le domaine de la traduction ou plutôt de l’idée plus que déformée que la majorité des gens se
font de la traduction, une usine à faire des mots insipides pour en tirer un maximum de profit.
Sur ces sites, n’importe qui peut s’inscrire gratuitement. Personne ne pourra vérifier si la
personne est véritablement titulaire des diplômes qu’elle soumet. Rien ne dit que c’est elle
qui subit les tests de sélection qu’elle reçoit dans le cadre du processus de sélection des
candidats. Résultat : la personne est embauchée, et c’est la catastrophe.
La traduction professionnelle doit faire l’objet d’une légifération. Le traducteur
professionnel doit être protégé par une législation, et son activité doit s’inscrire dans un
cadre légal, à l’abri de toute imposture.
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Qu’est ce qu’une traduction professionnelle?
Quand on lit une traduction professionnelle, on n’est pas en mesure de dire qu’il s’agit
bel et bien d’une traduction. Il m’arrive souvent de commencer à lire un livre et de m’arrêter
subitement pour revenir à la page de couverture et m’apercevoir que mon intuition ne m’a
pas trompée. J’avais bien deviné qu’il s’agissait de la traduction française maladroite d’un
ouvrage écrit par un auteur étranger. Le texte est truffé d’anglicismes. Le temps des verbes
est mal choisi. Le style laisse à désirer. Bref, l’ensemble est bancal et très peu idiomatique. Il
sent le bricolage à plein nez. L’auteur a fait traduire son livre pour trois fois rien à un
marchand de pacotille, ce dont il ne se rend pas compte puisqu’il n’est pas à même d’évaluer
la qualité d’une langue qu’il ne maîtrise pas. Ce qu’il ne sait pas non plus c’est que, ce
faisant, il perd de sa crédibilité. L’ouvrage original a beau être irréprochable, la traduction est
loin de l’être. Or, ce que le lecteur va juger n’est pas l’œuvre originale, mais celle qu’il a sous
les yeux et entre les mains, à savoir la traduction.
Une traduction est toujours perfectible, mais elle ne pourra prétendre approcher la perfection
que si elle est effectuée par une personne qui a formé et sensibilisé son esprit aux mots, à
l’écriture, à la musicalité de la langue. Même si le traducteur professionnel s’efforce de
rendre le texte original le plus fidèlement possible, il sait qu’une traduction est toujours
perfectible et que la perfection est inatteignable. Avis à tous ceux qui se croient parfaits :
redescendez de votre petit nuage – la perfection n’est pas de ce monde. Il suffit de regarder
autour de soi pour s’en convaincre. En revanche, la traduction doit être ainsi faite que le
lecteur ne sera pas en mesure de la flairer. Il la lira en pensant lire une œuvre originale.
C’est que le traducteur aura rendu le contenu du texte de départ et le style de l’auteur dans
la plus grande objectivité. Même si étymologiquement toute traduction est une trahison (se
reporter à l’adage italien « traduttore traditore » qui signifie « le traducteur est un traitre »), le
traducteur professionnel fera en sorte qu’elle le soit le moins possible. Une bonne traduction
se doit d’être idiomatique et exemplaire sur le plan grammatical. Le traducteur professionnel
doit employer une terminologie très précise et posséder un bon bagage de connaissances
professionnelles dans la spécialité propre au texte source. Afin de produire une excellente
traduction, le traducteur professionnel doit maîtriser parfaitement les deux langues en jeu
dans sa combinaison de travail.
De plus, le choix et la position des mots sont d’une importance capitale. Pour cette
raison, je suis convaincue que le traducteur professionnel doit être un locuteur natif de la
langue dans laquelle il traduit, autant pour des questions d’idiotismes que par souci de
précision et d’exactitude. Les dictionnaires et les manuels de grammaire ne suffisent pas –
loin s’en faut – à élaborer une bonne traduction. En se fiant exclusivement à ces ouvrages,
on propose une traduction littérale qui ne se soucie guère des dissemblances entre la langue
12
source et la langue cible sur le plan de la sémantique, des règles grammaticales, du choix
des formes grammaticales et de l’agencement des éléments linguistiques. Le traducteur
professionnel doit également connaître la culture des deux pays et y être très sensible. Il doit
avoir de vastes connaissances socioculturelles pour être en mesure de bien comprendre et
interpréter le texte original. Il doit en effet tenir compte des particularités culturelles du pays
associé à la langue cible. Qui plus est, le traducteur professionnel doit s’efforcer de
conserver le ton du texte et ne pas perdre de vue le public visé par le texte cible – sa
traduction – afin de rédiger dans le style approprié. Une bonne traduction exige par ailleurs
une analyse approfondie et une recherche poussée. C’est pourquoi la traduction reste le
produit d’un travail artisanal et de l’intelligence humaine. Il va de soi qu’aucun outil de
traduction ne peut permettre d’obtenir un résultat précis et correct. Les traducteurs
professionnels peuvent dormir sur leurs deux oreilles : ils ne sont pas près de disparaître et
de se voir remplacer par des logiciels et des programmes de traduction. En est-on si sûr?
Sans filet de protection ni bouée de sauvetage, le traducteur professionnel est voué à
disparaître, dévoré par les requins et les rapaces imperturbables.
Le piège de la technologie
Je pense personnellement que la technologie joue un rôle important dans le domaine de
la traduction en général. J’entends bien sûr un certain type de technologie. Les outils de
« traduction » que l’on trouve dans une section spéciale de moteurs de recherche tels que
Google (Outils linguistiques), Yahoo (Babel Fish), Reverso, SYSTRANet, etc. sont quant à
eux bien loin de remplacer la traduction humaine. Ces outils sont très limités en ce sens
qu’ils négligent de nombreux aspects du texte source et une grande quantité de facteurs
qu’un cerveau humain normalement constitué et formé à la traduction professionnelle peut
traiter et prendre en compte dans le processus complexe de la traduction, à savoir le style, le
domaine de spécialisation, la terminologie, les différences culturelles, le contexte, etc. Le
tableau ci-dessous présente un exemple de traduction automatique :
TEXTE ORIGINAL « TRADUCTION » DE
GOOGLE EN 2002
« TRADUCTION » DE
GOOGLE EN 2009
MA TRADUCTION
Chess is a game,
played by two players.
One player plays with
Les échecs sont un jeu,
joué par deux joueurs.
Un joueur joue avec les
Chess est un jeu joué
par deux joueurs. Un
joueur joue avec les
Le jeu d’échecs se joue
à deux. L’un des
joueurs joue avec les
13
the white pieces, and
the other player plays
with the black pieces.
Each player has sixteen
pieces in the beginning
of the game: one king,
one queen, two rooks,
two bishops, two
knights, and eight
pawns.
morceaux blancs, et
l'autre joueur joue avec
les morceaux noirs.
Chaque joueur a des
morceaux de seize
dans le commencement
du jeu: un roi, une
reine, deux freux, deux
évêques, deux
chevaliers, et huit
gages.
pièces blanches, et
l'autre joueur joue avec
les pièces noires.
Chaque joueur a seize
pièces au début du jeu:
un roi, une reine, deux
tours, deux évêques,
deux cavaliers, et huit
pions.
pièces blanches, l’autre,
avec les pièces noires.
Au début de la partie,
chaque joueur dispose
de seize pièces : un roi,
une reine, deux tours,
deux fous, deux
cavaliers et huit pions.
Rook Freux Rook La tour
The rook moves in a
straight line, horizontally
or vertically. The rook
may not jump over
other pieces, that is: all
squares between the
square where the rook
starts its move and
where the rook ends its
move must be empty.
(As for all pieces, when
the square where the
rook ends his move
contains a piece of the
opponent, then this
piece is taken. The
square where the rook
ends his move may not
contain a piece of the
player owning this
rook.)
Le freux se déplace une
ligne droite,
horizontalement ou
verticalement. Le freux
peut ne pas sauter par-
dessus d'autres
morceaux, celui est:
toutes les places entre
la place où le freux
commence son
mouvement et où le
freux finit son
mouvement doivent être
vides. (quant à tous les
morceaux, quand la
place où le freux finit
son mouvement
contient un morceau de
l'adversaire, alors ce
morceau est pris. La
place où le freux finit
son mouvement peut ne
pas contenir un
morceau du joueur
possédant ce freux.)
La tour se déplace en
ligne droite,
horizontalement ou
verticalement. Le tour
mai de ne pas sauter
par dessus les autres
pièces, à savoir: toutes
les places entre la place
où la tour commence
son déménagement et
où le tour se termine
son déménagement doit
être vide. (Comme pour
toutes les pièces,
lorsque le tour de la
place où se termine son
déménagement contient
une pièce de
l'adversaire, puis cette
pièce est prise. La
place où le tour se
termine son
déménagement mai pas
une pièce du joueur
possédant ce tour.
La tour se déplace en
ligne droite,
horizontalement ou
verticalement. Elle ne
peut pas sauter par-
dessus d’autres pièces,
c’est-à-dire que toutes
les cases situées entre
la case d’où part la tour
pour réaliser son coup
et celle où elle termine
son coup doivent être
vides. (Comme pour
toutes les pièces,
lorsque la case sur
laquelle la tour termine
son coup contient une
pièce de l’adversaire,
cette pièce est alors
prise. La case sur
laquelle la tour termine
son coup ne doit
contenir aucune pièce
du joueur à qui
appartient cette tour.)
14
Cette traduction de Google est intéressante à examiner, et nous allons en faire une
étude de cas. Prenons par exemple le terme piece. En 2002, le « traducteur » de Google
traduisait ce terme par morceau, comme s’il s’agissait d’un morceau de sucre, alors que le
terme exact ici est pièce. On parle bien en effet d’une pièce de jeu d’échecs, et non d’un
morceau de jeu d’échecs, ce qui prête d’ailleurs à sourire. Le « traducteur » de Google est
tout simplement inapte à reconnaître le contexte du texte qu’il « traduit », ce que seul le
traducteur humain est en mesure de faire. Il est incapable d’introduire des nuances et de les
saisir. Seul le cerveau humain est doué pour cet exercice. Il convient de noter que ce
« traducteur » produit de fréquents non-sens. Citons notamment la traduction de sixteen
pieces par des morceaux de seize, ce qui est dénué de toute signification. Il faut bien sûr
traduire ici par seize pièces. Par ailleurs, il est incapable de s’exprimer dans un style correct.
Plus loin, on peut lire que in the beginning of the game est traduit par dans le
commencement du jeu, que l’on traduirait en bon français par au début de la partie. Le
« traducteur » de Google ne se soucie guère davantage des répétitions, alors que – par
souci de légèreté – la langue française a tendance à les éviter. Même s’il s’agit d’un texte
plutôt technique, cela n’empêche pas un minimum de recherche stylistique et de correction
du français.
Si l’on considère à présent le deuxième extrait, la traduction de rook par freux fait à
nouveau abstraction du contexte des échecs. L’une des traductions possibles de rook est en
effet freux, mais cette traduction serait adaptée dans un contexte ornithologique et non dans
le contexte actuel où le mot rook ne peut être traduit que par tour, l’une des pièces du jeu
d’échecs. Il en va de même, dans le premier extrait, pour bishop qui, dans le contexte
religieux serait en effet traduit à juste titre par évêque. Or, dans le contexte des échecs, ce
terme prête à sourire, car il est déplacé et ne figure pas dans le vocabulaire du joueur. Ici, le
terme bishop est à traduire exclusivement par fou. Les termes knight et pawn sont eux aussi
improprement traduits par chevalier et gage qui pourraient parfaitement convenir dans un
contexte différent mais qui, ici, doivent être traduits respectivement par cavalier et pion. Bref,
le Français qui compte apprendre à jouer aux échecs n’a pas fini de s’arracher les
cheveux… et je n’ai relevé ici qu’un extrait, mais toute la traduction du site sur les échecs est
à l’avenant.
Il suffit d’observer attentivement le tableau ci-dessus pour s’apercevoir que la traduction
automatique n’a fait aucun progrès en l’espace de sept ans. On pourrait même parler de
régression. On observera notamment un énorme manque de cohérence entre les deux
paragraphes. En 2009, le « traducteur » de Google ne sait plus traduire le mot chess en
français. Le deuxième paragraphe est entièrement décousu, déstructuré. Le reste se passe
de commentaires. Je vous laisse admirer le grand art!
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Notons que le niveau des autres outils de traduction (Babel Fish, SYSTRANet et
Reverso) est comparable.
Pour résumer, cette traduction automatique est totalement inexploitable. Elle est donc
bien loin de remplacer le traducteur humain qui n’a pas à voir en elle de quelconque menace
et a encore bien de l’avenir. Cela va sans dire que si je m’étais servie de Google pour
traduire en français ce mode d’emploi anglais d’un jeu d’échecs électronique, le résultat
aurait été un véritable galimatias, et cette traduction aurait été par ailleurs très préjudiciable à
la bonne image de marque de l’entreprise qui m’a demandé de faire cette traduction, pour
laquelle je me suis servie exclusivement de mon cerveau, de mon expérience dans le
domaine et d’ouvrages de référence spécialisés et fiables.
On aura donc compris que la traduction automatique ne peut en aucun cas faire
concurrence au traducteur humain qui peut se rassurer. Ce sera une véritable révolution le
jour où l’ordinateur pourra penser comme un être humain et sera capable de percevoir toutes
les nuances entre les mots et de reconnaître le contexte à traduire. Cela est-il d’ailleurs
envisageable et souhaitable?
Toutefois, certains clients n’ayant pas le moindre scrupule font traduire leur texte par un
traducteur automatique pour ensuite avoir le culot de s’adresser à des traducteurs
professionnels auxquels ils demandent sans vergogne de se charger de la révision. C’est
ainsi que j’ai perdu un emploi de traductrice en osant soulever le caractère scandaleux d’une
telle pratique. Réfléchissez une seconde. Ne percevez-vous pas dans cette pratique
honteuse la disparition assurée du traducteur professionnel? Ne comprenez-vous pas que le
client, par appât incontrôlé du gain, recourt aux services du traducteur professionnel pour
obtenir un résultat irréprochable à un prix dérisoire? Le client, lui, est-il conscient que le
traducteur doit passer dix fois plus de temps à tenter de recoller les pots cassés? Sait-il qu’il
méprise le traducteur professionnel, qu’il dénigre son travail et sa raison d’être? Comprend-il
qu’il est l’assassin de la traduction professionnelle et de ce qui la rend si palpitante, son côté
créatif, sa touche personnelle et unique? Non, le client moyen est une sangsue. Tout ce qui
l’intéresse, c’est de faire le plus de profit possible en réduisant le traducteur à l’esclavage.
N’est-il pas indécent à l’outrance de faire traduire à moins de 2 cents le mot? Le gagne-pain
du traducteur, c’est le mot. Celui du photographe, c’est la photographie. Où peut-on obtenir
un développement de qualité professionnelle pour 2 cents la photo? Tout comme il est
scandaleux de voler les heures de réflexion et de création d’un artiste en téléchargeant
gratuitement de la musique et des films sur Internet, il est honteux de dédaigner à ce point la
noble occupation du traducteur, la beauté de l’écriture, la créativité qui règne dans l’activité
de traduire en professionnel.
Certaines personnes n’ayant aucune formation en traduction s’aventurent à traduire
elles-mêmes et foncent tout droit dans le ravin pour n’avoir pas eu recours aux services d’un
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traducteur professionnel. L’ingénieur, le technicien ou le spécialiste d’un certain domaine
peuvent-ils décemment traduire un texte traitant de leur domaine de spécialisation?
Disposent-ils de la formation très spécifique d’un traducteur? À ces questions, je répondrai
résolument non, car nul ne peut s’improviser traducteur, qui est un métier exigeant des
compétences précises et une concentration maximale. À l’inverse, le traducteur peut
acquérir une formation technique ou spécialisée dans certains domaines, en se documentant
de façon très régulière sur les sujets en question. L’idéal est que le traducteur détienne un
diplôme dans une autre discipline que la traduction. En général, c’est par la pratique et
l’expérience de la traduction dans certains secteurs particuliers auxquels il va de préférence
se limiter que le traducteur pourra acquérir le vocabulaire spécialisé et technique. Le
traducteur peut œuvrer dans plusieurs domaines de spécialisation apparentés et fournir un
travail professionnel de qualité. En revanche, il est loin d’être sûr qu’un technicien,
connaissant quand bien même son domaine sur le bout des ongles, puisse fournir une
traduction de qualité, et ce, pour les raisons susmentionnées.
Seul le client sensibilisé à ces réalités sera prêt à offrir des tarifs et des délais
acceptables, à tout simplement reconnaître le traducteur professionnel à sa juste valeur et à
respecter sa dignité. Cette catégorie de clients, qui se raréfie malheureusement à une
vitesse foudroyante, comprend l’activité du traducteur professionnel et lui fournit, en
accompagnement du texte à traduire, une brochure explicative, des schémas, des
annotations ou d’autres documents destinés à aider le traducteur dans ses recherches
terminologiques et à l’éclairer sur certains termes techniques.
Nous avons parlé du danger que représente la technologie. Il existe toutefois des
programmes de traduction assistée par ordinateur (TAO) tels que Trados, Déjà Vu,
Wordfast, etc. qui peuvent s’avérer très utiles pour le traducteur professionnel. Ils permettent
au traducteur de récupérer les phrases en langue cible qu’il a déjà traduites et qui sont
stockées dans une mémoire de traduction. Les dictionnaires en ligne comme Termium, Le
grand dictionnaire terminologique, Eurodicautom – la banque de données lexicographique
multilingue de la Commission européenne – et d’autres dictionnaires électroniques généraux
et spécialisés sont également des outils d’une grande utilité pour le traducteur professionnel.
Internet est aussi très utile aux fins de recherche terminologique. Tous ces outils sont mis à
la disposition du traducteur professionnel qui est seul responsable d’évaluer les résultats et
de questionner leur pertinence dans le contexte à traduire, car ces outils ne sont
malheureusement pas fiables à 100 p. cent et ne peuvent pas servir de référence sûre au
traducteur professionnel. Comme leur nom l’indique, ce ne sont que des outils. Par
conséquent, la technologie appuie le traducteur. Le cerveau humain est bien trop complexe
pour être reproduit dans une machine. Les logiciels, les outils et les machines ne sont que
des compléments utiles dans le cadre du processus de traduction. En tant que traductrice
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professionnelle qui se respecte, j’utilise donc ces outils avec beaucoup de discernement. Le
rôle du traducteur commence là où s’arrête celui de la technologie. J’entends par là que la
technologie est limitée et que le cerveau humain comble les lacunes et compense les
imperfections des divers programmes dont il dispose. La traduction s’inscrit dans le domaine
de la création dont seul le cerveau humain est capable.
Que faire pour protéger le traducteur professionnel?
Sur les sites consacrés à la traduction que j’ai mentionnés plus haut, on peut lire des
messages d’une absurdité sans borne et des déclarations aussi farfelues les unes que les
autres. Avant de lire l’exemple qui suit – qui n’est hélas qu’un exemple parmi tant d’autres –
soyez certain d’être bien assis au fond de votre chaise et accrochez votre ceinture. Un
hurluberlu prétend pouvoir traduire 7 500 mots en huit heures. De deux choses l’une : soit il
s’agit d’un extraterrestre dont le cerveau est équipé d’une puce ultrapuissante, soit cette
personne traduit des textes comme elle irait sortir les poubelles sur le trottoir. Bref, j’aimerais
voir le produit fini… sans aucun doute une bouillie indigeste! Cerise sur le gâteau, la majorité
des clients ne savent pas distinguer ces brouillons nauséabonds d’une traduction
professionnelle de qualité supérieure.
C’est ainsi que les traducteurs professionnels font malheureusement partie des victimes
d’un monde tristement dirigé par l’argent et le rendement, d’un monde qui part à la dérive. Je
suis de ceux qui ne se résignent pas à devenir l’esclave d’un tel monde en jouant le jeu
d’entreprises qui cherchent inlassablement à obtenir les tarifs les plus bas tout en exigeant
une qualité irréprochable dans des délais dignes de la science-fiction. La traduction
s’automatise. Le traducteur professionnel est déshumanisé. Il est en train de mourir. Il est
grand temps de venir à sa rescousse, de lui redonner sa dignité et de rendre à la traduction
ses lettres de noblesse.
Réduire la traduction à un outil de profit, prolétariser les traducteurs et l’univers de la
traduction, c’est briser l’harmonie du silence de la nature. Ce que je veux dire, c’est que le
traducteur professionnel sait trouver le mot juste et prend le temps de le faire. Il jubile à l’idée
de trouver l’accord parfait. C’est la mélodie du bonheur. Il est en harmonie avec lui-même et
lutte pour éviter que ses détracteurs ne viennent rompre cette précieuse harmonie. Que celui
qui ne sait pas s’exprimer se taise. Prolétariser le traducteur revient inévitablement à
anéantir la créativité naturelle et essentielle de l’artisan qu’il doit être. C’est transformer la
traduction en un produit bourré d’additifs et de colorants artificiels. J’ai souvent entendu le
proverbe : « chasser le naturel, il revient au galop ». J’aimerais tant chasser l’artificiel créé
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par la ribambelle d’outils de traduction pour que revienne au galop la traduction naturelle,
empreinte de créativité et d’authenticité, de la personnalité et du style unique de son auteur,
le traducteur professionnel.
Nous faisons des campagnes pour protéger les espèces animales en voie d’extinction.
Le traducteur professionnel est une espèce humaine menacée de disparition. Pourquoi donc
ne pas le protéger lui aussi? Cet ouvrage invite tous les traducteurs professionnels qui se
respectent à sensibiliser leur entourage et exhorte les pirates de la traduction à cesser leur
carnage.
Tout est une question de sensibilisation aux vraies valeurs de la traduction. Il s’agit de lui
redonner tout son sens. De retourner aux racines. De freiner la course insensée à l’argent,
au rendement, à la productivité. Il est urgent de prendre conscience des risques de cette
façon d’agir qui pousse les gens à bout, les conduisant à commettre l’irréparable, les menant
tout droit à la dépression et au suicide. Il s’agit de retrouver des comportements humains si
l’on veut éviter une robotisation internationale. Le monde est en train de perdre sa poésie.
Sauvons-la! La traduction fait partie du domaine des lettres et des arts. Luttons pour qu’elle
ne bascule pas dans celui de la robotique.
Conclusion
Si ce projet de sauver le traducteur professionnel et le monde de la traduction
professionnelle au sens large semble déraisonnable, il paraît que les vrais progrès sont
l’œuvre d’hommes et de femmes déraisonnables. Tous les espoirs sont donc permis. Le
temps presse. Il faut sauver le traducteur Humain. À bon entendeur, salut!
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Virginie Ségard est née à Boulogne-sur-Mer, en France, en 1978. Après avoir vécu et
travaillé en Europe et au Moyen-Orient, elle est arrivée à Moncton, au Nouveau-Brunswick,
en septembre 2005, pour y remplir les fonctions de traductrice-réviseure et chargée de
projets. Elle a obtenu la résidence permanente canadienne en septembre 2006 et a présenté
une demande de citoyenneté canadienne en avril dernier.
Virginie est determinée à partager ses compétences et talents linguistiques, et à agir au
sein de sa communauté. Elle est membre de la CTINB, la Corporation des traducteurs,
traductrices, terminologies et interprètes du Nouveau-Brunswick, depuis septembre 2007 et
a obtenu le double agrément (sur dossier et à l’examen) en juin 2009. Elle défend corps et
âme l’authenticité chez les gens et dans leurs actions. Elle définit la traduction comme une
science créative.
Virginie travaille actuellement comme pigiste, mais souhaite décrocher un poste
permanent à temps plein. Elle a vécu et travaillé sur trois continents. Par ailleurs, elle
s’intéresse beaucoup à la psychologie et à la nutrition, car pour elle, la santé mentale et une
alimentation saine sont essentielles au bien-être général.
Virginie est titulaire d’un DESS (Diplôme d’études supérieures spécialisées) en langues,
traduction et technologies, d’un DEA (Diplôme d’études approfondies) en langues et cultures
en contact, d’une maîtrise en langues modernes et de plusieurs certificats dans différentes
disciplines. Elle possède également une expérience en enseignement des langues et a
fondé son institut de langues au Moyen-Orient en 2004. La traduction et l’enseignement sont
pour elle très complémentaires. Ses riches expériences de vie parfois très douloureuses ont
fait d’elle une femme très résistante ayant l’esprit ouvert, une grande faculté d’adaptation et
une bonne capacité d’écoute. Elle souhaite donner un vrai sens à sa vie en partageant les
valeurs qui lui tiennent à cœur.